Une raillerie de l’amour/19

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LE MÉDECIN.


Amis ! c’est donc Rouen, la ville aux vieilles rues,
Aux vieilles tours, débris des races disparues ;
La ville aux cents clochers carillonnant dans l’air,
Le Rouen des châteaux, des hôtels, des Bastilles,
Dont le front hérissé de flèches et d’aiguilles
Déchire incessamment les brumes de la mer ;
C’est Rouen !

Quel nom donner à cette puissance inconnue qui fait hâter le pas des voyageurs, sans que l’orage se soit manifesté, qui conseille au savant de hausser la lampe nocturne au moment où elle l’éclaire parfaitement ? Nous subissons tous cette influence dans les petites comme dans les grandes catastrophes, et nous ne l’avons encore ni nommée ni étudiée. C’est plus que le pressentiment, et ce n’est pas la vision.

M. de Balzac.

XIX.


Vainement Ernest, infatigable et patient, attendait au bout de ce voyage le prix de ce qu’il croyait être un trait de génie ; Georgina se raidissait contre sa propre douleur. Vainement il la suivait dans une solitude silencieuse qui dispose à l’abandon de l’âme ; vainement il la sevrait quelquefois exprès de paroles et de compagnie, pour l’abreuver d’elle-même et la contraindre à crier au secours ; elle se taisait, car il n’avait pas entendu sonner l’heure de la confiance : elle s’était envolée loin d’eux. Et les lettres chaque jour plus passionnées de Camille, l’absence de la jeune Nérestine qu’il ne destinait pas du tout à son ami de collége, tout cela commençait à le jeter dans une perturbation fiévreuse. Il désespéra même tout-à-coup ; car il en vint à retomber dans l’idée que Georgina nourrissait une haine inguérissable contre Camille, et qu’il s’était fait une illusion d’enfant sur tout le reste. Il fut effrayé.

— Ma sœur est malade, dit-il à sa tante, ma sœur est très-malade, et je ne vois plus aussi clairement qu’à Paris, que ce soit d’un amour dont elle est honteuse ; car ceci, ma tante, n’est pas un roman où l’on ne peut admettre qu’une femme soit malade sinon d’amour ; j’ai voulu en faire un, moi, et je n’y vois plus rien du tout ; la fiction s’est défaite, le réel commence à m’épouvanter : ma sœur est très-malade, enfin, et il faut ici, peut-être, plutôt un médecin qu’un mari. Madame Nilys pleura.

— Appelons un médecin, mon neveu, appelons le commandant, car je me sens aussi bien découragée de la longueur de toutes vos épreuves.

— Une seule, une dernière, ma tante, et je me jette après dans le tourbillon du hasard. Tout ce que je lui demande à présent, continua-t-il le cœur gonflé d’une véritable tristesse, c’est de nous rendre ma sœur : après quoi, je reprends la vraie, la simple voie où une puissance cachée nous force de rentrer avec humiliation. Que ce ne soit pas du moins avec un remords, acheva-t-il tout bas.

Et il descendit à Rouen de toute la vitesse de ses chevaux. M. Laumonier, médecin célèbre et spirituel, ancien ami de son père et de M. de Sévalle, y attirait toute son espérance. En traversant rapidement la place de la cathédrale, au milieu des fleurs dont elle est remplie dans la belle saison, une tête élégante et blonde, qui s’élevait parmi les arbustes odorans, attira son attention ; cette tête, tournée du côté du parvis gothique, fait battre le cœur d’Ernest ; il s’arrête, et M. Charles, qui le reconnaît avec un cri de joie, quitte la jolie bouquetière à laquelle il achetait des fleurs ; puis l’aidant à descendre, il lui montre son maître immobile ; Ernest s’élance entre lui et l’objet qu’il regarde :

— Voilà mon médecin ! s’écrie-t-il en l’étreignant dans ses bras : où vas-tu ?

— Chez toi, mon pauvre frère, dit Camille avec une joie triste ; j’attends que mes chevaux soient reposés, car je ne les ai pas fait aller au pas pour courir au-devant de ma destinée.

— Je t’attire comme l’aimant, et tu ne fais que m’obéir ; mais ce que je viens chercher d’abord, c’est un médecin : … je ne peux te cacher que tout ceci tourne au grave : je suis inquiet, dit-il en s’appuyant sur Camille, qui ne put lui répondre.

Le temps des discours était passé : Camille était malheureux ; il suivit en silence Ernest jusqu’à la demeure du médecin qu’ils arrachèrent aux charmes de deux perdrix brûlantes, et aux instances d’un pâté entr’ouvert qui parla pourtant moins haut que la frayeur éloquente d’Ernest, et la pâleur muette du beau colonel, que le coup d’œil prompt et savant du docteur lui fit juger le plus intéressé dans le secours qu’on venait implorer de lui.

— Monsieur ! dit Charles à Ernest avec un intérêt timide, comme il allait fermer la voiture, comment se porte…

— Qui donc ? mon ami, répondit Ernest plein de sa sœur.

— Mademoiselle Sophie ? monsieur. Et il devint rouge comme le feu, car le médecin le regardait par distraction.

— Ah ! mademoiselle Sophie ! je vous remercie, M. Charles, de cet intérêt pour ma maison ; elle se porte fort bien.

— Tiens ! répliqua-t-il surpris, elle m’avait pourtant dit qu’elle allait tomber malade. Et il ferma la voiture.

La gaîté du docteur s’empara de cette saillie, et les siennes arrachèrent parfois un sourire à l’inquiète impatience de Camille durant la rapidité de cette route, dont le printemps faisait éclater toutes les beautés.

— Nous ne sommes pas assez reconnaissans envers les naïfs, disait M. Laumonier ; ils suspendent souvent nos douleurs les plus sombres par des traits inattendus, palliatifs plus puissans que l’opium : j’ai guéri un mélancolique en attachant à son service intime le candide le plus complet que j’aie vu. Son génie me fut révélé dans la façon dont il reporta une de mes réponses à sa maîtresse. Un malade que je soignais dans la famille mourut ; ce domestique, avec tout le deuil qu’il avait pu mettre sur sa grosse figure vivante, accourut m’avertir de l’événement : Assurez madame que j’en suis au désespoir, répondis-je à ce bon serviteur, et présentez-lui mes respects. — Madame, répéta-t-il à sa maîtresse en forme de consolation, monsieur le médecin a dit qu’il en était persuadé, et qu’il vous en faisait bien ses excuses.

Ernest ne refusa point un éclat de rire à cet à-propos ; Camille ne put y goûter que du bout des lèvres, car M. Laumonier n’était pas à ses yeux un ami de tous les temps : il ne voyait en lui que le médecin, et le médecin pour Georgina malade ! Il n’osait croire encore qu’il pouvait seul rendre la vie à celle pour qui il eût donné cent fois la sienne. Le docteur s’en doutait pourtant.


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