Une raillerie de l’amour/08

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L’ÉPREUVE.


Ce jeune homme, si absorbé dans ses pensées, était beau comme une de ces figures qu’on rêve quand on s’endort sur une bonne action. Je l’aimais déjà beaucoup !

Charles Nodier.

Nota. Cette épigraphe, ainsi que celle du chapitre 21, sont extraites de la ravissante nouvelle de M. Charles Nodier, intitulée : Baptiste Montauban ou l’Idiot, qui fait partie du premier volume du Conteur, recueil charmant de Contes et Nouvelles, qui obtient le plus grand succès.


VIII.


— Cher Ernest ! s’écria Camille en l’apercevant, et la parole lui manqua, surpris et ravi qu’il était de sa présence ; après ce premier élan, il ne sut comment engager un entretien qu’il avait tant souhaité. Ernest le tira de peine, en lui serrant cordialement la main. Ce fut surtout au grand contentement de Charles qui, sur un regard de son maître, descendit paisiblement renouer son dîner qu’il avait coupé en deux par sa course.

— N’en parlons plus, dit Ernest en répondant aux yeux de Camille. J’avais eu des idées… charmantes pour moi seul ; c’est un mécompte, une méprise de l’amour ; qu’il ne soit plus question que de notre amitié ; elle s’est formée sans tiers, et n’en aura pas besoin pour durer autant que nous. Laisse-moi parler, poursuivit-il en voyant que Camille voulait l’interrompre, ton émotion m’en dit plus que tous les discours ; ce n’est plus qu’à moi d’excuser ce qui s’est passé en te l’expliquant. Ma franchise te prouvera que, loin de garder du ressentiment de la tienne, je rejette ceci sur une espèce de fatalité qui semble vouloir nous séparer sans cesse ; mais nos premières affections sont les plus doux échos de la mémoire, il faut qu’elle se brise pour ne plus en parler : ne penses-tu pas ainsi, quoique le plus mobile ?

— Tu traduis mon silence, répliqua vivement Camille, et je me trouve absurde d’avoir donné tant d’éclat à une aversion…

— Mon Dieu ! sommes-nous maîtres de nos penchans ? poursuivit Ernest sans avoir l’air d’entendre ce dernier mot si dur.

— Si j’avais pu prévoir que ta sœur fût à Paris, j’aurais peut-être pressenti que c’était chez elle, à elle, que tu voulais me présenter ; mais où l’aurais-je été supposer ? moi, qui la sais mariée en Normandie, et la proie d’un mari vieux et jaloux ; car c’est ainsi que tu me l’as écrit, peu avant de m’apprendre la mort de ton père. Je me donne au diable si je me figurais une sœur austèrement perdue pour toi et pour le monde, dans la femme dont tu me parlais ce matin comme… ma foi ! comme d’une maîtresse dont tu voulais que je devinsse à mon tour l’admirateur…

— Voilà mon tort ! J’ai voulu ruser, et la finesse est déplorable ; mais tu savais pourtant que ma sœur était veuve ?

— Je l’ignorais, je te jure.

— Et moi je te jure que je te l’ai écrit ; quoique je fusse dans ma correspondance avec toi fort sobre de détails de famille, assez peu réjouissans pour un militaire ; mais un événement qui me rendait ma sœur, et la rendait à elle-même, me semblait d’une valeur à te toucher toi-même : cette lettre, sans doute, ne t’est point parvenue.

— J’étais, je te le répète, dans une entière ignorance de ta position.

— Eh bien ! écoute. Quelques mois après la mort de mon père, qui avait marié ma sœur au riche monsieur de Sévalle, elle partit avec lui pour le Havre, où notre excellente tante voulut la suivre, croyant la consoler d’une chaîne si sérieuse et si mal assortie. Moi, je restai seul à Paris, tout glacé, tout défait de ce bizarre hymen, maître absolu de mes actions ; me livrant autant par désœuvrement que par goût à l’étude du barreau, j’appris à plaider, à crier, à fronder avec une passion qui m’attira quelque succès ; car le mariage de ma sœur, mariage incomplet et forcé, m’avait mis de fort mauvaise humeur contre la vie ; si je ne persuadais pas mes juges par la douceur et l’onction, je les emportais dans le tourbillon de ma colère, et comme elle était toujours sincère, je les en aveuglais le plus innocemment du monde. La mort soudaine de M. de Sévalle laissa tout-à-coup ma chère Georgina libre, et maîtresse d’une immense fortune. Elle avait pleuré son esclavage, elle pleura son bienfaiteur, et revint enfin à Paris où sa richesse, où sa beauté surtout, lui attirèrent bientôt un monde d’adorateurs, dont pas un, jusqu’ici, n’est parvenu à lui plaire. Tu parais, toi, et… quel singulier contraste ! comme toutes les lois de la sympathie se trouvent renversées ! écoute ! écoute ! c’est trop saisissant ; tu me déclares, avec une franchise que tu ne savais pas être un coup de poignard, que madame de Sévalle est la seule femme que tu détestes, et je découvre presque au même instant que tu es, toi, le seul homme qu’elle ait distingué, le seul par qui son imagination, dormeuse jusqu’ici, se soit laissée éblouir, surprendre, et que…

— Allons donc, Ernest ! cela n’est pas possible, s’écria Camille effrayé.

— C’est ce que je me suis dit comme toi, répondit froidement Ernest, j’espérais m’abuser dans le soupçon que m’a fait concevoir d’abord l’émotion et la rougeur de Georgina lorsqu’elle t’a reconnu ce matin ; mais elle a laissé éclater une joie si vraie, en apprenant que tu es mon ami, mon Camille, son autre frère, le doux fantôme de sa jeune solitude, car elle te connaît par moi dès l’enfance, et t’a vu de tout temps à travers mon amitié ; elle a montré tant d’étonnement et de tristesse en apprenant que peut-être tu ne reviendrais plus, que j’ai lu jusqu’au fond de son cœur, aussi clairement que tu m’as laissé lire dans le tien ; enfin, c’est une ironie du sort, un éclat de rire au nez de tous les faiseurs de romans ; leur système s’écroule devant cette preuve triomphante et froide comme la raison même ; et je forcerai ma tante même, ma romantique tante, à convenir qu’il n’a pas le sens commun.

Ernest aurait pu parler une heure sans crainte d’être interrompu ; Camille loin de partager l’enjouement, ou la tristesse railleuse du jeune avocat, n’avait fait que changer de supplice. Il se retraçait les regards de glace qui avaient terni l’éclat de la belle veuve à ses yeux à lui, naturellement adorateur d’une grâce indulgente dont il l’avait jugée entièrement dépourvue ; car son oreille entendait encore ce mot jeté vers lui, ce mot : quelle horreur ! qui tintait dans son orgueil et en faisait de la haine ; et la confidence inattendue de son ami le bouleversa. Leur entretien en fut demeuré là, peut-être, si Ernest, qui suivait son rôle avec un naturel diabolique, n’eût ajouté :

— Oublie ce que je viens de te dire dans l’abandon et dans l’imprudence de l’amitié. Notre position n’aura bientôt plus rien d’embarrassant ; un voyage projeté par ma sœur nous laissera du temps pour respirer : elle passe une partie de la belle saison dans ses terres de Normandie ; à son retour peut-être tu seras à la guerre ou marié, tout sera dit. Jusqu’à ce départ, une ou deux visites, dont ma tante prendra la moitié, satisferont à ce que la politesse exige ; si tu la rencontres, un salut d’usage, quelques mots qui font le tour des relations du monde ; et puis l’absence, et puis le temps détruiront en elle une impression qui pourrait la rendre malheureuse. D’ailleurs, ajouta-t-il en soupirant, je serai là pour guérir sa raison surprise.

— Tu ne lui diras jamais, j’espère, que je la hais.

— Laisse-moi le soin de l’éclairer sans l’affliger et sans compromettre mon meilleur ami : mais parlons d’autres choses, car nous tombons dans un sérieux qui ne nous ressemble pas du tout.


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