Une raillerie de l’amour/07

La bibliothèque libre.


PROJET.


J’étais au Carrousel, passant avec la foule
Qui, par ses trois guichets, incessamment s’écoule,
Et traverse ce lieu quatre cents fois par an
Pour regarder un prince ou voir l’heure au cadran.
Je m’arrêtai : le suisse avait fermé la grille.
Feuilles d’automne.


VII.


Georgina, retirée dans sa chambre, ne songea qu’à se distraire d’un nom qui l’avait fatiguée tout le jour ; mais ce nom bruissait dans ses réflexions : c’était comme un insecte opiniâtre qui tournait autour de sa tête, et son front, qu’elle avait vu troublé dans le miroir, se pencha sous sa main, tout pesant comme après un orage. Les causes en repassèrent devant elle. Elle soupira.

Pour la première fois elle avait eu avec son frère, qui l’adorait, des expressions trop vives. Avec sa tante, douce et vieille amie, qui lui faisait deviner souvent ce que peut être une mère qu’elle n’avait jamais connue, elle avait montré presque de l’obstination et de l’humeur. Le plus fidèle ami de son père, qui le remplaçait quelquefois dans cette maison orpheline, par la sagesse de ses conseils, l’avait vue animée… pour ne pas dire en colère ; et cette idée lui donnait de la honte. Après avoir senti sa faute et la douleur de l’avoir commise, elle se mit à haïr d’autant plus celui qui l’y avait portée. Aux motifs fondés ou imaginaires qu’elle croyait avoir de s’en plaindre, se joignit la crainte qu’il n’apportât la division entre elle et ceux qui l’aimaient ; alors son ressentiment s’éleva contre lui, au point de la mettre mal avec tout le monde. Les projets de madame Denneterre se mêlèrent aussi dans sa rêveuse colère.

Affreuse frivolité ! pensait-elle : cette mère qui le regardait toute rouge d’indignation pendant son apologie du divorce, la voilà qui s’agite pour qu’il épouse sa fille !… Divorce, mariage,… cela peut donc entrer à-la-fois dans une âme ? Elle soupira encore. Cet état de mécontentement lui parut très-pénible, elle le sentit bien davantage quand il fallut descendre.

Son frère, qui vint lui même l’avertir que l’heure du diner était sonnée depuis longtemps, s’aperçut de l’effort de son sourire, quand elle prit sa main pour le suivre. Le dîner se passa presque silencieusement de son côté, bien que chacun prît soin de ne pas rappeler la matinée un peu nuageuse pour leur intérieur si égal. Ernest était rêveur ; elle le crut fâché, sans réfléchir qu’il pouvait supposer d’elle la même chose ; car ses prévenances mêmes avaient quelque chose de contraint qui leur ôtait leur grâce accoutumée.

Le commandant parla de tous les mariages qui couvaient dans le monde, et de celui qui les surmontait tous. Il s’occupait avec passion de cette partie de l’état civil, et madame Nilys pesait gravement, avec lui, les chances de bonheur qu’offraient tous ces hymens parés du même nom, des mêmes fleurs, et si différens dans leurs suites.

— On appelle, disait-elle, mariages de convenance ceux où se trouve des deux côtés une fortune égale, les mêmes héritages en perspective. Pour moi, je ne trouve de convenant et de convenable, qu’un mariage d’inclination réciproque, fondée sur la conformité des principes, des caractères et des âges. C’est la millième fois que je le répète, mes enfans : pardonnez-le-moi ; car c’est à-la-fois un souvenir de mon sort et un vœu pour le vôtre.

Georgina baissa tristement les yeux ; car ce vœu de madame Nilys avait été cruellement trahi dans son union, à elle, timide et douce fille ; la vive tendresse de cette bonne tante lui avait donné en vain le courage de combattre l’alliance bizarre qui, trois ans auparavant, avait enchaîné ce jeune ange au vieux comte de Sévalle. Georgina, malgré bien des larmes versées en secret, avait obéi à son père, qui semblait n’avoir attendu que cette preuve de soumission pour quitter la vie sans regret, et sans crainte sur l’avenir de sa fille.

Ernest écoutait sa tante et son ami d’un air d’approbation, et soupirait de temps en temps en regardant sa sœur d’un air sournois. Ses gracieuses espérances étaient alors effeuillées, comme les bouquets d’un lendemain de bal.

Il ne pouvait en dissimuler tout son chagrin, lorsqu’on lui remit une lettre apportée à l’instant pour lui.

Il se leva vivement, demanda la permission de se retirer, et passa dans sa chambre, où il parcourut à la hâte ce billet de Camille.

Paris, ce … 1809.

« Je t’ai quitté d’une manière si brusque, mon cher Ernest, que tu dois en être aussi blessé que j’en suis confus. Le commandant Nairac, que j’ai rencontré dans ma fuite, et sous ta porte, m’a appris, à ma grande consternation, que c’est envers ta sœur que je suis coupable d’une franchise, que tu peux nommer brutale. Sans le mystère que tu m’en as fait, jamais tu n’aurais approfondi mes sentimens pour celle que je ne croyais pas t’être si intimement chère. Me voilà dans une position détestable, car je t’aime trop pour ne pas souffrir profondément de l’idée de ne plus te voir, et tu sais trop maintenant ce que je pense pour qu’il me soit possible de te le cacher ; je n’ose ni t’attendre, ni t’aller chercher. J’ai voulu du moins te faire connaître combien je suis malheureux d’un incident si bizarre, et t’assurer que tu n’auras jamais d’ami plus vrai que

Camille Folly. »


Parbleu ! mon cher Camille, dit Ernest en marchant avec agitation, vous aimerez ma sœur, vous en deviendrez fou ; et, vous, madame de Sévalle, vous partagerez son amour, vous souffrirez, vous pleurerez, et vous l’épouserez ; je n’aurai pas étudié en droit, je n’aurai pas gagné vos procès en Normandie pour en perdre un avec vous.

Je vous accorde huit jours pour vous bien haïr ; après ce temps, si vous ne vous adorez pas, je me mets de la partie, et je deviens l’ennemi irréconciliable de tous deux.

Vous, monsieur le colonel, battez-vous en Italie, en Allemagne, et partout ; commandez un régiment, enlevez des drapeaux et des croix d’honneur, c’est bien ; mais tout cela doit entrer dans votre contrat de mariage avec ma sœur deux fois plus riche que vous, et devenue veuve à bon compte, pour porter le nom de votre femme. Sur mon honneur, vous serez mon frère ; je n’en veux pas d’autre, moi ! fut-ce un maréchal d’empire. C’est écrit dans ma tête, qui vaut bien les deux vôtres. Je n’aurai pas besoin du fameux droit d’aînesse, qui était pourtant une bien belle chose, pour vous faire faire ma volonté en rendant ma sœur heureuse par votre bonheur.

— Monsieur, dit en entrant le domestique qui avait remis la lettre, le jeune soldat demande s’il doit attendre une réponse.

— Il y a donc là quelqu’un ?

— Oui, monsieur, un militaire, car il a une moustache.

— Eh ! c’est M. Charles ; est-il là ?

— Il est en bas, monsieur, près du feu, où il raconte la guerre comme si on y était.

— C’est cela même. Faites-le monter. Eh bien ! monsieur Charles ! poursuivit-il dès qu’il parut, il vous est donc enjoint d’attendre une réponse ?

— Non, monsieur, dit Charles, saluant en portant la main au front ; c’est moi qui en voudrais une. Si vous pouviez me la donner pour changer un peu l’humeur de mon maître, je vous en aurais de l’obligation, car il est tout retourné depuis ce matin. Il met l’appartement sens dessus dessous, ce qui me donne plus de mal et plus de peur que quand nous étions au camp, où j’ai toujours vu monsieur d’un sang-froid qui me faisait dire d’avance : Bon ! encore une bataille de gagnée. Mais depuis qu’il est rentré, franchement, c’est comme une déroute. On dirait qu’il m’est passé une bombe entre les jambes ; et, de ce que je crois, parlant peu et parlant bien, que c’est avec vous, son meilleur ami, qu’il a pris ce nouveau genre d’être, je prie instamment monsieur de remettre les choses comme elles étaient avant qu’il ait eu le bonheur de le revoir.

— Comment diable ! Mais c’est un plaidoyer, cela ! Je vous jure, monsieur Charles, qu’il ne tiendra pas à moi que vous ne soyez bientôt aussi paisible qu’au régiment, et que vous n’ayez plus aucun motif de regretter la guerre. Dites-moi d’abord si votre maître est chez lui.

— Oui, monsieur. Il s’est fait servir à dîner dans l’hôtel ; mais, bah ! il s’est arrèté de manger pour écrire la lettre que je viens d’apporter ; ce qui fait que je suis à jeun.

— Allez dîner, mon enfant ; et faites en sorte que votre maître ne sorte pas avant que je me rende chez lui.

Charles ne se le fit pas redire ; et n’ayant répondu que par un de ses éloquens sourires, il descendit promptement l’escalier.

Ernest le regardait courir, tout en cherchant ce qu’il allait tenter, comme un homme qui hésite entre plusieurs chemins qui s’ouvrent devant lui. Tout-à-coup, il prend ses gants et son chapeau, se met à rire, s’arrête encore indécis, rit de nouveau, et s’écrie : « Allons ! je jette la plume au vent. Ne sommes-nous pas dans le temps des succès et des grandes entreprises ? Ce ne sera pas le mariage le plus extraordinaire de cette époque ; puisse celui pour lequel se préparent ces fêtes brillantes, être aussi raisonnable, et n’avoir pas de suites plus funestes ! »

Ernest, en rêvant ainsi, traversait à pied le Carrousel, où il avait suivi, par un instinct de curiosité, plusieurs groupes émus qui prenaient cette direction, et qui, comme lui, peut-être, plongeaient dans l’avenir un regard inquiet.

Il ne put s’empêcher de ralentir son pas. en songeant qu’au-delà des grilles dorées, un grand sacrifice venait d’être consenti par une femme tendre et généreuse, dont la retraite et la silencieuse douleur, formaient le premier nuage sur une étoile brillante, dont la sienne se séparait avec violence. Absorbé un moment dans cette idée mélancolique, il crut que des lumières traversant les longues salles du château, précédaient une ombre élégante et triste, qui se perdit bientôt avec ses lueurs dans une obscurité profonde.

Attendri de cette apparition, qui devait sans doute être la dernière dans ce palais qu’elle avait enchanté, ce ne fut pas sans effort que son attention retourna aux projets qui intéressaient sa propre destinée. La foule indifférente qui circulait dans la rue Saint-Honoré ; les oisifs ou les étrangers, arrêtés devant les objets de luxe déployés dans les magasins étincelans de lumières, le ramenèrent à des idées moins sérieuses, et il se hâta d’arriver à l’hôtel des États-Unis, animé d’un espoir qui flattait son imagination un peu aventureuse.


Séparateur