Une poignée de vérités/Les calomnies. (2) La conscription

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Imprimerie Gagnon, éditeur (p. 54-63).


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LES CALOMNIES.


2 — LA CONSCRIPTION.


Ici, ce n’est pas un défaut qu’on signale, c’est une accusation qu’on formule, honteuse, infamante, que tout homme de cœur connaissant les Canadiens-français se doit d’anéantir.

On a dit que les Canadiens-français n’avaient pas fait tout leur devoir pendant la grande guerre, qu’il a fallu les obliger à se battre, que beaucoup se sont cachés dans les bois pour échapper à l’enrôlement.

Toutes ces calomnies, notamment la dernière sont d’une absurdité flagrante. Dans un village tout le monde se connaît, on aurait de suite appris qu’un tel, par exemple, était caché dans un bois. Il aurait fallu qu’il mange, qu’il se mette à l’abri du froid et de la neige. Les paysans que j’ai interrogés à ce sujet croyaient positivement que je plaisantais. Mais les journaux n’y regardaient pas de si près et parmi ceux-ci, les journaux canadiens-anglais et américains semblent avoir abusé de la crédulité publique.

Ne parlons pas des jeunes gens Canado-Américains. On a pu prouver que chaque famille a fourni une moyenne de soldats, de marins surpassant celle qu’on prévoyait.

Quant à ce qui concerne les Canadiens-français du Dominion, il faut de suite écarter l’abominable accusation de « lâcheté » puisque leur histoire est là, encore toute récente, pour témoigner de leur courage et de leur héroïsme. Pourquoi donc s’est-on acharné sur eux avec tant de violence ? On a heureusement pu prouver depuis qu’ils ont fait tout leur devoir. J’ai promis au lecteur de ne pas l’ennuyer avec des chiffres, mais qu’il me permette ici une exception. Il faut bien que je défende ma race par tous les moyens dont je dispose. Voici donc les chiffres que Monsieur Arthur Meighen, ministre de la justice, vient de nous révéler. Enfin !

1o Conscrits fournis par chaque province :

Ontario 124965, Québec 115602, suivent les chiffres des sept autres provinces dont nous n’avons pas besoin ici, car c’est Québec qui est en cause. Première déduction imposée par comparaison avec le nombre d’habitants : la province de Québec a proportionnellement fourni autant de conscrits que la province canadienne-anglaise d’Ontario.

2o Demandes d’exemption du service militaire :

Ontario 116,092, Québec 113,291. — Conclusion : on a demandé plus d’exemptions dans l’Ontario que dans le Québec.

3o Combien de demandes d’exemption ont été rejetées ? Québec 51,856, Ontario 42,366, — Conclusion ; on a accordé plus d’exemptions dans l’Ontario que dans le Québec.

Les Ontariens ont eu bien tort d’accuser les Canadiens-français : cette accusation leur retombe dessus.

Il faut pourtant dire franchement que la conscription n’a pas été populaire chez les Québeccois. Cette impopularité est tout à fait compréhensible, légitime même quand on en connaît la cause.

Dans le Québec comme dans tout le Canada, on a d’abord commencé par voir dans la conscription la création d’un précédent : « Nos efforts nous ont fait acquérir notre liberté, s’est-on dit ; l’Angleterre nous a certifié que nous étions chez nous au Canada. Si chaque fois qu’elle se trouvera en guerre, elle nous enlève nos hommes, le pays, qui manque de main d’œuvre, sera ruiné. Mieux vaudrait aider l’Angleterre en lui fournissant des vivres et en lui fabriquant des munitions. »

L’Angleterre a dit alors aux Canadiens-Français : « Mais puisque vous aimez tant la France, voilà le moment de le lui prouver ! Volez à son secours ! » — Ceux-ci ripostèrent : « C’est bien ce que nous avons fait dès le début. Beaucoup des nôtres se sont volontairement enrôlés mais on les a éparpillés parmi des régiments Canadiens Anglais et naturellement, ils n’ont pas sympathisé. De plus, à la réflexion, notre enthousiasme est tombé ; aujourd’hui vous vous battez avec la France, mais plus tard il peut vous arriver, (cela s’est vu), de vous battre contre la France. Et alors, nous autres qui aimons tant ce pays, nous devrons marcher avec vous, en raison de la conscription dont vous nous menacez. »

La conscription fut imposée. Les Canadiens-Français auraient voulu que l’on créât des régiments commandés par les leurs. Au lieu de cela on les immatricula dans des régiments Canadiens-Anglais, où de suite ils se sentirent dépaysés, et où l’on ne se fit pas faute de les brimer quelque peu.

« Je veux bien, pensait « Baptiste » le paysan Canadien-Français, vivre au Canada avec ces frères que m’a donné la nature, mais ça me chiffonne d’être commandé par eux. »

Pour faire les enrôlements dans le Québec voici comment l’on procéda : on forma des conseils de révision composés en majeure partie d’officiers Canadiens-Anglais et protestants, d’où nouveaux froissements.

Il y avait pourtant un moyen, et un moyen infaillible de recruter des volontaires parmi nos Canadiens. C’eût été d’envoyer dans le Québec trois ou quatre officiers français qui auraient parcouru le pays. Point n’eût été besoin de longs discours. Ils auraient simplement réuni les habitants à la mairie ou à l’église et ils leur auraient crié : « La France est en péril, elle vous appelle à son secours ! »

Comme les choses auraient changé, comme nos Canadiens seraient accourus sur cette terre sacrée, sur ce sol qui vit naître leurs aïeux avec quel acharnement ils l’auraient défendu ! « Ne savez-vous donc pas, me disait un vieux paysan, qu’à chacune de vos défaites, qu’à chaque avance des Boches nous étions aussi angoissés que vous ? » — C’est bien ce qu’ils pensaient tous !

Voyez-vous Gallieni, Calstelnau, Foch, ou Pétain venant dire aux Canadiens-français : « Allez défendre votre ancienne patrie ! » — Quel enthousiasme, quelle magnifique moisson de volontaires, que des combattants se fussent levés !

Les extraits de la lettre que je vais citer vont vous le prouver. Elle émane d’un médecin major canadien-français envoyé pour servir à l’hôpital de Saint-Cloud, près de Paris. Cette lettre a toute entière dans le journal Le Temps, qui avait demandé à ce Canadien ses impressions : —

« D’abord ce qui m’a réchauffé le cœur en arrivant à Paris pour occuper le poste de choix dû à la bienveillance de mes chefs britanniques, c’est l’immédiate et complète assurance qu’en France j’étais chez moi. Ma parole ! je vous ai vue d’emblée avec les yeux de mes ancêtres normands. De même, vos soldats dont je ne ferai pas l’éloge, parce qu’il dépasse de trop haut ces propos à bâtons rompus, — vos soldats, dis-je, nous ont d’instinct considérés, mes compagnons et moi, et traités comme des frères.

« Né et élevé dans un pays neuf où toutes les maisons sont pareilles, sans grand caractère, j’ai tout de suite, et comme de plein-pied, admiré vos palais ; à la forme d’un toit, d’une fenêtre, à je ne sais quel détail, j’ai de même reconnu sans peine ce qui était du style français et ce qui était d’importation. Pouvait-il en être autrement ? Depuis l’enfance, ne contemplais-je pas la France à travers le prisme de son histoire et de sa littérature, rêvant de me rapprocher d’elle, de lui dire tout bas à l’oreille que j’étais aussi son fils ? Oh ! combien m’avaient paru longs les mois passés en Angleterre. Parfois, quand la mer était belle et l’air lumineux, une longue bande crayeuse apparaissait à l’horizon : c’était la France, d’où me venait tout ce que je possède, tout le sang de mes veines et tous les frissons de mon âme.

« Enfin, je la vis, cette mère en alarmes : elle avait à la fois la sereine beauté de l’Aphrodite de Mélos et la terrible majesté de la Niké de Samothrace. Sur ses traits contractés par la douleur s’épandait une lueur auguste, pareille à celle qui entourait le Prophète, quand il descendait du Sinaï. Sa tunique, lacérée comme un drapeau, portait la souillure de mille champs de bataille. Oh ! comme j’étais fier d’être le fils de ses fils. Qui n’a pas connu le visage de la France en guerre n’a pas le droit de parler de la France ! » —

L’envoi d’officiers français recruteurs dans le Québec n’eût vraiment pas été chose impossible, il n’aurait fait aucun tort à notre alliée l’Angleterre. Mais on s’est bien gardé de le suggérer. Bien au contraire dans l’Ontario, au gouvernement fédéral, on était trop heureux de mettre ainsi les Canadiens-français en mauvaise posture devant le monde entier. — « Vous voyez bien, aurait-on pu dire, que cette race est méprisable et que nos soi-disant calomnies ne sont que trop justifiées. »

Mais ils n’ont pas pu le dire : les prodigieux exploits du 22ième régiment Canadien-français ont fait l’admiration du monde. Ce fut le seul régiment homogène.

À chaque action d’éclat, à chaque victoire des autres régiments, les journaux de l’Ontario et des autres provinces battaient la grosse caisse et exaltaient partout le courage des leurs sans souffler mot des Canadiens-français. Pourtant ils y étaient aussi, ces bons gars si dignes des aïeux, et de toute la race !

Il n’aurait pas fallu non plus faire dévier le but de la guerre qui était de défendre le territoire belge et français. Cette déviation a dérouté bien des combattants : J’ai été fort surpris moi-même, quand, au bout de quelques mois de guerre, on m’a annoncé que je me battais pour le triomphe de la Démocratie et je n’ai pas été le seul !

Comme tous les Français, en reprenant ma capote et mon képi, j’allais défendre mon pays contre l’envahisseur, Ce n’est que plus tard que nous apprîmes que nous étions les champions de la sainte Démocratie. Beaucoup d’entre nous n’aiment pas ce vilain mot qui évoque tant de tristes choses ! le nivellement, la médiocrité universelle, les revendications perpétuelles de l’ouvrier, la vie chère etc….

Peut-être beaucoup de Canadiens-français pensent comme nous. Quoiqu’il en soit, ce sont eux qui ont fourni en proportion le plus grand nombre d’hommes, aux États-Unis comme au Canada. Nous savons qu’il n’y a pas de race où les familles soient plus nombreuses. Quant à la façon dont s’est conduit le 22ième, son colonel va nous le dire.

« Vimy et Courcelette décimèrent les rangs du 22ième. Chaque attaque, à Courcelette, faisait perdre 300 à 500 hommes. L’attaque de Vimy fut facile, mais ce qui fut difficile, ce fut de tenir les tranchées en avant de la crête, car les Allemands faisaient des efforts désespérés pour rester maîtres de Lens. Le 22ième reçut ordre de retourner ensuite au secteur d’Ypres. Il y eut là l’attaque de Paschendale. Peu après notre bataillon retourna encore dans le secteur de Vimy.

« On faisait des raids dans le but d’abattre le moral de l’ennemi et de faire des prisonniers afin d’avoir des renseignements. Le 22ième a fait 67 raids dans trois mois. Le 22ième fut envoyé dans le secteur d’Amiens. C’est dans ce secteur que les lieutenants Cable et Briant perdirent la vie. Ces deux Canadiens-français ont été décorés de la Croix Victoria. Le 26 août nos soldats reçurent ordre de se rendre dans le secteur d’Arras. C’est là qu’eût lieu l’attaque en avant du village de Cherizey. Le bataillon perdit près de 600 hommes en vingt-quatre heures.

« Le 22ième fut le premier à entrer dans Cambrai. Il y pénétra par l’est. Le major Chassé commandait. Le 22ième fit un coup d’éclat en se frayant le passage d’un pont gardé par les Allemands, opération très difficile, car les ennemis avaient placé des explosifs pour faire sauter le pont.

« Le 22ième a tenu une conduite des plus héroïques pendant toute la guerre ; il a couvert de gloire toute la race canadienne. » —

Toute accusation de lâcheté doit s’effondrer après un pareil témoignage ! Que la calomnie rentre bien vite sa tête de vipère et que le cruel malentendu qui a un moment discrédité tous ces hommes de notre race disparaisse une fois pour toutes !