Une réforme à l’académie

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Une réforme à l’académie


Le grand article de M. Sainte-Beuve sur les prochaines élections de l’Académie a été un véritable événement. Il eût été fort intéressant pour un profane, un nouveau Diable boiteux, d’assister à la séance académique du jeudi qui a suivi la publication de ce curieux manifeste. M. Sainte-Beuve attire sur lui toutes les rancunes de ce parti politique, doctrinaire, orléaniste, aujourd’hui religieux par esprit d’opposition, disons simplement : hypocrite, qui veut remplir l’Institut de ses créatures préférées et transformer le sanctuaire des Muses en un parlement de mécontents ; "les hommes d’État sans ouvrage", comme les appelle dédaigneusement un autre académicien qui, bien qu’il soit d’assez bonne naissance, est, littérairement parlant, le fils de ses œuvres. La puissance des intrigants date de loin ; car Charles Nodier, il y a déjà longtemps, s’adressant à celui auquel nous faisons allusion, le suppliait de se présenter et de prêter à ses amis l’autorité de son nom pour déjouer la conspiration du parti doctrinaire, "de ces politiques qui viennent honteusement voler un fauteuil dû à quelque pauvre homme de lettres".

M. Sainte-Beuve, qui, dans tout son courageux article, ne cache pas trop la mauvaise humeur d’un vieil homme de lettres contre les princes, les grands seigneurs et les politiquailleurs, ne lâche cependant qu’à la fin l’écluse à toute sa bile concentrée : "Etre menacé de ne plus sortir d’une même nuance et bientôt d’une même famille, être destiné, si l’on vit encore vingt ans, à voir se vérifier ce mot de M. Dupin : "Dans vingt ans, vous aurez encore à l’Académie un discours doctrinaire" ; et cela, quand tout change et marche autour de nous ; — je n’y tiens plus, et je ne suis pas le seul ; plus d’un de mes confrères est comme moi ; c’est étouffant, à la longue, c’est suffocant !

"Et voilà pourquoi j’ai dit à tout le monde bien des choses que j’aurais mieux aimé pouvoir développer à l’intérieur devant quelques-uns. J’ai fait mon rapport au Public."

Et ailleurs : "Quelqu’un qui s’amuse à compter sur ses doigts ces sortes de choses a remarqué que si M. Dufaure avait consenti à la douce violence qu’on voulait lui faire, il eût été le dix-septième ministre de Louis-Philippe dans l’Institut, et le neuvième dans l’Académie française."

Tout l’article est un chef-d’œuvre plein de bonne humeur, de gaieté, de sagesse, de bon sens et d’ironie. Ceux qui ont l’honneur de connaître intimement l’auteur de Joseph Delorme et de Volupté savent apprécier en lui une faculté dont le public n’a pas la jouissance, nous voulons dire une conversation dont l’éloquence capricieuse, ardente, subtile, mais toujours raisonnable, n’a pas d’analogue, même chez les plus renommés causeurs. Eh bien ! toute cette éloquence familière est contenue ici. Rien n’y manque, ni l’appréciation ironique des fausses célébrités, ni l’accent profond, convaincu, d’un écrivain qui voudrait relever l’honneur de la compagnie à laquelle il appartient. Tout y est, même l’utopie. M. Sainte-Beuve, pour chasser des élections le vague, si naturellement cher aux grands seigneurs, désire que l’Académie française, assimilée aux autres Académies, soit divisée en sections correspondant aux divers mérites littéraires : langue, théâtre, poésie, histoire, éloquence, roman (ce genre si moderne, si varié, auquel l’Académie a jusqu’ici accordé si peu de place), etc. Ainsi, dit-il, il sera possible de discuter, de vérifier les titres et de faire comprendre au public la légitimité d’un choix.

Hélas ! dans la très raisonnable utopie de M. Sainte-Beuve, il y a une vaste lacune, c’est la fameuse section du vague, et il est fort à craindre que ce volontaire oubli rende à tout jamais la réforme impraticable.

Le poète-journaliste nous donne, chemin faisant, dans son appréciation des mérites de quelques candidats les détails les plus plaisants. Nous apprenons, par exemple, que M. Cuvillier-Fleury, un critique "ingénieux à la sueur de son front, qui veut tout voir, même la littérature, par la lucarne de l’orléanisme, et qu’il ne faut jamais défier de faire une gaucherie, car il en fait même sans en être prié", ne manque jamais de dire en parlant de ses titres : "Le meilleur de mes ouvrages est en Angleterre." Pouah ! quelle odeur d’antichambre et de pédagogie ! Voulant louer M. Thiers, il l’a appelé un jour "un Marco-Saint-Hilaire éloquent". Admirable pavé d’ours ! "Il compte bien avoir pour lui, en se présentant, ses collaborateurs du Journal des Débats qui sont membres de l’Académie, et plusieurs autres amis politiques. Les Débats, l’Angleterre et la France, c’est beaucoup. Il a des chances."

M. Sainte-Beuve ne se montre favorable ou indulgent que pour les hommes de lettres. Ainsi, il rend, en passant, justice à Léon Gozlan. "Il est de ceux qui gagneraient le plus à une discussion et à une conversation sur les titres ; il n’est pas assez connu de l’Académie." L’auteur invite M. Alexandre Dumas fils à se présenter. On devine que cette nouvelle candidature déchargerait sa conscience d’un grand embarras. Même invitation est adressée à M. Jules Favre, pour la succession Lacordaire. Il faut bien, pour peu qu’on soit de bonne foi, à quelque parti qu’on appartienne, confesser que M. Jules Favre est le grand orateur du temps, et que ses discours sont les seuls qui se fassent lire avec plaisir. — M. Charles Baudelaire, dont plus d’un académicien a eu à épeler le nom barbare et inconnu, est plutôt chatouillé qu’égratigné : "M. Baudelaire a trouvé le moyen de se bâtir, à l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable, et par-delà les confins du monde romantique connu, un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais coquet et mystérieux… Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui depuis quelque temps attire les regards à la pointe extrême du Kamschatka romantique, j’appelle cela la Folie Baudelaire. L’auteur est content d’avoir fait quelque chose d’impossible." On dirait que M. Sainte-Beuve a voulu venger M. Baudelaire des gens qui le peignent sous les traits d’un loup-garou mal famé et mal peigné ; car, un peu plus loin, il le présente, paternellement et familièrement, comme "un gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique de formes".

L’odyssée de l’infortuné M. de Carné, éternel candidat, qui "erre maintenant comme une ombre aux confins des deux élections", est un morceau de haute et succulente ironie.

Mais où la bouffonnerie éclate dans toute sa magistrale ampleur, c’est à propos de la plus bouffonne et abracadabrante candidature qui fut jamais inventée, de mémoire d’Académie. "Le soleil est levé, retirez-vous, étoiles ! "

Quel est donc ce candidat dont la rayonnante renommée fait pâlir toutes les autres, comme le visage de Chloé, avant même qu’elle se débarbouille, efface les splendeurs de l’aurore ? Ah ! il faut bien vous le dire, car vous ne le devineriez jamais : M. le prince de Broglie, fils de M. le duc de Broglie, académicien. Le général Philippe de Ségur a pu s’asseoir à côté de son père, le vieux comte de Ségur ; mais le général était nourri de Tacite et avait écrit l’Histoire de la Grande-Armée, qui est un superbe livre. Quant à M. le prince, c’est un porphyrogénète, purement et simplement. "Lui aussi, il s’est donné la peine de naître… Il aura jugé, dans sa conscience scrupuleuse, qu’il se devait à un éloge public du père Lacordaire, et il se dévoue."

Quelqu’un qui a connu, il y a vingt-deux ou vingt-trois ans, ce petit bonhomme de décadence nous affirme qu’aux écoles il avait acquis une telle vélocité de plume qu’il pouvait suivre la parole et représenter à son professeur sa leçon intégrale, stricte, avec toutes les répétitions et négligences inséparables. Si le professeur avait lâché étourdiment quelque faute, il la retrouvait soigneusement reproduite par le manuscrit du petit prince. Quelle obéissance ! et quelle habileté !

Et depuis lors, qu’a-t-il fait, ce candidat ? Toujours la même chose. Homme, il répète la leçon de ses professeurs actuels. C’est un parfait perroquet que ne saurait imiter Vaucanson lui-même.

L’article de M. Sainte-Beuve devait donner l’éveil à la presse. En effet, deux nouveaux articles sur le même sujet viennent de paraître, l’un de M. Nefftzer, l’autre de M. Texier. La conclusion de ce dernier est que tous les littérateurs de quelque mérite doivent oublier l’Académie et la laisser mourir dans l’oubli. Finis Poloniœ. Mais les hommes tels que MM. Mérimée, Sainte-Beuve, de Vigny, qui voudraient relever l’honneur de la compagnie à laquelle ils appartiennent, ne peuvent encourager une résolution aussi désespérée.