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LE MOINE
ET LE PHILOSOPHE,
ou
LA CROISADE ET LE BON VIEUX TEMPS.
ouvrage critique et philosophique.
PAR RICARD SAINT-HILAIRE.
TOME PREMIER.
PARIS,
AU CABINET LITTÉRAIRE DE LE ROI,
Rue de Richelieu, No 52, passage Beaujolois ;
et à Lyon chez MANEL fils, libraire.

1820


MOTIFS

DE CET OUVRAGE.




J’ai vu la calomnie, le meurtre, l’assassinat réunis sous les prétendues bannières des lys et de la religion, poursuivre, égorger les citoyens, sans pitié pour l’enfance, la vieillesse, le sexe, la beauté ; les égorger devant les temples de la justice et de la Divinité, devant les palais de l’administration, toutes vainement invoquées par le cri et le sang des victimes. J’ai vu l’incendie dévorer les guérets ; j’ai vu les maisons démolies, la terre des tombeaux fouillée et les ossemens des hérétiques jetés pour dernière proie aux défenseurs de l’autel et du trône.

Tandis que les uns, semblables aux vampires, s’acharnaient sur les cadavres, les autres, et parmi eux des enfans et des femmes plus affreuses que les sorcières de Machbeth, les mains entrelacées, dansaient autour des assassins et des morts, prédisant de nouveaux forfaits, invitant par des cris féroces Dieu et le Roi à la joie de leurs horribles festins ; et, tout à la fois, vomissant contre eux les plus abominables injures. Dieu, s’écriaient-ils, parlait à son peuple pour lui ordonner le massacre et l’extermination. Dieu se fit homme pour demander le sang des hommes ; et le Roi !… Prince auguste, que n’avez-vous entendu leurs blasphêmes !…

J’ai vu la justice, j’ai vu… mais disons en un mot tous les crimes, j’ai vu 1815 dans le midi.

Moi-même poursuivi par des misérables… Je ne veux point parler de moi, mais je dois faire connaître les circonstances qui m’ont porté à écrire cet ouvrage.

Réfugié au sein d’un peuple chrétien et religieux, tolérant et hospitalier ; réfugié parmi les protestans des montagnes, avec les veuves et les orphelins des protestans de la plaine, je voyais leurs larmes et j’entendais dans le lointain les rugissemens des barbares qui réclamaient les victimes échappées à leur fureur, et menaçaient le peuple hospitalier. Ils menaçaient vainement ; le Cévenol, d’une main tenant le soc, et de l’autre son épée, invoquant son Roi, priant l’Éternel, mit les proscrits à côté de sa charrue et continua à féconder ses guérets en se préparant aux combats.

À cette odieuse époque à laquelle on a voulu, bien mal à propos[1], comparer la terreur de 1793, plus générale sans doute, mais certainement moins odieuse en morale, car du moins en 1793 le crime se présentait franchement : on vit se renouveler toute la bassesse, tout le ridicule, toutes les momeries, tous les forfaits de la ligue.

Alors, comme du temps de Mayenne, l’étranger dominait dans nos villes, la superstition ultramontaine débitait ses funestes maximes, et mettait le poignard assassin dans les mains des fanatiques. Du temps de Mayenne, et même après sa chute, les compagnons d’Henri iv, ceux qui l’avaient porté sur leurs épaules de de-là la rivière de Loire[2], étaient calomniés, maudits, proscrits, pillés et égorgés. En 1815, les enfans de ces guerriers subissaient un sort pareil ; si la Saint-Barthélemi générale ne fut pas renouvelée, le projet en fut, il est permis de le croire, médité et arrêté.

À mesure que les cœurs se corrompaient, on multipliait les pratiques extérieures, on remplaçait les bonnes œuvres par des pénitences ; on se croyait innocent parce qu’on était absous, et agréable au ciel parce qu’on était en horreur à la terre.

Il était permis de tromper, de calomnier, de dénoncer, de piller, d’égorger les protestans ; « car les protestans sont des enfans du diable, des gueules noires (gorjo negro), noircies au feu d’enfer ; leur religion a été faite par un ivrogne, leurs femmes se prostituent publiquement dans les casernes[3]. »

En conséquence, si d’un côté on les égorgeait, de l’autre on en faisait des chrétiens ; on vit les principaux fonctionnaires et habitans d’une grande ville tenir sur les fonts baptismaux quelques misérables de la lie de la populace que la crainte du poignard ou les tentations de la misère décidaient à changer de religion, et célébrer dans des orgies publiques le triomphe de Jehovah sur Baal. Les temples étaient fermés ou livrés aux flammes ; les livres saints, objets continuels de la haine des orthodoxes, étaient déchirés et foulés aux pieds ; on destituait les fonctionnaires hérétiques[4] ; quelques-uns changeaient de religion, lâches qui déclaraient par leur apostasie se mettre à la tête des persécuteurs, car tout transfuge s’engage nécessairement à livrer ses frères. Judas renia son maître et le vendit.

Cependant les confréries se peuplaient de nombreux adeptes, et de partout on invoquait le retour des anciens jours. Un homme, dont je ne désignerai pas les fonctions, par respect pour elles, disait : nous ne serons heureux que lorsque la sainte inquisition sera rétablie. Un autre débitait dans un lieu que je ne désignerai pas non plus, quoique son discours ait été imprimé par ordre, qu’il fallait réduire les protestans à la vie animale.

Un trait fera connaître l’esprit de ce temps. J’étais dans une commune rurale dont tous les habitans sont réformés ; tous, hormis une femme, jadis servante de ferme et sans fortune ; un agriculteur l’épousa, et ne l’inquiéta jamais sur sa religion. Elle était alors veuve ; sans égard pour la mémoire et les bienfaits de son époux, elle obséda son fils jusqu’à ce qu’elle lui eût fait renier la religion de son père ; elle le forma au catholicisme et à la délation ; elle lui inspirait la haine de ses frères. La nuit elle errait de hameau en hameau, de maison en maison pour épier les larmes, et courait à la ville les dénoncer aux Autrichiens, et au comité directeur ; présentant à ce dernier, en preuve de la pureté de sa foi, ses calomnies contre le prochain, et l’apostasie de son jeune fils.

Tel orthodoxe, quelques années auparavant, frappait avec amitié dans la main d’un hérétique, qui l’eût alors avec joie percé d’un glaive pris sur l’autel.

Un écrivain a dit, avec plus de vérité qu’il ne le voulait peut-être : Les ligueurs d’autrefois seraient les royalistes d’aujourd’hui.

Quelle fut ma surprise de me voir entouré de tant de simples, d’idiots, de fanatiques enragés ! comment trouvais-je dans leur bouche, et dans toute leur pureté, les prétentions, les doctrines du Pape Grégoire VIII, du moine Mathieu, d’Escobar et de Malagrida ! je vis alors clairement que les véritables athées sont les fanatiques et les superstitieux ; non-seulement ils ne croient pas à la présence réelle, en honneur de laquelle, pourtant, ils versaient tout le sang des hérétiques ; mais ils ne croient pas en Dieu ; (j’en ai fait convenir plus d’un) ; ils ont des fétiches, des dieux, et point de Dieu. C’est le paganisme des Gentils joint au fanatisme sanguinaire des Hébreux.

Leur religion est toute en pratiques ; leur foi est l’esclavage, la servitude et le meurtre ; leur doctrine, la seule, c’est la toute-puissance de l’Église, et la réprobation des hérétiques. L’État est dans l’Église, le pape est le maître du ciel et de la terre.

Je fis tout ce qu’il était possible de faire dans ma position ; j’attaquai les scélérats pendant leur triomphe même ; je voulus les faire punir, et mettre un terme à leurs crimes ; je ne réussis à rien qu’à attirer sur moi leurs poignards, qu’à être victime moi-même, je dois le dire pour mon honneur, puisqu’un tribunal[5] a retenti des terribles reproches adressés par un avocat aux magistrats du Gard ; que les journaux de la France, et sans doute ceux de l’étranger, les ont répétés ; et que l’histoire indignée les inscrira dans ses pages sanglantes.

En 1815, la France fut en proie à une nouvelle irruption de barbares, mais ces barbares étaient sortis de nos rangs ; il y a parmi nous un peuple qui en est encore au siècle des croisades ; quand ce peuple, maudissant les hommes du 19e siècle, couverts des lauriers du génie et des palmes civiques, parut sur la scène, on aurait pu croire que les sicaires de Montfort, de l’ermite Pierre et des Seize s’étaient jadis endormis comme Épiménide, et s’étaient réveillés tous ensemble à la voix de l’Étranger, maître de la France trahie, pour lui aider à la dévaster, pour détruire les monumens des arts, et renverser les flambeaux des lettres et des sciences que Wellington ne pouvait emporter.

Je crus donc utile de combattre les opinions de ceux que je ne pouvais faire punir ; je conçus et j’exécutai l’Ouvrage que je présente au public ; je l’écrivis dans l’indignation de mon âme, et j’avais sous les yeux tant de gens qui soutenaient ces doctrines pernicieuses, que tout naturellement je me trouvai conduit à imiter leur langage ; je feignis donc qu’un Jésuite et un Dominicain tenaient la plume ; et j’écrivis comme ils écriraient s’ils osaient en entier dévoiler leur âme et leurs prétentions, convenir des conséquences de leurs principes, et avouer où ils voudraient nous conduire. Depuis lors, j’ai adouci, j’ai effacé beaucoup de passages, et j’ai écrit ma dernière partie sans la supposer l’ouvrage d’un autre. De cette manière j’ai pu varier mes discours et mon style.

Mon moine est un vrai moine, un béat de bonne foi, il expose ouvertement ses principes, et il se conduit conséquemment à ses opinions.

Mon philosophe est toujours tolérant et modéré ; et quoique le fanatisme et la superstition aient causé sa ruine et celle de sa famille, il ne cesse point d’être religieux ; il est vrai que sa religion, qui est le véritable christianisme puisqu’elle le rend bienfaisant et généreux envers tous les hommes, n’est pas plus la religion des fanatiques, qu’elle n’est le christianisme des docteurs en droit canon et en théologie.

Cet ouvrage pourra m’attirer de nombreux ennemis ; mais j’espère qu’il sera certain, pour tous mes lecteurs de bonne foi, que c’est l’horreur du crime, quelque masque qu’il porte, qui l’a inspiré ; et que mon dessein a été d’être utile en cherchant à ramener les hommes à la saine morale et à la vérité.




DISCOURS
OU
SERMON PRÉLIMINAIRE
DU JÉSUITE.




Mes très-chers frères,


L’œuvre du démon s’est accomplie, vous savez lire, vous savez écrire ; vous lisez et vous écrivez. C’est malgré nous, vous ne l’ignorez pas. Nous n’avons cessé de déclamer, de crier, de prêcher, d’invectiver contre les lumières, les savans et les philosophes. Nous vous avons signalé le danger de leurs fausses doctrines. Nous les avons brûlés d’abord sous le nom d’hérétiques ; nous avons ensuite essayé de les faire brûler comme philosophes seulement ; nous n’avons réussi pour lors qu’à les faire envoyer en prison ou en exil, mais nous avons fait brûler leurs livres. Cependant ces livres sont sortis de leurs cendres, et non comme le phénix, un à un, mais par milliers. Ce n’est donc pas notre faute si vous lisez et écrivez ; si vous lisez de mauvais livres, et si vous en composez quelquefois.

Nous avons mis à l’Index la plupart des ouvrages français écrits avec un certain agrément. Nous avons défendu de lire la Bible même, livre très-dangereux. On y trouve à côté des armes dont nous nous servons pour vous forcer à marcher dans la bonne route, des armes pour repousser l’esclavage et le despotisme. Cette manière d’agir a fait dire à un philosophe à courtes vues : « Je ne sais si la congrégation de l’Index n’a pas le sens commun, ou si c’est nous qui en manquons, mais il est sûr qu’il n’y a pas un seul bon livre de piété ou de morale, dans notre langue, qu’elle n’ait proscrit[6]. »

La congrégation ne manque pas de sens ; n’ayant pu vous empêcher d’apprendre à lire, nous voudrions vous laisser, seulement pour vos menus plaisirs, la Cuisinière bourgeoise, les Quatre fils Aymon et l’Almanach de Pierre Larivey, bien supérieur à celui de Liège ; il ne contient que les jours et les mois. Obligés de vous donner des prières et des fragmens de l’Évangile, nous vous les présentâmes dans une langue morte. Si vous aviez voulu rester dans l’ignorance, vous auriez toujours regardé vos prêtres comme des oracles ; nous vous aurions conduits au ciel par le droit chemin ; vous nous auriez laissé le gouvernement des choses d’ici-bas, et tout aurait été le mieux possible dans le meilleur des mondes. Nous aurions fait la pluie et le beau temps, et vous ne seriez pas réduits à attendre quand vous avez besoin de pluie qu’elle tombe d’elle-même, ou que le soleil se lève comme il lui plaît. Vos offrandes ont cessé, nous ne faisons plus de miracles.

Vous y auriez beaucoup gagné, mes très-chers frères ; d’abord, vous seriez pauvres.

Les richesses sont un obstacle au salut. Dieu a dit : les riches n’entreront pas dans le royaume des cieux.

Nous, nous serions riches, et la difficulté d’aller au ciel ne nous effraierait pas, nous y allons de droit.

Vous, vous vivriez et vous auriez vécu toujours en paix, sous la tutelle de l’Église et sous le fouet des seigneurs. Vos pères étaient fort heureux, vous le seriez vous-mêmes.

Pour vous émanciper malgré nous, et arracher le fouet des mains de la noblesse, ce fouet tressé pour vous rendre sages et vous forcer à vivre saintement et heureusement, il a fallu je ne sais combien de guerres, de massacres, de révoltes, car nous avons défendu vos intérêts jusqu’au bout. Nous avons guerroyé contre vous ; nous vous avons massacrés sans écouter une fausse pitié ; nous guerroierons, et nous vous massacrerons tant que nous le pourrons pour vous remettre sous la tutelle et sous le joug, c’est-à-dire, pour votre bien. Tout le mal dont vous vous plaignez est arrivé par votre faute. Vous êtes coupables de votre sang répandu par nos mains, à plus forte raison de notre sang répandu par les vôtres. Si vous aviez obéi sans murmurer, nous ne vous aurions pas exterminés, vous n’auriez pas même reçu des coups de fouet. Quand l’esclave est battu, il a tort d’avoir forcé son maître à le battre. Vous pouviez donc n’être ni tués ni battus ; que n’étiez-vous contens ! nous l’étions, tout l’aurait été ; l’ancien temps était donc le bon temps. Plût à Dieu ! fussions-nous aujourd’hui comme alors !

Au lieu de voir les peuples soulevés contre le trône et l’autel, demandant des constitutions et la tolérance religieuse ; nous verrions les peuples soumis et respectueux ; s’il y avait quelques récalcitrans, l’épée, l’excommunication et le bûcher ôteraient aisément la brebis galeuse du milieu du troupeau. On paierait la dîme et les censives ; les droits de bannalité, d’albergue, de cuissage, et autres pareils, ou en nature ou du moins en argent. Les seigneurs bâtiraient des châteaux-forts, et iraient, de-là, faire des excursions sur les grandes routes ; les chevaliers errans mettraient les enchanteurs à la raison ; le clergé exorciserait les rats, les mouches ; et, comme jadis, il n’y aurait sur la terre ni voleurs sur les grands chemins, ni rats, ni démons, ni enchanteurs, ni possédés, et surtout point de philosophes : on verrait alors le nouveau règne de Dieu, par le moyen des chevaliers, des exorcismes, des excommunications, des croisades, dragonnades et auto-da-fé, toutes choses nobles et saintes.

Vous n’avez plus voulu de ce bon temps. Le jour où l’un de vous sut lire, vos malheurs commencèrent ; l’esprit de rébellion s’empara de ce premier lecteur ; et, de l’un à l’autre, il fit de tels progrès que nous n’avons pu réussir à vous exterminer tous, pour votre bien. Le résultat de vos lectures, le voici : Vous êtes éclairés, mais indévots ; libres, mais malheureux ; vous nous avez enlevé la terre, et nous vous avons fermé le Ciel ; et, sur cette terre, où vous vivez sans foi et sans loi, vous êtes possédés du démon.

Ah ! mes très-chers frères ! il vous vaudrait cent fois mieux ne savoir pas lire ; vous battriez encore pendant la nuit l’eau des marais pour empêcher les grenouilles de troubler le doux sommeil de la châtelaine ; mais, peut-être le lendemain, vous honorerait-elle d’un coup-d’œil ; vous paieriez les censives, mais vous auriez des seigneurs pour vous protéger ; vous nous paieriez la dîme, mais nous ferions des miracles ; quand vous seriez ensorcelés, nous chasserions les démons de vos corps. Que de biens vous avez perdus, et nous aussi !

Enfin, le mal est fait ; vous savez, et vous voulez lire. Il faut donc vous donner de bons ouvrages ; il faut chercher le remède au mal, dans le mal même ; vous voulez la gazette le matin, le journal semi-périodique l’après-midi, des romans le soir ; eh bien ! vous aurez la gazette, les romans et le journal. Nous, ministre de Jehovah, et chevaliers de la vieille-roche, nous vous faisions déjà des gazettes et des journaux, et nous avons décidé de vous faire aussi des romans. De cette manière, si vous voulez absolument lire, vous lirez des livres orthodoxes et conservateurs des bonnes doctrines ; vous lirez jusqu’au moment où nous pourrons vous empêcher de lire, d’écrire, et de penser ; car, si nous vous permettons tout cela, c’est par tolérance ou plutôt par impuissance.

Vous connaissez ceux qui font la gazette et le journal ; les vieilles pécheresses écrivent des romans canoniques ; nous, (c’est-à-dire moi et lui ; moi, ex-Jésuite, et lui, ex-Dominicain), écrivons l’histoire et faisons des histoires. Vous en avez déjà lu beaucoup de notre façon, sans nous en croire les auteurs : vous lirez celle-ci, sachant bien que c’est notre ouvrage : vous voilà prévenus. D’ailleurs, vous connaîtrez aisément à l’amour de Dieu qui s’y fait jour de partout, que lui et moi, nous deux enfin seuls, pouvons l’avoir écrite.

Cette histoire est véritable ; elle est extraite d’un vieux manuscrit trouvé dans un antique monastère situé près de la ville de Lansac, en Languedoc, patrie de nos héros. Son authenticité est prouvée par les biens immenses dont ce couvent était en possession depuis la première croisade, et dont la piété de nos héros l’avait doté, comme vous verrez.

Cette histoire vous enseignera la manière de faire votre salut, d’éviter les embûches du malin, de vous délivrer du péché, et comment il faut se conduire avec les hérétiques et les infidèles. Vous verrez avec quelle profusion l’Église répand ses trésors sur les peuples croyans et dévoués ; comment Dieu récompense et punit, et par quelles voies merveilleuses l’Église établissait sa domination, c’est-à-dire celle du Christ, sur toute la terre, et fermait les portes de l’enfer, en conséquence de ces paroles, les portes de l’enfer ne prévaudront point.

Pour vous mettre à même de recueillir tout le fruit possible de la lecture de cette benoîte histoire, il faut d’abord poser les grands principes :

1o . Dieu est le maître du ciel et de la terre.

2o . Il créa l’homme pour en être servi et adoré ; et il a dit comment il veut l’être.

3o . L’Église est établie par Dieu même.

De ces trois grandes vérités découlent les trois grandes conséquences suivantes :

1o . L’Église, ayant la mission d’expliquer et d’interpréter la parole de Dieu, est aux droits de Dieu sur la terre, puisqu’elle dit qu’il l’a dit.

2o . Ceux qui ne servent pas Dieu comme il veut l’être, c’est-à-dire comme l’Église déclare qu’il le veut, par exemple, ceux qui portent leurs offrandes à Samarie et non à Jérusalem, et ceux qui ne portent point d’offrandes du tout, sont hérétiques ou philosophes, c’est-à-dire rebelles.

3o . Être mis hors de l’Église, c’est-à-dire être excommunié ; en d’autres mots, être déclaré rebelle, c’est être hors la loi divine et humaine.

Ces vérités, ces principes et leurs conséquences, concourent tous à prouver la plus importante des vérités, devant laquelle toutes les autres pâlissent, savoir :

Que Dieu étant le maître des peuples et des rois, l’Église est maîtresse des uns et des autres.

L’État est dans l’Église, et non l’Église dans l’État ; car il serait absurde de prétendre que Dieu est soumis aux hommes ; elle a donc le droit de détrôner les rois et de châtier les peuples qui transgressent ses commandemens.

Et, en dernier résultat :

Le ciel et la terre étant à Dieu, qui est représenté par l’Église, laquelle est représentée par les prêtres, le ciel et la terre appartiennent donc aux prêtres. Les hommes sont usufruitiers de la terre ; l’Église est propriétaire. : c’est dans l’ordre des choses. Dieu est immortel, l’Église est éternelle ; les hommes meurent.

Les philosophes jeteront de hauts cris ; cependant, ces conséquences sont tellement justes, qu’il est impossible d’en tirer d’autres des grands principes posés ci-dessus, et dont l’orthodoxie ne peut être contestée.

Je n’entrerai pas maintenant dans la discussion de ces vérités éternelles ; je les prouverai, en racontant l’histoire de mes héros par les passages textuels des livres sacrés et les argumens de la théologie. Mais pour donner une idée de la faiblesse des raisons de nos adversaires, je vais exposer leur principale objection contre le droit de propriété et de suprématie temporelle de l’Église.

Le Sauveur, allèguent-ils sans cesse, a dit : Mon royaume n’est pas de ce monde.

Je réponds : Qu’importe ! ou vous êtes hérétiques, ou vous devez convenir que l’Église a le droit d’expliquer les paroles du Sauveur, et ces paroles ont le sens qu’elle y découvre. Si vous êtes hérétiques, la discussion est finie ; vous êtes hors de l’Église, excommuniés, damnés, et notre réponse est péremptoire. Vous savez comment nous vous répondons, quand nous le pouvons.

Si vous n’êtes pas hérétiques, il est aisé de vous prouver par les canons, les huiles, les décrétales, et par les traditions historiques et théologiques, que l’Église a décidé que le royaume de Dieu, c’est-à-dire le sien, est de ce monde ; donc, Dieu l’a dit ainsi, en paraissant dire tout le contraire.

Il est des points contestés relativement à la doctrine des premiers temps ; mais il est un fait à l’abri de toute controverse : c’est la prétention de l’Église et des prêtres à décider de tout, à gouverner partout, à s’emparer de tout. Voilà, j’ose le dire, la véritable perpétuité de la foi[7] ; le ministre Claude en aurait convenu. Tant de rois excommuniés, rasés, cloîtrés, dépossédés, occis ; tant de villes saccagées, d’hérétiques massacrés, de royaumes mis en proie, certifient, de reste, la doctrine constante de notre sainte-mère Église. Sans vous rapporter des exemples pris hors de la France, ni remonter aux premiers temps de notre histoire, il suffira de vous citer Henri iv, dont vous parlez si souvent, fustigé sur les épaules de ses ambassadeurs ; et les derniers états-généraux de l’ancienne France[8], dans lesquels la doctrine du temporel fut victorieusement soutenue par le clergé. Or, cette doctrine, remontant ainsi jusques aux apôtres, instruits par leur divin maître, est une preuve sans réplique ; en outre de notre droit d’interprêter en tout temps les paroles de Jésus, que Jésus ne disait pas ce qu’il semblait dire.

Enfin, le bon sens et la raison sont encore pour nous. Quoi ! faibles raisonneurs, vous voudriez que Jésus eût entendu dire : la terre n’est pas à moi ! Et à qui donc est-elle, je vous prie ? Mon royaume n’est pas de ce monde, signifiait, ne vous y méprenez pas, mon royaume, c’est-à-dire mon pays, n’est pas ce monde, ou dans ce monde ; en d’autres termes : Je ne suis pas homme, comme je le parais être : mon royaume est l’autre monde, c’est-à-dire, est au ciel, ou est le ciel ; en d’autres termes : Je suis Dieu ; il était Dieu : vous en convenez ; et par cela seul vous convenez du reste. La terre est à lui ; il ne pouvait pas dire le contraire sans mentir : Dieu ne peut mentir ; donc il ne l’a pas dit : eût-il menti, la terre n’en serait pas moins à Dieu ; donc la terre est à l’Église ; donc elle est aux prêtres, et par conséquent à nous, c’est-à-dire à moi, ex-jésuite, et à lui, ex-dominicain.

Ce point établi, l’on voit que l’Église a le droit de gouverner la terre, d’ouvrir et de fermer les portes du Ciel ; et cette histoire démontrera combien il serait heureux pour les hommes qu’elle fût en possession de tous ses droits. En exécutant ses commandemens, tous les hommes iraient au ciel, comme ils y allaient dans le bon vieux temps.

Ô jours de triomphe et de gloire ! quand reviendrez-vous restituer aux disciples du Christ les clefs du Ciel et de la terre, et le glaive à deux tranchans que l’hérésie et la philosophie nous ont enlevés ? Quand reviendrez-vous foudroyer les impies qui ont escaladé l’autel ?

Ce sont les mœurs, la foi, les merveilles de cette heureuse époque que nous nous proposons de vous faire connaître et aimer, en vous racontant l’histoire de la famille de Lansac.

Puissent nos gazettes, nos romans, nos histoires, faire ce que n’ont pas fait nos sermons ! Puissiez-vous, nos très-chers frères, puissiez-vous brûler vos livres et vous laisser brûler vous-mêmes, s’il le faut, pour votre félicité dans ce monde et dans l’autre ; ou tout au moins puissiez-vous rentrer au bercail avec des cœurs simples et croyans, et surtout les mains pleines : c’est la loi et les prophètes. In nomine, etc., etc. Amen.




LE PÉLERINAGE.


CHAPITRE PREMIER.

Situation de l’Europe. — Les premiers Croisés.


L’empereur Frédéric régnait en Allemagne. Alexis Comnène disputait aux successeurs des califes les débris de l’empire d’Orient. Philippe Ier, prince faible et voluptueux, portait le titre de Roi de France ; et le maître du Monde, le vicaire de Dieu, ou en des termes équivalens, le serviteur de ses serviteurs, le grand Urbain dictait à l’univers les ordres de l’Éternel.

Les enfans de Mahomet, sortis de l’Arabie, avaient porté leurs armes et leur impiété dans les trois parties du monde. L’Asie et l’Afrique avaient subi leur joug. L’Europe avait vu le moment où la croix allait tomber devant les soldats de l’erreur. L’Espagne était conquise, la France avait été au moment de l’être. L’empire de Constantin s’écroulait comme un vieil édifice long-temps battu par les orages. Le Croissant s’avançait de ruines en ruines vers les remparts de la seconde Rome, et préparait ce vol impie qui devait l’élever un jour sur les tours de Sainte-Sophie, à la place même de la croix renversée, du sommet de la métropole impériale, dans la fange de ses rues.

Déjà, funeste présage de ces jours de honte, Jérusalem, patrie des prophètes, cité sainte où Dieu, prenant un corps humain, souffrit la mort la plus ignominieuse pour nous donner la vie éternelle. Jérusalem, théâtre de tant de merveilles, où Dieu répandit d’une main si prodigue des faveurs refusées au reste du monde. Jérusalem, qui ne sut se défendre qu’une fois, et dont jamais la victoire ne couronna les efforts, gémissait dans un honteux esclavage, et voyait les infidèles insulter aux chrétiens, à Dieu même, sur le tombeau profané de son fils. L’accès au Saint-Sépulcre était presque interdit à la piété et aux larmes. Les pélerins étaient repoussés des remparts de Sion, et ceux qui, bravant tous les dangers, entraient dans ses murs sacrés, y vivaient comme leur divin maître y mourut, dans l’opprobre et les tourmens. Les chrétiens, exclus de Jérusalem ou souffrant dans son enceinte désolée, gémissaient et priaient. Le ciel entendit leurs cris.

En ce temps-là, vivait un saint homme nommé Pierre, ermite et picard, pélerin et inventeur du chapelet ; du chapelet ! arme toujours victorieuse du péché et de l’enfer ; confortation des jeunes servantes du Christ et consolation des vieilles dévotes ; du chapelet, à la fois arsenal de la théologie et magasin de la grâce.

Le pélerin mouillait de ses larmes les pierres du Saint-Sépulcre. Tout-à-coup, le Christ lui-même parut à ses yeux. « Tes pleurs, lui dit-il, n’ont pas vainement coulé ; tes gémissemens sont montés jusqu’à moi ; les jours de la délivrance s’approchent. Je t’ai choisi. Quitte les murs de l’antique Sion, rends-toi dans ceux de la Sion nouvelle ; mon vicaire te donnera mes ordres, il te dira de parcourir l’Europe, et d’appeler les maîtres et les esclaves sous les étendarts de l’Église. Rois, peuples fidèles, levez-vous ; prenez les armes et marchez ! Jérusalem sera délivrée ; Mahomet tombera devant vous, et les portes du ciel, comme celles de la cité sainte, s’ouvriront pour vous recevoir. »

Ainsi dit le fils de Dieu. L’ermite tourna ses pas vers la ville de St.-Pierre.

Il commença dans Rome même à publier les volontés de l’Éternel et du Pape. Il parcourut ensuite l’Italie, l’Allemagne et la France. À sa vue, les peuples et les Rois sortirent comme d’un sommeil léthargique, et les cris de vengeance s’élevèrent tout-à-coup des cités et des campagnes, des palais et des chaumières.

Les grands de l’Église et de la terre se réunirent sous le trône pontifical dans les champs de Plaisance ; la sainte expédition y fut résolue ; la délivrance de Jérusalem y fut jurée. Vains sermens ! le matin écrits sur le sable, les vents du soir les dissipèrent. Dieu réservait la gloire de former l’avant-garde chrétienne à la France, cette patrie des braves, cette noble terre toujours prête à s’armer à la voix de l’honneur et du ciel. Le Pape accourut dans un pays où les sermens de vaincre sont le gage de la victoire ; et dans le concile de Clermont en Auvergne, au milieu des prêtres et des princes, il annonça la guerre sacrée. Les princes tombèrent à ses genoux, et se relevèrent avec la croix rouge sur l’épaule ; croix sanglante, signe des combats, symbole de la foi, but de leurs travaux et récompense de leurs vertus. Le Pape les bénit, et de la même main repoussa le Roi de France, l’adultère Philippe, rebelle à l’Église et à Dieu, l’excommunia, et le maudit. Pouvait-il, d’une manière plus éclatante, prendre possession du sceptre temporel ! Il marquait les grands de la terre du signe de vasselage, frappait des foudres sacrées le plus noble des Rois, et mettait hors de l’Église tous ceux qui oseraient le reconnaître pour leur souverain.

Le roi de France, terrassé par cette main divine, fut contraint de remettre à son fils le sceptre du royaume ; et les princes, agenouillés aux pieds du Saint-Père, en se relevant pleins d’un noble courage, s’écrièrent : Diex el volt ! (Dieu le veut !) et coururent aux armes.

Tous les royaumes infidèles furent donnés au premier occupant, à la charge d’en faire hommage au saint-siége.

Indulgence plénière et pardon général de tous les péchés.

Et pour paie militaire, le droit de prendre partout tout ce qui serait nécessaire au succès de la guerre sainte.

Ainsi, des royaumes en cette vie, le Paradis à la mort ; en deux mots, le pillage et la gloire ! La noblesse pouvait-elle ne pas reconnaître la voix du ciel même, dans l’ordre du départ et des combats ?

Les ministres des autels se croisèrent comme leurs ouailles. Ils devaient planter la croix sur les remparts des cités conquises, et présider aux conseils des guerriers, c’est-à-dire gouverner l’armée et les pays soumis.

Dieu le veut ! ce cri vola de montagne en montagne, de royaume en royaume ; et toute l’Europe, comme la France, s’écria : Dieu le veut !

Les nations étaient véritablement chrétiennes ; personne alors ne doutait du pouvoir de l’Église. Les incestueux, adultères, voleurs, assassins, parjures, faux témoins, et la foule, toujours si nombreuse, de ceux qui avaient des dettes et n’avaient nulle envie de les payer, se rangèrent sous sa bannière. Tous les scélérats se croisèrent. Que dis-je ? scélérats, ils cessèrent de l’être ; la croix rouge, dont leur épaule gauche était couverte, attestait que le sang du rédempteur avait coulé pour expier leurs crimes.

À cette époque, les nations étaient dans l’attente prochaine du dernier jour[9]. Les planètes devaient se détacher de leurs orbites et rouler dans l’espace ; le soleil s’éteindre, et les trompettes de l’Apocalypse appeler les vivans et les morts aux champs de Josaphat. Dans ce pressant danger, les hommes se précipitèrent sous les bannières de l’Église, afin que le juge suprême les trouvât en état de grâce, et que la trompette céleste, au lieu de sonner pour eux les tourmens de l’enfer, leur fût le signal de la vie éternelle, récompense des justes.

Dieu le veut ! les moines sortirent de leurs couvens ; les ouvriers quittèrent leurs ateliers ; les laboureurs abandonnèrent la charrue ; les enfans désertèrent la maison paternelle ; les femmes délaissèrent leurs époux et n’en reconnurent plus d’autre que le fils de Dieu : tous se rangèrent à côté de l’ermite Pierre, ou, plus impatiens encore de s’ouvrir les portes du ciel, se précipitèrent sans délai vers les mers de l’Orient.

Les routes furent couvertes de croisés, n’emportant avec eux que leurs armes et une foi vive et sincère. Ils partaient, dépourvus de tout, mais assurés de ne manquer de rien ; il faut aux armées profanes d’immenses magasins de vivres et d’habits ; la Providence s’occupe d’elles comme de toute la nature, sans les dispenser de veiller à leur conservation. Pour le seul peuple de Dieu, la Providence a les soins d’une mère tendre : la manne tombe sur le camp de Moïse ; les cailles viennent en relever le goût ; les vêtemens d’Israël, au lieu de s’user, s’alongent, croissent avec lui : tel qui sortit d’Égypte enfant avec une petite veste à l’anglaise, des souliers en pantoufles, et un petit chapeau d’usurier, se voit, au bout de quarante ans, sans avoir changé de veste, de souliers ni de chapeau, par exemple, s’il a pris parti dans la cavalerie hébraïque, des bottes à la russe, un énorme chapeau bolivar, et un manteau de gendarme, qui le couvre lui et son âne[10]. Laissant donc les soins vulgaires aux guerriers profanes, que les armées sacrées, sans magasins, sans préparatifs et sans inquiétudes, marchent dans leur force et dans leur foi ! Si le doux Jésus nourrit avec cinq pains cinq mille hommes qui n’allaient pas combattre pour lui, laissera-t-il souffrir de la faim, dans des lieux cultivés, tant d’hommes couverts de fer, vigoureux, entreprenans, et décidés à vaincre ? Non, non ; Dieu sèmera devant leurs pas ; la terre enfantera les moissons : ils n’auront qu’à recueillir.

Ainsi partit la populace chrétienne, dans le plus grand dénûment ; mais il fallait aux nobles des chevaux, des armures, pour eux, pour leurs écuyers, pour leurs hommes d’armes. L’Église donnait le droit de prendre pendant le voyage, mais il fallait acheter ce qui était nécessaire pour se mettre en route. Les nobles engagèrent leurs domaines ; les évêques, les abbés, leur donnèrent, en échange de ces biens, inutiles au salut, tout ce qui pouvait les mettre à même d’aller combattre et mourir saintement, peu d’or, l’or était rare, mais beaucoup de bénédictions.

L’ermite se vit à la tête d’une foule innombrable, chantant les psaumes où le roi-prophète ordonne de massacrer les enfans d’Israël, d’écraser sur la pierre la tête des enfans à la mamelle, et brûlant du désir de prouver sa foi par ses œuvres.

Trois cent mille croisés, conduits par des chefs différens, s’avancèrent vers Jérusalem. Une de ces armées, en traversant l’Italie, ramena le Pape dans la ville sainte, et le rétablit sur le trône de saint Pierre. L’Église recueillit ainsi, dès le premier moment, une partie du fruit de ses travaux.

Cent mille hommes suivirent l’ermite : ce guerrier missionnaire, supérieur par le nombre de ses troupes aux plus grands potentats, était plus remarquable encore par sa dévotion et son humilité que par sa puissance. Ô miracle d’abaissement et de gloire ! il marchait à la tête de son armée, en sandales, les reins ceints d’une corde, le chapelet à la main, et donnant le pas à une chèvre, comme pour dire aux peuples que Dieu se sert des plus faibles créatures.

L’Éternel donna bientôt à ses fidèles d’éclatantes preuves de son amour ; ils voulaient, en délivrant le tombeau du Sauveur, obtenir la vie éternelle : le Sauveur leur accorda le prix avant d’avoir reçu le service ; il leur envoya mille fléaux ; les champs de Hongrie se couvrirent de leurs cadavres ; la plupart de ces bienheureux croisés furent envoyés au ciel par le moyen du glaive, du feu, du poison, des maladies de toute espèce. Ceux qui survécurent châtièrent l’insolence des faux sectateurs du Christ, qui, loin de concourir au succès de la sainte croisade, cachaient leurs récoltes et leurs bestiaux ; ils furent poursuivis, forcés dans leurs retraites, dépouillés et massacrés (a).

Ainsi, partout où les peuples osèrent résister, ils furent exterminés, ou ils exterminèrent ; et de cent mille soldats partis avec l’ermite, à peine vingt mille arrivèrent-ils sur les bords du Bosphore.

Les Grecs les accueillirent d’abord en frères. Mais bientôt les perfides, méditant la trahison, se plaignirent des croisés. Ces guerriers catholiques, disaient-ils, pillent, brûlent les maisons, les champs, les palais, les chaumières. Ils dévastent même les églises. On connaît l’astuce des Grecs ; cependant, en principe, je croirais à ces pillages, même à la dévastation des églises ; car ces exécutions auraient été selon la loi : tout Romain a les schismatiques et leurs temples en horreur. N’y chante-t-on pas en langue vulgaire ; n’y communie-t-on pas sous les deux espèces, et surtout, n’y repousse-t-on pas l’autorité du Pape ? Ces palais, ces chaumières, ces temples, devaient donc être détruits ; mais, ne pouvant les détruire, ne pouvant exterminer les Grecs, sans un danger imminent, la prudence exigeait de différer l’attaque, le pillage et l’extermination jusques au moment où l’on serait devenu les plus forts.

L’empereur, abusé par les cris des perfides, fit transporter en Asie la milice catholique ; là, sur des rives fertiles, elle se remit de ses fatigues, et bientôt, renforcée par de nouveaux croisés, elle se précipita sur les états de Soliman, Soudan de Nicée.

Ministres des vengeances du Seigneur ; les soldats orthodoxes, ravagèrent, brûlèrent, exterminèrent, sans miséricorde. Leur rage était égale à leur dévotion. Elle fit périr les Turcs sans distinction d’âge ni de sexe ; elle inventa des supplices pour les punir longuement de leur idolâtrie. Ils furent enfin moissonnés eux-mêmes. Les Sarrazins les traitèrent comme ils en étaient traités ; ils les égorgèrent sans pitié, massacrant les malades, les soldats désarmés, les vieilles femmes et les moines… Et les moines, ô sacrilége !

Les infidèles et les hérétiques invoquèrent le droit de représailles ; si je les tenais dans les cachots de la sainte inquisition, je les forcerais d’avouer qu’un massacre ordonné par l’Église est une œuvre pie, tandis qu’une simple irrévérence envers un moine est un crime abominable. Manquer aux prêtres, c’est manquer à Dieu. On offense le prince dans son ambassadeur, c’est incontestable.

À peine trois mille Croisés échappèrent au fer de Soliman. Ils retournèrent à Constantinople ; on les y désarma sous prétexte de mettre un terme à leur brigandage. Dieu permet quelquefois l’humiliation de son épouse.

D’autres armées marchèrent sur les pas de l’armée de l’ermite, sous le commandement du saint prêtre Godescald, d’Émicon et quelques autres, au nombre de plus de deux cent mille combattans, et périrent de la même manière sous le fer des Hongrois et de Soliman.

Tant de désastres ne décourageaient point les chrétiens ; ils brûlaient, au contraire, du désir de venger ceux dont la mort avait arrêté les triomphes. Ils se rassemblaient dans cent lieux à la fois sous les ordres des princes et des grands.

Le comte de Vermandois, le duc de Normandie, l’illustre Godefroy, et le sage Raymond, comte de Toulouse, se préparaient à de plus heureux combats.




CHAPITRE II.

La famille de Lansac.


Dieu le veut ! Ce cri continuait à retentir dans toute l’Europe. Les échos seuls de Lansac ne l’avaient point redit. Les habitans de cette ville, imitateurs fidèles de leur maître, gardaient un silence honteux. Raymond, souverain de l’Occitanie, invitait les grands de ses états à se croiser avec lui ; tous se croisaient ; et le comte de Lansac dédaignait et la voix de son seigneur et ses nobles exemples.

Le château de Lansac était situé dans la partie du comté de Saint-Gilles près Toulouse, où plus tard les Albigeois levèrent une tête menaçante ; les foudres de l’Église les frappèrent ; le fer des catholiques les extermina ; mais avant cette heureuse époque d’extirpation, il y avait dans ce pays une certaine résistance aux ordres du doux Jésus, entretenue par l’exemple de certains seigneurs, jaloux du pouvoir de son épouse, notre sainte mère Église, et surtout par l’exemple du comte de Lansac.

Ce seigneur commandait à de riches vassaux, à des serfs nombreux ; ils l’adoraient. Au lieu de les gouverner en tyran capricieux, il les gouvernait en père. Quand il leur infligeait une punition c’était, non pour user du droit de punir, mais pour s’acquitter d’un devoir dont l’accomplissement intéressait le bien-être de ses sujets. Il avait voyagé dans toute l’Europe, pour connaître les mœurs des peuples. Il était revenu dans son château avec une épouse choisie, non parmi les plus nobles, mais parmi les plus aimables. Il avait toujours bravé l’opinion quand le parti qu’elle blâmait lui paraissait le plus sage ou le plus utile ; aussi, quoique noble, il savait lire, il était même soupçonné de savoir écrire, et ne s’en défendait pas. On l’accusait de lire de mauvais livres, par exemple, les ouvrages de Cicéron et de Lucrèce, c’était un philosophe.

Vous devez penser quelle instruction il donnait à sa famille. Il avait deux enfans, Florestan et Laurette. Florestan était le plus beau des hommes, le meilleur des fils, le plus tendre des amans. Il savait lire et écrire, il faisait des vers, jouait de la lyre, et croyait que le Ciel avait mis les serfs et les vilains au-dessous de lui pour qu’il les protégeât. Il voyait dans sa noblesse une magistrature et des devoirs rigoureux. Vaillant et sensible, Quinte-Curce et Virgile étaient ses auteurs favoris. On en aurait pu faire un chanoine ou un évêque, mais il était tolérant, examinait toutes les opinions, et ne maudissait personne. Encore un scélérat de philosophe ! Cependant il rendit de grands services à l’Église ; l’amour opéra sa conversion.

À l’époque de la croisade, Florestan avait vingt ans, Laurette en avait quinze. Laurette tenait de la nature tous les charmes qui plaisent, toutes les vertus qui font aimer. À la régularité des traits, elle joignait la beauté des formes, l’élégance à la simplicité, et l’on voyait qu’un jour, quand la nature aurait en elle développé tous ses trésors, et qu’une pensée plus profonde, occupant son âme, répandrait sur son visage cette expression de mélancolie, sans laquelle on ne plaît qu’aux yeux, et qui seule donne des chaînes à l’amour ou du sentiment au désir, elle aurait autant de majesté que de grâce ; et que la puissance de ses charmes serait encore plus dans leur action sur le cœur que dans la perfection de leur beauté. Adorée de tous ses entours, chérissant sa famille et ses vassaux, se trouvant toujours des larmes auprès des malheureux, et ne mettant à ses bienfaits de bornes que son pouvoir, elle était d’une extrême facilité de caractère. Elle voulait ce qu’on voulait pour elle. Ne concevant point la tromperie, elle ne craignait jamais d’être trompée. Bienveillante pour tous, elle voyait partout de la bienveillance pour elle. C’était la femme de la nature, mais de la bonne nature. Elle eût, comme Ève, cueilli la pomme fatale, non pour déplaire à Dieu, mais pour faire plaisir au serpent ; mais certes, elle n’eût pas incité son amant à faillir.

Elle savait lire et lisait peu. Les livres étaient rares. Le français était alors un jargon détestable et méprisé ; d’ailleurs les habitans du midi l’ignoraient entièrement. La langue romane ou langue d’Oc, leur langue maternelle, était, comme elle l’est encore, pittoresque, abondante et mélodieuse, mais jamais elle ne produisit aucun ouvrage digne de mémoire, dans un pays où, grâce à un idiôme rempli de voyelles, et à une imagination vive et mobile, tout le monde est, sinon poëte, au moins versificateur. Quelques vers amoureux et fades étaient trop peu remarquables pour créer une littérature. Les troubadours furent, peut-être, des hommes aimables, mais en général ils manquèrent de goût et d’instruction, et surtout de noblesse dans le caractère et d’élévation dans la pensée. Quand on n’a ni l’un ni l’autre, on n’a qu’un talent faux, et l’on n’influence ni son siècle, ni l’avenir.

Laurette ne lisait donc pas faute de livres, et surtout à cause de ses continuelles occupations. Une femme trouve toujours dans sa famille l’emploi de son temps. Elle ne savait pas écrire : le comte ne pensait point que la science de l’écriture fût utile au bonheur des femmes ; elles doivent, disait-il, être à même de connaître les livres et hors d’état d’en faire ; ma fille n’écrira ni billets doux, ni romans ; une femme ne peut occuper sa plume qu’à l’un ou à l’autre, ou à tous les deux. Elle n’écrivit point de roman, mais sa vie en fut un, et le zèle de la maison du Seigneur, dont nous sommes dévorés, nous force à écrire nous-mêmes ses merveilleuses aventures. Il était dit que la famille du comte, et le comte, feraient précisément tout le contraire de leur volonté. La Providence se plaît à contrarier les vues orgueilleuses des philosophes. Laurette sortit, malgré son père, de l’obscurité ; et les noms du comte et de ses enfans sont, par nous, écrits dans les fastes de la théologie, de cette science qu’il méprisait.

Quant à la comtesse, son mérite était dans son amour ; elle avait les qualités comme les défauts de son époux, mais par imitation.

On n’est plus surpris de la tranquillité de cette famille et de ses serviteurs au milieu du mouvement général. Le comte désapprouvait la croisade. Les faveurs du ciel eussent été inconnues dans cette riche contrée, sans l’amour et les moines.

Non loin du château de Lansac, s’élevait celui d’un baron, la terreur de ses vassaux, ignorant et barbare. Ses volontés étaient sa loi ; ses caprices sa justice ; mais s’il était impérieux et féroce, il avait la foi ; il fut le défenseur le plus ardent de l’Église : aussi exigea-t-elle qu’il restât dans ses terres pour la secourir contre les hérétiques.

Le baron était père d’une fille de l’âge à peu près de Laurette ; d’un caractère plus impétueux, d’une physionomie plus prononcée et plus mâle ; son imagination voyait tout dans les extrêmes ; elle aimait Florestan avec ardeur : cet amour, sa première pensée, loin de se démentir jamais, avait acquis de jour en jour une force nouvelle. Gabrielle devenait meilleure en aimant davantage. La société de la famille de Lansac adoucissait ce caractère altier, et fixait cette imagination impétueuse et mobile.

Entre les châteaux du baron et du comte, un saint homme avait jadis établi sa demeure. De son vivant, il avait guéri les malades par l’application des simples. Après sa mort, ses successeurs les guérissaient par l’attouchement de ses reliques. Il était mort en odeur de sainteté. Les miracles du saint portèrent d’autres ermites à bâtir leurs cellules contre la sienne ; ils embrassèrent enfin une règle austère, firent des vœux, et l’ermitage devint couvent. Le monastère était étroit et mal construit ; les Pères voulaient le réédifier : le comte s’y opposa. Je permis, dit-il, à un ermite de s’établir dans une grotte, et non de construire une maison ; je ne permis jamais aux nouveaux venus d’adosser de nouvelles maisons contre la première, encore moins de bâtir un monastère. Long-temps le comte eut raison ; mais enfin, par un heureux hasard, on découvrit une donation du terrain occupé par l’ermite, faite par les ermites qui l’avaient occupé jadis. Le couvent fut donc édifié malgré le comte ; mais il retint une superbe prairie traversée par une rivière aux bords de laquelle on voulait construire le nouvel édifice ; il refusa d’abandonner à l’abbé la seigneurie d’une partie des terres du comté, dont la cession avait été faite aux Pères, par un ancien roi d’Arragon, comte de Lansac. L’abbé rapportait copie de l’acte, l’original manquait. La contestation était soumise à la décision du comte de Toulouse, et le procès, quitté et repris mille fois, allait être jugé pour la centième, quand on prêcha la croisade. Le comte injuriait les moines, les traitait de faussaires et de voleurs ; les moines répondaient à ses injures devant les hommes, par des actes écrits, et devant Dieu, par des prières. Ils priaient en faveur de leur implacable ennemi, comme tout dévot moine en use le matin… et le soir.

Ne pouvant lui faire abjurer l’hérésie, ils résolurent de l’envoyer en Palestine. Si le comte se croisait et mourait pendant la croisade, il était sauvé malgré ses opinions philosophiques. De cette manière on le forçait d’entrer au ciel, comme il est prescrit aux bonnes âmes d’en agir envers les païens : compelle eos intrare. Les bons moines rendaient ainsi le bien pour le mal.

Leurs prières trouvèrent grâce en faveur du mécréant. La volonté du ciel s’expliqua bientôt par des signes non équivoques.




CHAPITRE III.

Miracles. — Florestan et Gabrielle.


L’auteur véridique, le Saint-Chroniqueur, et les manuscrits authentiques qui nous guident dans notre travail, attestent et prouvent, par des procès-verbaux et des complaintes, les miracles inouis dont les terres du philosophe furent le théâtre ; les monumens dont les débris existent encore, et la tradition conservée à Lansac parmi les croyans et les fidèles, achèvent de mettre ces miracles hors de doute.

Les étoiles tombèrent du ciel ; la lune ensanglantée éclaira de sa lumière effroyable les morts qui, sortant des tombeaux, erraient autour de l’église, en poussant des cris lamentables. Les saints des chapelles y répondirent par des gémissemens, et le Christ du village par des larmes véritables.

Le bruit de ces merveilles se répandit dans toute l’Occitanie ; les princes de l’Église ordonnèrent des prières ; on exposa les châsses des bienheureux ; les fidèles accoururent à Lansac en criant : Il faut apaiser le ciel ! Le baron et la belle Gabrielle ne furent pas des derniers. Le père offrit aux moines son bras pour servir la bonne cause, et la fille alla se prosterner aux pieds des autels.

Comme elle priait, une voix sortit du sanctuaire : C’est à toi, s’écria-t-elle, c’est à toi de désarmer le courroux céleste. Au rapide éclat d’une flamme blanche et légère, elle vit la sainte Vierge, l’enfant Jésus dans ses bras, s’avancer et lui sourire ; la flamme disparut ; Gabrielle resta seule dans l’horreur des ténèbres ; ses forces l’avaient abandonnée. Un spectre la saisit et la déposa mourante hors de l’église dont les portes se refermèrent tout-à-coup avec un bruit épouvantable. Gabrielle reprit enfin, sans oser regarder derrière elle, la route de son château ; la pâleur sur le front, la terreur dans l’âme, et cherchant vainement à découvrir ce que Dieu lui demandait.

Tant de miracles ne faisant ouvrir les yeux ni au comte ni à Florestan, la grêle détruisit les récoltes ; les rivières débordèrent ; les démons s’emparèrent des dévotes ; les vieilles femmes, remarque le Chroniqueur, furent toutes possédées ; elles remplissaient de cris et d’imprécations les rues de Lansac, les avenues du château, les portiques de l’église. Les moines sortirent en procession de leur sainte demeure, en demandant à Dieu de fermer les cataractes du ciel, de chasser le malin du corps des vieilles femmes et de faire connaître ses volontés. Dix mille fidèles, accourus de cent villages différens, marchaient pieds nus à la suite des moines. Gabrielle et Laurette, anges d’innocence et de beauté, portaient les bannières de Marie, et l’on aurait pu croire en voyant les images de la mère de Dieu, et les deux chrétiennes qui les exposaient aux yeux des fidèles, que la bonne Vierge, mécontente de l’œuvre du peintre inhabile, était descendue du ciel sous les traits de deux mortelles, pour opposer à l’infidélité de la toile des images vivantes de ses charmes et de sa vertu. Le comte et le baron soutenaient le dais sous lequel le prêtre portait dévotement le corps du Seigneur Jésus. Devant eux marchaient les démoniaques. La procession se rendit à l’église ; on exorcisa les malades, et l’on prescrivit aux démons l’ordre de quitter le pays. Les uns obéirent, les autres déclarèrent qu’ils ne se retireraient qu’après le départ du comte et de son fils pour la Terre-Sainte.

À peine le diable avait-il déclaré ses intentions que les tombes s’ouvrirent, un spectre en sortit et s’écria : « Indigne successeur de tes braves aïeux, Dieu t’appelle, et tu lui résistes… pars… ou meurs… la foudre gronde sur ta tête… » Il dit, et disparut. Les assistans frémirent, Florestan s’élança vers les tombes, Gabrielle épouvantée l’arrêta, et quand il se fut dégagé de ses bras, il trouva la pierre sépulcrale baissée, et sur cette pierre, les saints moines groupés autour de leur abbé, récitant des prières pour les morts. En même temps, une voix s’éleva du milieu des fidèles : Dieu le veut ! s’écria-t-elle, Dieu le veut ! Ce cri sortit bientôt de toutes les bouches. Serfs, vilains, possédés, moines, bedeaux et marguilliers entourèrent le comte et son fils en criant : Dieu le veut ! partez pour la croisade, Dieu le veut ! Ce peuple, indigné, les chassa de l’église ; les plus zélés commençaient même à s’armer de pierres ; mais le baron irrité de voir des serfs maltraiter leur seigneur, sortit sa longue épée et la passa tout au travers du corps d’une demi-douzaine de révoltés. Les moines accoururent également au secours du comte : calmez-vous, disaient-ils, il partira ; la longue épée du baron les avait déjà calmés. « Seigneur, dit le baron au comte, vous passez pour un hérétique, et vous voyez ce qui vous en arrive. Puisqu’il se fait des miracles chez vous, obéissez aux ordres du ciel ; partez, il le faut ; il ne s’en fera pas dans ma baronnie, corbleu ! »

Il dit, et reprit le chemin du château. La procession retournait au couvent, les moines s’arrêtèrent et l’encensèrent, les serfs se mirent à genoux, et le baron traversa la foule en la faisant ranger à coups de bâton.

Il était brutal, mais il était orthodoxe. Ses paroles nous semblent admirables ; cependant le corbleu ! nous embarrasse ; nos manuscrits n’en donnent aucune explication[12].

Les miracles, les murmures des fidèles, les imprécations des dévots, les conseils du baron, l’exemple de la noblesse, rien ne décidait le comte à se croiser. Florestan, couvert de ses armes, veillait à l’heure où les spectres avaient coutume d’apparaître. Un soir, en courant après un fantôme, il heurta contre une femme étendue sur le gazon, et reconnut Gabrielle, que la rencontre du spectre avait fait tomber d’effroi. Florestan oublia de le poursuivre, et rendit la vie à Gabrielle par un doux baiser ; c’est la manière des amans. Nous écrivons l’histoire et sommes forcés de dire souvent ce que nous nous garderions bien de faire. Elle ouvrit ses beaux yeux où la terreur était peinte encore, mais la voix de Florestan ayant rassuré son âme, il n’y eut plus dans ses yeux que les feux de la vie et la flamme de l’amour.

Quel réveil ! lui dit-elle, je renais dans tes bras ; pour toi je reçus le jour, pour toi je le retrouve encore ! Qu’il est doux de vivre quand on aime, qu’il serait affreux de mourir quand on est aimé. Dis-moi, toi dont la science égale le courage, dis-moi pourquoi je suis plus religieuse depuis que je connais l’amour ; et pourquoi Dieu peut condamner un sentiment qui me rapproche de lui ? Dieu, répondit le jeune philosophe, ne condamne que la haine ; il protège tous ceux qu’unissent des sentimens vertueux et tendres. — Puis-je t’en croire ! il nous ordonne de nous séparer. — Nous séparer ! Gabrielle voudrait me quitter ! — Hélas ! je ne puis te suivre… En vain tu retardes d’heure en heure ton fatal départ, le ciel a prononcé, la Palestine t’appelle. Tu dois cueillir les lauriers de la gloire dans les champs de l’infidèle, et relever la croix sur le tombeau du Sauveur. Je ne puis, répartit Florestan, je ne puis me persuader que le ciel trouble pour moi l’ordre de la nature ; que les morts sortent de la tombe ; que les démons soient les interprêtes des volontés de mon Dieu… Laisse, ma belle amie, laisse au vulgaire des esclaves ces opinions et ces craintes absurdes : quand Dieu nous parle, c’est par le sentiment ; mon cœur me dit de rester auprès de toi pour t’aimer, auprès de mon père pour être l’appui de ses vieux jours, parmi ce peuple qui murmure contre moi pour le rendre heureux. J’aime la gloire, et ne redoute point les combats. Si ma patrie est jamais attaquée, ton amant sera le premier à la victoire ou à la mort. Jusques-là je resterai dans le château de mes pères, et je laisserai partir les Croisés, sans les blâmer ni les suivre.

Florestan ! s’écria Gabrielle, en se dégageant de ses bras, Florestan !… qu’oses-tu dire ! quand l’Europe s’arme pour la cause de ton Dieu ; quand la religion entraîne les peuples et les grands sur le tombeau du Sauveur ; toi seul répudiant la gloire, sourd à la voix de tes devoirs, te séparant des chrétiens, tu sembles te mettre au nombre des ennemis du Christ. Quelle destinée oses-tu te préparer ? Je vois la foudre frapper ta tête impie, et les anges repousser ton âme criminelle. Je dois immoler mon bonheur à ton salut ; je dois me condamner aux tourmens de l’absence, pour t’arracher aux tourmens éternels. Ces miracles, dont tu doutes encore, je les ai vus, l’Éternel m’a parlé, la bonne Vierge m’a demandé mon appui : c’est à toi, m’ont-ils dit, c’est à toi de désarmer le courroux céleste ; je le vois, ton repos les irrite, ils m’ordonnent de presser ton départ. Dieu des chrétiens, ajouta-t-elle en pleurant, quel plus grand sacrifice pourrais-tu demander à une faible mortelle ! tu sais combien je l’aime, et tu veux que je sois peut-être la cause de son trépas ! lorsque tu permis le supplice de ton fils sur le Calvaire, tu savais qu’il devait revivre, et ce ne fut pas toi qui l’immolas. Moi, si je perds mon amant, mes propres mains l’auront conduit à la mort ; il sera mort pour ne plus renaître ! cependant, tu le veux, et c’est à moi d’obéir ; mais ma confiance en toi ne peut être trompée. Je suis au-dessus des serfs pour les secourir, tu ne peux être au-dessus de moi pour me persécuter. Si tu me demandes mon amant, c’est pour me le rendre brillant de gloire et d’amour.

À ces mots, ses larmes tarirent. Une vive espérance brillait dans ses yeux, elle entoura son amant de ses bras, le pressa sur son cœur. — Tu reviendras mon bel ami, lui dit-elle. Grand Dieu ! je vous le confie. Vous ne tromperez point mon attente ! Si vous acceptez mon sacrifice, si vous ordonnez le départ de mon amant, si vous devez le rendre un jour à mes larmes… tonnez !!

Ô miracle ! elle dit, et tout-à-coup… (nos manuscrits attestent ces prodiges inouis…) l’éclair embrâse la nue, le tonnerre roule, et gronde, et Gabrielle tombe sur le gazon en s’écriant :

J’ai vu les cieux ouverts, et la voix de Dieu m’a promis ton retour !

Alors elle coupa deux morceaux de sa robe rouge, et les cousant en forme de croix sur l’épaule gauche de Florestan, elle lui dit : Noste Padre ou voou et ta calignaïra. (Dieu le veut et ta maîtresse.)

Tu le veux, chère amie, répondit Florestan, tu le veux ! Je n’ai point reconnu la volonté du ciel dans ces miracles, dont je doute encore ; mais tu parles et c’est la voix de Dieu même ! tu le veux je vole sous les saintes bannières ; je te devrai les lauriers dont ce fer couvrira mon front. Mais, hélas ! mes douleurs aussi seront ton ouvrage. Je souffrirai plus que toi, répondit-elle ; tu seras distrait de ton amie par les combats et la gloire, les soins du voyage et l’aspect touchant et merveilleux des lieux saints. Moi, je serai seule avec ton image et mes regrets ; je rêverai tes fatigues quand tu jouiras du repos de la victoire. Les auteurs de nos tourmens, ce sont les infidèles ; eux seuls nous séparent, punis-les de notre malheur ; les ennemis de Dieu sont maudits, que leur sang versé expie, s’il est possible, et mes pleurs et celles du divin Sauveur, attaché par eux sur l’arbre de la croix.

En disant ces mots, elle pliait en écharpe le long voile dont sa tête était couverte, elle en revêtit son amant, lui prit son épée, et la lui remit en le déclarant chevalier.

Ô vous qui mourûtes pour nous, ajouta-t-elle, vous qui demandez l’extermination des enfans de vos assassins, veillez sur les jours d’un guerrier armé pour votre cause ; accordez la victoire à ses armes et la paix à son cœur ; persuadez-lui bien que je dois vivre et mourir toute à lui, et frappez-moi de la foudre si jamais je l’oublie. Dès ce moment mes yeux sont condamnés aux larmes ; et des vêtemens de deuil attesteront le veuvage de mon cœur, jusqu’à l’heure du retour.

Et moi, reprit le guerrier, en brandissant son épée vengeresse ; je jure aux deux maîtres de ma vie, à mon amante et à mon Dieu, je jure de n’épargner aucun infidèle. J’aime tout ce que vous aimez, je veux haïr les objets de votre haine. Les ennemis de mon Dieu sont les miens… Gabrielle les a maudits.

Ainsi Florestan fut armé chevalier. Les apôtres prêchèrent le christianisme, mais les femmes le prouvèrent ; pouvaient-elles faire moins pour cette religion sainte qui leur montre le Dieu du ciel sortant des entrailles d’une mortelle ! Florestan fit part de ses projets à son père, et s’autorisa de l’exemple de tous les princes en général, particulièrement de celui de Raymond, son souverain, et du frère du roi de France. Le comte voulut, en vain, dissuader son fils de sa folle entreprise (c’était la plus douce expression du philosophe). La réponse du Croisé fut toujours la même : Dieu le veut et ma maîtresse. Enfin, l’archevêque de Narbonne menaça le comte de l’excommunier et de mettre ses biens en proie, s’il persistait à s’opposer au départ de son fils. Le comte fut obligé de se soumettre ; les Croisés eussent, au premier mot, dévasté les terres d’un philosophe complice des Sarrazins ; ils l’eussent brûlé lui-même selon la loi, et la flamme du bûcher vengeur eût guidé sûrement leurs premiers pas dans la carrière. « Je cesse de te retenir, dit le comte, mais tu ne partiras pas seul. Le fanatisme t’arrache à tes devoirs les plus sacrés, tu refuses de prendre soin de mes vieux jours, et moi, je vais combattre près de toi pour éloigner de ta tête le fer ennemi, pour essayer d’éclairer ton cœur trop facile à égarer. Quand tu oublies que tu es mon fils, je sens plus vivement que je suis ton père. »

Le comte prit donc la croix, malgré les larmes de Florestan, de la comtesse et de Laurette. Ses vassaux se rendirent en foule sous sa noble bannière.

Compelle eos intrare, forcez-les d’entrer. Ministres du Christ, n’oubliez jamais ce commandement du doux fils de l’homme ; forcez les faibles et les méchans, les hérétiques et les philosophes, tous les raisonneurs en un mot. Forcez-les d’entrer… qu’ils entrent. S’ils meurent en entrant, ou avant d’entrer, c’est leur faute ; pourquoi sont-ils sortis ?

Il fallut se pourvoir d’armes et de bagage ; le comte ne trouva point à emprunter. Ses biens étaient en litige, vainement croyait-il démontrer la futilité des prétentions des moines, mille exemples attestaient que les moines avaient toujours la justice pour eux. Cependant ne voulant pas le laisser mourir damné, ils lui fournirent l’argent nécessaire, il leur engagea ses domaines jusqu’à son retour. Ses vassaux leur vendirent également une partie de leurs terres pour de l’or, pour des bénédictions et des messes ; et l’autre partie ils la leur cédèrent en échange contre un égal espace de terrain en paradis, dont les bons pères leur firent cession par acte. Ainsi tout le monde fut content, les Croisés eurent de bons chevaux, de belles armes bien bénies, l’espérance de conquérir des royaumes, des principautés, des châteaux et des fermes en Palestine, la certitude d’un bon et vaste emplacement en paradis ; et les moines eurent de grandes terres autour de leur couvent pour y semer le pain des pauvres, grand nombre de messes à chanter pour désoler Satan, et l’indicible satisfaction chrétienne et dévote de voir partir pour la Judée, et par conséquent pour le ciel, une multitude de serfs et de vilains, raisonneurs et brouillons, et surtout un seigneur hérétique et philosophe, dont les opinions et les exemples diaboliques auraient envoyé les habitans du pays en enfer, et chassé les moines du pays.




CHAPITRE IV.

Amazones chrétiennes. — La mission du Glaive.


Le comte et Florestan, à la tête de leurs vassaux, se rendirent auprès de Raymond, au bruit des cloches du comté de Lansac et des chants des moines, couverts des bénédictions de l’Église, baignés des larmes de la comtesse, de Laurette, de Gabrielle et même du baron. Ce dernier dit au comte : « Vous partez, c’est votre faute. Si vous aviez été chrétien orthodoxe, si vous aviez été convaincu du pouvoir des prêtres, vous seriez resté tranquille dans votre château… Corbleu !… » Ce mot terminait tous ses discours. En quittant le comte il eut la rencontre d’un moine, lui reprocha le départ du philosophe, et lui sangla deux fois son fouet à travers le visage… Ô puissance de la religion ! le moine reçut les coups de fouet du barbare, et lui donna sa bénédiction.

Raymond et les Croisés se mirent en marche vers Constantinople. Florestan eut le bonheur d’attirer l’attention du légat. Ce saint personnage le nourrît du pain de la parole, lui prouva par les exemples du peuple d’Israël et les lois divines contenues dans ses livres saints, l’obligation imposée à tous les chrétiens d’exterminer les infidèles et les hérétiques. Il lui fit voir Moïse, à la tête d’une légion de prêtres, fondant l’épée à la main sur les adorateurs du veau d’or, et en massacrant vingt et trois mille ; Jacob et sa famille, égorgeant en trahison les Sichimites ; Josué, mettant tout à feu et à sang dans une ville idolâtre qui ne se défend pas ; le peuple chéri, exterminant tout ce qui a vie ; David, brûlant les villages qui lui ont servi d’asile, et massacrant les sujets du roi Achis, son bienfaiteur ; enfin, tous les hommes, selon le cœur de Dieu, se baignant dans le sang idolâtre : Dieu lui même, se faisant homme pour apporter sur la terre le glaive et non la paix ; comme il le déclara expressément ; il lui prouva la perpétuité de la foi de notre sainte mère Église à cette mission (celle du glaive), de son cher époux, le doux agneau de l’Apocalypse, le chef des missionnaires, le grand célibataire des mondes ; et la lui prouva par la conduite de notre sainte mère depuis les premiers jours jusqu’à eux (a).

Il lui fit voir, les premiers chrétiens, proscrivant tous les cultes, renversant les statues des faux dieux, excitant mille séditions dans l’Empire, et quand enfin la religion du ciel se fut assise sur le trône avec Constantin, la guerre s’allumant entre les croyans, et le glaive apporté par le Christ versant, à longs flots, le sang de la famille chrétienne, c’est-à-dire le sang de ses membres gangrenés, des hérétiques, des schismatiques et des raisonneurs.

L’Éternel, disait le saint légat, a quelquefois changé, peut-être, de volonté ; il créa l’univers et l’homme, et se repentit de les avoir créés ; il choisit les Hébreux entre toutes les nations, les nomma son peuple chéri et l’abandonna ensuite ; après avoir fait le vieux Testament, il fit le nouveau. Cela entrait dans ses desseins, nous devons humilier notre raison devant sa sagesse ; mais il a eu une pensée de tous les temps, une seule, ce qui prouve le but de la création et son motif ; ce but et ce motif sont, l’extermination de quiconque ne croit pas ce qu’il faut croire.

En effet, l’Éternel est, comme vous savez, une unité, laquelle est une trinité composée du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Or, Dieu le père ayant fait le judaïsme, dit aux Hébreux : exterminez tous ceux qui ne seront pas juifs ; Dieu le fils ayant fait le christianisme, dit aux fidèles : exterminez tous ceux qui ne seront pas chrétiens, même les juifs (b) ; et Dieu le Saint-Esprit avait dit aux juifs par la bouche des prophètes inspirés par l’esprit, et a dit aux chrétiens par la bouche des interprètes de la sainte mère Église, inspirés par lui, Saint-Esprit : exterminez juifs et chrétiens, s’ils sont dans l’erreur ; donc la très-sainte Trinité est une en volonté comme en essence ; et il faut pour lui plaire, et conséquemment à cette volonté exprimée par les Papes et leurs légats, les évêques et les conciles, les docteurs et les moines, les dévots et les marguilliers ; en un mot, par les millions de bouches de notre sainte mère Église, égorger, à la gloire de Dieu, les infidèles, les hérétiques, les philosophes, les raisonneurs, et leurs bœufs et leurs ânes, selon les usages orthodoxes des enfans d’Israël.

Ainsi, ou à peu près ainsi, s’exprimait le saint homme. Ces conversations pieuses firent ouvrir les yeux au jeune guerrier ; et bientôt il prouva par ses œuvres que le bon grain n’avait pas été semé dans une terre ingrate.

Après le départ de Raymond et des Croisés, l’Occitanie retentit des plaintes des amantes, des veuves et des mères. Des légions de diables, dit notre chronique, se transformèrent en messagers et furent dépêchés par elles à leurs maris, à leurs amans pour les engager à revenir sur leurs pas. Les amans renvoyèrent les courriers chargés de paroles de consolation, les maris ne voulurent même pas les entendre. Fût-ce dans la crainte de ne pouvoir résister aux sollicitations de leurs épouses ; se jugèrent-ils moins fermes que les amans ? Le Chroniqueur laisse la question indécise, nous la proposons aux dames.

Quoi qu’il en soit, le Démon voulait, par le moyen des épouses et des amantes, faire revenir les Croisés, il occasionna le départ des affligées. Admirons les voies de la Providence ; elle se sert de l’enfer même pour opérer notre salut.

La comtesse de Lansac, la première de toutes, conçut l’héroïque dessein de se croiser ; elle renvoya Laurette chez une vieille baronne ; et libre d’obéir à la voix du ciel, elle fit passer dans le cœur des veuves, épouses ou amantes, tout le courage du sien : une armée d’amazones se forma sous les murs du château de Lansac, et partit pour la Terre-Sainte en invoquant la sainte Vierge, sainte Judith, sainte Jahel et les autres héroïnes du peuple de Dieu (c).

À cette armée se joignit une foule innombrable de moines et de pages ; l’Éternel descendit dans leurs rangs, le Saint-Esprit, sous la forme de langue (nos manuscrits ne disent pas si elle était de feu), planait sur le camp ; les prophètes et les prophétesses se multipliaient d’heure en heure. Tous les moines et toutes les femmes eurent des extases et des visions.

Ces amazones arrivèrent dans un pays peuplé de juifs. À l’aspect de ces misérables, dont les pères firent mourir Dieu, une voix se fit entendre.

« Saintes guerrières, s’écria-t-elle, si la femme perdit le genre humain, les flancs d’une femme portèrent le Sauveur de l’humanité. Vous prétâtes l’oreille aux discours du serpent ; mais il est écrit que vous marcherez sur sa tête. Les enfans de Judas sont devant vous, écrasez le serpent !… »

Ainsi Dieu remettait le soin de sa vengeance aux femmes et aux moines, comme aux jours d’Athalie, où des lévites et des saintes filles égorgèrent dans le sanctuaire, et de leurs propres mains, une reine infidèle.

Écrasez le serpent ! On égorgea les enfans d’Israël dans leurs lits, dans les champs, dans les cavernes ; la tête des enfans fut écrasée sur la pierre, comme il est prescrit par le Juif roi et prophète David ; et beaucoup d’entre ses descendans, prévenant eux-mêmes un supplice plus cruel et mérité, se tuèrent de leurs propres mains, après avoir tué leurs femmes et leurs enfans[16].

Ces dévotes héroïnes, versant ainsi partout le sang judaïque, arrivèrent dans la Hongrie, où l’armée de l’ermite Pierre avait été détruite : elles y furent également exterminées ; la divine Providence les enleva de cette vallée de larmes.

La comtesse de Lansac, comme toutes les autres, reçut la couronne du martyre. Ces chastes épouses furent reçues au ciel par leurs époux, tombés avant elles sous le fer ennemi ; bientôt elles y reçurent leurs jeunes enfans, qui, marchant sur leurs traces, et conduits par des maîtres d’école, se croisèrent, partirent pour la Palestine, et arrivèrent au ciel dès les premiers jours du voyage.

Ainsi, la plupart des premiers croisés, hommes, femmes, enfans et moines, périrent ; comme autrefois les enfans d’Israël ; loin de la terre promise : mais Raymond, nouveau Josué, devait y conduire son peuple.

Parmi les grands vassaux du comte de Toulouse, Florestan fut toujours le plus brave et le plus catholique. Gabrielle et le légat avaient totalement changé son esprit ; le philosophe avait fait place au chrétien. Gabrielle a maudit les infidèles, disait-il souvent ; malheur à cette race impie ! mon bras n’épargnera ni la vieillesse, ni l’enfance ; les ennemis de Gabrielle sont indignes de pitié.

L’empereur grec accueillit comme des libérateurs les guerriers du comté de Toulouse ; leur valeureux souverain lui promit de le servir contre ses ennemis ; mais Florestan, indigné de la faiblesse de son prince, disait aux chrétiens : Une ligue avec des schismatiques est une ligue impie ; ils sont maudits comme les infidèles. Loin de leur prêter l’appui de votre bras, frappons, au contraire, ces fils désobéissans, précipitons du trône de Constantin ces empereurs rebelles au père commun ; exterminons les schismatiques, et Dieu nous accordera le bonheur et la gloire d’exterminer les Sarrazins.

La voix du héros fut entendue. Le sang des Grecs coula dans Constantinople ; mais la conquête de cette ville coupable était réservée à d’autres héros ; les décrets éternels appelaient Raymond et ses sujets sous les murs d’Antioche et de Nicée.

Le comte de Lansac ne partageait point l’enthousiasme de son fils, il contredisait le légat ; il osa prétendre que Dieu pouvait sauver l’hérétique et l’infidèle, et que les hommes devaient souffrir ce que Dieu souffrait. Anathême ! s’écria le légat ; il ne serait donc plus permis d’extirper les mécréans, de mettre leurs biens en proie ou de les confisquer ? l’Église cesserait d’être militante, et la sainte croisade serait un crime ou une folie, et peut-être tous les deux !… Le comte n’osa répliquer ; mais son silence fut séditieux (d) : il eût été excommunié et brûlé pour avoir parlé et pour n’avoir rien dit, comme on doit en agir avec les hérétiques et les suspects d’hérésie, si le légat n’eût été l’ami de Florestan : il pardonna au père en considération du fils. Mais Dieu ne pardonna point ; sa vengeance fut lente, mais terrible.

Baudoin, Godefroy, Raymond, dépassèrent enfin les champs de Constantinople, et rencontrèrent bientôt des ennemis dignes de leur courage : l’illustre Soliman leur livra de terribles combats ; mais l’heure était venue où l’Alcoran devait tomber devant les bannières du Christ.

Ces Arabes conquérans, ces Turcs féroces, disparurent devant les Croisés comme les sables devant les tempêtes, ou tombèrent comme les arbres des forêts sous les carreaux de la foudre.

Antioche et Nicée furent les premiers prix de la victoire.

Florestan était l’orgueil de l’armée, il exécutait en aveugle les ordres de l’Église ; il frappait sans miséricorde, et détournait sa vue des misérables, afin de n’être point égaré par des larmes ; il ne recevait point de prisonniers (e) : aussi les historiens assurent que la milice céleste chantait son zèle et sa gloire sur des harpes d’or, donnait à son bras vengeur une force miraculeuse, et le couvrait de son divin bouclier.

Le comte de Lansac combattait vaillamment ; mais il blâmait le zèle des Croisés : il eût voulu qu’on eût gardé la foi aux infidèles, qu’on eût observé les traités, qu’on eût même fait la paix et recouvré Jérusalem de bon accord, comme il était possible ; mais les grands de l’Occident, qui s’étaient armés pour conquérir des royaumes et des principautés, au moins une pour chacun, et les moines et les prêtres, qui voulaient extirper les infidèles et édifier des églises et des abbayes, rejetèrent ses propositions mal sonnantes. Heureusement le sort des armes lui fut contraire ; il disparut tout-à-coup : ses écuyers déclarèrent l’avoir vu tomber sous le fer d’un Sarrazin ; et l’armée, dont il intimidait quelquefois le zèle, se livra depuis à toute l’ardeur de ce zèle, trop long-temps contenu.




CHAPITRE V.

Jérusalem.


Les innombrables soldats accourus sous les drapeaux de l’ermite et de Godescald avaient disparu : vainqueurs, ils se fussent attribué la victoire : Dieu voulut prouver, en leur retirant son bras, que toute force vient de lui. La faible armée de Raymond et de Godefroy renversa tous les obstacles ; l’Éternel s’était mis avec elle. L’Éternel est le Dieu fort, mais il est aussi le Dieu jaloux : les compagnons de Godefroy le priaient avant de combattre, et lui chantaient des hymnes après la bataille : aussi les prêtres, considérés et puissans, attirèrent sur l’armée les bénédictions du Très-Haut, les Sarrazins mordirent partout la poussière, et les murs resplendissans de la Cité sainte se montrèrent enfin aux yeux émerveillés des guerriers de l’Église.

À l’aspect de Jérusalem, quelles leçons, quels exemples, quels grands souvenirs se présentèrent en foule à leur mémoire ! Là, jadis vivait un peuple gouverné par Dieu même, par l’intermédiaire de ses pontifes : aussi quel peuple eut jamais moins de science et plus de foi ! quel peuple vit un si grand nombre de prophètes et de miracles, et jouit d’autant de gloire et de bonheur !

Là, fut placé le modèle de la société humaine, et l’exemple de l’ordre qui devrait être établi partout, puisque Dieu en est l’auteur (a).

Du sommet des montagnes arides d’où, pour la première fois, il voyait les remparts de Sion captive, Florestan crut entendre les cris des Amalécites égorgés ; du roi Agag découpé-vivant par le prophète Samuel (b) ; d’Athalie, poignardée par les lévites ; des quarante-deux mille Éphraïmites massacrés pour mauvaise prononciation ; en même temps, il crut voir la gloire du grand-prêtre, il vit ce confident de l’Éternel, la tête entourée d’une brillante auréole, respirant les parfums de l’autel et le sang des victimes ; et dictant aux lévites, pour les imposer au peuple, les ordres de Jehovah.

Éclairé par cette vision toute divine, il poussa son vigoureux coursier au milieu des rangs, brandit fièrement sa lance, et s’écria :

« Princes et chevaliers, nobles et vilains, vous tous, maîtres ou esclaves, écoutez-moi !… Dieu m’a parlé.

» Enfin, nous touchons au terme de nos travaux ; Jérusalem est devant nous ; prouvons dans ses murs sacrés où la victoire va nous conduire, que nous sommes dignes de les habiter ; ouvrons les livres saints ; voyons-y comment en usaient les enfans d’Israël envers les nations vaincues, idolâtres et maudites. Prêtres du Seigneur ! vous, à qui le soin de l’arche ancienne et nouvelle est confié, ouvrez cette arche divine, sortez les tables de la loi, et redites-nous les ordres donnés par l’Éternel à son peuple, contre Baal et ses disciples. »

Héros catholique ! répondit un moine, Dieu veut que son peuple tue tout ce qui a vie, détruise les récoltes et renverse les maisons : c’est écrit (c).

— Et son peuple, quel est-il ?

— Les enfans d’Israël furent honorés de ce nom, et l’Éternel ayant fait alliance avec eux, leur promit l’empire de toute la terre, à jamais.

Quoi ! répliqua Florestan, ils régneront sur nous ! Quels crimes n’allais-je pas commettre ? j’allais offenser Dieu dans la personne de ses alliés !

Moderne Samson ! s’écria le moine, ne crains rien ; tu peux atteler trois cents renards, leur attacher du feu à la queue, et les chasser vers les moissons d’Israël ; tu peux faire crouler le temple et écraser tout Israël ; Dieu a rompu l’alliance ; il a maudit son peuple, et l’a dispersé sur toute la terre, à jamais.

Oui, guerriers, ajouta le légat, le peuple de Dieu n’est plus son peuple ; c’est nous qui le sommes, et les mêmes devoirs nous étant imposés, notre obligation est d’exterminer toutes les nations infidèles, et les Juifs eux-mêmes ; quand je dis nous, je me trompe, car l’Église a horreur du sang, et c’est vous seuls qu’elle charge du soin de ses vengeances.

Eh bien ! ajouta Florestan, prêtres de l’Éternel, priez pendant que nous combattrons ; appelez sur nous les faveurs d’en-haut : nous jurons d’exterminer tous les ennemis de Dieu et de l’Église.

Nous le jurons ! s’écrièrent les Croisés. Le légat entonne alors les cantiques de David ; les prêtres lui répondent ; l’armée tombe à genoux, pleure, prie, et se relève en menaçant Jérusalem et les enfans de Mahomet et la race maudite du roi-prophète.

Les murs de Sion s’écroulèrent… Les chrétiens se précipitèrent dans leur enceinte semblables à des lions furieux. Plus ils versaient de sang, plus ils en voulaient répandre ; les souffrances du fils de Marie les rendaient insensibles aux souffrances de ses assassins ; ils lavèrent avec le sang des mahométans et des juifs les lieux où coulèrent les larmes et le sang adorable du Sauveur du monde.

Ô combien de chevaliers français prouvèrent alors leur noble origine ! On reconnut à leurs exploits les descendans de ces fiers barbares dévastateurs des Gaules. Combien de serfs, en imitant leurs maîtres, devinrent nobles comme eux (d) !

Florestan punissait dans chaque juif l’assassin de Dieu, l’ennemi de sa maîtresse ; il massacra l’enfant dans les bras de la mère ; il égorgea la mère sur le corps de l’enfant ; il s’écriait : Dieu le veut ! et l’infidèle tombait sous le glaive.

Il aperçut dans une caverne une femme coîffée d’un turban, derrière un tas de cadavres, au milieu de trois enfans : tous les quatre feignaient l’immobilité de la mort, mais Florestan a vu la ruse : un mouvement involontaire a révélé la vie ; il s’élance. Sa pesante armure donne à ses pas un poids énorme sous lequel s’affaissent les morts et achèvent d’expirer les mourans. Il les maudit et s’écrie : Dieu le veut !

Il arrive enfin auprès de la jeune mère ; elle avoue la vie pour implorer la pitié du chrétien. — Dieu le veut ! lui répond-il en levant le glaive, ce mouvement dérange son casque ; le visage du héros est à découvert, et la suppliante s’écrie : Florestan !… Il regarde… il voit les traits de Laurette, de sa sœur bien-aimée ; il la voit et ne la reconnaît pas. Cependant ces traits chéris troublent son cœur ; mais son bras est levé, mais sa haine pour les infidèles lui fait attribuer aux ruses du démon cette ressemblance d’une idolâtre avec sa sœur, et son bras, décidé par le désir de punir les malices de l’ennemi du genre humain, agite le fer vengeur ; le fer tombe sur le groupe idolâtre, tandis que le héros, détournant la tête, s’écrie en versant une larme : Dieu le veut !

La surprise avait dérangé son bras ; au lieu de frapper la mère, il fendit la tête à deux des enfans. Poursuivi par l’image de sa sœur, il voulut fuir, heurta du pied contre les cadavres, et tomba près d’un enfant syrien, qui, rappelant sa force dernière, lui enfonce l’index de la main droite dans l’œil gauche, et meurt. Les chrétiens emportent le héros ; borgne, et estropié ; car il s’était démis un bras en tombant.

Ainsi Jérusalem fut délivrée ; ainsi périrent les juifs et les idolâtres ; ainsi Florestan obtint de la bonté céleste des marques ineffaçables de son courage et de sa piété.

Vous avez vu, mes frères, l’action de la religion théologique sur les grandes masses ; maintenant, apprenez comment un véritable chrétien doit se conduire pour aller au ciel, malgré ses péchés, et vous achèverez de vous convaincre de cette vérité si vraie, extraite des Pères et de l’histoire du monde :

« Dieu prodigue ses biens
» À ceux qui font vœu d’être siens. »[23]




CHAPITRE VI.

Le Moine et Laurette.


Nous n’oublions pas notre but, il est de vous détourner des mauvais livres. Les philosophes emploient tous les styles pour réveiller votre attention, nous imiterons leur adresse, et, dans cette dévote histoire, nous passerons du grave au doux, du plaisant au sévère. Cet ouvrage doit vous tenir lieu de tous les autres.

Nous allons donc quitter le ton solennel en vous racontant les aventures de la sœur de Florestan.

La belle Laurette, confiée à la vieille baronne, s’ennuyait à mourir au récit, mille fois répété, des grands coups d’épée donnés, jadis, en l’honneur de la dame par les paladins de la Gascogne. Ses charmes avaient fait l’admiration de la France et du Languedoc, de la Navarre et de l’Arragon ; car, selon l’usage des vierges du bon temps, la baronne avait couru les aventures, seule, ou accompagnée d’une fille d’honneur ou d’un chevalier courtois. Malgré les enchanteurs, les géans, les forêts, la solitude et son chevalier, personne n’avait osé médire d’elle. Ah ! quelle différence aujourd’hui ! une Parisienne irait-elle en pélerinage à Long-Champ avec un ami respectueux ; irait-elle en pélerinage au Mont-Valérien avec un missionnaire même, ou seulement se reposerait-elle avec l’un ou l’autre, au retour d’une station au cimetière du Père Lachaise, à la Galiote ou au Cadran-Bleu ; mille mauvaises langues, ennemies de la religion, la poursuivraient, et n’épargneraient ni le discret amant, ni le dévot missionnaire. Ô temps ! ô mœurs ! Ah ! mes chères sœurs, aidez-nous, vous le devez, aidez-nous à rétablir les coutumes du douzième siècle ; vous pourrez alors courir les champs et les bois, faire des pélerinages à Lorette, à Saint-Jacques de Compostelle, voire même jusqu’en Palestine ; et si vous entrez à Garbe dans le cours de vos voyages, on vous y mettra, sans opposition, la couronne de roses blanches sur la tête.

Laurette s’ennuyait donc beaucoup au récit des nobles aventures de la châtelaine ; non qu’elle les trouvât tant sottes, mais la bonne vieille les racontait sottement. La damoiselle ne jugeait pas si désagréable de courir le pays avec des amans toujours respectueux et fidèles. Elle aurait volontiers ajouté à sa suite une demi-douzaine de ces bons chevaliers, les uns pour lui chanter des romances ou lui raconter des fabliaux, les autres pour plisser sa collerette ou tricoter ses bas, car à quoi pouvaient être bons des chevaliers si courtois ? à donner des coups d’épée en l’honneur de sa beauté ! Elle ne voulait forcer personne à la trouver belle. Cependant les ennuyeux discours de la baronne lui donnaient de jour en jour un plus vif désir, sinon de courir les aventures, au moins de la quitter. Si quelque chevalier errant se fût approché d’elle, Laurette aurait probablement marché sur les traces des belles de la chevalerie, et mis son nom à la suite des noms d’Iseult, d’Oriane et de Blanche-Fleur : au lieu d’un chevalier il vint un moine ; et son nom eût été mis dans la légende si elle avait toujours resté sous les ailes du saint homme.

Parmi les doctes et vénérables personnages du couvent de Lansac, il y en avait un tellement savant, rigide et pieux, qu’on l’appelait le Moine, sans autre désignation. C’était un puits de science, un abîme d’érudition. Il savait lire à peine, ne savait pas écrire du tout ; mais son âme, éminemment théologique, connaissait par instinct tout ce qu’avaient découvert les théologiens passés et présens, et devinait ce que devaient savoir un jour les théologiens à naître. Cet homme canonique portait une barbe longue et touffue, d’épais sourcils se courbaient en arc au-dessus de ses yeux tantôt sombres comme la nuit orageuse, tantôt brillans comme l’éclair ; un nez prophétique s’élevait entre ses sourcils et ses moustaches comme le cèdre du Liban au-dessus des broussailles. Quand il marchait, il croisait les bras sur sa poitrine, il baissait les yeux ou les élevait dévotement au ciel, soupirait, pleurait et priait. Ses larges reins étaient serrés d’une double corde d’où pendaient une discipline et un chapelet. Il n’avait ni bas, ni chemise, mais il était couvert d’une haire : une odeur de couvent ou de sainteté l’annonçait au loin ; c’était bien véritablement un moine. Il prenait la Bible et les prophètes pour règles de sa conduite ; c’était un saint. Il frémissait du sort de Laurette, abandonnée à la déraison d’une vieille folle, à l’inexpérience d’une nourrice, aux mauvais exemples de Gabrielle, ivre d’amour. Si, comme il le craignait, elle devenait amoureuse de quelque mondain, son âme était perdue à jamais. Le fils de Dieu défend d’aimer ; ses vicaires inventèrent les verroux et les grilles ; les vierges furent ainsi mises à l’abri de la chair et du malin ; et pourtant, comme il leur faut nécessairement un époux, à ce qu’elles disent ; un époux est la marotte des agnès et des prudes ; le doux Jésus devient le leur, dès qu’elles ont, de gré ou de force, renoncé à Satan et à ses œuvres.

Les moines, ayant déjà sauvé trois personnes de la famille, décidèrent de sauver aussi Laurette. Son voile était préparé, son directeur était désigné. Mais le moine craignant la résistance de la jeune vierge, ou suspectant l’habileté de son directeur, (il avait en vain demandé à l’être), résolut de la sauver. Le pélerinage à la Terre-Sainte, étant le moyen le plus sûr d’aller au ciel, il résolut de conduire la jeune fille à la Terre-Sainte.

Il sortit une nuit du couvent, un énorme bissac sur ses épaules, deux bâtons de pélerin à la main, la calebasse en bandoulière ; il prit le chemin du château de la baronne ; et parvenu sous les fenêtres de Laurette, posa le bissac, grimpa le mur, frappa trois petits coups à la fenêtre, dit à haute voix l’Ave Maria, et frappa de nouveau. — Caou tusto (qui frappe) ? Le Père Éternel, répondit le moine. Il battit le briquet, et mit le feu à un paquet de filasse de chanvre. Tantôt agitant la filasse enflammée devant les contre-vents mal joints, tantôt la cachant derrière le mur, il fit des éclairs ; le hasard, ou plutôt un accident préparé par la divine Providence, fit le tonnerre. Le saint homme était monté sur une pierre saillante, tout-à-coup elle se détache du mur, elle tombe, et le moine avec elle, sur un échafaudage de planches ; l’échafaudage s’écroule avec bruit. Le moine fut moulu de sa chute, et ne fut pas trop fâché de sa mésaventure.

Laurette n’avait pas osé regarder d’abord ; enfin, elle ouvrit doucement sa fenêtre : elle eut peur ; mais, entendant des cris plaintifs, sa peur fit place à la compassion. Elle revêt à la hâte une robe légère, descend, ouvre sa porte, et la voilà aux côtés du moine. Le moine bénit l’agneau sans tache.

Ensuite, interrompant la jeune fille qui le pressait d’accepter ses secours :

le moine.

Ma chère sœur, vos services me sont inutiles. Dieu m’a dit : « Va trouver l’aimable Laurette ; ma voix, l’éclair et la foudre frapperont ses yeux et son oreille : tu guériras de tes blessures quand tu l’auras décidée à te suivre. »

laurette.

Il est vrai, l’éclair et le tonnerre ont troublé mon repos. J’ai entendu les saintes paroles de l’ange, et une voix m’a dit : Je suis le Père Éternel. Et l’autre jour, pendant ma prière, une autre voix venant du ciel, et comme sortant de l’épais feuillage d’un chêne, m’a crié : Ton Père t’appelle ! je suis le Fils de l’homme !

le moine.

Je me prosterne à vos pieds ; priez pour moi, Jésus vous a parlé : hâtez-vous d’obéir aux ordres du Père et du Fils, venez, ma sœur, nous allons partir.

laurette.

Vous voulez…

le moine.

Le ciel l’ordonne.

laurette.

Comment peut-il le vouloir ?

le moine.

Ne le voyez-vous pas !… Pour délivrer les lieux saints, pour planter l’arbre de la croix.

laurette.

Mon père et ma mère m’ont défendu…

le moine.

Il vaux mieux obéir à Dieu qu’aux hommes.

laurette.

Il a dit : Obéissez à votre père et à votre mère.

le moine.

Non ; mais il a dit : Honorez votre père et votre mère. Honorez-les donc, mais n’obéissez qu’au Père céleste. Imitez l’obéissance des jeunes mariées ; il a dit : La femme quittera son père et sa mère pour suivre son époux.

laurette riant.

Mais je n’ai point d’époux.

le moine.

Vous faites partie de notre sainte mère Église dont Jésus est l’époux ; il est plus particulièrement l’époux des vierges fidèles : en allant combattre les infidèles, vous vous donnez à lui, il se donne à vous ; et, comme Adam disait d’Ève au jour de son hymen, il dit de vous : Celle-ci est l’os de mes os, et la chair de ma chair. Noble épouse du Christ, suivez donc ses pas et les miens, venez en Palestine.

À ces mots, il ouvrit son bissac, et en sortit une robe de moine dont il enveloppa Laurette, pour la mettre à l’abri des dangers du monde. Elle hésitait encore, alléguant cent mauvaises raisons ; le doute de la volonté de Dieu… ; que sais-je encore ?… Le moine prit la parole :

« Voudrais-je vous tromper ? N’est-ce pas moi qui tranquillise les consciences et remet les errans dans la bonne voie ? N’avez-vous pas entendu la voix du ciel ? N’avez-vous pas entendu ce cri retentir dans toute l’Europe : Dieu le veut ? Votre père et votre frère ne sont-ils pas partis ? Votre mère n’a-t-elle pas suivi leur exemple ? Pourquoi ne suivriez-vous pas l’exemple de votre mère ? Vous en avez reçu l’ordre de l’Éternel votre père, et de Jésus votre époux ? Ah ! ma sœur… »

Ces reproches commencèrent à la toucher vivement ; enfin, le moine eut l’heureuse idée de lui dire :

« Si vous aimez vos parens, pourquoi leur refuser vos secours ? Dieu ne vous a-t-il pas dit : Ton Père t’appelle ? Il vous appelle, ma sœur ; peut-être n’a-t-il personne pour soigner ses blessures, ou consoler ses ennuis, ou le dérober au coup fatal : partons ; allons près de lui ; soyez là pour le secourir et le sauver !… »

Partons ! s’écria Laurette en sanglotant, partons ! Je le vois, Dieu m’a parlé, Dieu vous envoie ! ne perdons pas un moment, partons ! Ils partirent.

Satan en frémit. La beauté de la pélerine lui fit craindre une multitude de conversions ; il jura de les empêcher d’arriver en Palestine, ou du moins, d’y arriver en état de grâce. Ici le Chroniqueur dont nous suivons le récit laisse percer une certaine crainte au sujet de Laurette. Quant au moine, il est sûr de lui, et s’écrie : « Satan sera vaincu ! Le saint homme touchera peut-être la terre ; mais il se relèvera plus fort et plus aguerri. Pierre Barjone, qui est la pierre sur laquelle l’Église est bâtie, n’était pas une pierre plus ferme que le moine. Il lui fallut trois chants du coq pour reconnaître sa faute. Le moine aura expié les siennes avant même que le coq ait chanté. »

Les deux pélerins partirent donc au clair de la lune. Satan, pour effrayer la jeune fille, tantôt se transformait en fantôme aux longs bras, tantôt revêtait des formes plus épouvantables encore : mais le moine le combattait avec les armes de l’Église, le goupillon et l’eau bénite, le signe de la croix et les exorcismes. Laurette criait-elle au fantôme ! au revenant !… Le moine la rassurait, exorcisait, prenait la pélerine par la main ; ils avançaient…, et trouvaient, au lieu d’un fantôme, un chêne ébranché par les vents. Le malin mugissait-il horriblement derrière une roche, le moine prononçait les paroles sacrées ; ils avançaient…, et voyaient une source au doux murmure. D’autres fois Satan volait au-devant d’eux sous la forme d’un farfadet, le moine aspergeait les airs d’eau bénite ; ils avançaient…, et voyaient les doux rayons de la lune errans au gré du feuillage agité par les zéphirs, sur la route couverte par des berceaux de verdure.

Ainsi le démon changeait la forme de tous les objets ; le moine remettait tout dans l’ordre ; bientôt la pélerine, imitant son directeur, changea en rocher un énorme géant qui leur barrait le passage d’une rivière. Ce géant, c’est-à-dire Satan, devint barque ; pour cette fois, ne se doutant pas de la ruse, ils entrèrent dans la barque et firent naufrage ; la barque s’enfonça ; le moine eut le bonheur de mettre sur ses épaules Laurette et le bissac, et de les sauver à la nage.

Le bissac contenait une robe de rechange : Laurette la mit ; le malin s’attendait à quelque gros péché, causé par la toilette de la belle ; il entra même dans le corps du moine ; celui-ci recourut aux armes spirituelles ; il eut, pour lors, défié la vertu de saint Robert d’Arbrissel.

Un flacon de vin de Chypre les consola de leur mésaventure : il était jour, ils repartirent. Plus de géans, de farfadets, de fantômes, mais beaucoup de ronces, d’épines, de pierres pointues. Le moine oublia de les exorciser, et le malin fit enfler et crevasser les pieds délicats de Laurette. Alors elle regarda derrière elle, et ne voyant ni Lansac, ni le château de Gabrielle, ni celui de sa tante, elle se mit à pleurer en demandant si la Palestine était encore bien loin !

Le moine la prit de nouveau sur ses épaules, et la porta comme autrefois le Sauveur du monde portait sa croix ; car, dit l’archevêque Turpin, dont notre Chroniqueur partage les opinions, « Depuis Adam, la femme est la croix de l’homme, avec cette différence que la croix sauva l’humanité quoique ayant fait le supplice du Juste ; et la femme, qui fait souffrir les plus justes, nous envoie en enfer dans l’autre vie, après nous avoir tourmentés dans celle-ci. »

L’archevêque Turpin était sage, mais il n’était pas galant.

Le moine entendit comme la voix d’un âne. Le Ciel, s’écria-t-il, nous envoie un compagnon ! À ces mots, il marche vers l’étable : Satan se tapit derrière la porte, sous la forme de verrou ; le moine perce une planche, passe le bras, saisit Satan ; le verrou se rouille et refuse de glisser : le saint homme soulève la porte hors des gonds, et l’écurie est ouverte ; ainsi, dans le bon temps, les moines et les démons guerroyaient sans cesse ; mais les moines étaient toujours victorieux : c’est pour cela qu’ils furent béatifiés. Lisez la légende.

Laurette, assise sur la poussière, pleurait amèrement ; son conducteur revint et dit : « Le doux Jésus pouvait-il laisser à pied sa jeune épouse ? Il ne donna qu’un âne à sa mère fuyant en Égypte, à vous il donne une mule, animal moins orthodoxe, il est vrai, mais plus vigoureux ; la mule n’a jamais parlé ni vu les anges, comme l’âne, mais elle va plus vite, et nous devons remercier la divine Providence de ce choix. »

Elle porta, et d’abord fort bien, le moine et Laurette, mais bientôt elle renversa le couple malheureux ; ils remontèrent ; ils retombèrent : étaient-ils à terre, elle devenait docile ; remontaient-ils, elle ruait. Le moine reconnut le démon à ses œuvres : il exorcisa la mule. Pendant la cérémonie, elle se prit à braire d’une façon épouvantable. Vivat ! Vivat ! dit le saint homme : le charme opère. Satan déguerpira : vainement il demande du secours aux enfers… Ô miracle ! la possédée se calme et présente aux pélerins, en pliant ses jambes de derrière, une croupe facile.

Glorieux du succès de l’exorcisme, ils remontent sur la mule. Laurette prit, dès ce moment, une confiance aveugle en son directeur. Mais tandis qu’il s’entretenait dans ces bonnes dispositions, la mule rejeta les pélerins à quatre pas.

Dieu me punit, dit le moine ; j’ai voulu triompher seul du démon, et l’homme ne peut rien par lui-même : mettons-nous en prières ; invoquons le secours du Très-Haut et de son cher fils, triomphateur du diable et de l’enfer.

Ils attachèrent la possédée, et prièrent ; ensuite ils cherchèrent des consolations dans le bissac, et enfin ils s’endormirent. À leur réveil, la lune avait remplacé le jour ; ses rayons décolorés leur laissaient voir les mille fantômes placés autour d’eux. Laurette en fut moins effrayée ; elle connaissait l’art de les mettre en fuite. Partons, dit le moine, rien ne manquait au dernier exorcisme, je suis sûr de la docilité de la mule.

L’herbe était tendre, ai-je dit ; mais la possédée n’en sut rien. Attachée court et fort, elle n’avait pu brouter ; et la nuit, pour elle, n’avait été qu’un long jeûne.

Dieu, dit le moine, en aidant sa compagne à monter derrière lui, ne refuse rien à ses serviteurs, quand ils le prient avec confiance ; car il est écrit : Avec un grain de foi vous transporterez les montagnes. — Frère, répondit-elle, il vous sera bien plus facile de transporter la mule qu’une montagne : transportez-nous donc tous les trois, comme nous voilà ; paraissons tout-à-coup dans la principale mosquée de Jérusalem, à l’heure de la messe, quand les infidèles changent le pain en Mahomet. Vous leur prêcherez le vrai Dieu ; votre éloquence et notre arrivée miraculeuse les convertiront. J’aimerais mieux les convertir que les exterminer. — Anathême ! s’écria le moine. Si Dieu veut qu’on les extermine, est-ce à vous de ne pas le vouloir !

Intimidée par cette réponse orthodoxe, elle se tut ; mais la mule ayant cessé de marcher, elle s’écria : Sainte-Vierge, venez à notre aide ! le diable est au milieu du chemin. — Il connaît les livres sacrés, dit le moine, et il les parodie. Autrefois un ange tira l’épée contre un âne : si notre mule parlait, elle nous avertirait de la ruse diabolique. Heureusement vous parlez pour elle ; invoquons le secours du ciel. Laurette voulut prier seule ; il lui semblait avoir le grain de foi. La mule ne marcha pas. Mon frère, dit-elle, le Seigneur a repoussé mes prières. — Je le savais, répliqua-t-il ; il a voulu réprimer votre orgueil. Pourquoi l’avez-vous tenté ? Il est écrit : Vous ne tenterez pas le Seigneur votre Dieu. — Comment donc faire ? répondit-elle : si je doute, il ne m’écoute pas ; si je crois, il me refuse. — Vous laisser conduire sans raisonner ; l’Église déteste les raisonneurs : ils sont damnés sans miséricorde.

Il dit, descend, débride la mule, et l’attache à une longue corde sur une herbe épaisse, et convie Laurette à venir prendre sa part des provisions que renfermait encore le bissac : elle n’osait ; les reproches du moine l’avaient intimidée. Cependant elle se laisse verser un verre de ce bon vin de Chypre que vous connaissez ; elle y trempe ses lèvres de rose, et en le buvant son trouble se dissipe ; elle ose porter ses beaux yeux sur le théologien ; elle voit un sourire de bienveillance errant entre ses moustaches et sa barbe ; elle voit la main du saint inclinant encore vers elle le flacon délicieux : elle avance sa tasse sous le flacon, il coule, elle est pleine, elle est vide : la belle obéissante a, suivant les désirs du saint homme, avalé cette nouvelle tasse à l’honneur de la sainte Vierge. Ainsi la paix fut cimentée.

Un moment après, le moine récite un Ave, et ils boivent en l’honneur de l’Esprit saint ; ils firent d’autres libations en mémoire du Père et du Fils ; enfin, la très-sainte Trinité fut saluée d’une triple rasade, c’est-à-dire d’une trinité de rasades, car le moine ayant par trois fois rempli sa tasse, vida les trois portions dans un vase trois fois plus grand, et les but ensemble, après avoir disserté sur le plus saint des mystères (a).

Le moine s’exprima en ces termes[25] :

 
 
 
 
 
 
 
 
 

À ces mots, l’habile théologien but les trois verres réunis, et il ajouta :

« On devrait attacher des théologiens à tous les lieux publics où Satan attire les hommes par l’appât des plaisirs défendus. Ces théologiens feindraient de participer aux erreurs des misérables débauchés ; mais soudain, faisant volte-face dans les momens opportuns, ils rappelleraient les égarés dans la bonne voie. Ainsi, par exemple, un pauvre ivrogne serait sauvé au bord de l’abîme ; il sortirait plus chrétien que jamais d’un lieu de perdition, et le diable serait pris dans ses propres filets. Je prouverai par mon exemple la bonté de mon projet. Nous allons en Musulmanie ; je veux m’y faire théologien du sérail, pour convertir ces pauvres sultanes et les dégoûter de la polygamie. »

Hélas ! la fin du discours du moine prouve le désordre de ses pensées. Satan avait versé ses poisons dans le flacon de Chypre, tout l’enfer était entré dans le corps du saint homme : il prit Laurette dans ses bras, Laurette ne sut pas le repousser ; il se crut dans le sérail, et ils tombèrent de l’état de grâce dans l’abîme de la réprobation et du péché.

Laurette, honteuse, remonta sur la mule, qui, pour cette fois, ne marcha ni trop ni trop peu. Le moine, à pied, cheminait sans sandales, sur les pierres aiguës, sur les ronces déchirantes, les yeux baissés et baignés de larmes, et comptant les grains de son chapelet. Il cherchait à expier sa faute par ses souffrances volontaires.

Après un long silence, Laurette osa tourner les yeux vers le vénérable Père, dont les sanglots avaient troublé sa rêverie. Ses larmes l’étonnèrent : elle éprouvait bien une certaine honte, mais elle était sans remords. Quoi ! mon frère lui dit-elle, vous pleurez ! vous pleurez, et vous êtes près de moi ! près de votre bonne sœur que vous menez à la conquête de la Palestine et du Paradis, et que vous avez déjà initiée aux célestes joies. Dites-moi vos chagrins ; laissez-moi essuyer vos larmes ou pleurer avec vous.

Elle descendit de sa mule, et ses bras caressans pressèrent le père inconsolable, et sa douce voix lui redit les plus douces paroles.

Le père s’était arrêté, les bras croisés sur la poitrine, la tête basse, un peu penchée vers l’épaule gauche, les yeux fixés sur son grand chapelet, cherchant par quel moyen il pourrait rentrer dans la voie dont il s’était fourvoyé : il ne voyait ni n’entendait Laurette ; mais, aux trois quarts de son cinquante-unième Pater, il s’aperçut que la bouche de la pécheresse s’approchait de la sienne, il entendit sa voix tendre ; il leva ses yeux vers les siens, et les vit brûlant d’une douce flamme, il les vit… ; il allait peut-être oublier encore son Dieu : mais tout-à-coup se ressouvenant de son crime, d’une main il saisit son chapelet, comme un naufragé saisit une planche sur le gouffre prêt à l’engloutir, de l’autre il repousse Laurette, et s’écrie : Vade retro ! vade retro Satanas ! éloigne-toi Satan, serpent maudit, abominable ennemi des hommes et de Dieu !…

Le serpent s’éloigna avec la fille d’Ève. Elle se mit à pleurer, en maudissant le jour où elle avait quitté le château de Lansac. Cependant le père s’approcha de la pélerine, et lui dit d’une voix forte :

« Pleure ! pleure ! être funeste, instrument de perdition, digne descendante de cette côte du premier homme, si malheureusement transformée en femme pour le tourment du pauvre Adam et de sa pauvre race ! pleure ton péché et le mien, et vois devant toi le gouffre de l’enfer, où ton âme et la mienne vont aller à tous les diables, si, par un moyen théologique, je ne les arrête sur les bords de l’abîme ! »

Quoi ! lui répondit-elle, nous avons péché, et je l’ignorais ! et c’est moi qui vous ai livré aux griffes du malin ! Je n’ai pas, comme la malheureuse femme d’Adam, tenté l’innocence de mon compagnon ; vous m’avez ravi la mienne, si je l’ai perdue, et vous seul vous devez porter le poids du péché. — Fiat !! soit fait comme il est dit !! s’écria le moine dans un beau mouvement de charité. En effet, si j’y avais pensé, je vous aurais enseigné le moyen de passer à côté du péché, et nous serions encore en état de grâce. Mea culpa ! c’est ma faute, ma très-grande faute (il se frappait la poitrine avec violence), j’en subirai seul la peine. Pour expier cette faute, je fais vœu de ne manger que d’un côté (du côté gauche, où j’ai une dent gâtée), de ne marcher que d’une jambe, c’est-à-dire, en sautant sur le pied droit, et en tenant les bras en croix, jusqu’à ce que j’aie trouvé un prêtre ou un moine auquel je me confesserai, et qui me donnera l’absolution ; moyennant quoi je serai aussi innocent que si je n’avais pas été coupable, et n’aurai par conséquent ni regrets, ni remords, ni souvenir de mon péché.

Il fit remonter sa compagne sur la mule, et la suivit en sautant sur une jambe et les bras en croix. Il vit bientôt un moutier, il alla, toujours sautant, y déclarer son crime, après avoir enjoint à Laurette de se cacher et d’éviter les regards des moines.

Les trésors de la grâce sont ouverts au pauvre errant. Le vénérable abbé frémit au récit du péché. Pour le connaître dans toute sa laideur, il voulut voir la complice, et fut refusé par le pénitent ; aussi, pour punir l’orgueil du démon qui le poussait à la désobéissance, lui fit-il appliquer trente-deux coups de discipline ; ensuite il lui donna l’absolution, à condition de s’en appliquer lui-même soixante-dix-neuf coups dans le délai de deux jours.

Absous béni, flagellé, et se tenant à peine sur ses deux jambes, le moine ne trouva plus la pélerine. Laurette est dans le moutier ! s’écria-t-il ; ah ! l’infidèle ! Elle y était. Le diable, ne pouvant empêcher le moine de rentrer dans la bonne voie, conçut l’espoir de faire fourvoyer tout le couvent. Il prend les traits du père prieur, et dit : « Mes frères, je sais où est la pécheresse ; la Madeleine fut moins jolie, et mérita moins d’être ramenée au bercail. » Il dit, et s’élance une torche à la main ; les frères se précipitent en foule sur ses pas, avec grand bruit, comme les abeilles sortant au matin de leurs ruches pour aller butiner sur les fleurs.

Ils élevèrent Laurette sur leurs bras entrelacés, et la portèrent au couvent en chantant l’Alleluia et le Veni Creator. Le diable, sous la forme du prieur, secouait sa torche sur les frères ; les feux de l’enfer en tombaient. Arrivés au couvent, ils se battirent : chacun voulait être le directeur de la pécheresse ; cependant ils allaient se rendre à l’avis du démon, de la diriger chacun à son tour. Heureusement vêpres sonnèrent, les dévotes arrivèrent, firent évader Laurette, et les bons moines ouvrant les yeux, gémirent sur leur égarement, et, pour en obtenir le pardon, se déshabillèrent tous, et se donnèrent mutuellement la discipline[26].

Ainsi, dans les siècles de la foi, les fidèles erraient (l’homme est faible) ; mais reconnaissaient leurs erreurs, et savaient s’en punir. Nous ne pouvons pas espérer que les hérétiques, imitant jamais d’aussi saints exemples, se flagellent eux-mêmes ; mais le zèle de la maison du Seigneur nous dévore ; nous aimons notre prochain autant et plus que nous ; nous demandons à tout moment à Dieu la grâce de flageller de nos propres mains les hérétiques et les philosophes, et les suspects d’hérésie et de philosophie, leurs femmes et leurs enfans, ad majorem Dei gloriam, et pour leur bien ; certains que nous sommes de les faire entrer, si on nous laisse faire.

Après avoir marché long-temps, ils arrivèrent devant la cabane d’un vilain. Le vilain les accueillit, et leur céda son lit moyennant leur bénédiction et deux Pater, qu’ils promirent de réciter pour sa famille et pour lui.

On soupa gaîment ; le pain était noir, mais les conviés avaient faim ; le vin était de l’année, mais il avait été mûri par le soleil du sud. Après le souper, on récita de dévotes oraisons ; on raconta des miracles authentiques et des histoires de revenant. L’auditoire se retira pour aller se coucher pêle-mêle, selon l’usage des paysans des montagnes.

Le malin attendait les pélerins dans leur chambre. Elle était étroite, ne contenait qu’un lit, et ce lit n’avait qu’une paillasse, sans matelas ; de sorte qu’on ne pouvait mettre de matelas à terre, comme il nous arrive de le faire quand nous voyageons ma nièce et moi, et comme le fait mon ami et associé, l’ex-dominicain (c’est moi, ex-jésuite, qui tiens la plume), quand il voyage avec sa gouvernante, et qu’il n’y a qu’un lit pour deux. Le Chroniqueur prétend que sur la paillasse était un matelas, et que le malin le fit disparaître. Le fait est probable ; mais le Chroniqueur n’établissant son dire ni sur des actes authentiques, ni sur des complaintes[27], ni sur des monumens tels qu’églises, chapelles ou abbayes élevées en mémoire du fait[28], il est permis de douter du miracle ; et nous ne voulons pas accuser même le diable sans être bien sûrs du crime.

Les pélerins, en voyant cette couche unique, frémirent d’horreur ; ils tombèrent à genoux, demandant à Dieu de ne pas les induire en tentation ; ils ignoraient si c’était le diable, ou lui, qui les tentait. Le doute cessa : le moine invoquait son bon ange ; Laurette, fatiguée, oubliant de prier, avait fermé les yeux, et, la tête contre le lit, s’était endormie à genoux. Tout-à-coup elle dépouilla ses vêtemens, et se mit sur la paillasse.

Ô mon doux Jésus ! comment permîtes-vous cette détestable ruse du prince des ténèbres ? ne voyez-vous pas que, dans cette posture, Laurette étalait devant le moine les charmes les plus dangereux : des charmes de seize ans, façonnés par l’amour. Le théologien, à cette vue, se troubla de telle sorte, que dans le Credo qu’il récitait, il énonça cinq à six hérésies dignes de la hart ; il omit, ajouta, défigura des articles de foi ; il s’aperçut enfin de ses crimes, et, pour échapper à l’enfer, il ouvrit la porte avec violence, mais la porte venant sur lui, le jeta sur le lit, à côté de Laurette, les deux mains sur des objets que nous ne pourrions dépeindre ni nommer (quand même nous ne devrions pas nous taire), n’en ayant jamais vu, n’en connaissant pas même le nom, ne sachant ce que c’est, ni lui ex-dominicain, ni moi ex-jésuite ; nous sommes, là-dessus, ignorans comme des moines.

Le bon Père s’écria : « Serpent maudit ! tu m’empêches de fuir ! Ne pouvant régner sur mon âme, laquelle est toute à Dieu, tu contrains mon corps ; je cesse de me défendre. Tu crois m’avoir vaincu : c’est toi qui vas l’être ! Je connais la théologie, elle me fournit des armes à l’épreuve. » Il dit, se déshabille, souffle la lampe, se couche à côté de Laurette, et le diable la poussant avec la main, lui fait faire un mouvement qui la met dans les bras du moine.

Ici, j’interromps ma narration pour écouter les sarcasmes des philosophes : Riez, calomniez, blasphêmez, suppôts des enfers ; imitez ses habitans, qui poussèrent des cris de joie. Je me plais à laisser éclater cette joie : plus elle sera grande, plus votre confusion sera complète.

Gloire à la théologie ! le moine passa la nuit dans les bras de la belle et ne pécha pas.

Comment cela se fit-il ? me direz-vous mes frères. Voyons, devinez, chrétiens ; devinez philosophes !

Vous, philosophes sans vertu, vous me répondez : Il était malade ? — Non. — Il fit usage du procédé d’Origène (b) ? — Non, mille fois non. Anathême !

Vous, chrétiens accoutumés aux miracles et aux exploits des saints, vous me répondez :

Il portait autour de ses reins un chapelet d’agnus-castus ? — Non, mes très-chers frères. — Il récita une oraison à la Vierge ? — Non. — Il mit son bréviaire entre lui et sa compagne ? — Non. — Nous ne savons comment il s’y prit, mais enfin nous en sommes sûrs, car nous avons la foi ; il imita l’héroïsme de saint Robert d’Arbrissel (c) ? — Eh ! non, mes très-chers frères, non !

Que fit-il donc ? s’écrient à la fois les chrétiens et les philosophes.

Ce qu’il fit, ô merveille théologique ! Il fit ce que font, et ce qu’auraient fait les philosophes, les hérétiques, et peut-être vous-mêmes, chrétiens impénitens ; mais vous, philosophes, hérétiques, chrétiens, vous auriez péché, et le bon moine ne pécha pas ! Cela vous étonne ! Cela étonna Laurette, qui, se réveillant en sursaut, adressa de tendres reproches à son directeur : il rit de ces reproches et lui dit :




CHAPITRE VII.

L’oraison de quiétude.


Ma très-chère sœur, mon petit chou, mon joli chapelet (tous ces mots sont dans la Chronique, et nous croyons devoir tout copier, tant le sujet est grave), ma très-chère sœur, la guerre entre l’enfer et le Ciel commença dès le premier âge du monde ; l’enfer fut vaincu, mais après quatre mille ans de combats, et lorsque l’Éternel eut envoyé son fils à la bataille, où il se fit tuer pour nous : jugez par-là combien la lutte entre l’enfer et l’homme doit être difficile. Son arme la plus redoutable, c’est la femme.

La chasteté des moines est fameuse, aussi le diable cherche toujours à nous y faire manquer. Ce matin, vos charmes abominables ont égaré mon âme, mais je me suis confessé ; j’ai sauté sur la jambe droite, j’ai reçu trente-deux coups de discipline, je m’en appliquerai soixante-dix-neuf, et tout sera dit. Sauter sur une jambe est fatigant ; la discipline forcée est désagréable ; ne manger que d’un côté est gênant ; et pécher est toujours mal, quoique l’on soit sûr de se faire absoudre. J’ai donc résolu de rester chaste et de ne plus pécher.

Si le diable est puissant, notre corps est bien faible ! Une feuille de rose le blesse ; un verre de Chypre le bouleverse ; un léger attouchement de cette jolie petite menotte, en fait je ne sais quoi : il est donc, sans défense, livré à son ennemi. Des filtres font aimer par force ; ils introduisent en nous une flamme fatale : à quelles flammes plus terribles ne sommes-nous pas en proie, lorsque Satan lui-même nous dévore !

Oui, ma chère sœur ; il pleurait en disant ces mots : Satan est en moi ; par vos yeux, il a pénétré dans les miens ; par vos mains, il est entré dans les miennes ; par le son de votre voix, il s’est introduit dans mon oreille ; mon corps est comme un autre enfer, où il règne en despote ; il veut me perdre, et, pour y parvenir, me faire rompre mon vœu de chasteté. Non, ferais-je, ô pudique épouse de Joseph ! dont la vertu soutient aujourd’hui ma faiblesse ! ô esprit saint ! qui venez de m’inspirer, le moyen de ne pas faillir.

Le corps et l’âme sont deux êtres différens : l’un est de la boue, l’autre est le souffle divin. Le corps existait avant l’âme ; l’âme existe après le corps ; l’un peut être contraint, l’autre est toujours libre : donc, l’un peut être innocent du crime de l’autre ; ce sont deux compagnons de voyage ; ils marchent quelque temps ensemble sur la même route, mais chacun à sa manière. Le corps peut commettre un crime, quand l’âme l’a conseillé, mais il ne peut pécher seul. Après la vie, on mettrait vainement du vin dans la bouche du corps ; vainement on mettrait le corps dans le lit de l’adultère, il ne commettrait ni le péché d’ivrognerie ni le péché de luxure ; et l’âme, déjà séparée de la matière, resterait innocente. Il faut donc pour le péché le concours des deux natures ; la matière seule est impeccable, et l’âme ne péche que lorsqu’elle le veut bien ; toute-puissante sur elle-même, elle n’a pourtant aucun moyen de neutraliser l’action des corps sur les corps ; par exemple : elle ne peut faire qu’une ronce ne pique, ou que le vin de Chypre n’enivre. À plus forte raison, elle ne peut empêcher Satan et l’enfer de s’emparer de cette boue misérable : tout ce qu’elle peut, c’est de s’en aller quand Satan arrive, comme le compagnon de voyage qui se retire lorsque son ami reçoit mauvaise compagnie.

Eh bien ! ma sœur, faisons pour notre salut ce que la mort viendra faire un jour. Séparons ce qui n’est uni qu’accidentellement ; abandonnons notre corps à Satan ; Satan sera vaincu, même en remportant la victoire, car nous aurons préservé notre âme.

Voyez-vous donc que, malgré vos efforts, il va s’emparer de vous ; vîte, détachez votre âme de cette matière vile, élevez-la à Dieu, et contemplez sa gloire. Voici à quels signes vous la reconnaîtrez :

D’abord, si vous marchez sous la conduite d’Isaïe (a), vous verrez les séraphins ; vous savez ce que c’est, et si vous ne le savez pas, le voici : Leur forme n’est pas bien déterminée ; mais ils ont six ailes. Avec une paire de leurs ailes ils se couvrent la tête, avec une autre les pieds, avec une autre ils volent : ce sont peut-être des espèces d’oiseaux, ils crient : saint ! saint est l’Éternel ! et comme ils ne disent que cela, et le disent à tout moment, si ce sont des oiseaux, ce sont probablement des perroquets. Les conciles, ni les vicaires du Christ n’ayant rien décidé là-dessus, on peut raisonner sans crainte de la damnation.

Ensuite vous verrez le Père Éternel ; c’est un homme assis sur un trône, son manteau royal traîne jusqu’à terre et remplit l’appartement (b). Voilà du grand, du sublime, du divin ; et l’on ne pourrait rien concevoir de plus beau, si le prophète Ézéchiel n’avait laissé par écrit ce qu’il vit de ses propres yeux, lorsqu’il fut transporté au ciel par un ange, qui le prit par le crâne sans lui offenser le cerveau.

C’est donc sur les pas d’Ézéchiel que doit marcher votre âme dans son ascension vers le trône de Jehovah, et voici les merveilles qui l’attendent (c).

Elle verra premièrement des chérubins ; ce sont des espèces de bœufs qui ont quatre têtes différentes chacun ; (têtes d’homme, de bœuf, d’aigle et de lion) ; ils ont en outre des pieds de veau : c’est superbe ! Secondement, elle verra la charrette à laquelle ils sont attelés ; elle marche toujours (d), ses roues ont une âme ; je ne sais si c’est une âme pour toutes, ou une âme pour chacune, mais il est certain qu’elles sont toutes garnies d’yeux, comme une queue de paon : c’est admirable !! Troisièmement, elle verra sur la charrette comme du cristal, sur le cristal un trône, sur le trône du feu semblable à de l’acier rougi, c’est-à-dire, du hincmal : c’est merveilleux ! Dans ce feu, elle verra… Ici les termes manquent. Elle verra… Que nous sommes heureux qu’il y ait eu des prophètes pour nous donner de si grandes et de si nobles idées de la Divinité ! Récapitulons, crainte d’erreur : sur la charrette du cristal, sur le cristal un trône, sur le trône du feu, dans le feu un homme de feu, du hincmal ! oh ! oh ! je ne sais comment exprimer mon ravissement… Alleluia ! oui, alleluia… (c’est le plus court et le meilleur, l’expression est théologique) Écriez-vous alors : alleluia, je vois la gloire de Dieu !… Vous la verrez, ma sœur, car c’est là la gloire de Dieu, et Dieu lui-même. Le résultat de cette vue sera de vous faire entrer en oraison de quiétude ; or, quand on est en oraison de quiétude, Satan peut faire de notre corps tout ce qu’il veut, l’âme n’y est plus, elle est unie au Père Éternel, à son Fils, notre Seigneur Jésus, au Saint-Esprit, à la Vierge Marie et au bon Larron, lequel est assis à la droite de la Très-Sainte-Trinité ; en un mot, quand on est en oraison de quiétude, on est en état parfait de grâce[35].

À peine eut-il achevé ce discours, qu’il s’écria : Mon âme va s’exalter ! Sentez-vous venir le serpent ? Je le sens, répondit-elle. — Exaltez-vous ; cherchez la gloire céleste ; entrez en oraison de quiétude, et dites alleluia, quand vous y serez.

Alleluia ! s’écria bientôt après la pélerine. Alleluia ! s’écria le bon moine.

Ainsi l’ange des ténèbres fut vaincu, les enfers frémirent. Les philosophes sont désespérés, et vous, mes frères, vous êtes édifiés.

Ce n’est pas qu’il ne vaille mieux chasser le malin de son corps : nous vous exhortons à lui enlever même cette matière vile ; vous la lui enlèverez, si vous obtenez les grâces d’en-haut, et vous les obtiendrez, si vous employez les moyens nécessaires ; il y en a de plusieurs sortes :

Les petits, les grands, et les majeurs ou immanquables.

Les petits sont : la charité, l’amour de Dieu et du prochain manifesté par la prière, l’aumône, et l’observation des commandemens de Dieu.

Les grands sont : la foi, la fréquente communion, la discipline, les neuvaines, les ex-voto, la portioncule dernièrement publiée, l’observation stricte des commandemens de l’Église, et la lecture de la Quotidienne.

Les majeurs ou immanquables sont : l’extirpation des hérésies, et les libéralités en faveur de l’Église.

Les hérésies s’extirpent par la déconfiture des hérétiques. On y parvient par divers procédés, selon les temps et les lieux : on n’a pas toujours la douceur de vivre aux siècles des dragonnades ou de la Saint-Barthélemy ; mais Dieu n’abandonne jamais en entier son Église. En Espagne, on peut se faire inquisiteur, ou familier du saint-office. En Allemagne, on court sur les juifs, en attendant de pouvoir courir sur les évangéliques. En France, on se fait juge d’exception, quand le bon Dieu permet qu’il y en ait ; ou Juré, quand le préfet est bon. À Nîmes, on se joint aux fidèles, et on extirpe par le fer et par le feu. À Paris, si l’on est député et qu’un jacobin dénonce les massacres (e), on lui donne un démenti, on le rappelle à l’ordre ; si l’on est ministre et présent à la séance, on laisse vexer le jacobin. Ainsi l’on extirpe ou l’on participe à l’extirpation autant qu’on le peut ; l’Agneau n’en demande pas davantage jusqu’au moment où la vérité aura détruit le mensonge, et où il n’y aura plus qu’un Dieu, une foi, une loi, comme il a été décidé.

Enfin, si le Gouvernement empêche d’extirper, on enrichit l’Église ; ce moyen vaut presque l’autre. Donc, mes frères, si vous donnez beaucoup à cette sainte mère, et que, semblables à des chiens, sicut canes, comme vous l’ordonnent les vicaires-généraux de Paris dans leur admirable Mandement, vous aboyez contre Voltaire et Rousseau, vous devez être sûrs de vaincre le démon ; et, dans le cas où vous en seriez vaincus, de n’en être pas moins sauvés pour cela. C’est ce qui justifie l’épithète d’immanquables donnée aux troisièmes moyens.

Ainsi s’écoula cette nuit théologique. Le lendemain, au moment du départ, la famille de leur hôte bordait leur passage. Pères ! s’écria le chef de la famille ; ô vous qui passez la nuit sans dormir pour louer Dieu, donnez-nous votre bénédiction ! Il dit, et frappe la terre de son front ; et les femmes coupent des morceaux de la robe des pères, reliques sacrées qui doivent garder la maison de feu, de ruine, et de goutière (f) ; telle était la foi du bon vieux temps. Le moine leva les yeux au ciel, et versa de dévotes larmes ; mais il eut un mouvement d’orgueil : je ne cache point les fautes de mes héros, je suis historien, et non panégyriste.




CHAPITRE VIII.

Leçon de théologie transcendante.


Après déjeûner, ils partirent, le bissac bien fourni, l’outre pleine jusqu’aux bords (le vilain avait pour eux tué ses poules et vidé son broc), le moine sur la mule, Laurette sur un âne, et le vilain à pied ; il avait voulu les conduire à la ville voisine, et leur prêter son âne : cette ville, c’était Nîmes, dont le nom est si doux aux cœurs dévots.

Aux environs de Nîmes, le moine eut une heureuse idée. Frère, dit-il à Laurette, vous êtes bien mieux sur un âne que sur une mule hargneuse. Notre Seigneur ne montait que des ânes ; ils étaient les chevaux des prophètes, et portaient la cavalerie d’Israël. Une divinité comme vous (le compliment nous paraît trop fort), mérite une bête divine. La théologie m’enseigne le moyen de l’enlever à ce vilain, et de recevoir sur ses épaules la flagellation prescrite par l’abbé.

Vilain, dit-il au paysan, que ne te sers-tu d’une mule au lieu d’un âne ! c’est, répondit-il, que j’ai un âne et n’ai pas de mule ; eh bien ! reprit le moine, j’ai un péché de trop et une mule de reste ; veux-tu les échanger contre ton âne ? Il suffît que mon jeune frère soit à l’aise ; moi, j’ai force chapelles à visiter, madones à adorer, saints à prier, reliques à baiser ; d’ailleurs le trajet est court d’ici à la mer, et j’ai fait vœu de le parcourir à pied.

Le troc était bon ; le vilain ne se sentait pas de plaisir. Au lieu d’un péché, il en aurait accepté deux, mais il ne concevait pas comment il pourrait se charger du péché d’un autre. — Cela passe tes connaissances, lui dit le moine ; tu n’as jamais lu les livres saints et tu as bien fait : c’est une mauvaise lecture ; mais moi, je les ai lus, et j’y ai vu que le peuple de Dieu, tout couvert de crimes, s’en déchargeait sur un bouc, le maudissait, et le chassait à coups de bâton dans les bois ; dès-lors Israël était sans tache, et le diable ne pouvait emporter qu’un vieux coquin de bouc. Je suis Israël, tu seras le mari de la chèvre ; le Père Éternel sera bien plus flatté du sacrifice d’un vilain que d’un bouc ; c’est-à-dire d’un animal raisonnable, mais auquel il est défendu de raisonner, et qui ne raisonne pas, plutôt que d’un animal dépourvu de raison. Le diable ne pourra t’emporter, car, au lieu de te maudire, tu expieras de suite mon péché, devenu le tien, et nous serons sauvés tous les deux ; après quoi je te bénirai et te donnerai l’absolution et la mule ; le tout, moyennant soixante-dix-neuf coups de discipline que tu t’appliqueras sur tes grosses épaules[38].

Point de plaisir sans peine ; il y a partout une lieue de mauvais chemin : telles étaient les réflexions du manant ; il couvait la mule des yeux : elle était belle, fringante et leste ; avec elle il ne serait plus obligé de porter le faix ou de traîner la charrue ; il la prêterait au voisin moyennant un prix raisonnable ; de cet argent, il achèterait maint outil ; son champ, mieux travaillé, lui rapporterait au double ; le voilà riche, lui, sa femme et ses enfans ; et puis, au bout de quelques dix ans, il la donnerait en dot à sa fille ; c’est encore le conte de Perrette et du pot au lait ; à la vérité, la mule avait peut-être bien certains défauts qu’on aurait remarqués en foire, mais y a-t-il une mule parfaite ? Les défauts ne le dégoûtaient donc pas de la mule, mais soixante-dix-neuf coups de discipline !… il en frémissait de toute la largeur de ses épaules… Heureusement il se souvint d’une demi-douzaine de soufflets dont, l’autre jour, l’avait régalé monseigneur, et qu’il avait reçus barrette ou bonnet à la main, de quelques coups de pied ajoutés aux soufflets par les laquais de monseigneur, et qu’il avait endurés sans souffler, et des coups de dents ajoutés aux soufflets et aux coups de pied, par les chiens de monseigneur, excités par monseigneur et ses laquais, et contre lesquels il n’avait osé se défendre, et il en conclut, fort sensément, que s’il avait été rossé, souffletté et mordu l’autre fois, et pouvait l’être à tout moment par monseigneur, ses valets et leurs chiens, et cela sans utilité pour lui et malgré lui, il serait bien sot de ne pas consentir à quelques coups d’étrivières qui devaient lui faire gagner d’abord une mule, ensuite du pain, enfin le dispenser de travailler, et contribuer à marier sa fille ; il hésitait encore, mais certain qu’il se fustigerait lui-même : le marché est conclu ! s’écria-t-il ; je me donnerai soixante-dix-neuf coups de discipline, mais parbleu je suis un de mes bons amis, et je sais à quoi l’amitié nous engage. Le moine se prit à rire ; il détacha sa discipline et la remit au vilain ; et le vilain, les yeux fixés sur la mule, et repassant dans sa tête tous ses beaux projets, se déshabilla jusqu’à la ceinture. Les pélerins récitaient leurs patenôtres et se préparaient à compter les coups expiatoires par les grains de leurs chapelets.

Au second coup, le vilain fit une réflexion nouvelle ; il avait vécu longues années avec son âne ; ils s’aimaient : sa femme le gronderait s’il revenait sans lui. D’ailleurs, qui porterait ses petits enfans ? deux paniers en travers sur la tranquille monture les contenaient tous quatre, et Javote au milieu. Tout bien considéré, il ne pouvait se passer de son âne, même il lui devenait beaucoup plus nécessaire depuis qu’il avait une mule… Ô cœur de l’homme ! Le vilain ne voulut pas continuer l’expiation, s’il ne ramenait son âne au logis. À cela ne tienne, répondit le moine, tu auras, tu emmeneras l’âne comme la mule.

Le vilain continua donc à se fustiger. À mesure que les coups tombaient sur ses épaules, le front sourcilleux du saint homme s’éclaircissait ; mais ce front, à moitié serein, se rembrunit de nouveau ; la main du patient s’était affaiblie ; la discipline tombait ou plutôt se reposait mollement sur ses épaules. Qu’est-ce donc ! s’écria le moine, je te donne une mule et un âne pour que tu me remettes dans le sentier du Paradis, et tu me laisses en enfer et tu y vas toi-même ! La charité m’ordonne de te sauver malgré toi ; tu entreras et j’entrerai à ta suite. — Mon frère, dit-il alors à Laurette, forçons-le d’entrer : c’est une œuvre pie. Aussitôt il détache la corde qui ceignait ses larges reins, pousse le serf contre un arbre, le lie au tronc ; prend sa discipline, arme Laurette d’un bâton remarquable par sa molle élasticité, et dit au vilain :

« Mon frère, Dieu dit aux apôtres : allez, et instruisez la terre.

« Je suis un successeur des apôtres, vous avez besoin d’instruction, et je vais vous dire de quoi il s’agit ; vous profiterez de mes leçons ; car, si je suis devant vous, dans la chaire évangélique, vous êtes devant moi, pieds et poings liés, mes mains sont armées d’une bonne discipline, et je vous en donnerai sur le dos jusqu’à ce que vous soyez dedans ; mes confrères ne peuvent pas toujours traiter ainsi les hérétiques, les infidèles et les philosophes ; aussi vont-ils en enfer, et vous irez au ciel en récompense de votre docilité. »

« Dieu nous a donc institués, comme je vous l’ai déjà dit, pour vous intimer ses ordres, et ensuite, comme votre pasteur ne vous l’a pas caché, pour dîmer dans vos terres et vivre du produit de vos travaux. Donc il résulte, du cas où nous nous trouvons, un droit pour vous et un droit pour moi, un devoir pour moi et un devoir pour vous. Il y a égalité parfaite, car l’Évangile proscrit les contrats léonins.

« Voici nos droits et nos devoirs :

« Premier principe. Tout appartient à l’Église. Conséquence, votre âne fait partie du tout, donc il appartient à l’Église ; je représente ici l’Église, comme l’Église représente Dieu ; donc votre âne est à moi. Tel est mon droit. »

« Si vous êtes bon catholique, vous êtes obligé d’en convenir ; si vous êtes hérétique, vous direz que j’en ai menti ; dans tous les cas, je prendrai toujours votre âne ; car, si vous êtes catholique, vous me le laisserez prendre, et si vous êtes hérétique, je vous exterminerai, je mettrai vos biens en proie, je confisquerai tout ce que je pourrai enlever, et je brûlerai ou détruirai tout le reste. »

« Deuxième principe. Nous avons été institués pour vous annoncer la parole de Dieu. Conséquence, vous pouvez me demander de vous la faire connaître. Voilà votre droit. »

« Je suis obligé de vous l’annoncer, Voilà mon devoir ; vous êtes obligé de me croire, voilà le vôtre. »

« C’est admirable. La sainte mère Église est une bonne mère, comme vous voyez bien, et nous de bien bons pères, comme vous voyez encore mieux. »

« J’ai pris votre âne, je vous ai attaché à l’arbre d’après mon droit ; je vais remplir mon devoir en vous expliquant la sainte parole du Dieu d’Isaac et de Jacob. »

« Notre traité nous lie, non d’après cet axiôme, un honnête homme n’a que sa parole ; décision mal sonnante (a) ; mais d’après le Lévitique, chap. 19, versets 35 et 36, où il est dit : vous aurez des poids et des balances justes, et, au chapitre précédent, verset 11 : « vous ne dénierez point la chose à qui elle appartient, » il m’appartient que vous vous appliquiez soixante et dix-neuf coups de discipline ; mais vos poids doivent être justes, c’est-à-dire, vos épaules doivent être fustigées comme celles d’un pécheur, et non pas seulement pour la forme. Il vous appartient, à vous, que je vous donne ma mule et mon âne. »

« Si vous les emmeniez chez vous, sans vous être acquitté de vos engagemens, ce serait comme si vous m’aviez donné de la fausse monnaie, vous commettriez un vol ; vous seriez damné. »

« Les crimes se suivent, vous vous ingérez d’interpréter les écritures, et vous les interprétez mal ; c’est pourquoi je suis, en conscience, obligé de vous brûler, et je vous brûlerais [si] j’avais un fagot, afin de venger la gloire de Dieu outragée, et les lois de l’Église méconnues. Vous avez dit : il faut faire du bien à ses ennemis, à plus forte raison, en faut-il faire à ses amis ; or, je suis mon ami, donc, je dois me fustiger légèrement. Anathême !…mon frère, n’est-il pas écrit : qui bien aime bien châtie ? N’est-il pas écrit : aimez votre prochain comme vous-même, c’est la loi et les prophètes ? Donc, puisque mon péché est devenu le vôtre, que pour en obtenir le pardon, vous devez vous châtier rudement, et ne le faites pas ; moi, je dois vous châtier, vous, mon prochain, par amour pour vous. Me préserve le Ciel d’oublier jamais ni les prophètes, ni la loi ! »

« Tels sont, mon frère, nos droits et nos devoirs, et continuant à accomplir mes obligations envers Dieu et envers vous, je vais, après avoir employé le glaive de la parole, employer la douce violence dont parlait Notre Seigneur pour obliger d’entrer dans la salle du festin ceux qui erraient devant la porte. La salle du festin, c’est l’Église ; vous, vous êtes au nombre des errans. Moi, en ma qualité de moine, je suis au nombre des apôtres ou des conviés, je suis de la compagnie de Jésus ; et puisque vous n’avez pas voulu entrer volontairement, je vais vous battre pour vous forcer d’entrer, et jusqu’à ce que vous soyez bien entré. »

Il dit, et fustige le vilain. Le vilain crie, pleure, blasphême ; ces blasphêmes troublent le bon moine, il oublie le nombre des coups donnés ; il recommence crainte d’erreur. Enfin la pénitence est accomplie, le vilain a perdu connaissance, mais son âme est sauvée. On l’a forcé d’entrer, et nos pélerins eux-mêmes sont rentrés dans leur pureté primitive.

Laurette se voyait pourtant avec peine obligée de poursuivre sa route à pied. Son compagnon la remonta sur l’âne, se mit sur la mule, et ils détalèrent emmenant la mule et l’âne, au grand étonnement de Laurette.

La théologie est une chose merveilleuse, lui dit le Casuiste. Si l’on savait quels trésors renferme cette science, on abandonnerait toute autre étude. Mais, pour s’en occuper fructueusement, il faut être soutenu par la grâce, je le suis ; je veux faire un traité sur la conscience. Je montrerai comment, en biaisant, on peut marcher dans la route des plaisirs sans tomber dans l’abîme dont elle est bordée ; je ferai voir le point jusqu’où l’on peut aller dans le péché véniel sans toucher au péché mortel, qui lui est uni ; j’enseignerai l’art de ne rien faire de contraire à nos intérêts ou à nos plaisirs, ou plutôt l’art de faire tout ce que nous inspirent nos plaisirs et nos intérêts, sans être retenus par nos sermens, les écritures, ni les commandemens de Dieu.

laurette.

Quoi, mon frère ! si j’entendais cela d’une autre bouche, je croirais entendre le diable, et je me signerais.

le moine.

Vous feriez bien : c’est aussi le langage du diable ; mais Satan mène dans l’abîme, et je conduis au ciel.

laurette.

Comment cela !

le moine.

Par le moyen de la théologie. Je veux faire de vous un sujet ; je veux vous mettre à même de prêcher une mission pour votre compte.

Quand j’ai dit, continua le moine, malgré nos sermens, les écritures et les commandemens de Dieu, j’ai voulu dire en apparence, malgré : ou bien mieux encore ; en conséquence de nos sermens, des écritures et des commandemens de Dieu ; car ni les uns ni les autres ne signifient jamais pour nous et le doux agneau, ce qu’ils signifient pour le vulgaire et les parties intéressées.

laurette.

Mais, mon frère, on pourra vous taxer de perfidie.

le moine.

Qui ? les philosophes : Qu’importe ! tout ce que nous faisons est, ad majorem Dei gloriam, à la plus grande gloire de Dieu ; et nous ne sommes nullement perfides, car tout le monde est averti.

laurette.

Avez-vous dit au vilain que vous garderiez son âne ?

le moine.

L’Église le lui avait dit pour moi. Cette sainte mère a publié et publie par des millions de bouches que les traités faits avec les hérétiques sont nuls et n’engagent jamais les fidèles[40].

laurette.

Il n’était pas hérétique.

le moine.

Il l’était, puisqu’il osait interpréter un passage des écritures ; il l’était, puisqu’il osait traiter avec moi. Ceci vous étonne, et en étonnerait bien d’autres ; je suis ferme sur les principes, et j’en déduis rigidement les conséquences. L’Église ne les avoue pas toutes. Moi, je ne vous cache rien ; car je vous élève pour la propagande.

L’Église soutient qu’elle représente Dieu ; or, traiter avec elle, lui accorder telle ou telle chose, n’est-ce pas la dépouiller de la chose qu’on lui refuse ?

laurette.

Mais, si elle fait un traité, elle consent.

le moine.

Anathême ! elle ne peut consentir. Si elle consentait, elle serait l’hérésie, et non l’Église, puisqu’elle détrônerait Dieu, en quelque manière, en mettant des bornes à son pouvoir. Elle est toute puissante, reine des rois, maîtresse absolue de la terre. Ni les peuples, ni les rois, ni elle, ne peuvent faire que cela ne soit pas. Donc, tout traité avec elle est un guet-à-pens, un assassinat, une spoliation, auquel elle consent comme le voyageur qui, de ses propres mains, remet son or aux brigands qui lui tiennent la dague sur la gorge, consent à être volé. Croyez-vous que ce voyageur, eût-il signé un acte par lequel il donnerait son bien aux brigands, ne pourrait pas le reprendre dans l’occasion ? Croyez-vous que sa signature constituerait un acte valide, et ses sermens un engagement véritable ?

laurette.

Je ne le crois pas.

le moine.

Tout est dit. Donc l’Église n’est jamais liée par les traités. Avec les hérétiques, parce que nul ne doit garder la foi aux hérétiques ; avec les prétendus fidèles, parce qu’elle ne peut renoncer aux droits de Dieu, c’est-à-dire à la toute-puissance, au despotisme, à l’arbitraire, et que vouloir l’y faire renoncer est un crime de lèze-majesté divine ; et ceux qui le commettent sont, pour le moins, hérétiques. Donc je n’avais rien promis et ne pouvais rien promettre ; donc j’ai dû garder l’âne et la mule.

laurette.

Oui, si vous étiez l’Église.

le moine.

Est-ce vous qui l’êtes ?… Répondez.

laurette.

Non.

le moine.

Est-ce le vilain ?…

laurette.

Non.

le moine.

Est-ce votre âne !… Répondez… Est-ce votre âne ?…

laurette.

Eh non !…

le moine.

Qui donc est ici l’Église !

laurette.

Je l’ignore.

le moine.

Il faut pourtant bien qu’elle y soit, puisqu’elle est partout : c’est sans réplique.

Elle est partout, car elle est catholique, ou universelle ; dans les pays chrétiens, elle y est de fait ; dans les pays infidèles, elle y est de droit ; là, elle est comme un monarque légitime, chassé de son royaume, est toujours dans son royaume ; quoiqu’à mille lieues de son peuple, il ne l’a pourtant pas quitté ; le peuple d’un autre est toujours sien : il règne toujours ; arrive-t-il dans le royaume un envoyé du maître, cet envoyé prend les rênes du gouvernement de fait, il est le maître même. Or, si l’Église est universelle parce qu’elle est partout, elle est nommée aussi romaine parce qu’elle est visible à Rome dans la personne du Saint-Père. Donc, puisqu’elle est partout, elle est ici ; et n’y ayant ici que ma mule, vous, votre âne et moi ; et n’étant l’Église, ni vous, ni la mule, ni l’âne, c’est moi, Jérôme Pancrace, prêtre, par conséquent successeur des apôtres ; moine, par conséquent envoyé du pape ; missionnaire, par conséquent envoyé de Dieu, et chargé d’établir, partout où je porterai mes pas, le gouvernement de fait. C’est moi qui suis l’Église !

laurette.

Vous, mon frère ?

le moine.

Oui, certes, ma sœur ; car le Pape est visible en moi, comme l’Église est visible en lui ; l’Église représente Dieu, le Pape représente l’Église, je représente le Pape, donc…

laurette.

Donc… vous seriez Dieu !

le moine.

C’est toi qui l’as dit.

laurette.

Anathême !

le moine.

Que diable me demandez-vous aussi ! est-ce ma faute ; si de conséquence en conséquence la raison arrive à cette conclusion ! Je suis aux droits de Dieu, voilà tout ; mais, sans contestation, je suis plus qu’un homme ; je suis une divinité ; j’ai mon brevet dans ma capuche. Le Saint-Père nous a déifiés à Nîmes ; il a élevé tous les moines au rang des anges ; que dis-je, des anges ! il nous a déclarés séraphins (b) : je vous montrerai ma patente. Revenons à notre sujet : je suis donc l’Église pour vous et les simples mortels, c’est-à-dire les laïques ; mais pour l’Église elle-même, je suis un soldat dévoué prêt à prendre la torche ou le glaive pour brûler ou exterminer les ennemis de mon maître, c’est-à-dire de Dieu, c’est-à-dire de la sainte-mère, c’est-à-dire du saint-père, c’est-à-dire du général de mon ordre, de mon provincial, de mon abbé, et de tous ceux qui sont placés avant moi dans les rangs de l’armée céleste, autrement dite l’Église militante.

laurette.

Que répondriez-vous, si je vous disais que…

le moine.

Que vous êtes une hérétique.

laurette.

Je me tais.

le moine.

Vous serez sauvée : je vais ôter tous vos doutes. Indépendamment des règles générales d’après lesquelles l’Église n’est pas obligée de tenir ses promesses, apprenez que je ne me suis pas engagé à donner au vilain ni l’âne ni la mule ; j’ai, par une restriction mentale, ajouté : je te les donnerai, quand je ne saurai plus qu’en faire. Vous voyez donc que je suis fidèle au contrat.

laurette.

Le vilain, vous a-t-il entendu ?

le moine.

Dieu entend tout ; pourvu que je fasse mon salut, le reste m’est indiffèrent.

laurette.

On appelle cela de la morale relâchée ; et beaucoup de théologiens, dit-on, la condamnent.

le moine.

Il le faut ; mais voulez-vous savoir la vérité ? Voyez la conduite du Saint-Père ; un roi propose-t-il un concordat ? le Pape se fait long-temps tirer les oreilles sur tel ou tel article : on lui donne des raisons bonnes ou mauvaises ; enfin, il fait lui-même des propositions : on les accepte, on est d’accord, on signe. Qu’arrive-t-il ? le roi est bien engagé, mais le Pape ne l’est pas ; il a, tout en signant, fait une protestation secrète : elle paraît quand il en est temps, et prouve que le Pape n’a consenti à rien. N’est-ce pas là une restriction mentale, et douterez-vous maintenant des principes de l’Église ?

laurette.

Non, mon frère ; vous vous êtes conduit très-conséquemment ; mais si l’on n’est pas lié par les sermens, on l’est par les écritures.

le moine.

Oui et non : oui, parce que les écritures sont la loi commune ; non, parce qu’ayant le droit de les expliquer, nous les expliquons comme nous voulons, c’est-à-dire d’après les lumières du Saint-Esprit ; car il faut toujours bien déterminer le sens de nos paroles, à cause des philosophes. Notre volonté est donc, en définitif, notre seule loi : c’est notre loi particulière.

laurette.

J’en conviens, quant aux écritures, mais du moins les commandemens de Dieu vous obligent.

le moine.

Oui, quand ils ne sont pas contraires aux commandemens de l’Église, puisque Dieu ne commande que ce que l’Église ordonne.

laurette.

Mon frère, quand on n’est pas théologien, on pourrait être effrayé des conséquences de ces principes catholiques ; et je suis étonnée qu’il n’y ait pas des hommes inspirés par Satan qui cherchent à vous chasser de l’Univers.

le moine.

C’est bien ce que voudraient faire les infidèles, mais nous leur faisons la guerre et nous les exterminons.

laurette.

Qu’il n’y en ait pas d’autres qui refusent de vous croire.

le moine.

Il y en a : ce sont les hérétiques. Nous les emprisonnons et les brûlons.

laurette.

D’autres, enfin, qui raisonnent contre votre théologie et vos théologiens.

le moine.

Il y en aurait beaucoup, mais dès qu’ils ouvrent la bouche, nous les bâillonnons, et s’ils se fâchent nous les assommons : ce sont les philosophes, race maudite, qui nous donnera bien de la peine.

laurette.

Je dois être missionnaire ; vous devez donc tout me dire, qu’en pensez-vous ? trouvez-vous cela juste et raisonnable ?

le moine.

Oui, pour un chrétien ; tellement juste et raisonnable, qu’il est impossible que cela soit autrement, chrétiennement parlant.

Toute la religion est dans le vœu que vous exprimez en récitant votre chapelet : vous dites à Dieu, Pater noster, que votre volonté soit faite. Une fois que vous avez convenu que l’Église représente Dieu, et qu’elle est visible dans le Pape, vous devez convenir que la volonté du Pape doit être faite. Il ne doit donc y avoir sur la terre de loi que sa volonté. Tout ce qu’il veut est légitime ; tout ce qu’il fait est bien : il n’en doit compte à personne, pas même à Dieu ; ils sont un en volonté ; ce que le Pape fait sur la terre, Dieu est obligé de le faire dans le ciel. Si le Pape se trompait, Dieu serait obligé de se tromper. Dieu ne peut se tromper, donc le Pape est infaillible.

Tous ceux qui le contrarient sont donc des misérables, rebelles à Dieu : on les nomme hérétiques ; ils sont hors de l’Église, conséquemment excommuniés ; ils doivent être retranchés de l’humanité, selon l’expression des livres saints ; et, en attendant, tous les moyens sont bons pour les forcer à faire la volonté du maître.

Tout est au Pape, soit parce qu’il représente Dieu, soit d’après cette parole de Jésus : Il n’y a qu’un pasteur et qu’un troupeau.

Il s’ensuit que les hommes sont des moutons, et que la terre est un pâturage.

Le pasteur, c’est le Pape, et nous sommes ses aides-bergers.

Le pasteur est propriétaire du pâturage ; donc la terre où l’homme pâture est au Pape.

Le troupeau est également la propriété du pasteur ; donc les hommes sont la propriété du Pape.

Le pasteur et ses aides ont le droit de traire, de tondre ou de tuer leurs bêtes ; donc nous avons le droit de traire, de tondre ou de tuer les nôtres, selon que cela nous est le plus avantageux.

Par exemple : une brebis, c’est-à-dire un hérétique ou un philosophe, refuse-t-elle de nous donner son lait ou sa laine, de se laisser tondre et traire, nous avons le droit incontestable de l’assommer, nous le devons même, pour le bien de tout le troupeau. L’exemple, s’il n’était puni, deviendrait contagieux ; il se formerait plusieurs troupeaux ; vous connaissez l’habitude des moutons : un de ces messieurs saute-t-il un fossé, tous les autres le sautent après lui. Voilà pourquoi l’Église extirpe les hérétiques, les philosophes et les infidèles, et cela est fort raisonnable, juste et naturel.

Ce qu’il y a de merveilleux, c’est que l’Église a trouvé le moyen de faire tuer les moutons par les moutons ; et c’est ici qu’il faut admirer le Saint-Esprit qui l’inspire, et Jehovah qui la protège, et Dieu le fils qui marche à sa tête ; et chanter les louanges de la très-sainte Trinité, sans oublier celles de la mère de Dieu.

À ces mots, le dévot personnage se mit à chanter tendrement les louanges du Seigneur ; et Laurette, édifiée, cherchait à inculquer dans sa mémoire, malheureusement trop rebelle, les discours orthodoxes du bon moine.




CHAPITRE IX.

Scandale puni.


Tant de science et de dévoûment à l’Église irritèrent de plus en plus l’ange des ténèbres ; il attroupa grand nombre de serfs auprès de l’arbre où l’autre serf venait d’expier un péché et de perdre un âne. Cette multitude courut après nos pélerins en blasphêmant, et les atteignit comme ils faisaient retentir les échos des louanges du Seigneur-Dieu.

Le moine reconnaissant l’œuvre du diable, recourut aux armes spirituelles, fit le signe de la croix, et bénit ces esclaves mutinés ; l’éclair est moins prompt… ; le blasphême expire dans leur bouche ; ils tombent aux genoux du missionnaire, et joignent leurs chants à ses chants. Ô quel spectacle sublime ! Poëtes, prosateurs, théologiens, prenez la plume, représentez le serf fustigé par le repentir, le péché fuyant devant la pénitence, et plus loin cette foule armée de piques et de fourches, oubliant sa rage, et chantant les louanges de Jehovah !

Ainsi, pourrez-vous dire, ainsi les flots de la mer s’enflent, s’élèvent, mugissent et se précipitent sur la rive… ; qui pourra leur résister ? Un grain de sable… Vagues impétueuses retombez vers les mers, le doigt de l’Éternel écrivit sur ce sable : Vous n’irez pas plus loin

Au milieu de ce peuple contenu comme les flots, vous peindrez le bon moine sur sa mule, entre l’outre et le bissac, distribuant des bénédictions, et répondant à l’injure par la prière ; merveilleux exemple de charité chrétienne ; vous montrerez la céleste auréole entourant le capuchon du frère ; le Grand Célibataire des Mondes, ou l’Ancien des jours, pour ne pas dire Dieu, car, à défaut d’idées neuves, il faut employer de nouvelles combinaisons de mots, replongera Satan dans l’abîme. Alors on entendra la voix des vents ; alors les épouvantemens de la mort ramèneront tous les cœurs aux sentimens orthodoxes, et la vierge des déserts arrosera de quelques larmes cette scène poétique et catholique. Je dis la vierge des déserts, car Laurette pleure sur son âne.

Ce morceau d’éloquence fera fort bien dans un chapitre sur les mystères, dans une thèse, dans un mandement, et dans un roman.

La religion triomphait ; mais certains hérétiques aux genoux roides se relevèrent subitement, et les mots d’hypocrite et de coquin sortirent de leur bouche. Le fils du flagellé saisit le licol de l’âne, et désarçonna Laurette d’un coup de main ; elle tomba, mais en tombant elle donna des preuves certaines aux yeux des vilains que les femmes marchaient aussi sous les célestes bannières à la conquête de la Palestine. Il y eut du scandale, mais la belle n’en fut pas témoin ; sa pudeur fut mise à couvert ; la pudeur est le rouge qui monte au front, et son front était caché par le froc.

Cependant son directeur volait à son secours. Le secret de leur pélerinage était encore inconnu. Baissez le froc, disait-il à Laurette ; fermez les yeux ! criait-il aux vilains. Hélas ! Laurette ne put obéir, et les vilains restèrent les yeux ouverts. Malheur ! ajoute alors le moine, malheur à celui qui donnera du scandale à ses frères ; il sera extirpé, comme il est écrit : Si votre œil est un sujet de scandale, arrachez votre œil. Il dit, et assène sur la tête du coupable un coup de bourdon ; ensuite il lui enfonce dans le sein le fer pointu par lequel le bourdon est terminé ; le sang coule, et l’hérétique meurt sans confession, par conséquent meurt damné. Mortels, respectez les moines !

À cette vue, les vilains osent porter les mains sur l’homme de Dieu ! Hélas ! il les laisse faire ; il voit son crime, et frémit. Les hérétiques l’accablent d’injures ; et lui, se frappant la poitrine, récitant son mea culpa, criant à tous les saints : Ora pro nobis ! disait parfois à ses ennemis : « Frères, liez ces mains coupables ; frappez-moi la joue droite, après, la joue gauche, afin que s’accomplissent à mon égard ces paroles de Notre Seigneur : « Si l’on vous frappe sur la joue droite, présentez-leur la gauche. » Les barbares le lièrent sur la mule, affublèrent Laurette d’une coiffe, déposèrent le mort sur un brancard, et conduisirent le tout à Nîmes, se proposant d’y demander justice à la Justice… de Nîmes !




CHAPITRE X.

Les Juges d’Alais dans le XIme siècle,
ou la Justice de ce temps-là.


Les vilains se flattaient de voir Laurette rendue à ses parens, la mule et l’âne à leur camarade, et de voir pendre le moine : ils demandèrent justice, ils l’obtinrent.

À leur arrivée dans la ville catholique, les orthodoxes accoururent armés de torches, de fourches, de couteaux, et demandèrent qu’y a-t-il ? La religion est menacée, répondit une voix ; les vilains des montagnes, gens laborieux et riches, se sont révoltés contre les moines et le prince. — Anathême !

Anathême ! répondirent les orthodoxes ; vengeons Dieu ! Les biens des hérétiques sont-ils livrés en proie ? — Ils le sont… À ces mots, ils courent sur les hérétiques, les frappent, les tuent ; enfoncent les maisons, les brûlent ou les démolisent ; désenterrent les morts, jettent leurs cendres à la voirie ; fouettent les femmes avec des battoirs armés de clous (a), et chantent le Te Deum, accompagné des cris de vive, vive le comte de Toulouse ! En même temps ils demandent aussi justice des hérétiques. La justice de Nîmes arrive avec les officiers du comte de Toulouse ; ceux-ci font emprisonner les hérétiques, et celle-là, après avoir applaudi au zèle de ces dignes représentans du souverain, envoie prier les juges d’Alais, fameux dans tous les pays, de venir l’aider de leurs lumières.

La justice d’Alais (b) fit son entrée à Nîmes, aux acclamations générales, conduite par son chef, qui n’avait pas autant d’esprit qu’il était gros, et suivie d’une horde de prétendus avocats et procureurs.

On plaida. Le moine et ses avocats pérorèrent longuement. On ôta la parole aux vilains : il est dangereux de laisser parler les hérétiques ; d’ailleurs, devant des juges épurés, les coupables ne sont-ils pas jugés d’avance ? Les raisonnemens peuvent-ils faire que le mensonge soit la vérité ? Point de raisonnemens ni de raisonneurs ; ainsi pensait la justice d’Alais.

Messieurs, dit le substitut, vous me connaissez, et je vous connais ; vous savez ce que je pourrais vous dire, et je sais ce que vous allez faire : je m’en rapporte à votre jurisprudence, établie par vos nombreux arrêts.

Il est vrai, dirent les juges, il n’y a qu’un point à éclaircir : quel est le parti le plus fort ?… Il faut des témoins en faveur de la bonne cause, ajouta le substitut. À ces mots, des avocats et des procureurs déposent des faits qu’ils n’ont pas vus, et jurent, éclairés par le Saint-Esprit, que les égorgés étaient des assassins, et les pillés des voleurs. Vous aurez des places, leur dit-on. Monseigneur, répartit un avocat, le procureur fiscal n’a pas adopté votre jurisprudence, c’est pourquoi vous l’avez dénoncé ; — je l’ai dénoncé. S’il venait à être assassiné aurais-je la place ? Certes, lui répondit la Cour, lui mort, elle serait vacante ; votre zèle est connu, et monseigneur le comte de Toulouse ne saurait mieux nous compléter que par vous.

Alors les juges opinèrent, et le chef prononça le jugement suivant :

La Cour :

Lecture faite de la loi contenue dans le psaume 109, ainsi conçue :

« Quand on le jugera, il sera déclaré méchant, sa prière lui tournera en péché, sa vie sera courte, sa maison sera détruite, ses enfans seront errans, et nul n’en aura pitié ; sa postérité sera retranchée. »

D’où il suit que les ennemis de l’Église doivent être condamnés toutes les fois qu’ils plaident[44].

Par ces motifs, déclare les vilains des montagnes, et les riches bourgeois méchans ; déclare leur prière, ou requête, leur être tournée en péché, et les condamne à mort[45].

Ordonne que leurs maisons seront détruites ; après avoir été préalablement pillées, selon les us et coutumes du pays ; bannit leurs enfans ; leur ordonne de cacher leurs larmes, lesquelles si elles sont aperçues, seront punies comme cris séditieux dissimulés et provocations indirectes.[46]

Adjuge l’âne et la mule au moine, et se recommande à ses prières.

À peine la condamnation des criminels est-elle prononcée, l’ange exterminateur se précipite (c) sur les hérétiques ; les fidèles le suivent, et l’extermination commence. En même temps cinq paires d’oreilles d’âne se reposent sur la tête des juges. Eh quoi ! s’écrièrent les philosophes, vous en convenez, ces juges étaient des ânes ! Oui, certes, nous en convenons, ils étaient des ânes. Quelle gloire pour eux !…




CHAPITRE XI.

Suite de la théologie transcendante.


L’extermination terminée, la justice d’Alais reprit le chemin des montagnes, et les pélerins partirent pour Aigues-mortes.

La mule et le moine, Laurette et l’âne se trouvant enfin réunis, le plus savant prit la parole : Mon frère, dit le baudet (il parla) ; mon frère, Dieu protège ceux qui font vœu d’être siens ; j’y pensais, répondit le moine ; je commets un péché, l’on me condamne à me donner soixante-dix-neuf coups de fouet, un vilain n’a pas assez d’un âne, et veut avoir une mule ; eh bien, je consulte la théologie, et je trouve le moyen de m’emparer de l’âne, de garder la mule, de me délivrer de mon crime, et de donner cent coups de fouet et plus à celui qui n’avait pas péché ; son fils veut prendre sa défense, je le tue ; ses amis demandent justice, on les pend ; et tandis que les morts sont en enfer, que le vilain, moulu de coups, gémit sur son fumier, moi, sain et sauf, je m’en vais à la conquête de la Palestine. Je ne vous cacherai point, ajouta Laurette, que je tremblais pour vous, et que je m’attendais à un tout autre jugement ; et même il me semble que je n’aurais pas ainsi jugé. — J’en suis sûr, vous vous seriez laissée conduire par la raison, mais l’Éternel a, pour le triomphe de la bonne cause, suscité ces cinq imbécilles, se disant la justice d’Alais. Ceci vous étonne, mais tout est mystère ; ces ignorans ont été les interprètes du Ciel. À l’œuvre, reconnaissez l’ouvrier. Si Dieu se conduisait raisonnablement, il se ravalerait jusques à nous ; aussi, en matière de foi, il y a une règle sûre : cela est absurde, donc cela est vrai[48]. L’homme comprend l’homme, et ne peut comprendre Dieu. Le jugement des imbécilles d’Alais est absurde, donc il est divin. Dieu s’est exprimé par leur bouche, comme autrefois il s’exprima par celle de l’ânesse de Balaam. L’Éternel ne fait jamais parler les savans ; faites-y attention, vous verrez toujours les gens instruits crier contre les moines. L’Éternel se méfie de la science, il dit en propres termes : heureux les pauvres d’esprit, le royaume des cieux est à eux ; c’est comme s’il disait : anathême contre les gens d’esprit ; ils iront en enfer. Il dit aussi : laissez venir à moi ces petits enfans ; c’est-à-dire, ces créatures ignorantes et hors d’état de raisonner, et auxquelles on peut donner le fouet pour leur prouver le catéchisme.

Je comprends, répondit la pélerine, l’utilité de la règle : c’est absurde, donc c’est vrai ; mais les infidèles pourraient en dire autant. Non, riposta le moine, parce que leur religion est fausse ; la nôtre seule est vraie. Donc ce qui est absurde dans le mahométisme est une preuve de la folie de Mahomet : ce qui est absurde dans le christianisme est une preuve de la divinité du christianisme. D’ailleurs, tous les peuples nous ont pillés. Les Gentils ont eu connaissance de nos livres, mais il y a dans les canons, c’est-à-dire dans les livres sacrés, expliqués par les conciles et les docteurs en théologie, de grandes absurdités, des absurdités extraordinaires, que vous ne trouverez pas ailleurs, et qui prouvent à elles seules l’excellence de notre religion. — Et pourquoi, mon frère, n’ont-ils pas copié ces absurdités, puisqu’ils ont eu connaissance de nos livres ? — C’est qu’elles n’y sont pas matériellement, mais en esprit ; le texte n’est pas absurde, c’est l’explication qui l’est : c’est ici la plus forte preuve de la divinité du christianisme, je la gardais pour la dernière, personne n’en a fait usage, mais elle restera. Les absurdités qui sont textuellement dans les livres ont été copiées, il ne fallait pour cela que savoir lire et écrire : mais les passages qui présentent un sens raisonnable, les Gentils les ont admis raisonnablement, c’est-à-dire, en hommes abandonnés aux fausses lumières de la raison ; au contraire, les docteurs et les pères des conciles, éclairés par le Saint-Esprit, selon cette promesse de Notre Seigneur : quand trois personnes seront assemblées en mon nom, je serai au milieu d’elles ; les ont expliquées d’une manière absurde, et cette explication forme une double preuve : 1o  que Dieu était au milieu des conciles, puisqu’ils ont découvert une absurdité, là où les hommes seuls, les hérétiques, par exemple, n’ont vu qu’une chose raisonnable. 2o  Puisque l’explication donnée par les conciles est absurde, elle est vraie ; donc Dieu était avec les pères du concile ; donc Dieu n’était pas avec les hérétiques ; donc notre religion seule est divine. Appliquez la règle à la justice d’Alais ; et chantons en son honneur ces saintes et prophétiques paroles : beati pauperes spiritu… Heureux les pauvres d’esprit, trois fois heureux les pauvres d’esprit !

Le moine chantait, son front rayonnait de bonheur, mais tout-à-coup, il se rembrunit, et le saint homme s’écria : hélas ! je l’avais oublié, l’Église a horreur du sang, et j’ai versé le sang. — Ah ! mon frère, répondit Laurette, que je vous aime avec ces remords ! Vous avez tué un homme, et vous en gémissez. Votre cœur est sensible et compâtissant. Je craignais de le trouver impitoyable et cruel. Grâce à Dieu ! la théologie n’exclut pas l’humanité, et je me réconcilie avec elle, car je ne vous cache pas que vos discours m’étonnent et quelquefois me révoltent. Mais si votre cœur est bon, qu’importent vos discours : ou plutôt, je les approuve, s’ils vous rendent bienfaisant et charitable. Qu’entends-je ! répliqua le moine… Comment expliquez-vous mes remords ?… Je sème donc le bon grain dans une terre ingrate ! je vous ai déjà dévoilé tous les mystères de la science, et vous en êtes encore à l’alphabet ! Vous voulez faire une mission pour votre propre compte, et vous ne pouvez vous inculquer les premiers principes ! N’importe ; je suis complaisant, vous êtes docile ; je ne désespère pas de vous.

Je me repens, non pas d’avoir tué le vilain, c’était un hérétique, il devait donc être mis à mort ; mais je me repens d’avoir versé le sang. En cela, j’ai commis un péché. Je devais l’assommer, ainsi que le pratiquent les prêtres[49], telle est la règle. Je cherche toujours à vous donner deux leçons en une : observez donc, ma sœur, que cette règle : l’Église a horreur du sang, prouve aussi que par l’Église, il ne faut entendre que les prêtres, car il n’est défendu qu’à nous de répandre le sang. L’Église n’a nullement horreur de celui que les fidèles répandent pour elle ; donc les prêtres sont l’Église, donc les prêtres sont ou doivent être les ministres partout. Je défie les philosophes de me répondre en raisonnant chrétiennement.

À ces mots le théologien arrête sa mule, descend, se jette à genoux, croise les mains, lève au ciel ses yeux baignés de larmes, et s’écrie :

Ô comment pourrai-je obtenir le pardon de ma maladresse ; anges, archanges, trônes, dominations, chérubins, séraphins, chantez sur vos harpes d’or mes douleurs et mon repentir !

Ô saint Pierre ! qui coupâtes l’oreille à Malchus par le tranchant de l’épée, et fûtes de cela grondé par votre divin maître, j’ai, comme vous, erré par trop de zèle : je me repens et n’attends pas le troisième chant du coq. Priez pour moi !

Ô vous, sainte mère Église catholique et militante qui, par horreur du sang, ne nous permettez que d’assommer, pardonnez-moi !

J’assommerai, je brûlerai, je ferai assommer et brûler, pendre ou étouffer tous les hérétiques qui seront plus faibles que moi ; mais je jure de n’ensanglanter jamais mes mains orthodoxes, et de garder sans tache la robe de lin dont, en ma qualité de moine, je suis censé revêtu. Pour expier mon péché, je me ferai donner la discipline tous les soirs, pendant huit jours, par ma sœur que voilà, par cette chère sœur que j’élève comme une nouvelle Judith pour couper la tête à un nouvel Holopherne, comme une nouvelle Clotilde pour convertir un nouveau Clovis, c’est-à-dire, quelque Roi barbare qui, après avoir commis beaucoup de crimes, voudrait être sanctifié en donnant son bien aux moines.

Sa prière achevée, il remonte sur sa mule, et continue sa route vers Aigues-mortes, sans mot dire, mais récitant dévotement son pater. Laurette le suivait dans une surprise extrême. La grâce commençait à opérer en elle. La règle, c’est absurde, donc c’est vrai, levait tous ses doutes ; dès ce moment elle cessa de raisonner et de contredire son directeur. Elle crut en aveugle. Le soir elle lui donna la discipline ; ensuite ils cherchèrent la gloire de Dieu, la virent, et s’endormirent après être entrés en oraison de quiétude.




CHAPITRE XII.

Tempête apaisée.


Ils vendirent leur âne et leur mule, et s’embarquèrent au port d’Aigues-mortes sur un vaisseau génois. D’abord ils voguèrent heureusement ; mais enfin une affreuse tempête les assaillit. La mer s’élevait en fureur, et lançait leur frêle esquif au-devant de la foudre, dont les carreaux retentissans frappaient les vagues écumantes ; le feu des éclairs répétés par les ondes semblaient embrâser le navire perdu sur une mer de flammes, et les torrens versés par les nues, pénétrés par ces feux célestes, étaient comme des torrens de laves brûlantes lancés par les cratères des volcans mugissans ; les ondes bruissaient horriblement, les vents sifflaient, le tonnerre roulait, l’équipage blasphêmait. Laurette était en pleurs, et le moine attaché au mât du navire par la corde qui ceignait ses reins, priait ; il bravait les vagues, les vents et la foudre. Son chapelet dans ses mains, et le nom de Jehovah dans sa bouche, le mettaient à l’abri du naufrage. Ses yeux cherchaient à lire dans les cieux les moyens de salut. Tout-à-coup il eut une vision ; il vit dans l’espace comme une autre mer, un autre vaisseau battu par la tempête, suivi par une énorme baleine, et sur ce vaisseau des nautoniers jouant aux dez.

Il descendit alors dans l’intérieur du navire auprès des matelots désespérés. — Chrétiens, leur dit-il, il y a parmi vous un traître, un méchant, c’est-à-dire, un hérétique ou un philosophe. Je viens d’avoir une vision ; votre salut est attaché à sa perte. Qu’il périsse, s’écrièrent toutes les voix ! Nommez-le, saint homme. Je ne le connais pas encore, répondit-il, mais il se fera connaître ; voyons, confessez-vous, et nous déciderons, mon frère et moi, lequel de vous doit être noyé.

La vue d’un prochain naufrage les décidèrent tous à se confesser ; ils déroulèrent leur vie aux yeux du moine charitable ; tous étaient ou voleurs ou adultères, ou fornicateurs ou assassins, et beaucoup étaient tout cela à la fois ; mais tous étaient dévoués à l’Église, soumis à ses décrets, croyans et dévots ; tous portaient le chapelet à la ceinture et la croix sur l’épaule ; tous allaient en Palestine exterminer les juifs et les infidèles : comment voir là de la philosophie ! Le moine était fort embarrassé. Chrétiens, leur dit-il, le méchant est parmi vous, mais il se cache. Profanant les choses saintes dans l’espoir d’échapper à Dieu, il s’est confessé, mais n’a pas dit son crime : Dieu nous le dira lui-même. Apportez les dez, ces instrumens de perdition vont devenir des instrumens de salut. On apporta les dez ; et tandis que le saint homme les battait dans le cornet, les chrétiens l’entouraient, les yeux fixés sur la table fatale, le cœur en émoi, et chacun vouant à son saint, auquel il avait le plus de confiance, et sa personne et ses biens. La foudre frappait le navire, les vagues y pénétraient de partout, nulle manœuvre ne le protégeait. Effrayé de cet état affreux, un vieillard, le seul passager dont les mains et le cœur fussent purs, s’approche du moine, arrête le cornet au moment où les dez allaient s’échapper et nommer le coupable, et du doigt montrant les mâts abattus, les cordages déchirés, les ouvertures faites par la foudre, et l’onde se précipitant dans le vaisseau.

Malheureux ! vous allez tous périr, et vous pouvez vous sauver tous encore ; rejetez dans la mer la vague qui vous envahit, et non pas l’infortuné proscrit par le sort. En le sacrifiant, vous auriez de moins pour résister à la tempête le secours de la victime. Travaillez, imitez-moi ; Dieu ne demande pas des victimes humaines. Il a dit : aide-toi, je t’aiderai.

À mesure que le vieillard parlait, le moine s’épanouissait d’aise. Chrétiens, dit-il, les oracles s’accomplissent, le criminel s’est fait connaître, la main de Dieu est sur lui : voilà Jonas ! voilà l’hérétique, le philosophe, l’excommunié, et la baleine demande sa proie.

Frères, vous avez forniqué, volé, violé, tué ; vous vous repentez, vous vous êtes confessés, vous me compterez la somme portée dans le tarif, je vous absous. Vous voilà blancs comme neige ; mais l’âme de ce maudit raisonneur est noire comme charbon, et rien ne peut la blanchir. Son crime est irrémissible. N’a-t-il pas dit que Dieu ne demande pas des victimes humaines ? Il l’a dit, répondirent tous les chrétiens ; anathême ! ajouta le théologien, il vient de blasphêmer. Dieu n’ordonna-t-il pas à Abraham de lui égorger son fils ? N’accepta-t-il pas la fille de Jephté ?… Anathême ! il a lu les livres sacrés : hérétique, je t’excommunie ; philosophe, je te maudis ; qu’on le saisisse et qu’on le noie. Le moine ajouta : si tu te repens, à tout péché miséricorde. Ne crains rien ; il y a une baleine autour du navire ; elle t’avalera et te gardera trois jours dans son ventre. Je te conseille, si tu n’as rien de mieux à faire, d’y passer ton temps à dire tes patenôtres ; voilà mon chapelet. Après trois jours, elle te vomira sur les rivages de la Syrie ; tu t’y couvriras de cendres et d’un sac, à la manière des prophètes ; tu t’en iras sous les murs de la cité sainte, et tu y prêcheras la repentance et la pénitence ; tu pourras y débiter les lamentations de Jérémie ; tu les sais ; si tu ne les sais pas, en voilà un chapitre (il le déchira de son bréviaire) ; tu pourras l’apprendre par cœur dans le ventre du poisson ; tu nous attendras sous les murs de Jérusalem, et tu nous diras ce que t’auront dit les Juifs et les Sarrazins.

À ces mots, il lui donna sa bénédiction, fit un signal aux matelots, et les matelots jetèrent l’hérétique à la mer. Tout l’équipage était monté sur les ponts. Le Chroniqueur et l’histoire n’assurent pas bien affirmativement que la baleine l’ait avalé, mais le soleil reparut tout-à-coup et versa sur la mer apaisée la lumière et l’espérance.

Ce miracle plia tout l’équipage aux volontés du moine : on s’empressa de lui payer le prix de l’absolution ; il eut bientôt dans ses mains l’argent de tous ces dévots : en le serrant dans son bissac, il disait à Laurette, vous voyez, ma sœur, comme se vérifient à mon égard les saintes paroles de l’âne : Dieu protége ceux qui sont siens. Ce commencement de fortune mit dans son cœur de nobles projets. Il conçut le dessein de fonder un ordre militant pour la propagation de la foi. Ses membres devaient porter la soutane et le surplis, et par-dessus un baudrier en forme de chapelet, où serait attaché le glaive à deux tranchans ; ils devaient être tonsurés, mais, au lieu de calotte, porter un casque ; leur bouche dévote serait ombragée par d’épaisses moustaches, pour justifier les noms de sapeurs du Christ et pioniers de l’Église (a). Ils auraient le droit de confesser, d’exhorter et d’exterminer, et même de répandre le sang ; le Pape serait supplié de leur octroyer cette faveur ; le moine avait éprouvé combien il serait gênant de ne pouvoir se servir que de massue ; ils devaient être délateurs, témoins, juges et exécuteurs. On sent quelle déconfiture un pareil ordre pouvait faire des hérétiques et des philosophes. Ses plans furent exécutés après sa mort ; semblable à Moïse, il montra la route de la terre promise et n’y arriva pas. Seulement, au lieu d’un ordre, le vicaire du Christ en établit deux : les jésuites et les dominicains. Les premiers furent espions et délateurs ; les autres, juges et exécuteurs ; aussi, nous et Dieu aidant, la sainte Inquisition, François Ier, Henri III, Louis XIV, les parlemens et les dragons, ont fait entrer dans le bercail beaucoup de brebis égarées. Néanmoins, le plan du saint homme aurait dû être suivi en entier ; un seul ordre réunissant tous les moyens d’une douce et sainte violence, aurait fait entrer plus de brebis et plus vite, et aurait eu quelque chose de plus romain.




CHAPITRE XIII.

Le métier d’Abraham.


Quoique dans son plan il donnât à ses moines le droit de confiscation, droit dont l’exercice non interrompu devait faire découvrir les hérétiques les plus cachés, cependant il vit bien qu’il fallait débuter par offrir une certaine aisance à ses associés ; il avisa donc aux moyens de s’enrichir de plus en plus. Que ferais-je, se disait-il, pour y parvenir ! La sainte Bible m’offre plusieurs moyens : ferai-je comme le prophète-roi, assassiner un autre Urie pour avoir son bien ? Prendrai-je l’habit du voisin afin qu’il me donne encore son manteau ? Demanderai-je la dixième partie des fruits de la terre ? Réclamerai-je le premier né du troupeau ; le gigot de la brebis égorgée ; la laine de la bête tondue ? et si le maître du troupeau, impatienté de mes demandes, l’envoie au diable, le prendrai-je pour moi, comme fit autrefois le grand-prêtre Aaron ? car ce qui est maudit appartient au Seigneur. Ah ! le zèle de la maison de Dieu me dévore ! J’emploierai à la fois tous les moyens expliqués dans la Bible ; mais nous voguons vers une plage infidèle : ces coquins de Sarrazins ne voudront me donner ni la dîme, ni l’agneau, ni le gigot, ni la brebis, ni la laine… Que ferai-je donc !… Ce que je ferai… Je ferai le métier d’Abraham : on peut l’exercer avec les infidèles.

Belle Laurette, dit-il, vous allez devenir une des colonnes de l’Église. Les femmes plantèrent en Europe l’arbre de la Croix : vous le planterez en Asie. Votre mission va commencer. Sainte Hélène subjugua saint Constantin ; sainte Clotilde, saint Clovis ; sainte Laurette subjuguera saint Soliman : je vous nomme déjà saints l’un et l’autre, car vous ferez un saint de ce scélérat si vous en obtenez de l’argent pour les moines, et vous serez sainte vous-même : c’est la règle.

Ils abordèrent sur les rivages d’Antioche. Le théologien dit à la belle missionnaire : Reprenez des habits de femme, allons voyager dans les pays sarrazins : Vous y passerez pour ma sœur, afin qu’on me fasse du bien à cause de vous.

Telles furent les paroles d’Abraham à la vieille Sara. Toute vieille qu’elle était, elle lui valut de grandes richesses. Vous êtes jeune, belle, jolie ; je deviendrai le plus riche des hommes. Je vois déjà les sapeurs du Christ, la hache à la main, abattre les forêts pour former les bûchers où seront brûlés tous les hérétiques de l’univers. Hésiteriez-vous à imiter la mère du peuple de Dieu ! Si c’était gratis, et avec les chrétiens, il y aurait du mal, mais c’est en payant, et avec les infidèles : c’est canonique et conforme aux vues du Très-Haut. D’ailleurs, vous aurez toujours ce poignard sous votre robe, et lorsque j’aurai touché le prix convenu, que le galant sera endormi, d’une main vous le prendrez aux cheveux, de l’autre vous lui couperez le cou et m’apporterez sa tête, comme l’exécutaient les prophétesses juives en sortant de table. Ensuite je vous vendrai à un autre Sarrazin, qui me paiera encore, et que vous égorgerez également, et ainsi de suite de l’un à l’autre, jusqu’à la délivrance de Jérusalem et à la formation des sapeurs du Christ. En imitant les exemples de Sara et de Judith, vous vivrez saintement, vous planterez l’arbre de la croix, vous délivrerez le tombeau du Sauveur, vous enrichirez l’Église ; et, en récompense, l’Église vous mettra au nombre des bienheureuses, d’abord dans le Ciel, et ensuite dans l’Almanach, qui est le nec plus ultra de la gloire des saints.

Ainsi dit le moine ; il vendit Laurette à l’homme de confiance d’Abenzaïd, lieutenant de Soliman. Comme elle entrait dans le sérail, il lui remit un poignard, et lui dit : Allez, nouvelle Judith, chaste et noble héroïne du nouveau peuple de Dieu, allez prendre place aux côtés de cet autre Holopherne. Tuez ou convertissez ; mort ou catholique, c’est la loi et les prophètes[51].

La chaste chrétienne, au lieu d’attendre qu’Abenzaïd fût endormi, lui porta, comme il se mettait auprès d’elle, un coup mal assuré. Ce fut plutôt un avertissement de se défier de sa conquête, qu’une attaque réelle. La main et le cœur lui faillirent. Aux cris d’Abenzaïd les esclaves accoururent. La timide Judith nomma le moine. On le trouva sous les murs du sérail, tenant des deux mains un sac ouvert, pour y recevoir la tête d’Holopherne. Il fut arrêté, bâtonné sur la plante des pieds, condamné à être empalé, et emprisonné, en attendant l’heure de l’exécution fixée au lendemain, pour donner le loisir d’arriver à tous les Sarrazins de la ville, curieux de voir un moine, et un moine sur un pal.

Enchaîné debout contre les piliers de sa prison, et ne pouvant s’appuyer sur ses pieds meurtris et déchirés, il s’écriait :

Ô justice d’Alais, où es-tu !  !…

Cependant le jour avait recommencé, le soleil brillait sur l’horizon, le moine entendait le bruit de la foule accourant pour assister à ses derniers momens.

Conçoit-on son désespoir ? Mourir n’était rien ; mais mourir sans confession, mourir sans avoir confié à personne les statuts de l’Ordre militant des sapeurs du Christ ! L’intérêt de son âme, celui de l’Église exigeaient qu’il vécût ; il pria le Dieu d’Israël de le sauver par un miracle : le Dieu d’Israël ne fit point de miracle. Il ne pouvait échapper à la mort qu’en apostasiant, Dieu voulait donc qu’il apostasiât ; car il ne pouvait vouloir la ruine de l’Église, de l’Église dont le triomphe dépendait de l’établissement des sapeurs. Il chercha dans la Sainte-Bible, où tout se trouve, comment on pouvait légitimement répudier son Dieu. Soudain il eut une vision ; un ange lui dit : « Souviens-toi de Jacob, et marche sur ses traces. »

Quelle soudaine lumière ! s’écria-t-il ; je me souviens maintenant de ce bon patriarche, je le vois dans sa détresse élever ses mains vers l’Éternel, et lui faire vœu, disant :

« Si le Seigneur me conduit dans mes voyages, s’il me donne du pain pour manger et des habits pour me couvrir, le Seigneur alors sera mon Dieu. »

Le Seigneur lui donna du pain et des habits, et le Seigneur fut son Dieu ; donc, s’il ne lui avait donné ni des habits, ni du pain, il ne l’aurait pas été. Jacob fit son traité, je vais faire le mien ; si Jehovah ne m’accorde pas ma demande je passe du côté de Baal ; la Bible est révélée, et l’on ne peut errer en y puisant des règles de conduite.

Eh bien ! Dieu de Jacob, je te fais vœu, disant : Si tu m’ôtes mes chaînes ; si tu fais tomber les portes de ma prison ; si tu me donnes des habits pour me couvrir, du pain à manger et du vin à boire, tu seras toujours mon Dieu. Amen !

Ni les portes ne s’ouvrirent, ni ses fers ne tombèrent. Après avoir vainement attendu, il reprit :

Dieu de Mahomet, je te fais vœu, disant : Si tu m’évites d’être empalé ; si tu fais tomber mes chaînes et les portes de ma prison ; si tu me donnes des habits pour me couvrir, du pain à manger et du vin à boire, mais en cachette, car il faut éviter le scandale ; je répudierai le Dieu d’Isaac ; et le Dieu d’Ismaël et de Mahomet sera mon Dieu. Alha !!

Alha ! Mille bouches redirent ce mot sacré. Le garçon de la geole avait déjà mis la main sur le verrou du cachot ; il venait prier le moine de paraître devant la nombreuse compagnie impatiente de le voir. Le garçon étonné s’arrête… et crie : Alha !… L’escorte, marchant sur les pas du garçon, comme lui s’arrête, et s’écrie : Alha ! le maître geolier, qui, d’un peu plus loin, observait le garçon ; les enfans du geolier, ses concubines et ses femmes, ses valets et leurs femmes et leurs enfans, rangés en haie sur le chemin du moine ; les curieux qui s’étaient groupés à la porte extérieure des prisons, répétèrent le même cri ; ce cri retentit jusque sur la place ; et les spectateurs, les soldats, les juges, les imans, réunis autour de l’échafaud ; les bourreaux qui savonnaient le pal, et les femmes sensibles qui respiraient déjà des odeurs pour calmer leurs nerfs, levèrent les mains au ciel, les croisèrent sur la poitrine, la droite sur la gauche, les portèrent ensuite sur les genoux, s’aplatirent le dos, s’inclinèrent dévotement, et crièrent par trois fois : Alha ! alha ! alha !

En remontant d’un cri à l’autre on arriva jusqu’au moine. Une folle joie s’empara de ces infidèles ; il leur semblait que les destins s’expliquant par sa bouche promettaient la victoire au prophète. Le renégat fut conduit sur la place ; et là, sur l’échafaud préparé pour son supplice, on lui fit, en présence du peuple émerveillé, l’opération à laquelle Moïse soumit tous les Juifs, et dont le Fils de Dieu ne fut pas exempté lui-même. Cette opération hébraïque prouva que la chasteté des moines était le résultat d’une grande vertu, et non d’une honteuse impuissance. Un cri d’admiration s’éleva de partout ; peu s’en fallut alors que ce peuple témoin des merveilles du christianisme ne se fît chrétien ; mais les imans refusèrent de prendre les mêmes engagemens que les moines, dans la crainte de ne pouvoir les tenir ; ils arrêtèrent l’élan général, et ce peuple, à moitié converti, retomba dans l’idolâtrie, pour n’avoir pu trouver dans son sein des hommes qui osassent faire vœu de chasteté. Ô faiblesse ! ô lâcheté des ministres des faux dieux ! ô miraculeuse intrépidité des lévites du Très-Haut !… vit-on jamais des étudians en théologie, dans la force de l’âge, reculer devant le malin, et refuser de prêter le serment d’être chastes ?… Non…, ils se font raconter la vie de leurs professeurs…, et ils jurent !!…


fin du premier volume.

LE MOINE
ET LE PHILOSOPHE,
ou
LA CROISADE ET LE BON VIEUX TEMPS.
ouvrage critique et philosophique.
PAR RICARD SAINT-HILAIRE.
TOME II.
PARIS,
AU CABINET LITTÉRAIRE DE LE ROI,
Rue de Richelieu, No 52, passage Beaujolois ;
et à Lyon chez MANEL fils, libraire.

1820


CHAPITRE XIV.

Le Moine et l’Iman.


Le renégat n’avait changé qu’en apparence ; il avait toujours un cœur de moine, et lisait dans l’Alcoran tout ce qu’il avait lu dans son Bréviaire. Me voilà Sarrazin, se dit-il ; mais pourquoi serais-je un des moutons de ce vilain troupeau ? J’aidais à tondre Isaac, aidons maintenant à tondre Ismaël. On le reçut dans le corps des Imans ; il défendit de boire du vin, et il en but. Un jour ayant perdu la mémoire des lieux, il se mit en marche vers le sérail de Laurette, gagna l’eunuque à force d’argent, qu’il lui promit, et ne lui donna pas ; excipant d’une restriction mentale dont le demi-homme parut se contenter. Le renégat se présenta de nouveau, fit de nouvelles promesses, et fut encore admis dans le sérail ; mais à peine est-il entré que le gardien pousse un cri d’alarme ; les esclaves accourent ; il est arrêté, reçoit la bastonnade, et se voit condamné au pal, dont, cette fois-ci, les amateurs espèrent bien d’avoir la joie complète.

La veille de la cérémonie, un de ses collègues en Mahomet lui rendit visite, et le trouva lisant l’Alcoran, et vidant sa bouteille. Je cherche, lui dit le renégat, le passage où Mahomet déclare l’inviolabilité des prêtres, et défend aux juges de les juger.

l’iman.

Le prophète n’a rien dit de semblable.

le renégat.

J’entends. Le Mufti, vos conciles, vos interprètes ont décidé qu’il l’a dit. Vous avez des canons, des décrétales, des bulles et des casuistes ?

l’iman.

Je ne connais pas ces noms-là.

le renégat.

Le nom n’y fait rien, la chose existe. Le prophète parlait au nom de Dieu, donc vous parlez au nom du prophète ; donc vous vous êtes rendus indépendans de la loi civile ; vous faites exterminer les hérétiques qui prétendent que Mahomet n’a pas dit tout ce que vous édites, et troublent ainsi le ciel et la terre. Je suis un des vôtres ; vous êtes donc venu à la tête du clergé sarrazin me tirer de prison. Ce pal que je vois est dressé pour expédier ceux qui m’ont donné la bastonnade, l’infidèle qui a porté plainte, et le philosophe de Cadi qui m’a condamné.

l’iman.

Vous avez enfreint la loi.

le renégat.

Je réclame les immunités de l’Église, et j’invoque le grand Mufti.

l’iman.

Vous avez causé du scandale.

le renégat.

Les coupables, ce sont les plaignans. S’ils n’avaient rien dit, où serait le scandale ?… Ô justice d’Alais, où es-tu ?

l’iman.

Vous vous êtes introduit chez la femme du voisin.

le renégat.

Pour la convertir.

l’iman.

On vous a vu dans certaine situation.

le renégat.

Qu’on brûle les curieux ! J’avais mis mes sandales à la porte (a).

l’iman.

Nul ne peut entrer dans le sérail d’autrui.

le renégat.

Oui, si Dieu ne l’ordonne. Il dit autrefois au prophète Osée (b) : « Va, et prends une femme adultère, et donne-lui quinze pièces d’argent et une mesure et demie d’orge. » Envoyez donc à la Sunamite une mesure et demie d’orge et quinze pièces d’argent, car j’ai eu une vision, et le prophète sur son chameau, au milieu des trônes et des dominations, m’a parlé, disant : Va et prends la belle Laurette, la sultane d’Abenzaïd. — Alha !

l’iman.

Alha ! montrez l’ordre du prophète.

le renégat.

Je dis qu’il l’a dit. Article de foi.

l’iman.

Vous serez empalé.

le renégat.

Quoi ! les Imans sont soumis aux lois temporelles[54]. Est-ce pour obéir aux hommes qu’on s’est voué au Seigneur ? Le ciel est donc vassal de la terre. Religion absurde… J’en suis sûr, maintenant. Vous n’avez ni le droit de prendre la dixième gerbe, ni le premier-né du troupeau, ni la toison de la brebis, ni le gigot du mouton, ni la bête donnée au diable, ni le droit de défendre la lecture du Coran, ni d’excommunier les rois, ni de vendre des indulgences, ni de tirer les riches du purgatoire, ni d’ouvrir le ciel aux enfans qui ont assommé père et mère, ou qui ont mangé du fromage en carême ; vous êtes, peut-être, obligés de nourrir vos femmes, d’élever vos enfans ; et les restrictions mentales ne vous dispenseraient ni de livrer votre mule vendue, ni de rendre l’âne qu’on vous a prêté… Ô justice d’Alais ! ô Barjone ! ô successeur de Barjone ! ô sainte mère Église !… je déteste mon apostasie ! ô esprit saint qui m’inspiras d’apostasier par l’exemple de Jacob, je vois maintenant le pourquoi d’une inspiration dont je fus surpris d’abord ! Tu voulus me faire connaître, pour que j’en rendisse témoignage aux nations, la fausseté du mahométisme, et l’excellence de la religion romaine et théologique, par le moyen de laquelle Dieu comble de biens ceux qui font vœu d’être siens, comme cela doit être. Ô esprit saint ! ô sainte Mère ! ô saint Père ! ô Barjone ! ô justice d’Alais, pardonnez-moi ! Milice céleste, qui voyez mes larmes et mes remords, ora pro nobis ! Je jure, pour obtenir mon pardon, de passer ma vie à renverser les autels du prophète, à prêcher le massacre de ses sectateurs, à les assommer moi-même, en attendant que j’aie obtenu la dispense pour moi et pour les sapeurs du Christ, de répandre le sang infidèle. Frère Iman, vous êtes dans une fausse route, l’Alcoran n’est pas descendu du ciel. La véritable religion est la chrétienne, revue et corrigée, c’est-à-dire, expliquée par les bulles, les canons, les décrétales et les théologiens. Imitez-moi, faites-vous inscrire dans la milice papale. Toutes les faveurs du ciel tomberont sur vous dans ce monde et dans l’autre ; car, pour être heureux sur la terre et bienheureux dans le ciel, il ne faut que trois choses : 1o . être moine ; 2o . être riche ; 3o . être chrétien. Quand on est moine, les portes des palais et du paradis s’ouvrent toutes, au seul bruit de vos pas.

Le théologien renforça sa harangue de quelques rasades dont il régala l’Iman.

J’eus une sœur, ajouta-t-il, je l’élevais pour les missions ; hélas ! elle est perdue pour elles et pour moi ; je lui prouvai, au moyen d’une bouteille de Chypre, la vérité du mystère le plus admirable ; je vous prouve à vous, au moyen d’une autre bouteille, la suprématie du Saint-Père sur le Mufti. Oui, mon frère, lequel vaut mieux, l’eau saumâtre des déserts que les chameaux brûlans n’acceptent qu’avec répugnance, ou cette douce liqueur dont les saints même feraient leur délice ? Choisissez entre le Pape et le Mufti : l’un vous donne l’eau du désert, et l’autre le jus de Noé ; choisissez !… Je choisis, s’écria l’Iman, la douce liqueur des saints, le jus de Noé, je choisis la bouteille !… Ergo, tu es à nous, répondit le Renégat ! Alleluia ! Te voilà converti ; je te reçois au nom de la théologie ; je te promets un brevet de moine, et je te mettrai dans les sapeurs du Christ, si tu continues à suivre mes conseils et mes exemples : à ces mots, les deux amis s’embrassèrent, en disant : Amen.




CHAPITRE XV.

Les Nonnes d’Antioche.


L’Iman prit la fuite avec le moine. Deux ou trois jours après ils arrivèrent dans les murs d’Antioche. Depuis la conquête de cette ville par les croisés, elle était le rendez-vous des plus grands personnages : les rues étaient encombrées de chevaliers, de princes, de nonnes et de pélerins. Les églises, les cabarets et les couvens s’y multipliaient chaque jour. On rencontrait partout des moines et des ivrognes ; l’hospitalité, vertu nécessitée par l’affluence des étrangers, était exercée par tous les habitans ; dans les couvens de filles même, on donnait asile aux fidèles. Après avoir charmé les nonnes par des preuves nombreuses de dévouement et de respect ; après avoir admiré l’église, le monastère, et dévotement écouté le récit des miracles du saint, ils laissaient, en partant, d’utiles témoignages de leur satisfaction ; ils déposaient leurs offrandes dans les troncs pour l’église, pour les pauvres, pour les marguilliers, pour les âmes du purgatoire, et dans la main de la tourière ; mais quelquefois les moutiers recevaient assez mauvaise compagnie. — On y était, dit le Chroniqueur, en propres termes, « volé ou rossé ; et plus d’une nonne, dupe de sa charité, recevait des horions au lieu de guimpes ou de confitures ; mais, ad majorem Dei gloriam ; que ne brave-t-on pas dans de si saintes vues ?… »

Ils arrivèrent tard dans la ville chrétienne ; le renégat conduisit son compagnon chez des nonnes. À l’aspect du turban, elles s’enfuirent ; mais le doux parler du moine les rassura ; elles offrirent aux deux fugitifs le souper le plus succulent pour les encourager à persister dans la bonne voie. Ils soupèrent avec les vierges du Seigneur, chantèrent avec elles, s’enivrèrent comme elles, c’est-à-dire, chantèrent des cantiques sacrés, et s’enivrèrent de l’amour de Dieu. Cependant le banquet ou l’agape s’était prolongé bien avant dans la nuit, lorsque le renégat prit la parole en ces termes :

Vous êtes noires, mais vous êtes belles, ô nonnes d’Antioche ! comme le disait d’elle-même aux filles de Jérusalem, la maîtresse de Salomon, c’est-à-dire la sainte-mère Église[55]. J’attribue cette noirceur au soleil de Syrie ; mais à quoi puis-je attribuer l’oubli des saints préceptes que moi et tant d’autres nous vous avons enseignés ; vous vous damnez faute d’élever votre âme à Dieu, et d’entrer en oraison de quiétude. Eh quoi ! répondit l’abbesse, vous ignorez donc que nous avons reçu, dûment scellée de l’anneau du pécheur, la bulle du maître du ciel et de la terre ! Elle porte : « Tous les brigandages, incendies, homicides, parjures, adultères, entendez-vous, adultères ! seront expiés par le pélerinage de Jérusalem. » Or, nous sommes à Antioche, sur la route de la cité sainte, où nous allons tout doucement. — Ô mon doux Jésus, répliqua-t-il, que viens-je d’entendre ! Ces paroles sont plus douces que la manne du désert ; mais, ma sœur, si vous veniez à mourir avant d’entrer à Jérusalem, vos péchés ne seraient pas expiés ; vous iriez à tous les diables. Oh ! oh ! continua-t-elle, le diable n’en tâterait que d’une dent. La bulle porte : « Ceux qui mourront, soit dans les combats, soit dans le voyage, seront mis au nombre des martyrs. » C’est superbe ! s’écria l’apostat ; c’est bien ici la terre promise, on peut s’y livrer à tous ses penchans ; laisser de côté les lois humaines et divines, piller, voler, tuer, pourvu, je pense, que ce soit dans le but de servir la sainte-mère Église et le saint-père le Pape, c’est-à-dire l’Éternel, et en vivant ainsi l’on va tout droit s’asseoir à côté de l’Agneau. Je reconnais l’œuvre du vicaire céleste ; mais, pour achever de me convaincre de la vérité de cette œuvre apostolique, dites-moi, que doit-on faire des Sarrazins, des philosophes et des hérétiques ? Qu’on les extermine, répondit-elle avec enthousiasme : c’est cela, c’est bien cela, cria le renégat hors de lui ; du sang ! du sang ! le sang hérétique, infidèle, schismatique, philosophe, sarrazin, asiatique, africain, européen ; le sang de tout ce qui ne pense pas comme Jésus-Christ, c’est-à-dire la sainte-mère, en d’autres termes le saint-père, conséquemment le général de mon ordre, mon provincial, mon abbé, mon prieur, en un mot, moi ! renégat par circonstance, mais moine de race, de profession et d’inclination. Cependant une difficulté trouble ma joie :

Telle est, telle devait être la police de l’Église ; mais celle des hommes quelle est-elle ? Il serait désagréable d’aller en Paradis par la potence.

A-t-on mandé en Palestine la justice d’Alais, ou des élèves de cette justice ?

Il n’y a pas de justice, répondit l’abbesse : tous les chrétiens de Syrie, princes, vilains, généraux, soldats, pillent, volent, tuent, forniquent, se parjurent, en sûreté de conscience, et sans crainte des lois ; les patriarches eux-mêmes donnent l’exemple. « Tant que durera l’expédition, nous sommes sous la protection de l’Église, et nous n’avons à craindre aucune poursuite, soit pour dettes, soit pour crimes. Ainsi l’a décidé, ainsi le veut, le Pape, ce roi des rois. »[56]

Ici l’apostat se jeta la face dans la poussière, pleurant amèrement.

Comment, disait-il, comment ai-je pu quitter le sein de l’Église ? embrasser une religion maudite, qui laisse donner la bastonnade à ses prêtres ? tandis qu’il n’est pas même besoin ici pour voler, pour forniquer et pour tuer les hérétiques, sans risques et sans péché, de restrictions mentales, d’oraisons de quiétude, ou d’assommer à coup de massue. Les temps prédits par les prophètes sont arrivés ; la tête du serpent est écrasée ; nous sommes tous appelés et tous élus. Ô Dieu de miséricorde ! Dieu de Jacob ! Dieu fort et jaloux ! Dieu de la théologie ! Je te bénis. Nunc dimittis servum tuum ! Cependant, mes chères sœurs, continua-t-il en essuyant ses larmes, mettons à profit ce temps de jubilation et de Jubilé ; hâtons-nous de jouir, avec innocence, des plaisirs jadis criminels, afin d’en être détrompés ou dégoûtés, quand les indulgences, nous étant retirées, nous ne pourrions plus en jouir saintement.

Il dit, et personne ne répondit.

Après un long silence, l’Iman prit la parole. — Cette théologie est bonne. Ma religion m’obligeait à je ne sais combien d’ablutions, de prières, de grimaces ; je ne pouvais, sans pécher, m’introduire dans le sérail du voisin, et je n’étais pas assez riche pour en avoir un à moi. Le cadi pouvait me faire donner la bastonnade ; le sultan, le visir, le pacha, le bey, les icoglans même, étaient mes seigneurs et maîtres ; et, dans cette religion-ci, j’ai du vin, de l’argent ; je trouve des nonnes affables, et n’ai de maître que le saint-père, qui est à Rome, et la sainte-mère, qui est je ne sais où ; je suis au-dessus des lois ; je passe une douce vie ; et, pourvu que je croie ce qu’il faut croire (et pourquoi ne le croirais-je pas, puisque tout croire me donne le droit de tout faire), je m’en vais en Paradis. C’est décidé ; je suis des vôtres ; je me fais moine avant d’être chrétien. — C’est le principal, répondit l’abbesse ; la foi vous viendra. — Je croirai tout, ajouta le néophyte ; je suis accoutumé à me défier de ma raison. Nous avons dans notre pays des mystères ; nous avons des articles de foi comme vous. — Est-il possible, cher Sarrazin ? — Oui, ma sœur ; par exemple : je vois qu’ici, comme chez nous, les femmes n’entrent pas dans le Paradis ; les houris seules y sont admises ; et les nonnes, du moins celles d’Antioche, ne sont pas des houris. — Vous blasphêmez, Sarrazin abominable ! répliqua l’abbesse irritée. On nous mettra sur la tête une couronne de roses blanches ; et parées de ces fleurs virginales, nous irons prendre place parmi les onze mille vierges de la ville d’Ancyre, dans le Paradis de saint Pierre. — Et moi, riposta le mécréant, j’irai dans celui du prophète. Chrétien dans cette vie, mahométan après la mort. Pardonnez, chères sœurs, dit l’apostat ; pardonnez à ce pauvre infidèle, il n’est pas encore lavé du péché originel ; le serpent l’égare ; mais une fois plongé dans les eaux du Jourdain, je vous le garantis aussi crédule que vous et moi.




CHAPITRE XVI.

L’Iman vole les églises.


Cependant le bruit de leur arrivée se répandit dans la ville ; les âmes dévotes chantèrent la victoire éclatante remportée sur Baal. Les princes et les princesses se disputaient l’honneur de servir de parrain ou de marraine à l’Iman ; mais le renégat ne voulait l’introduire dans le sein de l’Église qu’après leur arrivée à Jérusalem ; il voulait se servir de lui pour l’exécution d’un projet dont la réussite le devait mettre à même d’établir, de suite, l’ordre militant des sapeurs du Christ.

Ami, lui dit-il, voici l’époque de votre vie la plus heureuse. Quelques gouttes d’eau sur votre tête, accompagnées de certains mots latins, vous rendront l’innocence du premier homme, avant son premier crime. Que vous êtes heureux de n’être pas baptisé, que je voudrais ne l’être pas encore ! comme j’utiliserais ma vie ! Nos aïeux ne recevaient le baptême qu’en mourant ; de cette manière ils mouraient en état de grâce ; et malgré tous leurs crimes, l’Éternel était obligé de les faire asseoir à sa droite. Ils risquaient, il est vrai, de mourir sans baptême, et alors les plus vertueux étaient damnés, in æternum ; c’est la cause, sans douté, de l’abandon d’un usage aussi salutaire. Ce que je ne puis exécuter, vous le ferez vous-même ; terminez votre vie d’infidèle par un coup héroïque, soyez voleur ; le métier de voleur est bon ; seulement ceux qui l’exercent sont gênés dans leur industrie ; mais comme un jour nous suffit, on n’aura pas le loisir de vous faire un mauvais parti. J’ai besoin de beaucoup d’or pour établir les sapeurs du Christ, dont vous serez le chef après moi ; les princes, les chevaliers, les croisés sont gueux et misérables comme les habitans du pays, parce que le fruit de leurs brigandages a passé dans les mains des courtisanes et des prêtres. Les courtisanes ne l’ont point gardé, les prêtres l’ont employé selon l’intention des pécheurs à l’embellissement des églises et des monastères ; il faut donc voler les églises et les monastères. Malgré la bulle du Pape dont vous a parlé l’abbesse, j’ai les mains liées ; car si le Saint-Père accorde des indulgences aux voleurs et aux meurtriers, ce ne peut être à ceux qui voleront ou tueront les prêtres, les nonnes et les moines ; on ne donne point des armes contre soi ; je ne puis donc, moi chrétien, leur causer aucun dommage ; mais vous qui ne l’êtes pas encore, que risquez-vous ; honnête homme ou fripon, vous n’en serez ni plus ni moins damné, en votre qualité de mahométan ; vous ne devez donc voir en tout que votre intérêt, votre intérêt est certainement de vous enrichir, volez donc les églises et les couvens puisqu’ils sont riches, et tuez les prêtres, les moines et les nonnes qui voudraient s’y opposer, tuez-les s’ils vous y obligent ; pourquoi reculeriez-vous devant eux ? en vain vous les épargneriez, ils ne vous épargneraient pas. Faites-leur du bien, ils vous maudiront, c’est leur devoir puisque vous êtes hors de l’Église. Une fois riche, vous vous ferez baptiser ; je vous mettrai dans mes sapeurs, et si vous travaillez avec un zèle ardent à purger les hérésies, vous serez canonisé, et vous ferez des miracles.

Ces raisonnemens étaient dangereux, où en serions-nous si les infidèles professaient une pareille doctrine ? Le zèle du renégat l’aveuglait. Il appliquait les vols à une œuvre pie ; voler une église, c’était une imposition indirecte sur les peuples ; le renégat savait que bientôt les fidèles auraient réparé le dommage. Cependant, nous blâmons sa conduite, et surtout son indiscrétion ; mais nous rendons avec plaisir un hommage éclatant à la pureté de ses motifs.

L’Iman s’adjoignit une douzaine de chevaliers que les rues d’Antioche lui firent connaître, et que déjà vous connaissez ; ils dépouillèrent toutes les églises et tous les couvens ; beaucoup de jeunes sœurs les suivirent ; toutes les vieilles restèrent au gîte ; et la bande sacrilége, joyeuse et pénitente, sortit d’Antioche au point du jour. Je dis pénitente, parce que se repentant de son crime, elle fit vœu d’aller visiter le tombeau du Sauveur, de mendier sur la route, de dire le chapelet matin et soir, et de se donner la discipline.

On était chrétien alors, le repentir et l’expiation du péché suivaient toujours le péché.

Quand les pécheurs furent arrivés près des champs de Jérusalem, le renégat dit à l’Iman : frère, nous verrons bientôt les murs de la ville sainte ; bientôt vous recevrez le baptême et je recevrai l’absolution. Hâtons-nous d’achever l’œuvre si bien commencée. Vengeons l’Église, arrachons à ces hérétiques ces vases, ces patènes, ces croix d’or et de diamans. Je vous y aiderai ; je puis, en sûreté de conscience, prendre partout ailleurs que dans des mains ecclésiastiques. Je vous ai suivis pour punir ces sacriléges par l’endroit même où ils ont péché.

Il dit, et pendant le sommeil des chevaliers et des nonnes, ils leur enlevèrent leurs richesses et même leurs vêtemens. Ils trouvèrent dans une ferme deux mules sur lesquelles ils montèrent, et ils s’en allèrent vîtement vers Jérusalem. Bientôt ils aperçurent la ville sainte.




CHAPITRE XVII.

Jérusalem. — Transport du Moine.


Comment dépeindre les transports du renégat ! ses cris de joie firent retentir les échos de la Judée.

Salut, s’écria-t-il, ville sainte ! où vécut un peuple détesté par tous les autres, car il était lâche, ignorant, persécuteur et sanguinaire, mais chéri de l’Éternel, car il obéissait aux prêtres.

« Salut ville sainte ! où les prêtres étaient les maîtres suprêmes ; ou, par conséquent, on punissait de mort un geste, un regard séditieux ou suspect.

» Où les auteurs des plus petites peccadilles, même involontaires, et ceux qui n’avaient pas dénoncé les auteurs de ces peccadilles, étaient punis par des amendes en faveur des prêtres.

» Où les péchés et les absolutions, les souillures et les purifications, les offrandes au Seigneur et les cérémonies étaient multipliées à l’infini, parce qu’il en revenait toujours une amende aux prêtres, et un sacrifice de gibier, de volaille, de gâteaux, d’huile et vin, que les prêtres mangeaient et buvaient pour le Seigneur-Dieu ; puis, gibier, volaille, gâteaux, huile et vin pour le salut d’Israël ; car Dieu avait déclaré cette manducation lui être fort agréable.

» Où Dieu révéla la manière de faire les cérémonies, les mariages, les sépultures et les ragoûts ; la manière de dîner et de souper, et même de faire certaine autre chose ; conséquence forcée du dîner et du souper[57] : afin que les prêtres, chargés de faire exécuter toutes ces lois, gouvernassent l’homme, même dans les actions les plus indifférentes, les plus basses et les plus secrètes ; et le liassent ainsi, à l’autel, par les bras, par les pieds, par l’esprit, par le corps, par l’âme et par la pensée.

» Salut ville sainte ! qui, après avoir exterminé les hérétiques, les incrédules, égorgé les rois, éventré les femmes enceintes, écrasé la tête des enfans sur la pierre, parce que tes prêtres te le commandèrent au nom de Dieu, crucifias enfin Dieu lui-même, parce que tes prêtres le voulurent.

» Salut ville sainte ! berceau de la théologie et de la dîme, villes où les plus pauvres des hommes, en prêchant la pauvreté, ont laissé pour successeurs des hommes riches et puissans, ad majorem Dei gloriam, et qui, je l’espère, pour le salut de l’humanité, envahiront toutes les richesses de l’univers, dont nous aurons notre bonne part ; mon frère le mahométan que voilà, et moi. »

Ils entrèrent dans la ville. Le renégat demanda d’être réconcilié, l’Iman demanda le baptême ; le patriarche fixa le jour des deux cérémonies au jour prochain, où tous les fidèles, après avoir achevé l’extermination des habitans de Jérusalem, devaient se rendre sur le tombeau de l’Homme-Dieu, et y achever leur pélerinage par des prières et des gémissemens.




CHAPITRE XVIII.

Laurette chassée du sérail.


Revenons à la maladroite Laurette. Nous l’avons laissée avec Abenzaïd, dont elle n’a pas eu le courage de délivrer Israël.

Le mécréant voulut savoir pourquoi. C’est, lui dit-elle, un précepte de la loi de Dieu. Toute vierge qui couche avec un ennemi de son peuple doit lui couper le cou. Cela s’appelle un assassinat, répondit le mécréant. Qu’importe, répliqua la chrétienne, si le but est bon ? Mais, observa le Sarrazin, si vous êtes obligée de tuer vos amans, ne vaudrait-il pas mieux n’avoir point d’amans ; votre loi ne vous ordonne pas de coucher avec les hommes. — L’innocente ne sut que répondre ; cependant l’observation était pitoyable, je l’aurais bien prouvé, l’histoire ecclésiastique à la main. La ruse est permise contre les ennemis de Dieu, nul n’est tenu de garder sa foi aux hérétiques. C’est incontestable ; donc s’il est nécessaire, on peut, et l’on doit, les embrasser pour les étouffer ; donc la conduite de Laurette était classique. Dieu se venge comme bon lui semble, ou par le moyen de la foudre, ou par le couteau d’un moine, ou par le poignard de Judith, ou par le clou de Jahel. S’il en était autrement, les ligueurs n’auraient pas eu le droit de faire la Saint-Barthélemy, les Irlandais d’égorger les protestans, le saint père Innocent III d’ordonner le massacre des Albigeois, le bienheureux Clément de saigner Henri de Valois[58], ni feu M.   de Ravaillac de tuer le Béarnais, auteur de l’édit de Nantes ! Et alors que deviendrait l’Église militante et triomphante ? Elle serait obligée de souffrir les hérésies et d’obéir aux tyrans. Dieu serait soumis aux hommes… On voit où nous mènerait une fausse piété, une tolérance sacrilége… Les philosophes veulent raisonner : eh bien, soit ! jusqu’à ce que nous puissions l’empêcher ; mais nous, nous raisonnons aussi, dieu merci.

On relégua Laurette dans les cuisines, on lui donna le soin de saigner les poulets et de faire passer la peau aux lapins par-dessus leurs oreilles.

Cependant les oraisons de quiétude avaient eu des suites. Laurette mit au jour deux beaux petits moinillons, comme le dit le malin Chroniqueur. Abenzaïd, touché de ses malheurs, résolut de la rendre à sa patrie, il fit charger de richesses et de provisions un de ses dromadaires, et les lui donna, ainsi que trois esclaves auxquels il prescrivit de la conduire à Joppé, et de s’embarquer avec elle pour l’Europe.




CHAPITRE XIX.

L’Amour et le Désert.


Les murs du sérail tenaient Laurette prisonnière ; ils étaient pour elle les bornes de l’univers, mais ils la mettaient à l’abri des dangers de la vie et du monde.

Après un long voyage, elle avait aussi peu d’expérience que le jour où le moine répétait à sa fenêtre, en agitant des étoupes embrâsées, l’ave, le tendre ave du bel ange à la belle et chaste épouse de Joseph. Elle obéit au moine croyant obéir à Dieu ; souvent sa raison, imbue des maximes philosophiques de son père, se révoltait contre le moine, mais habituée à le voir depuis son enfance, elle se soumettait sans effort. Loin de la famille et de la patrie, il lui tenait lieu de famille et de patrie, il était son espérance et son appui. Ses discours, d’ailleurs, avaient, d’une certaine manière, charmé son voyage. Maintenant, sur une terre inconnue, chargée de deux enfans, dont elle est la mère sans avoir prévu qu’elle pouvait devenir mère, livrée à la discrétion de trois barbares, elle jette autour d’elle des regards épouvantés ; tout l’effraie, la nuit obscure, l’éclat du jour, la parole et le silence, les déserts et les hommes. Elle sent en s’éloignant des murs du sérail plus de douleur qu’elle n’en éprouva, peut-être, en quittant le château de Lansac. Elle se retourne à tout moment pour leur jeter un dernier regard. Elle ne peut plus les voir ; ses larmes coulent ; elle a tout perdu

Les soldats de son escorte étaient des nomades à demi-sauvages. L’un avait quitté les douces campagnes de l’Yémen, les deux autres les rives où fut Carthage, pour aller combattre les guerriers du Christ, ou, comme ils le disaient, des esclaves révoltés contre le calife, des impies, des idolâtres, des ennemis de la terre et du ciel. Cependant la jeunesse de Laurette, sa beauté, ses enfans ; les peines continuelles de cette pauvre mère, étonnée et ravie de l’être, adoucirent, non leur caractère féroce, mais l’expression de leurs passions violentes.

Deux objets bien différens exercent sur nous un empire non contesté. La vieillesse dans un homme vertueux, la jeunesse dans une femme, mère et remplissant les devoirs de la maternité. Bientôt ces barbares connurent le pouvoir de cette faible mère, seul appui de deux créatures plus faibles encore, n’ayant tous les trois pour protéger leur faiblesse que des larmes, les larmes du malheur. Ils se disputèrent l’occasion de la servir ; l’un d’eux, surtout, se distinguait par un zèle plus empressé, par des soins plus délicats. Pendant le jour, il marchait en avant pour écarter les obstacles. Il multipliait ses pas pour abréger ceux de l’étrangère ; tantôt sa voix l’appelait à lui, tantôt il accourait pour la guider dans une route moins pénible. Il lui cueillait les fruits les plus beaux, lui réservait l’eau la plus pure, l’allégeait du poids de ses enfans ; et le soir, avec les branches des palmiers et les vêtemens dont il se dépouillait pour elle, il lui formait un abri contre les rigueurs du climat, et veillait pour protéger son sommeil.

Élevé sous la tente, et fils de l’Arabe, sa pensée était vive et féconde. La contemplation du beau ciel de l’Orient, le soin monotone des troupeaux, la solitude du désert, formèrent son âme à la tendresse, à la mélancolie. Tantôt il avait erré sur les montagnes avec sa belle et douce cavale, aux yeux de gazelle ; la nourrissant, dans ses mains, de l’herbe la plus tendre ; retrouvant dans son lait la nourriture qu’elle avait prise dans ses mains ; tandis qu’elle paissait, il lui chantait les douleurs de Meignoun (a), de ce Meignoun, éloigné de Léïla, perdant la raison avec son amie. Hélas ! l’Arabe avait vu sa gazelle, frappée d’un trait assassin, mourir à ses côtés. Il l’avait tendrement aimée, l’aimait encore, la pleurait toujours, et racontait à tout moment avec enthousiasme, et sa vîtesse et sa beauté. Sur les chants de Meignoun, il arrangea des vers ; depuis il semblait célébrer Léïla, mais chantait sa gazelle. Tantôt sur le dromadaire docile, traversant les mers de sable, il avait vu les oasis saluer les eaux de la mer rouge et du Nil, et revu les campagnes fortunées de l’Yémen ; ces douces campagnes ! où le miel, un miel plus doux que le travail de l’abeille, sort de la terre et croît sous l’enveloppe des roseaux ; où les arbres exhalent des parfums, où la cité du prophète atteste les merveilles de son règne, où le tombeau de Mahomet s’élève sous le ciel le plus brillant, sous le soleil le plus majestueux : ces douces campagnes, véritable paradis des vivans, où le premier homme vit la lumière, où tous les fidèles doivent porter leurs pas, au moins une fois, s’ils veulent connaître la magnificence de la nature, les merveilles de la création, la gloire du prophète, et l’assurer, en visitant les lieux où il dévoila le vrai Dieu à l’homme régénéré ; l’immortel bonheur de jouir, après cette vie, de la vue du seul Dieu de l’univers et des délices du paradis céleste, dont la molle Arabie présente une si vive image.

Sous la tente du nomade, parmi les caravanes, dans les villes, des merveilles lui furent racontées. Il savait les prodiges arrivés à la naissance et à la mort du prophète, et les miracles opérés sur sa tombe. Il savait l’histoire des califes, et surtout d’Aaron[60] et du tendre Giaffard. Dans ses courses, rêvant Dieu, l’amour et la gloire, il avait lui-même fait descendre le ciel sur la terre, son cœur avait reconstruit le monde, son imagination expliquait la nature, et, comme il arrive aux plus savans, il croyait enfin à tout ce qu’il inventa.

La tête ainsi remplie de contes, de magie, de religion et d’amour, il ne tarissait point dans ses récits. Il déroulait aux yeux de Laurette enchantée, le tableau du monde idéal, des poëtes persans et des prêtres de la Mecque. À sa voix les génies sortaient du sein des mers ou descendaient du ciel ; les amans séparés, franchissaient l’espace immense et se trouvaient, tout-à-coup, réunis à l’extrémité du monde. Mahomet multipliait pour ses fidèles les moyens de salut et les sources du bonheur.

Laurette ainsi conduite dans le sein d’un monde nouveau, transportée dans le mahométisme par les génies protecteurs, par l’amour, toujours si puissant sur le cœur des femmes, ne savait plus que croire ni de la vie actuelle, ni de la vie à venir. Les miracles du christianisme se mêlaient dans sa mémoire aux faux prodiges du fourbe de la Mecque ; Mahomet et Jésus-Christ l’occupaient tour-à-tour ; et, par un bizarre effet de son inexpérience, elle puisait dans les raisonnemens du moine en faveur de la véritable religion des argumens favorables au culte des faux dieux. Elle errait incertaine entre Baal et Jehovah.

Son esprit flottait, mais son cœur s’était fixé pour toujours, il avait oublié le moine et ses leçons. Il dédaignait les deux Maures, avides comme elle des récits de l’Arabe, et cherchant à lui plaire comme lui. Soins inutiles, ni souvenir pour le moine, ni regard pour les Africains ! L’Arabe aussi n’était plus libre. Errant sur la terre, il avait rêvé l’amour sans jamais le connaître. Son âme tendre s’occupa de tout avec tendresse. Il aima vivement sa gazelle, il chanta Léïla comme la chantait le poëte de la tribu, il soupira pour la sœur du calife avec toute l’ardeur de Giaffard, il sentit pour le prophète tous les transports d’un cœur dévoué ; il voit Laurette ! l’amante du poëte et la sœur du calife, et sa gazelle et Mahomet sont encore dans sa mémoire et ne sont plus dans son cœur. Ses vains sentimens s’évanouissent devant elle ; tout ce qu’il aima rentre dans l’ombre quand l’amour s’est montré, comme les astres nombreux devant l’unique flambeau du jour ; il s’élance, il paraît… et leur retire la lumière dont il les fit briller loin de lui. Seul, il remplit l’espace ; seul, l’amour véritable occupe tout le cœur de l’homme. L’Arabe aime Laurette, et ne sait plus que l’aimer ; ses regrets, ses espérances, ses plaisirs, sa douleur, tout est amour ; ses paroles et son silence, tout est amour, langage d’amour.

D’abord, il disait ses contes pour charmer l’ennui du voyage ; la joie et l’attention de la jeune chrétienne l’engagèrent à multiplier ses récits. Il fut reconnaissant du plaisir qu’elle prenait à l’entendre. Sa pensée s’occupa d’elle, et son infortune le toucha ; ses malheurs lui montrèrent sa beauté. Sainte inspiration d’une âme grande et vertueuse !… Il ne vint point à son secours parce qu’elle était belle, il la trouva belle parce qu’elle était malheureuse, il l’aima parce qu’il lui devenait nécessaire.

Je l’ai dit pourtant, la nature lui prodigua ses dons, et son cœur était encore plus parfait que ses charmes : noble et généreuse, Laurette ne pouvait ni garder le souvenir de l’injure, ni perdre celui du bienfait. Fière, docile, elle s’attachait à tous ses alentours et ne se détachait jamais ; rose des champs, par les vents battue, elle répondait à leurs outrages en leur livrant ses parfums.

Elle connut bien vite, malgré son inexpérience ; car le moine n’avait eu pour elle, et elle n’avait eu pour le moine aucune espèce d’amour (la théologie n’admet que l’amour de Dieu) (b) ; elle connut les sentimens de l’Arabe ; alors la solitude et l’isolement disparurent ; elle ne se trouva plus seule dans la vie ; ses pieds se reposèrent sur la terre avec plus de hardiesse, sa tête s’élevait avec plus d’assurance vers le Ciel. Ils s’abandonnèrent à leur tendresse avec toute la franchise des habitans du désert, avec toute l’innocence des premiers âges.

Les contes de l’Arabe et surtout le récit de ses aventures acquirent un nouveau charme ; l’un et l’autre se plaçaient dans la situation des héros de l’histoire, éprouvaient leurs plaisirs et leurs peines, espéraient ou craignaient avec eux. Laurette, après avoir suivi son amant dans sa longue course, à travers les sables de la Lybie, se reposait, fatiguée comme lui, se reposait, doucement, comme lui, dans les merveilleux oasis, sous les palmiers solitaires, au sein des villes immenses et désertes, où les génies invisibles gardent, d’invisibles trésors, et la cendre des peuples éteints. À la sortie des déserts, elle s’enivrait des délices du Delta ; elle pleurait la Cavale aux yeux de gazelle, soupirait avec la sœur du calife ou l’amante du poëte ; et, sans le croire, ces soupirs donnés à l’infortune, qui n’était pas la sienne, lui étaient arrachés par un sentiment plus vif de sa propre faiblesse ; mais ces soupirs étaient sans désolation ; le cœur, en les exhalant, en perdait la mémoire. Le bonheur actuel effaçait les terreurs de l’avenir. Ainsi l’amour, la couvrant de ses voiles, dérobait le malheur à ses yeux, et lui promettait des jours filés d’or et de soie : hélas ! a-t-il jamais tenu ses promesses ! Quand il sème des fleurs, n’est-ce pas pour tromper ! Il vous ouvre une route charmante ; vous marchez, les fleurs vous laissent dans les ronces. Chrétiens ! pourquoi ces regards toujours fixés sur la terre ? qu’y verront-ils ? espérances vaines, regrets du passé, plaisirs dans les jours qui ne sont pas encore, et fatigue du présent ; la vie entière est une déception. Levez les yeux ! la vérité, ainsi que le bonheur, est au Ciel ; sur la terre, où votre âme est comme exilée ; tout est erreur, folie et misère.

Les deux Africains aimaient aussi Laurette. Sa préférence pour leur compagnon ne put leur échapper. La route de l’amour est toute lumière et il se croit dans les ténèbres. Imprudent ! ou souffle ta torche, ou jette ton bandeau.

Ne pouvant l’emporter sur leur rival, ils résolurent son trépas. Un des deux Africains, moins cruel, s’empara des armes de l’Arabe, et lui dit : Prends ces provisions et suis-moi. L’Arabe le suivit. Arrivés dans des lieux écartés : Fuis, ajouta le Maure ; mon camarade avait juré ta mort, je te donne la vie ; fuis les regards de la sultane et les miens. Retourne si tu veux auprès d’Abenzaïd ; il ne nous verra plus, et puisses-tu pour ton bonheur ne nous revoir jamais. Il dit, et s’éloigna, le menaçant du dard et du glaive.

Les Africains persuadèrent à Laurette qu’il était en avant, selon sa coutume ; elle les suivit : il ne vint point. Ne doutant plus de sa mort, elle n’eût pas consenti plus long-temps à traîner dans ces sauvages contrées sa déplorable existence ; mais elle était mère, pouvait-elle se soustraire à l’obligation de souffrir et de vivre ! Combien ses maux s’étaient accrus depuis son départ du sérail, et par l’effet même d’un bonheur imaginaire qui semblait devoir les dissiper à jamais ! Elle pouvait, avant d’aimer, soutenir le poids de son infortune ; elle aime… tout change et s’embellit. Plus tard, tout change encore : l’infortune, absente un moment, reparaît sous des traits plus affreux. Laurette, détrompée, retrouve au-delà de son malheur, et cherche en vain pour le supporter sa force évanouie. Sa misère lui parut sans bornes comme le désert ; l’amant est heureux, il rêve ; le malheur vient, il s’éveille : hélas ! rien n’est vrai comme la douleur. Qu’est-ce que le bonheur d’un rêve !

Les deux Africains lui parlèrent de leur amour et de leur crime ; elle les vit, plongeant le poignard dans le sein de leur rival, et ses cris et ses larmes leur demandèrent un tombeau pour elle, dans les mêmes lieux où leur rage l’avait frappé.

Sa haine leur fit mettre un terme aux vains discours d’une tendresse odieuse ; le cœur des Barbares parut dans toute sa sauvage nudité. Soins empressés, paroles tendres, tout cessa : l’Africain, semblable au tigre de ses plages brûlantes, rugit également d’amour et de rage. Ne pouvant rien obtenir, ils la menacèrent de déchirer ses enfans, et voulurent s’assujétir par la force de l’amour maternel, celle que la crainte de la mort n’avait pu leur soumettre.

C’en était fait : le glaive était déjà levé ; déjà le bras de l’assassin tombait sur les victimes ; la mère s’était vainement élancée au-devant du fer ; ses enfans allaient périr. Tout-à-coup, le Barbare pousse un cri lamentable ; il s’écrie !… et tombe lui-même de tout son poids sur le sable, inondé du sang vomi par ses flancs entre-ouverts.

Kaboul avait-il pu s’éloigner de Laurette ! L’humanité l’eût retenu près d’elle. Que ne devait pas lui commander l’amour ! Vainement le Barbare avait voulu cacher sa route. Kaboul connaissait tous les chemins de Sidon et de Jaffa ; néanmoins, il chercha long-temps les ravisseurs ; long-temps ses espérances furent déçues : d’autres pieds imprimés sur le sable, d’autres bruits transportés par les airs, le sollicitaient, l’entraînaient et l’égaraient. Détrompé bientôt, il revenait et s’élançait dans une autre voie ; quelquefois, incertain entre plusieurs indices, il laissait fuir le temps, qui ne revient jamais. Comme alors il gémissait de la pesanteur de sa course ! comme il regrettait sa belle cavale, émule des vents, et son dromadaire infatigable ! Enfin, il découvrit ses ennemis et ne les quitta plus. Couché sur le sable, il les suivait de l’œil, se relevait, s’élançait, volait après eux ; volait comme sa gazelle, laissant à peine la trace de ses pas. Il les rejoignait, et se couchait encore. Un arbre dominait-il les champs, il se perdait dans son feuillage ; un sol entre-ouvert lui présentait-il une retraite, il s’y jetait, et de là, ses regards, rasant la terre, convoyaient les ravisseurs : passaient-ils auprès de lui ; sa tête se baissait sous le sable dont son corps était déjà couvert. La nuit, il veillait auprès de Laurette, protégé par les ombres. Ainsi, quand elle se croyait esclave et victime, à jamais, à jamais abandonnée de la terre et du ciel, un être invisible, mais partout présent, méditait la vengeance et sa liberté.

Il épiait l’heure favorable. La crainte d’échouer lui persuadait toujours de différer encore. Enfin, il fallait ou mourir ou la sauver. Ses forces s’accrurent avec le danger. Le lion, dont on enlève la jeune famille, est moins furieux que ne l’était l’Arabe. Il écoutait les affreux discours des Africains. Tout-à-coup le ciel l’éclaire ! Aux cris de Laurette, il se lève ; il se lève les mains chargées de sable, se précipite sur le meurtrier, lance le sable dans ses yeux, l’aveugle ; et, saisissant le fer échappé de ses mains, le couche au pied de ces malheureux enfans, dont il voulait trancher les jours.

Aussitôt, il se précipite sur l’autre Africain ; et, le fer appuyé sur sa poitrine, lui dit : « Tu m’as donné la vie, et je te la donne ; fuis à ton tour, et ne reviens jamais. » Il retira son bras, mais l’Africain, cessant de craindre, frappe Kaboul, dont le sang coule ; Laurette avait heureusement dérangé le glaive du Barbare, Kaboul le perce d’un coup plus sûr : l’Africain tombe près de son camarade.

Les flots de leur sang se mêlèrent ; leurs soupirs se confondirent : ils moururent ensemble.

Cependant Kaboul était lui-même tombé non loin de ses rivaux, et, croyant mourir, il implorait le prophète pour cette pauvre chrétienne, dont les yeux étaient fermés à la lumière céleste ; il lui demandait un double miracle pour éclairer son âme et finir son malheur ; et Laurette, en suçant sa plaie et la serrant avec les morceaux de sa robe déchirée, priait la bonne Marie et le doux Jésus d’illuminer l’idolâtre et de ranimer ses forces épuisées. Ses enfans, oubliés pour l’Arabe, jetaient des cris aigus ; elle les déposa près de lui, se remit à genoux au milieu d’eux ; et, tandis que ses enfans pressaient son sein presque tari ; tandis que l’Arabe, gémissant sur son sort, invoquait Mahomet pour elle, Laurette continuait à prier, pour lui, Jésus et Marie.

Laurette craignit long-temps de perdre Kaboul : elle le voyait s’éteindre ; ses yeux noirs, brillant jadis d’une si vive lumière, maintenant ternes et mornes, n’exprimaient plus que la fatigue de la vie et les angoisses du dernier jour. Sa bouche refusait une nourriture grossière, la seule qu’elle pût lui donner ; et peut-être allait-il mourir d’inanition, quand son amante eut l’heureuse idée d’exprimer son sein et de faire tomber dans sa bouche les dernières gouttes de la liqueur maternelle oubliées par ses enfans.

Sainte inspiration de l’amour et de la pitié ! Kaboul rouvrit ses beaux yeux : la reconnaissance y peignait déjà le désir de vivre ; le ciel l’exauça : Kaboul fut arraché à la mort par son amante ; il renaquit, mais pour elle. Qu’il est doux de devoir la vie à celle pour qui l’on allait mourir ! Qu’il est doux de vivre, quand la vie est un bienfait de ce qu’on aime !

Laurette n’était plus cette craintive châtelaine, dont le feuillage, agité par Zéphire, suspendait les pas tremblans ; ce n’était plus cette compagne du moine, dont les géans et les fantômes effrayaient les regards ; ce n’était plus cette enfant, incapable de veiller, même sur elle. Le malheur et l’amour avaient élevé son âme, rassuré ses esprits, multiplié sa force. Seule, dans le désert, obligée de pourvoir aux besoins du dromadaire dont Abenzaïd lui fit don ; chargée du poids de ses enfans, de l’infortune de Kaboul et de la sienne, elle suffisait à tout : elle guidait le dromadaire sur l’herbe flétrie, et la lui découvrait sous le sable. En donnant son lait à Kaboul, en le nourrissant de sa propre vie, car elle s’épuisait pour lui, sa voix tendre et flatteuse lui répétait les contes dont il avait jadis charmé sa fatigue ; et lui faisait espérer, en les lui redisant, des jours aussi purs, des plaisirs aussi doux, que les plaisirs et les jours d’autrefois.




CHAPITRE XX.

Suite.


Kaboul revenait à la vie ; mais la certitude de sa guérison prochaine portait le trouble dans son âme. Bientôt plus de prétexte pour ralentir sa marche vers les vaisseaux européens ; il frémissait à l’idée de se séparer de sa bienfaitrice, ou même de la suivre dans des lieux habités. Un jour, sur les bords d’une source ombragée par de nombreux palmiers, couché sur l’herbe si belle et de sa propre fraîcheur et de l’opposition des sables arides dont l’immensité frappait leurs yeux, il lui disait :

Pourquoi sortirions-nous de ces déserts ? Quelle erreur t’entraîne vers l’Europe ? Qu’y vas-tu chercher ? Ici la perfidie et le parjure n’abuseront point ton âme bienveillante ; les faux sermens et les pleurs mensongers ne te feront pas répandre des larmes véritables : ici, ta vie est à toi. La solitude t’effraie-t elle ? Dans le monde, l’homme de bien est solitaire, et ne jouit point du repos du désert. Il est seul, car il n’a pas un ami sincère ; il n’est pas seul, car les traîtres l’entourent. Les rugissemens des animaux féroces t’auraient-ils épouvantée ? Ah ! redoute plutôt les douces paroles des amis perfides : les méchans cherchent l’homme, mais l’animal sauvage fuit devant ses pas. Reste donc, source de ma vie, lumière de mes yeux ! reste dans cette solitude ; restes-y près de ton fidèle esclave, pour son bonheur et pour le tien. Le prophète nous a conduits dans ces lieux charmans, aux bords de cette onde intarissable, sous le feuillage de ces palmiers d’où tombe la datte sucrée ; il nous y a conduits pour m’inspirer d’y passer ma vie à m’occuper de toi.

Il disait, et la pressait dans ses bras : elle ne voyait encore en lui qu’un être faible et malheureux ; mais l’amour s’empare de tous les sentimens, il avait remis son arc entre les mains de la pitié.

Ils étaient seuls, et dans le désert ; seuls, près d’une source au doux murmure, sous le feuillage, asile des zéphirs ; les sables arides et leur immense nudité les entouraient ; le Monde finissait où finissaient leurs regards : ils étaient seuls, et ils s’aimaient.

Le murmure de la source, le bruissement du feuillage, l’ombre qui descendait des palmiers, ombre si douce sous un ciel de feu ! tout contribuait au charme de ces heureux momens, tout semblait lui répéter les discours de Kaboul : Reste dans ces déserts ; quelle erreur t’entraîne vers l’Europe ? et son cœur les lui redisait plus vivement encore. Émue, attendrie, elle se laisse aller dans les bras de l’Arabe, l’entoure des siens, et lui rend, comme elle le reçoit de lui, le premier baiser de l’amour.

Ainsi le premier homme, dans le désert de la Création, reçut de sa compagne, encore innocente et pure, la première caresse : caresse fatale ! dont le souvenir devait un jour lui faire trahir son Dieu. Mais Ève l’allait quitter, Ève était criminelle, il voulut être coupable pour la suivre ; il dédaigna le bonheur éternel, mais solitaire, pour la douceur de souffrir auprès d’elle, et pour elle.

Ainsi Laurette faillit ; elle oublia que l’Arabe était d’une secte réprouvée, et que jamais chrétien ne doit écouter les vœux d’un infidèle.

Kaboul, enivré de bonheur et d’amour, s’écria : Divin prophète ! toi, qui, près du trône céleste, veilles sur la terre soumise à tes lois, et prêtes aux Croyans l’appui de ta voix puissante, tu permis plusieurs femmes, mais tu conseillas d’en prendre une seule ; je t’obéirai. Jamais d’autre ne sentira battre mon cœur, jamais une autre ne partagera mon amour. Tes prêtres ne peuvent inscrire mes sermens sur leurs livres sacrés ; mais écris-les toi-même sur les pages du Koran céleste : je m’unis à cette chrétienne à jamais ; je me rends le père de ses enfans ; je ne vivrai plus que pour elle, et pour eux et pour toi !

Sa voix était majestueuse, son front s’était empreint d’une beauté surnaturelle ; les deux orphelins semblaient, par de plus vives caresses, l’accepter pour père ; les yeux de Laurette brillaient, comme les siens, de la plus vive flamme ; mais tout-à-coup, chargés de pleurs, ils annoncèrent son désespoir. Je suis perdue ! tu m’as perdue !… s’écria-t-elle. — Pourquoi, lui dit-il, pourquoi me fuis-tu ? Le prophète lui-même a reçu nos sermens. Je l’ai vu dans les cieux bénissant notre hymen.

Laurette se remit à ses côtés. Connais, lui dit-elle, connais tout mon malheur, tu m’as perdue. L’enfer et ses tourmens seront mon partage ; mais s’il le faut, pour ton bonheur, que je sois livrée aux peines éternelles, le souvenir de ta félicité sera peut-être plus puissant que l’enfer. — Mon bonheur, répondit-il, est dans le spectacle du tien ; pourrais-je voir dans tes yeux une larme, et n’en pas sentir des torrens dans mon cœur ? Pourrais-je te savoir une crainte, et ne pas souffrir déjà tous les maux encore éloignés de toi ? Mais d’où viennent ces regrets, ces terreurs ? Se rendre aux désirs d’un amant, d’un époux, est-ce un crime devant ton Dieu ?

Non, reprit-elle. Un saint homme m’a conduite par la main dans la voie des dévots ; j’étais sans expérience, j’ignorais le bien et le mal ; il m’apprit à les connaître : tu vois par ces deux pauvres innocens qu’il est permis à une chrétienne de livrer son corps au malin ; mais elle doit lui dérober son âme. Hélas ! dans tes bras j’ai tout oublié ; maîtrisée par un sentiment nouveau, j’ai oublié les leçons du bon moine, et loin d’avoir la force de t’ôter la vie, comme il est écrit, je n’ai pas même eu celle de chercher la gloire céleste, et je suis perdue, perdue à jamais !!!…

Ainsi, la pécheresse déplorait son crime. Elle en eût obtenu la rémission, en faisant pénitence, en récitant des patenôtres, des ave ; en combattant le démon avec l’arme du chapelet ; surtout en donnant son argent aux prêtres, afin qu’ils fissent brûler, jour et nuit, une lampe dans la chapelle de Madeleine ou de Marie ; mais son amour lui ôta la mémoire de la théologie ; l’Arabe détruisit, en un moment, toute l’œuvre du moine.

Se suffisant l’un à l’autre, leur pensée oublia les belles campagnes de l’Yémen et de l’Occitanie. La patrie fut cette terre solitaire ; le toit natal, cette simple cabane de feuillage. Ils étaient seuls, et ne s’ennuyaient pas ; ils s’aimaient et travaillaient. Le travail prévenait le dégoût, maladie de l’âme, suite ordinaire de l’amour ; et l’amour leur rendait le travail moins pénible. Heureux les mortels qui savent, ainsi, vivre sans vassaux et sans protecteurs, libres et résolus à l’être, aimant et aimés ; trouvant dans leur tendresse leurs plaisirs, et leurs besoins dans leur travail !

Ils demeurèrent pendant près d’une année aux bords de la source des Palmiers. Ils découvrirent des racines nourrissantes ; ils trouvèrent des œufs déposés par les oiseaux ; ils tendirent des piéges aux timides quadrupèdes ; enfin ils vivaient contens loin du monde. Mais l’homme peut-il échapper à sa destinée ? Le bonheur le fatigue : il ne fut pas créé pour être heureux ici-bas ; sa patrie est au ciel, et c’est ici la terre d’exil. Les souvenirs mal éteints se réveillèrent dans l’âme des amans. Ils s’aperçurent un jour qu’ils étaient seuls. La solitude leur rappela plus vivement les temps écoulés ; des projets évanouis revinrent à leur mémoire. Laurette, en se ressouvenant de Lansac, entendit encore la voix qui, jadis, sortant du feuillage d’un chêne, lui cria : Pense à ton père ! Elle proposa donc à son ami de quitter la source des Palmiers, et de la guider vers les murs de la Cité sainte, où les chrétiens étaient arrivés sans doute. Ils arrachèrent donc le chameau d’Abenzaïd à sa longue oisiveté, le chargèrent de fruits et de racines ; Laurette et ses fils se remirent sur son dos obéissant, et ils quittèrent la cabane de feuillage, la source intarissable, les palmiers hospitaliers.

Leur voyage fut long : Kaboul craignait de rentrer dans la société humaine. La limite de la solitude était à ses yeux celle du bonheur. Il errait autour de sa route, retournant vers les lieux déjà quittés. Quelquefois sa compagne, en pressant le dromadaire trop tardif, s’éloignait pour plus long-temps du but qu’elle voulait plus vite atteindre ; enfin, elle allait devenir mère, et Kaboul se hâta pour lors de regagner les terres habitées.

À l’aspect du premier toit sous lequel vivait, et sans doute souffrait, une famille : adieu, dit-il, calme de la solitude ; adieu repos et douce incurie. Mon dromadaire paissait sans attache, et nul ne le détournait loin de moi ; je plantais, et nul ne s’attribuait mes sueurs ; un autre ne cherchait point les regards de mon amie ; la voix d’un maître ne troublait point mon sommeil. Adieu, source solitaire, palmiers protecteurs, étroite cabane, où je trouvais partout mes amours ; adieu… je ne vous verrai plus. Ce même soleil nous verra toujours, mais il ne verra plus le bonheur, ni avec vous, ni avec moi : j’ai retrouvé les hommes, et vous m’avez perdu.

Cependant ses craintes furent vaines ; ils s’isolèrent parmi les hommes et n’eurent besoin d’aucun. Sans connaître le prix des richesses, ils avaient apporté l’or d’Abenzaïd ; mais grâce à la générosité du lieutenant du calife, ils en eurent encore assez, après en avoir dissipé beaucoup.

Leur félicité fut sans bornes ; Laurette devint mère.




CHAPITRE XXI.

Suite. — Le Croisé.


Le fils de Kaboul avait déjà plus d’une année quand ils apprirent les succès de l’armée européenne sous les murs de la cité sainte. L’espoir de retrouver son père fit remonter Laurette sur le dromadaire voyageur ; les amans partirent de nouveau, et arrivèrent dans les champs de Jérusalem, où ils rencontrèrent un malheureux Croisé.

Ses vêtemens étaient en lambeaux ; son visage était creusé par la faim. Il lui restait seulement, de sa gloire passée, un poignard, un chapelet, une gourde merveilleuse, et un cœur brûlant de l’amour de Dieu. Il cheminait vers Sion, mendiant son pain auprès des fidèles, l’enlevant de force aux Sarrazins, et priant le Seigneur de lui fournir l’occasion de prouver son zèle par quelque action éclatante.

Ils lui donnèrent des habits, l’admirent à leur table, lui permirent de les suivre. Il les suivit, faisant le dégât sur les terres des infidèles, cachant dans les maisons mahométanes, où il était reçu à cause de l’Arabe, le feu purificateur qui devait les consumer, et au contraire distribuant aux chrétiens, et surtout aux chrétiennes, les trésors spirituels de sa gourde inépuisable.

Ces trésors étaient de l’eau bénie par le pape lui-même, en plein concile, à Clermont, et à laquelle il avait attaché des vertus miraculeuses et infaillibles, infaillibles, car il l’avait ainsi décidé : l’on sait que le Pape est infaillible, sans contestation, quand il a décidé quelque chose in cathedra, c’est-à-dire à la tête d’un concile.

Grâce à cette eau divine, toute-puissante contre le démon, la chair et le péché ; grâce aux bienfaits de Laurette, et aux restitutions qu’il forçait les Sarrazins à lui faire des richesses par eux si mal acquises dans un pays, premier patrimoine de l’Église, le Croisé se trouvait déjà dans l’aisance ; mais toujours brûlé d’un zèle pur, il trempa ses doigts dans l’eau sainte ; et, pour éclaircir ses doutes, les posa sur les doigts de Laurette : ceci, lui dit-il, chasse le démon : c’est de l’eau in cathedra. Saurez-vous faire le signe des chrétiens ? À ces mots, elle pâlit. Depuis long-temps, toute entière à son amour, elle avait oublié les pratiques de l’Église. Le Croisé pâlit comme elle, la saisit, et, la pressant violemment : Malheureuse ! vous êtes chrétienne… Mes doutes sont éclaircis !

Au cri que la douleur arracha â son amante, Kaboul accourut et foula le Croisé sous ses pieds ; j’ai tort, lui dit-elle ; j’ai péché : c’est un de mes frères, et je lui dois mon retour à mes devoirs. Elle disait, et d’une main elle répétait sur elle le signe sacré, et de l’autre relevait le chrétien, ; il voulut rester sur ses genoux ; il pria ; ils s’éloignèrent ; il revint, et, pressant l’Arabe dans ses bras :

« Maudit, je te pardonne, lui dit-il, d’après cette parole de l’Agneau égorgé par tes frères et par toi : Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. En effet, vous ne pouvez savoir ce que vous faites, car vos yeux sont dans les ténèbres de l’erreur ; vous n’y voyez pas, et il est écrit : Malheur à ceux qui ont des yeux pour ne point voir. Moi j’y vois ; le Saint-Esprit m’éclaire ; et je te devrai mon salut dans l’autre monde, et des épaulettes d’officier dans celui-ci. »

Ils continuèrent leur route dans un morne silence. Laurette le rompit la première : « Il est vrai, mon frère, je suis chrétienne ; mais vous, quel pays vous a vu naître. Êtes-vous Italien ? — Non. — Français ? — Non : je suis de Nîmes. J’arrive de la Provence et je m’en vais au ciel en passant par Jérusalem ; et j’y vais certainement, car j’ai étudié ma religion dans le couvent de Lansac ; je suis un des élèves du moine. — Et moi aussi, mon frère, j’ai même été moine ; je devais être missionnaire, mais il m’a quittée, vous voyez ce qu’il m’a laissé. — Quoi ! c’est vous qui… à Nîmes… — Oui mon frère. — Et vous avez pu oublier… Ah ! combien votre crime est plus grand encore !… Anathême !… Le sang du Christ est sur vous… Moi, je suis cet avocat qui vous fis gagner un âne au moyen d’une déposition fausse, fausse en apparence, car je disais tout bas la vérité ; ainsi, je servais l’Église, et j’obéissais à Dieu, qui a dit : Tu ne mentiras point. Mon zèle fut récompensé. Il y avait à Alais un magistrat chargé des pouvoirs du comte de Toulouse, philosophe, c’est-à-dire déïste et athée, qui ne mettait qu’un genou à terre au passage des processions ; je me liguai avec des procureurs fripons, des juges ignorans, un avocat qui venait d’aider à voler la caisse du souverain, et cet avocat, pour n’être pas pendu, et moi, pour avoir la place du philosophe, nous fîmes partir de Nîmes quatre épurateurs chargés d’expédier son âme en enfer ; ils arrivèrent à Alais au point du jour, après avoir marché toute la nuit. L’hérétique s’était douté de notre zèle, on le manqua : mais j’eus la place, et je m’y illustrai de telle manière, ainsi que mon substitut, entré comme moi dans la magistrature, au dire des philosophes, par la bassesse et l’infamie (injures de philosophes sont éloges pour nous), qu’on appelait notre siége un poteau. Nous étions, il est vrai, de terribles magistrats, mais pour la gloire de Dieu et du prince. Mon substitut m’a chassé : le coquin s’est mis à ma place ; c’est un fat ignorant, mais il est plein de zèle, et je suis forcé d’en convenir ; il ira loin, si l’on ne le pend pas en route.

Chassé par un ingrat, je suis venu gagner les indulgences, et j’ai trouvé le moyen de m’assurer tout d’un coup la vie éternelle par une action toute chrétienne. — Mon frère, ne pourrais-je savoir quel est ce moyen de salut ! Le Croisé la regarde avec des yeux étincelans, tire à demi le poignard caché dans son sein, le cache de nouveau, et d’une voix frémissante, lui dit : Vous le saurez, ma sœur !… Ils arrivèrent près du camp des chrétiens.

Cependant le moine et l’Iman, après avoir dépouillé les chevaliers et les nonnes des richesses enlevées aux églises d’Antioche, galoppaient vers Jérusalem ; les chevaliers dépouillés et les nonnes, ayant conquis des vêtemens sur les infidèles, marchaient du même côté ; Florestan assiégeait la ville captive, tous nos héros étaient donc à la fois aux environs des remparts sacrés. Kaboul, Laurette et le Croisé s’arrêtèrent dans le dernier village. Le lendemain l’Arabe et le Croisé devaient la quitter, l’un pour chercher Florestan, l’autre pour joindre ses efforts à ceux des guerriers libérateurs.

Déjà la nuit commençait à devenir moins sombre, le jour reparaissait aux barrières de l’Orient ; le chant du coq avait ramené l’heure du départ et des larmes. Kaboul ne pouvait s’arracher des bras de Laurette. Un funeste pressentiment le tourmentait ; il lui semblait la quitter à jamais. Pour la millième fois, le cruel adieu s’échappait de sa bouche ; il le lui disait encore, et restait auprès d’elle. Elle-même, éprouvant ses terreurs, le retenait quand il allait s’éloigner enfin. Le désir seul de retrouver ses parens avait pu la faire consentir à cette séparation, mais alors elle voulait partir avec lui. Non, lui répondit-il, tu ne me suivras point parmi ces barbares dont la fureur ne respecte ni le sexe, ni l’âge, ni la vertu, ni la beauté. Les mères, les amantes, les vieillards, les enfans, frémissent au seul nom des Croisés. Je partirai seul, je quitterai les vêtemens de l’Arabe, et sous l’habit européen et la croix rouge du brigand, je chercherai les drapeaux de Raymond ; cependant mes mains seront armées, et malheur au barbare qui viendra s’offrir à mes coups… Non, non,… lui répliqua-t-elle avec force ; non, point de sang ; oublie aujourd’hui Mahomet, souviens-toi que je suis chrétienne.

Comme ils parlaient ainsi, le Croisé soulevant la porte sur ses gonds silencieux, entrait dans leur chambre à pas lens et légers ; arrivé près de leur couche, il sortit son poignard, l’arrosa d’eau bénite, fit le signe de la croix sur le fer, s’approcha doucement, et s’arrêta contre le lit. D’une main, caressant son chapelet et de l’autre tenant le poignard suspendu sur les coupables, il attendit avec impatience l’heure fatale.

Non, plus de sang, répétait Laurette ; disciples du Christ et de Mahomet, enfans de l’Europe et de l’Asie, le même Dieu nous créa. Ce Dieu nous aime également, nous devrions tous nous aimer. Le moine trompa, sans doute, ma jeunesse ; je le connais à mon amour pour un disciple du prophète. Il est vrai, répondit l’Arabe, les Imans m’égarèrent, je le connais à mes transports ; j’adore une fille du Christ. Ils se turent.

L’heure est venue, s’écria le Croisé, mourez athées !

Il dit, et de toute sa force plonge son poignard dans le sein de Kaboul, espérant percer à la fois Kaboul et Laurette.

Le sang de l’Arabe coule à gros bouillons, il coule sur le lit, tombe dans la chambre, vient baigner les genoux du guerrier ; car le guerrier à genoux, levant au ciel ses mains trempées dans le sang des ennemis de Dieu, chantait un psaume d’actions de grâce.

Après ce saint exercice il se leva, et dit :

« Comme le sang du doux Jésus lava le péché originel, le sang de ces scélérats lavera mes péchés. J’ai vengé Dieu, j’ai délivré la terre de deux philosophes, j’ai fait mon salut. J’ai exécuté la loi donnée par Jehovah à son peuple, laquelle défend de recevoir les embrassemens des infidèles[62], et de faire l’amour avec ces maudits ; j’ai imité Phinées qui passa son épée au travers du corps d’un juif et d’une madianite tandis qu’ils se tenaient embrassés. Le peuple de Dieu, ravi de ce saint exploit, nomma Phinées son général. Je m’en vais trouver le nouveau peuple, et monseigneur le légat me fera tout au moins capitaine. »

Il dit, et s’en alla vers Jérusalem.

Imitant Aod, comme Phinées, le catholique avait plongé son poignard jusqu’au manche dans le corps de Kaboul ; mais, retenu par une côte, le fer n’avait point atteint Laurette : je ne dirai ni sa douleur ni son désespoir. Je me hâte d’arriver au moment de son départ

Le nouveau Phinées n’avait pas oublié de prendre avec lui le dromadaire et les présens d’Abenzaïd, dans l’intention d’employer l’or du Sarrazin à des fondations de messes, pour délivrer les âmes du Purgatoire. Laurette ne trouva plus, de tant de richesses, que pour acheter un âne et deux paniers. Elle mit un enfant dans chaque panier, et tirant l’âne par le licol, ou le poussant par derrière à coups de bâton, elle arriva au milieu d’une troupe dont les allures l’étonnèrent.




CHAPITRE XXII.

Encore la Justice d’Alais. — Jérusalem.


Elle avait vu d’abord une croix très-longue, et sur cette croix un mannequin, un homme de paille figurant Notre Seigneur ; en approchant, elle vit le porte-croix sur un baudet à la tête de la troupe, laquelle marchait processionnellement deux à deux ; et sur un autre baudet, au bout de la double rangée, un moine distribuant des bénédictions : en approchant encore, elle vit qu’ils étaient tous, hommes et femmes, armés de disciplines ; ils étaient nus jusqu’à la ceinture, mais avaient la tête couverte de béguins, ou de capuchons pointus, carrés, longs, ronds ; blancs, noirs, de toutes couleurs. Les uns tenaient les bras en l’air, d’autres sautaient sur un pied, d’autres se traînaient sur le derrière, d’autres faisaient l’arbre droit ; il y en avait qui portaient un bandeau sur les yeux, ou dont les bras étaient attachés derrière le dos ; certains conduisaient un chien, un porc, un corbeau ; portaient des croix, des grils, et autres symboles.

Elle voulut éviter la troupe, mais le moine lui barra le passage : Qui es-tu ? d’où viens-tu ? où vas-tu ? — Je suis une pélerine ; je viens du comté de Toulouse ; je vais à Jérusalem. — Sois la bien arrivée, toi, tes enfans et ton âne, et loue Dieu de la rencontre ; viens avec nous, imite-nous ; et nous te conduirons d’ici à Jérusalem de Judée, et de Jérusalem de Judée à la Jérusalem de l’Apocalypse. — Mon père, vos discours me rassurent ; mais ces gens-là me font peur. — Ne crains rien ; ils sont dans la bonne voie. — Il me semble les reconnaître. — Tu dois avoir entendu parler de la justice d’Alais ! La voilà. Ces avocats et juges épurés étaient venus en Palestine pour former des élèves, et rendre justice aux ennemis du trône et de l’autel ; tous étaient arrivés sains et saufs, hormis le greffier, mort en route ; et déjà ils taillaient de la besogne aux hérétiques, lorsque, passant par Antioche, ils ont pillé les églises et les monastères, et ont enlevé les vierges du Seigneur. Ils font pénitence, et je les mène à monseigneur le légat pour qu’il leur donne l’absolution. — Je les reconnais ; voilà ce juge ignorant, voilà… Mais pourquoi sont-ils tous défigurés, contrefaits, couverts de capuchons ? — Toute la religion est là. Rien ne plaît à Dieu comme les supplices volontaires. Un pécheur veut-il s’asseoir à la droite du Père céleste, il se flagelle, récite des psaumes, se couche sur la terre les bras étendus en forme de croix, laisse croître sa barbe ou ses ongles, reste sans parler, et surtout mendie. Le Seigneur Dieu prend un tel plaisir à le voir faire, qu’il oublie tous les crimes du scélérat[63] ; aussi tous ces voleurs ont-ils juré de ne travailler jamais ; et puisque ne pas parler et ne rien faire, c’est-à-dire, ne se servir ni des bras ni de la langue, sont des moyens sûrs de plaire à Jehovah, j’ai pensé que se priver de l’usage de toute autre partie du corps, et surtout de tous ses membres à la fois, ce serait lui procurer une joie indicible, en reconnaissance de laquelle il nous ouvrirait toutes les portes du Paradis ; voilà pourquoi celui-ci a les bras liés, celui-là les yeux bandés, cet autre les oreilles bouchées, cet autre, enfin, réunissant toutes les perfections, ne se sert ni de ses pieds, ni de ses mains, ni de sa langue, porte un bandeau sur les yeux, et des étoupes dans les oreilles ; nous lui ouvrons la bouche, et lui enfonçons la nourriture avec les doigts ; mais nous cherchons inutilement un moyen de la lui faire avaler sans mouvement du gosier. Cependant, comme il faut qu’il arrive à Jérusalem, et qu’il n’y a ici que des pasteurs et point d’ouailles, je lui ai permis de marcher jusqu’à ce que nous trouvions une ouaille pour le lui mettre sur le dos. Alors il regarda Laurette et son âne, et continua : Ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’ayant fait tous vœu de pauvreté, d’humilité, de chasteté et de fainéantise, ils sont tous à l’instant devenus moines, et chacun, selon son projet, sera le fondateur d’un ordre monastique, comme tu peux le reconnaître à la forme de son capuchon[64] ; car Dieu veut qu’il y ait autant d’espèces de religieux qu’il peut y avoir de manières de tailler un capuchon, ou de couleurs à donner à la laine. Tu vas achever de connaître la mystique compagnie. L’heure de nos exercices est arrivée : attention, ma sœur.

Il dit, et frappe dans ses mains. Les moines se mettent, les uns à chanter, les autres à se flageller, à réciter le chapelet ; d’autres sont roides sur une jambe, ou restent sans parler ; d’autres s’écrient : Frère, faut mourir ! faut mourir, frère ; d’autres se vautrent dans la boue, frappent la terre de leurs fronts, la grattent avec les ongles, arrachent des racines, et les mangent ; bêlent, hurlent, aboient, croassent ; et pendant ce saint vacarme, le plus vigoureux de la troupe fait tinter une clochette aux oreilles de la pélerine ; et le moine instructeur s’écrie avec enthousiasme :

« Admirable ! admirable ! L’enfer est au désespoir, le ciel est dans la jubilation, l’Éternel est content. Dieu créa Adam, Adam fit les hommes, les hommes ont fait les moines : l’œuvre est complète. La création ne peut aller plus loin. »

Eh bien, ma sœur, que vous en semble, lui dit-il ? Eh mais,… répondit-elle, je ne sais. — N’avez-vous pas entendu leurs prières et leurs chants et la clochette, répondez, femme de peu de foi ? — Je l’ai entendu. — Eh bien… — Eh bien… Tout cela vous est un avertissement. Puisqu’ils prient pour vous, n’est-il pas juste que vous travaillez pour eux ? Ne travaillant pas, ils ne peuvent rien acquérir ; mais vous qui travaillez, vous acquerrez : donc, puisqu’ils n’ont rien, et que vous avez, n’est-il pas juste que vous leur donniez ? S’il en était autrement, que deviendraient les moines ? Ils vous ont demandé l’aumône, vous ne la leur avez pas donnée, donc je vais la prendre ; car le droit de prendre existe toutes les fois que celui qui doit donner ne donne pas. Méchante, vous oseriez laisser manquer de pain à ces fils du Christ, tandis que votre hébreu en est chargé ! — À Dieu ne plaise, mon père, la bienfaisance… — Dites la charité, la bienfaisance sent la philosophie. — Ils ne m’avaient rien demandé. — Anathême ! les chants des moines sont des demandes faites aux hommes… Qu’est-ce que cette clochette, sinon un ordre impératif d’apporter à boire et à manger ! Ce grand garçon qui tient la clochette sera le fondateur d’un ordre[65] dont les membres auront tellement perfectionné l’art de ne rien faire qu’ils se seront interdits les quêtes et la mendicité ; aux heures des quatre repas, ils sonneront seulement la cloche du couvent pour faire souvenir Dieu qu’il n’y a rien sur la table, et d’y faire venir d’en-haut, ou d’ailleurs, soit la manne du désert, soit les cailles de la mer Rouge, soit tout autre victuaille ; tu devais donc partir au son de la cloche, et porter ton pain au saint-homme : car Dieu qui a dit : Donnez à manger à ceux qui ont faim, se sert de l’intermédiaire des fidèles pour nourrir les moines, et en les nourrissant, vous obéissez aux commandemens de Dieu. C’est pourquoi, l’homme à la clochette, plein de confiance en Dieu seul, n’établira ses couvens qu’au milieu des villes.

À ce mot, le moine instructeur et la bande sacrée entourèrent Laurette et son âne, et se partagèrent ses provisions ; mais elle fut obligée d’aller porter elle-même à l’homme à la clochette ce qui lui revenait ; après quoi, le sac aux provisions entièrement vidé, et le cœur gros, elle fouetta son âne et s’en allait en admirant la dévotion de la justice d’Alais, mais le moine instructeur lui courut après, et lui dit :

Voudrais-tu tenter Dieu, et tromper l’Église ? Qu’as-tu là, sous ta robe ? — Du pain pour mes enfans. — Tu ignores donc cette parole de Jésus : Donnez tout votre bien aux pauvres, et suivez-moi. Nous sommes pauvres à jamais, puisque nous avons fait vœu de pauvreté ; tous tes biens, présens et à venir, sont donc à nous. Donne-nous les tous, et va-t-en avec le Christ ; tu n’en es pas loin, car Jérusalem n’est qu’à deux pas.

Alors il prit le pain caché sous la robe. — Te voilà pauvre, puisque tu n’as plus rien, mais admire l’utilité des couvens ! Ceux qui n’auront rien, comme toi, y trouveront, à l’heure du dîner, une écuellée de soupe à la porte. Voilà donc un morceau de pain pour toi, un morceau pour chaque enfant. Hélas ! que serais-tu devenue dans ta misère sans la charité des moines (a) ! Ce que deviendraient un jour tant de misérables, s’il n’y avait pas de couvens où ils pussent trouver à la fois, et la soupe au pain, et le pain de la parole ! Ô trop heureux chrétiens, louez l’Éternel d’avoir établi les moines… Adieu, pécheresse, ajouta-t-il en ôtant les deux enfans des deux paniers, va et mendie, c’est le chemin du ciel, ne trompe plus l’Église, donne tout ce que tu possèdes au Christ, aux apôtres et aux disciples des apôtres, et réjouis-toi de ce que je suis moins rigoureux sur les principes que saint Pierre, lequel, fit mourir Ananias et Saphira pour avoir voulu tromper le Saint-Esprit, en ne lui donnant pas, à lui saint Pierre, tout l’argent de leur champ.

À ces mots, il prit l’âne de Laurette par le licol, et s’en alla avec l’âne, ajoutant : « Adieu, pécheresse, ton Hébreu fera l’office d’une ouaille : nous lui mettrons sur le dos notre aveugle, muet, sourd, manchot et cul-de-jatte, volontaire. Adieu. »

Laurette continua sa route en pleurant, ses deux enfans sur les bras, et demandant l’aumône. Un parti sarrazin la rencontra, et la conduisit dans les murs de Sion. Elle parlait l’arabe, elle portait le turban depuis son entrée au sérail d’Abenzaïd, elle passa pour être mahométane. Les infidèles sont bienfaisans : elle reçut d’eux toute espèce de secours, jusqu’à l’heure où Jérusalem conquise par les croisés fut purgée des mahométans et des juifs par le glaive des vainqueurs ; et où, poursuivie par son frère même, elle vit deux de ses enfans tomber sous ses coups, reconnut son frère et n’en fut pas reconnue, comme je vous l’ai déjà dit.




CHAPITRE XXIII.

Le nouveau peuple de Dieu.


Vous l’avez vu ; de même que tous ceux qui avaient de mauvaises affaires, ou qui étaient perdus de dettes, et d’un esprit méchant, s’étaient levés à la voix de David (a), de même tous les vauriens de l’Occident se levèrent à la voix du pape Urbain. Ils saccagèrent, brûlèrent, tuèrent, violèrent, depuis le jour de leur départ jusqu’au jour de leur arrivée dans la Terre-Sainte.

Quelle fut leur conduite dans les murs de Sion ? Un cardinal, témoin oculaire, en rend témoignage en ces termes (b) :

« Chacun avait affaire à la femme de son voisin. Orgueilleux, emportés, vains, offensifs, querelleurs, se déchirant les uns les autres ; semant la discorde parmi les frères ; injustes, colères, superstitieux, sacriléges et méchans ; engourdis de paresse et de lâcheté ; voleurs, fripons, meurtriers, hommes de sang et traîtres ; insoumis à leurs parens et à leurs supérieurs ; dénués de sens et de toute bienséance ; sans sentiment, sans foi, sans pitié ; pasteurs, ne paissant qu’eux-mêmes ; prodigues d’un luxe sans mesure ; affamés par une honteuse avarice, ils nourrissaient de mets délicats les bâtards qu’ils avaient de leurs infâmes concubines ; plus infâmes eux-mêmes… Moines apostats…, nonnes filles publiques. »

Tels étaient la plupart des Croisés, tel était le nouveau peuple de Dieu ! Et pourtant, ô triomphe de la théologie ! tous ces bandits, ces pasteurs, ne paissant qu’eux-mêmes, ces moines apostats, ces nonnes filles publiques, montèrent au ciel, où ils trouvèrent leurs compagnons, morts avant la prisé de Jérusalem, où vous les trouverez, mes frères, les uns et les autres, si vous croyez ce qu’il faut croire, et gagnez les indulgences : vous savez comment on les gagne.

À la place de ce peuple, supposez une nation de sages hérétiques. L’Éternel l’aurait envoyée en enfer, où vous irez vous-mêmes, si vous refusez de nous croire et de nous laisser faire. Maintenant, ne consultez que votre intérêt ; décidez entre nous et les philosophes !




CHAPITRE XXIV.

La maladie des prophètes.


Tous nos héros, moins Gabrielle, le baron et le comte, sont dans la ville sainte.

En attendant l’heureux jour du baptême et de la réconciliation, le moine et l’iman mangeaient à la table des princes, et couchaient dans les couvens des nonnes hospitalières. À l’aspect du prêtre sarrazin, les dévotes sanglotaient de joie ; les aumônes pleuvaient sur le transfuge ; mais hélas ! les épreuves arrivèrent : des douleurs aiguës se firent sentir aux deux amis ; leurs membres s’enflèrent, se roidirent, se retirèrent ; la moëlle de leurs os fut comme rongée par les chiens, surtout quand le soleil quittait l’horizon : le moine ouvrit son bréviaire et dit au néophyte : Vous allez achever de connaître la prééminence de nos livres. L’Alcoran ne vous dirait pas ce qui nous tourmente, et la Bible vous le dira : il lut, et, transporté de joie, il s’écria :

Je le savais bien : ceci nous vient du peuple de Dieu (a) : c’est une des figures que Jehovah mit en la maison d’Israël. Nous sommes souillés, tout ce que nous touchons est souillé ; nous sommes les héritiers de ce prophète déplorable, fameux par ses misères. Les méchans attaquaient sa chasteté ; mais le bonhomme Job répondait : Je n’ai fréquenté que ma femme ; et nous, nous répondrons : Nous n’avons fréquenté que les épouses du Seigneur. Cependant, mon frère, réjouissons-nous.

C’est une maladie sacrée ; donc l’Éternel nous visite ; concevez-vous notre bonheur ? — Pas tout-à-fait, dit le Sarrazin ; le Dieu de Mahomet visite ses fidèles par les plaisirs, et j’aime autant cette manière. — Oui, mais ces plaisirs vous conduiraient en enfer, et ces douleurs nous mèneront au ciel. — Je ne sais où nous irons, mais je me crois en enfer. — Vous m’y faites penser ; nous n’y sommes pas, mais il est tout en nous. Ô nonnes de Jérusalem ! accourez ; jetez-nous des flots d’eau bénite ! Frère, dites un Ave ; récitez le chapelet ; donnez-moi la discipline… Ah ! Satan, je ne t’ai pas reconnu sous la guimpe des vierges d’Antioche ; oui, mon frère, la sainte abbesse, sœur Agathe, sœur Perpétue, nous ont livrés au malin. Ayons pourtant bon courage ; Dieu nous éprouve ou nous châtie ; moi, pour avoir cessé d’être chrétien ; vous, pour ne l’avoir pas toujours été ; mais l’heure de la guérison approche ; puisque nous sommes tourmentés par le diable pour quelque reste du péché originel ; nous en serons débarrassés, vous, par les eaux du baptême, et moi, par les exorcismes.




CHAPITRE XXV.

Le Saint-Sépulcre et la Piscine.


Enfin, Jérusalem ayant vu périr tous les enfans de Moïse et du prophète, le nouveau peuple de Dieu, chargé, comme l’ancien, de crimes et de misères, se réunit à la voix de ses pontifes ; et tous, le cierge expiatoire à la main, couverts des cendres de la pénitence, chantant des cantiques interrompus par les larmes du repentir, se rendirent au Saint-Sépulcre, et se prosternèrent dans les mêmes lieux où Dieu s’était fait homme, afin de mourir pour l’homme. Mystère incompréhensible au-dessus de l’esprit humain ; mais jusques auquel l’âme peut s’élever ; et que, du moins, les cœurs généreux conçoivent.

Les larmes de tout un peuple, formé de tant de nations diverses ; de ce peuple féroce, impitoyable, et devenu tout-à-coup humble et miséricordieux ; les gémissemens succédant aux cris de la rage homicide ; les accens mélancoliques de la prière aux transports des passions violentes, auraient ému l’être le plus insensible, et prouvé la puissance de la religion aux plus incrédules.

C’est pour gémir et prier que l’Europe a vu ses enfans déserter ses villes opulentes, ses campagnes fertiles. D’un million d’hommes sortis de son sein, à peine quelques mille sont arrivés au but du voyage. Leur misère est sans égale, mais elle sera de peu d’instans, comme la vie ; et la splendeur sans fin de la gloire des cieux entourera bientôt les héros chrétiens. Leur abaissement d’un jour sera suivi de l’éternité du triomphe. Ils ont tout quitté pour suivre le Christ : patrie, enfans, amis ; ils souffrent, ils gémissent ; mais leurs larmes expriment les tourmens du Rédempteur. La vue de ce théâtre, d’une douleur inouie, anéantit toutes les douleurs humaines. Espérances, regrets, plaisirs terrestres, tout l’homme s’est évanoui. Il n’y a que des chrétiens sur le Calvaire ; ils sont morts au monde, et ne vivent plus que dans le Dieu du ciel.

Les moins malades s’étaient traînés jusqu’aux lieux saints ; les mourans s’étaient fait porter sur les pierres du sépulcre. Florestan y demandait, comme eux, la récompense de ses travaux ; il demandait au sauveur du paralytique de rendre à son bras le mouvement et la force ; de rallumer le jour dans son œil éteint. Hélas ! son bras resta pendant et déboîté ; son œil ne réfléchit pas la lumière.

Le recueillement général fut troublé par les démoniaques, dont la foule, conduite par le renégat, proférait d’odieux blasphêmes. Les exorcismes commencèrent ; la lutte entre l’Église et le démon devint une lutte de corps à corps ; le diable faisait marcher les possédés les jambes en l’air, leur faisait faire des sauts épouvantables et d’affreuses grimaces ; et c’est alors, dit notre Chroniqueur, que furent inventés par imitation, et depuis importés en France, la voltige, le saut du tremplin, et l’air de la Bourbonnaise.

Le renégat avait peu sauté, mais ses contorsions avaient fait l’admiration des fidèles ; ses cris lamentables attirèrent le légat. Monseigneur, lui dit-il, vous qui, comme prêtre, représentez les disciples des apôtres ; comme évêque, les apôtres ; comme légat, le Pape, c’est-à-dire saint Pierre, lequel représentait Jésus-Christ ; Vous qui, par conséquent, êtes maître et disciple ; la pierre sur laquelle l’Église est bâtie, et l’Église qui est bâtie sur cette pierre ; ô vous ! qui liez et déliez sur la terre comme au ciel, liez le diable, qui circule dans la moëlle de mes os ; déliez les articulations de mes membres, et liez, au contraire, sœur Véronique, sœur Perpétue, et la mère abbesse d’Antioche, dont s’est servi l’esprit immonde pour me lier, comme vous voyez. J’ai péché, Monseigneur, et je m’en repens ; mais j’ai fait aussi de bonnes actions : j’ai perfectionné l’art d’élever l’âme à Dieu ; celui de promettre et ne pas tenir ; je médite l’établissement des sapeurs du Christ, moyennant lesquels nous mettrons les peuples sous le joug de la foi et les tyrans[70] dans les monastères. Nous empêcherons de lire, d’écrire, et même de penser, et convertirons par les moyens que vous savez les hérétiques et les philosophes, c’est-à-dire nous établirons le règne de l’Agneau. En récompense de ces grands desseins, Dieu m’a visité par le moyen de la maladie des prophètes, comme il visita jadis le bonhomme Job et le saint roi David. Purifiez-nous, Monseigneur ; ce néophyte par le baptême ; moi, par l’exorcisme, et que la volonté de Dieu soit faite, car il faut en passer par-là.

Chrétiens, répondit le légat, plongez ces possédés dans la piscine. C’était celle où le peuple hébreu se lavait de ses péchés ; une large mare contenant en égale quantité la même eau que du temps de Salomon[71].

Quatre Croisés trempèrent les deux amis ; plus ils criaient, plus on les baignait ; enfin ils se turent. On jugea le diable vaincu. L’Iman fut baptisé, le renégat fut réconcilié, et tous les deux, bénis et perclus, furent jetés sur une charrette, et conduits chez des moines. Les prières des pères et quelques libations de vin de Chypre les remirent sur pied. La nuit arrivée, ils se couchèrent, et voici ce qu’il advint.




CHAPITRE XXVI.

Un Ange.


Les fatigues de la journée, les cabrioles et la piscine avaient redoublé leurs douleurs, la nuit les irrita. L’imagination du moine lui peignit l’avenir sous les traits les plus affreux : il prit une corde, monta sur un banc, attacha la corde à la poutre, fit un nœud à l’autre extrémité, mit sa tête dans le nœud, récita son in manus, et tira sa tête en bas, de manière qu’il lui survint une strangurie du gosier, laquelle gênant la déglutition, lui faisait sortir un pied de langue, et poussait ses yeux à fleur de tête.

Il ne sentit plus le diable dans la moëlle de ses os, mais le diable lui apparut au milieu des feux de l’enfer. À cette vue, il porte ses dix doigts à son cou, se débat, et parvient à sortir du lacet. L’enfer a disparu ; mais il aperçoit sur la fenêtre du dortoir, dans les ténèbres les plus profondes, deux yeux brillant d’une flamme étincelante. Oh ! dit le moine, voilà le démon, il guette mon âme. J’allais faire une bonne école ! Je mourais de la mort des hérétiques, je commettais un crime, faisons une bonne œuvre, envoyons un ange de plus chanter au ciel les louanges du Très-Haut.

Il dit, et le cou tors, la bouche de travers, la langue endolorie et pendante, il descend du banc, et s’en va, tout clopinant, frapper sur l’épaule du nouveau baptisé.

le moine.

Frère, dormez-vous !

l’iman.

Non, frère ; Dieu me visite. Votre eau sacrée, votre latin, ne m’ont délivré ni de Dieu, ni du péché originel, ni du bonhomme Job, ni des prophètes.

le moine.

Réjouissez-vous, je viens vous annoncer le véritable Évangile, c’est-à-dire, la meilleure de toutes les nouvelles. Vos maux vont cesser, votre épreuve est finie.

l’iman.

Le diable quittera mes os !…

le moine.

Voyez-le sur la fenêtre du dortoir. Je vais vous administrer le remède souverain ; mais, avant, je dois connaître tout votre mal et lire dans votre cœur. Confessez-vous à moi, comme il est ordonné.

Croyez-vous en Dieu ?

l’iman.

Est-il bien sûr, mon frère, qu’il y ait un Dieu ?…

le moine.

Il faut me répondre : Oui, mon frère.

l’iman.

Oui, mon frère.

le moine.

C’est fort bien.

l’iman.

Ce Dieu, est-il le même que celui de Mahomet ?

le moine.

Je vous parle du Dieu d’Isaac et de Jacob.

l’iman.

À quoi le reconnaît-on ?

le moine.

Il punit l’iniquité des pères sur les enfans.

l’iman.

Je n’aime pas le Dieu d’Isaac et de Jacob.

le moine.

Aussi ne veut-il pas qu’on l’aime, mais qu’on le craigne.

l’iman.

Je crains ses visites. Est-ce le Père, le Fils ou le Saint-Esprit, qui est venu nous visiter ?

le moine.

C’est le Fils, le Père et le Saint-Esprit.

l’iman.

Ça fait trois.

le moine.

Ça fait un.

l’iman.

Je n’y comprends rien.

le moine.

Il n’est pas nécessaire que vous compreniez ; il faut croire. Croyez-vous à la sainte mère Église ?

l’iman.

Qu’est-ce que la Sainte Mère ?

le moine.

C’est l’épouse de Dieu.

l’iman.

Où est-elle cette épouse ?

le moine.

Partout, au ciel et sur la terre. Croyez-vous à son infaillibilité ?

l’iman.

Faut-il dire : Oui, mon frère !

le moine.

Il faut y croire. Croyez-vous au Saint-Père ?

l’iman.

Qu’est-ce que le Saint-Père ?

le moine.

C’est le vicaire de Dieu. Croyez-vous qu’il lie et délie sur la terre comme au ciel ?

l’iman.

Comment cela se peut-il ?

le moine.

Parce que saint Pierre avait un filet, et que le Saint-Père a une clef.

l’iman.

Faut-il le croire ?

le moine.

Sous peine de malédiction, d’extermination et de damnation.

l’iman.

Et pourquoi ?

le moine.

Parce qu’il ne doit y avoir qu’une foi et qu’une loi.

l’iman.

Quelle est-elle cette loi ?

le moine.

Le Pape, qui est le vicaire de Dieu, et en son nom les prêtres et les moines sont les maîtres du ciel et de la terre. Or, vous êtes moine, que pensez-vous de cette loi ?

l’iman.

Bonne ! Je le soutiendrai jusqu’à la mort.

le moine.

La grâce opère. Concevez-vous qu’il y ait des méchans qui osent raisonner contre la loi, et…

l’iman.

Puisque le Pape représente Dieu, il est clair que tout lui doit obéissance.

le moine.

Ils disent qu’il ne le représente pas.

l’iman.

Et pourquoi les laisse-t-on dire ? Qui sont ceux-là ?

le moine.

Les tyrans, les hérétiques et les philosophes.

l’iman.

Il faut les exterminer, surtout les tyrans, ces mauvais princes qui se mettent au-dessus des lois, et dépouillent la veuve et l’orphelin…

le moine.

Et qui ne portent pas les dépouilles à l’église, et ne se font pas absoudre.

l’iman.

Je serais toujours d’avis de les…

le moine.

Y pensez-vous ! Tout, appartenant à l’Église, ce que le tyran enlève aux peuples, s’il le donne à l’Église, est restitué.

l’iman.

Alors, le tyran n’est plus tyran.

le moine.

C’est un roi selon le cœur de Dieu. Le véritable tyran est celui qui refuse le tribut et l’obéissance au Saint-Père. On le dépose, on lui coupe les cheveux en forme de couronne, on le confine dans un cloître, et on le fait chanter au lutrin. S’il résiste, on livre son trône au premier occupant, et on demande au ciel un Aod pour en délivrer Israël.

l’iman.

C’est bien fait ! Et les hérétiques, les philosophes, sont-ils de véritables tyrans ?

le moine.

Ce sont des voleurs, qui portent les offrandes sur d’autres autels que les nôtres, c’est-à-dire, sur les autels des faux dieux ; ou qui n’en portent nulle part.

l’iman.

Pas même sur les autels de Mahomet.

le moine.

Non, mon frère.

l’iman.

Voyez la canaille ! Leur coupe-t-on les cheveux en forme de couronne ? les fait-on chanter au lutrin ?

le moine.

Dieu nous en préserve ! ils chanteraient faux : on leur coupe la tête.

l’iman.

Voilà ce que c’est. Je suis d’avis de la leur couper à tous, jusqu’au dernier.

le moine.

Oui, mon frère ; nous la leur couperons, jusqu’à ce que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel, c’est-à-dire, jusqu’à ce que tout le monde laisse lier et délier au Saint-Père, et qu’il n’y ait par conséquent qu’une foi et qu’une loi.

Ici le moine embrassa tendrement son compagnon, en disant :

Gloire à Dieu ! un scélérat de Sarrazin se trouve changé en un chrétien parfait. Le baptême a fait disparaître tout le vieil homme. Vous êtes en état de grâce.

Levez-vous, mon frère ; essayez de me suivre ; acceptez l’appui de mon bras pour aller au ciel ; et, quand vous y serez, tendez-moi la main.

L’Iman se lève et ne peut marcher ; il avait ce qu’on nomme aujourd’hui une ankilose au genou droit ; une exostose au genou gauche ; il avait encore… Le Chroniqueur le dit, mais nous n’en dirons rien ; il parle latin, et nous parlons français : vous connaissez la différence.

Le moine prenant son ami dans ses bras, parvint à grand’peine à le mettre debout ; ensuite il le poussa contre le banc, enfin, le plaça dessus, et s’y plaça lui-même. D’une main, il entr’ouvrait le nœud coulant ; de l’autre, il poussait et retenait la tête du chrétien sous le nœud : ce nœud ressemblait ainsi à l’auréole immortelle, ornement obligé du front des saints : le diable était toujours sur la fenêtre du dortoir, attendant l’âme du moine, prêt à se pendre, croyait-il ; mais le moine, en tenant la tête du baptisé, riait, dit le Chroniqueur, riait du tour qu’il allait jouer à l’ennemi du genre humain.

Mon frère, ajouta le moine, voici : l’Éternel votre Dieu, qui vous a tiré du pays d’Égypte et de la maison de servitude, va vous tirer de la servitude où nous ont mis les vierges d’Antioche. Il est écrit : Laissez venir à moi ces petits enfans, c’est-à-dire ces êtres purs et sans tache ; vous l’êtes, vous êtes innocent comme un enfant de naissance purgé du péché originel ; je vous donne l’absolution pour la forme, et non-seulement je ne vous empêche pas d’aller à Jésus, je fais mieux, je vous y envoie ; allez, mon frère, allez trouver l’agneau pascal ; montez au ciel, allez, partez !

En ce moment, la tête du Sarrazin était dans le nœud ; l’auréole lui était descendue autour du cou ; le moine saute du banc, renverse le banc, le Sarrazin reste pris dans le lacet, sort la langue, remue les jambes, malgré son ankilose ; le moine le prend par les pieds et tire en bas.

Allez, partez ! Le chrétien est guéri ; les cieux s’ouvrent, et un nouvel ange s’assied à la droite ou à la gauche de Dieu le père.

Le moine met le banc sur ses épaules, s’approche de la fenêtre, et dit : Scélérat ! tu croyais que cette corde ferait un damné ; elle a fait un ange (a) ; à ces mots, il jette le banc ; le démon pousse un cri, saute sur le moine, déchire son visage à coups de griffes ; la terre s’ouvre ; le diable saute dans l’abîme et disparaît. Historique, ajoute le Chroniqueur ; nous concevons l’utilité de cette observation. Le lendemain, continua-t-il, on trouva dans la cave le matou du monastère, ayant les reins cassés. Nous ne comprenons rien à celle-là.




CHAPITRE XXVII.

Satan et le Moine.


Le moine décrocha le corps du bienheureux, le porta sur son grabat, et se mit à crier au miracle, en sonnant de toutes ses forces la cloche du couvent. À ce bruit, les Pères s’éveillèrent.

Qu’est-ce ? dirent-ils ; la statue de la bonne Vierge a-t-elle parlé ? L’enfant Jésus vous est-il apparu ? Les morts qui ressuscitèrent quand l’homme Dieu fut crucifié, seraient-ils dans le monastère (a) ? Auriez-vous trouvé quelque morceau de l’échelle de Jacob, des chandeliers de l’Apocalypse, des voiles du temple, ou de la robe de la reine de Saba ? Peut-être avez-vous forcé le diable de vous indiquer les versets des psaumes au moyen desquels on fait son salut, ou lui avez-vous fait tenir la chandelle pendant que vous lisiez votre bréviaire ?

J’ai fait mieux, répondit-il, je lui ai brisé l’échine ; j’ai pendu mon meilleur ami pour l’empêcher de faire une mauvaise fin ; j’ai fait un ange. Frère Ignace, frère François, déclarèrent avoir vu de leur cellule, eux étant en prière, l’âme du défunt escortée par saint Raphaël et saint Michel, monter au ciel, où l’avaient reçue les trônes, les dominations, les séraphins, les chérubins, les anges, les archanges, les apôtres, les bienheureux et les prophètes, à la tête desquels était et psalmodiait, la harpe en main, le saint roi David, grand harpiste, quand il vivait. On en dressa procès-verbal. Monseigneur le légat béatifia provisoirement le mort ; on mit son histoire en complainte ; les moines distribuèrent des morceaux de sa robe ; il y en eut pour toutes les dévotes : force malades accoururent et guérirent quand ils eurent la foi ; les miracles multiplièrent comme les offrandes, et n’auraient jamais cessé si la piété des peuples avait toujours été la même.

Cependant un homme se rencontra : cet homme, hérétique dans le fond de l’âme avait nom Raymond : c’était le comte de Toulouse ; il trouva mauvais que le moine eût fait un ange sans la permission de la justice ; il le chassa de Jérusalem, et le théologien sortit de la ville sacrée en excommuniant le tyran, et se promettant bien de le recommander aux sapeurs du Christ ; monseigneur le légat le nomma général, et lui remit une lettre pour le Saint-Père contenant les statuts de ces ouvriers apostoliques. Il partit donc, et s’en allait à Rome : il n’alla pas si loin.

Dans les siècles de la foi, rien n’arrivait sans la participation directe du ciel et de l’enfer. L’Éternel et Satan s’y disputaient l’âme d’un moine. Nous devons donc vous dire la coopération du diable au pillage des églises d’Antioche. Il s’était fait donner par l’Iman la commission de rassembler les voleurs ; il sortit d’Antioche avec la bande sacrilége, récitant, comme elle, chapelet et rosaire, glorieux, et méditant de nouveaux crimes ; mais quand le théologien se fut emparé des dépouilles, quand Satan, moins habile que le moine, eut reconnu qu’il avait travaillé pour l’Église, sa rage fut extrême, et dans son désespoir il s’écria :

« Serais-je toujours vaincu par ce vilain renégat ? Ne pourrais-je empêcher l’établissement des sapeurs ? N’épargnons rien pour faire avorter ce dessein théologique ; je jure, par le Styx, de combattre jusqu’à la fin des siècles contre le Christ et les moines. Ils veulent qu’on brûle les hérétiques, je ne veux pas qu’on les brûle ; qu’on assomme les philosophes, je ne veux pas qu’on les assomme ; qu’on extermine les infidèles, je ne veux pas qu’on les extermine, je veux qu’on laisse vivre en paix les hérétiques, les philosophes, les infidèles, qu’on cesse de maudire et d’excommunier, et de forcer d’entrer ; car je déteste la théologie, les restrictions mentales, les décrétales, les canons ; j’aime qu’on garde la foi, même aux hérétiques, que chacun pense à sa guise, apprenne à lire, à écrire, et puisse chanter des psaumes dans la langue qui lui plaît le mieux, ou en latin, ou en français, ou en grec ; nous verrons qui l’emportera des moines, des papes, des saints, des sapeurs du Christ, de l’inquisition, des dragons, en un mot, du doux Agneau ; ou des hérétiques, des philosophes, des infidèles, des diables, c’est-à-dire, de moi Satan, autrement nommé Lucifer, Baal, Belial, le malin, le démon, l’ennemi du genre humain, et le tentateur des moines et des nonnes. »

Les chefs d’ordres religieux, rencontrés par Laurette, après avoir reçu l’absolution à Jérusalem, traversaient la Syrie, s’en retournant en Europe pour y fonder les nouveaux monastères ; chacun portait sa nonne en croupe ; chaque nonne, fondatrice future d’un ordre de femmes sous la règle de son cavalier, était élevée à la dignité d’abbesse ; mais Satan était parmi ces bons moines, sous la forme d’un chevalier chrétien, la croix sur l’épaule, le pot en tête, à cheval sur un âne ; ils approchaient de Damas quand le moine les joignit, ils le dépouillèrent de ses richesses, l’attachèrent à la queue de l’âne infernal, et se mirent derrière lui, le flagellant à coups de discipline. En vain il étalait ses infirmités hébraïques, Satan endurcissait les cœurs, il espérait anéantir, avec le nouveau Job, l’ordre des sapeurs, et même la très-sainte inquisition, les dragons et les cours prévôtales ; tout-à-coup il donne du talon à son âne, l’âne dresse les deux oreilles, ouvre une large bouche, brait d’une manière affreuse et part, vole, traînant le saint homme après lui. Les moines et les abbesses galoppent en vain ; le trio miraculeux disparaît.

Tantôt le coursier infernal traînait le pauvre Job dans la poussière ; tantôt bondissant en sauts impétueux, il l’élevait dans les airs, l’âne détonnait, le moine criait, le diable ricanait. Pour jouir des tourmens de sa victime, le démon fit volte face, et chevaucha à reculons ; alors reprenant sa forme naturelle, il laissa voir sa figure hideuse, sa gueule d’huguenot riant de l’une à l’autre oreille et vomissant des flammes, son nez crochu, ses cornes à moitié rôties, sa queue de singe avec laquelle il fouettait à la fois l’âne et le moine. À cet aspect, le théologien se signa, et dit à demi-mort : Vade retro Satanas ! Ô puissance des mots et des signes ! l’onagre arrêté dans sa course, frappa la terre, et s’abîma dans son sein, après avoir imprimé ses deux pieds de derrière sur la poitrine du moine, et l’avoir ainsi détaché de sa queue.

Un coup aussi violent lui fit perdre connaissance, il resta roide sur la route. Quand il eut repris ses sens, il se trouva sur une couche mollement arrangée, un vieillard lui tâtait le pouls : qu’aviez-vous donc fait, lui dit-il, à ce chevalier ? Ce chevalier, répondit-il, c’est Satan lui-même, qui veut m’empêcher d’établir mes sapeurs, dont la hache tranchante peut seule purger les hérésies. Son âne, c’est un hérétique excommunié, dont le démon a fait sa monture, comme il en a le droit ; tous les deux sont rentrés en enfer, et je suis sorti vainqueur du plus rude combat où jamais moine ait été engagé. — Mon fils, reprit le vieillard, le chevalier et son âne ont continué leur route… Ah Satan, s’écria le théologien ! viens-tu, sous la figure d’un vieillard, me tenter encore ! Vade retro ! Il fit le signe de la croix. Vade retro ! … Le vieillard ne disparut pas, il riait. Allons, tu n’es pas Satan, puisque le signe de la croix ne te met pas en fuite ; mais puisque tu doutes de ce que disent les moines, tu es un hérétique, et peut-être même un philosophe, et tôt ou tard tu iras en enfer, comme un enfant du diable, un excommunié, un scélérat.

Le vieillard prescrivit des remèdes pour calmer, disait-il, l’imagination égarée du malade, et se retira.

Quel est, dites-vous, quel est cet inconnu qui rit des miracles et des moines ? Hélas ! ami lecteur, notre héros l’a deviné ; plus on en extirpe, plus il en revient… C’est un philosophe !…

Revenons aux enfans du comte de Lansac.




CHAPITRE XXVIII.


Florestan pouvait-il reconnaître Laurette dans un souterrain de Sion ? Néanmoins, cette voix si douce et si chère étonna son courage et fut la cause de sa chute ; il se démit un bras, on lui creva un œil, il prit la petite-vérole. Ainsi le Dieu d’Israël le récompensa de ses travaux d’une manière toute paternelle ; car il éprouve ceux qui l’aiment et qui gardent ses commandemens.

Laurette s’évanouit : en r’ouvrant ses yeux, elle ne vit plus son frère ; mais elle vit périr deux de ses enfans : bientôt un mal épouvantable s’empara de tout son corps ; ainsi l’Éternel la punit de ses péchés, car c’est un Dieu fort et jaloux, qui châtie ceux qui transgressent ses commandemens.

On l’avait jetée dans une fosse avec les infidèles égorgés dans ce saint jour. Son dernier fils gisait sous les corps des chefs de la synagogue, dépositaires de tous les signes mis en la maison d’Israël, infectés de toutes les maladies hébraïques. Il ne donnait plus aucun signe d’existence ; cependant elle n’hésita point, elle le délivra, lui redonna la vie et en reçut la lèpre.

Elle devint en peu de jours un monstre de laideur[74]. Naguère on l’aurait prise pour un tableau vivant de la Vierge ; ses habits déchirés, ses yeux en pleurs ; son innocence et ses charmes, la faisaient ressembler à la chaste femme de Joseph, vierge et mère ; et maintenant, à son approche, on détourne la tête, en poussant des cris d’effroi. Les guerriers les plus courageux précipitent leur marche, la pitié même fuit, et c’est dans la fange des rues qu’elle est obligée de ramasser les alimens qu’on lui jette de loin. Laurette avait horreur d’elle-même, elle eût mis un terme à sa vie si elle avait pu cesser d’aimer ; mais plus son fils était misérable, plus son cœur s’y attachait.

Abandonnée des hommes, elle se souvint de son Dieu ; les miracles les plus éclatans attestaient sa puissance et sa miséricorde, sur le Calvaire, aux bords du Jourdain, partout où le Sauveur avait imprimé jadis la trace divine de ses pas. Elle suivit donc la foule des malades ; mais elle resta lépreuse : l’ingrate en osa murmurer ; elle maudit la croisade, le saint homme qui l’avait entraînée loin du toit paternel, les moines et la théologie.

Elle blasphémait ainsi en revenant du Calvaire ; mais à peine eut-elle touché le seuil de la porte sacrée, elle entendit, elle vit une multitude de prêtres chantant les prières des morts. Une simple croix de bois annonçait les funérailles d’un pauvre. Elle enviait le sort du misérable ; tout-à-coup ces prêtres l’entourèrent, jetant sur elle et son fils un grand voile noir : ils la conduisirent à l’église. « Elle y fut placée au milieu d’une chapelle ardente préparée comme à un corps mort ; on chanta la messe de requiem, on fit autour d’elle des encensemens et des aspersions ; après quoi, toujours sous le voile étendu au-dessus de sa tête, comme au jour de trépassés, elle fut par les prêtres menée au cimetière. » [75]

Ce voile, cette croix funèbre, ces prêtres, ces cierges, ces chants lugubres, et la populace attroupée, remplirent son âme d’une terreur indicible ; ses imprécations contre les moines et la théologie revinrent à sa pensée, elle vit son crime, la mort, et tomba d’effroi sur les pierres sépulcrales. Les cris de son malheureux fils la rappelèrent à la vie ; les prêtres lui jetèrent sur la tête des pellées de terre, l’aspergèrent d’eau bénite, entonnèrent le libera, et disparurent (a). Un seul resta quelques momens en arrière, et lui dit :

« Pauvre pécheresse, il est écrit au Lévitique (b) : Le lépreux est souillé, il demeurera à part, et sa demeure sera hors du camp.

» Tu viens d’assister à tes funérailles et ne comptes plus parmi les hommes ; on te laisse la vie animale par tolérance. Tu ne sortiras point de ta borne, ou, si tu en sors, souviens-toi d’agiter cette crécelle, afin que chacun te fuie ; il t’est défendu de recevoir l’aumône dans ta main, tu la ramasseras à terre. »

À ces mots il lui jette les bruyantes cliquettes, et rejoint le clergé ; mais le peuple voyant cette misérable mère couchée sur la tombe et pleurant sur son fils, fut ému de compassion, et en fuyant se retournait, et lui jetait d’abondantes aumônes.

Un saint moine s’en aperçut et revint sur ses pas. Il recueillit les dons jetés à terre, il reçut les autres dans un pan de sa robe, il en arracha des plus avares ; sa récolte terminée, il s’approcha de la malade.

Criez philosophes, criez contre les moines ! Vous auriez peut-être aussi jeté votre aumône en fuyant ; mais le saint homme a touché les cœurs, il a délié les bourses, et sans craindre la contagion. Que ne braverait-il pas pour l’amour du prochain ! Il s’approche de Laurette pendant que tout l’abandonne ; et, les mains croisées sur la poitrine, les yeux au ciel, il lui dit :




CHAPITRE XXIX.

Absolution de Laurette.


« Ma chère sœur, ne te livre point au désespoir ; Dieu te reste : la médecine n’a point de remède contre la lèpre, mais le ciel en a. Cet enfant lépreux, ces cliquettes bruyantes, t’assurent les moyens de les obtenir ; ils attendriront les cœurs les plus durs. Chacun te jetera de l’or, de l’argent, ou tout au moins du cuivre. Vois déjà quelle somme je t’ai recueillie, ma robe en est déchirée. En outre, voilà des morceaux de pain et de chair (il les lui poussait avec le pied), prends et mange, voilà pour vivre : voici pour commencer ta guérison. » Il lui montrait alors l’argent des aumônes en le mettant dans le bissac du couvent ; il mit le bissac sur ses dévotes épaules, et il continua comme suit :

« Nous avons, ma sœur, découvert le tombeau du Lazare ; sur ce tombeau nous avons construit une église, dans cette église nous chantons l’office des lépreux ; le Lazare est votre patron, comme tu sais, et il prie pour vous quand nous l’en prions. La maladie est rebelle, le Lazare se le fait dire plus d’une fois, l’Éternel ne l’exauce qu’à la longue ; mais enfin le Lazare finit par nous écouter, l’Éternel par écouter le Lazare, et le lépreux est sûr de guérir, s’il ne meurt pas avant. Nous sommes une vingtaine de moines ; pour que nous puissions prier, il faut que nous vivions ; pour avoir des vivres, il nous faut de l’argent ; une partie de celui-ci sera donc pour l’abbé, une autre pour le prieur, une autre pour les pères, une autre pour les frères, une autre pour l’église, il n’en restera pas beaucoup pour le saint. Cependant il lui en faut ; il lui faut des cierges le jour, une lampe la nuit, un présent considérable, nommé ex-voto ; il lui faut un habit neuf, et il a besoin même d’être remis en couleur. Lui peint et vêtu, pouvons-nous oublier la Madeleine qui est toute nue ? Notre couvent ne fait que de s’élever, et nous avons presque tout à faire encore ; ainsi, ma chère sœur, du courage et du zèle, cours les grands chemins, et mendie. Mange le pain qu’on te jetera ; mais l’argent, garde-le précieusement pour l’Éternel, pour le Lazare et pour les moines, afin qu’ils te délivrent de tes maux, et que tu obtiennes la vie éternelle. Quand tu auras ramassé de ce qui fait chanter les moines, viens à nous sans crainte, frappe à la porte, nous t’ouvrirons ; nous ne ressemblons pas aux hérétiques, aux philosophes qui ne touchent à rien de ce que vous avez touché ; nous bravons tout pour l’amour du prochain, et sans difficulté nous prendrions de l’argent dans la poche d’un lépreux, s’il le fallait pour son salut éternel. » Il dit, bénit la malade, et s’éloigna priant déjà saint Lazare de la délivrer de ses maux. Elle courut sur le moine en criant, au voleur ! Le saint homme s’arrêta :

« Pécheresse, lui dit-il, n’est-ce pas pour te rendre la santé que j’emporte cet argent ; et quand même je l’emporterais pour moi, n’est-ce pas pour l’Église que les Croisés sont venus conquérir des royaumes ? Ces royaumes leur ont été donnés par le Pape. Toi, tu conquiers des aumônes, et ces aumônes, le Pape ne te les a pas données : donc elles sont à lui, c’est-à-dire à nous, par conséquent à moi. Qu’as-tu à répondre ? »

Laurette ne répondit rien. Elle se souvint des leçons du moine, de l’âne du vilain et de la justice d’Alais. Ce silence radoucit le moine ; il continua : La parole du Seigneur t’a touchée, il suffit ; je te donne ton argent, je suis généreux, j’aime à l’être envers les fidèles.

Laurette riait de plaisir, et le moine riait de la voir rire. Comme elle allait mettre la main sur le bissac, il l’arrête et lui dit : Faisons notre compte ; tu ne refuseras point de me payer ce que tu me dois.

laurette.

Je ne te dois rien.

le moine.

Le dixième de tous les fruits et de tout le bétail est à l’Éternel ; cela est écrit en vingt endroits, entr’autres au Lévitique (a). Je pourrais donc prendre le dixième de cet argent.

laurette.

Il n’est ni fruit, ni bétail.

le moine.

Il représente l’un et l’autre ; il y a dans les livres saints des types et des figures : Dieu a dit ce que nous disons qu’il a dit ; c’est la règle (b). Si par dîme des fruits le Saint-Esprit m’inspire qu’il faut entendre la dîme de l’argent, qu’auras-tu à répondre ?

Ici le visage de Laurette se rembrunit. « Rassure-toi, lui dit le théologien, je te remets la dîme. » Elle se prit à rire de nouveau ; le théologien rit encore avec elle, et leur conversation continua.

le moine.

Le premier né de l’homme appartient au prêtre, Dieu l’a dit (c) ; mais tu dois le racheter pour cinq sicles : j’évalue à cinq sicles ce que j’ai mis dans mon bissac. Ton argent est à moi ; mais je te le donne encore.

Laurette le prenait, il l’arrêta de nouveau.

le moine.

Continuons. Tu as bien entendu jurer quelqu’un et ne l’as pas dénoncé, supposons une fois seulement.

Tu as bien touché du lièvre ou du lapin, une fois aussi, ne serait-ce que par mégarde, sans le vouloir ou sans le savoir.

Tu as bien aussi, une fois, et bien certainement sans intention, touché ce que Dieu désigne par son nom : cela m’arrive quand je vais quelque part, et que je n’ai ni parchemin, ni feuilles d’arbres.

Tu auras bien juré toi-même, tout au moins une fois : cela fait quatre péchés, pour lesquels tu me dois quatre agneaux[81].

Quatre agneaux valent plus que tout cet argent, il est donc encore à moi ; mais je te le donne encore. Je suppose que tu n’as commis aucun de ces péchés, car je ne te les ai pas vu commettre.

Laurette passait alternativement de la douleur à la joie ; elle alongeait ou retirait la main ; le moine posait ou reprenait le bissac.

le moine.

J’explique tous les doutes en ta faveur ; mais il est un fait que tu ne pourras nier. Tu es fille ou femme : quel âge as-tu ?

laurette.

Vingt ans.

le moine.

Combien de fois as-tu été mère ?

laurette.

Trois fois.

le moine.

À quel âge a fini ton enfance ?

laurette.

À quatorze ans.

le moine.

De quatorze ans à vingt il y a six ans, cela fait soixante-douze mois ; ôtons vingt-sept mois de grossesse, reste quarante-cinq ; ajoutons trois couches, le total est quarante-huit : c’est donc trois agneaux d’un an et quarante-cinq paires de pigeons que tu me dois ; car l’Éternel a dit que toute femme donnerait, après son enfantement[82], un agneau d’un an ; et après son indisposition mensuelle, une paire de pigeons[83]. Je prends cet argent, et je te fais quittance à bon marché.

Le moine s’en alla ; les pleurs de Laurette le poursuivirent. — Arrêtez, homme de Dieu, ayez pitié de mon malheur. — Le moine s’arrêta. — Ingrate, lui dit-il, ne t’ai-je pas donné le pain qu’on t’a jeté ? Ne pouvais-je pas l’emporter pour le distribuer aux petits orphelins que nous élevons, et qui, couverts un jour de notre robe, élèveront aussi des orphelins ?

laurette.

Notre Sauveur ne dit pas que je doive des pigeons.

le moine.

Tu lis donc l’Évangile ? Anathême ! Tu es excommuniée, ipso facto, par conséquent mise en proie.

laurette.

Hélas ! si je ne réponds pas, vous m’emportez mon argent ; si je veux prouver qu’il est à moi, il cesse de m’appartenir : comment donc faire ?

le moine.

Croire et obéir. Ta raison t’égare : puisque l’univers est à nous, toute ancienne loi qui nous adjuge telle ou telle chose en particulier, n’est-elle pas renouvelée par la loi nouvelle ? Qui peut le plus, peut le moins.

Cependant, je renonce à la loi des pigeons, et, comme toi, j’invoque la loi nouvelle. Tu as raisonné, tu es donc sortie de l’Église ; je dois te forcer d’y rentrer, et j’emploie le plus doux moyen. Le Pape a ouvert le trésor des indulgences ; j’enverrai cet argent à Rome, et je t’absous. Te voilà dedans. Adieu, je me retire, l’air de la nuit est mal-sain.

Il était nuit ; le moine s’éloigne, et tout-à-coup un déluge de feux semble tomber de la nue. Le tonnerre gronde, une voix retentit dans les airs, disant :

« Je suis l’Éternel ton Dieu ; je parle à la terre par la bouche des moines. Croyez et obéissez ! "




CHAPITRE XXX.

Le Frère et la Sœur.


Florestan s’était démis un bras, on lui avait crevé un œil, la petite-vérole l’avait défiguré, les médecins étaient accourus : que de malheurs à la fois !

Les médecins, pour lui remettre le bras, l’estropièrent ; pour lui guérir son œil, l’extirpèrent ; ensuite ils l’envoyèrent, non pas aux bains, mais sur le tombeau du Sauveur. Le grand air, agissant sur ses nerfs malades, sa bouche se retira, en sorte que l’œil de gauche lui manquant, et sa bouche s’alongeant vers l’oreille gauche, Dieu semblait avoir voulu compenser le défaut par l’excès.

Florestan ayant accompli son vœu, résolut de retourner dans sa patrie. Une femme lui mit un emplâtre noir à la place de l’œil absent, lui apprit à mordre ses lèvres pour rappetisser sa bouche, et à porter son bras en bandouillère ; ainsi refait, il quitta Jérusalem, les larmes aux yeux (on en a toujours deux pour pleurer), la foi dans le cœur, des reliques dans les poches, et de vraies reliques, telles qu’un morceau de la couronne des Trois-Rois, une arête d’un des poissons distribués dans le désert, et un pan du manteau qu’Élie donna à Élisée en montant au ciel sur un char de feu.

Il n’avait plus ni casque, ni brassards, ni pique, ni épée ; son grand cheval était mort, ses écuyers étaient allés en paradis ; il était seul, sans argent et sans amis. Il partit donc de Jérusalem, non pas en seigneur féodal, mais en modeste pélerin, le bâton blanc à la main, demandant l’aumône, et racontant aux fidèles les exploits des Croisés, et les merveilles de la Palestine.

Nobles siècles de la chevalerie et de la foi, quelles douces images n’offrez-vous pas à notre mémoire ? Dans vos heureuses années, les routes étaient couvertes de chevaliers, la croix sur l’épaule, brillans de force, de jeunesse et d’or ; montés sur de nobles coursiers, entourés de varlets, de vassaux et de pages, courant, volant à la conquête de la terre promise ; et de chevaliers démontés, sans armure, presque nus, estropiés, malades, revenant chargés de reliques, et demandant l’aumône aux mêmes lieux où, quelques mois plus tôt, ils avaient étalé le faste le plus pompeux. Ce spectacle, si divers, des Croisés allant ou revenant, si brillans ou si misérables, n’arrêtait point le zèle des chrétiens. Ils lisaient sur le front livide des Croisés vainqueurs les destins réservés à leur zèle héroïque ; n’importe, ils marchaient à la gloire, et remplis des espérances du voyage, ils ne pensaient point aux misères du retour. Cependant on plaçait des patriarches, des évêques et des moines, dans toutes les villes subjuguées. Les moines de l’Europe s’enrichissaient des biens délaissés par les Croisés, comme ceux de l’Asie des biens que les Croisés avaient conquis. Le Pape était tout puissant ; l’Église était riche. C’était le règne de Dieu. Oh le bon temps !

Sur la même route où cheminait Florestan, Laurette avait établi sa demeure ; elle suivait le chemin de Constantinople, afin de recueillir de plus riches aumônes ; et Florestan dans la même vue, et plus encore pour humilier son orgueil, en donnant sa misère en spectacle à l’Asie et à l’Europe, n’avait point dirigé sa marche vers Jaffa. Près de Damas, fatigué du voyage, mourant de soif et de faim, il découvrit une hutte. À côté se trouvait une mare, et à la porte de la cabane de nombreux morceaux de pain et des fruits. Ses yeux dévoraient cette nourriture si désirée, ses lèvres appelaient la liqueur rafraîchissante. Remerciant le ciel de sa bonne fortune, il court vers la mare, et ses genoux fléchissent déjà pour permettre à ses mains d’atteindre l’eau du bassin ; tout-à-coup, il voit sur le bord un gros bâton et une écuelle de lépreux ; il se rejette en arrière ; cette eau, que sa soif appelle, est repoussée par son effroi ; il marche alors vers la cabane, sa soif peut être apaisée par ces fruits succulens. Il arrive, se baisse ; aussitôt la redoutable crécelle du lépreux se fait entendre, la main du pélerin se retire ouverte, et le pélerin, épouvanté, reste immobile entre la mare et la cabane, en présence du lépreux, et ne pouvant ni boire, ni manger, ni s’enfuir.

« Qui que tu sois, lui dit la lépreuse, si tu as une mère ou des enfans, ou une sœur, que puissent atteindre mon infortune, je t’en conjure en leur nom, au nom du Dieu dont tu portes le signe sur l’épaule, Croisé, vainqueur des ennemis de la foi, viens à mon aide ; donne-moi les moyens de me délivrer de cette lèpre qui me dévore, et gagne le ciel au prix d’une aumône au malheur.

« — Hélas ! lui répartit Florestan, tremblant sur ses jambes affaiblies, tu m’implores et tu me tues ; le vent du désert me portera ton mal horrible ; lépreuse, si ton sort affreux n’a point endurci ton cœur ; si tu as un père ou un frère, Croisés comme moi, et qui puissent être jamais devant la porte d’un lépreux, hors d’état de s’enfuir à cause de leur fatigue et de leurs blessures ; lépreuse chrétienne, car je vois que tu l’es aux louanges que tu fais du Dieu qui t’éprouve, je t’en conjure, fuis, ou du moins passe sous le vent, et ne perds pas le ciel où tu cours par la route la plus sûre, pour n’avoir pas su compâtir au malheur !

« — Rassure-toi, répondit-elle ; mon sort est affreux, mais il ne m’a point endurcie aux misères d’autrui ; n’es-tu pas mon frère en Jésus-Christ ! Te le dirai-je même, soit que la tendresse de mon cœur ou l’effet de cette maladie qui nous afflige du besoin d’aimer, et ajoute à nos tourmens celui de ne pouvoir plaire, me parle en ta faveur, soit que ta voix, quoiqu’embarrassée, me rappelle la douce voix d’un guerrier bien cher ; je me sens émue du plus vif intérêt ; je t’aime assez pour te fuir, dussé-je en perdre la vie, si tu courais des dangers près de moi. Le vent du désert ne soufflera point encore.

« — Je te crois, répliqua Florestan ; je ne puis démêler tes traits, mais cependant ils me rappellent une femme que j’aime, et ta voix, quoique péniblement modulée redit à mon oreille les sons enchanteurs de sa voix.

« — Eh bien ! s’écria-t-elle, je n’agiterai point en vain ma crécelle ; Croisé chéri de Dieu et de la victoire : au nom de ce Dieu qui nous éprouve, donne-moi pour me délivrer de mes maux !

» — Lépreuse, je n’ai trouvé personne sur ma route ; je n’ai ni boisson ni alimens à t’offrir.

» — La charité ne m’a point épargné de semblables dons, et j’en fais peu de cas ; ma lèpre n’en peut être guérie. — Moi, je meurs de fatigue et d’inanition ; ce que tu dédaignes, me rendrait la vie ; ta funeste présence m’interdit de puiser dans cette mare, creusée par la nature pour les besoins de tous.

« — Glorieux pélerin, ces alimens sont purs ; j’en laisse toujours ainsi près de ma porte sans y toucher, pour le voyageur malheureux. Donner est si doux ! je veux donner aussi ; je veux goûter la douceur d’être utile. Si le ciel peut être apaisé, ne l’apaiserai-je point par le bien que je ferai ? Prends donc et mange sans crainte. Vois derrière cette monticule une source d’eau vive ; je laisse l’eau la plus pure aux voyageurs. Pélerins, nobles et vilains, je vous demande des secours et ne vous impose point ma misère. »

Florestan, rassuré, se saisit des alimens, les dévora et reprit courage. Tandis qu’il mangeait, la lépreuse, debout sur le seuil de sa hutte, le regardait en pleurant. Le sourire du plaisir semblait aussi vouloir quelquefois se faire passage sur ses lèvres livides ; la douleur le repoussait. Alors les larmes coulaient avec plus d’abondance ; sa main agitait avec force l’effrayante tartavelle, et sa voix répétait :

« Croisé victorieux, noble pélerin, au nom du Dieu qui nous éprouve, donne-moi pour me délivrer de mes maux. »

Florestan, rassasié, répondit : Il est des plantes salutaires ; Dieu mit partout le remède à côté du mal, comme l’espérance à la suite du malheur, mais je ne les connais point. — Ah ! répliqua-t-elle, personne ne les connaît ; s’il en existait, Dieu, qui donna la lèpre à son peuple, ne les aurait-il pas révélées ? J’espère en vous seuls, ô moines de Saint-Lazare ! malheureusement le Lazare aime à se faire prier, et les moines ne prient que pour ceux qui paient. Croisé victorieux, donne-moi pour me délivrer de mes maux, donne-moi de l’argent pour saint Lazare et pour les moines !

Florestan n’avait point d’argent ; il le savait, et se fouilla pourtant pour prouver sa bonne volonté. Je n’ai rien, lui dit-il, absolument rien ; la charité des peuples s’est refroidie, mais si je ne puis te donner pour faire prier les moines, je puis prier moi-même. Je suis Croisé, j’ai exterminé force infidèles ; j’ai visité les lieux saints ; je suis pélerin et soumis à l’Église ; j’ai fait vœu de mendier : c’est être presque moine, et ma prière montera peut-être au ciel.

À ces mots Florestan tombe sur ses genoux.

« Attends, ajouta la lépreuse, attends, nous prierons ensemble. Un saint moine me donna des lumières sur notre divine religion. Dieu a dit : Partout où trois personnes seront assemblées en mon nom, je serai au milieu d’elles, ses promesses sont sûres, il va venir au milieu de nous, il verra notre infortune, et nous en délivrera sans doute. Je te guérirais si je le pouvais ; Dieu le peut, et pourquoi ne le voudrait-il pas, il est meilleur que moi ?

» Je connais, répondit Florestan, cette promesse de l’Homme-Dieu, mais il n’y a ici que ton infortune et la mienne.

» Tu ne connais pas, répliqua-t-elle tous les bienfaits de la Providence, elle t’a conduit en ces lieux, elle y arrêta mes pas, pour nous donner, en nous y réunissant, les moyens de la fléchir. »

À ces mots elle rentra, Florestan attendit avec impatience, et non sans espoir, le retour de la lépreuse. Elle revint tenant entre ses bras un énorme paquet dont il cherchait vainement à deviner la nature. Un cri se fit entendre ; la lépreuse s’arrêta, et posant son fardeau entre elle et lui :

« Le voilà ce troisième infortuné dont le Christ exigeait la présence ! Vois cet enfant, ton sort et le mien sont moins affreux ; nous avons connu la douceur de vivre : j’eus, hélas ! un père, une mère, un frère comblés d’honneurs ; et lui n’a connu l’existence que par les tourmens ; il n’a ni patrie, ni père, et sa mère est la plus à plaindre des femmes. L’Éternel, tiendra-t-il contre le spectacle de l’innocence affligée et suppliante ! Nous sommes trois ; prions, mon frère : mon fils, dit-elle au lépreux, nous sommes tous les trois rassemblés au nom du Sauveur du monde ; notre bouche va l’implorer. Pour toi, dont la langue ne peut exprimer encore le malheur, tes yeux seront plus éloquens que notre voix ; pleure, mon fils, ce sera ta prière ! »

Elle pleurait elle-même, le pélerin, à cet aspect hideux, mais touchant, pleurait aussi ; ce furent les premières larmes versées par ce guerrier terrible ; et tous les deux, baignés de cette preuve de la faiblesse humaine et du néant de ce monde, invoquèrent, d’abord en silence, le maître de l’univers ; Florestan, appuyé sur son bâton blanc, et la lépreuse une main suspendue sur son fils, comme pour le bénir et le désigner à la bonté céleste.

Elle rompit le silence. « Mon frère, les paroles de Dieu s’accomplissent, j’ai vu les cieux s’ouvrir ; Dieu descend ; il s’approche…

» Vous l’avez vu ! répondit le pélerin : Ô divin Jésus ! vous n’oubliez point les exploits de mon bras armé pour votre cause ! et vous me rendrez la force de combattre encore pour elle. Ma sœur, l’éclair brille, le tonnerre gronde : priez à haute voix, vous qui le voyez, dites : je répéterai vos paroles.

« Dieu du ciel et de la terre, s’écria la lépreuse ! vous qui pour sauver l’homme coupable, daignâtes mourir en victime et souffrir tous les tourmens qu’il avait mérités, Dieu qui, selon votre promesse, descendez du ciel pour écouter nos prières : laissez-vous désarmer par notre infortune et notre foi sincère, par l’héroïsme de ce guerrier mutilé, par le repentir d’une pauvre pécheresse, par l’innocence de ce misérable enfant, qui n’a point péché ; délivrez d’abord mon fils, délivrez ensuite ce noble guerrier, et, si mon père, si Florestan, armés comme lui pour votre cause souffrent aussi pour elle, délivrez-les de leurs maux, et frappez la coupable Laurette si quelqu’un doit être frappé de votre verge !…

» Laurette, dit Florestan avec effroi ! Laurette ! quel nom est sorti de ta bouche ? Pourquoi, malheureuse, appelles-tu sur elle la colère divine, qui t’a dit que je suis Florestan ! Mon bras, justement irrité, devrait t’avoir déjà punie de la malédiction que tu veux attirer sur ma sœur. »

Il parlait, Laurette sentait ses forces faiblir ; elle tomba près de son fils. Florestan, outré des vœux formés contre sa sœur, la quitta. Laurette revint à elle, et ne voyant plus son frère, fit retentir les échos de son nom. En s’éloignant, il sentit sa colère s’affaiblir, la douce pitié le ramena près de la cabane. Les noms de Florestan et de Laurette, de Lansac et de Gabrielle : de Gabrielle, nom magique et tout-puissant ! frappèrent son oreille et hâtèrent ses pas ; il retourna près de Laurette.

« Qui que tu sois, éclairée sur mon sort, par Dieu même ou par les démons, dis-le moi : quel est le sort de mon père, de Gabrielle, toujours adorée, et de cette sœur que ta bouche a maudite. »

Alors la lépreuse se fit connaître.

Florestan, étonné, ne peut l’interrompre. Elle eut le temps de lui raconter ses aventures.

Admirons le zèle d’un vrai chrétien. Florestan retrouvait dans son cœur toute sa tendresse pour Laurette ; mais quand il eût appris qu’elle était mère, qu’elle avait accouché loin des prêtres, il frémit.

Réponds-moi, malheureuse, s’écria-t-il, réponds-moi… Ces enfans déjà morts, cet enfant qui vit encore, ont-ils reçu le sceau du baptême ?

Cette question fut un coup de foudre ; Laurette vit à la fois son crime et sa punition… Ah Dieu, s’écria-t-elle ! quel démon m’avait ôté la mémoire de mes devoirs ? Elle dit ; Florestan s’élance vers l’enfant lépreux, le saisit, et prononçant les paroles sacrées, le plonge par trois fois dans la mare ; ensuite il lave sa main, la lime contre le sable, la lave encore ; Dieu permit que la contagion ne l’atteignît point, et il s’éloigne pour n’être pas obligé de tenir contre sa sœur la parole qu’il avait donnée à Gabrielle, d’exterminer tous les ennemis de Dieu, tant ce héros catholique détestait l’hérésie et les renégats !

L’enfant mourut après son baptême. Le Christ, descendu, selon sa promesse, au milieu de ces trois malheureux, avait entraîné l’innocent dans les demeures célestes ; premier effet de l’absolution donnée à Laurette par le moine de Saint-Lazare, et des indulgences qu’il lui avait vendues malgré elle ; preuve nouvelle du bien que nous faisons aux hérétiques en les forçant d’entrer.

Le Croisé s’éloignait donc à grands pas. Sa sœur, tout en cherchant à le retenir par des cris, creusait dans le sable, avec ses faibles mains, une fosse pour son fils ; elle gémissait sur ce monceau de sable, comme s’il eût renfermé tout le bonheur de sa vie. Elle y plaça deux bâtons en croix, afin de reconnaître un jour le lieu qu’elle voulait arroser encore de ses larmes.

Ce devoir accompli, Laurette courut sur les traces de son frère ; bientôt le bruit lointain de la tartavelle avertit le Croisé de hâter encore ses pas ; il fuyait sans cesse, elle le poursuivait toujours. Après un assez long temps passé à ne pouvoir ni se perdre ni se joindre, ils arrivèrent presqu’au même moment auprès de la demeure du vieillard philosophe, où le bon moine, premier directeur de Laurette, était arrivé déjà, comme je l’ai dit.


La Maison du Vieillard.


Florestan entra dans la maison, en invoquant les mérites du Christ. Laurette s’arrêta sur le seuil, en agitant ses cliquettes ; elle se tapit dans le creux d’un rocher : de là elle guettait son frère pendant le jour, et la nuit elle rôdait autour de la maison. Florestan ne pensait point à s’enfuir. Il avait besoin de repos et de secours, et les avait trouvés.

Le vieillard et ses domestiques s’empressaient autour du pélerin ; l’un lui présentait une liqueur fortifiante, l’autre le débarrassait de ses vêtemens déchirés. Les philosophes sont bienfaisans ; c’est une ruse du diable.

En reconnaissance d’un si bon accueil, Florestan chanta des chansons guerrières et des cantiques sacrés, il célébra le sac de Jérusalem et l’extermination d’Israël ; les malades dont cette maison était remplie, infidèles ou chrétiens, écoutaient en silence ; tout-à-coup un d’entre eux saute de son lit, et tout nu se roule aux pieds de Florestan.

Écoutez-moi, s’écria-t-il, Peuples de la terre ! je veux prophétiser ; je me suis oint de l’huile prophétique, comme autrefois il fut fait à Élie, bouvier et prophète.

Je suis nu comme le prophète Isaïe, comme la troupe des prophètes, présidée par le prophète Samuel, comme les archers et prophètes de Saül[84], accourus en Rama pour capturer David ; comme le roi prophète et chef de pillards, David le harpiste, qu’on voulait capturer ; comme le roi fou et prophète Saül accouru pour presser la capture : car, pour prophétiser, il faut quitter ses habits devant ses frères, et rester nu le jour et la nuit.

Semblable à David, je danserai comme un fou ; je me découvrirai sans honte[85] devant les servantes ; comme lui, je me rendrai plus vil encore, et m’en ferai honneur.

J’imiterai les quatre cents prophètes appelés par Achab, roi d’Israël, les quatre cent cinquante prophètes de la reine Jezabel, et les quatre cents prophètes des Bocages.

Si tout cela ne suffit pas, j’imiterai le prophète Sédékias, fils de Chanana, et je me mettrai des cornes sur la tête.

Je mettrai une ceinture de cuir autour de mes reins, et je courrai devant une charrette comme fit le prophète Élie devant la charrette du roi Achab.

Je dirai, comme le prophète Michée, que j’ai vu le Père Éternel demandant des conseils au diable.

J’aurai un manteau comme le prophète Élisée, j’aurai un double esprit comme le prophète Élie ; et si les enfans se moquent de moi, je ferai sortir un ours d’une caverne qui en dévorera quarante-deux.

Je ferai, comme Élisée, chanter un harpeur pour qu’il m’inspire par ses chants.

S’il en faut faire davantage :

J’irai, comme le prophète Osée, coucher avec des prostituées, et leur ferai des enfans de prostitution, si je le puis, selon qu’il est ordonné par Dieu même, quoique je m’en sois mal trouvé.

J’acheterai une ceinture, selon la parole de l’Éternel au prophète Jérémie, une ceinture de lin. Je la mettrai sur mes reins, et puis je la cacherai dans un trou de rocher[86].

Je me mettrai un bât d’âne sur les épaules, comme fit le même prophète, et je courrai dans les villes[87].

Je couperai ma barbe en trois tas, comme le prophète Ézéchiel ; je mangerai du parchemin, et je me ferai lier.

Je coucherai, comme lui, quarante jours sur le côté droit, et trois cent nonante sur le côté gauche.

Je ferai tout ce que faisaient les prophètes, sauf pourtant, ne vous en déplaise, de manger pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, à la barbe d’Israël, mon pain couvert de ce que vous savez, en guise de beurre, comme l’Éternel l’ordonna à Ézéchiel. Si ce n’est que de la bouze de vache, j’essaierai.

Si l’esprit prophétique ne venait pas, je me ferai donner un soufflet par notre saint-père le Pape, lequel est plus qu’un prophète, puisqu’il est Dieu, sa vie durant, étant infaillible, ou par son légat, lequel est Dieu aussi, puisqu’il a les pouvoirs du Pape, et l’esprit de Dieu passera de la main du Pape ou du légat sur ma joue, comme il passa autrefois[88] sur la joue du prophète Michée, souffletté par le prophète Sédékias.

Moyennant quoi, je serai prophète, et l’on dira de moi ce qu’autrefois l’Éternel disait des prophètes en général : « les prophètes sont fous, les inspirés sont insensés[89] ; »

Ou, en particulier, des prophètes d’Israël : les prophètes sont des téméraires et des prévaricateurs[90].

Et je serai prophète, quoi que je dise, car je dirai la vérité ou le mensonge, et l’Éternel a dit, par la bouche du prophète Jérémie[91], les prophètes prophétisent le mensonge.

Oui, je suis prophète, je le sens, l’esprit est en moi. L’Éternel m’a parlé, disant : Va, et dis à mon peuple ; quand vous vous emparerez d’un pays, exterminez tout ce qui s’y trouvera, les femmes, les enfans, les vieillards, les bœufs, les ânes,

Forcez-les d’entrer, veut dire, tuez-les pour les faire entrer, c’est-à-dire, tuez les philosophes et les hérétiques ; tuez votre frère, votre fils, la femme qui est entre vos bras, tuez tous les raisonneurs, brûlez la ville entière[92].

Donnez la meilleure partie des pays conquis aux prêtres, donnez-leur la dîme, portez-leur beaucoup d’offrandes ; ne faites pas un bon repas sans les y appeler[93]. Croyez et obéissez.

Après cette brusque et orthodoxe saillie, le moine (on l’avait deviné sans doute) resta sans mouvement. À son réveil, il avait tout oublié ; mais un grand projet couvait dans son cœur. Il voyait s’approcher le moment de sa mort, il voulait mourir en soldat de l’Église, et laisser un grand exemple et une sainte mémoire.

Les nombreuses blessures dont Florestan était couvert attestaient sa valeur et sa foi. Il résolut de l’associer à son projet et à sa gloire.

Pour vous faire connaître la sainteté de ce dessein, il faut vous raconter les opinions et la vie du maître de la maison où nous sommes.


La vie et les opinions du Vieillard.


Le vieillard a un œil enfoncé, une jambe contournée ; une large balafre partage sa figure : c’est un Croisé. Dieu ne l’éprouve pas, il le châtie ; un coup de sabre lui fendit la lèvre ; il parle difficilement.

La maison du vieillard était un vaste hôpital où l’on accueillait les malheureux de toutes les nations et de tous les cultes. Un soir les malades le prièrent de leur faire le récit de sa vie. Florestan, placé près du bon moine, lui soumettait ses doutes. Laurette rôdait autour de la maison, sa crécelle troubla plus d’une fois le vieillard ; il envoyait alors de nouveaux secours à la lépreuse, regrettant de ne pouvoir l’introduire dans sa maison pour la soigner lui-même.

Il s’exprima en ces termes :

Hommes de toutes les nations et de tous les cultes, différens de mœurs et de langages, enfans d’un même Dieu ; vous tous, réunis ici par le malheur, vous désirez savoir comment le sort m’inspira de vous consacrer mes soins. Je vais vous satisfaire : puisse ma voix contribuer à éteindre dans vos cœurs toutes les haines ! Puissé-je en rallumant le flambeau de votre raison, vous faire connaître ce Dieu de paix et de miséricorde, que vous servirez comme il veut l’être, quand vous saurez pardonner et vous aimer.

Le monde est sous le joug, l’homme marche dans les ténèbres ; mais la lumière doit paraître un jour, et l’affranchissement de l’espèce humaine doit s’opérer à son éclat : alors tous les masques tomberont, et, malgré les efforts de ceux qui vivent de l’ignorance et de l’erreur, la vérité ne rétrogradera point. J’appelle ce moment par mes vœux ; je le hâte par mes exemples et mes discours.

Je suis né dans le midi de l’Europe, le hasard de la naissance me rendit l’égal de ces nobles chevaliers, dont les forteresses appelées Castels, s’élèvent sur la cîme des rochers. Ils en sortent pour faire la guerre au voyageur, pour ravir les filles des vilains, pour dévaster les champs.

Il en est, toutefois, de ces nobles que la vue de l’injustice irrite, qui se sentent hommes, et font de l’adresse et de la force un usage honorable. Comme eux je résolus un jour de me constituer redresseur des torts et défenseur de l’innocence. Je partis couvert d’une armure pesante, la pique à la main et ma guitare en bandouillière ; car j’avais appris à faire des vers, à les accompagner de mes chants.

Dans la belle Occitanie, le chant et les vers sont la langue populaire ; le laboureur dirige sa charrue en improvisant des tençons à sa belle. La flûte ou le galoubet de l’amant, succède à la romance qu’il a versifiée. Le peuple foulé par son seigneur se venge par des couplets. Enfin, la langue romane, abondante, mélodieuse et pittoresque, se prête à toute l’élévation de la pensée, à toutes les délicatesses du sentiment. Le peuple même sent en poëte, et sa parole a toujours l’accent de la passion.

Je n’eus pas long-temps à courir pour trouver des torts à redresser. Ici, je vis des chaumières incendiées, des champs dévastés, des laboureurs chargés de fers ; là, de jeunes vierges enlevées, et partout la douleur et la misère, la tyrannie et l’impunité.

J’essuyai quelques larmes, je réprimai quelques tyrans, et ne fus jamais atteint par l’épée. Mes confrères et moi, cuirassés partout, nous sommes sous nos armes comme derrière un rempart. L’épée impuissante contre nous frappe et retentit sur nos armures, c’est du bruit, et rien de plus ; mais elle perce d’outre en outre, et sans effort, le vilain à découvert.

J’arrivai dans un pays où la haine de l’injustice et de la tyrannie l’avait enfin emporté sur la crainte et l’habitude du servage. Poussé au désespoir, le peuple courut aux armes. Mais quelles armes ! celles du faible : des pierres et des bâtons, des cris et des injures.

Le laboureur cessa de travailler pour ses maîtres ; il les maudit, et ils l’exterminèrent.

Les portes des Castels s’ouvrirent, et vomirent les gens d’armes, les serfs enlevés à la glèbe et changés en bourreaux, les fainéans lâches et vils appelés valets et courtisans, toujours prêts â profiter du malheur d’autrui, ou à moissonner dans les champs qu’ils n’ont point semés ; et les seigneurs et leurs grands chevaux, tous ensemble, fondirent sur la contrée, et firent la chasse au vilain.

Cependant l’insurrection ne s’arrêta point ; les laboureurs, contraints à fuir avec leurs familles, de leurs champs dévastés, se répandirent au loin ; leurs cris appelèrent des vengeurs, il s’en présenta ; le nombre suppléa aux armes ; ils rendirent crimes pour crimes ; ils attaquèrent les châteaux, les forcèrent, les démolirent ou les brûlèrent, égorgèrent les valets et les seigneurs : et le cri de l’indépendance ; cri trop prématuré, qui ne pouvait être et ne sera, de long-temps encore, que celui du désordre, de la désolation et de la mort ; épouvanta les tyrans, et même leurs vainqueurs.

Battus partout, les seigneurs parlèrent de paix. Ils jurèrent de ne plus recommencer le pillage ; mais, en feignant de poser les armes, les maîtres ne cherchaient qu’à dissoudre la ligue des esclaves et à les désarmer.

Ces vilains, qu’on n’avait pu dompter réunis, furent écharpés un à un. Ils invoquèrent la foi jurée, on leur répondit par des supplices ; ils invoquèrent le secours de l’Église, elle accourut. Des excommunications furent lancées contre les seigneurs ; des contrées furent mises en interdit. Les excommuniés obéirent ; ils ouvrirent aux malheureux les portes des cachots ; mais, pour se réconcilier avec l’Église, ils lui cédèrent et le butin et les terres enlevées aux vaincus ; ils firent des fondations en l’honneur de la bonne Vierge et des Saints. Dès ce moment, la guerre contre les serfs fut aux yeux des prêtres une sainte guerre, saintement entreprise, saintement conduite, et surtout saintement terminée.

Je fus indigné. Je me mis à la tête des malheureux vilains. Je forçai, dans sa retraite, un de leurs plus cruels oppresseurs ; je brisai les fers de ses victimes, je désarmai ses satellites ; il fut pris, lui, sa femme, ses enfans, tous complices de ses fureurs. J’ordonnai qu’on respectât leurs jours ; mon intention était de remettre cette famille criminelle entre les mains du souverain. Je fis partir ce tyran féodal, ou lui ferma le passage ; j’accourus, et il fut massacré sous mes yeux, non-seulement lui, mais sa femme, ses serviteurs et sa famille. J’exposai vainement ma vie pour les défendre ; je fus blessé, renversé ; on prétendit même que je trahissais la cause des laboureurs, et qu’un noble ne pouvait être qu’un perfide.

Ainsi l’homme de toutes les classes est donc féroce dans sa force ! Irrité de l’injustice, l’opprimé, devenu vainqueur, est bientôt injuste lui-même. La victoire n’a pour résultat que de faire changer de mains la hache et la torche, et les vaincus sont toujours traités en criminels. Il en doit être ainsi jusqu’au moment où les hommes seront gouvernés par les lois, et où les grands conviendront que leurs prétendus droits ne sont que des devoirs : car le droit de régner, par exemple, est l’obligation de faire régner la justice et la loi.

Je vis trop d’obstacles au projet extravagant de chasser de ma patrie la tyrannie et l’oppression. Un peuple barbare ne peut être libre ; il est opprimé s’il n’opprime. Je crus devoir épargner le sang ; les grands ont au moins la possession en leur faveur. En s’éclairant, ils deviendront moins cruels, les beaux-arts seront plus puissans que les armes ; ils formeront la raison humaine, et la raison détrônera les tyrans. Je le crois, et je l’espère.

Je voulus essayer le pouvoir des arts et des lettres sur des maîtres barbares ; j’avais lu que les chants d’un poëte avaient attendri des tigres, et que la colombe avait un moment pu se reposer sans crainte sur l’arbre où le vautour oubliait la puissance de son ongle cruel. Je quittai donc ma pesante armure, et la guittare en main, de chevalier devenu troubadour, de redresseur de torts, médecin de l’âme et du cœur ; je courus les châteaux et les villes, je chantai l’amour et la beauté, et toujours, dans mes chants, je sollicitais la force en faveur du faible, et montrais le bonheur dans la bienfaisance.

Je parcourus l’Europe. Ses peuples sont esclaves et ignorans ; mais la science a des disciples, et la liberté des amans. Il est des cœurs généreux, des âmes élevées, des esprits éclairés ; il en est même sous le chaume des campagnes et derrière les remparts des châteaux. Tandis que le sacerdoce et l’empire se disputaient les dépouilles de la malheureuse Italie, on concevait dans ses villes de nobles projets ; les armées du pontife et de l’empereur recélaient des guerriers dévoués à la patrie ; ils attendaient le moment de la relever sur les débris des deux puissances rivales. Le sort trahit leurs espérances ; l’Italie, comme le reste de l’Europe, est foulée sous les pieds des prêtres et des grands ; ses efforts pour la liberté n’ont établi qu’une double servitude, la servitude du corps et celle de la pensée.

J’ai vu les Papes, ces successeurs de l’Homme-Dieu, qui n’eut rien à lui tant qu’il partagea la condition de l’homme ; j’ai vu les Papes, jusque-là soumis aux chefs de l’État, prétendre à la souveraineté du monde, déposer leurs maîtres, maudire les chrétiens fidèles à leurs sermens, et leur interdire les exercices de la religion[94]. Je les ai vus opprimés à leur tour, forcés dans Rome, assiégés dans leur dernier asile, et délivrés enfin par des excommuniés[95]. J’ai vu les empereurs opposer l’autel à l’autel, les Papes aux Papes, par conséquent Dieu à Dieu. J’ai vu l’assassinat, le brigandage, l’imposture, la trahison, l’incendie et le poison, employés par les deux partis ; j’ai vu les familles divisées, les enfans armés contre les pères ; j’ai vu d’indignes Lévites quitter la retraite et l’autel pour l’intrigue, l’encensoir pour le glaive ; et souillés de sang et de débauche, se servir de l’Évangile, ce code divin de toutes les vertus ; pour autoriser tous les crimes, pour courber les peuples, qu’il appelle à la liberté, sous le joug honteux de l’ignorance et de la sottise, des vices des mauvais prêtres, et des caprices des grands.

Tels sont les temps où nous vivons ; et peut-être osera-t-on les présenter aux nations qui voudront mettre les lois au-dessus des hommes, comme dignes de leur amour et de leurs regrets !… Qui démentira ces voix perfides ? Qui prouvera la honte des anciens jours ? Nos cendres ne se ranimeront pas pour redire nos douleurs ; les peuples n’ont point de mémoire, mais pour tromper les peuples, les fils des tyrans auront conservé toutes les traditions de leurs pères.

Que pouvait la voix d’un troubadour dans le tumulte des armes et des passions désordonnées et viles ! Je célébrais les œuvres du Dieu-Créateur et conservateur, je voyais partout les ravages de la superstition. Je chantais l’amour, on me répondait par les cris de la débauche. Je trouvais sur toute la terre du fanatisme sans religion, des pratiques superstitieuses et point de morale, j’y vis le droit divin, violant tous les droits. Convaincu de l’inutilité de mes faibles efforts, je détendis les cordes de ma lyre, et le cœur froissé, l’esprit malade, je retournai dans la demeure de mes ancêtres, résolu de ne plus dire qu’à l’écho des bois solitaires mes chants de religion et d’amour, car eux seuls savaient me répondre.

Le prix de mes vers m’avait procuré les écrits des sages de la Grèce et de Rome ancienne. Je vécus avec eux au milieu de mes vassaux, ils m’apprenaient à les rendre heureux, et je croyais finir mes jours en paix avec mes livres et mes amis : hélas ! j’avais donné l’hospitalité à un saint homme, il ne demandait qu’une pierre pour appuyer ses genoux pendant la prière et reposer sa tête aux heures du sommeil ; je lui accordai un jardin et le lui fis cultiver par mes serviteurs. Dans ce jardin, je fis bâtir une maisonnette, le saint homme suspendit à l’entrée un cilice et un chapelet, annonce de sa vie dévote ; et moi, je l’entourai des longs bras de la vigne fertile, du feuillage des pommiers et de l’or ondoyant des guérets.

Le chapelet du saint homme, et peut-être aussi mes raisins et mes moissons, donnèrent l’idée à un passant de vivre saintement. J’agrandis le jardin, et le nouveau compagnon se chargea de le cultiver en partie ; mais le travail le dérangeait de la prière, il prit un aide, lequel en prit un autre : tous bénissaient ma bienfaisance et priaient pour moi ; je faisais peu de cas de leurs prières, mais beaucoup de leur bonheur ; il me semble que rien ne doit porter le Ciel à faire du bien à un homme comme le spectacle de celui que cet homme sait faire lui-même, et je suis la preuve de la récompense qu’il accorde en effet à l’être bienfaisant, car il m’a toujours rendu heureux du bonheur que j’ai su procurer aux autres.

Ainsi vivaient sur mes terres mes bons ermites, je croyais leur accorder l’hospitalité la plus généreuse, et ils le croyaient bien eux-mêmes, lorsqu’en fouillant la terre, un saint d’aujourd’hui découvrit le corps d’un saint d’autrefois. Ces précieuses reliques ne tardèrent pas à faire des miracles ; les malades, les estropiés, les démoniaques, les femmes, et surtout les vieilles femmes, accoururent, et les riches offrandes plûrent chez mes ermites. Les offrandes et les reliques firent ce qu’avaient fait déjà le chapelet et mes raisins ; d’autres saints hommes arrivèrent, et je vis un beau jour un couvent de moines à la place même où j’avais fait bâtir une petite cellule pour un pauvre pécheur errant et repentant.

Cela m’inquiéta : ces ermites, devenus moines, me demandaient de nouvelles terres ; de la prière, ils allèrent jusqu’à l’ordre, et de l’ordre à la menace. J’avais reçu des malheureux, je voulus chasser des ingrats : mais voilà que le Saint-Esprit déclara, par la bouche d’un démoniaque, que dans le tombeau du saint on trouverait un acte prouvant que mes biens, à moi, appartenaient au monastère ; en effet, l’acte fut trouvé tout entier, et aussi neuf que le jour de sa fabrication, miracle dont les bons Pères surent bien se servir contre moi, qui croyais y trouver la preuve de la fraude ; les juges étaient des gens craignant Dieu et surtout les moines ; et le ciel fit des miracles pour les retenir dans ces bons sentimens.

Entouré de moines, accablé de procès, menacé de Dieu et du diable, poursuivi par les revenans, les juges et les miracles, les sorciers et les assassins, il semblait que c’était à moi que le monastère avait accordé l’hospitalité ; que c’était moi qui voulais le dépouiller de ses biens, quand la Croisade fut prêchée.

Chrétiens, dont j’ai suivi les pas, Arabes, dont j’ai versé le sang, ai-je besoin de vous le dire ? Je ne me croisai point volontairement : ce fanatique, dont la voix funeste appela l’Europe aux combats, ne fut point inspiré par le ciel. Dieu ne parle plus aux hommes. Si jamais il daignait faire encore entendre sa voix, ce serait pour vous ordonner de vivre en paix.

Ici le moine voulut se lever sur son séant pour combattre le philosophe ; les forces lui manquèrent, mais il cria d’une voix sombre : Cela sent l’hérésie !

Le vieillard le regarda, sourit, et continua.

Le Pape, en appelant les rois et les grands sous les bannières sacrées, leur proposait le servage ; ils l’acceptèrent, en répondant à son appel. Dès ce moment, sa suprématie fut avouée ; son empire fut reconnu ; les Souverains, chefs des Croisés, ne sont que ses lieutenans ; ils vont, pour lui, ravager ou conquérir l’Asie ; et, tandis qu’ils meurent dans ces climats lointains, ils laissent l’Europe, étonnée de tant d’obéissance, prendre l’habitude du joug. L’opinion, asservie par ces grands exemples, met les prêtres au-dessus des rois. Pourrait-il en être autrement ! Les rois ont, dans la bouche des prêtres, reconnu la voix de Dieu ; les peuples pourraient-ils ne pas l’y reconnaître !

J’exposai ces raisons à mon souverain : il fut entraîné par l’esprit du siècle, je le fus par la force des circonstances et la perfidie de mes voisins. Nous partîmes ; mon fils me suivit.

Ici Florestan, que ce récit avait vivement ému, quoiqu’il l’eût révolté, sentit battre son cœur de crainte et de plaisir ; il examinait le vieillard, cherchait à le reconnaître, désirait et tremblait de le reconnaître en effet.

Nous traversâmes les champs du Bosphore ; nous rencontrâmes les troupes de Soliman aux frontières de l’Asie. Notre armée fut battue ; j’appris avec notre défaite la mort de mon malheureux fils ; mes serviteurs retrouvèrent son corps et l’ensevelirent ; et j’eus la triste douceur de baigner de mes larmes la terre funéraire trempée de son sang.

À ces mots, Florestan pousse un soupir. Trompé dans son attente, il écouta depuis avec plus d’indifférence, et tout en regrettant l’illusion qui lui avait fait espérer de revoir son père, il se réjouit de ne l’avoir pas retrouvé dans un homme imbu d’aussi mauvais principes. Je croyais que c’était mon père, dit-il au moine : ce n’est pas lui.

Le ciel en soit loué ! répondit-il : c’est un scélérat de philosophe ; la loi est expresse ; je médite un grand dessein : vous m’y aiderez, mon frère.

Est-ce pour la gloire de Dieu ? demanda Florestan. — Et le salut de l’Église, répondit le moine.

Je résistais avec une poignée de braves ; continua le vieillard ; après la déroute de notre corps d’armée. Un chef arabe tomba devant moi ; je retins le nouveau coup que mon bras lui destinait avant sa chute ; j’arrêtai mon cheval, prêt à le fouler aux pieds. « Guerrier, lui dis-je, ta vie est à moi, je te la donne ; je te rends la liberté. Tu es brave, tu seras généreux : l’armée chrétienne est battue ; je te demande pour ta rançon d’être pitoyable envers les Français que la victoire livre en tes mains. » Il se relève, et je pars.

Je me croyais déjà loin de tout danger, quand la cavalerie arabe, mon prisonnier à sa tête, m’atteint et m’entraîne ; elle m’entraîne dans le camp des vainqueurs. À mon approche, j’entends proclamer le grand nom de Soliman ; des esclaves me désarment et me conduisent sous une tente brillante, où mes moindres désirs sont prévenus ; enfin, on m’intima l’ordre du soudan ; je parais, Soliman me prend par la main, et me présentant à son armée :

« Enfans de Mahomet, je dois la vie à ce chrétien, je rends la liberté à tous les Français prisonniers. Je viens d’acquitter ma rançon, me dit-il alors ; mais comment acquitterai-je la dette de mon cœur ! J’essaierai. » Enfin, s’adressant aux grands de sa cour : « Reconnaissez dans ce Français l’ami de votre maître : les grâces qu’il me demandera pour vous seront toutes accordées. »

J’aurais connu le bonheur sans les souvenirs de la patrie. Soliman me proposa d’embrasser le mahométisme, pour faire taire les murmures des zélés, offensés de voir un chrétien tout-puissant à la cour d’un lieutenant du calife ; mais les chrétiens étaient encore malheureux en Asie, et j’aurais confessé d’autres dieux que les dieux du malheur ! J’aurais servi sous une bannière étrangère ! Ah ! périsse l’ingrat qui peut s’armer contre ses frères, ou porter d’autres couleurs que celles de son pays !

Soliman m’en aima davantage. La fidélité au parti vaincu a toujours quelque chose de grand, et la victoire elle-même salue de ses palmes le dévoûment au malheur. Alors, il me pressa plus vivement encore de ne pas le quitter ; il se plaisait à m’entendre ; je l’écoutais avec ravissement : nous parlions de tous les grands intérêts de l’humanité ; sa belle âme s’ouvrait à moi : elle a devancé son siècle. Si le monde devait avoir un maître, et que je pusse lui en donner un, je donnerais le monde à Soliman. Cependant je persistai dans le dessein de me retirer : ma famille m’appelait.

Soliman, lui dis-je, je pars comblé de tes dons, j’en saurai faire un noble usage. Un jour, si tu descends sur la route de Jérusalem, entre dans la maison du vieillard, tu y trouveras des amis, tu n’as peut-être ailleurs que des ennemis ou des rivaux.

Je m’éloignai baigné de ses larmes. Je pouvais retourner dans mon pays ; mais j’ai perdu mon fils, ma famille est dispersée, le fanatisme a détruit tout mon bonheur. Ce fanatisme horrible m’arracha le serment d’exterminer les hommes, mon cœur a fait celui de les secourir ! J’élevai cette vaste maison sur la route des Croisés ; ceux qui volent à la gloire la regardent à peine ; ils passent ; mais les victimes des combats s’arrêtent ; j’accueille leur misère, je console leur infortune, je cherche à faire naître dans leur cœur quelques idées généreuses. Peut-être, à leur retour en Europe, éclairés par mes discours, et surtout par le malheur, ils chercheront à détromper leurs frères, et leur apprendront à ne pas croire aveuglément les paroles d’un clergé insatiable, à ne pas imputer à Dieu les ordres d’extermination que ce clergé fait descendre du ciel, ou plutôt, fait sortir des enfers, pour envahir la terre.

Je me suis mis sur le passage de la superstition pour lui arracher le masque, sur celui du malheur pour le consoler.

Je ne vois dans les sectes que les pays, et dans tous les pays qu’une religion. Les cultes sont divers comme les langages ; mais les uns et les autres expriment des idées communes à tous. Les langages disent les passions et les besoins de l’homme ; les cultes sont la forme de l’hommage et de la prière qu’il adresse au maître du monde. Dieu entend tous les langages et tous les cultes ; et comme tous lui disent la même chose, il fait la même réponse à tous les hommes :

Supportez-vous, aimez-vous ; j’ai mis dans votre amour les uns pour les autres, les secours que vous me demandez.




CHAPITRE XXXI.

Le Vieillard et le Moine.


Le vieillard parlait, les malades écoutaient, Florestan murmurait, le bon moine se démenait dans son lit ; tant de propositions hérétiques l’épouvantaient. Il roule des yeux égarés, grince des dents, et s’écrie :

Ô saint Pierre ! ô saint Paul ! apôtres de celui qui vint apporter le glaive et non la paix, ainsi qu’il le déclara lui-même ! ô saint prophète Samuel, qui découpâtes comme un poulet le roi d’Amalec ! ô saint prophète Élie, qui fîtes égorger dans le torrent de Cison, sans en laisser échapper un, les huit cent cinquante prophètes de Baal ! Ora pro nobis !!!

Délivrez-nous de ce démon d’hérétique, philosophe, déiste et athée, cet ennemi de notre sainte mère Église, cet antechrist, cet excommunié… Fuyons, chrétiens fidèles, fuyons ! la foudre va frapper cette maison abominable, le feu du ciel va la consumer, l’exterminateur va paraître, les anges de Sodôme sont là, je les vois !… Il les voyait. Il voulut s’échapper de son lit, on l’y retint.

Le vieillard, malgré son audace, avait toujours évité d’entrer en conversation théologique avec le moine. Mais ses cris ayant effrayé les chrétiens, l’hérétique crut devoir attaquer son adversaire, espérant le réduire à garder le silence ; le philosophe fut complétement battu, comme on va le voir.

le vieillard.

Vous m’injuriez, mon frère. Avez-vous manqué de secours ? Ai-je violé l’hospitalité envers vous ? Parlez.

le moine.

Jamais les prophètes n’ont daigné disputer avec les Philistins. Ils invoquaient le ciel vengeur, et la lune s’arrêtait sur Gabaon, en plein midi, pour laisser au peuple de Dieu le temps d’exterminer les infidèles. Jérusalem ne pactisait point avec Samarie.

le vieillard.

Savez-vous si je suis dans l’erreur ?

le moine.

Oui, puisque tu ne penses pas comme moi.

le vieillard.

Si mes opinions sont fausses, démontre-le moi ?

le moine.

Tu ne dois point avoir des opinions. Tu dois croire.

le vieillard.

L’Évangile n’est-il pas notre loi ?

le moine.

Oui et non. Non, pris à la lettre ; oui, expliqué par le Saint-Esprit. Je défie ta raison d’y trouver des évêques, des abbés, des cardinaux, des indulgences, le purgatoire, la dîme et l’infaillibilité du Pape ; et pourtant tout cela, c’est-à-dire, le christianisme, y est sans nul doute. L’Évangile n’est pas la loi, mais la loi est dans l’Évangile, et l’Église seule sait l’y voir. Voilà pourquoi tu ne dois pas le lire, et n’en dois savoir que ce que nous t’en disons. Ignores-tu que le Seigneur punit ceux qui levèrent les yeux sur l’Arche, savoir ; les Philistins, en leur faisant sortir les boyaux du fondement ; et les Hébreux, en en faisant mourir cinquante mille soixante-dix, et que si, moyennant des anus d’or[96], il fit rentrer le rectum des Philistins, à aucun prix il ne ressuscita les Israélites trépassés. Tu comprends : la loi était dans le coffre, si les Juifs n’avaient pas été exterminés pour l’avoir regardé, ils auraient, une autre fois, regardé dans le coffre même, ensuite ils auraient regardé dans le livre de la loi. La curiosité des infidèles était moins dangereuse ; et voilà l’explication de cette différence de traitement critiquée par de mauvais raisonneurs.

le vieillard souriant et se familiarisant.

Traite-moi comme un Philistin ; raisonnons. Si le rectum s’échappe, je te donnerai de l’or, et tu me guériras.

le moine.

Je prendrai ton or, et tu guériras si tu peux. Je te donnerai des indulgences en payant, je ferai même un traité avec toi ; mais, indulgences ni traités ne te serviront. L’Église n’est jamais liée avec les philosophes. Pour rompre ou violer un traité, il suffit qu’elle en ait la force. Dieu pourrait-il être obligé d’épargner le démon ? La guerre entre nous est une guerre éternelle. La vérité ne peut souffrir le mensonge.

le vieillard.

C’est-à-dire, elle est le contraire du mensonge. Mais ceux qui la connaissent doivent-ils donc proscrire ceux qui l’ignorent ! La vérité est exclusive de l’erreur, parce qu’elles sont entièrement dissemblables ; les hommes doivent se tolérer, parce qu’ils se ressemblent en tout. D’ailleurs, qu’est-ce que la vérité ? où est-elle ? à quels signes doit-on la reconnaître ? Mais, dis-moi pourquoi vous avez tant de haine contre les philosophes ?

le moine.

Il faut que les paroles de Dieu s’accomplissent. Que deviendrait son Église si vous triomphiez ? Que seraient devenus les Hébreux, battus par les habitans de la terre promise ? Ils en auraient été chassés, et vous nous empêcheriez de dîmer les gerbes du vilain… Il extermina donc tous les naturels du pays ; il s’égorgea lui-même sur les marches de l’autel, quand le grand-prêtre l’ordonna pour la gloire de Dieu, témoin le massacre de la tribu de Benjamin, le massacre de ceux qui prononcèrent mal le mot schibolet ; témoins tant d’autres massacres, dont le récit chatouille si doucement les âmes pieuses. Il fallait tout cela pour assurer la possession de la terre promise à Israël en général ; il le fallait pour tenir Israël dans l’obéissance à Dieu, représenté par la tribu de Lévi.

L’ancien testament est le type, la figure du nouveau. Le sacerdoce a été transporté des Lévites aux prêtres et aux moines. Nous sommes la tribu gouvernante, et vous autres vous êtes les Philistins, ou les Hébreux, qui prononcez mal ; donc nous avons le droit ; que dis-je ? nous sommes obligés en conscience, soit pour obéir à l’Éternel, soit pour conserver le pouvoir et obtenir les biens promis par le divin époux de la mère Église, d’exterminer les infidèles, les hérétiques, les philosophes, c’est-à-dire, tous ceux qui nous refusent l’obéissance, ou, en d’autres termes, qui sont dans l’erreur, par conséquent hors de l’Église, enfin maudits, excommuniés, livrés en proie ; car il est écrit, hors de l’Église point de salut. Qu’as-tu à répondre, scélérat de philosophe ?

le vieillard.

Tu voudrais donc dépeupler la terre ?

le moine.

Je veux la convertir. D’abord il faudrait, j’en conviens, une grande et presque générale extermination. Mais une fois l’épuration du genre humain terminée, on n’aura plus qu’à assommer partiellement ; ce sera l’affaire des tribunaux, et nous avons des juges à la main. Moyennant la confiscation de vos biens, nous ne manquerons ni de délateurs, ni de grandes dames d’une foi vive et sincère, et de mœurs détestables, qui, en couchant avec les grands, les rois et les juges, les porteront à vous faire expédier pour obtenir d’eux vos dépouilles qu’elles garderont, ou dont elles acheteront des carrosses, des colifichets et des terres nobles (a). La confiscation et les tribunaux épurés (b) feront triompher les saines doctrines.

le vieillard.

Que gagnerons-nous à cela ?

le moine.

Nous n’aurons qu’un Dieu, une foi, une loi.

le vieillard.

Il n’y a qu’un Dieu : tous les peuples en conviennent.

le moine.

Chaque peuple a le sien. Le mien est le Dieu fort et jaloux ; le Dieu d’Isaac et de Jacob, qui a fait le monde en six jours et s’est reposé le septième, parce qu’il y a sept étoiles errantes, sept étoiles dans la petite ourse, sept dans les pléiades ; parce que la lune change tous les sept jours, et que le septième est critique dans les maladies. Ce Dieu a trois personnes : le Père, le Fils et l’Esprit, et ces trois ne sont qu’un. Lactance, précepteur du grand Constantin, ne parle que du Père et du Fils, qui ne font qu’un, dit-il, le Père ne pouvant être sans son Fils, ni le Fils sans son Père ; mais l’Esprit fut reconnu au concile de Nicée, et depuis on a déterminé clairement sa nature. Le Fils naquit à Béthléem, des flancs d’une vierge, et cette naissance avait été prédite par les prophètes, soit expressément, si l’on prend les livres sacrés à la lettre, soit allégoriquement, en les considérant comme types ou figures. Origène démontre que, par la graisse des sacrifices, il faut entendre l’âme de Jésus-Christ ; et, par la queue des animaux sacrifiés, la persévérance dans les bonnes œuvres. La fente du rocher dans lequel Dieu plaça Moïse, afin de n’en être pas vu au visage, est Jésus-Christ, au travers duquel on voit Dieu le père par derrière. On a démontré aussi que le drap rouge mis à la fenêtre par la prostituée de Jéricho, signifie le sang de Jésus répandu pour nos péchés ; que Moïse, levant les mains au ciel, est la croix ; et Joseph, vendu par ses frères, est Jésus-Christ lui-même[98].

Un israélite l’interrompit. — Ce chrétien, dit-il, est un blasphémateur. Je sais bien mieux que lui ce que c’est que le Dieu d’Isaac et de Jacob, car je suis un enfant des patriarches : il est fort et jaloux, mais il n’a point d’enfant ; il n’y a pas un Esprit, procédant du Fils et du Père : autant vaudrait dire qu’il est leur enfant ; mais il est bien vrai que Dieu a donné la terre, non pas à l’Église, mais à Israël ; qu’il a défendu de manger du lièvre et du lapin, et a ordonné d’exterminer tous ceux qui en mangent.

Dieu, ajouta un Indien, je ne sais pas trop ce que c’est ; mais je sais bien certainement qu’il y a trois dieux : le plus grand s’appelle Vistnou, lequel s’est transformé en chien, en tortue, en cochon ; il a seize mille femmes : sa femme chérie est occupée à lui gratter la tête ; une autre lui frotte la plante des pieds. Il y a parmi nous des hérétiques, comme vous dites, qui élèvent Brama au-dessus de lui ; mais quand nous sommes les plus forts nous les tuons, et ils nous le rendent quand ils le peuvent.

Dieu, dit un Sarrazin, est tel que Mahomet nous le fait connaître ; il tient l’être de lui-même ; il n’engendre point et n’est point engendré. Gabriel apporta du ciel l’Alcoran feuille à feuille ; il soumit les infidèles[99] à nous payer le tribut, mais il ordonna de massacrer les hérétiques, et particulièrement les Persans[100].

Vous êtes tous différens, s’écria le vieillard, sur l’histoire de Dieu ; cependant vous vous accordez tous sur un point. Il a, prétendez-vous, ordonné le massacre des hérétiques : qui vous l’a dit ? — À cette question, mille voix répondirent tout-à-coup :

le mahométan.

Les Imans, le Muphti.

l’indien.

Les Bonzes, les Faquirs.

l’israélite.

Les Rabins.

florestan.

Les Prêtres et les Moines.

le moine.

Le vicaire de Jésus-Christ, et l’épouse du doux Sauveur, notre sainte-mère Église.

le vieillard.

Et qui le leur a dit, à eux ?

Cri général.

Dieu !

le vieillard.

Et qui vous a dit que Dieu le leur a dit ?

Cri général.

Les Prêtres !

Le vieillard, un peu déconcerté, se tut, et laissa couler quelques larmes. Le moine, triomphant, se leva debout sur son lit et s’écria :

« Quel triomphe pour l’Église catholique et militante ! Ses dogmes sont adoptés par toutes les nations de la terre ; toutes rendent témoignage de la divinité de la foi. En effet, qu’est-ce que la vérité, sinon, une chose tellement certaine que tous les peuples en conviennent ? Il y a deux choses incontestablement vraies sur la terre comme au ciel : Il est jour, partout où frappent les rayons du soleil ; l’autre vérité est une vérité morale, révélée, attestée par les acclamations générales des peuples qu’elle doit effacer un jour de dessus la terre ; (ce qui est à considérer, car, est-il rien de plus démonstratif de la justice d’un arrêt, que l’aveu du criminel qui a la tête dans la corde ou les pieds sur le bûcher ?) cette vérité, pour la manifestation de laquelle le divin Agneau est mort sous Ponce-Pilate, est celle-ci… Écoutez, Chrétiens, mes frères ! écoutez, race du diable, Sarrazins, Brames, Juifs maudits, vous tous, Gentils, livrés en proie ; et toi, qui es le diable même, scélérat de philosophe ! cette vérité, c’est : « Dieu ordonne de vous exterminer, d’exterminer les païens, les idolâtres, les hérétiques, les schismatiques, les athées, les déistes, les philosophes ; en un mot, toutes les nations qui ne sont pas chrétiennes, et parmi les nations chrétiennes, tous les hommes qui, commençant par raisonner, finiraient par ne pas payer la dîme. » Je dis que tous les peuples conviennent de la vérité de l’ordre divin d’extermination ; je dis que, vous tous, criminels condamnés aux flammes du bûcher et de l’enfer, aux tortures des bourreaux et du démon, vous convenez de la justice de votre arrêt, car vous avouez que Dieu veut l’extirpation des hérétiques, c’est-à-dire de ceux qui ne croient pas ce qu’il veut qu’on croie ; or, ce qu’il veut que l’on croie, c’est précisément ce que nous autres moines, abbés, évêques, diacres, docteurs en théologie, en droit canon, directeurs de consciences, Pères et Frères composant la sainte-mère Église, avons décidé qu’il fallait croire ; nous avons le droit de lier et de délier ; c’est pourquoi nous vous lierons sur le bûcher dès que nous serons assez puissans ; nous ferons descendre le feu du ciel, pour consumer vos corps, et nous enverrons vos âmes rôtir au feu d’enfer. L’Église est l’organe du ciel, et les sociétés religieuses qui lui sont opposées sont les trompettes du mensonge. »

Tu mens, s’écrièrent les malades, ou tu es dans l’erreur ! — Vous êtes dans l’erreur et vous mentez ! riposta vivement le bon moine : vous êtes dans l’erreur, car l’Église le dit ; vous mentez, car vous êtes les enfans du démon. La preuve que Dieu ne vous a pas parlé, c’est que vous tronquez ses paroles. Il veut, dites-vous, l’extermination des hérétiques, et non pas des infidèles ; l’Éternel peut-il transiger avec l’ange des ténèbres ! Vous le faites transiger, donc vous croyez et pratiquez ce qu’il ne faut ni croire ni mettre en pratique ; vous êtes donc dans l’erreur, par conséquent maudits ; donc, vous devez être extirpés, demandez à cet enfant de Jacob.

Il est vrai, répondit l’Hébreu ; l’ordre de Jehovah est de tout passer au fil de l’épée ; ou bien, selon l’occasion, d’exterminer, en sciant les infidèles et les hérétiques avec des scies de fer ; en les découpant avec la hache, avec la herse ; en les brûlant dans des fours à cuire les briques (c).

Eh bien ! interrompit le moine tout radieux, nous sommes venus dans la Palestine, nous, nouveau peuple de Dieu, pour exécuter, contre son ancien peuple, les lois qui lui furent données ; nous sommes venus pour te scier, te découper, te faire cuire dans les fours à briques, toi, ta femme, tes enfans, ton père et ta mère, et ton bœuf et ton âne, et ton serviteur et ta servante, et le lévite qui est dans tes portes, et toute la race maudite d’Isaac et de Jacob ; nous vous avons déjà, en beaucoup d’endroits, sciés, découpés, et cuits, nous continuerons de la même manière, et ne nous reposerons, nous et nos neveux, qu’après avoir scié, découpé ou cuit tous les peuples qui nous refuseront la dîme et les offrandes, l’obéissance et le respect ; afin que, par la soumission des uns et l’extirpation des autres, se vérifie, à l’égard de l’Église, la prophétie de saint Jérémie, de lamentable mémoire : Je t’ai établi sur les nations et les royaumes (d), afin que tu arraches et démolisses ; que tu ruines et détruises, que tu bâtisses et que tu plantes. Pour planter nos bannières, et bâtir nos monastères, dans vos royaumes, nous arracherons, nous démolirons, nous détruirons tout ce qui nous déplaira, nous incommodera, nous résistera ; et cette sainte démolition et destruction durera jusqu’à la fin des siècles, ad majorem Dei gloriam, comme de raison, et jusqu’à ce que son règne advienne.

Ici le saint homme oubliant, dans la joie de son cœur, ses douleurs et sa misère, voulut chanter un alleluia, et faire un saut d’allégresse ; mais il retomba lourdement sur son lit, en poussant des cris déchirans. Il y eut bientôt, dans toute la salle, des pleurs et des grincemens de dents. Les paroles du moine avaient irrité les infidèles ; les malades qui en eurent la force (les autres se contentèrent de vomir des injures), se levèrent de leurs lits, nus, en chemise, entortillés dans les draps, et se jetèrent sur le moine, dont la grande âme et le faible corps firent également tête à l’orage ; l’une, en inspirant au théologien les plus sublimes imprécations contre les ennemis de la foi orthodoxe ; l’autre, en recevant, sans en être fracturé, tous les coups dont les Sarrazins l’accablaient : il était là, invectivant contre les hérésies et les hérétiques, et couvert de meubles jetés sur lui, comme ce géant de la fable, dont la bouche terrible lance des flammes à travers les montagnes qui pèsent sur son vaste corps ; ou bien, comme le sage d’Horace, bravant dans la voie de la sagesse la chute de l’univers ; ou bien encore, comme le bienheureux saint Denis, prêchant la vérité à ses bourreaux du haut de la potence. Cette comparaison me paraît plus théologique, et je la préfère aux deux premières, quoique ces deux premières ne soient pas sans mérite.

Le moine fut vengé ; ses ennemis ne pouvant plus frapper son corps, protégé par les meubles, tournèrent leurs armes contre eux-mêmes, et ce fut une bénédiction du ciel de voir les enfans d’Israël, de Mahomet, de Mithra, se battre avec une rage toujours croissante ; sans le vieillard il y aurait eu extermination. Malheureusement il était là pour sauver les enfans du diable, comme Cadmus ceux du dragon. Il prit la parole.


fin du deuxième volume.

LE MOINE
ET LE PHILOSOPHE,
ou
LA CROISADE ET LE BON VIEUX TEMPS.
ouvrage critique et philosophique.
PAR RICARD SAINT-HILAIRE.
TOME III.
PARIS,
AU CABINET LITTÉRAIRE DE LE ROI,
Rue de Richelieu, No 52, passage Beaujolois ;
et à Lyon chez MANEL fils, libraire.

1820


CHAPITRE XXXII.

Les opinions du Vieillard.


Insensés ! dit le vieillard à ses malades, après avoir fait séparer les combattans, insensés, vous attribuez toujours à Dieu ce qu’il ne veut ni ne peut vouloir. S’il avait donné l’ordre d’exterminer ceux qui sont dans l’erreur, chaque peuple se croirait le droit de détruire tous les autres ; et s’il ne l’avait donné qu’à un seul, il l’aurait constitué le bourreau de l’espèce humaine. Dieu serait donc, non pas créateur, mais destructeur. Dieu créa, Dieu conserve ; s’il a permis la mort de l’être créé, c’est parce que tout ce qui prend un commencement doit avoir une fin. Lorsque l’homme sort de la vie par l’effet des lois générales, les desseins de Dieu s’accomplissent ; quand on lui arrache la vie, on les viole. La plupart des nations ont admis l’existence d’un être immortel, auteur du mal, mais elles ne l’ont point appelé Dieu. Les Indiens le nomment Routrem, éternellement en guerre avec Brama : les chrétiens l’appellent Satan, toujours occupé de sinistres projets. Si deux voix descendant de la nue frappaient à la fois votre oreille, et que l’une vous dît : aimez-vous les uns les autres, soyez clémens et miséricordieux, tandis que l’autre vous crierait : tuez, exterminez tout ce qui ne pense point comme vous ; massacrez tout ce qui ignore ma nature, parce qu’il ne m’a pas plu de la faire connaître : auquel des deux principes attribueriez-vous l’ordre d’exterminer ou la recommandation de secourir les malheureux, et de pardonner à vos ennemis ? Sans doute vous reconnaîtriez l’un et l’autre aux discours qui seraient en rapport avec sa nature. Donc l’ordre de faire du mal n’a pas été donné par Dieu, mais par Routrem, l’ange des ténèbres, le démon, en un mot par le mauvais principe.

En voulant plaire à Dieu vous l’offensez, vous servez la rage de son ennemi et du vôtre ; ce que vous faites pour éviter les feux de l’enfer, vous y conduit.

Mais, direz-vous, il ordonne tantôt d’être clément, et tantôt implacable, indulgent ou cruel ? Je vous répondrai : il est hors des choses possibles qu’une intelligence parfaite ne soit pas toujours d’accord avec elle-même ; elle ne peut avoir deux volontés ; elle ne peut proposer des récompenses à la vertu et punir pour ne pas avoir commis le crime. L’homme est le jouet des passions contraires ; sa pensée se modifie comme sa manière d’être ; il est enfant, homme, vieillard, il naît, s’accroît, et meurt ; son corps changeant, ses idées, ses penchans doivent changer aussi ; l’expérience du bien et du mal lui est nécessaire pour former sa raison et son cœur ; mais Dieu sans passions ne peut jamais être différent de ce qu’il est, sa perfection est dans sa stabilité ; s’il n’est pas immuable, il n’est pas immortel ; il a commencé, il doit finir, il n’est pas Dieu. Faites-le bon ou méchant, mais ne le faites pas l’un et l’autre. L’homme change d’heure en heure, de moment en moment, mais n’est point à la fois vertueux et vicieux ; vous feriez donc du Créateur un être plus imparfait que la créature ? Bon, il sera le meilleur des êtres ; méchant, il en sera le plus cruel. S’il est bon, il n’a point donné ces ordres de proscription et d’extermination ; s’il est méchant, il les a donnés. Mais alors, ce n’est pas là ce Dieu dont vous me parlez, et dont tout l’univers atteste la puissance et la miséricorde, ce Dieu qui vous a dit :

À vous, juifs et chrétiens : « Aimez votre prochain comme vous-même. »

À vous, chrétiens : « Aimez-vous les uns les autres ; pardonnez afin que je vous pardonne. »

À vous, enfans de Mahomet : « Recherchez qui vous chasse, donnez à qui vous ôte, pardonnez à qui vous offense, faites du bien à tous. »

À toi, que l’Inde a vu naître : « Jour et nuit pense à faire du bien ; la vie est courte. Si, devant servir ton prochain, tu attends à demain, fais pénitence[103]. »

Puisqu’il vous a tenu ce langage, il n’a pu vous tenir un langage contraire. Comment pourriez-vous lui obéir ? Votre obéissance aux ordres donnés par sa bonté serait une résistance à ses volontés malfaisantes. Dans tous les cas, votre soumission serait révolte ; et ce Dieu, loin d’être bon et méchant à la fois, serait toujours méchant ; car sa prétendue bonté serait un piége ; tant il est vrai qu’il n’est pas possible qu’il soit jamais différent de lui-même, et que, s’il est, dans un seul cas, le Dieu de miséricorde, il soit jamais le Dieu de la haine et du mal.

Ce raisonnement porte la conviction dans vos âmes ; et cependant votre esprit façonné par les méchans ou les fourbes, l’habitude des ténèbres qui fait que vous êtes d’abord plus éblouis qu’éclairés par une lumière subite trop éclatante pour vos faibles yeux, continuent, peut-être, à vous représenter la divinité sous des formes indignes d’elle ; et ne pouvant rien trouver dans la raison humaine pour démentir la vérité que je vous dévoile, vous allez invoquer le surnaturel pour outrager la nature, et Dieu même pour calomnier Dieu. Vous me direz : l’Éternel est trop au-dessus de nous pour que nous puissions le concevoir ; nous ne pouvons savoir de lui que ce qu’il en a dit lui-même ; dans la révélation, seulement, nous trouverons ce qu’il doit être en voyant ce qu’il est. Je m’attendais à cette réponse, j’en connais la force, et je l’avoue. Loin de la repousser, j’invoque cette révélation divine ; j’y cherche son auteur, et je l’y découvre ; je veux vous apprendre à l’y voir comme moi.

Oui, mes amis, Dieu s’est révélé. Il vous a parlé, il vous parle.

Il s’est manifesté par ses œuvres. La terre et le ciel le racontent. Il s’est révélé d’une manière plus intime encore. La conscience et la raison, abandonnées à elles-mêmes, sont ses véritables interprètes. Nous trouvons tous dans notre cœur ce qu’il est, ou du moins ce qu’il veut être à nos yeux. Ses ordres y sont écrits de sa propre main ; car, lui seul nous ayant créés, lui seul a pu les y tracer.

Cette révélation a été faite à Moïse, à Zoroastre, à Brama, à Jésus, à Mahomet ; hommes ou dieux, sages ou prophètes, quelque qualité qu’on leur accorde, Dieu s’est exprimé par leur bouche, mais ils ne peuvent vous apprendre de lui que ce qu’il vous en dit à vous-mêmes.

Il ne peut y avoir deux révélations : une faite seulement à des êtres privilégiés, et l’autre à l’humanité toute entière, et se contredisant ; Dieu serait absurde : comment pourrait-il exiger de l’homme la soumission à des ordres donnés en son nom, et contraires à ses volontés, expliquées par lui-même ? L’obéissance à l’interprète ne serait-elle pas alors un sacrilége ? Dieu pourrait-il, en effet, récompenser comme obéissance une insigne rébellion ? Cette conduite, à peine concevable dans un homme en démence, serait-elle le signe auquel je reconnaîtrais le maître du monde ? Si la révélation particulière est plus étendue que la révélation générale, et ne la contredit pas, il est possible qu’elle soit la vérité ; mais à quoi reconnaîtrais-je la divinité des paroles que l’Éternel ne m’a pas fait entendre à moi-même ? Pouvez-vous concevoir ce Dieu souverainement bon, vous cachant quelque chose qu’il vous fût utile de savoir ; et enfin, s’il lui a plû de le dire à tout autre qu’à vous, n’a-t-il pas déclaré par-là qu’il vous dispensait d’y croire, puisqu’il trouvait convenable de ne pas vous le dire ?

Ainsi, mes amis, ou faites de Dieu un être absurde, bizarre, cruel et perfide, c’est-à-dire, ne croyez plus à Dieu, ou convenez qu’il n’y a qu’une révélation, ou tout au moins une, à laquelle vous soyez obligés de vous soumettre, et à celle-là vous vous soumettez sans effort, car, elle est toute dans votre intérêt, dans l’intérêt de la création entière ; sa justice, sa nécessité, prouvent sa vérité, et le tout ensemble, sa Divinité.

Donc, si vous trouvez dans votre âme la preuve que votre père céleste est juste, bon, miséricordieux, rejetez, comme des calomnies dirigées contre lui, tout ce qu’on veut vous persuader de contraire. Fidèles à la voix de votre conscience, cette religion du Ciel, base de tous les cultes ; marchez chacun de votre côté sur les traces de vos législateurs, et croyez qu’ils n’ont jamais donné les ordres criminels qu’on leur attribue. Non, Jésus, Zoroastre, Brama, n’ont point commandé la haine et l’extermination. Dans les livres chrétiens, on trouve un ou deux passages dont les méchans arment leurs passions ambitieuses ; mais ces passages, expliqués ou repoussés par la vie entière de Jésus et par le corps de sa doctrine, ne disent pas ce qu’on leur fait dire, ou ne sont pas de lui ; s’ils avaient la signification supposée, ils seraient en contradiction avec tout le reste ; et, comme il ne peut y avoir rien de contradictoire dans une œuvre divine, il faudrait donc rayer l’un ou l’autre comme mensonger. Mais tout le monde convient de la bonté du fils de Marie ; ses commentateurs les plus absurdes, ses prêtres les plus ignorans, ne consentiraient point à laisser disparaître ces discours touchans, ces leçons si souvent répétées où elle se peint dans toute son étendue. Hommes religieux, ou fanatiques ; philosophes, ou prêtres ; amis, et ennemis : puisque nous sommes tous d’accord sur ce point, il faut donc expliquer les passages des livres chrétiens, contraires en apparence aux idées générales sur les vertus de notre maître à tous, de manière qu’elles en soient une preuve nouvelle[104] ou bien les rayer de ces livres déshonorés par d’indignes intercalations.

Les livres hébreux présentent moins de difficultés encore. Il faut distinguer, entre la loi donnée au peuple, dans le désert, et les prétendus ordres de Dieu, dictés par de prétendus prophètes : ces hommes passionnés s’expriment toujours dans l’intérêt d’une faction ; chaque faction a ses prophètes ; ils sont déclarés véritablement ou faussement inspirés, selon que la faction tombe ou s’élève : Dieu est enchaîné au char de la victoire.

La plupart des inspirés sont des agens des grands-prêtres, ils font égorger une tribu par une autre, dans l’intérêt de la théocratie. Les grands-prêtres eux-mêmes sont quelquefois prophètes.

Ces barbares, armés de l’encensoir, gouvernent ainsi par la terreur et l’assassinat ; la preuve de leurs fourberies sacriléges est dans leurs livres mêmes.

Quoi ! le Dieu vivant conduit les Hébreux, il leur parle, ils l’entendent ; il change à tout moment l’ordre de la nature, il ouvre les vagues de la mer Rouge, arrête le soleil, fait croître leurs habits, sème la manne sur leurs pas, ils assistent pour ainsi dire à ses conseils, et ils l’abjurent et le renient ! Ils adorent des dieux de bois et de pierre ! ils invoquent la matière inerte, façonnée par leurs mains !

Non ! leurs annales le prouvent, Dieu n’était avec eux que comme il est partout ; il ne faisait ni tomber la manne, ni croître leurs vêtemens. La rébellion d’Israël, rébellion toujours punie par des massacres, atteste son incrédulité, et son incrédulité démontre la fraude ; car, il ne peut y avoir des incrédules, quand il s’agit de croire à des événemens, non racontés, mais vus, et vus pendant toute la vie.

Une preuve plus forte paraît impossible, cependant elle existe ; les prêtres nous l’ont laissée, ils nous ont dit quel était ce dieu terrible, repoussé par le peuple ; ils nous l’ont dit, et je vais vous l’apprendre : Ce dieu vengeur, exterminateur et sans pitié, ce dieu des prêtres : c’était les prêtres eux-mêmes.

Israël, s’écrie-t-il, je ne veux plus du joug des Lévites, les Lévites écrivent, Israël a dit : Je ne veux plus de mon Dieu. A-t-il fait choix d’un maître moins barbare, ils écrivent : Il a renié son Dieu. Ce maître est-il le chef d’une nation étrangère ; ils ajoutent : il s’est prosterné devant les dieux étrangers[105].

Les Lévites traduisaient le mot prêtres par celui de Dieu : mettons celui de prêtres à la place de celui de Dieu, nous restituons la vérité.

Il était défendu de regarder dans l’arche, parce que l’arche était vide, ou ne contenait que le sceptre et le poignard du pontife.

Donc les ordres de haine et d’extermination, les crimes imputés à l’Éternel dans les Annales hébraïques, sont les ordres et les crimes des prêtres.

Vous pouvez y suivre le développement de cette vérité. Vainement on s’efforcera de fasciner nos regards, nous y verrons. La flamme est sensible, même entourée de masses de fumée. Un léger souffle des vents vient-il à les entrouvrir, la flamme éclate, s’élance, embrâse ce qui l’entoure, et la fumée elle-même est lumière.

Jacob lutte avec Dieu, et reçoit le nom d’Israël à cause de sa victoire sur l’Éternel.

Dieu conduisant Israël au désert, ne peut vaincre les habitans des montagnes.

L’être qui n’est pas tout-puissant, n’est pas Dieu. Donc, Dieu n’a pas lutté avec Jacob ; Dieu n’a pas été battu par les montagnards. Donc, une fausseté n’est pas une vérité, parce qu’elle est écrite dans les livres des Lévites.

Ces faussaires étaient les chefs des juifs, et par conséquent les successeurs de Jacob, et la lutte de ce patriarche avec Dieu, est là pour vous insinuer que les prêtres sont, tout au moins, égaux à la Divinité.

Ils ont été battus ; ils disent que Dieu n’a pu vaincre.

De l’histoire générale du peuple, passons à l’histoire personnelle des Lévites et des Prophètes.

Un prêtre a-t-il vu sa concubine violée par des Benjamites, Dieu ordonne d’exterminer la tribu de Benjamin.

Osée le prophète a-t-il envie d’une femme publique, Dieu lui ordonne de coucher avec elle.

Dégoûté de sa prostituée, désire-t-il la femme du voisin, Dieu lui ordonne de prendre la femme du voisin ; et savez-vous pourquoi ? pour prouver à Israël qu’il ne faut pas violer la loi de Dieu, laquelle porte expressément : tu ne commettras point d’adultère.

Les prêtres deviennent-ils fous ? le peuple n’en doit rien savoir. Leurs folies sont ordonnées par l’Éternel, et la démence est un état d’inspiration[106].

Ces temps sont prêts à renaître. Il ne reste plus qu’à renverser quelques faibles cloisons ; allons, nouveau peuple de Dieu, renversez-les ; renversez ces portes impies, renversez les portes des petites maisons, mettez les prophètes en liberté ; qu’ils sortent ; qu’ils viennent tout nus, couverts de cordes, de bâts d’ânes, ou des cornes sur la tête ; qu’ils viennent braver les mœurs publiques, se vautrer dans la fange, courir devant les tombereaux et hurler leurs fureurs !… C’est le moment d’offrir encore au monde le spectacle de tout le judaïsme ; il n’y manque que les prophètes, car nous avons les miracles, car Dieu marche au milieu de nous, car ses prêtres, gorgés de sang, demandent toujours, en son nom, le massacre et l’extermination[107].

Vous reste-t-il quelque doute sur cette continuelle substitution des prêtres à Dieu ? Souvenez-vous de cette vérité, qui vous sera toujours plus certaine, plus vous y réfléchirez.

Dieu n’ordonne ni ne peut ordonner le crime.

Qu’on ne dise pas, que ce qui nous paraît l’être ne l’est pas pour lui. Il me donnerait le droit de le juger s’il descendait jusqu’à moi. Armerait-il la main d’un homme pour lui faire commettre un assassinat, il serait coupable de complicité ; Dieu serait donc criminel… Oui ! un crime serait crime, quand Dieu même en serait l’auteur ; mais cela ne peut être.

Dieu tomberait du trône de l’univers, du moment où il cesserait d’être moral et juste.

J’ai insisté sur ces fraudes indignes. On les donne pour antécédens au christianisme ; on appuie la plus divine religion sur un échafaudage de forfaits ; on veut nous rendre juifs sous le nom de disciples du Christ. Savez-vous pourquoi ? parce que les prêtres juifs étaient les maîtres de la nation, et que les prêtres chrétiens, en invoquant les fraudes et les crimes de leurs prédécesseurs, espèrent se rendre nos maîtres.

Oseriez-vous traiter ces discours d’impies ?… Je défends la Divinité outragée ; vous, vous calomnieriez sa justice… Lequel serait l’impie de vous ou de moi ?…

Vos prêtres et vos prophètes ne me feront pas voir l’Éternel autre qu’il n’est ; permettez-moi de croire que ses interprètes furent ce qu’ils devaient être. Répondez-moi : ces crimes abominables, ces basses folies, n’ont été par eux ni commandés, ni exécutés. Des faussaires les leur attribuèrent ; nous serons d’accord : je repousse comme indigne d’eux ce qui les avilit et les dégrade. J’accepte d’eux tout ce qui les honore.

Ainsi j’accepte, comme vous, la loi dictée à Moïse sur le mont Sinaï. Je monte avec lui sur la montagne sacrée. Une voix l’appelle ; les flammes ondoyantes frappent mes yeux. Je sais comment on peut embrâser une forêt et grossir sa voix derrière un buisson ; je cherche des yeux la main incendiaire, mon oreille cherche à deviner cette voix. La voix reprend, et s’écrie :

Je suis l’Éternel ton Dieu.

Ces grands mots ne m’imposent pas, j’observe Moïse ; mais enfin la voix s’écrie :

« Aimez votre père et votre mère ; respectez votre prochain dans sa personne, dans ses biens, dans sa réputation… »

Mon doute cesse, l’éclair luit, le tonnerre gronde ; mais j’ai reconnu Dieu plutôt à sa morale qu’à son tonnerre.

Mais pourquoi suis-je obligé de combattre les livres juifs ? y a-t-il encore un peuple juif ? ses bannières sanglantes flottent-elles autour de Raba ou de Benjamin ? Jahel médite-t-elle l’assassinat de son hôte, dormant sur la foi de leur vieille amitié ? le temple est-il debout ? et le grand-prêtre a-t-il fait sortir du sanctuaire le commandement de la perfidie et du crime ? Je regarde, et je ne vois partout que des misérables errans sur la terre, sans patrie, sans rois, sans protecteurs ; abandonnés aux caprices des nations, aux glaives, aux bûchers, aux tortures ; détestés et méprisés, hors de la loi commune, immondes pour tous les hommes, comme l’animal qu’ils flétrirent de ce nom ; partout victimes du fanatisme, dont ils aiguisèrent les poignards. Voyez le fruit qui leur est revenu de leurs maximes homicides. On les frappe de leurs propres armes, on les poursuit sans pitié : tel, dont les cris d’angoisse d’un animal suspendraient la colère, s’anime au carnage en déchirant les entrailles d’un juif.

Je frémis en traçant ce tableau ; mais j’y reconnais l’expression toujours nouvelle de la colère divine excitée par les crimes commis, au nom du ciel, par ce peuple de lâches et de brigands. Il était dans l’ordre des choses divines et humaines que celui qui prêcherait le meurtre et l’extermination fût exterminé ; cela devait être, ou l’univers était sans Dieu, ou son Dieu sans justice. Mais Israël est proscrit et désarmé. Couché sur les marches de l’autel, entre les mains des sacrificateurs, il y demande la vie ; la vie, qu’il n’accorda jamais aux vaincus, qu’il ne devrait pas obtenir si ses lois étaient vos lois, que vous devez lui laisser pourtant ; car, ô peuples de l’Europe ! ô prêtres de la loi nouvelle, vous vous conduisez en juifs, et vous êtes chrétiens !…

Vous êtes chrétiens, et je le suis ; je le suis bien mieux que vous, peut-être. Je le suis par le hasard de la naissance, par ma détermination, par l’entraînement de mon cœur.

J’ai examiné toutes les sectes, comparé tous les cultes ; la loi des chrétiens m’a paru la plus pure : elle s’approche le plus de la raison humaine, ou plutôt c’est elle, mais élevée, mais agrandie ; fortifiée par une cause divine : c’est la raison, dépouillée d’erreur, hors des passions et d’un monde vain : c’est la Divinité demandant à s’unir à l’homme, autant que cette union est possible, et restituant à la nature humaine toute la perfection où elle peut atteindre.

Révolté des discours des théologiens, j’ai cherché dans les livres des apôtres le Christianisme et son auteur. Je me suis dit : si le sort m’eût fait son contemporain, et qu’on m’eût proposé de me mettre au nombre de ses disciples, n’aurais-je pas demandé à le connaître ? Il s’annonce par des miracles, m’aurait-on répondu : le paralytique le voit et marche ; le malade l’implore, il est guéri ; le Lazare sort de la tombe… Ces miracles m’auraient étonné ; peut-être aurais-je refusé d’y croire ; peut-être, en y croyant, n’aurais-je point quitté mes dieux. Les miens aussi, aurais-je pu répondre, ont opéré des prodiges. Les monumens les attestent : ils changèrent, embellirent la nature ; et chaque pas que je fais sur la terre me prouve leur toute-puissance. Les eaux, les vents, les animaux, les plantes, et les rochers même ; ces rochers, sans organes, et qui me redisent pourtant la voix de tous les êtres, me rappellent tous un miracle, et non-seulement le rappellent à ma pensée, mais beaucoup le répètent à mes yeux[108], mais si l’on eût ajouté : Ce législateur, ce sage, ce prophète, ce fils de Dieu, dit aux hommes : Je suis venu apporter le glaive et non la paix, diviser les familles, commander le massacre de ceux qui ne voudront pas venir avec moi. Je me serais écrié : Tu pourras me faire tuer, mais non pas faire que je te suive ! Eh quoi ! m’eût répliqué le disciple fidèle, ne voyez-vous pas la calomnie ? N’en croyez que lui seul. Vous vouliez le connaître, venez, il endoctrine le peuple… Le voilà ; écoutez et prononcez.

Je ne l’ai pas vu, je n’ai pu l’entendre, mais j’ai lu et je prononce.

J’ai sincèrement étudié les diverses religions ; j’ai cherché leur divinité en elles-mêmes. L’univers, considéré, non-seulement dans son immensité, mais encore dans la plus petite de ses parties, m’a prouvé son sublime auteur. Je l’ai reconnu dans les lois immuables prescrites à la multitude des mondes jetés dans l’espace, et dans celles données à chaque être en particulier. Je l’ai reconnu dans le génie de l’homme et dans l’instinct des animaux. Tout m’étonne, mais tout me pénètre d’admiration et d’amour : les moyens me sont cachés, mais le but est incontestable, la conservation et l’ordre. Ainsi, l’univers et ses parties me prouvent et m’expliquent l’Être-Suprême.

Ce que j’ai deviné en voyant ce grand spectacle, ce que j’ai lu sur le front des étoiles comme dans le calice des fleurs, sur les vagues des mers comme au fond des vallées, tous les hommes ont pu le voir. S’ils ne l’ont pas fait, c’est inattention, c’est préoccupation d’un esprit égaré par des passions ou des préjugés ; et la preuve, c’est qu’ils le voient dès qu’on leur apprend à voir.

J’ai vu un Dieu créateur, parce qu’il y a une œuvre ; un Dieu conservateur, parce qu’il a mis dans tous les êtres les moyens de conservation. J’ai vu un Dieu bienfaisant, parce que la création est un immense bienfait ; mais ce que j’ai vu plus clairement encore, c’est que Dieu avait cessé de produire tout-à-coup. Une fois son ouvrage sorti de sa pensée, il s’arrêta et s’interdit à lui-même un nouveau travail, ou plutôt il était dans la nature d’un être parfait de ne pouvoir produire en divers temps.

Sachant tout, prévoyant tout, ne pouvant ni oublier ni apprendre, il ne peut ni changer de dessein, ni tâtonner, ni cesser de vouloir, ni ajouter à sa volonté. Aussi l’univers est toujours ce qu’il fut, et la succession des siècles et des âges n’a vu ni une planète dévier de sa marche, ni une espèce d’animal perdre son caractère, ni une autre espèce venir au jour. Que dis-je ! pas même un brin d’herbe nouveau se placer sur la terre.

Tout fut donc à la fois achevé dans l’univers physique ; et, si je puis le dire ainsi, tout dût l’être dans l’univers moral ; tout le fut en effet ; autrement les animaux auraient été privilégiés sur l’homme. Leur instinct fut complet dès le premier moment, et l’homme n’aurait pas reçu d’abord toute la raison qu’il devait avoir ! Son histoire, et les monumens de son génie qui, comme le berceau du premier homme, se perdent dans la nuit des temps, prouvent le contraire. Il y eut des époques où il ne savait pas autant, parce qu’il n’avait pas autant observé ; mais il avait la même aptitude à savoir. Puis donc, que cet univers, toujours le même, m’a révélé Dieu ; il a dû, aux premiers âges du monde, le révéler aux premiers hommes, et Dieu n’ayant plus rien ajouté ni à l’univers, ni à nous, l’univers n’a pu jamais nous donner, et jamais nous n’avons pu prendre, ni de lui, ni de son auteur, des idées nouvelles.

Il résulte de là que Dieu s’est fait connaître dès les premiers jours par ses ouvrages, par la raison de l’homme, autant qu’il est entré dans ses desseins de le faire ; et que, depuis ce premier moment, la création n’ayant point changé, ni notre raison, cette révélation n’a pu changer. Dieu se montre à nous tel qu’il se montrait dans les premiers jours ; prétendre le contraire, c’est le plier aux misères humaines, c’est ôter à ses desseins toute idée de grandeur et de stabilité.

La véritable religion, qui n’est que la morale unie à la connaissance d’un Dieu, date donc du moment où l’homme eut une famille. Nos passions et nos faiblesses ne nous ont pas souvent permis à tous de la connaître dans toute sa pureté ; d’ailleurs, il est, presque toujours, de faux docteurs intéressés à nous cacher la lumière en se mettant entre nous et le ciel. Mais aussi, à plusieurs époques, d’autres hommes allumèrent le flambeau dans les ténèbres ; ils nous montrèrent cette religion sainte, dont nos cœurs nous attestèrent la vérité.

Celui de ces hommes qui sera le plus d’accord avec la voix intérieure qui parle à ma conscience et à mon cœur, se sera le plus approché de la vérité que je cherche.

Ainsi, j’ai parcouru tous les âges et tous les climats, j’ai écouté les sages et les législateurs.

Tout ce qui n’a pas été d’accord avec mon cœur, et qui s’est trouvé en opposition avec ma raison, je l’ai rejeté comme faux, et sans hésiter. Je n’ai pas dit au-dessus de ma raison parce que, nécessairement bornée comme ma nature, elle ne peut m’expliquer tout ce qui est. J’ai jugé de son ignorance en l’interrogeant sur moi-même ; elle n’a pu me dire ni comment j’existe, ni me dévoiler le secret ressort qui me fait mouvoir. J’ai donc admis tel dogme que ma raison ni mon esprit n’ont pas conçu, si mon cœur me l’a démontré, l’a accepté, et s’il n’a pas été une création intermédiaire ; car, je le répète, je ne reconnais point de création successive en morale, pas plus que dans le monde matériel : tout fut complet dès le premier jour.

Ainsi, par exemple, il est des dogmes primitifs que la raison ne peut comprendre ; mais le cœur les accueille et les chérit, parce qu’il trouve en eux un appui, une espérance, une consolation. Leur nécessité prouve leur vérité ; le consentement de tous les hommes, leur céleste origine : telles sont l’immortalité de l’âme et les récompenses après la vie.

Tous ceux qui nous les révélèrent furent inspirés du ciel : Brama, Numa, Mahomet.

Quant à la morale qui en découle, elle est divine ; et c’est parce qu’il en découle une morale divine que ces dogmes sont vrais.

Au contraire de ces dogmes, il en est d’autres repoussés par la raison et non admis par le cœur ; ils sont inutiles ou dangereux. Dans l’un et l’autre cas, ils sont également faux. Quand Dieu refuse à notre raison la possibilité de croire, et en même temps à notre cœur le sentiment qui fait aimer, et par conséquent le désir d’admettre ce que la raison repousse, il nous dit : Ce sont-là des mensonges vains ou d’indignes faussetés.

Vous êtes à même, maintenant, de connaître jusqu’à quel point vos législateurs et vos prophètes vous ont fidèlement rendu les paroles de l’Éternel, et si je vous trompe ou veux vous tromper. Il sera plus facile de m’injurier que de me répondre, de me persécuter que de prouver mes erreurs.

Malheureusement, en vous montrant la lumière ils la voilèrent, dans la crainte que votre vue n’en pût soutenir l’éclat. Ces voiles vous parurent lumineux, tandis qu’ils n’étaient qu’un obstacle au jour de la vérité ; et vous prîtes pour elle cela même qui vous la cachait…

Déchirez ces voiles… et voyez !…

Le jeune aiglon baisse peut-être la paupière devant le premier soleil qui le frappe ; mais il s’obstine à la relever, et tous les feux du jour entrent, sans l’éblouir, dans son œil vigoureux. Le hibou ferme son œil à la lumière, et ne peut plus vivre que dans les ténèbres.

Les fables mêlées à la vérité finissent toujours, pour le vulgaire, par être la vérité même. Il néglige sa recherche pour s’occuper des sottises impertinentes inventées pourtant, quelquefois, pour le faire croire plus aisément à ce qu’il est utile de croire. Mahomet profite d’une maladie pour se donner un air d’inspiré ; l’Alcoran, dit-il, lui vient du ciel, feuille à feuille. Les préceptes de ce Livre sont divins, ils descendirent du ciel en même temps que l’âme de l’homme. Mahomet les apprit d’elle ; mais les peuples ne les auraient point admis s’il les leur avait présentés comme je vous les présente. Sa fraude eut donc un but d’utilité ; mais le résultat en est funeste. Nous exterminons les mahométans parce qu’ils ne veulent pas croire que le Saint-Père a reçu le pouvoir de lier et de délier ; ils nous exterminent parce que nous soutenons que l’ange Gabriel ne portait point le Coran au prophète. Certes, nous ne nous ferions pas la guerre pour nous forcer à convenir que ces mots du vainqueur de la Mecque : « Faites du bien aux pauvres et parlez-leur avec douceur ; mesurez à bonne mesure et pesez à bon poids ; ne soyez point superbes, vous ne serez jamais aussi grands que les montagnes »[109] ; et ceux-ci, de Jésus : « Aimez-vous les uns les autres ; que celui qui n’a point péché jette la première pierre » ; expriment des vérités incontestables ou contiennent des préceptes divins. Mais Mahomet, indépendamment de la raison d’utilité, qui lui fit employer le merveilleux auprès d’un peuple avide de contes et de merveilles, eut encore un but personnel. Il voulut s’assujétir la terre, et il fonda l’autel pour en faire la base de son trône ; il dut, pour y parvenir, l’entourer de fables et de nuages. Les hommes aiment les mystères, l’obscurité leur paraît toujours profondeur. Les ombres nous étonnent et nous épouvantent ; la nuit nous est sacrée. Nous ne concevons la Divinité que dans l’immensité des nuées, et cependant jamais elle ne se manifesta d’une manière plus expresse que par la lumière. Tous les législateurs, tous les prophètes, moins un seul, obscurcirent la vérité, dans leur intérêt ou dans le nôtre ; quelques-uns nous la présentèrent sous des emblêmes ingénieux, comme les prêtres d’Égypte et les poëtes de la Grèce.

Les prêtres d’Égypte crurent devoir laisser à chacun le soin de la dépouiller de ses voiles, et se faire ainsi une conquête particulière d’un bien commun à tous. Les philosophes la mirent à nu et la confessèrent publiquement ; mais les peuples crièrent au blasphême : ils repoussèrent Dieu pour adorer ses ornemens ; et Socrate fut assassiné comme athée par un peuple idolâtre.

Les poëtes de la Grèce secondèrent les prêtres du Nil. Leur imagination riante s’empara de la science. Ils ouvrirent les cieux à l’homme ; mais ils firent descendre les dieux sur la terre. Ils unirent la terre et le ciel par la chaîne des vertus, des besoins et des passions ; mais il arriva de ce mélange, que si les hommes, sur leur lyre brillante, furent quelquefois égaux à la Divinité, les dieux se ravalèrent souvent au-dessous de l’espèce humaine. La multitude des puissances célestes fit enfin perdre Dieu de vue : le peuple crut l’Olympe désert, après l’avoir vu rempli d’habitans ; il était plus athée que païen lorsque Jésus parut.

Je viens de nommer mon maître ; oui, c’est lui dont la voix est à l’unisson avec mon âme. C’est à sa suite que je marche, c’est lui que je confesse. Sa mission fut d’éclairer les hommes, de les ramener à Dieu et à la vérité. Sa mission fut divine, et la preuve en est dans sa vie.

Il ne veut point s’élever un trône, il ne fait point parler le ciel dans l’intérêt de son pouvoir ou de son orgueil ; il n’égare point dans un horrible désert une horde barbare pour lui imposer sa famille et son ignorance sanguinaire. Sa main n’est point armée du glaive des conquérans, il n’a ni extases, ni révélations.

Il est né dans la misère, et la supporte sans bassesse, sans envie et sans orgueil. Il ne désire, ni fortune, ni pouvoir, ni renommée. Il ne refuse ses consolations à personne, et ne recherche les hommages d’aucun. Si on le suit, c’est comme on suit un père, un ami, un bienfaiteur. Loin d’avoir un intérêt personnel à éclairer les hommes, il sait qu’en les éclairant il court à la mort : c’est la torche brillante qui ne nous éclaire qu’en se consumant.

Sa morale est pure et sans mélange d’erreurs, son âme est indulgente ; elle est d’autant plus miséricordieuse, qu’elle n’a point de fautes à se reprocher. Au-dessus de l’humanité par sa sagesse, il l’est par sa clémence.

Il n’est point venu (lui-même le dit), apporter une loi nouvelle, changer la loi, mais l’accomplir, c’est-à-dire, ramener les égarés, dissiper les ténèbres de l’erreur.

Ses moyens sont, dans la vérité qu’il annonce, sa force dans sa bonté ; sa récompense est dans notre bonheur.

On l’injurie, et il détourne la tête ; on le fait souffrir, et il prie. Il meurt, et son dernier soupir est un vœu pour ses ennemis.

Ah ! si jamais la terre entendit la voix du ciel, c’est lorsque Jésus parlait aux hommes.

Maintenant vous me demanderez s’il était Dieu ? Je vous répondrai : je crois de lui ce qu’il en a dit lui-même. Montrez-moi sa réponse, et recevez-la de moi. Mais à quoi bon cette demande ? Il ne vint pas nous dire ce qu’il fallait croire, mais ce qu’il fallait faire. Si je conviens avec vous de la divinité de sa morale, qu’en sera-t-il de plus si j’ajoute : il était Dieu. Et d’ailleurs, que me voulez-vous ?

Le sectaire le plus croyant pense-t-il être meilleur chrétien que moi ? Chrétien qui n’as point de doutes, prouve-nous ta foi par tes œuvres ? Élève, autant qu’il est donné à l’homme de le faire, élève tes mérites jusqu’aux mérites du Christ. Tu dois d’autant plus le prendre pour modèle, que tu prétends l’honorer plus que moi. S’il est vrai que tu sois son disciple fidèle, je t’ouvrirai mon cœur sans crainte ; ma faiblesse trouvera un appui dans ta force. Moi, que tu dis un chrétien imparfait, je viens à toi avec un amour de frère ; toi, chrétien pur, tu m’accueilleras avec les sentimens d’un père tendre. Tu ne me persécuteras point, tu ne me tueras point ; tu mourrais pour moi, s’il le fallait pour mon salut ; car, si tu ne me trouves que les vertus d’un homme, tu dois chercher à me montrer les vertus d’un Dieu ; chrétien rigide, tu m’aimeras ; ta rigidité doit être rigueur pour toi, clémence pour moi ; tel fut le Christ. Tu m’aimeras, te dis-je, malgré mes erreurs ; car tu connaîtras que je crois tout ce que je puis croire, et surtout que je fais tout le bien que je puis faire. Ton maître et le mien n’en demandait pas davantage.

Mais cette question est oiseuse. Je rendrai compte à Dieu de ma croyance. Je ne dois aux hommes que de me bien conduire ; je ne dois aux chrétiens que de me conduire d’après les leçons de notre guide. Si je les mets en pratique, je suis chrétien. S’ils croient à sa divinité, et qu’ils ferment l’oreille à sa voix et marchent dans d’autres voies, seront-ils également chrétiens ?

Vous le savez ; mon maître vécut pauvre et sans ambition. Il fut persécuté, assassiné, et cependant il a laissé après lui de prétendus disciples ou successeurs avides de richesses et de vaine gloire, intolérans, persécuteurs et assassins. Ils commettent tous les crimes au nom du modèle de toutes les vertus.

Ainsi, le crocodile imite les pleurs des enfans pour dévorer les mères, et Judas embrasse le juste pour le faire connaître aux bourreaux. Cependant il a toujours existé des disciples dignes du maître. Des prêtres vénérables, des évêques aussi remarquables par la modestie que par la science, par leur rigorisme envers eux-mêmes que par leur indulgence pour la faiblesse d’autrui, lui succédèrent ; et la chaîne de ces vertueux ministres des autels s’est prolongée jusqu’à nous, et s’étendra jusqu’à la fin des temps. J’espère plus encore pour ramener sur la terre le règne d’une religion pure, consolatrice, pacifique, bienfaisante et tolérante, du christianisme en un mot, sur leurs lumières et leurs vertus, que sur tous les efforts de ceux qui ne sont pas, comme eux, les chefs et les flambeaux de l’Église. Il y en a, de ces véritables ministres du Seigneur, dans tous les royaumes de l’Europe ; il y en a, surtout en France. Ceux-là disputent peu, ne damnent jamais, laissent à chacun la liberté de sa pensée, et ne contraignent à suivre leur maître que par la force des bienfaits : douce violence ! contre laquelle personne n’est en garde, et que nul ne cherche à repousser.

Cependant l’ambition s’empara des disciples ; ils fondèrent une société nouvelle ; il y eut un empire dans l’empire. César et le sénat régnaient publiquement sur les peuples, mais les évêques gouvernaient en secret les chrétiens. Quand les empereurs devinrent chrétiens, les évêques avouèrent d’abord leur suprématie ; mais l’empire tomba sous le fer des barbares, le flambeau des lettres s’éteignit ; et dans ce désordre affreux, les nations, autrefois vaincues, s’étant emparées des débris de l’empire, les esclaves ayant imposé leurs chaînes à leurs maîtres, tout croula, le trône d’Auguste et les temples de l’Olympien, les tribunes du Lycée et du Forum. Les barbares, étonnés eux-mêmes de leur victoire, embarrassés de leur triomphe, tournaient encore les yeux vers le Capitole ; ils cherchaient quel héros oserait y reprendre le sceptre du monde. Ce héros avait marché à la faveur des ténèbres ; il avait gravi, en rampant, les marches du trône. Sa petitesse et l’obscurité avaient empêché de l’apercevoir. Le héros s’assied enfin sur la pourpre, et s’écrie : Je suis Dieu !

Ce Dieu était un homme, ce héros était un prêtre.

Il se dit infaillible, armé du double glaive, ouvrant et fermant le ciel à son gré, successeur de Dieu, Dieu lui-même ; car enfin, que peut la Divinité que ne puisse son vicaire ?

Aussitôt s’élèvent, de tous les lieux, des multitudes de voix. L’innombrable armée répandue, disséminée sur toute la terre, sous les noms d’évêques, de prêtres, de clercs, de moines, d’ermites, de nonnes, de dévotes, de fanatiques enragés, et de pauvres idiots, s’écrie, et s’écrie sans cesse :

À genoux, mortels ; voilà l’homme ! voilà Dieu !

À ces mots les hommes tombent la face contre terre ; les uns étourdis par le bruit, les autres effrayés ou timides, ou abusés, ou entraînés par le mouvement général. Les ténèbres les enveloppent ; la nuit de la barbarie a multiplié ces voiles ; et, dans cette obscurité profonde, ces voix, qui sortent des brouillards de la terre, semblent tomber des nuées du ciel. Alors tous les hommes tremblent, et s’écrient : Il est vrai, c’est Dieu lui-même ; Dieu règne dans Rome et sur nous !…

Cependant quelques-uns, moins crédules ou plus hardis, se relèvent. D’abord ils ne peuvent voir ; peu à peu leurs regards s’étendent, les ténèbres s’entrouvrent, enfin le souverain du Capitole leur apparaît. Ils rient ou murmurent : d’autres vont se relever comme eux ; mais les fervens et les dupes sont à côté des téméraires, et les poignardent. La terreur et le sang achèvent l’œuvre des ténèbres.

Voilà la cause des malheurs des hérétiques.

Les rois ont d’abord secondé les prêtres, espérant régner plus despotiquement sur des peuples superstitieux. Ils s’aperçoivent que les prêtres veulent les subjuguer eux-mêmes ; ils prennent les armes.

Voilà les motifs des guerres du sacerdoce et de l’empire.

Cependant les peuples pourraient briser le joug ; il faut les occuper, il faut d’ailleurs conquérir l’Asie ; si l’on n’y réussit pas, on fera toujours exterminer les chrétiens inquiétés par les Mahométans.

C’est le motif des croisades. Voilà pourquoi, mes amis, vous êtes malades, estropiés, misérables, et la plupart peut-être, au moment de mourir, après avoir vu périr vos femmes, vos enfans, vos pères, vos amis, après avoir massacré vos prétendus adversaires, et leurs amis et leurs enfans ; voilà pourquoi l’on prêchera, jusqu’à la fin des siècles, l’extermination des hérétiques, des infidèles et des philosophes, et qu’on s’opposera aux progrès des lumières ; car ce sont les lumières et le jour qui chassent les fantômes et les assassins.

Il faut enfin, pour rendre la paix au monde, il faut démontrer par la raison, et, s’il est nécessaire, par la plaisanterie et le sarcasme, que dans les livres juifs, il n’y a de Dieu que ce qui est digne de lui ; que si des fous ou des méchans parlèrent en son nom, leur méchanceté ou leur folie ne prouve que leur imposture et leur perversité. La raison démontrera la vérité de tout ce qui est bon, juste, et moral ; la plaisanterie n’oserait l’attaquer. Quant à ce qui ne sera ni juste, ni bon, ni moral, j’espère que la fausseté en sera démontrée, et la parole de Dieu sortira pure de ce chaos.

Si partout les gens de bien ont imité nos exemples, les livres sacrés de tous les peuples seront purifiés de toutes les indignités dont ils furent chargés ; la pure voix de Brama retentira dans l’Inde, celle de Mahomet dans l’Arabie. Les hommes, jusque-là divisés, et se haïssant pour la cause du ciel, seront bien étonnés de voir que l’Éternel, partout le même, a dicté partout les mêmes lois. Ils seront plus étonnés encore de trouver dans leurs cœurs que la révélation faite aux prophètes l’a été également à chaque homme en particulier, et presque dans les mêmes termes. Alors, déposant leurs haines et leurs préjugés, ils s’aimeront tous, ou du moins reconnaîtront que Dieu, leur père commun, les regarde tous comme ses enfans, et ne les a mis dans ce monde que pour s’aimer et se secourir. »

Ici le vieillard s’interrompit, ses larmes coulaient.




CHAPITRE XXXIII.

La Prière du Vieillard.


Le discours du vieillard avait ému tous ses auditeurs ; le sectateur d’Ali ne craignait plus les regards du disciple d’Omar, le Grec osait s’approcher du Latin, et le Juif cessait d’être un objet de mépris et de haine universelle. Florestan détestait sa cruauté ; le moine, étonné lui-même, se cherchait, et avait peine à se retrouver ; cependant, il faisait bonne contenance, et retenait Florestan, prêt à détester, à haute voix, ses prétendus crimes.

Après un moment de silence, le philosophe reprit en ces termes :

Mes amis, pardonnez ces larmes à malheurs et aux vôtres : les yeux guerrier n’en sont pas déshonorés quand il les verse après le combat, quand la pitié les lui arrache. Hélas ! je fus époux et père ! j’avais une patrie, et je suis errant loin de ses rives chéries ; je suis errant sur cette terre désolée que le fanatisme a baignée de mon sang, et où il m’a contraint de répandre le vôtre. J’ai tout perdu quand l’âge me rendait plus précieux encore les biens que le ciel m’avait accordés ; et je ne détesterais pas ce fanatisme cruel, auteur de tous mes maux ; et je ne chercherais pas à désarmer ses mains parricides ! Ah ! mes amis, ayez pitié d’un malheureux père, seul, au déclin de ses ans ; à côté de la tombe de son fils ; séparé de tous ceux qu’il aime, peut-être tous, hélas ! moissonnés par le temps et le malheur ! Mais, que dis-je ? je me plains, et je ne suis pas sûr qu’il ne me reste pas un cœur où je puisse déposer mes larmes. Combien d’infortunés n’ont pas même la douceur de l’incertitude ! Et si tout m’est ravi, combien sont encore plus misérables que moi… J’ai su me créer une famille nouvelle, que le fanatisme ne saurait m’enlever ; les malheureux me resteront : vous me resterez, mes enfans, et de nouvelles victimes viendront gémir et espérer sur ces couches hospitalières. Je serai votre bienfaiteur et votre père tant que j’habiterai parmi vous : heureux si vous payez l’amitié que j’ai pour vous par celle que je vous désire les uns pour les autres !

À ces mots, le vieillard lève les yeux au ciel, et, d’un ton pathétique et tendre, il dit :

Grand Dieu ! maître de toutes les nations, père de tous les hommes, toi que le fanatisme invoque et calomnie ; tu vois dans cet hospice des misérables de tous les pays. On les a conduits dans cette région fameuse par tant de crimes, afin que, s’égorgeant entre eux et tombant en holocauste sur tes autels déshonorés, leurs dépouilles fussent partagées par tes faux prêtres. Le malheur et la pitié les ont réunis dans ce lieu d’angoisse et de miséricorde ; ils y sont plus étonnés encore de ne pas se haïr que de vivre. Achève de les éclairer ; fais-leur reconnaître, aux traits de leur visage, qu’ils sont nés frères ; et aux sentimens d’amour ou de bienveillance ranimés aujourd’hui dans leur âme, qu’ils doivent vivre en frères. Reçois donc ici nos sermens, attestés par nos larmes, garantis par notre repentir, que ton nom va devenir pour nous le signal de la paix ; et que si jamais, à la voix de tes faux ministres, nous reprenions les armes impies dont ils chargèrent nos mains, ce serait pour repousser loin de nous ceux qui nous commanderaient de nous haïr.

Alors, il s’adresse à ses malades, et leur dit : Venez tous dans mes bras, et jurez-y de vous aimer !…

Aussitôt, vous eussiez vu les malades quitter leurs lits, se grouper autour du vieillard, le presser dans leurs bras, se donner entre eux le baiser de paix, et aller embrasser dans leurs lits ceux que la faiblesse ou la douleur y retenaient ; les Indiens, les Persans, les Égyptiens, les Tartares, les Français et les Juifs, et même le moine, qui, touché de ce spectacle, entraîné par l’exemple, attendri par la perfide éloquence du vieillard, pleurait comme les autres, mais pourtant malgré lui ; car, protestant intérieurement contre la violence que lui faisait le philosophe, il disait entre ses dents, au moment même où il pleurait le plus : Le scélérat ! le brigand ! l’athée ! l’antechrist ! … On raconte même, qu’en pressant dans ses bras ce dangereux hérétique, l’exemple de saint Aod lui revint à la mémoire ; et, par une soudaine inspiration, lorsque le vieillard, après l’avoir embrassé, lui tournait le dos pour s’en aller, comme fit autrefois le roi Églon, il fouilla, lui bon moine, dans le gousset de sa culotte, sur sa cuisse droite, croyant y trouver son couteau pour le lui fourrer dans le ventre, selon l’expression des livres saints[110] ; mais ne l’y trouvant pas, il se remit tristement dans son lit en soupirant, et répétant toujours à voix basse :

« Le scélérat ! le brigand ! l’athée ! l’antechrist ! le philosophe ! … »




CHAPITRE XXXIV.

L’ombre de Samuel


Pour resserrer les liens de l’amitié nouvelle, le vieillard résolut de réunir tous ses malades dans un banquet. Il voulut faire boire dans la même coupe les enfans de Baal et de Jehovah : il y parvint, mais son triomphe fut court.

Le saint moine roulait dans sa tête un grand projet ; il cherchait à rallumer dans l’âme de Florestan le flambeau de la religion, prêt à s’éteindre. Ce héros, jadis si ferme dans la foi, chancelait maintenant ; les discours du vieillard l’avaient ému ; les victimes égorgées à Jérusalem, par son bras catholique, lui parurent sortir des carrières, l’entourer, le presser, courir au-devant de ses pas, voler au-dessus de sa tête, et presser sur lui leurs plaies sanglantes. Pour chasser ces horribles images, tantôt il s’enfuit dans les lieux sombres, tantôt il se met sous les rayons du soleil, ennemi des fantômes et des rêves : courses inutiles, vain espoir ! les mânes sanglans l’assiégèrent dans les ténèbres, le suivirent à l’éclat du jour.

Alors il résolut d’aller confier sa peine au vieillard ; il allait demander des secours à l’auteur de ses maux. En effet, c’était lui dont la voix funeste avait évoqué dans son cœur ces ombres terribles ; il courait à sa perte ; le vieillard l’eût perverti sans doute, mais Dieu le guidait par la main, et l’ange des ténèbres, auteur du projet du chevalier, ne savait pas qu’il avait conspiré lui-même pour la gloire de l’Église.

Il avait erré dans les champs, poursuivi par les mânes plaintifs ; en retournant vers l’hospice, à l’heure où la nuit tombait de la nue, il passa devant les catacombes, où dormaient les générations éteintes : de longs soupirs sortaient de ce séjour des morts. Rempli de funestes pensées, poursuivi par sa noire rêverie, Florestan crut entendre les gémissemens de ses victimes : il vit la terre couverte d’ossemens, et son imagination lui fit voir ces ossemens se réunir et se lever ; les tombes enfanter des cadavres ; les morts retrouver la parole ; et, debout sur la terre sépulcrale, lui demander compte de leur sang. — Ah ! grand Dieu, s’écria-t-il, délivre-moi de ces spectres livides ; défends à la mort de tourmenter les vivans ! Une voix se fit entendre. — Le ciel permet aux mânes de poursuivre les barbares !

À ces mots, ses cheveux se dressèrent. — Mânes vengeurs, reprit-il hors de lui, Dieu conduisait mon bras ; je vous ai ravi le jour, mais existais-je encore moi-même ! J’ai laissé dans les lieux où vous perdîtes la vie tout ce qui peut lui donner quelque prix. Je suis misérable et mutilé ; je suis plus à plaindre que vous, car je souffre encore… Ne soyez pas impitoyables et laissez-moi mourir en paix.

Une voix descendit du ciel… Jamais !

Tout-à-coup, il vit l’enfer ouvert devant lui. Pour éviter l’abîme, il recule avec impétuosité ; on le repousse avec violence ; il regarde, il voit un spectre. Il le regarde avec frayeur ; il s’élance vers un rocher, et soudain il entend la crecelle d’un lépreux ; il frémit !… et reconnaît sa sœur, la malheureuse Laurette ; et tandis qu’immobile d’étonnement, de douleur et d’effroi, il cherche où porter ses pas, on le frappe rudement sur l’épaule ; il se retourne, c’est encore le spectre ; un vaste linceul blanc l’enveloppe et traîne sur la terre ; suis-moi ! Il dit, et s’éloigne, mais bientôt il s’arrête pour faire signe du doigt, à Florestan, de le suivre, et Florestan le suit.

Ils marchent à grands pas : le spectre entre dans les catacombes ; le chevalier, sur le seuil, hésite… ; le spectre, déjà loin, le cherche avec les mains, ne le trouve pas et l’appelle ; suis-moi !… Cet ordre, répété par les échos des tombes, semble proféré par une multitude de voix confuses ; il semble qu’un million de spectres l’appellent et l’attendent ; il frémit, ses genoux chancèlent, l’horreur des tombeaux et de la nuit le prive de son courage ; cependant, le danger le ranime, et comme il va faire un pas pour s’enfuir, un long bras sort des catacombes, une main le saisit et l’entraîne… Suis-moi !… Le bras et Florestan disparaissent.

Laurette, épouvantée, avait eu pourtant la force de marcher, mais non pas assez vite pour les atteindre. La nuit arrêtait ses pas ; et d’ailleurs aurait-elle osé les suivre de plus près ! « Chevalier, lui criait-elle, faites le signe de la croix, les démons disparaîtront. » Mais elle criait si faiblement, de peur d’être entendue des démons, que Florestan ne pouvait l’entendre. « Mon frère, ajoutait-elle, ne perds point courage ; c’est moi qui t’ai répondu pendant deux fois, moi, qui t’ai dit jamais ! J’ai voulu te punir de ta dureté ; peut-être ce spectre aussi n’est qu’un prestige : fais le signe de la croix. » Il n’entendit pas, mais la même pensée lui vint : il voulut, il essaya de faire le signe protecteur ; il y parvint sans doute ; le spectre l’entraîna toujours.

Laurette arriva près des catacombes, au moment où son frère venait d’y entrer ; la voix lui manquant, elle agita sa crecelle pour lui faire connaître qu’il y avait encore quelqu’un au monde qui pensait à lui. Ce bruit aigre, en pénétrant dans les catacombes, se renforçait et changeait de nature ; il semblait être les gémissemens des mânes ; et Florestan, toujours sous la main du spectre, en était autant épouvanté que du sinistre suis moi !

Enfin, décidé à mourir, mais non pas sans combattre, sa frayeur avait fait place à la rage ; il voulut saisir le spectre et s’écria : « Qui es-tu ? où me conduis-tu ? Serais-tu un démon sorti des enfers pour m’y entraîner vivant ? Ta peine est superflue ; je porte l’enfer dans mon cœur ; j’en éprouve tous les tourmens, mais aussi j’en ai la force et l’audace ; et, si Dieu le permet, je puis t’étouffer contre mon sein. » Le fantôme avait disparu, mais sa voix lointaine se fit entendre.

« Chrétien timide, dit-elle, tu gémis sur les infidèles immolés par tes mains : ignores-tu que tous les hommes appartiennent à l’Église ; as-tu oublié que tu ne pris les armes que pour elle ?… »

« Je m’en souviens, répondit Florestan ; et jamais je n’aurais pensé que pour m’en punir Dieu ranimât les morts. »

« La bonté céleste m’envoie auprès de toi pour te rendre le repos, et te proposer une gloire nouvelle. »

— « Retrouver le repos, acquérir de la gloire ! Dieu n’a qu’à parler, que veut-il de moi ? »

Du sang, répondit la voix.

Du sang ! répéta le chevalier… Est-ce le mien, je suis las de la vie : je suis sans arme, et je ne puis me l’arracher ? Mais toi, spectre, fantôme, ange, démon, qui que tu sois, perce-moi de mille coups, et que j’échappe à la vie et aux remords.

— Non, non, tu dois vivre encore, tu dois vivre pour ton Dieu ; reviens dans ces tombeaux, reviens y demain à la première heure de la nuit, un saint homme te nommera la victime ; obéis à sa voix, Dieu te l’ordonne par la mienne. — Dieu n’envoie que des anges sur la terre. Les anges n’habitent point les ténèbres des tombeaux, ou leur présence les dissipe. Ils sont resplendissans de lumière… c’est l’enfer qui t’envoie… — Tremble !… tu vas me connaître, je suis le terrible Samuel, Samuel le prophète ! c’est moi qui fais les rois, qui les renverse et les immole. C’est moi qui punis une sacrilége pitié ; j’égorgeai le roi d’Amaleck. Je sacrai David obéissant ; j’apparus, à la voix de la Pythonisse d’Eudor, pour annoncer à Saül rebelle sa chute et son trépas ; la terre se ferma sous mes pieds, et ne s’est plus r’ouverte. Depuis lors, j’erre dans les catacombes, mort-vivant j’habite sur la cendre des morts, j’attends que cette cendre se ranime pour retourner au ciel avec elle ; j’habite avec les morts qui ressuscitèrent quand le Christ expira sur la croix ; et, ministre des rigueurs de l’Éternel, j’apparais aux mortels coupables qui refusent de prêter leur bras à sa juste colère, j’apparais… et leur donne le choix de l’obéissance ou les tourmens éternels… Obéis… la main du Dieu vengeur est sur toi… tremble !

À ce mot, une main puissante se repose et pèse sur sa tête… le guerrier se sentit écrasé ; il lui sembla que cette main le faisait descendre dans les abîmes, à mesure qu’elle se retirait de dessus lui ; il lui sembla remonter sur la terre… enfin elle le quitte… Tremble ! reprit la voix, et elle se tut. Mais alors un bruit affreux se fit entendre, la terre fut ébranlée, et Florestan resté seul, sortit des catacombes en rêvant à la victime que Dieu demandait à son bras. Il passa sur le corps de Laurette sans la voir ; le sommeil l’avait surprise, ou la crainte avait glacé ses sens. Inquiet, agité, Florestan errait autour de l’hospice ; un bruit sourd se fit entendre… Le Croisé frémit… Son effroi fut bientôt dissipé ; il reconnut les serviteurs du vieillard, ils ramenaient le moine, lequel s’était enfui de son lit ; Florestan les évita, et rentra sans être vu, toujours occupé des mystères de cette terrible journée.




CHAPITRE XXXV.

L’âne du Moine, et comment il arriva
que l’ânesse de Balaam parla.


Note de l’Éditeur.

Si le Jésuite ou le Chroniqueur, auteurs de cet ouvrage, avaient la réputation de Sterne, nous ne supprimerions pas ce chapitre, qui est un peu long, mais qui est original. Nous le rétablirons dans une seconde édition, si elle a lieu. Nous dirons seulement que l’âne du moine qui avait appartenu au vilain, et dont le Chroniqueur fait ici l’histoire, après avoir fait celle de ses ancêtres, lesquels rendirent de grands services à Israël, appartenait en ce moment à une mère abbesse qui allait prendre les eaux, accompagnée d’un moinillon, gros et gras, âgé de vingt à vingt-deux ans. L’onagre avait les oreilles pendantes, il marchait pensif, soupirait et gémissait ; tout-à-coup il renverse la mère abbesse, s’agenouille, et sentant approcher le moment de sa mort, il se met en prières.

Un âne en prières !… quel conte !… Ne vous hâtez pas de prononcer, et attendez d’avoir lu ce que nous vous dirons peut-être un jour.




CHAPITRE XXXVI.

Le Rêve.


Le jour commençait à peine, déjà le philosophe visitait ses malades, un sentiment tendre le conduisait vers Florestan. Mais le guerrier, que d’indignes remords avaient tenu éveillé la nuit entière, avait enfin trouvé le sommeil ; néanmoins, sa pensée le tourmentait encore. L’ange des ténèbres cherchait à le détourner du saint projet qui lui devait être révélé dans les catacombes. Debout, mais invisible, à côté du lit, penché sur la tête du Croisé, il murmurait à son oreille ses sinistres prédictions, lui procurait des rêves hérétiques, et d’une main lui pressant le cœur, le faisait palpiter de douleur et d’effroi.

Jamais !… jamais !… s’écria le guerrier endormi, jamais ! et ses pleurs coulaient, et ses mains convulsives semblaient repousser un monstre odieux… Le mauvais ange lui présentait alors l’apparence d’un vieillard et d’un clerc ; celui-ci lui montrait dans les livres saints l’ordre d’arracher la vie au vieillard, et au moment où, ayant pris le couteau sur l’autel, Florestan allait frapper le vieillard, il lui trouvait les traits de son père… À cette vue, il jette le glaive, mais le prêtre relève l’arme sainte, et frappe l’hérétique dont le sang jaillit sur le guerrier rebelle ; le philosophe était, en ce moment, arrivé près du lit du Croisé, le Démon souffle sur les yeux de Florestan, et Florestan s’éveille en s’écriant, mon père ! Il s’éveille… Et ses yeux voient le philosophe, c’est le vieillard qu’il a vu dans son rêve ; il oublie qu’il vient de s’éveiller, ne croit point s’être endormi, prend un songe pour une réalité, et soudain, il s’élance aux pieds du philosophe, et lui dit : « Mon père, mon père ! pouvais-je vous connaître, aurais-je juré votre mort ! Votre sang coule sur moi, mais je ne l’ai point versé : vivez, vivez, pour me pardonner et m’aimer encore ; vivez pour voir le trépas de votre assassin. » À ces mots le saint moine paraît, Florestan se précipite sur lui, le renverse, heureusement il n’avait qu’un bras, le vieillard accourt, et lui dit : « Arrêtez, ce n’est point un assassin, vous n’êtes point mon fils. » Où suis-je, répondit-il ? quel rêve affreux m’a trompé ! Vieillard, je vous ai vu frappé par ce moine, votre sang a jailli sur moi, j’en suis couvert encore, c’est là qu’il vous a frappé. (Pour s’assurer si ce n’était qu’un rêve, il portait ses mains sur la place où la blessure devait être.) Grâce au Ciel ! mes mains sont pures de ce nouveau crime. « Guerrier, lui répondit le vieillard, votre cœur vous punit ainsi de vos fautes ; vous fûtes cruel, vous l’êtes encore pendant le sommeil, le sang qui jaillit sur vous, est le sang de vos victimes, leur malheur devient le vôtre ; ainsi, les arrêts du Ciel s’accomplissent, tout crime appelle la vengeance, le sang est sur le meurtrier ; et la vie à venir sera, au moins, comme un rêve sans fin, où le coupable, juge de lui-même (Qui pourra se plaindre d’être son propre juge !) sera puni, par la pensée, du mal qu’il aura fait sur la terre.

« Vous m’avez nommé votre père ; prenez pour moi les sentimens d’un fils ; je rappellerai dans votre âme le calme et la paix ; quand les remords commencent la vertu renaît ; ils régénèrent l’homme : la paix de la conscience est au prix de l’expiation du crime par une longue suite de bienfaits. Vous serez mon fils ; je vous accepte, je viens à vous avec un sentiment que je n’ai pour nul autre. » Et moi, dit le guerrier, quelle tendre amitié ne m’inspirez-vous pas ! Quel autre m’aurait donné de semblables remords ? Vos discours m’ont rappelé mon père, et j’ai cru lorsque vous racontiez votre vie le revoir en vous. Mais, hélas, vous n’avez plus de fils, et j’ai perdu mon père, et ma misérable sœur…

Le moine interrompit cette conversation, il croyait avoir des lumières que n’avaient ni le vieillard, ni Florestan.

Sage vieillard, dit-il au philosophe, ce guerrier est épuisé de fatigue, la veille et le sommeil l’ont également tourmenté ; remettez à des momens plus tranquilles une explication si tendre ; laissez-le reposer encore, un plus doux sommeil calmera maintenant ses sens détrompés.

On vint annoncer au vieillard qu’un de ses malades se mourait ; il quitta Florestan en lui promettant de le rejoindre le plutôt possible.

Le moine aida le chevalier à se remettre au lit ; et debout, mais visible à côté de son chevet ; car les envoyés de Dieu ne se cachent point, la tête penchée sur lui, sa bouche contre son oreille, la même que celle où le Démon avait murmuré ses sinistres discours, il lui dit :

« Vous vous perdez, mon frère… Les palmes amoncelées par la victoire et la foi, sur votre tête glorieuse, vont se flétrir. Se peut-il ! Un guerrier chrétien gémit de ses triomphes, et s’accuse de son obéissance ! Un Croisé maudit son Dieu ! (C’est maudire son Dieu que se repentir de l’avoir servi !) Ah ! mon frère ! vous l’honneur de l’armée sainte et la colonne de l’Église, revenez à vous-même, souvenez-vous de vos sermens, souvenez-vous du Dieu du ciel dont vous portez sur l’épaule la croix sanglante ; n’oubliez pas que les barbares dont vous vous reprochez la mort, attachèrent Dieu lui-même à l’arbre de la croix, et que tout le sang de ce peuple criminel ne suffirait point pour effacer la trace d’une seule goutte du sang de Jésus. Vous avez vengé Dieu ; quelles plus nobles destinées pouvaient vous être accordées ? »

Au doux son de ces flatteuses paroles, la paix rentra dans le cœur du guerrier ; ses yeux fatigués se fermèrent ; le sommeil revint. Le moine s’apercevant qu’il allait s’endormir, lui parla plus doucement encore. Entr’ouvrant le lit du héros, il posa lentement une main sur son cœur, la chaleur en éleva les battemens, elle produisit, hâta, ou seconda une nouvelle rêverie. Ceux dont le cœur est ainsi pressé pendant le sommeil par une main légère, et dont l’oreille est en même temps frappée par une voix mesurée et continue, finissent par rêver et par entendre la voix qui leur parle ; ils prêtent cette voix à l’objet qu’ils rêvent, et souvent les réponses qu’ils pensent lui faire, leur bouche les prononce en effet. On sent quel parti l’on pourrait tirer de ce moyen pour inculquer les saines doctrines, pour rassurer les timides, épouvanter les incrédules, et hâter l’avancement du règne de Dieu. Que n’y a-t-il un moine à côté du lit de chaque fidèle !

Florestan rêva donc ; son premier rêve recommença, mais ce n’était plus un Démon qui l’obsédait, c’était un moine ; aussi, sous quelle face nouvelle les mêmes objets se présentèrent-ils à sa pensée ! le sang versé par ses mains ne s’élevait plus contre lui, ce sang coulait sur le calvaire aux pieds de la croix où le sauveur fut attaché, il s’exhalait en parfums, montait au ciel, les cieux s’ouvraient, et le Christ apparaissant au milieu des éclairs, s’écriait Florestan est mon vengeur !

Le sourire revint sur ses lèvres, son cœur battait avec calme, et sa bouche laissait échapper le doux nom de Gabrielle. Le moine comprit qu’il la voyait ou l’appelait, le Ciel lui inspira de lui répondre, il adoucit sa voix et jeta tendrement dans son oreille ces deux mots : Me voici !

Je te revois, lui répondit le chevalier d’un ton mal assuré ; insensiblement il s’exprima sans gêne et sans hésitation ; je te revois, douce amie !… qu’il me tardait d’avoir accompli le pélerinage prescrit à mon amour ! J’ai, comme tu l’as voulu, frappé les infidèles partout où j’ai pu les atteindre, ils sont morts, mais c’est toi qui leur arrachais la vie, car mon cœur plus pitoyable les eût laissé vivre peut-être. Mon amour pour toi m’a tenu lieu de haine pour tous ceux que tu hais, et j’attends aujourd’hui la récompense de ma tendresse et de ma barbarie.

Mon doux ami, répondit le moine, répondant pour Gabrielle ; mon doux ami ! ta récompense sera la mienne. Gabrielle n’a jamais désiré que toi, Gabrielle loin des lieux où la gloire et l’honneur guident tes pas, n’a fait des vœux que pour ton retour, mais tu ne dois revenir près d’elle que lorsque tes sermens seront accomplis ; tu les oublies, tu oses habiter avec des infidèles, et ton cœur abusé te parle en leur faveur. Te voilà couché parmi ces ennemis de Dieu, sur la même terre où ton Dieu mourut ; et ton bras est désarmé, et tu perds, en un moment, et la protection du Ciel et tes droits à la main de ton amie ! Tu me juras d’être fidèle, à lui comme à moi, puis-je reconnaître mon amant dans un parjure ? Sois ferme dans ta foi, comme dans ton amour ; et nous serons ta récompense ; moi, dans cette vie, et le Ciel dans la vie à venir.

Florestan resta long-temps sans répondre : il cherchait à rappeler sa mémoire absente ; il fouillait dans sa pensée sans pouvoir retrouver la vérité. Que m’as-tu dit, ma bien-aimée ? répliqua-t-il ; enfin, ma tâche est accomplie. J’ai rempli mon vœu. Ce n’est pas ici la terre où le Sauveur mourut ; la France n’a point d’infidèles, et je te serre dans mes bras sous les bosquets de Lansac. Il saisit la main du moine, et la pressant sur son cœur, il croyait presser la main de Gabrielle. Laisse-la sur mon cœur cette main chérie, ô ma bien-aimée ! laisse-la, continua Florestan, et ses traits exprimaient le plaisir le plus doux. C’est toi que tu sens dans ce cœur, ton chevalier ne vit que de ta vie, tu l’animes comme l’Éternel anime les autres habitans des mondes.

Reviens donc, répliqua le moine, reviens à toi-même en revenant à moi. Prends toute ma haine pour les ennemis de l’Église ; cesse d’épargner ceux qu’elle a maudits, tu n’es point en France, un rêve t’abuse ; tu dors sur les terres de Damas, dans une maison infâme, où l’on a pitié des infidèles, où l’on arrache au trépas ceux auxquels ton devoir est de le donner. Florestan, tu dors ; touche autour de toi, tu reconnaîtras ton lit ; tu dors dans la maison d’un vieux hérétique. Ce scélérat veut te corrompre, et tu dois en délivrer la terre.

Dieu juste, s’écria le guerrier, si je dors, pourquoi m’envoyez-vous ces fantômes cruels, qui demandent à mon bras un crime horrible ? Tantôt un moine m’a prescrit de frapper ce vieillard secourable, maintenant l’image fantastique de ma bien-aimée vient me proposer le même forfait. Retire-toi, vaine ombre, retire-toi ; si je veille je suis en France, et là tout est chrétien. Si je suis encore à Damas, un rêve me poursuit de ces coupables chimères, et Gabrielle n’est point là pour m’ordonner le trépas de mon ami.

Ta Gabrielle est là, répondit le saint homme ; sa main presse ton cœur, sa bouche est près de la tienne. Je suis assise sur le lit où tu dors ; un ange m’a transportée auprès de toi ; je vois tes blessures, et t’annonce ta guérison pour prix de ton obéissance. Dieu n’a pas voulu que tu me visses hors de ton rêve ; quand tu t’éveilleras, l’ange m’enlèvera de nouveau. Je suis près de toi, j’y suis pour t’assurer de mon amour, de ma constance ; j’y suis pour t’annoncer la volonté de ton Dieu. Détruis cette horrible maison, où la bienfaisance cache la plus noire perfidie ; c’est le dernier exploit demandé par le ciel ; ma volonté est la sienne, la preuve en est dans les livres saints ; lis le chapitre 13 du Deutéronome.

Florestan s’agitait ; non, non, s’écria-t-il ! Gabrielle n’est point auprès de moi, c’est un songe odieux !… Le moine craignant qu’il ne s’éveillât, se hâta de lui dire : ta bien-aimée veille auprès de son amant, voit ses doutes, et lui pardonne. Un miracle doit être attesté ; je ne puis attendre ton réveil ; mais je dépose sur ton lit cette rose que tu vois à mon sein ; je mets à ton doigt cette bague, que cent fois tu vis et que tu vois encore au mien.

À ces mots le moine lui mit au doigt une bague que Laurette, au moment de son départ pour la terre sainte, avait reçue de Gabrielle pour la remettre à son amant, et il ajouta : les preuves du miracle te resteront à ton réveil, et tu sentiras encore sur tes lèvres le baiser que l’ange m’ordonne d’y déposer en te quittant.

Alors le moine met sa bouche sur celle du chevalier, lui donne un baiser, jette une rose auprès de lui, crie à son oreille : Rends-toi dans les catacombes ! et s’enfuit.

Florestan s’éveille, agite ses bras ; un instant plutôt il eût saisi le pan de la robe du moine ; ses yeux à demi-ouverts ne peuvent le reconnaître : il voyait seulement fuir comme une ombre, lorsque le vent du désert ouvrant tout-à-coup sa fenêtre avec impétuosité, un rayon du soleil éclatant de la Syrie jaillit dans la chambre, tombe sur sa paupière, et l’éblouit sans l’éclairer : il crut voir Gabrielle disparaître dans les feux célestes, et bientôt il ne douta plus de la vérité de sa présence, en sentant sur ses lèvres humides le poids du baiser du moine, en trouvant une rose sur son lit, et surtout la bague à son doigt.




CHAPITRE XXXVII.

Le Festin et les Tombeaux.


Tant de merveilles subjuguèrent son âme. Jusque-là défenseur du Christ, plutôt dans la vue de plaire à sa dame que d’obéir à son Dieu, il devint tout-à-coup le chrétien le plus fervent ; il crut en aveugle. Cette rose, dont l’odeur suave lui rappelait la douce haleine de sa Gabrielle ; cette bague, où son joli doigt avait si long-temps été pressé ; ce baiser délicieux, dont son imagination lui répétait le charme, le plongeaient dans le délire du bonheur. Il était donc vrai, Dieu réclamait le secours de son bras ; il avait transporté Gabrielle des champs de l’Occitanie aux campagnes de la Syrie, sur ce lit de douleur, où, misérable et souffrant, il gémissait presque sans espérance. Gabrielle était là, sa main posée sur ce cœur embrâsé, sa bouche sur la sienne… Que n’a-t-il mille vies pour les sacrifier à ce Dieu de miséricorde et de bonté ? quels travaux seront au-dessus de son courage ? quels exploits ne seront égalés par les siens ? Venez, ennemis de la croix, farouches nomades des déserts de l’Arabie, habitans de l’Inde et du Gange, noirs Africains des bords de la mer et du Nil, venez ; il vous défie tous, les plus vaillans et les plus vigoureux, un à un, tous ensemble ; le combat ne cessera que lorsque le chevalier chrétien aura cessé de vivre.

Champion nommé par Dieu même, amant servi par les anges, il se sentait plus qu’un homme, et brûlait de prouver sa vertu. Le vieillard vint à lui, le héros détourna la tête. Il craignit de retrouver dans ses yeux le poison dont son âme était enfin délivrée. Le vieillard l’appela du nom de fils, mais le guerrier ne lui donna plus celui de père. Un soupir échappé de son cœur semblait le lui donner encore ; mais le vieillard ayant voulu recommencer l’explication interrompue par le moine, Florestan s’éloigna.

Il alla rêver à son bonheur. Cependant l’heure où les catacombes devaient le revoir s’avançait toujours, le soleil s’abaissait vers le couchant, et Florestan sentait avec le jour tomber son courage ; le vieillard revenait à sa pensée, il le voyait plus vertueux à mesure que la nuit rapprochait l’heure fatale ; et quand la cloche de l’hospice sonna pour annoncer le festin, il entendit comme le son funèbre de la cloche des morts.

Florestan ne se rendait pas au banquet, il errait dans les champs, et sa rêverie reprenait les couleurs sombres de la nuit précédente. Le moine vint le presser de hâter sa marche ; le vieillard, suivi de valets armés de flambeaux, accourait pour le guider. Quoi ! dit le chevalier au moine, un croisé fidèle irait s’asseoir à la table et boire à la coupe de l’hérétique et du Sarrazin ! Je ne puis traiter en frères ceux que je dois combattre peut-être. Le temps presse, répondit le moine… laissez-vous conduire ; croyez-vous que je regarde en frères ces excommuniés ? Nul serment n’oblige envers eux. Buvez dans la même coupe, et souvenez-vous de Judith. Ils rentrèrent donc ensemble, prirent part au banquet, et burent dans la coupe des Sarrazins, des juifs et des philosophes (a).

Quel spectacle étonnant présentait cette assemblée ! Des misérables de toutes les nations, également outragés par la fortune, jadis ennemis, noyaient dans le vin fraternel leur vieille haine et leurs douleurs. Le vieillard rayonnait de joie. Des coupes furent vidées à l’honneur des grands hommes, bienfaiteurs de l’humanité ; on fit des vœux pour la liberté des peuples ; pour les prêtres indulgens, consolateurs et pacifiques ; pour la chute des prêtres intolérans et persécuteurs.

Florestan ne répétait point ces mots sacriléges ; le moine les redisait, au contraire, avec enthousiasme, mais pendant qu’il les redisait, il s’emparait d’un grand coutelas et le cachait dans sa manche, comme fit depuis le bienheureux Clément ; ensuite, il le glissa sur sa cuisse droite, comme avait fait le divin Aod, chef du peuple de Dieu.

Florestan ne répétant point le vœu commun, le moine lui dit doucement : que tardez-vous, on s’étonne de votre silence ; parlez, mais faites une restriction mentale ; Dieu inventa la parole pour tromper les infidèles ; parlez.

Florestan obéit, le moine disparut.

La première heure de la nuit sonna, Florestan frémit, ses cheveux se dressèrent d’horreur ; mais sentant à son doigt la bague de Gabrielle, il se soumit. Ce miracle lui certifiait sans cesse la volonté du ciel ; est-ce à l’homme à résister à Dieu ? Le chevalier soupire, et s’éloigne.

La nuit étant sombre, d’épais nuages voilaient la magnificence des cieux ; un silence universel annonçait moins le repos que la mort. Le deuil de la nature, l’horreur inséparable des ténèbres, agirent sur son cœur ; il ne se voyait pas lui-même, et il aurait voulu pouvoir douter de la réalité de sa vie. Cependant, ses pas dirigés vers les catacombes l’y conduisirent ; sa main avancée lui en décéla l’ouverture ; il entendit un bruit sous la voûte et crut entendre encore le terrible : suis-moi. Une faible lueur, errante autour des tombeaux, lui annonçait l’arrivée de son guide ; il était donc attendu ! Il n’avait pas fait un vain rêve. Allait-il trouver un homme, un spectre, un démon ?… N’importe, il l’a promis ; le ciel et Gabrielle l’ordonnent. Il invoque Gabrielle et le ciel, et d’un pas ferme il s’avance.

À mesure qu’il s’approche de la lumière son trouble augmente ; les profondes ténèbres étaient moins affreuses que cette lueur incertaine, il ne voyait rien, et cette clarté pâle et rare ne lui montre que des objets horribles ; le jeu des ombres et de la lumière, dans cette vaste enceinte peuplée de tombeaux et couverte d’ossemens, élève devant ses pas des fantômes, et l’entoure de cadavres et de spectres. Le bruit de sa marche, répété par les enfoncemens des rochers ou les creux des fosses ouvertes, lui paraît être les cris lamentables des mânes épouvantés à l’aspect d’un être vivant ; de véritables gémissemens ont même troublé le silence des catacombes ; et les catacombes les ont longuement répétés. Enfin il arrive ; la tête exaltée, l’imagination fortement émue ; il arrive, et le premier objet qu’il distingue clairement, c’est un tombeau, paré comme un autel ; sur cet autel funèbre, entre deux lampes exhaussées sur un long pied, à côté d’un glaive, s’élève le signe auguste de notre rédemption ; une croix, où l’Homme-Dieu, cloué, comme il le fut par les juifs, laisse couler de sa plaie un sang adorable qui demande une éternelle vengeance.

Il s’arrête, et considère, en gémissant, cette croix, ce Dieu mourant, cet autel qui est un tombeau, comme pour dire que la religion n’est que la préparation à la mort ; ce glaive, dont il ignore encore l’usage, mais qu’il devine peut-être ; il entend un soupir, il regarde, et voit un ecclésiastique en prière derrière l’autel ; l’inconnu se relève, prend le crucifix, le baise, et vient à lui…

C’est vous, dit-il à Florestan, j’attendais un saint, et je vous vois ! Votre vertu, comme votre gloire, n’a donc point d’égale ? Dieu vous a conduit ici pour vous faire entendre sa volonté, pour recevoir vos sermens et s’unir à vous par le plus redoutable des mystères.

Un ange m’est apparu ; sa voix m’a dit : les blasphêmes de ce vieillard ont révolté la justice divine ; cet impie attaque l’Église, mais Dieu la défend ; Dieu ordonne l’extermination de tout ce que renferme cette maison criminelle ; hormis du héros dont il fait son vengeur, et que tu trouveras dans les catacombes à la première heure de la nuit. J’ai transporté près de lui l’objet le plus puissant sur son âme, des preuves de ce miracle lui seront laissées ; Gabrielle lui a dit la volonté du Très-Haut, et je t’ordonne de le guider dans la route de la vengeance et du salut.

Ainsi m’a dit l’envoyé du ciel, et ce Christ a laissé tomber de sa plaie les gouttes de sang que vous voyez.

Il est vrai, répondit le guerrier ; mes yeux n’ont vu que dans un rêve, mais mon oreille a véritablement entendu ma bien-aimée ; j’ai pressé sa main sur mon cœur, sa bouche s’est reposée sur la mienne, cet anneau que je vis à son doigt, cette rose du jour, cueillie à Lansac, m’attestent le miracle de sa présence. Mais vous, instruit dans notre religion sainte ; vous, placé sur la terre pour y guider nos pas, dites-moi ; l’Éternel veut-il en effet la mort de l’infidèle, et le sang des hommes est-il agréable à ses yeux ?…

En doutez-vous encore après tant de miracles, répondit l’ecclésiastique ? Il viole pour vous les lois de la nature ; il transporte votre bien-aimée auprès de vous, et la tâche qu’il vous prescrit est une récompense de votre vertu : c’est le bonheur éternel qu’il vous propose ; hâtez-vous de le saisir. Hésitez-vous ? L’éternité des tourmens est votre partage ; vous n’avez qu’un jour, une heure, un moment : peut-être vous allez mourir…

Ne vous le dissimulez pas, illustre chevalier ; les sources de la vie sont taries pour vous ; la trame de vos jours est usée ; vos exploits assurent à votre nom une longue durée, et la ravissent à vos jours. Les noms célèbres sont ceux des héros qui n’ont fait que passer sur la terre ; la gloire s’acquiert au prix de la vie ; et votre corps, fatigué par elle, comme un chêne par l’orage, va tomber comme lui ; n’écoutez point une espérance vaine. Je lis sur vos traits votre avenir ; vous ne pouvez vivre, vous dis-je : la mort vous attend, l’enfer et le ciel sont devant vous : choisissez !

Ah ! quel bonheur est le vôtre ! Vous êtes assuré de gagner en un moment le ciel, où tous les hommes sont appelés, mais où si peu d’élus parviennent.

On s’aperçoit à l’élévation du style du moine, car c’était lui, combien son âme était convaincue de la sainteté de l’entreprise ; il était surpris lui-même de la noblesse de ses expressions, de la pompe de son débit. Ainsi, le langage des prophètes, invectivant contre la prostituée de Babylone, en rappelant Sion à ses devoirs, était brillante d’images et ne ressemblait en rien au langage ordinaire de l’inspiré. Le moine s’exprimait d’une manière assez commune, mais il sentait alors le besoin de frapper l’imagination de Florestan. Il chercha donc à imiter la manière du philosophe, et, avec l’aide du Saint-Esprit, il en vint à bout, comme vous avez vu, et comme vous allez le voir encore. Il continua en ces termes :

Noble chevalier, débarrassez votre âme des erreurs et des faiblesses humaines ; dans quels lieux la vérité pouvait-elle vous apparaître avec plus d’éloquence et de force ?… Voyez où vous êtes… tout un peuple vous entoure, mais un peuple de morts. Mille générations ont passé sur la Syrie et sont amoncelées autour de vous ; qu’est-ce ? moins que le sable du désert ou la feuille de la forêt. L’homme vivant repousse avec horreur ces hommes qui vécurent ; il prodigue à ces hommes d’autrefois l’outrage et le mépris, que lui prodigueront à lui-même les hommes qui lui survivront un jour ? Serait-ce donc pour fouler aux pieds la cendre de la génération qui vient de s’éteindre, qu’une génération nouvelle naît, croît et tombe, à son tour, devant les pas de ceux qui naissent et tomberont comme elle ? Ridicule destinée ! tant de peines, de douleurs, d’anxiétés et d’ennuis, ne conduiraient l’homme qu’à cesser d’être !

Me direz-vous : l’homme est né pour la gloire ? Qu’est-ce que la gloire ? Pendant la vie du héros, ce n’est pas la récompense de ses hauts faits ; la récompense lui en est souvent déniée. Serait-ce la mémoire, le souvenir de la postérité ? Mais le héros n’est plus, et qu’est-ce qu’un bien dont on ne peut jouir ? Et, d’ailleurs, qui vous dit que la postérité se souviendra ? Frappez sur ces tombeaux, demandez-leur, demandez aux morts, demandez aux vivans qui foulent à leurs pieds la cendre des aïeux, demandez-leur les noms des héros des siècles écoulés ?

Morts, levez-vous et parlez ! Hommes, aujourd’hui, suppléez à leur silence… répondez !

La vie se tait comme la mort ; rien ne nous révèle le grand homme des générations anciennes ; et pourtant, croirez-vous qu’il n’est point de héros parmi ces mille générations ? Il en est, sans doute ; eh bien, la poussière et le silence, voilà la gloire !

Me direz-vous, l’homme naît pour aimer ; qu’est-ce que l’amour ?… Hélas ! moins que la gloire. L’on applaudit au héros, personne ne loue un amant ; le héros se complaît toujours dans ses exploits ; l’amant dédaigne ce qu’il aima, il est trompé par ce qu’il aime, il fuit l’objet qui le cherche, et court après celui qui le fuit ; et quand il examine enfin les objets de ses dédains ou de sa tendresse, il s’aperçoit que leur mérite ou leurs défauts étaient dans sa pensée, il est étonné lui même d’avoir aimé. Dites-le-moi, qu’est-ce donc que l’amour ?

L’homme serait-il né pour aller, venir, boire et manger ; noble et grande conception de l’Éternel ! il eût créé cet être si supérieur à tous les êtres pour lui faire le destin d’un ciron ! À quoi bon, en ce cas, cet esprit vaste qui s’élève jusqu’à Dieu, cette âme insatiable de bonheur et d’espérance ? Le regard de l’homme mesure le soleil, et le ver rampant sous la terre, inconnu du jour, serait égal à nous ! Si nous sommes d’une nature supérieure, est-ce par le corps ? Touchez ; voilà les corps des hommes d’autrefois : de combien les croyez-vous supérieurs aux vers ? Qu’est-ce donc qui nous élève au-dessus de ces vils animaux ? C’est l’âme : l’âme est à Dieu dont elle est émanée, comme le corps à la terre dont il fut tiré. Quand la vie terrestre abandonne l’être créé, la séparation des deux natures se fait, le corps retombe sur la terre et devient terre, l’âme retourne à Dieu. Elle est immortelle comme il est immortel. Votre philosophe, qui me défiait de lui répondre, ne pourrait me répondre lui-même : je l’en défie, à mon tour, peut-être même ne le tenterait-il pas, et conviendrait-il, en apparence, de cette vérité.

Mais cette vérité ne peut être stérile, comme le voudraient les philosophes. Qu’elle produise des fruits, ou cessons d’y croire ; car tout a un but dans le monde, Dieu n’a rien fait en vain.

Maintenant je vous dirai ce que c’est que la vie ; puisqu’elle finit, elle n’est qu’un moyen. La mort n’est que le rétablissement de ce qui était avant la vie. Il y a donc, il doit y avoir un but à celle-ci, qui soit après elle, et non pas avant elle ; autrement il eût été dépassé avant d’être atteint ; cela ne serait point raisonnable. Je parle encore à votre raison, pour vous prouver que nos mystères se fortifient de toute sa force. Bientôt je vous parlerai au nom du ciel, et tout raisonnement vous sera défendu.

Le but de la vie de ce monde, puisqu’il ne peut être le néant qui était avant elle, est donc une autre vie. La terre est le chemin qui nous y conduit. La gloire, l’amour, les passions et les plaisirs, sont les accidens du voyage, mais n’en sont pas le motif, pas plus que le gîte ou l’ombrage où s’arrête le voyageur ne sont celui de sa course. Comme lui, nous devons marcher toujours en envisageant le terme ; il est là où l’on s’arrête pour toujours ; il n’y a de vrai que ce qui est durable ; le reste est chimère, parce qu’il est passager.

La vie de ce monde n’est donc que le moyen d’obtenir la vie éternelle, le passage pour arriver au ciel, et nous ne devons considérer que les moyens d’y parvenir sûrement, puisque nous ne sommes nés que pour cela.

Félicitez-vous, heureux mortel. Dieu vous montre la voie, et l’élargit devant vous ; il vous propose le combat pour vous donner le mérite de la victoire : car, pensez-vous que votre secours lui soit nécessaire ? Il veut la mort de ce misérable vieillard, dont la voix séditieuse et sacrilége prêche la révolte et l’incrédulité ; il veut l’extermination des infidèles ramassés autour de lui, il le veut ; sa voix et les miracles vous l’attestent ; mais n’a-t-il que vous pour exécuter sa volonté ? Ne peut-il ouvrir les cataractes du ciel ? Les vents et l’orage sont-ils sourds à sa voix ? Sa main est-elle désarmée ? Ne peut-elle répandre la peste et ses horreurs ? Ne peut-il verser sur cette terre maudite les torrens de sa colère, frapper de la foudre ces murs que la flamme des enfers dévorerait dans leurs fondemens ?… Reconnaissez-le donc, c’est pour vous seul qu’il s’adresse à vous. Il vous demande, non pas de le servir en effet, mais de vous sauver ; en vous donnant ce glaive pour répandre le sang des criminels, il vous remet le signe auquel aux portes du ciel vous serez reconnu pour l’élu du Seigneur.

Quoi ! s’écria le chevalier, animé de la plus vive joie, vous me proposez de combattre… Donnez ce glaive, donnez… je vais défier tous les ennemis de mon Dieu. Arrêtez, dit le moine, les intérêts du ciel peuvent-ils être remis au hasard ? Tout dort… les portes nous sont ouvertes, marchons vers le lit du vieillard, et délivrons la terre de ses crimes… — Ah ! grand Dieu, s’écria le chevalier, moi que je l’assassine ! Il m’a donné le nom de fils… — Vous murmurez, reprit le moine… Allez, faible chrétien, allez, refusez la gloire et le ciel, d’autres seront plus dociles. Vous tomberez sous les coups de ceux que vous aurez épargnés, et l’enfer dévorera un héros rebelle. — Mais, répondit-il, c’est un assassinat que vous me demandez. — Dieu parle : êtes-vous juge de ses desseins ? Dieu ne peut-il renverser l’impie à coups de foudre ? votre bras est la foudre. Dieu commande, obéissez !… — Mais peut-il commander ce qui est mal ? — Non, et je suis de l’avis du philosophe ; mais lui seul peut tracer la limite de l’un et de l’autre, il n’a pas abandonné ce soin à notre faible raison. Si votre bras ne guérit pas, ne faudra-t-il pas l’extirper pour vous préserver vous-même ? Votre médecin sera-t-il un assassin ? Pour épargner un homme, faut-il laisser périr des nations ? pour ne pas égorger un philosophe, faut-il laisser l’Église en péril, remettre Jésus-Christ, ce Sauveur adorable, sur l’arbre de la croix, laisser recommencer les horreurs de sa longue agonie ?…

« Fils de Dieu ! l’hérésie triomphe, et votre sein est déchiré par le glaive des philosophes ! Ils vous couronnent d’épines, ils vous abreuvent de fiel, ils insultent à vos douleurs. Les ténèbres recommencent ; les morts se lèvent du fond de la tombe, épouvantés des tressaillemens de la terre ; vous êtes encore sur le calvaire, au milieu des bourreaux ! J’embrasse votre croix avec les saintes femmes, mes larmes coulent, mes sanglots appellent un vengeur ; nul n’accourt délivrer le Dieu du ciel, nul n’ose tourner contre ses assassins le fer dont ces barbares déchirent les flancs du Sauveur du monde !!… Ô Jésus ! ô mon Dieu !… pourquoi souffrez-vous encore une fois ces horribles supplices ? Votre parole est accomplie, vous avez déjà donné tout votre sang pour nous… C’est l’heure de la vengeance, parlez, dites un mot, et vos bourreaux sont dispersés, et ceux qui ont refusé de vous défendre jurent de combattre pour vous, et les infidèles périssent, et l’Église triomphe !… »

Saint homme, s’écria le héros, vous faites passer dans mon âme le zèle qui vous dévore : oui, périssent les infidèles !… je me soumets à la volonté du ciel ; mais, fait aux combats à découvert, mon bras s’étonne de frapper, dans l’ombre, un homme sans défense. Je sais que Gabrielle, transportée par un ange, est venue auprès de moi, elle m’a commandé d’exterminer ce vieillard qui m’appelle son fils ; mais je puis avoir mal entendu l’arrêt du ciel, il a révélé lui-même ses desseins à Moïse, à son peuple : montrez-moi si l’assassinat d’un père ou d’un ami sont commandés par Dieu même ; que je voie, et j’exécute en aveugle les ordres de mon Dieu.

« Je vous le montrerai, s’écria le moine ; heureux chrétien, je vois les lauriers de la gloire et les palmes du martyre tressés pour vous par la main des anges ; quand vous serez au ciel, priez pour moi. Il dit, se jette à genoux, mouille de ses larmes les pieds du héros, et ajoute : souvenez-vous, quand vous serez assis à la droite du Fils de Dieu, que je vous ai montré la route ; n’oubliez pas que, si j’accepte l’appui de votre bras, c’est que le mien ne suffit pas à l’exécution de cette sainte entreprise. Voyez, une affreuse maladie me dévore, elle a roidi mes membres, corrodé mes os, leur moëlle même est déchirée par les pointes aiguës d’un horrible venin ; je ne puis exterminer seul tous les ennemis de Dieu, vous en purgerez la terre, et je n’aurai, pour moi, que la volonté de vous seconder, et la gloire de vous avoir conduit. »

À ces mots il se relève, pose sur l’autel le livre sacré, en disant : souvenez-vous que le philosophe a prétendu que Dieu avait inspiré Numa, Mahomet et Vistnou, c’est-à-dire, que les Dieux de Vistnou, de Mahomet et de Numa, sont de véritables Dieux. Maintenant, lisez.

Il ouvre le livre aux pieds du crucifix, et montre à Florestan, avec la pointe du couteau qu’il avait pris sur la table du festin, les versets 7 et suivans du chapitre 13 du Deutéronome. Florestan les lut à haute voix, en ces termes (b) :

« Quand ton frère, ou ton fils, ou ta fille, ou ta femme bien aimée, ou ton intime amie (c), lequel t’est comme ton âme, t’incitera, disant : allons, et servons d’autres Dieux que tu n’as point connus, ni toi ni ton père ; ne l’écoute point, n’use point de miséricorde, mais fais-le mourir, que ta main soit la première contre lui pour le mettre à mort, et puis après la main de tout le peuple. »

Il suffit, dit le héros avec une rage concentrée, il mourra, Dieu le veut, c’est le cri, c’est la loi des Croisés, marchons !!…

Qu’on les extermine, a dit la sainte abbesse d’Antioche, ajouta le moine, en se frottant les mains, ils seront exterminés ! Et notre Saint-Père le Pape et notre sainte mère Église et son divin époux, le fils de la Vierge immaculée, vont triompher de leurs ennemis ; on frappera une médaille à Rome[114] en mémoire de cette dévote extermination, et nous serons tous béatifiés.

Maintenant, mon frère, je puis tout vous découvrir ; depuis le jour où je fus reçu dans cette maison infâme, j’ai médité la vengeance, j’ai ramassé dans une chambre toutes les matières combustibles que j’ai pu trouver ; j’y ai mis le feu, il se propage lentement et dans le secret ; mais dès qu’il aura acquis des forces, il éclatera avec violence, nous nous mettrons contre la porte, et nous massacrerons tout ce qui voudra s’enfuir[115] ; mais, avant qu’il éclate, nous aurons le temps d’aller expédier le philosophe ; privés de leur chef, ces méchans ne sauront rien entreprendre, et tous seront détruits.

Je vous approuverais, dit Florestan, s’il n’y avait aussi des chrétiens parmi eux ; il faudrait les sauver… Non, dit le moine, la loi le défend ; lisez les versets 13, 15 et 16 du même chapitre, la ville où quelques garnemens seulement auront dit, servons d’autres Dieux, doit être détruite en entier ; elle doit être brûlée avec tout ce qu’elle contient ; les habitans, sans excepter même les bêtes, doivent être passés au tranchant de l’épée. — Il est vrai, répond le héros, après avoir lu, Dieu le veut. — Ce n’est pas qu’il veuille du mal aux fidèles, mais c’est pour rendre l’exemple plus frappant : tuez, tuez toujours, dit le Seigneur ; et il ajoute, en lui-même, je saurai bien connaître ceux qui sont miens. Cette explication est fortement catholique, et digne même d’un Pape ou d’un légat (d). Il faut donc tout tuer, païens et chrétiens ; et j’ose enfin vous le dire, si vous aviez résisté aux ordres de Dieu, il m’avait ordonné de vous frapper le premier ; ainsi dit le moine.

Je l’aurais mérité, répliqua le héros, et je vous massacrerais vous-même si vous osiez reculer…

— Moi, que je recule ! déchirez en mille morceaux ce corps misérable, promenez mes membres sanglans dans les rues de Rome catholique, comme autrefois ceux de la femme du Lévite d’Éphraïm dans les villes d’Israël, si mon cœur connaît la pitié ; mais vous, êtes-vous à l’abri d’un remords criminel ? Ne vous ai-je pas vu détester vos exploits et pleurer les infidèles ? Vous êtes chrétien, mais vous êtes faible ; il faut à votre âme une nourriture céleste, qui l’élève au-dessus d’elle-même ; Dieu va s’unir à vous sur ces tombeaux qui vous rappellent le sien, dans ce lieu de mort où la place des méchans est préparée, il va s’unir à vous. Son corps et votre corps seront un ; son âme sera votre âme, et vous serez implacable dans sa vengeance ; car vous connaîtrez en vous-même qu’il vous ordonne de l’être.

Il dit, prend le pain, le consacre, et ce pain changeant de nature est à l’instant le Dieu du ciel. Florestan se met à genoux devant l’autel, pleurant et frappé de terreur à l’aspect de son Dieu. Le moine lui dit :

« Jésus-Christ, prêt à être crucifié par les Juifs, prit du pain, le rompit, et le présentant à ses disciples leur dit : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ; faites ceci en mémoire de moi. » Il leur faisait entendre, faites-le en mémoire des tourmens que je vais souffrir, et de la vengeance que vous me devez.

» Glorieux Croisé, héros invincible, recevez cette apparence de pain ; c’est le corps, c’est le sang de Jésus-Christ, crucifié par les infidèles ; prenez, et dites-moi vous-même ce que Dieu vous demande (e). »

Florestan prit son Dieu ; tout-à-coup une flamme nouvelle embrâsa son cœur, ses yeux brillèrent d’un feu terrible ; il se releva le glaive à sa main, et s’écria de toutes ses forces :

Vengeance !…

Vengeance ! répondit le moine avec plus de force encore.

Vengeance ! répétèrent à la fois tous les échos des catacombes, vengeance !…

Ces cris terribles de vengeance, proférés par les deux conjurés, répétés par les échos, roulèrent dans la vaste étendue des catacombes, comme le bruit de l’orage dans la nue, comme le retentissement de la foudre le long des vallées. À ce bruit horrible, il parut que, l’enfer entrouvrant ses abîmes, les démons échappés étaient venus dans cette noire caverne agiter leurs chaînes, et que les morts eux-mêmes, s’agitant au fond de leur tombe, se levaient debout en gémissant pour recevoir la foule des autres morts que la vengeance chrétienne allait précipiter auprès d’eux.

Épouvantés par ce bruit inaccoutumé, des monstres ailés sortirent en effet des tombeaux ; le battement lugubre de leurs ailes immenses, leurs cris affreux, le tumulte de leur fuite, ajoutèrent une nouvelle horreur à l’horreur de ces lieux, ces monstres frappèrent de leurs ailes et le moine et le chevalier. Le moine tomba d’effroi, disant : l’ange des ténèbres nous poursuit. Le chevalier resta debout ; mais, persuadé que Satan cherchait à l’épouvanter, il s’écria pour le braver, d’une voix mâle et terrible : Vengeance ! Vengeance !

Le tumulte des catacombes augmenta : mais, ô comble d’horreur ! ô prodige ! À travers tous ces cris divers, à travers ce bruit confus, une voix distincte se fit entendre, et les échos étonnés la répétèrent.

Tremblez, scélérats ! tremblez !

En ce moment, le crucifix fut renversé de l’autel, la lampe s’éteignit, les deux chrétiens restèrent plongés dans les ténèbres les plus affreuses. Cependant le guerrier intrépide ayant relevé le moine, ils parvinrent à sortir des catacombes ; et, quand ils furent arrivés à l’entrée du souterrain, ils entendirent derrière eux comme le bruit sourd de la tempête et leurs premiers regards aperçurent au-dessus de la maison du vieillard une fumée obscure, annonce de l’incendie.

Ils hâtèrent leurs pas ; Florestan, agitant son glaive, et le moine serrant dans sa main le manche de son grand couteau.




CHAPITRE XXXVIII.

Miracle et Martyre.


Nous avons laissé Laurette couchée sans connaissance à la porte du souterrain ; en revenant à elle, sa voix appela de nouveau son frère, mais le jour qui se levait sur sa tête lui fit connaître que déjà son frère s’était retiré ou qu’il ne sortirait jamais de ces lieux ; elle essaya, mais en vain, d’y pénétrer ; son effroi l’arrêta ; elle pressa de ses questions les serviteurs du vieillard ; la crainte de la contagion leur empêchait de lui répondre ; elle résolut donc de veiller et le jour et la nuit, jusqu’à ce qu’elle eût revu son frère, et de temps à autre l’infortunée allait sur le seuil des catacombes, où sa voix gémissante l’appelait.

Assise à la première heure de la nuit auprès de ces rochers, elle entendit les pas d’un homme : c’était le moine ; il entra. Laurette réfléchissait à ce qu’elle devait faire, quand elle entendit derrière elle un bruit nouveau : on s’approche, on entre : c’était Florestan. Elle crut le reconnaître ; sa curiosité devint plus vive, et l’emporta sur ses terreurs ; elle fit un pas en avant, sortit, rentra ; enfin, la lueur de la lampe ayant frappé ses yeux, elle s’avança vers elle lentement ; s’arrêtant, hésitant, portant ses mains pour rassurer ses pas, tantôt sur des tombeaux, tantôt sur des ossemens ; et, malgré sa terreur, poussant des cris étouffés toutes les fois que ses mains rencontraient ces objets affreux ; ces cris et ces gémissemens furent répétés et multipliés par les voûtes sonores.

La crainte d’être découverte l’arrêta loin des deux chrétiens, mais son oreille attentive saisit une partie de leur projet : elle en frémit. Elle mangeait depuis long-temps le pain du vieillard, elle résolut de le sauver ; sa voix, lorsque les cris de vengeance eurent épouvanté les corbeaux et les vautours dont cette caverne immense, où les attirait l’odeur des morts et la certitude d’une horrible curée, était l’asile, fit entendre parmi les cris lugubres de ces animaux et le battement de leurs grandes ailes, ce cri menaçant : tremblez, scélérats, tremblez ! Elle voulut effrayer les conjurés, mais son effroi fut plus grand que le leur, au tumulte horrible que firent dans ces catacombes, jusque-là silencieuses, ces oiseaux de carnage ; elle crut, comme le moine, ouïr l’enfer déchaîné ; elle crut que les démons étaient venus, non pour les arrêter dans leur entreprise, mais pour les y seconder. Ses genoux tremblèrent, ses cheveux se dressèrent : elle se traîna jusqu’à l’issue de la caverne, où elle n’arriva qu’après les deux héros ; elle les vit sortir, et avec eux des monstres dont elle ne put distinguer la nature, qui, poussant d’effroyables cris, se perdirent dans les airs : c’étaient les vautours. Florestan et le moine l’eurent bientôt devancée.

Cependant le désir d’être utile, la vue des masses de fumée, où déjà l’œil sentait la présence de la flamme, quoique encore voilée, redoubla ses forces : elle se mit à courir vers la maison en criant : tremblez, scélérats, tremblez !

Ils n’entendirent point ses menaces ou les méprisèrent.

Serrés l’un contre l’autre, s’encourageant ainsi, se confirmant dans leur magnanime dessein, ils arrivèrent à la porte de l’hospice ; tout-à-coup, comme si leur présence devait être le signal de l’explosion, les flammes, après une détonation affreuse, s’échappent, s’élancent, jaillissent dans des tourbillons de fumée ; bientôt ces tourbillons s’embrâsent et les flammes avec l’impétuosité d’un fleuve aux ondes nombreuses, se précipitant des rochers escarpés, débouchent de toute la largeur de l’édifice, et montent si rapidement et si haut, qu’il semble que les feux du ciel tombent sur la terre.

Les toits de l’édifice à moitié consumés, s’écroulent avec fracas ; les murs se fendent ; la fumée, refoulée par la flamme, ouvre avec violence, brise les fermetures des fenêtres et s’échappe ; avec elle, paraissent à toutes les ouvertures tous ceux qui ont la force ou le temps de fuir, tandis que les plus malades se traînent à côté de leurs lits embrâsés, ou déjà brûlent avec eux. Les cris des mourans, la voix de ceux qui pensant avoir trouvé une issue, bénissent le ciel ou appellent leurs amis ; la chute des poutres et des murs, le combat des feux et des vents, l’opposition de cette immense clarté avec les ténèbres universelles, et le retentissement lointain comme d’une armée qui semblait se précipiter vers le théâtre de l’incendie ; (bientôt on entendit la voix des hommes, le hennissement des chevaux, le choc des armes) tout contribuait à faire de cette nuit une nuit d’horreur, et de ces lieux, naguères si tranquilles, les lieux les plus épouvantables de la terre.

Cependant le moine et le chevalier poursuivaient leur sainte entreprise ; le moine mit le pied sur le cou du premier qu’il rencontra ; respirant encore, étendu près de l’hospice dont il venait de sortir à demi-brûlé ; il repoussa dans les flammes un juif qui s’échappait ; il reçut sur la pointe de son couteau un musulman qui sautait par la fenêtre ; et puis, se plaçant à côté de la porte, il fourra sa lame, à la manière de saint Aod, dans le ventre de tous ceux qui se présentèrent. Florestan, plus intrépide, était entré dans la maison ; il cherchait le vieillard : il avait juré sa mort sur l’hostie ; et, sous peine de damnation éternelle, il fallait qu’il le tuât : il n’alla pas loin ; le vieillard, réveillé par les flammes, courut d’abord à la chambre de Florestan pour l’aider à se sauver ; ne le trouvant pas dans son lit, et le croyant hors de péril, il cherchait à s’y mettre lui-même ; et il s’y mettait, si Florestan ne l’eût rencontré.

Ah ! mon fils, dit le vieillard en l’apercevant, vous alliez à mon secours comme j’ai couru au vôtre… Vous vivez, je n’ai rien perdu ! Il avait ouvert ses bras pour y presser Florestan… Le moment était propice ; sa poitrine était toute à découvert : le faible chrétien eut une espèce de honte de saisir cet instant : il recula, retint son glaive, et dit : Vil athée, ennemi de Dieu, ton amitié me fait horreur ; je suis ici pour verser ton sang criminel ; mais repens-toi si tu le peux, et meurs en détestant tes crimes !…

Le moine les voyait ; il vit la faute du chevalier ; et, craignant qu’il ne pardonnât à l’athée, il s’élança, tenant son couteau des deux mains et criant : Tue, tue le philosophe !… Florestan, tu l’as promis à Dieu… Mais en même temps une voix perçante criait au chevalier :

Florestan, Florestan ! épargne ce vieillard, souviens-toi de ton père : c’était la voix de Laurette. Le chevalier, que le reproche du moine avait rappelé à ses devoirs, avait levé le bras et son glaive allait tomber sur le vieillard, quand celui-ci s’écria… Florestan ! je suis le comte de Lansac… Êtes-vous mon fils ?… Mon père !… répondit le chevalier épouvanté !… mais son glaive avait commencé à tomber, et tomba, quoique faiblement, sur le vieillard, dont la poitrine fut frappée ; en même temps que son oreille entendit le nom sacré de père prononcé par son meurtrier.

Si ce père n’eût été un hérétique, son malheur arracherait des larmes ; si ce fils n’eût accompli les desseins de l’Éternel et les vœux de l’Église, son héroïsme serait un forfait exécrable ; mais loin de le maudire pour avoir frappé, il faut imiter le moine qui lui reproche sa lâcheté. Florestan, comme atteint de la foudre par la présence de son père, par la vue de son sang, par l’épouvantable spectacle du carnage et de l’incendie qu’il semblait n’avoir pas vu jusqu’alors, tomba roide sans force et sans mouvement. Le philosophe voyant le moine se précipiter sur lui, le couteau en avant, eut la force de le fuir. Il se rejeta dans la maison, espérant plus de pitié des flammes que d’un moine, celui-ci le poursuivit, et comme il allait l’atteindre, le plancher s’écroula, le vieillard tomba dans les flammes, et le moine resta debout sur un morceau de poutre, tenant encore contre un pan de muraille.

Ce mur, ce morceau de bois, étaient seuls en place ; à l’entour tout était écroulé. Le moine, isolé sur la poutre, ne pouvait être sauvé qu’en s’élevant dans les airs ; il regarda vers le ciel pour voir s’il n’en descendrait pas un ange, qui l’enlevât par le crâne, comme il arriva à Habacuc… L’ange ne descendit pas, mais les flammes des lieux inférieurs commençaient à monter. D’abord la fumée l’enveloppa ; elle disparut, et les flammes ondoyantes s’élancèrent en tournoyant. Assailli par elles, il criait d’une manière horrible. Il élevait ses bras vers le ciel ; il faisait de vains efforts pour escalader le mur. Cependant Laurette, à l’éclat de ces feux dévorans, l’ayant reconnu, l’accablait d’imprécation ; et l’armée entière des Arabes, car c’était elle dont on avait entendu la marche, ayant investi la maison sous les ordres de Solyman, lui-même, accouru pour se réjouir avec son ami le philosophe et le féliciter sur l’emploi des richesses dont il l’avait comblé ; l’armée des Arabes, dis-je, instruite par Laurette de l’action du saint-homme, lui lançait une nuée de traits. Beaucoup l’atteignirent et restèrent attachés à son corps. Il en était hérissé, sa tête seule n’avait pas été frappée, Dieu permit ce miracle : le moine se souvint alors d’une hostie consacrée qu’il avait sur lui ; plein d’espérance, il la prit dévotement et la présenta aux flammes ; soudain elles s’abaissèrent ou s’éloignèrent comme lorsqu’un vent impétueux les couche et les refoule (a). Aussi les Arabes, endurcis, attribuèrent-ils aux vents du désert les effets produits par la présence du corps et du sang de Notre Seigneur. Le moine voyait enfin la certitude de son salut ; les flammes reculant devant l’hostie ne pouvaient plus atteindre le saint-homme, habile à la leur présenter ; mais tout-à-coup le bout de la poutre se détacha du mur, et le moine tomba dans un immense brasier, il tomba au bruit des imprécations des infidèles, des malédictions de Laurette et de l’écroulement du mur, qui, miné dans sa base par les feux dévorans, s’abattit, avec fracas, sur le martyr.

L’arrivée des Arabes sauva Florestan. Ils l’enlevèrent des flammes prêtes à l’atteindre, le croyant une des victimes du moine. Laurette ne voulut point les détromper. Le héros, sans oser regarder le théâtre de sa gloire, sans se retourner jamais, semblable à Loth, fuyant Sodôme embrasée, s’éloigna dès qu’il en eut la force ; et Laurette en pleurs, Laurette désespérée, le suivait d’aussi près qu’elle le pouvait, en lui criant : Rends-moi mon père !…

Elle n’alla pas bien loin. Tant de maux, de misère et de malheurs, la forcèrent à s’arrêter sur une élévation d’où elle voyait fuir son frère sans pouvoir le suivre plus long-temps, et d’où elle lui criait encore, lors même qu’il ne l’entendait plus :

Rends-moi mon père !…




CHAPITRE XXXIX.

Suite de l’âne du moine. — Annales de la famille Balaam.


Note de l’Éditeur.

Nous supprimons ces chapitres pour les mêmes raisons que nous avons déjà données. Nous dirons seulement que l’âne, qui s’était mis en prières au moment où le moine était au milieu des flammes, fut consumé par des feux qui sortirent de terre ; ils moururent en même temps et se rencontrèrent aux portes du ciel ; ils se saluèrent, s’embrassèrent ; le moine monta sur l’âne, et ils entrèrent dans le quartier du chien de saint Roch, du cochon de saint Antoine et des vautours d’Élie.

Ensuite, le Chroniqueur donne les annales de la famille Balaam, et dit, comme quoi, en reconnaissance du jugement rendu à Nîmes par les juges d’Alais, des oreilles d’ânes se reposaient sur la tête de ces juges pendant les XIIe, XIIIe et XIVe siècles ; comme quoi on chassait de la compagnie tout nouveau venu sur la tête duquel ne descendaient pas ces signes symboliques ; au contraire, si les oreilles du candidat s’allongeaient, l’auditoire s’écriait : aco n’ës un, c’est un Balaam (un âne parlant). Le président prononçait la formule : Dignus est intrare, et accolait le nouveau frère, pendant qu’une main de feu traçait ces mots sur la muraille :

Asinus, asinum fricat.

Enfin, le Jésuite continue en ces termes :

En 1816, lors de l’installation du tribunal épuré, les amis du merveilleux se transportèrent au prétoire, pour s’assurer si les miracles des anciens jours recommenceraient, d’autant qu’on avait fait déguerpir un magistrat qui savait lire et écrire, ou de peu s’en fallait ; les curieux furent désappointés ; les miracles des siècles passés ne recommencèrent pas, les oreilles d’âne ne se montrèrent nulle part.

Le Jésuite disserte ensuite sur différens sujets, et termine son ouvrage par ce vers de Delille :

Même quand l’oiseau marche on sent qu’il a des ailes.




AVERTISSEMENT.


Les pages qu’on vient de lire furent trouvées sur un des assassins du Midi, en 1815. On ignore si le Jésuite et le Dominicain ont poussé plus loin leur ouvrage ; mais comme j’ai eu connaissance de la Chronique où ils ont puisé les faits de cette histoire, j’ai pris la plume, et je vous présente,ami lecteur, la fin des aventures de nos héros.




LE RETOUR
DE LA CROISADE.


CHAPITRE PREMIER.

Départ de Florestan. — Résultat des croisades.


Le malheureux Florestan, poursuivi par son crime, en horreur à lui-même, suivait sa route au hasard. Pendant que le jour éclairait l’univers, distrait de sa noire mélancolie par la fatigue de sa course, par le spectacle de la nature, par la douce influence de cet astre bienfaisant, dont les rayons descendent dans le sein de l’homme comme dans les sillons, et portent partout l’espérance et la vie, il osait quelquefois se promettre un avenir plus tranquille.

Pour oublier son père, il pensait à Gabrielle ; il cherchait, en regardant le prix de son crime, à perdre de vue son crime même ; mais souvent, dans sa rêverie amoureuse, il retrouvait le sang paternel jusque sur la bouche de Gabrielle, où ses lèvres allaient déposer le baiser du retour.

Mais quand revenait la nuit sombre, revenaient avec elle tous ses malheurs et tous ses remords. Tantôt elle le surprenait sur les rives déchirées des torrens, et ne lui présentait pour abri que les cavernes ou les rochers battus par les orages ; tantôt elle le surprenait dans les déserts, où ni le bruit d’une source, ni la feuille d’un arbre ne lui permettaient l’espérance d’étancher sa soif ou d’apaiser sa faim impatiente.

Alors il jetait dans l’espace les cris de sa voix désespérée, et rien ne répondait à sa voix. Il invoquait la mort, et n’obtenait que la douleur. Il cherchait le sommeil, et ses yeux restaient ouverts : ainsi le criminel crie, gémit et veille.

Ne dites point que les forfaits restent impunis sur la terre ; trop souvent la justice des hommes est impuissante ou corrompue, la foudre frappe au hasard, et ne tombe plus sur la tête des criminels ; mais il est encore des ministres des vengeances célestes, plus terribles que la foudre, plus implacables que les Euménides, et il en est deux : la nuit et l’insomnie.

Avec quelle force, pendant ces heures d’angoisse, les soins que lui prodigua son père, se présentaient à sa pensée, et lui reprochaient l’énormité de son crime ! En vain se répondait-il, je l’ai frappé sans le connaître ; en vain se redisait-il, les ordres du ciel et les sermens prêtés à Dieu même, à ce Dieu s’unissant à lui pour lui communiquer sa haine et sa rage contre les philosophes. Sa raison repoussait alors tous les monstrueux argumens du fanatisme, et son cœur lui répétait les leçons de son malheureux père.

« Un crime serait crime, quand Dieu même en serait l’auteur ; mais Dieu ne peut ni l’ordonner ni le commettre. »

Plus d’une fois il résolut d’attenter à ses jours. La crainte d’une vie à venir ne le retint pas dans la vie de ce monde : qu’avait-il à craindre ? Tout finit avec nous ; ou, s’il est une nouvelle manière d’être, le ciel, dont il avait suivi les ordres, lui devait la récompense de son forfait. Ainsi raisonne, ainsi doit raisonner le fanatisme. Mais le souvenir de sa maîtresse, pour laquelle il avait supporté tant de fatigues, bravé tant de dangers, répandu tant de sang, le soutenait encore, et donnait à ses pas la force de s’éloigner de ces funestes lieux, où son désespoir lui montrait partout un tombeau.

C’est ainsi qu’il traversa les champs dominés par Constantinople, si mal à propos nommés l’Empire romain ; il rencontra sur sa route des malheureux, revenant comme lui de la terre sainte, affligés de mille maux, blessés, estropiés, et mendiant. Ils payaient, misérables et souffrans, pour leurs fautes passées, pour les fautes des Croisés nouveaux, qui, trop fidèles imitateurs des premiers Croisés, abusaient de la force et du nombre ; et, brigands sans pitié, volaient vers les saints lieux pour y mourir, ou n’en revenir, que misérables et souffrans, recueillir les mauvais traitemens que maintenant ils semaient sur leur route.

Les Grecs dont les cris de détresse avaient appelé les armées catholiques au secours de l’empire déchiré par les peuples de l’Orient, et qui n’avaient trouvé dans leurs prétendus défenseurs que des brigands avides de sang et de pillage, que des fanatiques disposés à tout détruire à la voix d’un moine ; les Grecs, épouvantés au débordement de ces armées immenses, à l’aspect des flammes, qui des sources du Danube s’avançaient vers les bords du Bosphore, et laissaient enfin apercevoir du haut des tours impériales tout le sang versé par les Croisés : les Grecs ne surent ni commander, ni obéir, ni combattre, ni se soumettre. Comme tous les peuples faibles, ils se courbaient sous le joug et méditaient la révolte ; ils espéraient de la fortune ce qu’ils n’avaient pas demandé à la résolution ; et de la ruse ce que leur avait refusé le courage. Ils se vengeaient sur les Croisés éloignés de l’armée, des cruautés et des brigandages des Croisés réunis sous la bannière sacrée ; ainsi toujours le faible et l’innocent porte la peine du coupable et du fort.

Les Grecs furent cruels, sans doute, mais l’exemple de la cruauté leur fut donné par les latins. Les armées catholiques étaient composées de telle manière, qu’on peut assurer, sans crainte d’être injuste, que le Grec sans pitié, qui, non content de refuser un asile ou des secours, ou même les signes d’une pitié stérile au Croisé malheureux, le massacrait devant le seuil de sa porte inhospitalière, exécutait certainement la loi du talion contre un misérable dont la rage furibonde n’avait été désarmée aux jours de sa puissance, ni par les cris de l’enfance, ni par les larmes des mères, ni par les gémissemens des vieillards.

Toutes les faiblesses de la superstition, unies à tous les forfaits du fanatisme, tel fut le spectacle que, pendant plus d’un siècle, présentèrent au monde ces hordes conduites par des grands ambitieux, qui ne purent les contenir ; ou des moines sans mœurs, qui n’en eurent pas même la pensée.

Le but apparent des Croisades était de défendre l’empire Grec ; et, ses prétendus défenseurs, après l’avoir, pendant de longues années, ravagé, dévasté, inondé de sang, s’emparèrent de sa capitale ;

De repousser les Arabes et les Turcs ; et on leur prépara la conquête de Constantinople affaiblie ;

D’écraser le mahométisme ; et l’on réunit ses sectateurs divisés par la crainte d’un danger commun ;

De délivrer Jérusalem ; et l’on n’y parut un moment que pour profaner les lieux saints par les forfaits les plus atroces et les vices les plus infâmes. Protestant ainsi, aux yeux des peuples étrangers, contre la vérité de la mission de celui dont la Divinité ne peut leur être prouvée que par les vertus de ses disciples ;

De faire triompher la religion chrétienne ; et, si jamais elle mérita de périr, ce fut au spectacle de ce débordement de brigands et de crimes, de prêtres et d’ignorance, qui se disaient l’Église et le christianisme, et qui l’étaient comme les tribunaux révolutionnaires sont la justice.

Les Papes profitèrent seuls de tant d’erreurs et de forfaits, ils avaient prévu ce résultat ; mais ce qu’ils ne pouvaient prévoir, ils se creusaient un abîme en élevant leur trône ; sa masse immense devait fatiguer la terre, elle s’est entre-ouverte sous son poids énorme, il s’est écroulé !… Puisse-t-il ne se relever jamais, ce monstrueux édifice, cimenté de sang humain, et d’où l’erreur, la fraude, la violence, le parjure, tombaient sur l’univers comme les torrens de l’orage tombent des flancs de la nue !

Les barbares qui ravagèrent les Gaules et l’Italie, ayant renversé le flambeau des sciences et des lettres, ne purent, dans la nuit profonde de l’ignorance, connaître les vérités du Christianisme. Ils prirent pour elles tous les fantômes dont on épouvanta leur imagination ; mais le feu sacré brûlait encore dans la Grèce. Malgré l’épaisse fumée dont sa flamme était entourée, sa clarté tutélaire pénétra dans les rangs des Croisés, leurs yeux s’essayèrent au jour, et leur retour en Europe fut le commencement inaperçu d’une ère nouvelle. Les Grecs savaient lire, ils lisaient ; ils disputaient sur des folies, il est vrai ; mais enfin, l’habitude du raisonnement tenait l’esprit humain en éveil. En se battant contre des chimères, il aiguisait ses armes : le premier combat sérieux devait lui révéler toute sa force. Les peuples de l’Occident apprirent dans la Grèce les pauvretés de la scolastique ; ils y cherchèrent la lumière du Mont-Thabor, et finirent par entrevoir celle de la raison. La réforme de Luther fut la conséquence inattendue des plus misérables querelles. Ainsi l’œuvre du fanatisme devait être détruit par les efforts prodigieux du fanatisme même, pour le rendre éternel.

D’autres causes concouraient à l’affranchissement de l’Europe. Les grands vassaux vendaient aux villes le droit de s’administrer elles-mêmes. Les Croisades, entreprises pour courber l’homme sous le joug, enrichissaient le clergé, mais commençaient la ruine de la noblesse ; elles armaient les nations dans l’intérêt des prêtres, mais elles mettaient aux nations les armes à la main, et révélaient la force du nombre. Ainsi, loin de consolider l’esclavage du corps et de la pensée, elles préparaient la liberté, et disposaient les peuples à se servir un jour de la double artillerie de la presse et du canon, pour foudroyer les repaires du fanatisme et les donjons des seigneurs.

Mais les heureux résultats de ces folles guerres ne devaient être sensibles que dans la suite des temps. À l’époque où vivaient les héros de cette histoire, les nations souffraient sans compensation et même sans espérance, et les pontifes crurent à l’établissement de leur toute-puissance, comme les peuples à l’éternité de leur infortune.




CHAPITRE II.

Le Moine latin et le Moine grec.


Florestan s’approchait enfin de Constantinople. La troupe des pélerins s’était accrue, et déjà, près des bords du Bosphore, ils pouvaient se faire craindre de ceux qui ne respectaient point leur misère. Ils commencèrent par implorer la pitié, ensuite ils prescrivirent l’aumône ; enfin, ils la ravirent. Florestan n’eut point de violences à se reprocher ; il sollicita même quelquefois la grâce du faible, et l’obtint rarement. Aux véritables pélerins se joignirent des vagabonds qui jamais n’avaient exposé leur vie dans les combats, et que n’excusaient point, en quelque manière, les erreurs d’un fanatisme toujours aveugle, mais souvent de bonne foi. L’ardeur du butin avait réuni dans les mêmes bandes des moines schismatiques de Constantinople et de l’Asie aux moines orthodoxes de l’Italie et des Gaules.

Cette troupe assez d’accord quand il s’agissait de piller ou de réciter de dévotes oraisons, se divisait en plusieurs partis quand les moines, et surtout les moines grecs, nation amie de la dispute, se mettaient à discourir sur les dogmes religieux : les Grecs étaient meilleurs logiciens ou plutôt logiciens plus subtils que les catholiques ; mais ceux-ci, quand ils ne savaient plus que répondre, ripostaient à coups de poings, sorte d’argument papal qui n’est pas sans mérite. Je raconterai une de leurs conversations, parce qu’elle fut la dernière.

La troupe pénitente, arrivée au bord du canal, apercevait dans le lointain les tours de la ville impériale. En saluant de ses cris d’allégresse cette barrière de l’Europe et du christianisme, il lui sembla saluer la patrie ; alors, comme arrivée au terme du voyage, elle s’abandonna à la plus vive joie. Au pied des autels et des madones des rues, dans les tavernes et les lieux moins honnêtes encore, son contentement s’exprima, d’abord, par des cantiques sacrés et des chansons bachiques ; ensuite, par des blasphêmes et des cris de rage. Les Croisés se souvinrent qu’ils étaient sur les terres du schisme, et que la vérité ne doit pas souffrir le mensonge. En conséquence, ils battirent ou tuèrent les habitans ; pillèrent leurs maisons, les livrèrent aux flammes, et, à la lueur de ces feux purificateurs, un moine, ivre de liqueurs et de fanatisme, monta dans un tonneau défoncé, et termina saintement cette bacchanale par le sermon le plus éloquent et le plus orthodoxe. Il célébra la sainte guerre, invectiva contre Mahomet : « Oui, mes frères, s’écria-t-il, ce coquin de Mahomet, est l’antechrist, c’est la bête de l’Apocalypse, car il y a en lui le nombre 666[119]. Heureusement la bête sera bientôt assommée, car sur ce nombre, il y en a 600 de passés. » C’est vous qui lui avez porté les premiers coups, en extirpant les Juifs, les Sarrazins, les Païens, en dévastant, pillant et ravageant leurs villes et leurs champs ; aussi les bénédictions du Ciel ont tombé sur vous comme la manne sur les Israélites : vous êtes affligés de mille maux, mais vous êtes purs comme l’agneau Pascal, tous vos péchés vous sont remis, et si vous obéissez toujours à l’Église, je ne doute pas que Dieu ne vous rende les bras, les jambes et la jeunesse que vous avez perdus à son service ; car Dieu peut tout ce qu’il veut : « il peut conserver des choses sans qu’il y ait des choses[120]. Il peut rendre non fait ce qui est fait. Il peut changer une femme en fille et se changer lui-même en citrouille. » Que ne fera-t-il donc pas si l’Église l’en prie ! Et l’Église l’en priera si vous la servez, si vous exterminez ses ennemis, si vous engagez vos amis, vos frères, vos enfans, vos vassaux à les exterminer ; or, ses ennemis sont tous ceux qui ne reconnaissent point notre Saint-Père, qui n’achètent point les indulgences, et veulent s’ingérer de penser malgré nous. Tels sont ces scélérats de Grecs qu’il faudra brûler un jour eux et leurs villes, et que nous brûlerons, comme je l’espère, dès que nous serons assez forts, car ils sont dans l’erreur.

À ces mots les catholiques poussèrent un long cri de joie, mais les Grecs murmurèrent. Un moine schismatique monta sur une échelle, et dominant, de là, sur l’Italien, comme l’Église grecque espère dominer un jour sur l’Église romaine, il s’écria : C’est toi, langue de vipère qui seras brûlé ; Rome est la Babylone dont il est parlé dans l’Apocalypse, et ton Pape en est la bête aussi bien que Mahomet !… Il dit, et les Grecs rangés au pied de l’échelle, et les Romains autour du tonneau, s’écrièrent à la fois : Vous êtes des hérétiques ! — Enfant de Baal, dit le Grec à l’Italien, discutons la chose devant ces guerriers, ils jugeront entre nous. — Publicain, répondit le Romain, tu dois croire ou être lapidé, c’est la règle. Cependant, disputons et nous verrons après. — Ami, dit-il doucement aux siens, remplissez vos poches de pierres, tandis que je l’amuse.

— Sais-tu ce que c’est que Dieu, demanda, le Grec du haut de son échelle : — Si je le sais, répondit le Latin en frappant sur son tonneau ! je sais ce qu’en ont dit les prophètes, je sais ce que l’Église en a décidé ; il y a en lui une essence, deux processions, quatre relations, cinq notions, la circumincession, et trois personnes[121]. — J’en conviens, dit le Grec, surtout pour la circumincession ; quant aux trois personnes, distinguons…

l’italien.

Point de distinction ; le père, le fils et le Saint-Esprit.

un auditeur, interrompant.

Le Saint-Esprit n’existe pas[122].

un second.

Il existe, mais n’est pas Dieu[123].

un troisième.

Il est Dieu, mais n’est égal ni au fils ni au père[124].

le grec.

Il existe, il est Dieu, il est égal au père et au fils, mais ne procède que du père.

l’italien.

Malheureux ! « il existe, il est Dieu, il est égal au père, au fils, et procède du fils et du père par le moyen de la spiration active ; cette spiration est la paternité et la filiation, parce qu’elle n’a pas avec elle d’opposition relative ; elle n’est pas elle, parce que ce n’est pas par elle que le père et le fils sont constitués en état de personne. » C’est clair !

le grec.

C’est faux… et d’abord je…

l’italien.

Tais-toi. Voici comment tout cela se fait : « Le père regarde le fils comme son verbe ; le fils regarde le père comme son principe. En se regardant ainsi l’un et l’autre éternellement, nécessairement et infiniment, ils s’aiment, et produisent un acte d’amour mutuel qui est le Saint-Esprit. Il procède donc de l’un et de l’autre, comme le fils procède du père, par des processions non contingentes, car s’ils étaient contingens, ils ne seraient pas Dieu[125]. » Voilà ce que c’est.

le grec.

Je soutiens…

l’italien.

Silence ! il faut croire. Que dis-tu de la Vierge Marie ?

le grec.

C’est la mère de Jésus.

l’italien.

Anathême ! c’est la mère de Dieu. Que dis-tu de Dieu le fils ?

une voix.

Il n’est pas consubstantiel an père[126].

le grec.

Il a deux personnes et une nature.

l’italien.

Anathême ! il a une personne et deux natures.

le grec.

Tu déraisonnes, pauvre sot ; la Bible et les pères te condamnent.

l’italien.

Impossible, bélître ; impossible ! Je suis un ange, puisque je suis moine ; Dieu n’a donc rien de caché pour moi. Je suis un ange, et tu en serais un toi-même, puisque tu es moine, si tu servais le Saint-Père. Le fait est décidé par le vicaire de Dieu[127], dans un décret donné à Nîmes, et le voici.

« Les moines sont des anges, puisqu’ils annoncent les volontés de Dieu. Les moines n’ont-ils pas six ailes[128] comme les séraphins ? deux figurées par le capuche, deux par les manches, et les deux autres par le reste de l’habit : voilà, bien certainement, les six ailes !!… »

Tel est l’arrêt du ciel.

le grec.

Puisque tu es un ange, décide cette question : la lumière du Thabor, cette lumière que Jacques et Pierre virent autour du visage de Jésus transfiguré, est-elle éternelle, ou fut-elle créée au moment de la transfiguration ? est-elle encore sur le Mont-Thabor en Galilée ? L’y as-tu vu, toi, qui viens du pays ?

l’italien.

Je ne l’ai pas vue.

le grec.

Ce n’est donc pas là qu’il faut la chercher, car je soutiens qu’elle est éternelle. Je sais où elle est, je l’ai vue, et je te la ferai voir pour te prouver l’excellence des moines grecs sur les moines latins. Je te défie de m’en montrer autant.

Alors le Levantin se baisse, prend le bout de sa robe, la trousse jusque sous ses aisselles, et s’écrie, nu comme Isaïe dans Jérusalem :

La lumière de la transfiguration n’est pas sur le Mont-Thabor dont parle le prophète Osée, mais elle réside autour du Thabor des moines de la Grèce, c’est-à-dire, sur notre nombril : tenez, voyez la lumière. Celui de vous qui ne la verra pas sur mon nombril et sur le sien, est un excommunié.

À cet aspect l’italien, piqué au jeu, et les Croisés catholiques et schismatiques, se découvrirent comme lui, et, comme lui, cherchèrent la lumière. Le grec la vit, les ivrognes la virent ; et pendant que le fils de saint Basile était en contemplation devant le Thabor, les catholiques dirent aux fils de l’Église : « Père, nos poches sont pleines de pierres, et nos bâtons sont en état. »

l’italien.

Dieu va décider entre l’Église et les schismatiques. Moine d’enfer ! c’est le feu du purgatoire que tu vois autour de ton nombril, tu es réprouvé de Dieu. Frères ! vous allez connaître Satan à des signes certains. — Fils de Baal, scélérat de moine, comment fais-tu le signe de la croix ? — Je porte d’abord la main au côté gauche, dit le grec, en joignant l’exemple au précepte ; ensuite au côté droit ; ensuite au front.

À cette vue les catholiques furent saisis d’horreur. — Anathême, s’écria l’italien en fureur, vade retro Satanas ! Vous le voyez, mes frères, vous en frémissez, il annonce des dieux étrangers… Je vais lui jeter la première pierre ; que la main de tout le peuple en fasse autant après moi, et le mette à mort, ainsi qu’il est écrit… À ces mots, l’italien saute du tonneau, prend un gros caillou, le lance au grec, et le frappe sur le Thabor, au milieu de la lumière céleste. Les catholiques le lapident, il tombe, et on l’achève à coups de bâton, lui et les siens.

Après cette expédition, où la bonne cause se manifesta par la victoire, les Croisés, chargés des dépouilles des vaincus, forcent un grec à les recevoir sur son bateau, et voguent vers Constantinople, en chantant les louanges du Seigneur.




CHAPITRE III.

Le Pilote. — Naufrage au port.


Ils touchaient au port. La foule des oisifs bordait les quais ou la grève : les Croisés, arrivés déjà de l’Orient, appelaient du rivage les Croisés dont ils attendaient le retour. Les dévots se proposaient d’acheter des reliques ; et les voyageurs s’ajustant de leur mieux pour produire de l’effet, jouissaient d’avance des louanges, des bénédictions et des aumônes qui les attendaient sur la rive. Mais le pilote nourrissait un dessein bien différent ; il appelle ses rameurs, leur donne des ordres, et montant sur un des côtés du navire il s’adresse aux Croisés, en ces termes :

« Illustres soldats de l’Église romaine, moines, prêtres, chevaliers et vilains ! quelle aveugle manie vous fit déserter vos foyers ? N’y a-t-il chez vous ni temples où vous puissiez chanter les louanges de l’Éternel, ni grands chemins pour faire des courses, ni champs à cultiver ? Fallait-il, pour vous rendre agréables à Dieu, venir ravager l’Asie ? Dans quels livres diaboliques trouvâtes-vous l’ordre d’exterminer tout ce qui ne pense pas comme vous ? Était-il bien nécessaire de chasser les Arabes des lieux saints pour leur substituer des brigands orthodoxes ? Croyez-vous le berceau de Dieu plus honoré par les crimes de ses disciples que par les erreurs des infidèles ? Est-ce pour la religion que vous avez pris les armes et que vous prêchez ? Votre conduite lui fait plus d’ennemis que vos armes n’en sauraient détruire ; et vos discours la feraient détester, si l’on pouvait vous en croire ! Serait-ce pour défendre cette barrière de l’Empire contre Mahomet, que, les pieds dans le sang des chrétiens, vous êtes venus sur les rives de la Propontide ? Pourquoi donc avez-vous dévasté nos maisons, dépeuplé nos villes, brisé tous les liens qui réunissaient encore les peuples de cet empire ? Grâce à vous, nous ne pouvons plus, désormais, que choisir nos maîtres ; vous, chrétiens comme nous, ou les Sarrazins, nos ennemis comme les vôtres ; et telle est la haine que nous inspire votre cruauté, que nous déserterions plutôt nos temples que d’y paraître avec vous ; oui, je le dis avec tout l’empire, que le croissant s’élève sur les tours de Sainte-Sophie, plutôt que de voir un chapeau de cardinal sous ses voûtes !…[129]

» J’en suis sûr ; il n’y a parmi vous, ni un guerrier qui n’ait versé le sang des vieillards, des femmes, des enfans, ni un moine qui n’ait commandé ces crimes au nom du ciel. Que vous avaient fait vos compagnons d’infortune ? vous les avez exterminés. Que vous ai-je fait moi-même ? vous avez pillé ma maison, maltraité mes enfans et mon vieux père ; et vous m’avez, à coups de bâton, forcé de vous recevoir sur mon bord ; la force est votre loi, pourquoi ne serait-elle pas la mienne ? Vous étiez mes bourreaux sur la terre, je suis votre maître ; j’ose me donner un plus beau titre : Je suis votre juge sur les flots de cette mer qui nous protège encore : vous fûtes sans pitié, je n’en aurai point pour vous ; ou plutôt, la pitié pour les malheureux que vous feriez sans doute m’ordonne d’être juste. Je vais vous noyer, non pas tant pour vous perdre que pour les sauver. »

Il dit ; les Croisés poussent des cris affreux et se précipitent sur lui : ce mouvement le sert ; le vaisseau penche ; le Grec donne un signal : ses rameurs frappent le vaisseau de ce côté ; il s’entr’ouvre ; ils se jettent à la mer comme leur chef, tirent le navire dans les ondes ; elles s’y précipitent ; et tandis que les Croisés, moines, chevaliers et vilains, disparaissent engloutis par elles, le pilote et les rameurs nagent, fendent les flots, et s’éloignent.




CHAPITRE IV.

Gabrielle.


On a peut-être oublié l’amante de Florestan, l’aimable Gabrielle, qui fut cause du départ du chevalier pour la croisade. Je vous ramène à elle ; je vous conduis dans les champs du Languedoc, auprès du château de Lansac, lieux jadis fortunés qu’habitaient la Paix et l’Amour.

Elle arma Florestan son chevalier, comme vous l’avez vu ; lui mit sur l’épaule la croix victorieuse, et lui fit prêter le serment d’extermination, dont il ne s’acquitta que trop bien. Le jour du départ, elle le suivit au lieu du rendez-vous, et revint, glorieuse de la gloire dont il allait se couvrir, mais triste et mélancolique, dans le château de ses pères.

Pendant les premiers jours de l’absence, l’exaltation du fanatisme et la certitude d’un prompt retour, l’empêchèrent de sentir son isolement : elle charmait ses jeunes compagnes du récit anticipé des prouesses de son chevalier ; mais bientôt elle se trouva seule, quoiqu’au milieu d’elles ; et l’espérance du bonheur ne lui déguisa plus son infortune.

Alors, afin de tromper ses ennuis, elle se mit à tresser des couronnes de lauriers et de fleurs, et les suspendit, en mémoire de son amant, aux arbres de Lansac ; elle broda de brillantes écharpes et les donna, pour les lui remettre, aux Croisés partant pour la Palestine. Vaines occupations, charme impuissant ! Sa douleur croissait d’heure en heure, et bientôt elle n’eut plus de forces que pour se plaindre, et de goût que pour la solitude la plus profonde.

Pendant que Laurette habita près d’elle, l’absence lui parut moins pénible. La sœur lui fut d’autant plus chère, que le frère lui causait plus de douleur ; elle retrouvait en elle quelques-uns de ses traits chéris. Quand la maîtresse donnait à l’amie les tendres baisers qu’elle n’avait osé donner à l’amant, ils lui semblaient avoir toute la douceur qu’elle avait quelquefois rêvée ; car, ainsi que dans ses rêves, elle les donnait à Florestan. Laurette parlait de son frère avec enthousiasme ; son cœur se méprenait, elle disait de lui tout ce qu’en pensait une maîtresse, tout ce qu’elle-même eût souhaité dans un ami. Gabrielle attribuait à la seule amitié les inspirations d’une âme tendre, déjà tourmentée du besoin d’aimer ; et, touchée d’un sentiment si vif, elle s’imagina enfin n’aimer le frère qu’à cause de la sœur. Elle s’attacha à cette idée, parce qu’elle y trouvait le terme de son inquiétude ; mais bientôt la sœur la fatigua comme ses compagnes lui avaient déplu. Malgré sa complaisance à lui parler de son frère, Laurette fut encore trop Laurette à ses yeux, et la solitude lui parut de nouveau le seul endroit où son amant fût moins absent ; car elle l’y trouvait partout, et sans distraction aucune, dans sa pensée et ses souvenirs.

C’est alors que Mme de Lansac prit la croix et quitta sa patrie. Les applaudissemens que lui valut la seule annonce de cette folie, lui auraient empêché d’entendre la voix de la raison et du devoir, qui lui défendaient de laisser orpheline une fille dont l’âge exigeait une surveillance nouvelle ; quand même les moines, dont les intrigues et les fourberies avaient occasionné le départ du comte et de son fils, ne l’auraient pas obsédée. Ils enflammèrent son imagination par le récit des exploits de Judith et d’Esther : son époux était absent ; le désir prit, à ses yeux, les traits de la religion et de la gloire ; elle croyait aller à la conquête de la Terre-Sainte, elle courait après l’objet de son amour.

Laurette délaissée se lia plus intimement encore avec l’amante de son frère ; cette amitié lui devint funeste. Gabrielle lui peignait la douceur de vivre auprès de Florestan, de partager ses dangers, d’adoucir ses peines, d’attacher sur son front les palmes de la victoire. Elle ne pouvait, disait-elle, voler à ses côtés ; d’impérieux devoirs la retenaient dans sa patrie, auprès de son vieux père ; mais Laurette n’avait d’autre patrie que les lieux où ses parens respiraient ; les mêmes raisons qui retenaient l’amante ordonnaient à la sœur de partir.

Il est un âge où tout prend les couleurs de la pensée ; et dans la pensée que l’expérience n’a point flétrie, il n’y a que succès et bonheur. Mais les pays lointains, les temps à venir, et les êtres peu connus, se prêtent seuls aux caprices de nos désirs. Hélas ! nous voyons trop dans les objets qui nous entourent le côté désagréable, et partout où nous ne sommes pas, ce qui saurait nous plaire. Près de nous est le chagrin, car le chagrin est la suite des espérances trompées, et tout ce que nous connaissons a trahi notre espoir. Le bonheur est dans l’avenir et dans les terres étrangères, car nos regards ne peuvent les atteindre ; notre cœur s’élance vers cet avenir heureux, et l’avenir s’éloigne !… Nous n’obtenons jamais que le présent : nous partons pour les rives désirées, nous marchons, impatiens, et nous arrivons, mais avec tout notre espoir ; nous ne trouvons ni une félicité plus grande, ni une peine de moins. Ainsi passe la vie, dans une recherche vaine, et le voyage s’achève comme s’il n’avait pas commencé.

Laurette prit les désirs de Gabrielle pour les siens, elle vit le bonheur où se voyait Gabrielle. Elle ne put vivre sans son frère, parce que son amie se mourait de son absence ; et d’ailleurs, quelles destinées ne l’attendaient-elles pas dans ces belles contrées illustrées par de si grands miracles ! combien de chevaliers n’allaient-ils pas rompre de lances pour elle, et donner, en l’aimant, des preuves inouies d’un amour sans bornes ! Le moine, à qui elle fit part de sa résolution, l’y confirma. La jeune fille était belle, naïve, innocente ; il était moine, et moine du bon temps ; il n’eut garde de laisser échapper cette proie. Ils partirent. Vous connaissez leurs aventures.

Gabrielle espérait que la présence de Laurette hâterait le retour du guerrier ; elle exigeait qu’il revînt sans différer ; le ciel, la gloire, le devoir, tout devait se taire devant l’amour ; les moines ne faisaient plus de miracles.

Son impatience calcula l’heure du retour. La sœur était encore sur les terres de France, qu’elle commença d’aller au-devant des pas du frère, arrivé déjà dans les champs de Syrie. Pour le voir plus tôt, elle montait sur les buttes qui dominent la route : ne voyant rien venir, elle en accusait la butte voisine ; elle y courait, et lorsque cette monticule, plus favorable en apparence, lui laissait découvrir l’étendue, à l’aspect de cette étendue muette et déserte, tout son courage l’abandonnait, et le désespoir succédait à l’espérance. Heureux qui ne voit que pas à pas dans son avenir ! malheureux celui dont la prescience dominerait l’ensemble de sa vie !

Pendant plus d’une année, tous les jours la revirent aux mêmes lieux : voyait-elle un noble coursier s’élancer dans la plaine sous le poids d’un hardi cavalier, entendait-elle le bruit d’une armure ? c’était Florestan. Jamais elle ne le soupçonnait sous l’habit d’un humble piéton ; son Florestan revenait comme il était parti, superbe, brillant de jeunesse, de parure et d’amour. Quand la fuite du jour la rappelait dans son castel, elle retournait cent fois sur ses pas, interrogeait les ombres du soir, et, l’oreille contre terre, écoutait les bruits qui glissaient sur le sol : hélas ! elle n’y reconnaissait enfin, quoiqu’elle s’obstinât à vouloir se tromper elle-même, que les pas pesans des bœufs ramenant la charrue dans la ferme, la clochette ou le bêlement des agneaux, et la voix du pasteur, qui, près du parc et non loin de la chaumière, charmait à la fois de ses chants, et ses moutons, et sa bien-aimée. Gabrielle détrompée soupirait et s’éloignait. De retour dans le castel, sur ses remparts solitaires, elle se laissait abuser encore par le jeu des ombres, par les formes bizarres des grands arbres ; elle lisait sa pensée dans le ciel, et son amant lui semblait sortir des vastes bois, annoncé par le bruissement des feuilles tremblantes, ou se peindre dans les vapeurs, cortége de la nuit, au sein desquelles la lune errante cachait à demi son disque rêveur.

Enfin, quelques Croisés revinrent dans leur patrie : les uns avaient déserté la sainte bannière avant même d’avoir vu les remparts de Constantinople ; et, riches d’un butin habilement conservé, enflammaient la cupidité des peuples ; les autres venaient redemander au soleil de la patrie la force et la santé. Tous racontaient des merveilles du voyage, mais bien peu étaient à même de consoler les enfans abandonnés ou les épouses délaissées ; ce qu’ils savaient était plus à craindre que leur ignorance. Il est mort, il est mourant, je ne sais ; telles étaient les réponses des Croisés. Gabrielle courait de l’un à l’autre ; et le triste je ne sais, mille fois répété, ne l’empêchait pas de se le faire répéter mille fois encore.

Son amour et son impatience furent bientôt connus, sa beauté les rendit célèbres : tant de constance et de fidélité surprirent nos bons aïeux. En amour, les absens avaient tort, même dans les siècles de la chevalerie ; il y avait alors, disent les médisans aujourd’hui, il y avait des perfides toujours prêts à brouiller les amans et à guerroyer contre la vertu des dames : on vit donc affluer dans le castel les gentils écuyers, les chevaliers vaillans et les gais troubadours ; pour elle on rompit des lances, on chanta des romances tendres, on composa des tensons et des sirventes. Alors la poésie languedocienne ou provençale était cultivée, et formait les modèles que l’Espagne et l’Italie devaient imiter un jour en les dépassant. Ceux auxquels la nature marâtre refusait le don assez commun de s’exprimer en rimes dans une langue remplie de voyelles, payaient, comme aujourd’hui, des versificateurs officieux, et chantaient les vers qu’ils avaient achetés.

Parmi les courtisans de Gabrielle, on distinguait un chevalier fameux par ses exploits avec les dames, et par de méchans vers admirés en sa présence, et déchirés ensuite, selon l’usage, par tous les amis. Les amans le craignaient, toutes les dames le désiraient ; il en avait soumis une multitude. La fidélité n’était point sa vertu : les délaissées le maudissaient et se consolaient, comme il arrive ; et celles qu’il n’avait point attaquées encore, loin de le fuir, allaient au-devant de lui : plus il était parjure, plus il paraissait aimable ; on aurait dit, au plaisir que les belles de ce temps éprouvaient quand un amant trahissait sa maîtresse, que leur ennemie personnelle venait d’être humiliée, et que sa chute était leur victoire. Honni soit qui mal y pense ! ayons toujours ces mots à la bouche quand il s’agit des dames. Elles jouissaient du malheur de la délaissée ; mais c’est qu’elles y voyaient la punition d’une honteuse faiblesse : elles se pressaient autour du volage ; mais pour réhabiliter l’honneur du sexe, compromis par de lâches amazones indignes de compter sous les drapeaux de leur héroïque et chaste corps. Ces dames désiraient de lui plaire, pour le désespérer ; elles voulaient l’enchaîner à leur char, pour le donner en spectacle, comme les triomphateurs faisaient des rois vaincus. Les belles de la chevalerie et des croisades écouter les galans ! Nos arrières-grand’mères, ornement du siècle des mœurs, manquer à la vertu ! non, non !… Elles défièrent donc le héros. Elles combattirent contre lui, se promettant bien de publier sa défaite ; elles triomphèrent, sans doute ; et pourtant la Renommée, qui dit toutes choses, se tut sur de si nobles triomphes. La vertu de ces héroïnes était si bien connue, qu’on n’en parla pas.

Gabrielle, tout entière à sa douleur, ne s’aperçut point des empressemens du galant chevalier ; elle écoutait ses vers sans les entendre, et les acceptait sans se les faire lire. Les coups de lance qu’il donnait ou recevait dans les tournois n’effleuraient point son cœur ; elle ne s’apercevait ni de sa gentillesse, ni de sa valeur, ni de sa bonne mine, ni de son grand cheval ; et cependant on était si peu fait à le voir échouer dans ses entreprises, que les dames l’accusèrent de discrétion pour la première fois de sa vie. D’abord il s’en défendit avec chaleur, insensiblement il laissa dire ; il finit peut-être même par se croire adoré, et mit sur le compte du défaut d’occasion ce que sa fausse expérience lui empêchait d’attribuer à la vertu, et son amour-propre à l’indifférence. Gabrielle même le confirma dans cette idée ; elle se plut enfin avec lui, l’écouta avec attention, se plaignit de son absence quand il laissait passer quelques jours sans la voir. Mais ce changement n’en était pas un ; le chevalier avait fait l’éloge de Florestan, il racontait des histoires de la croisade, et Gabrielle l’attendait, comme l’ami de son amant, pour parler avec lui de la guerre et de la gloire des Croisés. Dans cette guerre et dans cette gloire, elle ne voyait que Florestan ; c’était à lui qu’elle attribuait tous les exploits de l’armée, et sur son front qu’elle posait tous les lauriers.

Le chevalier se permit d’arborer les couleurs de la dame, il en obtint même une écharpe. En la donnant à l’amant, elle crut la donner à l’ami ; la présomption reçut le don de la confiance : il courut, dans les cours et les châteaux du Midi, étaler son bonheur, et disputer aux chevaliers la gloire d’être aimé de la plus belle ; il les vainquit, et les obligea d’aller à ses pieds confesser leur défaite et la prééminence de sa beauté. Ils abordaient Gabrielle la honte sur le front, et se retiraient le trouble dans le cœur. Vaincus par le chevalier, rendus esclaves par un regard de la damoiselle, leur chute leur paraissait méritée. Ils disaient à ses genoux, et proclamaient partout, après l’avoir quittée, qu’ils avaient dû succomber en combattant contre la vérité ; que ce n’était pas le chevalier qui avait remporté la victoire, mais la bonne cause ; et que désormais ils seraient invincibles comme leur vainqueur, car ils combattraient pour Gabrielle.




CHAPITRE V.

Gabrielle chevalier errant. La Fontaine des Rêves.


Cependant la fidèle amante ignorait les jactances du chevalier et les discours des jalouses. Elle croyait être connue par sa constance, et l’on égalait sa prétendue perfidie à sa beauté. Sa solitude était attribuée à sa passion nouvelle ; sa tristesse était une tendre mélancolie, et les lys répandus sur son visage, autrefois de rose, étaient, disait-on, des roses fanées par le plaisir.

À cette époque, elle ouït raconter la chute de Jérusalem et les exploits des héros chrétiens ; le nom de Florestan se trouva mêlé parmi ceux des plus braves. Le cœur de la belle battit de joie : Florestan vivait encore, il était l’honneur de l’armée, et sans doute le plus fidèle amant ! Pour s’en assurer, et plus encore pour entendre le récit de ses exploits, elle se résolut à quitter la maison paternelle et à courir les aventures, selon l’usage des pucelles du bon temps, jusqu’à ce qu’elle eût rencontré quelque guerrier qui, de retour des Lieux saints, lui donnât des nouvelles de son bien-aimé. Mais comment exécuter ce dessein ? Courir les champs avec un chevalier armé de toutes pièces, c’était s’avouer sa dame ; monter sur un blanc palefroi et partir suivie d’un page, n’était pas aussi sans dangers : il est des pages entreprenans ; il est surtout des enchanteurs félons, des géans sans quartier, et même des chevaliers discourtois. Son honneur tremblait à ces affreuses idées. La vue d’une armure la rassura ; elle osa la soulever, elle eut le courage de s’en couvrir ; elle prit des deux mains la lance chevaleresque, après avoir enfermé ses longues tresses de cheveux dans un casque héroïque, et se trouvant, ainsi accoutrée, une mine charmante, elle eut la fantaisie d’aller à la quête des nouvelles de son amant, et des dames infidèles ; car, elle se proposa de troubler aussi le repos des ménages.

L’archevêque Turpin rapporte que, de son temps, toutes les femmes auraient voulu se faire hommes, et cela, même les prudes qui criaient le plus contre les amans volages, pour voler de belle en belle, ou, comme dit le saint Chroniqueur, pour courir la picorée ; c’est l’expression dont il se sert, et dont je n’aurais jamais osé me servir, moi profane ; il est vrai que les belles d’aujourd’hui seraient toutes fidèles, si elles devenaient hommes ; fidèles autant qu’elles le sont comme femmes ; car il faut que justice soit rendue, n’en déplaise aux malins.

Dans les écuries de son père, il y avait un cheval de bataille, elle le monta ; et, la visière basse, la lance en arrêt, dès que les ponts-levis du château furent descendus, un beau matin elle partit, invoquant le nom de son chevalier et de son Dieu.

Je ne vous raconterai point toutes ses aventures ; elle donna et reçut des coups d’épée ; elle fut mal le jour et plus mal la nuit ; mais cette vie errante faisait du moins quelque diversion à sa douleur profonde. Elle apprit que, sur les bords du Rhône, il se préparait un tournoi et une cour d’amour ; et, ne doutant point que ce ne fût le rendez-vous de tous les chevaliers du pays, espérant y trouver quelque Croisé compagnon de son amant, elle tourna ses pas vers le Rhône.

Elle vit en passant ces belles campagnes que le fanatisme devait bientôt dévaster, ces villes qu’il devait détruire, ce peuple fidèle à son prince, à ses devoirs, à son Dieu, que des Croisés, plus féroces que les meurtriers des Juifs et des Grecs, devaient exterminer. Elle passa devant Béziers, ville infortunée, où le poignard des Montfort et la volonté d’un envoyé du vicaire de Dieu ne devaient laisser la vie, ni à une femme, ni à un enfant, ni à un hérétique, ni même à un catholique. Elle traversa les Cévennes, où le peuple le plus ami de la patrie et de la religion est placé, par la miséricorde divine, pour offrir aux proscrits l’asile de ses vertus, de son courage et de ses rochers. Elle traversa ces montagnes, dont les moissons, arrosées des sueurs de ce peuple industrieux, devaient un jour tenter l’avarice des prêtres furibonds ; ces montagnes auxquelles ces barbares devaient donner de nombreux assauts, et qu’ils devaient gravir un jour, la torche à la main, pour y faire prêcher leur christianisme par des bourreaux, et planter la croix romaine sur des cadavres.

Ces temps n’étaient point encore ; elle ne vit que la misère des peuples et l’insolence des seigneurs. Un jour, elle arriva dans le beau vallon que la Vidourle arrose, aux lieux mêmes couverts aujourd’hui par les hameaux de Cros. Elle s’arrêta sur les bords de la belle rivière ornement de ces lieux pittoresques : la limpidité de ses flots, son doux murmure, la beauté des gazons de ses rives toujours vertes, l’aspect imposant de ces arbres au vaste feuillage, où se marient l’éternelle fraîcheur du lierre, les pampres chargés de grappes vermeilles, la pomme aux couleurs mélangées, l’arbouse de pourpre, et la verte olive, l’avaient obligée à descendre de son coursier, et à redevenir amante au doux bruit des eaux, et des vents brisés par les branches des arbres de la prairie.

Elle oublia les combats et la gloire, ses projets et son cheval ; et tandis que le coursier, débarrassé du poids de son cavalier, paissait l’herbe fleurie, la belle guerrière, assise sur la mousse de la grotte de la Fontaine, s’abandonnait à ses souvenirs, à ses espérances, c’est-à-dire à son amour ; car, souvenir, espérance, plaisirs et peines, pour les belles, ce n’est qu’amour. Comme elle rêvait tendrement, elle entendit un joyeux galoubet ; un bel enfant ailé sortit des rocs d’où s’échappe la fontaine ; il jouait de l’instrument pastoral, et pendant ce temps, des bergers et des bergères, appelés par ses doux accords, sortirent des rochers et du bassin de la source ; la Naïade, penchée sur son urne, murmurait des chants dont on ne pouvait saisir les paroles, mais sa voix, devenue plus distincte, fit enfin entendre ces mots, accompagnés par le galoubet du bel enfant et les danses des bergers.

(Ici la Chronique a été déchirée, la romance de la Naïade manque, et nous n’avons pas osé remplir cette lacune.)

La chanson de la Naïade, le murmure de son onde limpide, les doux accords du galoubet, le bruissement des feuilles du bocage et les danses des bergers plongeaient l’âme de Gabrielle dans la plus aimable langueur ; bientôt, à ses yeux ravis, parut un nouveau berger. Sa houlette était ornée de rubans, son chapeau couvert de roses ; il s’éleva du milieu du bassin ; et, symbole de fidélité, le plus joli petit chien, dont les longs poils étaient tressés avec des fleurs, le conduisit aux pieds de Gabrielle : Ô ciel, Florestan ! Florestan lui-même. Gabrielle court au-devant de lui, passe de l’autre côté de la grotte ; mais, à peine y est-elle, le galoubet cesse, la Naïade disparaît, Florestan s’évanouit, le gentil enfant se cache dans les rochers, et elle voit les plus épouvantables objets.

Les eaux du bassin s’enflèrent, s’élevèrent en mugissant. À la place de la Naïade, parut une femme aux yeux éteints et sombres : elle avait été belle, mais la douleur laissait à peine soupçonner cette beauté évanouie ; elle s’assit sur un rocher où des caractères étaient gravés. Gabrielle ne savait pas lire, mais ils signifiaient la Tristesse : c’était le nom de la nouvelle venue. Alors une foule de personnages bizarres et repoussans sortirent des mêmes rochers d’où le bel enfant était sorti ; parmi eux, il y en avait un chargé de chaînes, hâve, décharné, en horreur à lui-même, que tous les autres voulaient fuir, mais qu’il entraînait tous : on l’appela le Malheur ; auprès de lui, elle aperçut des misérables qui se donnaient la mort : elle entendit des cris de détresse ; elle vit couler des pleurs. Le Malheur s’écria : Voilà la vie ! Florestan reparut, mais sous des haillons en lambeaux ; pâle, défiguré par la misère et l’infortune, percé de cent coups d’épée, et teignant de son sang sa route pénible. À cette vue, elle s’écrie… Aussitôt un coup violent frappé sur un instrument sonore fait retentir la grotte, et Gabrielle étonnée ne voit plus que le bassin de la fontaine, les rochers mousseux d’où l’onde s’écoule, et un chevalier armé de toutes pièces, qui s’assied à côté d’elle.




CHAPITRE VI.

Le Chevalier des Zéphirs.


suis-je ? qu’ai-je vu ? s’écria la guerrière ; qui êtes-vous ? allez-vous disparaître encore dans le bassin, ou vous cacher à travers ces rochers ?

Rassurez-vous, lui dit l’inconnu ; j’aurais de la peine à sortir du bassin armé comme je le suis ; si jamais je me noie, je veux auparavant qu’il n’y ait en France ni femme fidèle, ni amant non trompé ; peut-être bien pourrais-je me noyer dès à présent, mais je ne m’en tiens pas aux opinions d’autrui : je veux voir ; je me rends à Beaucaire pour vaincre les chevaliers errans, et vous aussi, s’il vous prend envie de combattre, et pour leur souffler leurs maîtresses, et la vôtre encore, si je puis la trouver. Quant à ce que vous avez vu, vous n’avez rien vu ; vous êtes à la Fontaine des Rêves, et vous avez rêvé les yeux ouverts, preuve que vous êtes poëte ou amoureux : si vous êtes poëte, je m’en moque ; si vous êtes amoureux, je m’en félicite. Vous l’êtes !… En ce cas, vous avez sans doute une amie charmante ; vous me la ferez connaître, parce que je viens de piquer votre amour-propre sur sa constance ; et je vous l’enlèverai, parce qu’aucune ne me résiste ; mais je suis accommodant, je la laisserai en route ; j’aime à voyager seul ; elle courra après moi et ne m’attrapera pas ; vous courrez après elle, et elle se laissera atteindre. Ce chevalier félon m’avait enlevée de force, vous dira-t-elle : vous la croirez ; je n’aime que toi, ajoutera-t-elle ; vois mes pleurs ; vous les verrez, et pleurerez avec elle, et lui demanderez pardon de vos soupçons, car si je ne me trompe, vous en êtes à vos premières armes, et croyez les paroles et les pleurs des dames comme articles de foi : vous faites bien, il n’y a de bonheur qu’à être trompé sans le croire ; aussi je fais beaucoup d’heureux : et tandis que vous reprendrez joyeusement vos chaînes, moi, libre et méditant de nouvelles conquêtes, je continuerai ma route rapide, et bénirai les bons et loyaux amans qui courent après les dames que je fuis, et les retrouvent avec autant de plaisir que j’en ai à les quitter. En attendant, chevalier, voulez-vous faire collation ? Mon écuyer porte ma lance et le bissac ; déjeûnons ; nous nous battrons après, si cela peut vous plaire. Je ferai la guerre à l’amant et je signerai la paix avec la dame ; car, puisque vous êtes le premier que je rencontre, je vous donne la préférence ; je veux vous faire vider les arçons et me passer la fantaisie de votre belle : belle ou laide, n’importe ; je viens de traverser des pays déserts, et je suis peu difficile aujourd’hui.

Gabrielle fut d’abord grandement émerveillée du discours outre-cuidant de l’inconnu ; elle ne savait que répondre. Le chevalier ajouta : Ne craignez point le retour des fantômes de votre imagination ; j’ai frappé sur le talisman déposé par l’enchanteur à l’entrée de la grotte ; pour que vous rêvassiez encore, il vous faudrait sortir et rentrer sans frapper un nouveau coup. Ainsi, reposez-vous, imitez-moi : cette onde est salutaire ; l’air de ces bosquets est pur. Gabrielle se laissa persuader d’autant plus aisément, qu’elle avait, enfin, à la voix, reconnu le beau chevalier, l’ami de Florestan ; elle fut curieuse de voir l’opinion qu’il pouvait avoir d’elle ; son amour-propre était flatté d’avance des éloges qu’elle se promettait de la bouche d’un pareil homme. Gabrielle, « comme toutes les honnêtes pigrièches de prudes, prenait feu quand on attaquait la vertu des dames en général, mais elle pensait assez mal de la vertu de chacune en particulier. » Grâce, mesdames ! c’est encore une réflexion de l’archevêque Turpin : j’ai copié mot à mot.

Ils s’assirent dans la grotte ; l’écuyer, qui n’était ni amoureux, ni poëte, entra sans frapper sur le talisman, déposa près d’eux une outre aux larges flancs, un pain dur et noir, une moitié de mouton, et le chevalier mordit sur l’un et sur l’autre en véritable héros d’autrefois. Gabrielle, n’osant hausser la visière, était assez embarrassée ; cependant elle avait faim, selon l’expression vulgaire, et trouva moyen de déjeûner sans laisser voir son visage.

Chevalier, lui dit-elle, je vais au tournoi, et j’espère bien vous y mettre à la raison ; je renvoie le combat jusqu’à cette époque ; je suis obligé de partir, mais le chevalier du Tourtereau, c’est mon nom et ma devise, saura vous y trouver. Quant à ma maîtresse, si jamais j’en fais une, je vous la ferai connaître, et, si vous ne me l’enlevez pas, je vous défends de vous dire chevalier. — J’y consens, répondit-il, non à cause de la menace, mais de la certitude de ma victoire. — Vous êtes bien présomptueux. — Un peu ; mais je compte plus encore sur la légèreté des dames que sur mon mérite. Je vous fais ma confession, je n’en ai pas manqué une seule ! — Une seule !… — Non. — Cependant… Je suis moins heureux que vous. Je vis, aux environs de Toulouse, une dame ; je l’aimai, je l’aime… et, pour mon essai, je me suis fait haïr en parlant d’amour. — Son nom, chevalier, son nom, je vous vengerai : je connais toutes les beautés de ce pays, et je ne connais point cette merveille. — Quoi ! vous n’avez jamais entendu le nom de Gabrielle, cette belle chantée par tous les troubadours et l’objet de tous les vœux ? — Belle en effet, la plus belle. — Eh bien !… — Eh bien, que vous dirais-je ?… Elle est femme. — Chevalier ! — Vous l’aimez, vous vous emportez, c’est dans l’ordre. — Gabrielle est la dame d’un Croisé, du chevalier Florestan ; elle l’aimait avant que je la visse, j’en accuse mon malheur ; elle n’aime que lui, je l’honore à cause de sa constance. — Fort bien ! chevalier, nous nous ressemblons en tout ; notre âge seul diffère. Vous adorez les belles, et moi aussi ; vous vous battez pour elles, et moi aussi ; vous croyez à leur constance, et non pas moi. Ni moi non plus ! direz-vous dans quelques années. Gabrielle aime Florestan, il est vrai, mais elle m’aime aussi, c’est encore vrai : elle vous aimera vous-même un jour ; persistez. Où croyez-vous qu’elle est, cette belle inconsolable ? Je suis parti, et elle est partie ; elle court les champs ; elle me cherche ; elle en trouvera peut-être un autre en route, peut-être vous. Je vous le souhaite. Adieu, je bois et je pars.

Vous êtes un chevalier félon, s’écria Gabrielle — Vous êtes un enfant, répondit le chevalier. — Bataille, s’écria-t-elle, bataille à la lance et à l’épée, à pied et à cheval ! Bataille jusqu’à la mort ! — Allons donc bataille ! Une dame m’attend ; mais je vous aurai bientôt désarmé. Je ne veux pas vous tuer, moi, je vous mènerai prisonnier à ma belle, et vous serez là tout juste pour la consoler quand je la quitterai, car je fais bien les choses.

Cependant Gabrielle et le chevalier des Zéphirs montèrent à cheval ; ils prirent champ sur la prairie, où serpentent les eaux de la Fontaine des Rêves. La visière baissée, la lance en arrêt, ils courent l’un contre l’autre ; le choc fut terrible. Le chevalier était plus vigoureux, mais Gabrielle avait un bien meilleur cheval ; son armure était à l’épreuve, et son bras était raffermi par la colère et l’indignation. Les chevaliers se portèrent mille coups : leurs casques, cuissards et brassards en retentirent ; l’écho les redit ; les airs en gémirent : c’était comme le bruit du marteau des cyclopes sur l’enclume de l’Etna. Ô sage Turpin ! Ô divin Arioste ! que n’avez-vous décrit ce combat immortel. Je ne puis l’entreprendre, car je suis pressé : un de mes héros est tombé dans les flammes ; un autre a été jeté dans le Bosphore, je dois voir ce qu’ils y font ; j’abrège donc, et j’arrive au moment où la lance du chevalier s’étant rompue, le cheval de Gabrielle, que le fer de l’ennemi n’arrêtait plus, se précipita sur l’autre cheval, le renversa avec son cavalier, et tomba lui-même, ou par accident, ou tout exprès, sur le chevalier des Zéphirs, après avoir jeté Gabrielle à dix pas : elle se releva l’épée à la main, et accourut aux cris de son antagoniste, étouffé par le poids du noble coursier ; elle délie son casque et lui appuie son épée sur le col.

Meurs, infâme, lui dit-elle ; meurs comme un enchanteur, un Maure maudit, un chevalier félon ! Le malheureux demande la vie ; il était beau garçon ; la belle se souvint qu’il était aimable : elle n’enfonça pas le fer homicide. Traître, lui dit-elle, je t’accorde la vie, mais à une condition : tu te rendras au tournoi, et tu publieras, accompagné d’un héraut, que Gabrielle se moquait de toi quand tu lui parlais d’amour, qu’elle aimera toujours Florestan, et que Florestan est le plus beau, le plus vaillant, le plus aimable chevalier ; tu le feras confesser de gré ou de force à tous les chevaliers du tournoi et à tous ceux que tu rencontreras sur les grandes routes ; et, quand tu en auras vaincu cinquante, tu iras à leur tête trouver Gabrielle, et, un genou en terre, tu diras au peuple rassemblé au son du cor des cinquante écuyers : « Gabrielle n’est pas la plus belle, mais la plus fidèle ; Florestan règne toujours sur son cœur : heureux ou malheureux, il sera toujours son bien-aimé… »

Ces conditions déplurent au chevalier des Zéphirs ; la mort lui déplaisait bien plus encore. Il fit des réclamations, néant ; des propositions, rejetées ; comment s’y prendre ? La mort d’un côté, la vie de l’autre. Le cheval qui lui serrait les reins, et puis la dame qui l’attendait, que de raisons pour être coulant en affaires ! Il accorda tout. Gabrielle appela son cheval ; il se releva, baissa les pieds de derrière, selon son usage, pour aider l’héroïne à se mettre en selle ; et, tandis que le chevalier, moulu et vaincu, se relevait tristement, elle piqua des deux et partit après lui avoir crié ces mots : « Souviens-toi du Tourtereau ; je t’attends au tournoi, sois fidèle à tes sermens ; je te connais : le beau chevalier est ton nom, et je saurai te trouver. » Elle ralentit insensiblement sa marche pour admirer les beaux arbres de la forêt et les sites charmans où les eaux de la Fontaine des Rêves sèment, en fuyant, la verdure et les fleurs ; elle leur promit d’y revenir un jour ; et, après les avoir perdus de vue, remplie d’amour, de gloire et d’espérance, elle s’éloigna de toute la vigueur de son noble coursier.




CHAPITRE VII.

Le Tournoi.


Gabrielle suivit le cours de la Vidourle, admirant les beaux vallons fécondés par ses eaux, mais regrettant toujours les prairies et les bosquets de la Fontaine ; elle passa devant les murs de l’antique Nîmes, séjour de la discorde, et arriva sous les tours de Beaucaire la veille du tournoi.

Cette ville était alors le rendez-vous de tous les chevaliers de l’Occitanie et de la Provence, de la Loire et des Alpes, de Valence et de l’Arragon, de tous les pays de la douce langue d’oc, ou langue romane. Gabrielle espéra plus que jamais d’y trouver des nouvelles de son amant. Elle parcourut la ville, armée de toutes pièces, arrêtant les chevaliers et les interrogeant ; les uns lui répondaient, les autres s’en allaient sans l’écouter. L’un d’eux se permit une moquerie sur la rouille de ses armes, Gabrielle lui barra le passage et lui fit vider les arçons. Encouragée par cet heureux début, elle se posta à l’entrée de la lice, et força à combattre tous les chevaliers attirés par la curiosité ; ils furent vaincus et s’engagèrent par serment d’attaquer tous les chevaliers qu’ils rencontreraient, et d’obliger les vaincus à en faire autant, jusqu’à ce qu’ils eussent appris des nouvelles de Florestan. Ils devaient le lendemain déclarer, à haute voix, dans la lice, après la première joûte, le résultat de leurs recherches.

Le premier chevalier vaincu se battit contre un nouveau venu, le vainquit à son tour, celui-ci se battit contre un autre et le vainquit de même, et cet autre se joignit aux vainqueurs comme le firent à fur et mesure tous les nouveaux battus.

À ce bruit imprévu des armes, toute la ville s’effraie, tous les chevaliers montent à cheval et se précipitent dans les rues, ils paraissent, on leur crie : Savez-vous des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle ? Que m’importe ! Non. Pourquoi ? Telles sont leurs réponses ; eh bien ! combattons, répondent les assaillans. On combat, et ceux qui ont été attaqués et vaincus, deviennent à leur tour assaillans et vainqueurs, et demandent à de nouveaux arrivans : Savez-vous des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle ? Les combats particuliers se changèrent en une mêlée générale, et l’on entendit de tout côté les coups de hache, de lance, d’épée, le hennissement des chevaux, les cris des dames éplorées, de la canaille de Beaucaire ameutée, des héros pacificateurs, et par-dessus tous ces cris, celui qui partait de mille bouches à la fois : Savez-vous des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle ? Quand tous les chevaliers eurent été vaincus par les quêteurs de nouvelles, car ceux qui d’abord ne l’avaient point été, finissaient par l’être dans de nouveaux combats nécessités par la même question faite par d’autres, ils se regardèrent tout étonnés, et se demandèrent : — Quel est donc ce Florestan, et comment nous battons-nous pour savoir de ses nouvelles ? La réponse était difficile. Cependant l’engagement était pris, jusqu’à l’ouverture des joûtes, il fallait chercher des nouvelles du chevalier. Ils partirent donc, et s’allèrent poster sur toutes les avenues de Beaucaire et de Tarascon, demandant aux chevaliers arrivans : Savez-vous des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle ? et les forçant à combattre et à faire la même question à d’autres. Des chevaliers, cette question passa aux écuyers, aux pages, aux citadins, aux vilains, aux dames, aux servantes. L’on se battit à coups de poing, à coups de pied, à coups de bâton, surtout à coups de couteau, selon les us et coutumes du pays, pour savoir des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle. Celle-ci voyant tout son monde en campagne, voulait aller se coucher, mais elle fut obligée de se battre jusqu’au jour contre un enragé qui voulait absolument savoir des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle, et qui recommençait toujours le combat, vainqueur ou vaincu.

Enfin les fanfares, annonce du tournoi, se firent entendre. À ce bruit tous les combats cessèrent ; les chevaliers se retirèrent des carrefours et des grands chemins, et parurent aux barrières du camp avec des chevaux exténués de faim et de fatigue. Les chevaliers étaient fatigués eux-mêmes, les dames qui n’avaient pas vu leurs chevaliers étaient mécontentes, tout le monde était triste, et les joûtes s’en ressentirent. On se battit mal. Cependant les chevaux trouvèrent sous l’éperon la force que l’avoine ne leur avait pas donnée, les ménestriers trouvèrent dans le vin ce qu’Apollon ne leur avait pas enseigné ; et le tournoi devint brillant et animé. Le chevalier du Tourtereau, triste sur son cheval, attendait en silence la fin de la première joûte. Dès que cette joûte fut terminée tous les chevaliers s’écrièrent à la fois : Nous n’avons appris aucune nouvelle de Florestan, le chevalier de Gabrielle. Ce cri parcourut toute la ville, chacun répétait : L’on ne sait aucune nouvelle de Florestan, le chevalier de Gabrielle. Et chacun, en répétant ces mots, s’étonnait de les dire, car enfin, qu’avait-il à faire des nouvelles de Florestan ? Les dames des chevaliers brûlaient de connaître le mystère renfermé dans ces paroles, et de savoir le pourquoi de tant de combats ; mais tout-à-coup, au bruit de ces voix désespérantes, un chevalier, le chevalier du Toutereau, chancelle sur son cheval et tombe. On accourt, on le relève, il se meurt ; on le désarme. En lui ôtant le casque, ses blonds cheveux se déroulent, son visage angélique étonne et ravit tous les yeux. Le chevalier est désarmé ; c’est la plus belle des femmes. On s’étonne, on admire ! Alors un héraut parcourt le champ du tournoi, les trompettes sonnent, et le chevalier qui le suit, s’écrie : « Gabrielle se moquait de mon amour, elle n’est pas la plus belle, mais la plus fidèle ; Florestan règne toujours sur son cœur ; heureux ou malheureux, il sera toujours le bien-aimé, c’est le plus beau, le plus vaillant, le plus aimable. » Le chevalier des Zéphirs arrive alors auprès de celui du Tourtereau, le voit désarmé, le reconnaît, tombe à ses genoux et s’écrie :

« Gabrielle, Gabrielle ! vous m’avez vaincu, je devais l’être. Je suis votre esclave, pouvais-je trouver la force de me défendre ! Et il se relève en s’écriant : Gabrielle est la plus fidèle, et surtout la plus belle ! » La foule se porta autour d’eux ; et quand l’amante de Florestan eut repris ses sens, elle entendit mille cris, ceux des chevaliers, des hérauts et du peuple, qui répétaient : Gabrielle est la plus belle et la plus fidèle !

Les dames, les juges du camp, descendirent de leurs échafauds. Les juges décidèrent qu’elle était, en effet, la plus belle ; les dames ne la trouvèrent point une merveille ; quant à sa fidélité, elles sourirent, et les ménestriers, tambours, trompettes et galoubets jouèrent de leurs instrumens de toute leur force, la populace, émerveillée, battit des mains, le tournoi fut interrompu, et tout le monde se retira, réfléchissant sur les événemens imprévus de cette journée.

Le tournoi recommença le lendemain ; je n’en parlerai pas. Gabrielle n’y parut point ; la cour d’amour tint ses séances, Gabrielle obtint, sans le demander, le prix de la sagesse. Toutes les dames, effrayées de sa beauté, l’exhortèrent fort à n’aimer que Florestan ; et, pour retenir leurs chevaliers dans leurs lacs, les unes firent les difficiles ; les autres, tout au contraire, leur accordèrent mille petites faveurs, comme, par exemple, des rubans, des écharpes, un baiser sur le bout de leurs doigts gantés, et autres gentillesses de ce temps-là. Vaines amorces ! les plus accortes furent quittées par des amans dégoûtés. Vaines rigueurs ! les plus sévères furent abandonnées par des amans désespérés ; et celles qui gardèrent le mezzo termine, qui ne furent ni trop faciles, ni trop cruelles, perdirent des amans ennuyés. Comment doivent donc faire les dames pour conserver leurs amans ?… À cette occasion, ou à une pareille, le sage archevêque Turpin, s’écrie : « Rien ! Les amans s’en vont comme ils viennent, pareils à l’eau qui passe sous le pont. Petit malheur, ajoute-t-il en finissant, si l’un suivait toujours l’autre. Si les dames étaient toujours pressées par de nouveaux amoureux comme les piles du pont le sont par des ondes nouvelles. »

La cour de Gabrielle s’enrichit des pertes de toutes ces beautés gémissantes. Leur douleur fit du bruit, la milice du pays accourut ; on leur proposa, moyennant un honnête salaire, de jeter Gabrielle dans le Rhône ; les dames délibéraient quand elles apprirent que, redevenue chevalier errant, elle avait, sur son beau cheval, repris la route des Pyrénées.

Elle partit, désespérée de l’inutilité de son voyage, toujours plus amoureuse, décidée à mourir. De retour dans le château de son père, elle se mit au lit, et ordonna à ses vassaux de faire les préparatifs de ses funérailles ; prévoyant qu’elle n’avait que peu de jours à vivre.

Le chevalier des Zéphirs partit de Beaucaire et courut les routes pour ramasser les cinquante chevaliers qu’il devait amener à Gabrielle, eux et leurs écuyers donnant du cor, pour être présens à la confession publique qu’il devait faire de la fidélité de cette amante merveilleuse.

Quant à nous, nous allons retourner à Constantinople, où d’autres merveilles nous appellent.




CHAPITRE VIII.

La vraie Croix. — Les Kalendes.


On a beaucoup écrit de la perfidie des Grecs ; nos histoires des Croisades en parlent sans cesse. En revanche les écrivains grecs ne cessent de se plaindre de la cruauté des Occidentaux. Les mœurs féroces de ces guerriers, leur fanatisme, leur ignorance, l’énorme quantité de gens sans aveu qui marchèrent sous les bannières catholiques, ne permettent point de douter des crimes sans nombre, reprochés aux Croisés, et légitimant, jusqu’à un certain point, les représailles des Grecs. Sans doute beaucoup de généreux et braves guerriers furent punis des forfaits qu’ils n’avaient point commis ; mais quelquefois leur conduite honorable les préserva de la vengeance d’un peuple de victimes.

Florestan n’avait point maltraité les habitans des bords du Bosphore. Il n’avait pris nulle part au massacre ordonné par le moine italien. Depuis l’incendie de l’hospice, et la mort de son père, tout entier à sa douleur, il avait horreur du sang, et quoiqu’il s’imaginât encore avoir exécuté les ordres du ciel, dans le fond de son cœur une voix terrible lui reprochait sa barbarie passée, et le menaçait d’un châtiment sans fin. Il le trouvait déjà dans ses remords.

Le pilote avait remarqué cette conduite : il résolut de le sauver. Avant de submerger son vaisseau, il avait jeté quelques planches à la mer. Quand il noya les Croisés, il ne perdit point Florestan de vue, il le saisit au moment qu’il allait disparaître pour toujours, et le conduisit sur une des planches. Tu n’as plus rien à craindre, lui dit-il, n’abandonne point cet appui, l’on te verra du port et tu seras sauvé ; tu le seras pour n’avoir point ensanglanté tes mains. Si jamais quelque malheureux réclame tes secours, ne le refuse point ; souviens-toi du pilote du Bosphore. Il disparut.

On accourut au secours de Florestan ; on le prit lui et sa planche ; un bon et saint moine qui se trouvait là cria : « Miracle ! miracle ! ce Croisé vient d’être sauvé par un morceau de la vraie croix, conquise sur les infidèles à la prise de Jérusalem, et dont il fait présent à notre couvent de Saint-Chrysostôme, selon qu’il en a fait vœu au moment du danger. »

Cette nouvelle circula comme l’éclair, dans Constantinople. Les prêtres, les moines, les dévotes s’attroupèrent. Le couvent distribua des morceaux de la relique à tous ceux qui les payèrent ; la presse fut grande, la vraie croix guérissait tous les maux, depuis le mal de dent jusqu’à la stérilité, et il en fut comme des cinq pains ; après en avoir distribué à toute la Grèce qui en distribua à toute l’Italie et l’Italie à toute la France, le couvent se trouva avec la même planche, plus épaisse, plus large et plus longue. En fait de miracles, c’est toujours, selon l’expression connue, de plus fort en plus fort.

Les moines publièrent que Florestan n’avait pas été même mouillé. Ses habits restèrent déposés dans le monastère en preuve du fait, et des voyageurs arrivés nouvellement à Marseille assurent qu’en effet ils ne sont pas mouillés du tout. Les Grecs montèrent en chaire ou prirent la plume, et discoururent sur ce miracle. Constantinople se divisa en deux opinions, toutes les deux habilement soutenues par le raisonnement, par l’autorité des livres et par la doctrine des Pères. Un parti soutint que les habits du chevalier n’avaient pas été mouillés, parce que l’eau ne les avait touchés nullement, et citait le passage de Moïse dans la mer Rouge, dont les flots s’écartaient devant lui ; l’autre parti prétendait que les flots avaient touché Florestan, puisqu’ils le portaient, mais ne l’avaient pas mouillé pour cela ; et citait Jésus-Christ et Pierre marchant sur la mer, et n’étant pas mouillés ; car, s’ils l’avaient été, les Évangiles en auraient parlé. Le patriarche, les soldats, les généraux, les ministres-d’état, l’empereur même prirent part à la dispute ; et l’on oublia d’aller secourir des villes pressées par les armées ennemies. La question était trop importante pour qu’il fût possible de penser à rien autre.

À quelque chose malheur est bon. Florestan bien repu, bien fêté par les moines, se reposait de ses fatigues. Ils lui proposèrent de prendre l’habit. Il commençait à connaître le métier, et ne le trouvait pas trop mauvais ; mais Gabrielle l’appelait en France. Il refusa, voulut partir de suite, mais resta, sollicité par ses compagnons, pour jouer un personnage important dans une solennité religieuse dont l’époque arrivait.

Cette époque était celle des kalendes de janvier, jours de merveilles inouïes.

Dans le siècle où vivait notre héros, les fêtes de Noël se célébraient avec une pompe inconnue de nos jours. C’était le bon temps, le siècle de la foi. Les monumens historiques de cette religieuse époque attestent la ferveur des fidèles. Les moines et les prêtres se mirent à boire à plein verre, et quand ils furent saouls et ivres, ce sont les mots consacrés par l’histoire[130], ils sortirent processionnellement dans les rues de Constantinople, barbouillés de charbon, de lie de vin, de boue, quelquefois presque nus, comme des prophètes, chantant des chansons obscènes, accompagnées de postures lubriques ; et quelques-uns, du haut d’un char, jetant aux passans des bénédictions et des ordures.

Au milieu des prêtres et des moines marchaient les prophètes et les apôtres, chacun dans le costume convenable : Moïse la tête ornée de cornes, Isaïe bâté comme un âne, Ézéchiel entouré de cordes, une tranche de pain à la main, arrangée comme vous savez ; David[131] dansant comme un fou, selon l’usage ; Salomon entouré d’une multitude de moines habillés en femmes, parmi lesquels on distinguait la reine de Saba, Balaam sur son ânesse, et Nabuchodonosor changé en bête, escorté par Daniel et les trois enfans de la Fosse aux Lions.

Ensuite venaient les personnages du Nouveau-Testament : saint Pierre armé d’une longue rapière, deux énormes clefs à la main, la conduisait. Au milieu des apôtres, on voyait la Vierge Marie, l’Enfant-Jésus entre ses bras, montée sur un âne couvert d’une chasuble, et conduit par le bon Joseph ; ensuite venaient le bœuf de la Noël, les mages, et la Magdeleine toute nue, ou à peu près couverte de ses cheveux[132]. Cette bande était ivre, mais elle était éminemment chrétienne. Parmi ces prophètes, on remarquait Virgile et les Sybilles[133], car on sait que Virgile et les Sybilles prédirent la naissance de Notre Seigneur Jésus ; leurs vers servirent beaucoup aux premiers chrétiens pour prouver la vérité de la religion nouvelle. Ce poëte et ces sorcières, ces prophètes et ces apôtres, débitaient des morceaux de leurs ouvrages relatifs à la venue du Messie.

À la tête de cette troupe sacrée, on voyait Florestan ; il représentait Moïse, sauvé des eaux comme lui, et portait, outre les attributs du chef Israélite, la planche de la vraie croix ; à ses côtés marchait le patriarche des fous en habits pontificaux. Les croix et les bannières, les tambours et les fifres, annonçaient au loin ces processions ; enfin, elles arrivèrent chacune dans son église. Alors la joie des fidèles ne connut plus de bornes : le patriarche, l’archevêque, l’évêque, ou le prêtre des fous, se mit à dire la messe, et pendant qu’il la disait, « les uns continuèrent leurs chants obscènes, les autres jouèrent aux dés sur l’autel, mangèrent et burent, mirent des ordures dans les encensoirs, crièrent, hurlèrent, aboyèrent, sifflèrent, firent des grimaces au célébrant, se moquèrent des mystères de Jésus, de la Vierge, de Dieu même[134]. » Cependant l’âne de Marie, couvert de la chasuble et de la mitre, était à l’autel ; le prêtre, à ses côtés, chanta la prose de l’âne[135]. À la fin de chaque verset les assistans se mirent à braire ; et comme à un autre autel un autre prêtre chantait la prose du bœuf, les fidèles se divisèrent, les uns beuglèrent, les autres imitèrent l’âne ; un parti cherchant à l’emporter sur l’autre par des cris plus éclatans[136]. Cette division entre le bœuf et l’âne en produisit de nouvelles. Les troupes légères qui n’étaient d’aucun parti, au lieu de braire ou de beugler, aboyaient, hurlaient, bêlaient, miaulaient, imitaient le chant du coq ou de tel autre animal ; mais à la fin de la messe tous les partis se réunirent et se mirent à braire en commun[137]. Ensuite, le patriarche, l’évêque ou le prêtre des fous donna sa bénédiction au peuple, lui distribua des indulgences et lui souhaita le mal de dents, la teigne, la gale et autres semblables faveurs ; la messe dite, les fidèles émerveillés se répandirent dans les rues et continuèrent, chacun d’après sa marotte, les saints exercices du jour.

Telle était la religion ; des pratiques superstitieuses ou barbares, absurdes ou indécentes, un culte et point de morale, un Dieu bizarre fait à l’image de ce que l’homme a de plus vil.

Si nous descendons de la contemplation du ciel de ce temps à l’examen de la terre, nous y verrons des papes, dignes représentans d’un Dieu furibond, des prêtres sans mœurs, une noblesse barbare et capricieuse, des rois esclaves des prêtres et des grands, des peuples livrés au couteau de l’autel, aux chevaux des gens d’armes, à l’épée de la noblesse, à la toute-puissance des seigneurs ; en peu de mots, des républiques sans lois, et des monarchies sans rois.

Pendant la longue durée de ces siècles d’ignorance et de crédulité, d’esclavage et d’anarchie, le ciel ordonnait toujours des crimes. Le sang humain coula à grands flots pour la cause du pontife et des prêtres pour fonder l’autel sur le trône, et diviser la terre comme en plusieurs fermes dont les rois eussent été les colons destituables à volonté, et les hommes les animaux de labour. Les guerres et les massacres, dont le prétexte fut, ou la délivrance des lieux saints, ou le refus des schismatiques et des hérétiques de reconnaître deux natures en Jésus-Christ et la double procession du Saint-Esprit, ou la consubstantiabilité du Père et du Fils, ou tel autre point dogmatique, ne furent que des guerres d’invasion ordonnées par les Papes pour imposer leur joug à des peuples libres, ou des guerres avec les peuples révoltés contre le sacerdoce, des commencemens d’extermination des esclaves assez hardis pour examiner les droits de leurs maîtres. On assommait ces esclaves raisonneurs comme on assomme à la boucherie le bœuf qui ne veut plus traîner la charrue.

Les saintes cérémonies que je viens de décrire se terminèrent d’une manière très-canonique. Des raisonneurs osèrent soutenir qu’elles outrageaient, non pas la majesté divine, la Divinité est trop au-dessus de nous pour être atteinte par nos folies, mais la décence et les mœurs publiques. Des hérétiques prétendirent que Dieu en était réellement offensé ; car les hérétiques, comme les orthodoxes, lisent dans sa pensée, et leurs passions sont toujours un arrêt de la justice divine. Les cabaretiers et les moines, congrégations également éclairées et morales, prirent très-mal les observations des dissidens ; il y eut même des fidèles qui soutinrent que cette fête « ayant été célébrée de tout temps[138] par de saints personnages, on ne pouvait mieux faire que de les imiter ; que d’ailleurs la folie nous étant naturelle, il fallait lui donner un libre cours, au moins une fois par an ; que les tonneaux de vin creveraient si on ne leur ouvrait la bonde, et par la même raison le vin de la sagesse nous ferait crever comme des tonneaux, si nous le laissions toujours bouillir en nous. — Enfin, et cette raison sortit de la tête d’un docteur en théologie[139], que la fête des fous n’était pas moins approuvée de Dieu que la fête de la Conception immaculée de Notre-Dame, et datait de plus loin dans l’Église. »

La conséquence de cette décision est naturelle : ceux qui blâment ce que Dieu approuve sont hérétiques, les hérétiques sont excommuniés[140], les excommuniés doivent donc être exterminés : je défie de raisonner autrement en théologie ; c’est ainsi qu’on raisonna ; et les prophètes, les apôtres, Joseph et Marie, les cabaretiers, qui vendaient du vin à la populace, la populace qui l’avait bu, les moines qui le dirigeaient et qui ne voulaient pas qu’on leur enlevât, de la religion les seules choses qu’ils en comprissent, crièrent au déiste, à l’athée, au philosophe, et maltraitèrent, estropièrent, tuèrent les ennemis de Dieu. Les discussions où la religion joue un rôle, doivent se terminer par du sang ; car, comme disent les orthodoxes, la vérité ne peut souffrir le mensonge : forcez-les d’entrer ; c’est la règle… Et voilà le bon vieux temps !




CHAPITRE IX.

Florestan à Marseille. — Utilité des Indulgences.


Florestan, remis de ses fatigues, partit enfin de Constantinople sur un navire génois ; l’amour l’appelait dans sa patrie, et lui faisait espérer auprès de Gabrielle un repos qu’il ne trouvait plus ailleurs : son père était toujours présent à ses yeux ; et malgré les consolations des moines de Saint-Chrysostôme, et les nombreuses reliques du pays qu’il emportait en échange de la vraie croix si miraculeusement découverte, il ne pouvait chasser de son cœur cette douloureuse image.

Ils débarquèrent à Marseille et trouvèrent la ville dans une effervescence difficile à décrire. Une compagnie de moines Augustins, arrivée de Rome, vendait des indulgences à tous prix, et partout, dans les couvens, à la porte des églises, sur les places publiques, au coin des rues, dans les cabarets, les envoyés de sa Sainteté ouvraient les prisons du purgatoire et les portes du paradis aux âmes pécheresses déjà parties pour l’autre monde, et dispensaient du purgatoire celles qui n’avaient pas encore entrepris le voyage. Indulgence plénière avait été, comme on sait, attachée au pélerinage de la Terre-Sainte ; le vice-Dieu voulait dépeupler les enfers et sauver tous les hommes ; or, tous les hommes ne pouvaient aller en Palestine ; car, enfin, qui aurait payé la dîme en Europe ? Il donna pouvoir aux Augustins de vendre et d’affermer le droit de vendre des indulgences aussi efficaces que celles attachées à la croisade. De cette manière, et sans sortir de chez soi, l’on pouvait, si l’on avait de l’argent, se délivrer de tous ses péchés, et en délivrer ses parens ou ses amis, vivans ou morts. Et les pauvres, dira-t-on !… ils restaient donc en enfer et sous le poids du péché ? L’on dira ce qu’on voudra : « Ce n’est pas la faute de Sa Sainteté si tout le monde n’avait pas d’argent. » C’est ainsi qu’en raisonnait un Augustin, sur la place publique de Marseille : « Certainement, s’écriait-il, notre Saint-Père ne demanderait pas mieux que de vendre à tout le monde. »

Ces bons moines marchaient escortés de trompettes et de tambours, de clochettes et de crucifix, de bannières et de jeux de dés. Du haut de leurs tréteaux ils haranguaient le peuple ; Paillasse et Polichinelle virent leurs auditoires déserts.

« Le voici, disaient ces vénérables pères, ces anges du ciel, comme le porte le décret de Sa Sainteté, daté de Nîmes ; le voici, disaient-ils en montrant le crucifix, le véritable Polichinelle[141], le véritable Paillasse ; avec lui se trouvent la joie et la jubilation ; non pas la joie du moment, comme avec le Polichinelle terrestre, mais la joie éternelle. Paillasse vous amuse tandis qu’il fait ses tours, Polichinelle vous fait rire pendant qu’il vous nazille ses quolibets ; mais Paillasse se fatigue, il décampe ; plus de Paillasse, adieu le plaisir. Polichinelle est emballé et vous quitte ; plus de Polichinelle, adieu la joie. Mais Jésus-Christ ne se lasse point d’intercéder pour vous auprès de Dieu le père, et voici qu’il est descendu à la voix de son vicaire pour vous combler de faveurs, pour remettre les errans dans la bonne voie, enlever les péchés, fermer les portes de l’enfer et donner un libre cours à vos plaisirs.

» Il sait combien vous êtes enclins à transgresser ses commandemens ; il sait que vous aimez à boire, à jouer, à jurer, à convoiter la femme de votre prochain, son bœuf, son âne, sa servante, et même son serviteur. Eh bien ! mes très-chers frères, achetez des indulgences. Vous avez bu, juré, joué et convoité ; payez et prenez, et dites comme nous : Avec ces indulgences je m’en moque.

» Si vous n’en prenez pas, vous jurerez, vous boirez, vous convoiterez ; car je vous connais ! Vous irez à tous les diables, mes frères ; vous brûlerez éternellement.

» Ô mon Dieu… éclairez ce peuple… qu’il ait des yeux pour voir, des oreilles pour entendre ! Faites qu’il dise du vase du péché où il s’est abreuvé : Transeat iste calix ; inspirez-lui d’acheter des indulgences : l’effet en est prompt, il n’y a qu’à payer et à prendre : vade retro Satanas… vous êtes délivrés du malin ; c’est bien… passez, payez

» Un moment, mes frères, je ne puis vous rendre le reste de votre pièce : la charité me le défend… Fils ingrats, pensez à vos pères et mères. Quoi ! tandis que vous irez à la droite du fils de Dieu avec le bon larron, vous les laisseriez avec les réprouvés ! N’entendez-vous pas d’ici les cris de ces âmes aux abois : elles ne vous demandaient jadis qu’une pauvre petite messe, et vous la leur accordiez ; et cette messe n’était qu’une goutte d’eau trop impuissante pour éteindre le feu de l’enfer ; eh bien ! mes chers frères, ces indulgences sont un déluge qui l’étouffe tout-à-coup. Vous me direz peut-être : Vous nous débitez ici des indulgences pour des peccadilles, pour des péchés véniels ? Non, mes frères, pour de bons gros péchés, bien mortels, bien conditionnés, où rien ne manque.

» Avez-vous couché avec votre mère ou votre père, votre frère ou votre sœur ?

» Avez-vous étouffé votre enfant ?

» Avez-vous tué votre père, votre mère, votre frère, votre sœur, ou votre femme ?

» Enfin, voulez-vous avoir la permission de manger des œufs ou du fromage ?

» Enfin, eussiez-vous violé la sainte Vierge[142],

» Grâce plénière ; avec ces indulgences je m’en moque.

» Et combien, direz-vous, combien vendez-vous ces faveurs du seigneur Jésus et de son vicaire ? des pleins sacs d’or ou d’argent ? Non, mes frères, c’est le dernier jour que nous passons parmi vous ; nous sommes attendus dans les villes voisines, et n’avons resté aujour- d’hui qu’à la demande générale du public. Pour que tout le monde puisse jouir de tant de biens, les prix ont été baissés de moitié.

» Ils sont fixés à la misérable somme de… savoir :

» Pour avoir couché avec père ou mère, six tournois.

» Pour avoir étouffé son enfant, quatre tournois, un ducat, huit carlins.

» Pour avoir tué ou père, ou mère, ou frère, ou sœur, ou sa femme… combien ?… Admirez les bontés de la providence… combien ? la misérable somme de cinq carlins… Nous y perdons, en vérité ; mais nous nous rattrapons sur le fromage.

» Pour la permission de manger des œufs et du fromage les jours défendus… combien ? combien ?… une bagatelle, mes frères.

» Pour le fromage, vingt carlins ;

» Et pour les œufs, rien que douze[143].

» Il faudrait ne rien avoir pour s’en passer.

» Enfin, mes frères, pour faciliter aux pauvres la décharge de leur conscience, nous avons établi une banque ; le tapis est sur la table, voilà des cornets, voilà des dés ; prenez et jouez. Jouez votre argent contre des indulgences, un coup de dé peut vous donner la vie éternelle, et vous ne perdrez jamais qu’un vil métal, qui vous empêcherait d’aller au ciel ; car Dieu a dit : les riches n’entreront pas dans le royaume des cieux.

» Ne vous amusez pas aux bagatelles de la porte ; achetez, mes frères, achetez, ou prenez les dés et jouez, et que Dieu soit avec vous. Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. Amen.

» Passez, payez. — Passez, payez. »

La récolte des révérends pères était fructueuse ; le bas prix, l’ignorance, l’occasion, l’éloquence des missionnaires, les dés, tout favorisait le débit. Après avoir joué avec les distributeurs, les gagnans jouèrent avec de nouveaux venus. Quel vacarme il dut y avoir dans le purgatoire ! quelle succession de pleurs et de ris ! Voyez-vous cette âme à moitié rôtie, c’est celle d’un juge d’exception ; d’un scélérat, à la place duquel le juge avait fait pendre un honnête homme qui n’était pas dans les bons principes, et qui se plaignait d’avoir été volé par le scélérat bien pensant ; il vient de gagner une indulgence. Par elle force a été à Satan de l’ôter du fagot ; mais un nouveau coup de dé fait passer l’indulgence dans une autre main, et l’âme est d’un coup de fourche remise aussitôt sur la braise ; tous les diables étaient en l’air pour ouvrir la porte aux âmes grâciées, et courir après celles qui, après l’avoir été, cessaient de l’être par la perte du brevet de Sa Sainteté. Les mêmes distributions avaient lieu dans toute l’Europe ; il y avait donc peu d’âmes qui ne fussent délivrées, ou pour toujours, ou pour quelques momens ; il n’y eut que les mauvais rois auxquels personne ne pensa, et ils restèrent exposés à toute l’ardeur des flammes dirigées sur eux seuls, sur eux et leurs flatteurs, sur les magistrats plus fidèles à l’autorité qu’à la loi et sur les juges dévoués, races abominables, maudites dans l’une et l’autre vie.




CHAPITRE X.

Suite. — Florestan et le Prédicateur.


Florestan, toujours poursuivi par l’image de son père, arriva dans un carrefour au moment où le prédicateur pérorait avec le plus de feu. L’annonce de l’indulgence pour le parricide l’arrêta. L’espérance d’échapper, non pas au châtiment, il ne croyait pas l’avoir mérité en obéissant au ciel, mais au remords, le fit adresser à l’Augustin. Le malheureux croisé, défiguré par la maladie, un bras en écharpe, comme on sait, s’approcha du tréteau.

Homme de Dieu, dit-il au moine, je viens de la croisade. Rempli d’un saint zèle, j’ai massacré, sur le tombeau du Sauveur, les Juifs, les Païens, les Mahométans, les femmes, les vieillards et les enfans.

le moine augustin.

C’est bien, mon très-cher frère, vous avez exécuté la loi de Dieu.

florestan.

J’ai brûlé un hôpital rempli d’hérétiques et de païens.

l’augustin.

L’hérésie est purgée par le feu.

florestan.

J’ai tué mon père.

l’augustin.

Vite, une indulgence.

florestan.

Est-il bien sûr que l’effet en soit comme vous le dites ?

l’augustin.

Dieu n’a-t-il pas dit à saint Pierre, ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel ?

florestan.

J’en conviens : mais j’ai des remords, saint Pierre me les ôtera-t-il ?

l’augustin.

Prenez des indulgences, et moquez-vous de vos remords. Au lieu d’une, prenez-en deux.

florestan.

J’en aurai peut-être encore.

l’augustin.

Prenez-en trois ; prenez-en jusqu’à ce que vous soyez tranquille. Votre crime peut avoir été commis avec des circonstances aggravantes ; peut-être êtes-vous le fils d’un moine ?

florestan.

Non, mais d’un philosophe…

l’augustin.

Et vous l’avez tué !… vous êtes un saint, vous n’avez que faire d’indulgences. Cependant, comme le superflu ne peut nuire, prenez-en toujours ; prenez, du moins, pour vos crimes à venir, des indulgences expectatives ; celles-ci sont bien commodes. Avez-vous envie de tuer un ennemi, de voler un publicain ? vous pouvez le faire en toute sûreté de conscience. Volez, pillez, tuez, vous êtes pardonné d’avance. Nous ne crions pas ces indulgences sur la place publique, nous ne les donnons qu’à nos bons amis, et par conséquent vous êtes du nombre. Comment ! un croisé qui brûle des hôpitaux d’hérétiques, qui massacre les petits enfans des infidèles, qui tue son père le philosophe !! tous les trésors de l’Église vous sont ouverts.

Florestan ne voulait point commettre de nouveaux crimes ; cependant, il pria le moine de lui délivrer une indulgence expectative[144], on ne sait ce qui peut arriver. Le moine obligeant y ajouta la même faveur pour quatre personnes de la suite du Croisé ; mais quand il fallut payer, Florestan n’eut point d’argent ; il offrit les reliques apportées de Constantinople ; le moine se prit à rire ; nous avons des reliques assez, lui dit-il, nous avons des morceaux de la vraie Croix plus qu’il n’en faudrait pour construire la charpente d’une église, et des os des saints, plus que n’eussent pesé tous les saints ensemble, en chair et en os ; mais nous manquons d’argent, il nous en faut pour faire la guerre à l’empereur, aux rois, aux hérétiques, aux infidèles ; et point d’argent, point d’indulgences.

florestan.

Comment ferai-je donc ?

l’augustin.

Procurez-vous de l’argent de quelque manière que ce soit. Vous êtes un soldat de l’Église, vous avez tué les femmes, les enfans, et votre père le philosophe ! Vous êtes un homme sûr, on peut tout vous dire. Si vous ne savez rien faire, mendiez. Si vous ne recevez pas assez d’aumônes, volez ; que risquez-vous ? Votre pardon est assuré.

florestan.

J’eus toujours horreur du vol.

l’augustin.

Peut-on avoir horreur de faire son salut ! Car en volant de l’argent, c’est une indulgence que vous achetez. Une indulgence vous ouvre le Ciel, ce sera donc le Ciel que vous aurez volé et non pas de l’argent, Dieu le père, et non le richard, sera volé ; or, Dieu le père consent au vol, puisqu’il vous accorde une indulgence. Donc, en volant, vous n’aurez pas volé. D’ailleurs, ce qui se fait dans de bonnes intentions est bon en soi. Vous volez de l’argent, mais pour le donner à l’Église ; vous le lui donnez, c’est une restitution que vous avez forcé l’injuste détenteur à faire, par vos mains, au légitime propriétaire ; car tout appartient à l’Église. Vous volez, mais pour obtenir la vie éternelle ; Dieu n’a créé l’homme que pour lui donner les moyens de faire son salut ; vous faites le vôtre, en volant, donc vous accomplissez les vues de Dieu. Vous voyez comme tout s’enchaîne et s’explique.

florestan.

Vous m’ôtez les moyens de répondre, et ne me persuadez pas ; mais enfin, si Dieu m’absout et me récompense, les hommes me puniront.

l’augustin.

Des juges hérétiques ou philosophes pourraient bien vous faire pendre ; que vous importe ? Cette vie est un passage. La vie éternelle, la vie des justes, est la seule bonne ; le monde est le chemin qui nous y conduit, et le chemin est quelquefois bien désagréable ! Quelques pans[145] de corde vous sauveraient bien des désagrémens. Donc, vous ne devez pas mieux demander que d’arriver vîte au logis, si vous y arrivez sûrement ; votre pendaison, ordonnée par des juges hérétiques ou philosophes, serait une espèce de martyre, elle vous ouvrirait, sans faute, les portes du Ciel ; et même, si vous laissiez beaucoup de biens à l’Église, en mourant, je pourrais répondre de votre canonisation, je suis sûr que nous vous ferions faire des miracles. Vous seriez dans l’almanach, mon très-cher frère, dès que vous auriez votre patente de bienheureux ; c’est le nec plus ultra de la gloire des saints, gloire impérissable et toujours nouvelle, puisqu’elle se renouvelle toutes les années.

florestan.

Si je pouvais échapper à mes remords, je ne serais pas fâché de rester encore sur la terre. Vous voyez comme la sainte guerre m’a mis ; je me croisai pour obéir à ma dame, et je voudrais jouir enfin du prix de mon obéissance.

l’augustin.

Est-elle jeune ?

florestan.

Vingt ans.

l’augustin.

Jolie ?

florestan.

Comme un ange.

l’augustin.

Belle ?…

florestan.

Superbe.

l’augustin.

Des yeux noirs ?…

florestan.

Brûlans.

l’augustin.

J’irai lui demander l’hospitalité.

florestan.

Je ne puis donc employer votre moyen.

l’augustin.

Au contraire ; volez une plus grande somme. Volez, 1o pour acheter une indulgence ; 2o pour acheter vos juges. De cette manière, vous êtes absous dans ce monde, et récompensé dans l’autre.

florestan.

Trouve-t-on des juges à acheter ?

l’augustin.

Essayez. J’ai bien entendu parler de certain jugement rendu par la justice d’Alais, entre un moine et un vilain ; mais sans aller plus loin, il y a des troubles dans plusieurs villes, les factions déchirent la France ; si la faction triomphante épure un tribunal, vîte rendez-vous dans le ressort du tribunal épuré. Volez un homme du parti vaincu, vous devez espérer que les magistrats de l’autre parti ne seront pas rigides ; il y a même apparence qu’il ne vous en coûtera rien ; en France, sauf quelques exceptions très-rares, l’argent comptant ne fait rien faire aux juges ; mais le zèle et la peur, la lâcheté, la crainte de perdre leurs places, l’espérance d’en avoir de meilleures, la reconnaissance envers le parti qui les a nommés, la nature même de beaucoup d’hommes qui ressemble à celle de l’âne, et qui porte ces hommes, parmi lesquels on a soin de choisir les juges épurés et dévoués, à donner des coups de pied au misérable à terre, les obligeront à vous accorder une impunité complète ; peut-être même obtiendrez-vous une place parmi eux, et vous pourrez faire pendre celui que vous aurez volé, s’il ose se plaindre. Allez donc, et revenez la bourse bien garnie ; et que le Seigneur soit avec vous. — Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Florestan ne put vaincre l’avarice du moine, il n’obtint rien ; il suivit l’exemple des pauvres, joua, perdit et s’en alla sans reliques (il avait trouvé à s’en défaire à coups de dés), sans bonnet et sans chemise. L’Augustin serra le tout dans son sac, et quand Florestan partit, il lui donna sa bénédiction.

Il partit enfin ; il s’éloigna de Marseille à grands pas, et traversa la Provence et le Languedoc, en demandant l’hospitalité aux pauvres gens, les seuls qui la donnent de bon cœur. Il payait leurs services par le récit des exploits des Croisés, des miracles opérés sur le tombeau du Sauveur et de la malice des juifs et des infidèles. Il faisait des vœux en lui-même, il priait devant toutes les niches des saints, au pied de toutes les croix, et ses vœux et ses prières étaient tous inspirés par sa Gabrielle. À mesure qu’il se rapprochait d’elle, il sentait tout ce qui n’était pas elle s’effacer de sa mémoire ; son voyage ne lui paraissait qu’un rêve pénible ; et prêt à la revoir, il aurait cru ne l’avoir quittée que d’hier, si l’agitation de son cœur ne lui eût rappelé sa longue absence et ses malheurs tandis qu’il marche vers le château de Lansac, voisin de celui de sa maîtresse. Revenons à celle-ci que nous avons laissée dans son lit souffrante et désespérée.




CHAPITRE XI.

Gabrielle. — Peines de l’absence.


Le premier fanatique fut un homme ignorant, dont un ambitieux fit l’instrument de ses passions ; le premier superstitieux fut une femme tendre ; la superstition est une conséquence du malheur et d’un vif désir ; elle est la religion de l’amour et la consolation de l’attente.

Tout est faible dans l’homme, il sent sa misère, et cherche partout un appui ; ses yeux ne le trouvent point sur la terre, et son cœur le lui montre dans le Ciel ; mais ce Dieu qui l’étonne et qu’il invoque, en qui il espère et qu’il redoute ; ce Dieu toujours trop lent à répondre à ses vœux, ne vient, en effet, à son secours que par la raison dont il doua son esprit, la force qu’il départit à son âme, et la résignation aux accidens de la vie, dont il lui imposa la nécessité en le jetant sur la terre, et de laquelle tous les momens de son existence ont dû lui enseigner à faire usage. Mais, hélas ! l’homme dédaigne ou craint de s’appuyer sur lui-même, il cherche un soutien hors de lui. Ne pouvant renoncer au bonheur ni l’attendre du temps, ni jouir de celui qui se présente devant ses pas, et l’accepter où il est sans consumer sa vie à le chercher où il ne saurait être ; il imagine, dans un monde invisible, une multitude d’êtres bienfaisans qui, par leurs prières ou leurs secours, peuvent ou porter le Dieu de l’univers à se rendre aux vœux de la terre suppliante ; ou, s’associant aux destins de l’homme, changer, par des moyens surnaturels, l’ordre immuable de la nature. Trompé dans son attente, toujours altéré de bonheur, il arrache ses regards de cet espace incommensurable où les traditions de la faiblesse humaine ont placé le ciel et la Divinité ; et, les fixant sur la terre que son pied désespéré frappe avec rage, comme pour avertir les monstres dont l’imagination peupla les abîmes, qu’il est un infortuné de plus, il ose implorer le secours de ses bourreaux, et demander le bonheur à ceux même dont il croit que l’occupation et la gloire est de plonger et de retenir l’espèce humaine dans l’éternité des tourmens.

Ainsi, l’homme plein d’espérance adressa d’abord ses vœux à la Divinité ; le malheur vint, il invoqua les génies. Dans son désespoir, il appela les enfers, et c’est l’amour qui, le premier, le rendit superstitieux d’abord, enfin sacrilége ; mais cette superstition et ces sacriléges ne peuvent ni le rendre coupable aux yeux d’un Dieu bienfaisant, ni odieux à ceux des hommes ; il cherche le bonheur dans une fausse route, et ne médite la ruine de personne ; il cherche ailleurs un appui qu’il s’imagine lui être refusé par le ciel, mais il ne repousse point son Dieu. C’est ici le cas d’appliquer aussi cette admirable parole de Jésus : beaucoup de fautes lui seront pardonnées, car elle a beaucoup aimé.

Gabrielle, fatiguée de ses courses et de leur inutilité, n’espérant plus recevoir des nouvelles de son amant, accueillit enfin cette funeste idée, qui jusque-là ne s’était pas même présentée à elle, que Florestan était mort, elle avait toujours associé son nom aux noms de victoires, de triomphe et de retour ; et quand l’idée de sa mort vint remplacer ces brillantes pensées, il lui sembla qu’un voile s’était déchiré devant ses yeux pour lui montrer l’affreuse vérité, et son étonnement fut extrême de ne l’avoir point encore aperçue.

C’est alors que ses larmes coulèrent avec une abondance qui l’étonnait elle-même. Elle sentit toute sa faiblesse en perdant l’appui de son amant et de sa pensée ; elle ne vit qu’une solitude dans la vie, qu’un désert dans son cœur, que des tourmens dans l’avenir ; malheureuse, elle pleurait ; prévoyant l’éternité de son malheur, elle pleurait bien plus encore ; mais quand on pleure sur l’absence de ce qu’on aime, on n’a pas perdu, quoiqu’on en croie, tout espoir de retour. Les larmes n’ont jamais annoncé l’extrême infortune.

Gabrielle retrouva donc des momens plus tranquilles ; elle se souvint que son amant n’était parti que pour obéir aux ordres du ciel ; elle se dit : Dieu ne doit pas vouloir punir les hommes de leur désobéissance ; il s’est servi de la faible voix d’une amante pour transmettre ses ordres ; il a daigné lui parler, pourrait-il refuser de l’entendre ?

Ranimée par cette heureuse pensée, elle se lève sur son lit, se revêt de ses habits de deuil, se couvre d’un vaste voile pour dérober ses larmes aux regards indifférens, et se prosterne sur les marches de l’autel de l’église du château ; elle prie.

En priant, une inspiration soudaine lui rend une espérance nouvelle. C’est dans l’église de Lansac que la sainte Vierge lui apparut autrefois ; c’est dans l’église de Lansac, aux pieds de la miraculeuse image de la mère du Sauveur, aux lieux mêmes où elle la vit s’animer et lui sourire, qu’elle doit aller prier encore, et demander le retour de son amant à celle qui l’arracha de ses bras. Elle part, et ses pieds foulant avec légèreté le gazon de la prairie qui sépare son château de celui de Lansac, elle a rejeté son voile en arrière, sa belle tête est à découvert, ses regards brillans s’élancent à travers ses dernières larmes, comme le soleil à travers les nuées de l’orage apaisé. Elle marche, elle vole… et ne dédaigne pas de cueillir en courant une fleur de la prairie.

Ainsi, belle de jeunesse, d’espérance et de mélancolie, soutenue par la religion et l’amour, elle passe devant le château de Lansac, jette un regard sur les fenêtres où Florestan se montrait jadis, et ce regard semble dire, je l’y reverrai. Elle arrive auprès de l’église ; à cet aspect son malheur revient à sa pensée, et son courage l’abandonne.

Quel infortuné, même conduit par la plus juste espérance vers l’homme généreux dont il attend la fin de sa misère, n’a pas, en s’approchant de lui, senti son espoir, au lieu de s’accroître, s’évanouir ! Avant d’entrer dans sa demeure il hésite, et jette ses regards vers les lieux qu’il a quittés ; ses jambes faiblissent, sa langue s’embarrasse. Il n’avait vu que la bonté de son protecteur, il ne voit plus que la dureté si générale dans l’homme ; la confiance s’est enfuie à l’aspect des lieux où jamais elle ne croyait arriver assez tôt. L’infortunée, en touchant le seuil de la porte, le sent comme repousser ses pas tremblans.


fin du troisième volume.

LE MOINE
ET LE PHILOSOPHE,
ou
LA CROISADE ET LE BON VIEUX TEMPS.
ouvrage critique et philosophique.
PAR RICARD SAINT-HILAIRE.
TOME IV.
PARIS,
AU CABINET LITTÉRAIRE DE LE ROI,
Rue de Richelieu, No 52, passage Beaujolois ;
et à Lyon chez MANEL fils, libraire.

1820


CHAPITRE XII.

Suite. — L’Église de Village.


Cependant Gabrielle après avoir hésité, se résolut à pénétrer dans l’église ; mais son assurance l’ayant abandonnée, elle fut surprise de voir une fleur sur son sein ; elle en arracha cette fleur, symbole d’un contentement évanoui. Les larmes reparurent à travers sa paupière abaissée, et le sombre voile, rejeté derrière sa tête, vint cacher de nouveau ses traits ; malgré la vérité de sa douleur, il y avait en elle une teinte de coquetterie : ce voile jeté devant des traits heureux, s’arrangeait pourtant de manière à les laisser voir embellis par l’expression d’une peine qui n’est pas sans espoir, et les effets d’une ombre qui n’est pas sans lumière ; en retombant sur un sein formé par l’amour, il en dessinait les contours gracieux ; cette main sur laquelle sa tête était doucement penchée, semblait ne s’être élevée que pour développer l’élégance d’un bras charmant, et faire contraster son éclatante blancheur avec la couleur sombre de la gaze noire.

Gabrielle ne devait être vue de personne, elle ne pensait point à plaire, et pourtant quand son affliction annonçait une suppliante, à la grâce de son affliction, on aurait cru voir une belle méditant des conquêtes, et dédaignant les ris et les jeux dont la poésie orna la ceinture de la déesse de la beauté, pour ne prendre ses armes, le sentiment et la mélancolie, que dans son propre cœur.

Elle entra. L’église était déserte, le silence le plus profond régnait sous ses voûtes ; le bruit de ses pas fut le seul qu’elle entendit, mais ce bruit étonnait son imagination effrayée. La solitude et l’espace épouvantent tous les hommes, ils agissent plus vivement encore sur les âmes tendres et affligées ; la solitude et l’espace se remplissent bientôt de tous les fantômes de la pensée. Gabrielle retrouva sous ses voûtes silencieuses les illusions du sentiment et les rêves de la douleur. Elle lisait sa peine sur le front du Christ mourant, sur les tableaux de l’autel, dans les ténèbres des chapelles, sur tous les objets qui s’offraient à ses yeux, en cherchant la Vierge miséricordieuse, son espérance et son amour ; mais hélas ! la Vierge protectrice, se dérobant à ses regards, semblait lui présager par sa fuite l’inutilité d’une prière qu’elle refusait d’entendre ; elle avait passé vingt fois sans la voir devant Notre-Dame, elle la cherchait où elle n’avait jamais été ; et quand elle l’eût retrouvée, persuadée que ce n’était pas la même dont elle avait jadis entendu la voix, le peu de confiance qui lui restait s’évanouit. Elle s’agenouilla devant la statue comme à regret, et sa bouche refusa de prononcer les paroles suppliantes et plaintives qu’elle avait méditées pendant toute sa route, et dont elle attendait un effet si prompt ; elle se tut, mais ses yeux dirent sa prière ; langage du premier homme, que ses derniers enfans parleront comme lui, et le seul peut-être que Dieu nous ait donné pour exprimer la vie : ce langage, ce sont les larmes.

Elle priait encore ; le jour avait fui. La lune avait reparu sur les nuages ; un rayon blanchâtre, échappé de son front mélancolique, jaillissait, pressé à travers une crevasse des murs de l’église, dans les ténèbres, et portait le vague de sa lumière vaporeuse dans l’enceinte reculée, au-dessous de laquelle dormaient les aïeux de Florestan. Gabrielle avait inutilement attendu le signe protecteur qu’elle espérait de la Vierge ; le silence de la mère de Dieu la confirma dans ses tristes pensées, et désespérée, elle se levait pour aller pleurer ailleurs, quand au bruit de ses pas, un cri sinistre se fait entendre, elle s’arrête, un bruit lugubre répond à ce cri ; elle regarde vers les tombes des comtes de Lansac, d’où ce bruit s’était élevé, et d’où part un nouveau cri plus sinistre encore ; ses yeux épouvantés voient une ombre gémissante, elle s’élève du fond de la tombe… C’est Florestan qui m’appelle, s’écrie la malheureuse amante, Florestan n’est plus !… Son ombre m’annonce et sa mort et la mienne !… Elle s’élance pour la recevoir dans ses bras ; mais l’ombre disparait tout-à-coup ; Gabrielle la cherche et l’appelle : un cri glapissant, un bruit ténébreux, s’élèvent encore du fond des tombeaux ; l’ombre de Florestan reparaît, s’élève et s’étend depuis le séjour souterrain jusqu’aux combles de l’église ; cette ombre terrible plane sur Gabrielle ; l’épouvante et la mort pressent les pas de cette amante, jadis si courageuse, et qui, maintenant, loin d’appeler l’ombre de celui qu’elle aime, la redoute et la fuit, elle court ; elle vole… Déjà l’air extérieur frappe son visage, elle aperçoit la campagne, le ciel et la liberté ; elle s’élance sur le seuil… Mais les portes de l’église s’ébranlent, tournent sur leurs gonds, crient ; et, comme poussées par les vents de l’orage, s’avancent impétueusement l’une vers l’autre, s’unissent, renversent dans l’église Gabrielle, à peine arrivée sur le seuil, et ferment toute issue à ses pas. Gabrielle tombe, et soit frayeur, soit la douleur du coup qu’elle vient de recevoir, elle tombe évanouie.

À son réveil elle entend le premier chant du rossignol, il chantait sur un figuier aux larges feuilles, semé par les vents, ou les oiseaux, dans le vieux mur de l’église : ce figuier s’élevait devant la fenêtre, et les vitraux brisés par ses branches laissaient pénétrer dans le temple la voix brillante du fils du printemps ; elle disait ses amours et son bonheur ; et Gabrielle, dont les idées confuses n’étaient pourtant que peine et tristesse, écoutait avec ravissement ce chant mélodieux et suave ; il pénétrait son cœur, il calmait son âme agitée, il étonnait sa mémoire indécise ; elle n’osait remuer dans la crainte de dissiper une douce illusion ; il lui semblait être dans le bosquet où jadis son oreille écoutait à la fois et le bruit des feuilles qui lui révélaient les pas de son amant, et le chant des oiseaux qui charmaient sa solitude amoureuse ; elle crut qu’il allait venir encore… Quel réveil… après une nuit d’orage ! et qu’est-ce que l’homme, puisque d’aussi légers accidens agissent avec autant d’empire sur son âme, et flétrissent ou parent des plus douces couleurs sa pensée et sa vie ?

Aucun de mes lecteurs n’a pensé que Gabrielle eût vu l’ombre de Florestan ; beaucoup auront deviné que le rayon de la lune avait causé son erreur. Gabrielle ne pouvait voir l’astre d’où partait cette clarté pâle ; elle disparut des tombeaux lorsque cette amante éplorée y courut, elle l’avait interceptée en passant devant la fente du mur, elle y reparut quand Gabrielle changea de place. Cette apparition nouvelle acheva d’égarer son imagination déjà frappée de terreur ; et le cri d’un oiseau de ténèbres, ce chantre de malheur, perché sur les tours de l’église, qui battait l’air de son aile sinistre, et troublait de ses cris aigus le silence des tombeaux, lui parut être les gémissemens de cette ombre.

Maintenant couchée sur la pierre froide, elle se laisse aller à de plus douces idées. Le chant du rossignol, rendu plus éclatant encore par l’écho des voûtes sonores, éloigne de sa mémoire le souvenir des lieux où elle est, et de l’accident terrible qui l’y a retenue. Mais hélas ! sa mémoire revient, Gabrielle se trouble ; elle veut, pour s’assurer de la vérité, porter sa main sur le gazon, elle touche le pavé, frémit et s’éveille tout-à-fait au son lugubre de la cloche des morts et des chants funèbres des prêtres réunis à l’autel autour d’un cercueil. Elle voit bien véritablement les tombes ouvertes, les lueurs sépulcrales de la lampe funéraire, et le fossoyeur impatient qui, cette lampe à la main, et à moitié descendu dans la fosse, appelle, comme le temps, le cadavre qui a cessé de vivre, la troupe éplorée qui, pour quelques momens, survit au mort, et le prêtre qui la console.

À cette vue elle se lève tout-à-coup, s’écrie, et s’élance vers l’autel ; elle veut aller mêler ses prières à celles des prêtres, embrasser le cercueil de son amant ; la porte de l’église est ouverte, elle oublie son dessein pour se ressouvenir du moment où cette porte fatale s’est fermée devant ses pas ; elle croit la voir s’ébranler encore, et le même élan qui devait la conduire à l’autel, lui fait franchir le seuil de l’église ; elle s’éloigne, poursuivie par les cris du hibou caché dans les tours du clocher, par le son du beffroi et les chants funèbres des prêtres ; tandis que le rossignol, chassé du figuier sauvage par ces bruits sinistres, semble l’attendre sur un saule solitaire pour charmer son passage de la douceur de ses chants, et lui dire de rêver encore le bonheur.

Pleine de la fatale idée de la mort de Florestan, et maîtresse enfin de sa frayeur, elle veut revenir auprès du cercueil ; mais un char roule, l’atteint et l’enlève ; il vole, et malgré les cris de cette amante désespérée, il ne s’arrête qu’après avoir dépassé les ponts d’un château. Gabrielle se trouve dans les bras de son père, qu’elle ne reconnaît point.




CHAPITRE XIII.

Gabrielle désespérée. — La Sorcière.


Pendant plusieurs jours, sa raison fut comme égarée ; tantôt elle pleurait son amant, dont elle avait, disait-elle, reçu les derniers adieux ; tantôt elle se parait pour célébrer son retour, ou pour aller l’attendre ; d’autres fois une sombre tristesse, dont elle ne pouvait dire la cause, la rendait comme insensible, et tout-à-coup les éclats de la gaieté la plus bruyante succédaient à ces noires vapeurs. Sa raison reparaissait par intervalles. Alors, tantôt elle s’abandonnait au désespoir, tantôt son cœur se r’ouvrait à l’espérance : dans ces momens lucides, ses compagnes lui racontaient les merveilleuses histoires de tant de héros ou d’amans revenus dans leurs palais ou près de leurs amies, lorsque la mémoire de leur départ était déjà perdue ; elles racontaient les miracles obtenus par l’intercession des saints ou de la Notre-Dame du pays. Que de malades guéris, de morts ressuscités ! L’une de ces discoureuses savait une oraison pour les vapeurs, une autre connaissait un ermite tout-puissant, et le résultat de ces discours était un pélerinage à la chapelle du saint, une oraison dévote sous sa niche, un présent à l’ermite. Il fut enfin reconnu que les processions étaient plus efficaces que les simples pélerinages ; on s’entendit avec les prêtres et les moines de la contrée, on convint du prix, on détermina le minimum de l’offrande, et toutes les cloches furent mises en mouvement pour appeler les fidèles sous les bannières des paroisses.

Loin de moi la pensée de blâmer ces pratiques pieuses ; j’aime à voir la femme tendre, agenouillée aux pieds de l’autel, j’honore les pleurs qu’elle verse dans la chapelle solitaire. Cet appel du malheur à la clémence divine, s’il ne désarme point la destinée, car Dieu ne peut changer de volonté, entretient, du moins, le cœur dans une confiance salutaire. La prière ne guérit point le malade qui va mourir, elle ne rend point la vie à l’être qui l’a perdue, mais elle soutient celui qui prie et lui fait trouver dans le ciel, sinon un Dieu sauveur, du moins un Dieu consolateur. Il n’a point obtenu le salut de ce qu’il aime ; mais ses prières sont montées jusqu’au trône céleste, et la résignation en est descendue. Je vois avec attendrissement ces réunions de toute une église autour de l’affligé, la douleur d’un seul devenue la douleur commune, la joie se taisant devant l’infortune, et l’accord de tout un peuple qui semble oublier sa propre misère pour réclamer la fin d’une peine qui n’ôtera rien à l’amertume de la sienne : mais je ne puis me défendre d’un sentiment pénible, quand je vois les prêtres accourir aux cris de celui qui souffre, imposer un tribut au malheur, changer les larmes du cœur en pratiques vaines, et la confiance dans la miséricorde céleste, en superstition. Ainsi, déjà détournée de sa source, la religion touche au sacrilége et au fanatisme ; imaginer des miracles et les attribuer à l’intercession d’un saint, c’est rabaisser la nature divine ; c’est, quoi qu’on en dise, substituer des dieux à Dieu. Mais le but est visible pour qui veut le voir, il est de placer le ciel sur la terre. Dieu n’accorde rien directement, il faut employer des intercesseurs auprès de lui ; ces intercesseurs ce sont les saints ; mais les saints imitent le maître, ils n’écoutent point le vulgaire ; les prêtres s’adressent donc aux saints, et les fidèles aux prêtres ; ainsi la religion est toute en dehors de Dieu, elle est de l’homme aux pontifes, elle est des pontifes aux fétiches ; rien ne ressemble à l’athéisme comme le polythéisme ; mais qu’importe ? le but est atteint. Les prêtres se sont mis entre l’homme et la Divinité ; ils sont parvenus à gouverner la terre, en lui persuadant qu’ils ont du pouvoir dans le ciel. Telles étaient les conséquences de la religion sacerdotale dans les siècles de barbarie dont j’esquisse les mœurs.

Les pélerinages, les processions, les ex-voto ne ramènent point Florestan. Un moine, qui s’était impatronisé dans le château, dont la cuisine lui convenait, offrit de faire expliquer le diable sur le sort du Croisé. Il y avait alors beaucoup de possédés, parce qu’il y avait beaucoup d’exorciseurs. Le moine interrogea un démon, renfermé dans le corps d’une pauvre béate, et le démon répondit que le Croisé reviendrait plein de gloire et d’amour. Depuis cette réponse, le démon ne parut pas à Gabrielle aussi méchant qu’on le disait. Cette façon de voir lui fit prêter l’oreille à d’étranges discours. Une espèce de créature humaine, qui jadis avait été femme, dégradée à la fois par l’âge et la misère, l’objet le plus repoussant de l’univers, en deux mots une vieille imbécille dont la tête fidèle, réceptacle des terreurs vaines inspirées en son enfance et de toutes les superstitions ramassées pendant sa longue vie, dont la tête qui semblait pétrie avec de la terre des tombeaux, était la mort vivante, et rêvait encore le plaisir et l’amour, se présenta devant Gabrielle, couverte de haillons affreux, elle vint au nom de l’enfer, et la malade n’eut pas de peine à l’en croire ; à cet aspect elle pousse un cri, jette ses draps sur sa tête, et tremblante, elle écoute la voix sépulcrale de la vieille ; peu après elle ose soulever ses draps, et regarder furtivement la sorcière d’abord à travers ses doigts, ensuite en clignant les paupières, enfin les yeux ouverts et fixes, car la flatterie et l’espérance sont toujours bien reçues sous quelques traits qu’elles se présentent, demandez aux rois s’ils daignent vous parler ; aux sages si vous en connaissez ; aux amans, car il en est encore ; ou plutôt, demandez à vous mêmes !

La vieille folle promit à la jeune fille de lui faire voir son amant, mort ou vif, c’est-à-dire de la réunir à lui pour quelques momens, s’il vivait encore, et d’évoquer son ombre s’il n’était plus ; il ne s’agissait pour Gabrielle que de l’accompagner au sabbat, de faire un pacte avec le Diable, lequel comble de biens ses adorateurs, et surtout les belles ; car le Diable aime les belles femmes ; aussi voilà pourquoi il y a tant d’ensorcelées ; encore s’il n’y avait que les belles qui le fussent ! Cette exclamation est de l’archevêque Turpin.

Gabrielle frémit d’abord à l’idée d’un pacte avec le Démon ; mais elle était amoureuse, curieuse, d’un caractère décidé ; de pareilles vertus peuvent mener loin ; elle verrait le Diable, mais son amant serait là ; elle croit au sabbat, mais peut-être le sabbat est chose fort innocente. Elle ferait un pacte avec l’enfer, mais sans mauvaise intention. Elle irait s’en confesser, s’en faire absoudre en payant, comme de raison, et en définitif, elle aurait recouvré son amant, et trompé Lucifer, quel plaisir et quelle gloire ! Quant au cérémonial, il est de rigueur, et rien n’en a dispensé jusqu’ici les honnêtes sorcières. Monseigneur ne présente jamais son visage à sa cour ; il vient au sabbat dans le costume d’un malade en conversation avec son apothicaire, et il faut lui donner un baiser dans un lieu inaccoutumé. La gentille damoiselle en fut d’abord révoltée. Se laisser faire un baiser passe ; en faire un, soi-même, on s’y résout ; mais donner un baiser au Diable, et bien plus au… du Diable ! car c’est-là, mesdames, que vous serez obligées d’appliquer vos lèvres de roses, si jamais vous allez à la réunion des honnêtes sorcières ; il faut être déjà possédée pour oser seulement hésiter !… Gabrielle n’était pas possédée encore, cependant la fièvre tourmentait son cerveau, et la vieille dessinait aussi légèrement que possible le… de Monseigneur. « Au fond, il n’était pas aussi noir qu’on le disait, il avait même de certains restes de cette beauté merveilleuse dont brillait Satan avant sa révolte contre l’Éternel. On s’y accoutumait sans trop de peine, et elle qui parle, elle sorcière, abonnée à tous les sabbats, n’en ayant pas manqué un depuis trente ans, le trouvait la plus jolie chose du monde. Elle pouvait même assurer que beaucoup de belles dames de sa connaissance qu’elle y rencontrait, ne faisaient pas les difficiles. L’autre fois, elle vit fort bien le curé et sa nièce le baiser à la fois chacun d’un côté de manière que leurs lèvres s’y rencontraient sans que Monseigneur s’en offensât, tant il est bon diable ! » La nièce du curé était jeune et gentille, son exemple faisait impression sur la malade, et la présence du curé au sabbat, la rassurait un peu, mais un baiser au… la retenait toujours. Enfin, la sorcière prit sur elle de changer le cérémonial pour la première fois ; elle se flatta d’engager Monseigneur à ne faire baiser que la patte d’abord ; le baiser au… ne serait que pour la seconde visite, quand le nez de la belle serait fait à l’odeur du brûlé, et sa bouche au charbon. À ces conditions Gabrielle donna parole à l’ambassadrice d’aller au sabbat, et se promit à elle-même de ne pas y aller une seconde fois… Baiser la patte au Diable, passe, mais lui baiser le… fi !… j’ai laissé le mot propre au bout de ma plume ; cependant je vois arriver le moment où il faudra que je l’écrive, et je ne sais comment m’y prendre.

Ah ! mesdames les prudes, si vous vouliez m’apprendre comment vous l’appelez entre vous, vous me tireriez d’un grand embarras ! Je serais alors certain de m’expliquer nettement sans offenser vos chastes oreilles, et faire rougir vos pudiques fronts : n’est-ce pas, honnêtes pigrièches ? Comment donc le nommez-vous ?….

Le jour de l’initiation arriva, la sorcière apprit à son élève les mots diaboliques, par la vertu desquels elle serait transportée au sabbat ; elles allèrent dans un bois voisin, couper elles-mêmes la baguette merveilleuse sur un vieux coudrier entre onze heures et minuit, le premier mercredi de la lune ; elles prononcèrent en la coupant les paroles magiques, la baisèrent, y gravèrent la croix et conjurèrent les puissances infernales. La vieille reçut pour sa peine, selon l’usage, de belles nippes, de l’argent et du vin, et se retira bien contente en donnant rendez-vous à sa protégée, au sabbat du premier samedi.




CHAPITRE XIV.

Gabrielle. — Le Sabbat.


On peut errer, mais il faut convenir de sa faute dès qu’on l’a reconnue ; j’écrivais cette partie de l’histoire de Gabrielle sur un ton un peu ricaneur, je me moquais des sorciers et de la magie du Diable et du sabbat, je ne croyais, puisqu’il faut le dire, ni aux uns, ni aux autres, mais je travaille à mon instruction encore plus qu’à votre amusement, ô mes chers lecteurs ; j’ai donc consulté mes livres, la Sorbonne et la justice, et tout m’a convaincu du pouvoir du Diable, de la science des sorciers, de l’existence de la magie et des sortiléges ; je dis convaincu, car je dois l’être ; jamais il n’y eut sur aucune matière un pareil accord, des sentimens aussi unanimes, des preuves aussi répétées ; si l’on refuse de croire aux sorciers et à la magie, il est impossible de rien prouver de ce qui est contraire à l’ordre de la nature ; et vous comprenez où cela mène. Tous les peuples s’unissent dans la même croyance, les monumens de tous les pays attestent les mêmes faits, la raison seule les repousse, mais la raison est un guide infidèle ; habitant de l’Inde, demande à ton derviche ?

Vous rappellerai-je les enchantemens des magiciens d’Égypte, présidés par Jamnès et Mambrès, enfans du prophète Balaam ; les lois de Moïse qui défendent, sous peine de mort, de consulter ceux qui ont un esprit de Pithon ?

Les actes des apôtres où l’on voit que Simon était un grand magicien, et que les Éphésiens brûlèrent grand nombre de livres de magie.

Les enchantemens de Médée et de Circé.

Les oracles de l’Égypte, de la Grèce et de Rome, dictés par le Démon, comme il a été prouvé.

La mort du grand Pan, révélée à Thamus le pilote et à son équipage, dans la mer Égée, sous le règne de Tibère ; c’est-à-dire, la fin de la puissance des démons vaincus par l’arrivée de notre Seigneur Jésus.

Le nombre immense des gens possédés du Diable depuis la défaite du Démon ; ce nombre est immense, et prouvé : 1o par le pouvoir donné aux apôtres de chasser les démons ; 2o par les démons qui entrèrent en Judée dans le corps des cochons et se noyèrent avec eux ; 3o par les décisions de la Sorbonne, les ouvrages des théologiens et des jurisconsultes, les lois des rois de France, entre autres de Louis XIV, roi très-chrétien ; et les arrêts des juges subalternes, des parlemens et de l’inquisition, qui firent brûler des milliers de sorciers.

La France en eut toujours beaucoup de ces démoniaques, de ces devins malencontreux. Ils y multipliaient d’une manière effrayante. Mézerai fait mention de l’exécution en place de Grève, de l’un d’eux ; lequel déclara qu’il avait douze cents complices ; il trouve ce nombre bien fort ; cependant Bodin assure que ce même sorcier avait déclaré à Charles IX (en 1571) qu’il y en avait plus de trois cent mille ; et, une trentaine d’années après (en 1609), le savant Filesac, docteur de Sorbonne, déclare qu’il y en a des millions, et demande qu’on les brûle tous. Filesac avait raison, la loi de Dieu est expresse[146], et on eut grand tort de ne pas les brûler tous, à commencer par lui, docteur Filesac, car il avait deviné trop juste pour n’être pas sorcier lui-même.

On ne les brûla pas tous, mais les juges en firent bonne justice, toutes les fois qu’on leur en dénonça. Souvenez-vous de Léonora Galigaï, femme d’un maréchal de France ; souvenez-vous d’Urbain Grandier, accusé par les diables eux-mêmes ; brûlés tous deux par arrêt[147]. On peut, dans les annales de la justice, lire une infinité d’exécutions moins célèbres ; et ce sont principalement ces arrêts qui m’ont fait changer d’opinion.

Quoi, me suis-je dit, les tribunaux français ont fait brûler une multitude infinie de sorciers, et je ne croirais pas aux sorciers ! Ou ces misérables étaient réellement coupables de sorcellerie, ou les tribunaux étaient composés de juges prévaricateurs ou imbécilles. (Quant aux conséquences, la scélératesse et l’imbécillité des juges sont une seule et même chose.) J’aime mieux croire aux sorciers qu’à cette longue suite de magistrats infâmes, que je serais obligé d’admettre. Et d’ailleurs : Res judicata pro veritate habetur. La chose jugée est la vérité même.

S’il en était autrement, Malesherbes pourrait être regardé comme innocent ; on pourrait prétendre que les tribunaux d’exception ont, dans les temps de trouble, fait périr, même en 1815 et 1816, des conspirateurs qui n’avaient pas conspiré ; la société serait ébranlée jusques dans ses fondemens, ainsi qu’on l’a fort bien observé ces dernières années[148]. Non, ce qui est jugé est bien jugé. Puisqu’on a brûlé des sorciers il y avait des sorciers ; je connais des juges qui les feraient brûler encore si on leur en livrait ; donc, s’il y en eut, il y en a. Voulez-vous en trouver, épurez les tribunaux, écoutez les dénonciateurs ; tel est mon nouvel avis. J’ai pour moi l’histoire sacrée et profane, ancienne et moderne, les avocats et les juges, les médecins, et surtout les théologiens ; Rome et Genève ; enfin, Dieu et les hommes. Je continue mon histoire.

Une fièvre ardente dévorait Gabrielle, les plus noires idées se présentaient à son imagination, sa douleur égalait son effroi, mais son effroi n’égalait pas son amour. Le sabbat, l’enfer, le pacte affreux qu’elle avait promis de signer, la colère de ce Dieu vengeur, de ce Dieu qu’elle allait répudier pour livrer son corps et son âme au démon l’épouvantaient ; elle voyait ses hideuses compagnes danser autour d’elle ; elle entendait les cris des démons ; elle sentait la patte du diable s’avancer sur sa bouche ; … et, faut-il le dire, à cette image tout son sang se révoltait ; elle se sentait entraînée par les vieilles sorcières vers l’horrible… de monseigneur ; jamais, s’écriait-elle, jamais !… À ce cri, Florestan paraissait et lui tendait la main ; il fallait, pour arriver à lui, passer devant ou plutôt derrière le diable… que ne fait-on pas pour un amant ! Gabrielle pleurait, le diable riait, et les sorcières faisaient le branle autour d’eux ; c’était un vrai sabbat, comme on voit. Heureusement ce n’était encore qu’en idée, et la pauvre malade, couchée dans son lit de douleur, la tête appesantie sur le chevet sous lequel était la baguette magique, tâtant de temps à autre cette baguette fatale pour s’assurer si elle était toujours là, répétait intérieurement les paroles infernales, et n’osait les dire tout haut ; elle était impatiente d’arriver au sabbat où l’attendaient le Diable et Florestan, et n’osait se mettre en marche.

Cependant le samedi était arrivé, l’heure du sabbat était prête à sonner ; à mesure que cette heure approchait le… du Diable s’enfumait et grossissait aux yeux de Gabrielle ; il fallait se décider à tout, ou renoncer à voir Florestan. Il me faudra, moi, me décider à vous dire de quoi il s’agit, les points me gênent et me troublent.

Elle était dans cette indécision, quand par mégarde, ou volontairement, sortant la baguette magique de dessous son chevet, elle imita la sorcière en traçant un cercle autour de son lit, les paroles conjuratrices étaient sur ses lèvres, prêtes à s’échapper ; elle ne les prononça point ; seulement sa bouche fit entendre le nom d’Auxiel[149], un des noms du Diable ; et sa fenêtre venant tout-à-coup à s’ouvrir, elle aperçut, dans le lointain, un gros nuage de pourpre et d’or qui vomissait des tourbillons de flamme, et d’où s’élança la plus étonnante créature.

Elle avait des ailes au dos, un capuchon de moine sur la tête, une robe de religieuse la couvrait depuis la ceinture jusqu’aux pieds ; sa figure était riante, ses yeux étaient sombres, elle se mordait les lèvres pour se rapetisser la bouche ; sa robe était faite de parchemin sur lequel étaient écrites des thèses de théologie ; ses mains, sa tête, son cou, étaient chargés, ou couverts, ou ornés de perles, de diamans, de rubis, de bourses, de pompons, de modes. Un énorme chapelet pendait à sa ceinture. Mais ce qu’il y avait de plus étonnant, cet être merveilleux, dont la tête était encapuchonnée, les mains gantées et le corps, jusques aux pieds, couvert d’une robe monastique, avait pourtant tout nu ce que je n’ai pas osé vous nommer encore ; et, admirez la singularité, la merveille inouie, au lieu de l’avoir à peu près semblable à celui de la voisine, il était comme une énorme rose ; que dis-je, c’était une rose même, brillante des couleurs les plus belles, exhalant les plus douces odeurs.

Le Diable, car c’était lui, fut dans un clin-d’œil à la fenêtre de Gabrielle ; je te salue, belle amie, lui dit-il d’un air gracieux ; je t’apporte de l’hypocrisie, des plaisirs et de l’or ; par conséquent, joyeuse vie et réputation de bigote ; que peux-tu vouloir de plus ! On fait peur de moi aux enfans, mais les mamans se donneraient toutes à moi si j’en voulais ; je les prends quand elles sont belles. Je procure des places aux maris, des carrosses aux épouses, et je veille sur mes protégées sous la forme d’un maltôtier, ou d’un directeur de conscience ; viens au sabbat, ma belle amie, c’est là que tu me verras dans toute ma gloire : au milieu de ma cour, répandant mes bienfaits sur mon peuple. Ne crois pas que j’admette tout ce qui frappe à la porte ; beaucoup m’appellent en vain ; je fais la sourde oreille. À peine as-tu prononcé mon nom, j’accours ; je suis capricieux, je ressemble aux belles, je t’aime parce que tu me ressembles ; je t’aime tant que je renonce à être ton maître, les autres me servent, je te servirai, je me donne à toi ; je suis à toi, toujours à toi, dis un mot ; je vole te servir en esclave. Il étalait, en parlant ainsi, ses pompons, ses colifichets, ses diamans, son or, ses modes nouvelles. La chambre en était pleine, il en sortait de partout, de la terre et de la voûte. Cependant, on entendait des airs joyeux et les pas mesurés des danseurs, et les saillies des buveurs, et les soupirs des amans ; le Diable continuait à pérorer à la fenêtre, sur laquelle il frappait des mains en gesticulant. Le bas de son corps était dans la campagne, en sorte qu’il semblait monté dans une chaire de prédicateur, le mouchoir blanc étalé devant lui ; son capuchon et ses gestes désordonnés lui donnaient un air de missionnaire, qui ne gâtait rien. Tu ne peux, dit-il à la belle, être admise parmi nous qu’après avoir prononcé les paroles magiques, mais je te laisse entendre ce qui s’y passe, afin de rassurer ton âme ; cesse de craindre et connais-moi ; ton Dieu te créa pour la douleur, moi je suis la source des plaisirs ; il inventa le jeûne, les austérités, la solitude et la tristesse ; moi, j’inventai le champagne, les langues fourrées, les parties carrées et les joyeux déduits ; il vous accorde pour passer le temps, le sermon et le loto ; moi, je vous offre le rigodon et la main-chaude ; est-il si difficile de choisir entre nous ? Malgré toi tu m’appartiendrais un jour, ton Dieu est dans la manche des prêtres, ils en font ce qu’ils veulent ; déplais à l’un d’eux, il t’excommunie, et Dieu te damne. Ne fusses-tu pas excommuniée, si tu vis, tu deviendras vieille ; vieille, tu seras laide ; laide, tu n’auras point d’amans, tu te donneras au Diable pour en avoir, et je ne voudrai pas de toi ; mes gens ne feront de tes débris qu’un fagot pour ma cuisine ; viens donc, belle amie, viens régner sur mon trône, n’attends pas l’heure où tu ne serais plus que l’esclave de mes valets : viens, belle amie, viens au sabbat.

Il dit et mille voix s’écrièrent : — Viens, belle, viens parmi nous, viens pendant que tu le peux encore ; le bonheur est ici ; le dégoût et l’ennui, c’est la béatitude éternelle ; la joie et les plaisirs sont notre partage ; le vin et les jeux, l’amour et les plaisirs, c’est le sabbat de la vie.

En même temps le nuage d’où le Diable était sorti s’ouvrit de nouveau ; le pays le plus enchanteur frappa les regards ravis de Gabrielle, ce n’était que verdure, que fleurs ; partout des danses et des amans, partout les plaisirs et le bonheur ; le nuage se referma tout-à-coup ; tous les bruits cessèrent, elle n’entendit plus qu’une voix, une seule voix lointaine et confuse, elle partait du sein du nuage ; en écoutant bien, elle reconnut un air que jadis chantait Florestan, elle reconnut enfin la voix de Florestan lui-même ; le nuage s’était rapproché, et la voix semblait partir de derrière la fenêtre :


Ma tendre Gabrielle,
C’est ma voix qui t’appelle ;
Réponds à mon amour,
Préviens le point du jour.

Je reviens de la guerre, et je reviens pour toi.
Les feux brûlans du jour et la nuit la plus noire,
Rien n’arrête mes pas, rien n’existe pour moi,
Que l’amour de ma belle et l’amour de la gloire.
Ma tendre Gabrielle, etc.

Je voulais…, mais ta porte est fermée aux verroux ;
Ma main n’a point trouvé l’ouverture secrète ;
Attends-tu que le jour ouvre l’œil des jaloux !
On s’égare la nuit, mais la nuit est discrète.
Ma tendre Gabrielle, etc.

Des rêves de l’amour ce n’est plus le moment ;
Éveille-toi, ma belle, et sors des bras des songes ;
Qu’ils disparaissent tous au retour de l’amant ;
La vérité vaut mieux que les plus doux mensonges.

Ma tendre Gabrielle,
C’est ma voix qui t’appelle ;
Réponds à mon amour,
Préviens le point du jour !…


Dès qu’il eut fini, le cri général répéta, viens belle, viens parmi nous ; le vin, les jeux, l’amour et les plaisirs, c’est le sabbat de la vie !… La voix de Florestan se fit entendre en s’éloignant : viens, belle amie, viens ; je t’attends au sabbat ; et le Diable toujours à la fenêtre ajouta : « Tu l’entends, il t’appelle : prends ta baguette, monte sur le balai qui est derrière la porte ; dis un mot et je l’enlève. »

Gabrielle, fortement sollicitée par ses désirs et par son amant, par la voix mielleuse du Diable et par les merveilles étalées devant elle, prit sa baguette, traça un rond, entra dans le cercle, se mit à califourchon sur le manche à balai ; et, fermant les yeux, elle allait prononcer les paroles prescrites ; quand se rappelant de la condition inévitable, elle frémit, rouvrit les yeux, et dit au Diable :

— Méchant, tu me tentes pour me perdre ? Il est vrai, répondit-il, je suis bien méchant, je t’offre des plaisirs, ton amant et tous les biens de la terre ! — Mais cette loi dont on m’a parlé, je ne puis m’y soumettre, dispense-m’en, ou renonce à moi. — Impossible. Le pacte conclu, mon protégé m’embrasse, et ce n’est pas au visage ; la règle est de rigueur ; mais c’est un vain épouvantail, une épreuve employée pour connaître le dévouement de mes serviteurs ; tous en sont quittes pour la peur ; mais ce que les autres n’apprennent qu’après le sabbat, toi, tu le sauras avant ; je manque à nos statuts, mais je t’aime, et l’amour fait toujours faire des sottises ; connais-moi donc en entier, ajouta-t-il en se retournant, le voilà ! craindras-tu de lui donner un baiser. — Non, s’écria la belle, en voyant la rose brillante, il ressemble à mon pot à fleurs, et je n’eus jamais peur des roses ; tu ne peux avoir peur de ton image, répliqua le Diable galant ; rentre donc dans le cercle, ta baguette à la main, monte sur ton balai, prononce les paroles magiques, et ajoute enfin :

« Tu es à moi, je suis à toi, je t’accepte et je me donne. Cul du Diable, viens à moi. »

Oui, mesdames, Cul du Diable, le mot est lâché, mais c’est le Diable qui l’a dit.

La belle, à qui la rose faisait envie, mourait du désir de respirer de plus près son odeur suave ; le Diable lui parut alors l’être le plus aimable et le plus obligeant ; ses flagorneries et ses présens l’avaient enchantée. Notre première mère, Ève la facile, ne pouvait donner le jour à des filles fortes ; elle fut prise par l’oreille, c’est par-là qu’on les prend aussi ; Gabrielle était attaquée à la fois par l’oreille et par les yeux, par le nez et par le cœur, elle entra donc dans le cercle, se mit à califourchon sur le manche à balai ; et sans fermer les yeux, car elle n’avait plus de peur, regardant au contraire cette superbe rose qui s’approchait d’elle à mesure qu’elle parlait, elle prononça sans hésiter les mots consacrés, et s’écria d’une voix joyeuse : « Tu es à moi, je suis à toi, je t’accepte et je me donne. Cul du Diable, viens à moi !… »

Dès qu’elle dit, Cul du Diable, viens à moi… merveille nouvelle ! la douce odeur des roses est remplacée par une odeur de brûlé ; la rose disparaît, et le cul du Diable en personne, sans déguisement, cul large, immense ; semblable à celui d’un prieur ou d’un chanoine, s’applique contre le visage de Gabrielle, lui prend le nez, le serre, et le Diable poussant des cris de joie, part pour le sabbat, et entraîne avec lui l’imprudente amante de Florestan qui, ne pouvant dégager son nez, crie, et claque vainement l’épouvantable fessier du démon pour lui faire lâcher prise.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent au sabbat ; le démon fit ses excuses à la belle honteuse, et la proclama sa dame chérie ; tous les enfans du diable, (Gabrielle reconnut, en eux, presque tous les moines du monastère voisin, les dévotes et leurs directeurs, les prédicateurs du Carême et de la Mission.) vinrent lui présenter leurs hommages. Le diable se changea en bouc, on l’adora. Les vieilles sorcières lui chantèrent des hymnes ; ensuite les flammes, dont le sabbat était éclairé, s’éteignirent ; les cris d’une joie effrénée s’élevèrent de toutes parts, elle se sentit prise par sa robe ; une voix, la voix de Florestan, lui dit, pendant qu’on l’entraînait malgré ses efforts : « Le vin et les jeux, l’amour et les plaisirs, c’est le sabbat de la vie. » Florestan ! s’écria Gabrielle en étendant les bras, Florestan ! est-ce toi ! C’est moi-même, répondit la voix, cesse de te défendre, le démon m’a enlevé de la Palestine pour consommer le sabbat avec toi.

La fin du sabbat l’épouvantait moins ; mais ses mains qui cherchaient son amant se posèrent sur une énorme paire de cornes. Effrayée, elle les retira, les porta d’un autre côté, et toucha des griffes où elle croyait sentir des mains. En les retirant encore, elle saisit une énorme queue. — Ah ! l’horreur, s’écria-t-elle, c’est le diable !…

— Oui, c’est moi ! répondit-il d’une voix tonnante, c’est moi à qui tu t’es donnée ; c’est moi qui veux jouir de ma proie ; tu es à moi, je suis à toi ; je te servirai, puisque je te l’ai promis ; mais tu m’obéiras, puisque je suis ton Dieu. Demain, à pareille heure, tu verras Florestan ; mais aujourd’hui tu ne verras que moi ; c’est le droit du seigneur.

Comme il parlait, les flammes de l’enfer s’élancèrent de nouveau par la terre entr’ouverte ; elles éclairaient l’affreux spectacle des sorciers livrés à tous les désordres inspirés par l’ivresse et par la scélératesse des démons. Malgré tout le bruit du sabbat, les plaintes des damnés se faisaient entendre ; même Gabrielle aperçut quelques-uns de ces misérables qui, montant avec les flammes du fond de l’abîme, voulaient s’échapper par les crevasses de la terre ébranlée, et que les démons et les sorciers repoussaient dans l’enfer.

Quoi ! s’écria la malheureuse amante, je serais un jour livrée à ces tourmens affreux. — Oui, répondit le prince des ténèbres, mais ta vie sera heureuse. Tu seras riche et puissante, honorée et respectée. Tu seras mauvaise langue, rancuneuse ; tu n’aimeras que toi, et on t’appellera dévote. Tu seras toute au diable, et on te dira toute à Dieu. Je suis à toi, tu es à moi ; je me donne et je t’accepte. Prononce encore une fois ces mots, et tu verras tes ennemis à tes pieds et des couronnes sur ton front. Cependant le Diable posait sur elle ses griffes redoutables, il la prenait dans ses bras, il allait appuyer sur sa bouche de rose, sa gueule noire et brûlée ; brûlée et noire, comme l’est celle des protestans aux yeux des catholiques de Nîmes, d’Uzès et d’Alais. Gabrielle allait cesser de se défendre ; non qu’elle cédât, mais elle expirait. Heureusement en se débattant pour la dernière fois, elle fit le signe de la croix, signe redoutable aux enfers dont il consacre la défaite ; les flammes disparurent, la terre referma ses abîmes, les sorciers et le sabbat s’évanouirent, Gabrielle se sentit lancée à travers les airs par un bras tout-puissant, un coup de tonnerre retentit dans l’espace, et Gabrielle se retrouva dans sa chambre, à côté du cercle magique d’où le Démon l’avait enlevée.

On accourut à ses cris, on lui demanda vainement la cause de ses larmes. Elle n’osa déclarer le pacte infâme auquel elle avait consenti. Mais pendant toute la journée et jusqu’au lendemain à l’heure fatale, elle avait voulu se voir entourée de beaucoup de monde, elle avait fait mettre autour de son lit une grande quantité de crucifix, et à tout moment elle se signait dévotement, afin d’éloigner l’ange des ténèbres et les apparitions diaboliques ; mais à l’heure du sabbat, le désir de voir Florestan l’emporta sur la crainte du ciel et de l’enfer, elle fit éloigner tous les témoins, elle voila les crucifix, prit sa baguette, s’assit sur son lit, traça le cercle magique et prononça de nouveau les paroles évocatoires.

Tout-à-coup ses fenêtres s’ouvrirent d’elles-mêmes ; à la lueur des éclairs elle vit un point noir s’approcher et grossir, enfin un vilain bouc parut à la fenêtre, bouc ou moine, c’était toujours le Diable ; après avoir poussé un bêlement long et rauque, il s’écria en ouvrant une large gueule qui vomissait des flammes et de la fumée :

Aïci soni : me voici. — Cavalisco !… lui répondit-elle, malvrast dra, mala bestia, faramaouca, quë sies, orë ! cambio te ; siégues beroï et droulet. L’ou volë !… Fi donc méchant Diable, mauvaise bête, tu es affreux, change de figure, rends-toi plaisant et mignon. Je le veux.

Sagana, répliqua le Démon en lui montrant les dents ; noun pode !… sorcière, je ne le puis ; L’ou volé !… Je le veux ! répliqua-t-elle d’un ton ferme et décidé.

Le Diable sait toutes les langues, il s’exprimait donc dans la langue de Gabrielle ; le français ne l’avait pas encore reléguée dans la dernière classe du peuple. J’ai cru faire plaisir en rapportant mot à mot une partie de leur conversation. Les pièces originales sont nécessaires pour établir la certitude de l’histoire.

Ce ton impérieux étonna l’excellence infernale ; il fit des représentations à Gabrielle sur son manque de foi, sur sa disparition subite du sabbat ; je le veux ! fut sa seule réponse ; je le veux !… Une belle qui commande se rend ; le Diable le savait, il ne résista plus ; le bouc disparut, et le plus joli matou sauta, miaulant tendrement sur le lit de la belle, et fit gros dos sous sa main caressante.

Joli minet, dit-elle, tu m’as promis que je verrais aujourd’hui mon amant ; je te somme de ta parole. Je te la tiendrai, répondit le matou ; le pacte que nous avons fait ensemble fut écrit, par ton nez, sur la rose où tu fus prise le jour du sabbat. Je suis fidèle à nos conventions ; toi-même tu subiras la loi que tu t’es imposée. « À ces mots on heurte violemment à la porte ; le matou saute en bas du lit, le bouc reparaît à la fenêtre : Sorcière, lui dit-il, c’est ton amant, il t’appelle ; profite du temps que je te laisse ; bientôt tu auras le cou tordu, selon l’usage. Je reviendrai dans huit jours et tout sera fini pour toi. »

Les flammes s’élèvent autour de lui, le Démon disparaît avec elles ; et Gabrielle court ouvrir à son bien-aimé.




CHAPITRE XV.

Suite. — Florestan. — Le Cimetière.


Ses jambes tremblantes ont repris leur ancienne vigueur. Dans deux pas elle est arrivée ; sa main se porte sur la clef ; la clef tourne, le penne rentre avec bruit, les gonds crient, on a poussé la porte du dehors, elle s’ouvre ; c’est Florestan… Il n’entre pas ; vainement son amante l’appelle, il ne lui répond pas, et lui fait signe de la main de le suivre ; elle quitte sa demeure et le suit.

Il était minuit, heure des enchantemens et des sortiléges. La lune rougeâtre s’était rapprochée de la terre, les sorciers par leurs conjurations l’avaient forcée à descendre du ciel. Les cris sinistres du hibou et de l’orfraye retentissaient dans les cours du château ; tout dormait cependant, hormis Gabrielle ; tout dormait. Les gardes ne l’entendirent point appeler son amant, ils n’entendirent point le bruit de leurs pas précipités, elle passa sur leurs corps étendus devant les ponts-levis ; les ponts-levis s’abaissèrent d’eux-mêmes et se relevèrent, et les gardes ne sentirent aucun poids, n’entendirent aucun bruit. Un sommeil surnaturel enchaînait tous leurs sens.

Au bout du pont-levis Florestan s’arrêta, Gabrielle l’atteignit ; un voile noir couvrait la tête du Croisé ; elle lui prit la main, et cette main froide comme le marbre au milieu des hivers, sèche et décharnée, serra la sienne d’une force extraordinaire ; il l’entraîna violemment vers un coursier d’une taille démesurée, dont les pieds impatiens battaient la terre, et dont les naseaux brûlans vomissaient la fumée et la flamme… Ah ! Florestan !… Florestan !… où me conduis-tu ?… s’écria-t-elle… Aux lieux que j’habite, répondit-il, tu sauras ma destinée, coupable amante ; ta criminelle curiosité trouvera sa récompense.

Il dit ; la prend par les cheveux, la soulève, elle crie, il ne l’écoute pas, et la met derrière lui sur son coursier ; le coursier est parti, il rugit, fend les airs avec la rapidité de la foudre, traverse les régions des vents furieux, de la grêle et des tonnerres ; et Gabrielle, forcée d’embrasser fortement, pour n’être pas renversée, ce Florestan si désiré, ne touche qu’un squelette affreux, dont les os desséchés craquent sous sa main ; et à travers le bruit épouvantable des vents qui se précipitent sur elle, de la grêle qui tombe et la meurtrit, de la foudre qui de tous côtés s’allume, et tonne, elle entend ces paroles odieuses :

« Tu es à moi, je suis à toi ; je t’accepte et je me donne. »

Cependant elle conjurait son bien-aimé de ralentir sa course ; le bien-aimé, sourd à ses prières, précipitait plus violemment encore le vol de son cheval parmi les vents, la foudre et les orages ; l’infortunée, préférant la mort au supplice de ce voyage, détache ses bras du corps de son cruel amant, et se jette au-devant de la foudre. Elle tombe ; sa chute est comme celle d’un rocher lancé dans l’abîme ; Florestan la regardait tomber, tout-à-coup le coursier se précipite sur elle, l’atteint, la saisit aux cheveux, remonte au plus haut des airs, la portant à sa gueule et la couvrant des flammes de ses naseaux.

Enfin le coursier et son cavalier descendent des régions supérieures ; Florestan enlève sa maîtresse de la gueule du terrible animal, il ne la met plus en croupe, mais devant lui, la presse dans ses bras et la baigne de ses larmes, mais ses larmes sont du sang. Gabrielle s’écrie : Mon bien-aimé, quel est ce sang qui tombe sur moi ? Le fer des infidèles t’a-t-il frappé !… Non, lui répond-il, c’est le sang de mon père, que j’ai massacré pour te plaire. — Quoi ! ton père est tombé sous tes coups ! — Et mon père, et les pères de tous les enfans, et les enfans de tous les pères qui ne suivaient pas la loi de mon Dieu… Vois cet incendie, entends les cris des misérables qu’il dévore, c’est moi qui l’ai allumé, c’est toi qui l’as voulu ; je t’y précipiterais vivante, et je m’y précipiterais avec toi, pour te punir de ta barbarie et de tes sacriléges, si Satan ne me défendait de te livrer à d’autres flammes qu’aux flammes de l’enfer.

En disant ces mots, ils touchèrent la terre ; ils descendirent aux environs de Damas, au lieu même où l’hospice du comte de Lansac s’élevait naguère. Florestan la mena près des catacombes, parmi les restes des chrétiens et des infidèles égorgés. Gabrielle, jusques-là trop fortement émue par tant d’objets terribles pour pouvoir exprimer sa douleur, trouve enfin des larmes abondantes, gémit et pleure auprès de son amant, qui pleure et gémit comme elle ; mais toujours il pleure du sang et refuse de répondre à ses caresses.

Laisse-moi, lui disait-elle, ôter de ta tête ce voile qui me dérobe les traits charmans où se peignent ton âme et ton amour. J’ai quitté, tu le vois, le deuil dont je me couvris à ton départ ; j’ai repris ma robe de fête dès que ta main a touché ma porte ; dépouille-toi de ces voiles de la douleur. Tu le veux, répondit-il, tu le veux ; eh bien ! revois ton amant ! À ces mots, les vents soufflent avec furie, comme dans une nuit d’orage, le voile funèbre se détache et s’embrâse au feu des éclairs ; à leur éclat effroyable, une tête de mort, rongée par les vers, paraît sur un squelette animé. Cette tête se baisse sur la bouche de la malheureuse amante pour lui donner un baiser, tandis que les longs bras du cadavre l’attirent et la pressent… Gabrielle, indignée, repousse le monstre…, et la tête de mort, faisant entendre la voix de Florestan, s’écrie : Ingrate ! c’est toi qui m’as dévoré, et tu me fuis… Elle dit, le monstre chancelle, tombe, et Gabrielle, que cette voix a ramenée à lui, se baisse pour le relever, et ne trouve plus sous sa main que des ossemens affreux et brisés ; plus de Florestan. Mais la terre s’entrouvre, et la tête de bouc sort de l’abîme, et dit, avec un rire diabolique : « Tu es à moi, je suis à toi, je t’accepte et je me donne. Tu l’as vu, j’ai tenu ma promesse ; dans huit jours j’en viendrai réclamer le prix. »

Il s’adresse ensuite à ses esclaves : « Monstres des enfers, transportez-la près de son château. » Les monstres l’enlèvent et la déposent dans le cimetière, où tout le village, accourant à ses cris, la trouve échevelée au milieu d’un tas de têtes et d’os de mort, rassemblés en ce lieu pour y être recouverts d’une terre plus fidèle à garder son dépôt.

Je viens du sabbat, s’écria-t-elle, j’ai vu le Démon et Florestan ; j’ai fait un pacte avec le Diable ; le Dieu du ciel m’a livrée à la rage des enfers ; dans huit jours le Démon viendra me prendre et tout sera fini pour moi.

Je suis à toi, tu es à moi, je t’accepte et je me donne.

Ses forces l’abandonnèrent, elle tomba comme morte sur les ossemens des morts.

Cependant le peuple n’osait lui porter secours. Ayant fait un pacte avec le Diable elle était excommuniée ! il est défendu de secourir les excommuniés en général ; le feu et l’eau leur sont interdits[150] ; et quant aux sorciers en particulier, on doit les livrer à la justice qui doit les faire brûler. Telles sont les lois divines et humaines.

Le père de Gabrielle brava les censures ecclésiastiques ; il la porta dans son lit, auprès duquel bientôt le clergé séculier et régulier, les dévots, les juges et les sergens accoururent, comme on verra.




CHAPITRE XVI.

Le Baron et les Moines.


Je l’ai déjà dit, le père de Gabrielle était un baron puissant et riche, point philosophe comme le comte de Lansac, croyant plus aux prêtres qu’à Dieu, dont il ne s’occupait guère ; il ne savait pas lire, mais il savait boire, et quand il avait bu, ni Dieu, ni diables, ni prêtres, comme il le disait lui-même, ne lui auraient fait entendre raison ; il ne l’entendait guère mieux quand il était à jeun, car il était violent, entêté, détestait la contradiction, ne connaissait de loi que sa volonté, et de la religion que ce qui s’accommodait à ses passions. Il trouvait fort bon que les moines excommuniassent, damnassent, pressurassent les citadins et les vilains ; il leur prêtait main-forte pour les réduire, quand ils osaient résister ou murmurer ; mais lui, baron, ne voulait être excommunié, ni damné, ni pressuré. Il croyait aux foudres de l’Église ; il convenait qu’il serait perdu dans ce monde et dans l’autre s’il était excommunié, et c’est pour cela qu’il ne voulait pas l’être. Le comte de Lansac méprisait les moines et la théologie, mais il les craignait ; le baron était convaincu de leur divinité, mais il ne les craignait nullement. Aussi, l’un partit pour la croisade, n’en ayant nulle envie ; l’autre n’y alla pas quoiqu’il désirât fortement d’y aller. Les moines lui conseillèrent de se croiser, ç’en fut assez pour le décider à ne pas le faire. Quand il sut les miracles qui s’opéraient dans le château de Lansac, il se mit en embuscade, fit prisonniers une douzaine de moines, les mena bâillonnés dans son château, les fit mettre tout nus et attacher à des poutres, chacun vis-à-vis d’un serf, armé d’une poignée de verges.

Mes amis, leur dit-il, je sais que vous avez le pouvoir de lier et de délier sur la terre comme au ciel ; mais je ne souffrirai pas que vous me liez malgré moi ; je veux, au contraire, que vous fassiez pour moi ce que Notre Sauveur ne m’a pas donné la puissance de faire moi-même. Je suis noble, haut et puissant seigneur, baron de Languedoc, et vous êtes tous des fils de vilains, ou, tout au plus, de bourgeois, et vous me devez obéissance et respect, corbleu !

Vous pouvez faire des miracles, je le sais, il s’en fait au château de Lansac ; mais, corbleu ! je ne veux pas qu’il s’en fasse dans le mien. Il ne me plaît pas de me croiser, je veux rester chez moi, parce que… Mes serfs, gens éloquens, vont vous dire le reste, corbleu !

Il fit un signe, et les serfs frappèrent à coups précipités sur les dos monastiques ; les hommes de Dieu furent fustigés d’importance, excepté l’abbé parce qu’il était noble, mais il fut forcé de flageller lui-même sa milice, et rudement, car le baron le faisait recommencer quand il n’entendait pas les coups de verges à cinquante pas de distance.

L’opération terminée, il fit boire les moines. Sans rancune, leur dit-il, soyons amis ; faites payer la dîme, mais ne me la demandez jamais ; car je serais, en conscience, obligé de la payer, et je ne veux pas la payer ; faites obéir le peuple, il est ici-bas pour cela ; mais gardez-vous de me rien commander. L’Église est au-dessus de la noblesse, je le sais ; mais je ne veux personne au-dessus de moi ; ainsi, ne vous y mettez pas ; vous connaissez mes raisons, je vous les redirais avec plus d’éloquence encore, si vous faisiez mine de les oublier. On pourrait trouver mauvais que je ne prisse pas la croix, je veux donc un miracle qui prouve que Dieu m’ordonne de rester chez moi. Je veux ce miracle pour demain à midi, sinon demain à une heure, votre couvent sera brûlé, et vous serez rôtis, corbleu !

Il dit, et après leur avoir fait reprendre leurs habits, il se jeta à genoux, se confessa de la liberté grande, leur en demanda l’absolution et leur bénédiction, qu’ils lui donnèrent. Le miracle eut lieu le lendemain : la sainte Vierge pleura à chaudes larmes. Interrogée, elle répondit que le départ du baron pour la croisade la laisserait à la merci de ses ennemis. Elle exigea qu’il restât pour la défendre ; il promit de rester, se fit armer chevalier de la sainte Vierge par l’abbé, resta ; et, vanté par les moines, passa dans la contrée pour une espèce de saint.




CHAPITRE XVII.

La Justice du Baron.


Cependant la gent cloîtrée n’avait pas oublié les coups de verges, l’occasion lui parut bonne pour la vengeance ; son intérêt, sa haine, tout la poussait à mener l’affaire vivement, il ne s’agissait de rien moins que de faire brûler la fille, et de s’emparer des biens du père ; jamais on n’avait pu lui arracher le moindre lopin de terre. On avait bien des titres contre lui ; mais comment les faire valoir ? Le baron devina leur dessein. Dès que Gabrielle est au lit, il ordonne à ses gens-d’armes de monter à cheval, entoure le village et fait conduire la population entière au château.

Mes amis, dit-il aux vilains, vous savez le malheur de ma fille, vous pouviez la livrer aux prêtres et ne l’avez pas fait ; je veux vous en récompenser ; voyez cette bourse pleine d’or, voyez ces riches étoffes, je vais les distribuer à ceux qui près du cimetière ont vu leur maîtresse arrivant du sabbat, et n’ont voulu, ni la secourir, ni la perdre, se contentant de pleurer son crime et son malheur ; braves gens, passez de ce côté !

Les braves gens y passèrent ; femmes, filles, enfans et vilains ; les serfs et les valets du baron parurent alors.

Coquins ! dit-il aux braves gens ; vous devez les uns les autres vous dénoncer, vous emprisonner, vous tuer ; vous devez d’un œil sec voir les infortunes de vos amis, de vos proches, de vos enfans ; vous êtes ici-bas pour travailler, souffrir et obéir ; mais quand il s’agit de vos maîtres, au lieu de pleurer, il faut voler à leur secours. Qui t’a dit que ma fille était excommuniée, demanda-t-il à l’un d’eux ? — Monseigneur, c’est maître Pierre. Eh bien ! répondit le baron, maître Pierre est un sot ; et pour le lui prouver, mets-le tout nu et fouette-le jusqu’au sang. Maître Pierre fut déshabillé et fouetté ; ensuite ayant déclaré que Jacques le lui avait dit à lui-même, on lui passa le fouet, et Jacques fut fouetté par lui. Jacques dénonça la commère Jeanne, la déshabilla et la fouetta à son tour ; de l’un à l’autre, tous ceux qui avaient vu Gabrielle, même quelques-uns qui ne l’avaient pas vue, et que l’espoir de la récompense avaient fait mentir, passèrent par les verges. Ensuite, le baron s’écria : ce n’est pas tout, coquins ! vous venez d’être fouettés, un à un, pour avoir dit que ma fille était excommuniée, et vous allez être fustigés, en masse, pour ne l’avoir pas secourue, excommuniée ou non. En ce moment les gens-d’armes, valets et les serfs tombèrent à coups de gaule sur toute la troupe, et la menèrent battant une heure entière.

C’est assez, dit le baron, quand ses valets n’en purent plus de fatigue ; donnez à boire à ces braves gens et failes-les chanter ; ils burent et il fallut qu’ils chantassent. Vous serez plus sages à l’avenir, continua-t-il, je ne demande pas mieux que de vous voir en joie comme vous voilà ; mais aussi, quelle vision vous avait fait croire que ma fille était excommuniée ; parle gros Lucas ? Monseigneur, dit Lucas, votre fille avait dit être allée au sabbat, et avoir fait un pacte avec le Démon… Oh ! oh, c’est bien différent, riposta le baron ; je suis fâché des coups que je vous ai fait donner. Es-tu bien sûr que ma fille ait dit cela ? — Sûr, monseigneur. — Tu en jurerais ! — Oui, monseigneur. — Devant la justice ? — Certainement, monseigneur, c’est la vérité ; demandez à tous ces manans et à leurs femmes. — Est-il vrai, manans ? — Oui, monseigneur. — Vous vous trompez, peut-être ; réfléchissez-y un moment ; en attendant, dit-il à ses valets, qu’on pende Lucas haut et court par le cou à ce vieux figuier. Lucas fut pendu de suite, malgré ses cris et les cris de sa femme et de ses enfans.

Quand l’opération fut terminée, le baron se tourna vers les manans : — Eh ! bien, mes amis, que vous en semble, après y avoir réfléchi ? Avez-vous entendu dire à votre maîtresse qu’elle avait fait un pacte avec le Démon ? — Non, monseigneur, non, monseigneur : — C’est bien. La mémoire vous revient, j’en suis charmé ; prenez garde à ne pas la perdre devant les moines, les prêtres et leur justice. Ce figuier a beaucoup de branches, et nous ne manquons pas de cordes ; de plus, mes gens me prient de leur permettre d’aller faire le dégât dans vos terres pour se payer de leurs gages, et si vous oubliez ce que vous venez de me dire, je me souviendrai, moi, de ce qu’ils m’ont dit.

Allons, coquins, retournez chez vous, et soyez sages : il dit, et les fit chasser à coups de pied.

La nouvelle de la sorcellerie de Gabrielle, n’avait pas tardé à se répandre ; les moines et les prêtres jettèrent de hauts cris ; les juges se dressèrent sur leur tribunal ; les dévots, armés de la hache et de la cognée, allèrent couper du bois dans la forêt ; on ne parlait que de flammes et de bûchers ; prêtres, moines, dévots et juges, les familiers de l’Église et de la justice, espions, délateurs, calomniateurs et bourreaux, se disant amis de Dieu et du prince, se portèrent en foule sur les terres du baron ; celui-ci faisait bonne garde, il faisait brancher tous ceux qu’il trouvait éloignés de la grande route, sous prétexte qu’ils pillaient les champs ; et faisait fouler aux pieds de ses chevaux tous ceux qui, sur la grande route, n’étaient pas assez lestes pour ouvrir une large voie à ses gens-d’armes courant à bride abattue ; cette manière d’agir calma les esprits, et l’affaire se serait assoupie sans l’obstination des moines. Ils sortirent en procession de leur couvent, et, bannières déployées, se dirigèrent vers le château ; la justice suivait les moines, les sergens et les dévots escortaient la justice ; force fut au baron de laisser entrer le clergé et son cortége. Ils entrèrent, on interrogea les manans, ils n’avaient rien vu, rien entendu. Gabrielle, plus franche, convint de tout, nomma la vieille sorcière, premier auteur de son crime, raconta ses aventures au sabbat, et fut visitée par les matrones et les docteurs ; conséquemment on lui trouva, sous l’aisselle gauche, la marque du Démon ; cette preuve parut suffisante aux plus incrédules, aux esprits forts du temps, au baron lui-même ; et Gabrielle, convaincue d’être sorcière et d’avoir fait un pacte avec l’enfer, fut, tout d’une voix, condamnée au feu, après avoir été préalablement mise à la question pour obtenir d’elle l’aveu de ses complices. La question ne fut pas nécessaire, elle déclara avoir vu, au sabbat, le curé avec sa servante, le prieur du monastère avec sa pénitente, et un juge avec une plaideuse qui avait gagné un mauvais procès. Les assistans se regardèrent avec effroi ; le baron reprit sa bonne humeur, il força le greffier à écrire la déposition de Gabrielle, la fit signer par les moines et les prêtres, et leurs juges. S’asseyant ensuite sur un large fauteuil :

Parbleu, dit-il, cette race de sorciers est bien dangereuse ! elle revêt toutes les formes. Qui diable aurait cru que ce juge idiot qui a étudié, comme on voit, la justice à Alais, est sorcier !! Mon curé a ensorcelé sa servante, et le prieur sa dévote ; je les croyais tous deux querelleurs et libertins, et voilà tout ; mais puisqu’ils ont des intelligences avec le Démon, ils sont excommuniés et maudits, et leur heure est venue. Je suis juge sur mes terres, quand il ne s’agit ni de moi, ni des miens ; je suis donc votre juge. Vous avez condamné ma fille sur sa déclaration unique, c’est donc sur sa déclaration que je vous condamne. Vous avez fait la loi, vous la subirez.

Pensez-vous comme moi, sire Renard ? c’était l’homme de confiance du baron, celui qu’il chargeait du soin de distribuer la justice ou l’injustice à ses vassaux. Sire Renard n’aurait eu garde de penser autrement. — Certainement, Monseigneur, répondit-il, votre sagesse… votre… — C’est fort bien, interrompit-il, ma sagesse condamne au feu le prieur et sa pénitente, le curé et sa servante, le juge et la plaideuse. Qu’on les arrête et qu’on les pende, demain on les brûlera. Bonne justice, courte et bonne. Je déteste les sorciers et je ne ferai grâce à aucun.

Le baron était un terrible homme ; il fit hausser les ponts-levis ; on se saisit des coupables, ils furent pendus au figuier de Lucas ; savoir : le juge et la plaideuse, la servante et la dévote ; quant au curé et au prieur, ils réclamèrent les immunités ecclésiastiques. Vous avez raison, dit le baron, je vous enverrai à l’évêque, pieds et poings liés ; mais vous ne l’échapperez pas. Je ne suis pas un Albigeois, mais un véritable catholique, soumis à l’Église ; j’honore les prêtres, je connais leurs priviléges, et verserais mon sang pour les maintenir ; mais Dieu veut qu’on brûle les sorciers, et vous serez brûlés ; vous, et tous ceux que ma fille aura vus au sabbat. Elle a des déclarations à faire encore, elle y a vu des moines, elle a oublié leurs noms, elle les cherche, et dès qu’elle les aura trouvés, elle sera brûlée, elle et les moines, et leurs dévotes, et même l’abbé pour n’avoir pas surveillé la conduite de ses moines, et même le couvent à cause du scandale donné par les moines.

La dévote assistance, effrayée, mais admirant l’héroïsme du chevalier de la Vierge, qui laissait mourir, sans s’y opposer sa malheureuse fille, se retira. Les moines reprirent leurs bannières et sortirent, en procession, de l’appartement de Gabrielle ; mais, ô surprise ! à peine une moitié de la troupe a-t-elle dépassé le seuil, le sol s’affaisse, croule avec fracas, et une partie des moines tombe avec lui dans de sombres souterrains. Autant en advint aux juges d’un autre côté. Les moines échappés au danger, se mirent à fuir en désordre, et Gabrielle ne fut pas brûlée.




CHAPITRE XVIII.

Les Moines dans la trappe.


Le baron eut d’abord l’idée d’affamer ses prisonniers ; il jugea l’expédient trop long. Les moines ont le gosier sec, d’abondantes libations leur sont nécessaires, dit-il, altérons-les. Il fit donc faire, exprès pour eux, des saucissons, des langues fourrées, des pâtés de lièvre, viandes ecclésiastiques, saupoudrées d’une grande quantité de sel et de poivre, de poivre surtout, nommé, en Languedoc, civado de capelan, avoine de prêtre. Ils se gorgèrent de ces mets perfides ; leur gosier, irrité, s’enflamma ; leur bouche devint noire comme celle d’un hérétique. Alors, les bons pères, rêvant la cave du couvent, firent vœu de l’aggrandir de moitié, si jamais ils pouvaient revoir ses voûtes. Alors, malgré l’horreur de l’eau, dans laquelle ils avaient été élevés, ils connurent toute la grandeur du miracle de Moïse faisant, d’un coup de baguette, jaillir une source des flancs d’un rocher. Le baron était au-dessus d’eux, choquant le verre avec ses gens-d’armes, et chantant des chansons à boire, autour de l’ouverture du souterrain.

Au bruit de ses chansons, les moines, errant dans les vastes cachots du château pour trouver une issue, accoururent sous l’ouverture. Le doux glouglou des bouteilles et le choc des verres irritèrent leur soif impatiente ; leur vaste bouche s’ouvrait de toute la puissance de leurs mâchoires ; et, semblables aux oisons sur une terre aride, quand l’orage s’amasse dans la nue, ils élevaient leurs têtes vers la voûte, comme pour atteindre plutôt à la liqueur désirée ; mais, hélas ! l’impitoyable baron gardait pour lui le jus patriarchal, arraché à la vigne par le bon père Noé.

Le choc des verres et des bouteilles, la détonation des flacons, dont les bouchons étaient repoussés par la liqueur effervescente, les chants joyeux des heureux convives, et surtout l’avoine ecclésiastique qui picotait les entrailles des bons pères, irritaient leur soif brûlante ; c’est dans des tourmens égaux à ceux de Tantale qu’ils écoutèrent la chanson suivante :


Chacun a son goût dans le monde,
Et chaque pays a ses mœurs ;
Les goûts de l’un, l’autre les fronde,
Vos plaisirs seraient mes douleurs.
Aimez le jeu, je le déteste ;
Chassez, je hais le bruit du cor.
Je fuis l’amour comme la peste,
Ma gaîté, voilà mon trésor.

En tout temps, divisés sur l’honneur et la gloire,
Sur les dieux, les chevaux, les femmes, les amours,

Les hommes sont d’accord, toujours,
Toujours…, quand il s’agit de boire.


Pourquoi sommes-nous dans la vie ?
Pour aimer, l’on n’aime qu’un jour.
On aime, on adore…, on s’ennuie,
Le sot passe-temps que l’amour !…
C’est pour manger, dit le chanoine ;
Le soldat dit : pour férailler ;
C’est pour gueuser, s’écrie un moine ;
Et le vilain, pour travailler.


Ici les buveurs furent interrompus par une voix qui sortit du souterrain :

— Monseigneur, on a calomnié ce moine, que n’avait-il passé une demi-journée dans votre château, je proteste à votre excellence que les jambons et les langues fourrées lui auraient fait dire comme à nous… À ces mots, les bons pères, au fond du souterrain, se mirent à chanter en chœur, d’une voix rauque :


En tous temps, divisés sur l’honneur et la gloire,
Sur les dieux, les chevaux, les femmes, les amours,
Les hommes sont d’accord, toujours,
Toujours…, quand il s’agit de boire.


Je les tiens, dit le baron, il m’en coûtera mon plus gros tonneau, mais n’importe. Il fit verser rasade à ses gens, et ils continuèrent :


On a soif dès qu’on vient de naître ;
C’est en buvant que l’on grandit ;
En vain l’âge affaiblit son être,
L’homme peut boire tant qu’il vit.
Pour la soif, gardons une poire ;
Le sage l’a dit, je le crois ;
L’âne, sans soif, ne peut pas boire ;
Pour moi j’ai soif dès que je bois…


Pendant que l’on chantait ce couplet, le plus svelte des pères monta sur les épaules des quatre plus gros de la bande ; sa tête arriva tout juste au-dessus de la voûte au moment où le couplet finissait, et prévenant les gens du baron, il s’empressa de chanter le refrain :


En tous temps, divisés sur l’honneur et la gloire,
Sur les dieux, les chevaux, les femmes, les amours,
Les hommes sont d’accord, toujours,
Toujours…, quand il s’agit de boire.


Vous chantez bien, dit le baron, et, comme il paraît, vous ne refuseriez pas un verre de vin ? Monseigneur, reprit le père, mille ne seraient pas assez. Malheureusement, riposta le baron, ma fille est sorcière, comme vous savez ; elle assure qu’elle le sera jusqu’à ce que vous creviez de soif ; je dois l’en croire, et… — Monseigneur, répliqua le moine, elle ne doit plus l’être, car nous mourrons de langues fourrées et de poivre. — C’est possible, mais si vous voulez boire et vivre, il faut que, quoique ayant été sorcière, elle ne l’ait pas été ; car si elle l’a été, elle doit être brûlée, et moi-même je la placerais sur le bûcher, tant je suis ferme dans la foi ; donc je veux qu’elle ne l’ait pas été, car je ne veux pas qu’on la brûle. — Eh bien ! nous l’exorciserons et ne la brûlerons pas. Non, non, s’écria le baron, les sorciers doivent passer par le feu, votre prieur et mon curé y passeront ; il faut faire un exemple : je veux que ma fille soit brûlée si elle a été sorcière ; je sais qu’elle l’a été, et je veux que vous fassiez qu’elle ne l’ait pas été. Vous mangerez du poivre et du sel jusqu’à ce que cela soit ainsi. — Mais, monseigneur !… Le baron, impatienté, le renversa d’un coup de pied dans le souterrain.

Un instant après, le plus érudit monta sur les épaules de ses compagnons, parut à la trappe, et, en leur nom, offrit d’exorciser de suite la possédée, et de faire déchirer aux juges l’arrêt de condamnation ; pourvu qu’on leur donnât à boire. Le baron, toujours plus entêté, lui jeta les bouteilles vides à la figure ; le moine esquiva le coup ; et, peu après, la conversation suivante s’établit.




CHAPITRE XIX.

Le véritable Croyant.


le baron.

Vous me faites, vraiment, de belles propositions. Si je n’étais pas un catholique ferme et décidé, apostolique romain et chevalier de la Vierge, je me moquerais bien de vos juges et de leurs jugemens ; je vous aurais passé tous au fil de l’épée quand vous avez condamné ma fille au feu ; je me mettrais à la tête de mes gens et du peuple qui vous déteste, je me ferais Albigeois, et j’irais démolir votre couvent. Loin de là, je vous prêterai main-forte contre les hérétiques, nous les exterminerons, comme il est écrit, et nous partagerons leurs terres ; c’est-à-dire que vous aurez dans votre part ce que je ne mettrai pas dans la mienne ; car j’entends que vous le vouliez ainsi. Je tiens vos juges, dans un cachot, attachés contre le mur, vous sentez bien qu’ils déchireraient leur jugement, si je les en priais ; mais je n’en ferai rien. Leur jugement est juste, il faut qu’il soit exécuté. Pour qu’il ne le soit pas, il faut que ma fille n’ait pas été ce qu’elle a été ; voilà ce qu’il n’est pas en mon pouvoir de faire, et qu’il faut que vous fassiez. Vous et vos juges ne sortirez d’ici que quand ma volonté sera la vôtre. Ne me faites pas répéter, car les répétitions m’ennuient.

le théologien.

Monseigneur, votre proposition n’est pas raisonnable. Est-il possible qu’une chose soit et ne soit pas ?

le baron.

De quoi vous avisez-vous d’invoquer la raison ? Est-il raisonnable qu’un tas de fainéans, comme vous, vivent aux dépens de ceux qui travaillent ? cependant cela est, et doit être, parce que Dieu le veut.

le théologien.

Il y a des choses impossibles. Par exemple, un bâton aura toujours deux bouts ; c’est décidé.

le baron.

Vous êtes un hérétique, mon ami. Un bâton a deux bouts, si le contraire n’est pas porté dans les saints évangiles ; mais si Notre Seigneur Jésus avait dit qu’un bâton n’a qu’un bout, il est certain que vainement nos yeux et nos mains lui en trouveraient deux, il n’en aurait qu’un. Vous êtes obligé d’en convenir ; autrement, vous détruisez le miracle perpétuel sur lequel repose notre sainte religion romaine, et vous et moi sommes des idolâtres, comme disent les Albigeois.

le théologien.

Si Jésus-Christ l’avait dit, cela serait ainsi ?

le baron.

L’Église ne peut errer, elle est infaillible en matière de foi. N’est-il pas vrai ?

le théologien.

Il est vrai.

le baron.

Lorsqu’elle décide que Jésus a dit une chose, il est vrai qu’il l’a dite.

le théologien.

J’en conviens.

le baron.

Donc, si l’Église décidait qu’il a dit qu’un bâton n’a qu’un bout, il l’aurait dit, en effet ; vous le voyez, mon ami, je suis ferme sur les principes, et j’exterminerai tous ceux qui ne le seront pas.

le théologien, les larmes aux yeux.

Le ciel vous maintienne dans ces saintes dispositions. Un aussi bon chrétien mérite toute la protection de l’Église. Nous allons brûler le jugement, et déclarer votre fille en commerce avec les anges.

le baron.

Ce n’est pas cela. Je ne veux pas être protégé. Le clergé est au-dessus de la noblesse, je le sais, mais je veux qu’il veuille se tenir au-dessous. Si j’étais roi, j’obéirais au Pape qui est le supérieur des rois, puisqu’il a les clefs de saint Pierre et le glaive à deux tranchans ; mais je voudrais qu’il voulût ce qu’il me plairait. Si j’avais été à la place du roi de France que notre Saint Père a excommunié, je me serais jeté à ses genoux, comme de raison, et pendant que je lui aurais baisé la pantoufle, je l’aurais fait battre de verges, s’il m’y avait forcé, lui, et le sacré collége et tous les prélats du concile, jusqu’à ce qu’ils eussent eu la volonté de ne pas m’excommunier ; car je sais qu’un excommunié est perdu dans ce monde et dans l’autre.

Je veux donc que vous ayez la volonté de faire que ma fille n’ait pas été ensorcelée.

le théologien.

Monseigneur, cela n’est pas dans l’évangile.

le baron.

Il y sera si vous voulez qu’il y soit. Dieu ne lie-t-il pas au ciel ce que vous liez sur la terre ?

le théologien.

Oui, monseigneur.

le baron.

Eh bien ! ce que vous écrirez ici dans son livre, il sera obligé de l’écrire là-haut. Dieu est au-dessus de vous, cependant il vous obéit : vous lui faites vouloir ce que vous voulez. Vous êtes au-dessus de moi, vous m’obéirez aussi, parce que je vous ferai vouloir ce que je veux ; le cas est pareil.

La conversation fut interrompue par les cris des moines : à boire ! à boire !… disaient-ils d’une voix éteinte. Le baron leur fit jeter une grêle de sel. Ils descendirent le théologien pour délibérer, et quelques instans après ils le remontèrent avec des pleins-pouvoirs.

le théologien.

Monseigneur, nous avons trouvé moyen d’accommoder cette affaire, cependant je vous préviens qu’une excommunication, levée par force, subsiste toujours.

le baron, en colère.

Comment, par force ! Je ne veux pas vous forcer à lever l’excommunication, mais vous forcer à faire volontairement ce que je veux : et vous resterez là, jusqu’à ce que la volonté vous en soit venue. Esclaves, jetez cet impertinent dans le souterrain, et fermez la trappe.

le théologien.

Monseigneur… nous avons la volonté. Nos pères ont décidé qu’un de nous serait député au monastère, pour inviter nos confrères à se mettre en oraison devant les châsses des saints pour les engager à obtenir de notre Sauveur un miracle qui fasse connaître que votre fille, quoiqu’ayant été au sabbat sous la conduite du Démon, n’a été ni possédée, ni sorcière, pas plus que notre prieur et votre curé.

le baron.

L’expédient est bon ; mais je ne veux pas que vous vouliez que Jésus-Christ fasse un miracle pour le curé et le prieur : ce sont des fils de vilains comme vous, et Dieu ne peut pas s’abaisser à faire un miracle pour des vilains : ils ont été au sabbat, ils seront brûlés.

L’accord ainsi conclu, l’on descendit quelques outres dans le souterrain : les Pères burent à longs traits, et tantôt priaient Jésus-Christ de faire le miracle, tantôt chantaient le joyeux refrain du baron, dont ils connurent toute la vérité, car en buvant le vin de leur geôlier, ils se sentirent remplis d’amitié pour lui. Le théologien se rendit au monastère, et trouva les Pères dans la plus grande désolation ; ils se doutaient bien que l’écroulement de la voûte était l’ouvrage du baron, ils avaient arrêter de se venger de lui par tous les moyens possibles, mais ils n’osaient en mettre aucun en usage. Le théologien acheva de les porter à la paix. Ce seigneur, leur dit-il, est un catholique ferme et dévoué à l’Église ; nous pouvons nous servir de son épée contre les peuples, mais gardons-nous de lui résister ; tout en nous vénérant comme les images du Christ, il nous exterminerait sans miséricorde. Imitons le Pape, plions devant les forts ; il faut se soumettre aux circonstances. Le successeur du baron n’aura pas son opiniâtreté ; nous nous vengerons sur lui ; les hommes meurent, et les couvens sont éternels ; d’ailleurs, la baronne prétend vous avoir vus tous au sabbat ; son père la laissera brûler, si vous vous opiniâtrez à refuser le miracle convenu, mais il vous fera brûler aussi, car il refuse de délivrer le prieur et le curé, et certainement il ne les délivrera pas. Il ne veut pas de miracle en leur faveur.




CHAPITRE XX.

Miracle sur miracle.


Il fallut se résoudre à vouloir. Le lendemain, jour de grande fête, en présence d’une multitude immense, au moment où le prêtre élevait le corps de notre Seigneur ; un Christ s’écrie : lisez et tremblez ! Il avait un papier à la main ; le papier tombe sur l’autel et va se coller contre le soleil ; tous entendirent les paroles du Christ ; tous virent le papier tomber de la main ; aussitôt le clergé, les moines, les fidèles, déjà à genoux, frappent la terre de leurs fronts et se relèvent en chantant l’Alleluia ; le prédicateur monte en chaire ; toutes les reliques, tous les trésors de l’église sont exposés. Le prédicateur, après un discours analogue à la circonstance, prend le papier : c’est une lettre ; il l’ouvre. Jésus-Christ lui-même l’écrit aux saints moines ; il y déclare que Gabrielle est sa fille bien-aimée ; qu’il a voulu qu’elle obéît à la voix du Diable, afin qu’elle fît connaître les sorciers qui fréquentaient le sabbat ; que les moines et les juges engloutis dans le château, l’avaient été pour les punir de leurs mauvaises pensées sur le compte de la baronne, mais que s’ils reconnaissaient leur faute, l’abîme s’ouvrirait en présentant cette lettre devant les murs.

La lettre lue, on ordonna de dénoncer les sorciers ; et les moines, suivis des fidèles, sortirent en procession de l’église et allèrent porter la lettre au baron.

Le théologien était déjà de retour auprès des prisonniers. Avant de faire tomber la lettre du ciel, il avait découvert dans le souterrain une portion de mur très-faible : lui et les Pères travaillèrent avec ardeur à la détacher des murailles environnantes ; ils y parvinrent ; le théologien sortit alors du souterrain et alla presser l’arrivée de la procession. Le baron, très-content des moines, s’engagea par serment de les abreuver toutes les années à pareil jour, en mémoire de la paix jurée. Persuadé de la vérité de la lettre, il ne douta pas que ses prisonniers n’eussent le grain de foi de l’Évangile, il fit donc murer la trappe après leur avoir déclaré qu’ils ne sortiraient qu’à travers les murs ; à ces mots ; ils eurent l’air de se mettre en prières ; mais, assurés de leur délivrance, ils se mirent en effet à boire, et dans l’obscurité ne mesurèrent pas leurs coups.

Cependant les fidèles approchaient en chantant des hymnes ; les bannières sacrées flottaient au gré des vents ; et, sous le dais, orné de lauriers et de fleurs, le prêtre étalait aux regards étonnés et ravis, la lettre de Notre-Seigneur ; le chevalier de la Vierge, armé de toutes pièces, à la tête de ses gens d’armes, de ses gens de justice, de ses valets, de ses esclaves, attendait la dévote compagnie. Elle arrive ; il voit la lettre céleste ; soudain il se précipite à genoux ; son peuple l’imite ; le prêtre grandit de toute leur chute, et promène ses regards triomphateurs sur cette foule soumise.

Qu’il est beau de porter son Dieu dans sa main ! L’univers tremblait au bruit des ailes de l’aigle armé de la foudre, et jamais l’Olympien ne vit arriver aux pieds de son trône que l’encens dédaigné par ses prêtres.

L’abbé proclame alors Gabrielle la bien-aimée du fils de Dieu, donne lecture de la lettre miraculeuse, s’approche des murs du château, et s’écrie : « Au nom du Sauveur du monde, rochers de cette forteresse, séparez-vous ! tombez, murs immenses ! terre, r’ouvre tes abîmes ! et vous, serviteurs du Christ, sortez et venez arroser de vos larmes les adorables caractères tracés par sa main divine ! »

Il dit, frappe sur le mur, et le mur s’ébranle, s’entr’ouvre, croule et tombe avec un fracas épouvantable.

Aux cris de miracle, poussés par les spectateurs ébahis ; aux chants d’Alleluia entonnés par leurs frères, les moines sortirent par la brèche ; mais ayant bu dans les ténèbres, et par conséquent un peu plus que de raison, surpris, d’ailleurs, par l’air extérieur, ils oublièrent leur rôle, et au lieu de chanter des cantiques d’église, ils sortirent en chantant le refrain du baron :


En tous temps, divisés sur l’honneur et la gloire,
Sur les dieux, les chevaux, les femmes, les amours,
Les hommes sont d’accord, toujours,
Toujours… quand il s’agit de boire.


Vainement on leur imposait silence. Ils s’avancèrent en chantant et en chancelant vers la lettre divine : à son aspect, ils tombèrent ivres morts ; leur chute fut attribuée à la terreur du nom de Jésus. Ainsi l’Église tirait parti des événemens fâcheux.

Le baron, tout radieux, fit généreusement les honneurs de son château. Les fidèles mesuraient l’épaisseur de ces murs renversés avec tant de facilité ; on dressait procès-verbal du miracle, et la lettre divine fut dès-lors considérée comme un remède universel ; les malades affluèrent au monastère, et les miracles s’y multiplièrent avec les offrandes, suivant l’usage. Quant au prieur et au curé, le baron consentit à les laisser sortir aussi par la muraille. Ils ont le grain de foi, disait-il, ou ils ne l’ont pas. S’ils l’ont, ils renverseront les murs d’un seul mot ; il n’y a rien de plus aisé : on vient d’en avoir la preuve. S’ils ne l’ont pas, ils sont hérétiques, c’est-à-dire damnés, car il faut avoir la foi pour être sauvé. S’ils sont hérétiques et damnés, ils doivent être mis à mort : c’est la règle. Cependant, comme il est défendu à la justice laïque de juger les prêtres, je ne les juge pas ; je les enverrai à l’archi-diacre ; mais, en attendant que je les y envoie, je ne leur ferai rien donner à manger, car je ne suis pas obligé de les nourrir.

Ainsi raisonnait le chevalier de la Vierge. Il n’y avait pas un mot dans un livre de théologie qui ne fût un oracle pour lui ; mais malheur au prêtre qui se trouvait sur ses terres, s’il ne faisait des miracles à volonté. Un jour, il avait besoin de pluie, et comme la pluie n’arrivait pas assez vite, il défendit à son curé de boire, jusqu’à ce qu’il eût fait pleuvoir. Une autre fois, pour lui faire éteindre un incendie, il l’exposa de très-près aux flammes. Enfin, un jour son curé lui ayant raconté le miracle du cadran d’Achaz, il voulait qu’il fît reculer aussi l’ombre du sien, et lui fit donner les étrivières jusqu’au lendemain, au moment où l’ombre se trouva reculée par le retour du soleil.

Mon curé est têtu, disait-il, mais je suis ferme.

Les moines retournèrent à leur moutier ; Gabrielle fut sauvée ; les juges furent délivrés, mais le prieur et le curé moururent de faim, par leur faute, comme disait le baron, ils moururent pour n’avoir pas eu le grain de foi, ou pour n’avoir pas voulu faire de miracle, car ils pouvaient renverser d’un mot les remparts du château et sortir par la brèche, ou se faire apporter à manger par le prophète Habacuc, ou par les corbeaux d’Élie ; il crut même long-temps qu’ils avaient pris ce dernier parti, parce qu’une compagnie de corbeaux planait sur ses donjons. Ses prisonniers étaient déjà morts, il se tenait encore aux aguets pour voir comment leur arrivait la pâture miraculeuse.

Les dévots, privés du plaisir de voir brûler la jeune baronne, n’en furent que plus ardens à poursuivre les autres sorciers. La misérable vieille, dont personne ne prenait la défense, fut arrêtée et soumise à toutes les expériences ordonnées par les théologiens et les jurisconsultes. On la dépouilla de ses vêtemens, on l’épila, on enfonça des pointes de fer dans son corps, on la jeta dans la rivière, on lui donna la question, et l’on obtint d’elle tous les aveux désirés. Elle fit la description du Diable et du sabbat, et nomma ses complices : ses complices emprisonnés et torturés, nommèrent d’autres coupables, lesquels firent aussi d’importantes révélations. Dans quelques jours les prisons furent remplies de sorciers, et les champs couverts de suspects, cherchant, par la fuite, à se soustraire à la justice ; on ordonna de leur courir sus. Les fidèles prêtaient main-forte à l’Église, mais souvent tel qui venait d’assommer un sorcier rebelle, se voyait arrêté, lui-même, pour crime de sorcellage. Plus on en arrêtait, plus il y en avait à saisir ; un cri général de haine et d’extermination s’éleva contre ces enfans du démon ; ils se vengeaient par mille forfaits de la haine publique. Les vignerons se plaignaient que, par de continuels orages, ils faisaient couler les raisins ; les meûniers, qu’ils empêchaient de pleuvoir ; les laides femmes, qu’ils nouaient les aiguillettes. Ce fut là leur crime le plus ordinaire. Les béates étaient furieuses, elles appelèrent les prêtres à leur secours ; les prêtres accoururent, exorcisèrent, dénouèrent les aiguillettes, et calmèrent, pour quelque temps, les affligées ; mais les aiguillettes finissaient toujours par se nouer. Bien valut, à certains sorciers, d’être riches et accommodans. Les pauvres furent condamnés sans miséricorde ; on se contenta d’exorciser les riches qui se mirent à la raison. Les juges s’illustrèrent par leur sagacité ; eux, et les dénonciateurs, et les moines s’enrichirent. La vieille sorcière et plusieurs de ses complices furent condamnés au feu. On les brûla, comme on le verra plus bas, et Jésus-Christ et son Église triomphèrent ; conformément à cette parole : Les portes de l’enfer ne prévaudront point[151].

Prouvèrent leur innocence ! l’observation est bonne.

Gloire aux juges d’Arras et pays d’Artois, en 1459 !

L’histoire critique de la magistrature est encore à faire, mais il serait à désirer qu’un homme juste s’en occupât. Que de bassesses, de turpitudes, de sottises et de scélératesses il nous ferait connaître ! Il n’oublierait pas ces juges allant à la chasse des protestans, et jugeant ensuite sur leur tribunal ceux qu’ils avaient manqués à coups de carabine. Il ne s’arrêterait pas en 1793, et trouverait sans doute convenable de pousser ses recherches jusqu’aux temps actuels.




CHAPITRE XXI.

Funérailles de Gabrielle. — Le Baron va chercher le tibia d’Élisée.


Gabrielle, en proie à sa douleur, à ses remords, à ses regrets, avait pris peu de part aux événemens qui décidaient de son sort. Persuadée du trépas de son amant, la vie était pour elle un exil, et la mort le terme de ses tourmens et le moment de sa délivrance. D’ailleurs, elle savait que, les huit jours accomplis, le démon viendrait réclamer sa proie ; et si les trésors de l’église, prodigués à son repentir, lui faisaient croire au salut de son âme, elle n’espérait point que Dieu voulût lui conserver la vie, son crime méritait au moins cette punition, que la mort de la coupable fût l’œuvre de son suborneur, afin d’effrayer ceux qui oseraient l’écouter encore. Ainsi raisonnait la malheureuse amante, et le huitième jour, le jour fatal, elle fit mettre à côté de son lit la bière qui devait la transporter auprès de ses aïeux, et, couverte du linceul funéraire, dont elle-même s’était entourée, la tête couronnée de roses blanches, un crucifix dans ses mains, elle attendit, sans effroi, l’heure dernière.

Le baron était craint et détesté de ses vassaux ; mais Gabrielle exerçait sur eux le double empire de la grâce et de la beauté. Les hommes l’aimaient comme ils aimaient le Dieu du ciel ; toujours occupés d’elle, mais effrayés de la distance immense qui les en séparait, une vague pensée d’amour les faisait soupirer sans leur donner des désirs ; cet amour ne produisait en eux que le besoin de lui plaire et d’appeler un moment ses regards sur les effets d’un dévoûment sans bornes. Les femmes, que leur sexe rapprochait d’elle, ne pouvant voir une rivale dans l’héritière d’un baron, subissaient volontairement elles-mêmes le doux esclavage de ses charmes ; et loin de trouver, en se rapprochant d’elle, comme il arrive toujours, que leur maîtresse ne leur était supérieure que par le hasard de la naissance, elles se jugeaient d’une nature moins parfaite, et mettaient la récompense de leurs services dans le bonheur de la servir. Elle était donc aimée pour elle-même, et le bruit de sa mort prochaine avait porté la désolation partout où la renommée avait semé le bruit de ses charmes et de sa bienfaisance. Sur les terres du baron, il n’y avait pas une famille qui ne l’eût vue arriver avec joie sous son toit. Au cri de sa détresse, il n’y avait personne qui n’eût abandonné les travaux des champs, les soins de son ménage pour accourir autour du château. Les malades s’étaient fait porter, les vieillards s’étaient traînés ; les jeunes gens avaient volé près de leur maîtresse adorée ; et tandis que Gabrielle attendait la mort, cette foule reconnaissante attendait à genoux que le ciel se laissât fléchir à leurs larmes ; se proposant en sacrifice, elle offrait la vie de tous pour obtenir la prolongation d’une seule.

Quatre jeunes filles, habillées de blanc, et couvertes d’un long voile, étaient debout aux quatre coins de la bière, prêtes à l’enlever dès que Gabrielle expirée y aurait été déposée, car elle avait ordonné que les funérailles eussent lieu tout de suite après sa mort ; elle croyait que plutôt elle serait descendue dans la tombe, et plutôt son âme arrivée dans le ciel y trouverait l’âme de Florestan. C’était une idée à elle, une superstition vaine ; mais la superstition des cœurs tendres a toujours quelque chose de touchant, et cette attente de la mort, dans une créature si belle et si jeune encore, ce vœu d’être incontinent après son dernier soupir, enlevée du milieu des vivans et plongée dans la tombe, parce que son amant y était déjà, ce spectacle de la vie écoutant sans effroi le bruit des pas de la mort qui s’approche, se livrant même à elle avec un certain plaisir, donnait à ce moment si terrible une expression inconnue d’espérance et de consolation : ailleurs, tout cesse à la mort ; ici, tout allait recommencer ; ce n’était pas pour Gabrielle l’heure de l’anéantissement, mais le moment désiré de sa réunion à son doux ami.

Les prêtres, les chantres, la croix d’or, les pauvres, et les parens couverts de deuil, étaient rassemblés dans l’ordre prescrit pour les funérailles. La malade avait reçu le corps de son Dieu. Cependant un prêtre et le médecin, aux deux côtés de son lit, consolaient ou exhortaient inutilement à la mort celle qui n’avait point de regrets et avait assez de la vie ; le médecin tenait une de ses mains dans les siennes, son doigt interrogateur pesait sur le pouls de Gabrielle. Au moment où il cesserait de battre, il devait avertir de la mort, et les prêtres, les yeux fixés sur ses yeux, l’oreille attentive, entr’ouvraient déjà la bouche pour entonner les chants funèbres et conduire le corps expiré aux portes des tombeaux où les vivans s’arrêtent, et livrent celui qui n’est plus, aux fossoyeurs et à l’oubli.

Le médecin espérait ; rien n’annonçait une fin prochaine. Tout-à-coup un vent impétueux ouvre la fenêtre, et Gabrielle s’écrie : le voilà… Je lui cède ma vie. Prêtres du Dieu du ciel, défendez mon âme, j’expire. Elle est morte !! s’écria le médecin.

Les sanglots des assistans, les chants des prêtres apprirent au-dehors le trépas de Gabrielle, et des cris de douleur et de désespoir succédèrent aux prières.

Cependant une certitude consolante rendait la douleur générale moins amère ; le démon était entré dans la chambre de Gabrielle au moment où sa fenêtre était ouverte ; tous les spectateurs l’avaient vu sous la forme d’une grosse mouche[152], d’une de ces mouches dont le bourdonnement est si désagréable et si bruyant ; il avait volé jusqu’auprès du lit de Gabrielle sans pouvoir l’atteindre. Les prêtres l’avaient reconnu malgré sa métamorphose ; aussitôt les exorcismes avaient commencé, l’eau bénite avait été lancée à grands flots, les signes de croix s’étaient multipliés ; on avait couvert la malade de reliques et de crucifix ; on avait poursuivi le diable à grands coups de goupillon, dont plusieurs l’avaient atteint sans l’effrayer ; mais enfin le prêtre avait présenté le corps de Notre-Seigneur au démon. À cette vue, saisi de terreur, le démon avait reculé, et le prêtre le poursuivant dans tous les recoins où il cherchait à se cacher, l’avait forcé à ressortir par la fenêtre ; il était déjà sorti quand Gabrielle expira : le Démon n’emporta donc point son âme, et le clergé déclara qu’elle était certainement montée au ciel, conduite par les anges descendus pour la recueillir. Ces détails circulaient de bouche en bouche.

Dès que le médecin eut déclaré la mort de Gabrielle, elle fut déposée dans la bière, les jeunes filles la soulevèrent, et les prêtres ayant entonné les chants funèbres, on se mit en marche vers l’église ; ce fut par des larmes véritables que toute la population manifesta sa douleur et ses regrets, et par des larmes encore qu’elle conjura le Très-Haut de récompenser Gabrielle dans le ciel du bien qu’elle avait fait sur la terre, où elle avait fait connaître, par la perfection de ses charmes, la beauté de l’œuvre créé, et par sa bienfaisante vertu la bonté du créateur qui l’avait envoyée parmi les hommes pour consoler le malheur : noble destinée des femmes, mais que toutes n’accomplissent pas.

On ne vit pas le baron aux funérailles de sa fille, il l’avait quittée pour la sauver. Il avait su qu’un religieux du Mont-Carmel était venu dans le comté de Toulouse[153], et vivait dans un ermitage à quelques lieues de son château, possesseur de deux reliques toutes puissantes, savoir ; 1o. un bout du manteau du prophète Élie, instituteur des religieux du Carmel, manteau donné à Élisée leur général, et par celui-ci transmis à ses successeurs, tels qu’Abdias, Ézéchiel, Pythagore, tous carmes, comme on sait, manteau immortel comme son maître ; 2o. l’os tibia d’Élisée, le même os qui ressuscita le mort jeté dans le tombeau de ce prophète, le même, puisque le mort ne toucha qu’à cet os seulement ; en pliant le tibia d’Élisée avec un corps expiré depuis moins de quarante-huit heures, dans le manteau d’Élie, on rendait la vie au mort. D’abord son pouls battait doucement, il s’animait peu à peu ; ensuite le défunt poussait un soupir, r’ouvrait les yeux, et sortait de la tombe, pourvu cependant que celui qui avait réclamé l’application des reliques eût la foi, et désirât la résurrection du mort. Déjà le carme avait ressuscité un enfant ; il avait échoué dans d’autres occasions, mais toujours par la faute des veufs ou des veuves, et jamais par celle de l’os du prophète. Larmes de veuves et d’héritiers, répondait-il aux incrédules, furent toujours chants de victoire.

Pour moi, dit le baron en partant, je désire tellement que ma fille vive, que sa mort amènerait la mienne ; ma foi est si forte que je néglige tous les moyens offerts par la médecine pour l’empêcher de mourir, sûr que le carme, son manteau et le tibia, la feront renaître ; en un mot, je suis tellement persuadé de la vertu de ces saintes reliques d’Élie et d’Élisée, que si elles n’opéraient point, ce serait une malice de l’enfant du Carmel, et je l’exterminerais de ma propre main sur le tombeau de ma fille ; je suis donc bien sûr du miracle. Je pars, et si le moine ne veut pas venir de bonne volonté, je l’attache à la queue de mon cheval, je m’empare du tibia et de la guenille miraculeuse, et je reviens au grand galop avant l’expiration des quarante-huit heures ; il partit.

Toute la contrée attendait son retour avec impatience ; les dévots chantaient déjà victoire ; les amis de Gabrielle doutaient et priaient ; les Albigeois, c’est-à-dire le grand nombre, car la secte hérétique était déjà forte, haussaient les épaules, mais les fidèles se promirent bien de les leur abaisser à coups de bâton après le miracle, et même de les exterminer s’ils ne se défendaient pas, car dans le midi le zèle de la maison de Dieu recule devant la résolution, et l’on traite presque comme orthodoxe l’hérétique contre lequel il faudrait se battre, tandis qu’on assassine sans pitié ceux qui veulent bien se laisser assassiner.




CHAPITRE XXII.

Le Chevalier des Mœurs.


Gabrielle n’est plus ; Florestan se hâte d’arriver aux lieux où il l’a quittée, et le chevalier des Zéphirs, que mes lecteurs n’ont pas tout-à-fait oublié peut-être, fidèle à sa parole comme tout chevalier errant, arrête les chevaliers sur les grands chemins, rompt des lances dans les tournois, et prescrit à tous les vaincus la loi de le suivre, eux et leurs écuyers donnant du cor.

Vous savez quelle loi lui fut imposée à lui-même : il doit proclamer devant tout le peuple, en présence de cinquante chevaliers, au son du cor des écuyers, la fidélité de Gabrielle envers son Florestan ; il doit la proclamer la plus fidèle des amantes, sinon la plus belle. Quant à sa beauté, rien ne saurait l’égaler ; plus il voit de beautés célèbres, plus il en est convaincu ; mais il n’est pas aussi certain de sa fidélité, malgré sa propre expérience ; mais enfin, puisque le sort des combats le contraint à proclamer la plus constante en amour, il veut mettre le bon droit du côté de la fortune et de la victoire ; il emploie tous ses moyens auprès des dames pour les subjuguer et faire que l’amante de Florestan, la seule qui lui ait résisté, reste au milieu de son sexe vaincu, comme une exception à sa faiblesse, comme un monument merveilleux des triomphes du vainqueur, et semblable à ces colonnes debout, seules, au milieu des déserts habités jadis, et qui annoncent aujourd’hui bien mieux que leur victoire sur le temps, la victoire du temps sur tout ce qui n’est pas elles. Sa gloire, à lui chevalier des Zéphirs, y est doublement intéressée. Serait-il réduit à confirmer par cent combats, par un aveu public en présence de tant de chevaliers, une assertion fausse ou douteuse ? Il faut, enfin, cette consolation à son amour-propre, que, puisqu’il aura subjugué toutes les dames, il n’ait pas subjugué l’amante de Florestan, parce que Dieu l’a mise au milieu de son sexe, comme memento d’une vertu dont les dames ont perdu la mémoire, et qu’il n’ait, lui, échoué que devant l’impossible.

Avec de pareilles idées, de semblables projets, son amabilité, ses principes, et l’opinion qu’il a des dames, on doit concevoir par quels hauts faits il marque sa route.

Il ne partit pas de Beaucaire sans avoir réduit beaucoup de chevaliers et beaucoup de belles. L’apparition de Gabrielle le favorisa sans doute ; les amans avaient quitté leurs maîtresses pour courir après l’inconnue, et le dépit et la jalousie firent accueillir les consolateurs. Le chevalier des Zéphirs, à lui seul, tarit plus de larmes que tous les autres ensemble ; mais bientôt, honteux de ces triomphes, dûs plus encore à la fuite des amans qu’à la perfidie des amies, il jure de n’attaquer désormais que des femmes toujours aimées, et de faire plutôt couler les larmes du regret que de les essuyer.

Je ne sais pourquoi Dieu le permit. Le succès couronna son audace : il vainquit tous les chevaliers, ou du moins ne fut vaincu par aucun ; quelquefois entre eux la victoire resta indécise, mais toujours elle couronna sa tête de myrtes amoureux dans ses démêlés avec nos arrière-grand’-mères. L’archevêque Turpin, dans une occasion pareille, disserte savamment, cherche la cause d’une grande quantité de semblables victoires remportées par un perfide de son temps ; et, ne pouvant la découvrir, consulte les dames ; elles lui répondent : « Il triomphe, parce qu’il n’attaque que des infidèles. » L’archevêque trouve cette raison assez bonne, et là-dessus il fait l’éloge de la fidélité des dames fidèles. La Chronique, où nous puisons les faits de cette histoire, assure que les contemporaines du chevalier s’écriaient, au récit de ses triomphes : « La belle chose vraiment ; il ne s’est adressé qu’à des volages ! » Et moi qui vous parle, il m’est arrivé quelquefois d’entendre les honnêtes prudes s’écrier, au récit des succès obtenus par des amans sur leurs amies, ou sur les amies de leurs amis, et dont on prenait texte pour disputer au beau sexe en général la constance en amour : « La bonne raison ! ces messieurs n’ont attaqué jamais que des femmes faciles. » Ces réponses unanimes, et de tous les siècles, m’avaient décidé à insérer ici la dissertation du savant archevêque, et son éloge de la fidélité des femmes fidèles, comme il dit ; mais on m’a observé que cet ouvrage était dans toutes les bibliothèques, sur la toilette de toutes les belles, dans le portefeuille de tous les amans, et je me suis volontiers dispensé de copier ce que personne n’ignore.

Il est donc convenu, et j’en fais ici ma profession de foi, que la constance et la fidélité sont les vertus du beau sexe en masse et de chaque femme en particulier, hormis de celles qui sont infidèles, volages ou faciles, c’est-à-dire, sauf les exceptions que chacun peut rencontrer dans le cours de sa vie. Les exceptions prouvent la règle au lieu de la détruire ; c’est un axiôme de l’école, dont jamais la vérité ne fut contestée, ni par Aristote, ni par Molière. Mesdames, personne plus que moi ne connaît vos vertus et vos rigueurs ; pardonnez à ma plume de tracer des tableaux qui, je l’espère, vous font plutôt sourire qu’ils ne vous déplaisent ; vous savez à quoi nous engagent les devoirs d’historien ; nous racontons et n’approuvons pas ; et pour achever de me faire pardonner le récit des torts, des principes et des prouesses du chevalier des Zéphirs, je vous jure que nul ne vous aime plus que moi, que je n’ai trahi nulle d’entre vous, et que, malgré les volages que j’ai rencontrées, car, le croirez-vous ? j’en ai rencontré, et c’est presque encore une preuve qu’il y en a encore aujourd’hui ; trompé par l’une, consolé par l’autre, accueilli par plusieurs, vous m’avez pourtant mis à même de vous rendre ce témoignage flatteur, témoignage que je vous rends à la face d’Israël, comme on disait autrefois ; ou que je crie sur les toits, comme on dit aujourd’hui : Toutes les femmes sont fidèles, hormis celles qui ne le sont pas.

Ma paix faite avec le beau sexe, il me serait permis, sans doute, de raconter les aventures de mon héros, et de faire voir comme quoi il vainquit les géans, les enchanteurs et les chevaliers, comme quoi il eut le malheur de ne rencontrer que des volages, soit qu’il guerroyât dans la classe des Agnès, ou dans l’ordre des prudes, ou parmi les femmes aimables qui ne prétendent pas s’élever au-dessus de la nature, et se contentent de compenser les faiblesses de l’humanité par les qualités d’un cœur noble et généreux, indulgent envers les autres et facile au malheur ; femmes charmantes, ornement de la terre, douceur de la vie, dont on blâme l’inconstance par égoïsme, parce que rien ne peut compenser le bonheur d’être aimé d’elles, mais qui ne nous enlèvent ce bonheur que pour consoler d’autres infortunés ; car elles ne peuvent rendre heureux tous les malheureux à la fois ; ainsi la douce lumière du jour nous abandonne aux ténèbres pour aller les dissiper sur un autre hémisphère. Je puis me vanter d’avoir, avec beaucoup d’adresse, gagné l’esprit de mes juges en cornettes et en chapeaux de paille d’Italie ; et, derrière les éloges mérités, mais flatteurs, que je viens de donner, avec profusion, aux belles de notre temps, je pourrais, sans craindre leur courroux, dauber, comme on dit, sur les belles d’autrefois ; mais je me tairai pourtant sur les détails. Je compte, in petto, je récapitule, à part moi, les prouesses du chevalier, et je ne dis à haute voix que le tolal des triomphes notés sur son livre de raison.

Chevaliers vaincus d’après l’ordonnance de Gabrielle, ci 
 50
Écuyers donnant du cor, obligés d’accompagner les chevaliers, ci 
 50
Exceptions à la règle générale de la fidélité du beau sexe, ci 
 100
___
Total des victoires remportées par le chevalier des Zéphirs 
 200

Ce chevalier était d’abord un bien mauvais sujet, comme disaient les douairières auxquelles il ne disait rien, ou un homme accompli, comme l’attestaient les mamans qu’il avait l’air de vouloir courtiser parce qu’elles avaient de jolies filles ; mais quoiqu’il en fût, il s’était bien amendé. En courant le monde, il était devenu tout-à-fait homme de bien, malgré le proverbe. La preuve en est dans sa conduite nouvelle. Être aimé, rompre, et rire de la délaissée, était jadis l’affaire d’un moment ; il croyait la désoler et venger l’honnête amant quitté pour lui. Cette fois il fit des réflexions profondes.

Les femmes, se dit-il, me traitent de scélérat ; et, quoique ma scélératesse soit assez de leur goût, puisqu’elle ne les effraie ni ne les étonne, peut-être n’en est-elle pas moins un tort de ma part : elles quittent leurs amans pour moi, parce que, disent-elles, je suis l’homme créé par le ciel tout exprès pour elles. Elles ont été fidèles à leur amant avec tout autre, et sans moi elles l’auraient toujours été de même. Dois-je les punir de me trouver aimable ? Si je vous avais vu le premier, je n’aurais aimé que vous, m’ont-elles dit ; supposons que j’aie été le second : elles m’ont vu ; il ne doit pas y avoir de troisième ; restons-leur fidèle à toutes, c’est-à-dire faisons croire à chacune que je l’adore toujours ; si je suis aimé de cent femmes à la fois, ces cent infidèles ne l’ayant été qu’à cause de moi, sont dès ce moment cent amantes fidèles, à toute épreuve, et qui seront toujours à moi ; et comme je n’en veux plus, elles ne seront à personne, personne ne pouvant plus les séduire ; quel honneur n’en résultera-t-il pas pour ces dames et pour moi ? Supérieur aux missionnaires, j’aurai fait chasser les soubrettes complaisantes, refuser les billets doux, et mettre à la porte les chevaliers errans, les moines et les directeurs ; car qu’a-t-on besoin de soubrettes, de billets doux, de confesseurs, de chevaliers et de moines, quand on ne veut plus pécher ?

« En vérité, je suis le Chevalier des Mœurs. Je prends, dès aujourd’hui ce titre auguste. Quel bonheur pour la société ! Je me donne la peine de rappeler les dames à la vertu la plus austère : posons que je ne leur eusse pas fait la cour, d’autres la leur auraient faite ; et comme le Ciel n’avait créé tout exprès pour elles que moi seul, elles auraient écouté le second amant, et le troisième et le quatrième, ainsi de l’un à l’autre. Aucun de ces amans n’étant l’homme appelé par leurs vœux, elles auraient été volages toute leur vie ; je parais : voilà l’homme ! s’écrient-elles. Elles m’écoutent, c’est naturel ; mais elles n’en écoutent plus d’autre : c’est superbe ; donc elles auront eu deux bons amis seulement ; c’est de la vertu, de la très-grande vertu, ou je ne m’y connais pas. Grâce à moi, jadis nommé le beau chevalier ; hier, chevalier des Zéphirs, et aujourd’hui et à jamais chevalier des Mœurs. Notre siècle, dans mille ans d’ici, passera pour le bon siècle, le siècle de la morale ; et les prédicateurs et les missionnaires, du haut de la chaire évangélique, tonnant contre le dérèglement des belles de ce temps-là, de l’année 1819, par exemple, offriront nos dames pour modèles à nos arrière-petites-filles, avec autant de raison qu’ils vanteront la guerre des Croisades aux guerriers ; la fête de l’âne aux dévots, et le gouvernement féodal aux peuples. Je serai, moi, la cause principale de tous ces éloges, et j’espère qu’à cette époque, si mes os viennent à être découverts, je ferai des miracles ; car j’entends donner en mourant tout mon bien à l’Église, et mourir dans un froc ; il faut faire une bonne fin après une sainte vie. »

Telles étaient les sages réflexions du chevalier des Mœurs. Pour ramener la fidélité sur la terre, il cherchait à multiplier le nombre des infidèles ; mais au lieu de les quitter comme autrefois, en riant, il s’éloignait en gémissant. Forcé, disait-il, d’obéir à son vœu de courir les champs pour redresser les torts, pour châtier les géans et délivrer les pucelles, il s’éloignait ainsi après avoir reçu de nouveau les sermens de ces dames. Pouvaient-elles y manquer jamais ? Le Ciel l’avait tout exprès créé pour elles ; lui seul leur avait fait connaître l’amour. Les discours qu’elles lui avaient tenus à son arrivée lui étaient répétés à son départ ; et sans rire, n’en déplaise aux méchans, car elles pleuraient en le voyant partir, et même quelquefois après qu’il était parti.

Glorieux du bien qu’il faisait sur la terre, et pour entretenir dans leurs nobles résolutions ces plaintives Pénélopes, il avait augmenté son train d’une demi-douzaine de scribes, qui, tous les huit jours, leur expédiaient une nouvelle circulaire remplie de tendresse, de regrets et de fidélité.

Nous croyons à ce qui nous flatte. On fut persuadé de l’amour du chevalier, de sa constance même ; on prit des lecteurs pour faire déchiffrer ses épîtres, car les dames ne savaient pas lire dans le bon temps ; c’était la cause de la pureté de leurs mœurs. On lui répondit une première fois ; on voulut lui répondre une seconde, mais mille raisons en empêchèrent ; la paresse, d’autres affaires, les observations des lecteurs qui, peu à peu, se permirent de critiquer les lettres du fugitif, et oublièrent enfin de les lire ; la difficulté de trouver des écrivains, le désagrément de la plainte, les torts du chevalier, car, enfin, il était absent, et qu’est-ce qu’un amant absent, je vous le demande, mesdames ? vos grand’-mères avaient donc raison contre lui, mais il était peut-être excusable. À cette époque Voltaire n’avait pas écrit ; le chevalier des Mœurs ne savait donc pas tout ce qu’on risque, hélas ! quand on quitte sa belle ! Je cite ce méchant Voltaire pour avoir occasion de crier haro sur ce baudet qui, certes, a largement tondu dans le pré des moines, et qui, pour ce fait, et ses médisances sur le compte du beau sexe, mériterait bien la colère de MM. les vicaires-généraux de Paris, et la mienne aussi. Ne l’avons-nous pas manqué ; ces messieurs à propos du Carême, et moi, à propos du chevalier des Mœurs ? Gloire donc à MM. les vicaires-généraux de Paris, et haro sur Voltaire ! Mais convenons pourtant de la vérité du proverbe : les absens ont tort ; il est la justification complète de ces délaissées. Je n’oublie aucun moyen de défense du beau sexe.

Il fut donc, avec étonnement, reconnu que ce pourrait bien être tout autre que lui que le ciel avait tout exprès créé pour elles.

Cependant, le chevalier des Mœurs pensait toujours à ses tendres amies, et quand il eut réuni les cinquante chevaliers, il leur écrivit à toutes de se rendre sur les terres du baron où leur fidélité recevrait sa récompense ; c’était une expérience nouvelle. De cette manière, disait-il, je saurai à quoi m’en tenir sur la vertu. Si elles m’ont remplacé, si elles ont trahi leurs sermens, elles ne viendront pas. Si elles ne viennent pas, Gabrielle sera bien réellement la seule fidèle ; si elles viennent, ce sera une preuve de leur constance nouvelle, et Gabrielle sera la fidèle des fidèles, car elle seule n’aura jamais failli. Toutes ces dames la proclameront la merveille du siècle ; je me fais un plaisir délicieux de lui procurer ce triomphe, il avancera peut-être mes affaires, car je sens que je l’adore ; et je m’acquitterai envers ces pauvres femmes en leur faisant faire connaissance avec les cinquante chevaliers et les cinquante écuyers donnant du cor, cela fait un pour chacune, et peut-être le ciel les a-t-il créés les uns pour les autres, à mon défaut. Ce n’est pas pour rien que cette pensée m’est venue ; les voies de la Providence sont quelquefois bien obscures ; ainsi l’a dit l’autre jour le prédicateur.

Les lettres de convocation expédiées, le chevalier des Mœurs, à la tête de ses cinquante chevaliers et de leurs écuyers, se mit en marche vers les terres du baron ; ils traversèrent cette ville qui règne sur deux fleuves tributaires, aussi fameuse par la beauté des dames que par le noble courage des habitans ; on accourut sur leur passage, et le bruit de la punition imposée au chevalier, et la vue des preuves de sa valeur, et la célébrité de Gabrielle qui, depuis le tournoi de Beaucaire, s’étendait d’un pôle à l’autre, ayant exalté toutes les têtes, les chevaliers errans, de passage à Lyon, et leurs maîtresses, et les pucelles allant en quête de leurs chevaliers emprisonnés par les sorcières et les jalouses qui prétendaient éclipser la beauté de la baronne, c’est-à-dire une multitude infinie, se joignirent à la troupe du chevalier des Mœurs, et se mirent en marche pour Toulouse, soit en côtoyant les rives du fleuve, soit en s’abandonnant à ses ondes rapides. Quand les chevaliers virent cette foule brillante, ils décidèrent qu’un tournoi suivrait l’accomplissement de la parole de leur vainqueur : tournoi consacré à la fidélité des dames, et où l’excellence de celle de Gabrielle serait remise en question ; on députa au baron pour lui annoncer le tournoi et le prier de faire préparer le camp ; flatté de cette ambassade, dont il ignorait le motif, il fit dresser les échafauds, nomma les juges du tournoi, et tout cela pendant la maladie et à l’insu de sa fille. La nouvelle du tournoi parvint jusques aux délaissées, presqu’en même temps que la circulaire du fugitif ; elles partirent donc, prétendant au prix de la fidélité ; elles partirent, accompagnées chacune d’un chevalier courtois pour les défendre contre les géans.

Ainsi, tout était en mouvement, depuis les bouches du Rhône jusqu’à son embouchure, depuis les Alpes jusqu’aux Pyrénées, pour l’amante de Florestan, ou pour lui disputer le prix d’une vertu, la gloire du beau sexe.




CHAPITRE XXIII.

Voyage de Florestan. — L’Ange, le Vieillard.


Lorsque le chevalier des Mœurs et sa suite sortaient des portes de Lyon, Florestan avait quitté Marseille, traversé les ondes du Rhône, la plaine du Languedoc, et s’avançait à travers les montagnes riantes des Cévennes.

Il passa, comme autrefois Gabrielle, sous les bosquets charmans de Lafont ; il soupira, comme elle, au bord de la fontaine des rêves ; il lut son nom sur l’écorce des arbres, et crut reconnaître la main de sa bien-aimée. De sinistres apparitions l’épouvantèrent dans la grotte ; il y vit la foule des misérables tombés sous ses coups, il y vit les champs de Damas, les flammes de l’hospice, et son père dévoré par elles, et sa malheureuse sœur repoussée par son bras impitoyable.

Comme il était tourmenté par ces fantômes vengeurs, un bruit se fait entendre ; on avait frappé sur le talisman, les fantômes s’évanouissent. Il regarde à l’entrée de la grotte, il aperçoit un être d’une figure majestueuse et douce. « Florestan, les remords te poursuivent ; ils purifieront ton âme, le ciel est toujours favorable au repentir ». Il dit, et disparaît. Vainement Florestan le suit, il ne le voit plus. La grâce de sa démarche, la douceur de ses traits, le charme de sa voix, sa disparition subite, tout l’étonne : il le croit un ange, et s’écrie : Ange du ciel, remonte auprès du Dieu qui t’envoie ; si je fus coupable, je crus le servir. Quand mon bras commettait le crime, mon cœur rêvait la vertu.

« Pourquoi, répondit une voix forte, pourquoi oublias-tu les leçons de ton père ? Les pères sont les interprètes du ciel auprès de leurs enfans ; il s’exprime par leur bouche ».

Florestan, étonné de tant de merveilles, répondit à cette voix terrible par des larmes.

Il s’éloigna de Lafont en réfléchissant aux événemens de sa vie. La longue erreur où l’avaient jeté le fanatisme de son amante, l’influence des opinions contemporaines, et les discours du moine, commençaient à se dissiper ; les opinions de son père, les sages maximes dont il avait nourri sa jeunesse revinrent à sa mémoire. Son cœur les adoptait en entier ; mais la rose fatale trouvée sur son lit, la bague de Gabrielle mise à son doigt, où il la voit encore, tiennent sa raison en suspens ; et lorsque son cœur lui dit : l’Éternel ne fait point de miracles pour persuader un crime à l’homme, ses yeux lui répondent : si l’incendie de l’hospice fut un crime, l’Éternel fit un miracle pour te porter à le commettre.

Il traversa les Cévennes, où l’hospitalité fut plutôt accordée à son malheur qu’à ses cantiques. Le peuple de ces montagnes est religieux, mais religieux sans fanatisme. Vivant sur une terre où la nature ne produit rien sans travail, sa religion fut toujours l’Éternel et la charrue. Le fainéant qui se serait proposé de prier Dieu pour les autres, n’aurait trouvé personne qui eût voulu travailler pour lui. Ces montagnes n’offraient ni assez de richesses, ni assez de plaisirs pour que le clergé s’empressât beaucoup de les envahir. Il plantait ses croix dans la riche plaine ; il élevait ses monastères sur les bords du Rhône, où Bacchus et Cérès prodiguent leurs dons, et laissait aux Cévennes leur pain de châtaignes et le Dieu de l’Évangile.

Enfin, les vertus de ce peuple hospitalier achevèrent d’éclairer son esprit ; il avait peine à comprendre alors comment il avait pu jamais croire se rendre agréable au Dieu de miséricorde, en se montrant impitoyable et cruel. Il vit qu’il avait cessé d’être religieux en devenant fanatique ; et, pour la première fois depuis son départ pour la Croisade, il ne crut pas nécessaire, pour appeler plus particulièrement sur son infortune les regards de la clémence céleste, de s’agenouiller sur le marbre du sanctuaire, et de prier devant les œuvres du sculpteur et du peintre. Sur ces montagnes aériennes, éloigné des froides conceptions de l’homme, oubliant les intercesseurs mis par l’ignorance superstitieuse, ou l’avarice sacrilége, entre le monde et son auteur, ces saints, élevés sur l’autel, ces mères du Christ, exposées dans les rues, dont le culte local comprime la pensée et trompe le sentiment ; il sentit en lui-même comme il le pressentait partout autour de lui, le véritable Dieu de l’univers ; il entendit sa voix consolatrice l’appeler à chercher encore le bonheur dans l’imitation des vertus divines, c’est-à-dire dans les rapports toujours existans entre l’âme de l’homme et la grande âme de la création ; à se reposer dans l’idéal de la vie, qui n’en est pas moins la partie la plus douce et peut-être la plus vraie, des fatigues de la vie positive et matérielle.

Il avait passé la nuit dans une cabane. Le chant des oiseaux du matin et la fraîcheur des vents de l’aurore l’éveillèrent. Le pâtre sortit pour lui montrer sa route sur la pente des rochers, à travers les brumes du matin ; il partit. La voix du pâtre, lorsqu’il ne le voyait plus lui-même, le guidait encore ; le pâtre était toujours derrière lui, et pourtant semblait l’avoir devancé. Les sons volaient au-dessus de la tête du pélerin ; et, arrêtés par les échos supérieurs, ils retombaient vers lui des hautes roches que ses pas devaient gravir. À mesure qu’il s’élevait sur les monts, la voix s’affaiblissait ; les vapeurs s’épaississaient ; il s’égara. Bientôt il eut perdu la terre de vue ; n’apercevant plus rien au-dessus de sa tête, autour de ses pas, environné de profonds nuages, il était, sur la cime de ces roches prodigieuses, comme lancé dans les régions du ciel.

Il fut obligé de s’arrêter. Le silence, l’obscurité, l’isolement, le plongèrent dans une noire rêverie. Tout-à-coup, des chants majestueux remplirent les airs ; à des sons éclatans, se mêlaient des sons plus profonds. Les uns semblaient s’élever jusqu’au plus haut des cieux, les autres s’arrêter au milieu de la nue. C’étaient des chants d’actions de grâce ; c’étaient les louanges du Très-Haut. L’étonnement du guerrier fut extrême ; ces cantiques religieux l’émurent, le touchèrent, le ravirent. Perdu dans les nuages, il ne savait si c’était la voix des anges, célébrant la justice de l’Éternel, ou celle des hommes, implorant sa miséricorde.

Alors des larmes, mais des larmes de résignation et d’espérance, des larmes du cœur, les seules douces qu’il eût versées depuis son départ de la terre natale, coulèrent, sans effort, de ses yeux attendris. Il éleva vers le ciel le bras qui lui restait, et, sans ouvrir la bouche, son émotion ne pouvait le lui permettre, il joignit sa prière intime aux chants religieux.

Tandis qu’il prie, le souffle des vents dissipe les nuages du midi ; et comme pour lui faire aimer ce Dieu qu’il invoque, par le spectacle de ses œuvres, il lui montre la vaste plaine du Languedoc, la chaîne des Pyrénées et des Alpes, bornes de l’horizon, et la mer qui ne finit pour lui qu’où finissent ses regards. Le soleil sortant des ondes enflammées montait rapidement dans les airs ; bientôt il versa des torrens de feux sur ce tableau magnifique. Tout-à-coup les vents s’apaisèrent, les nuages se rejoignirent et voilèrent l’étendue. Cependant un des rayons du soleil, entrouvrant les vapeurs sur un seul point, laissa voir à Florestan un vieillard vénérable, debout sur la cime d’un rocher ; ce rayon solitaire, au milieu des nuages, frappant le front de l’inconnu, tandis que tout ce qui l’entoure est dans l’obscurité profonde, ressemble aux feux de la lumière céleste, dont sont revêtus, dans la pensée de Florestan, les habitans du ciel. L’Éternel, sur le Mont-Sinaï, s’il prit aux yeux de Moïse la figure humaine, n’inspira pas au chef des Hébreux plus de vénération que ce noble vieillard n’en inspire au Croisé. Il s’approche, et du bas de la roche il s’écrie :

Mon père ! si tes pas ont besoin d’un appui, permets que je les guide à travers ces rochers pénibles. Le vieillard répondit : « Quel nom oses-tu prononcer ! ne te souvient-il plus de ton crime ?… Qu’as-tu fait de ton père ?… »

Le rayon du soleil se retire, le vieillard disparaît, et le malheureux Croisé tombant d’épouvante aux accens de cette voix accusatrice, s’écrie : … Dieu vengeur ! ce sont vos paroles au farouche Caïn couvert du sang fraternel !

Étendu sur la roche nue, Florestan va sortir de la vie ; mais qui le rappelle à l’existence et à la douleur ? une main charitable a forcé sa bouche à recevoir une liqueur salutaire ; la chaleur est revenue dans ses veines glacées, son cœur bat, son pouls se ranime, il revit, il retrouve ses forces à la voix de la pitié. « Florestan, lui dit un être secourable, Florestan, lève-toi ! je vais guider tes pas ; tu t’es égaré ; j’ai descendu vers toi pour te remettre dans la voie, les nuages te l’ont cachée, c’est sur la cime de cette autre montagne qu’elle te conduira vers Toulouse ; le pâtre te l’avait dit. Viens avec moi, Florestan, viens, et que ton repentir te fasse espérer ton pardon ».

Florestan surpris de s’entendre nommer ; se lève, suit et regarde son conducteur qui le guide par la main en détournant la tête. À sa démarche il croit le reconnaître ; c’est l’ange de la fontaine des Rêves. À ces mots, l’ange oublie de cacher ses traits, se retourne vers Florestan, et le plus doux sourire sur la plus belle bouche, lui dit : Espère !… Il détourne ensuite la tête et ajoute : « Cette famille d’Albigeois qui célèbre le Dieu du ciel, en labourant la terre, te montrera ta route. Je te quitte, mais je pense toujours à toi ». L’ange dit et rentre dans les nuages. Florestan reste immobile d’étonnement, et ne peut démêler les pensées que cette figure céleste a fait naître en lui.

Il cherche en vain ce qui l’étonne en elle. Cessant enfin de s’occuper d’une recherche inutile, mais toujours effrayé de ces mots terribles : Qu’as-tu fait de ton père ? toujours étonné de l’apparition deux fois répétée de cet être bienfaisant, il s’avance vers l’autre montagne, guidé par les cantiques de la famille albigeoise[154].




CHAPITRE XXIV.

L’Albigeoise. — Arrivée de Florestan à Lansac.


Ils partaient d’un champ voisin, où deux ou trois familles, depuis les aïeuls jusques aux petits-fils, les hommes et les femmes, les uns conduisaient la charrue, les autres arrachaient les herbes parasites, d’autres jetaient la semence devant les pas du laboureur ou suivaient les bœufs que leur jeunesse ne leur permettait pas de conduire encore, et adressaient à l’Éternel leur double prière du matin, le travail et les paroles sacrées que leurs aïeux leur avaient transmises pour les transmettre à leur tour à leurs enfans. Ils n’avaient point de prêtres parce qu’ils étaient pauvres ; ils n’avaient point de temples parce qu’ils n’en sentaient point la nécessité, ou plutôt ils avaient pour temple la voûte éternelle, pour autel la terre parée des bienfaits de son créateur, pour prêtres les chefs des familles, et pour doctrine leur vertu et l’évangile. Tous les soirs, autour du foyer, le père lisait la bible à ses enfans. Il leur faisait connaître la sainteté du dévoûment à la patrie, à la famille, à l’amitié, si souvent célébrée dans les livres des Hébreux ; et, quant aux histoires particulières renfermées dans ces livres, il s’en remettait à leur raison non froissée par les préjugés, et leur raison distinguait aisément ce qui n’était que le récit d’un événement véritable ou supposé, de ce qui devait rester comme règle et précepte. La nôtre est moins libre, et nous avons besoin de l’éclairer par la critique.

Florestan, retenu par leur bienveillance ingénue, acheva doucement près d’eux une journée si péniblement commencée. Il s’instruisit de leurs dogmes et de leur vie. La religion de leurs aïeux remontait aux premiers temps du christianisme ; ils la leur avaient transmise telle qu’ils l’avaient reçue des Apôtres, et ces familles patriarchales, vivant loin des villes, dans ces montagnes ignorées, n’y avaient rien ajouté.

Florestan retrouva parmi ces chrétiens primitifs, tous les principes de son père, et, dans leur vie, la preuve de ce qu’il lui disait toujours constituer le bonheur : le travail.

Ils essayèrent de le retenir parmi eux ; le récit de ses infortunes les avait intéressés vivement. Son long voyage, sa visite au tombeau du Sauveur, qu’il ne leur dit pas avoir couvert de sang, le leur montraient comme un homme extraordinaire. Une aimable Albigeoise, laissant aller son cœur à ce sentiment de pitié qui rend les femmes si belles et si aimables, mettait sa félicité à lui faire oublier ses peines. Démêlant mal le sentiment de la jeune fille, et se voyant comme il avait été, et non tel qu’il était, il crut avoir inspiré de l’amour, et n’en fut que plus certain de l’amour de sa Gabrielle et plus impatient de la revoir. Gabrielle l’arracha de cette famille, où, sans elle, il aurait peut-être arrêté ses pas à jamais. Il dédaigna la charrue du montagnard et les tendres sollicitations de l’Albigeoise ; il quitta les amis que la Providence avait placés devant lui. La famille entière le conduisit sur la montagne voisine. L’Albigeoise l’arrêta par la main pour la dernière fois, et la sentant se retirer de la sienne, lui dit : « Ta main, qui m’échappe, cherchera quelque jour, vainement, pour s’y appuyer, la main de la montagnarde. » Il s’éloigna.

Il traversa les champs rhuténiens, et après quelques jours de marche, enfin il arriva sur le sol natal.

Quoique les terres du comte de Lansac et du baron fussent très-étendues, cependant le château du comte et celui du baron étaient voisins ; les champs des deux villages commandés par ces forteresses étaient contigus ; les deux châteaux avaient été bâtis sur les limites. Florestan parvenu jusqu’au point où le chemin se sépare en deux et se dirige d’un côté vers Lansac, et de l’autre vers le château du baron, s’arrêta, ne sachant dans quelle voie il engagerait ses pas.




CHAPITRE XXV.

Retour après une longue absence. — Le chien de Gabrielle.


Pensif, sur une élévation, d’où ses regards avides embrassaient à la fois et l’un et l’autre séjour, il voyait les prairies de Lansac, théâtre paisible des jeux de son enfance ; il voyait ces bosquets où Gabrielle, dans un âge plus avancé, guettait derrière les saules son retour et l’appelait en se cachant ; il voyait ce château de Lansac, où la mère la plus tendre, le père le plus vertueux, la sœur la plus aimable, semblaient autrefois respirer pour lui seul ; il en sortit brillant de jeunesse, les mains pures, le cœur tranquille ; il en sortit accompagné de son père et baigné des larmes de sa mère et de sa sœur, et maintenant il y revient seul, accablé par ses maux, les mains couvertes de sang, le désespoir dans le cœur. Il a laissé la misérable Laurette, sa sœur jadis adorée, il l’a laissée sous le poids d’une horrible infortune, dans les terres lointaines. Il revient, et sa mère, dont les bras s’ouvrent pour le recevoir, sa mère qui se précipitera sur ses pas au premier bruit de son approche, sa mère lui dira, comme le vieillard de la montagne : qu’as-tu fait de ton père ? Oh ! comment répondre à ces paroles[illisible] terribles ? comment recevoir les embrassemens d’une mère dont on vient d’égorger l’époux, l’époux à qui l’on doit le jour ! Que la vengeance du ciel fut cruelle ! il imprima sur Caïn le signe de l’homicide, et défendit aux hommes de lui donner la mort ; sa mère verra son crime sur son front, et sa mère lui laissera le fardeau de la vie.

Aspect toujours si doux de la terre natale, lieux du premier amour et des premiers rêves, souvenirs de l’enfance, vous faites à la fois ses tourmens et son bonheur. Tantôt lieux chers et sacrés, vous charmez ses regards ; doux souvenirs ! vous consolez son cœur ; tantôt les plus affreuses images viennent se peindre sur les champs attristés, et dans son âme flétrie. Tour-à-tour il se livre au désespoir et à l’espérance ; hâte ses pas, et tout-à-coup il s’arrête. Que n’est-il encore dans les déserts de l’Arabie, pourquoi la parque ne l’a-t-elle frappé avant qu’il revît la demeure de ses ancêtres, où il n’ose porter ses pas !

Et sa mère, cette tendre mère qu’il redoute et qu’il appelle, sa mère est-elle encore vivante ? ne doit-il pas retrouver tout-à-fait solitaire et désert ce toit jadis habité par l’amour paternel et conjugal, par l’amitié filiale et fraternelle ? et où il doit aussi rentrer seul ; seul, avec ses remords et ses crimes ; odieux cortège d’un fils qui partit adoré de tous et digne de l’être ! Et Gabrielle aussi, n’est-elle pas tombée sous la faux du temps ! Cette crainte eût peut-être, nagueres, fait mourir le Croisé ; mais tout occupé, maintenant, de son père immolé, de sa sœur délaissée, du compte que lui demandera sa mère, si la trame de ses jours n’a pas été coupée ; Gabrielle est moins dans sa pensée, ou plutôt la certitude de l’existence de sa maîtresse ayant seule soutenu son courage, il ne doute point de la revoir, elle est sa vie, elle existe puisqu’il vit ; d’ailleurs, rien n’est changé sur les terres du baron, mais auprès de Lansac, il n’en est pas de même ; il a peine à reconnaître son château ; il ne peut concevoir quel est ce bâtiment immense, ces clochers, ces tours orgueilleuses ; qui donc a disposé de son bien ? a détruit ces bosquets où Gabrielle cueillait des fleurs, ces beaux arbres où les noms des deux amans, gravés sur l’écorce tendre, croissaient de jour en jour comme l’amour dans leur âme ? L’Occitanie a-t-elle été de nouveau ravagée par les Maures ; sont-ils venus de l’Afrique ou de Grenade ? ou les os des soldats d’Abdérame, semblables au serpent de Cadmus, ont-ils produit de nouveaux guerriers ? et la terre, après des siècles, a-t-elle vu les vaincus revenir à la vie et ressaisir la victoire ? Des conquérans dévastateurs, des barbares seuls, ont pu détruire ces monumens de l’amour et changer l’aspect de ces rivages enchantés… Il est vrai, Florestan, des conquérans ont assis leur camp sur tes terres usurpées : ces conquérans ce sont des moines ; ce vaste bâtiment est leur monastère ; malheureux Croisé, tu le sauras plus tard.

Il hésitait entre les deux routes. La crainte de ne plus retrouver sa mère, ou l’impossibilité de répondre à ses questions le décida ; courons, dit-il, courons, je n’ai rien à cacher à Gabrielle ; elle sait quels prestiges, quels miracles nécessitèrent mon crime ; elle est coupable comme moi ; sa voix arma cette main parricide ; sa voix consolera ce cœur désespéré ; son amour me tiendra lieu des biens que j’ai perdus, et de l’innocence qu’il m’a ravie.

Il dit ; et prend le chemin du château. Le ruisseau de la prairie murmurait à côté de lui, il s’approche pour contempler ses bords, il se baisse vers son onde pour étancher la soif de la fatigue et du trouble ; il se baisse et se voit, recule et s’écrie… est-ce moi !

Quel est ce pélerin ! disent en passant les serfs de Lansac ou du baron, après l’avoir curieusement examiné ? Florestan les reconnaît, et ils ne le reconnaissent point ; il leur paraît ressembler, pourtant, d’une manière, à quelqu’un, mais leur mémoire ne peut leur dire à qui… Faut-il s’en étonner ? Florestan se cherche lui-même : Est-ce moi ? répète-t-il douloureusement ? Il s’était déjà vu dans le cristal des eaux, mais alors, loin de Gabrielle, il sentait moins le besoin de flatter les regards pour séduire le cœur, d’arriver à l’âme par les yeux ; maintenant tout lui dit : si l’amour est le fils de la beauté, il meurt avec elle.

Vous vous souvenez de l’état de Florestan, il n’a qu’un bras ; l’autre, inutile fardeau, lui reste pour lui rappeler, par des douleurs aiguës, qu’il n’est plus à lui. Sa bouche est un peu de travers, un de ses yeux brille toujours des feux de l’amour et de la vie, mais sur son autre paupière, abaissée à jamais, un emplâtre noir remplace la lumière. La petite-vérole a creusé ses traits ; et malgré tout cela, sous cet habit de pélerin, symbole du renoncement au monde, il porte un cœur tendre qui l’appelle à prendre part aux scènes tumultueuses de la vie ; un cœur tendre, le plus grand de tous les malheurs pour qui ne peut inspirer la tendresse. Puisse-t-il concevoir, ce valeureux Croisé, qu’il faut renoncer à l’amour quand on n’a plus les moyens de plaire !

Il s’assit tristement sous un chêne, incertain de nouveau sur sa route ; il craignait les premiers regards de Gabrielle ; mais enfin l’espérance revint, le souvenir de l’amour de sa bien-aimée, de ses sermens, de sa bonté ; son propre cœur qui l’assurait, en le trompant peut-être, qu’il ne cesserait pas d’aimer une amante dépouillée de ses charmes, lui rendirent la confiance et le courage. Il se remit en marche, toujours sans être reconnu par les habitans. Il s’avançait en étranger sur ses propres foyers ; ce délaissement lui serrait le cœur, il aurait voulu pleurer, et ne trouvait point de larmes ; mais son cœur se dilate et s’épanche. Il pleure au premier signe de reconnaissance et d’amitié, car enfin il se voit reconnu et toujours aimé.

Jadis il avait fait présent à sa bien-aimée du plus fidèle des chiens ; il était toujours en tiers dans leurs entrevues. Quand Florestan devait venir, il courait au-devant de ses pas ; un jour s’écoulait-il sans le voir, il allait pendant la nuit gémir à sa porte, et restait là pour le ramener à sa maîtresse. Quand Gabrielle, depuis son départ, allait l’attendre, le chien fidèle explorait au loin les pas des voyageurs, imprimés sur la poussière. Depuis la mort de Gabrielle, il emploie sa journée à gémir dans l’église, à attendre Florestan sur la route. Il part à l’heure accoutumée, il flaire les traces des voyageurs, il les examine eux-mêmes ; revient et va s’asseoir de nouveau sur la tombe.

C’était l’heure où la lumière expire, la dernière heure de l’attente, celle où l’on n’espère plus les voyageurs en retard, celle où Gabrielle retournait sur ses pas. Le chien, fatigué de sa course infructueuse, revenait tristement ; tout-à-coup, il s’arrête sur la place où Florestan a passé, se consulte, et ses membres frémissans expriment son espérance et sa joie. Il suit cette trace, il arrive auprès du pélerin sans aboyer contre lui, malgré ses vêtemens en désordre ; il tourne tout autour, le regarde et se retire ; il flaire encore en remontant la route parcourue. Sa joie renaît, il revient, il court, il vole, il le sent enfin lui-même, plus de doute ; l’agitation de sa queue, ses sauts devant son maître, ses cris pitoyables, ses caresses multipliées, lui disent qu’il l’a reconnu ; Florestan le reconnaît aussi, s’arrête, s’assied, le chien vole sur ses genoux, Florestan le prend dans ses bras ; c’est le premier être, le seul qui l’accueille dans sa patrie ; des larmes abondantes, les larmes de la reconnaissance, de l’amitié, et celles que lui arrache le sentiment de l’abandon où il se trouve, coulent ensemble des yeux du Croisé ; tenant son chien dans ses bras, les yeux baignés des pleurs que son chien essuie, Florestan s’écrie : « Dieu cruel, vous voyez ce que je rapporte à mes amis de tout ce que je fus, et je vois, peut-être, tout ce que je retrouverai de mes amis !! »

Ils continuèrent leur route, le chien courant en avant pour annoncer le retour de son maître, et revenant à lui pour le guider. Il était déjà nuit à leur arrivée dans le bourg ; Florestan marchait vers le château, le chien, arrêté devant ses pas, aboyait, et saisissant le bout de son long vêtement, le tirait d’un autre côté. Florestan prit d’abord ses efforts pour des caresses ; mais en vain il le flattait de la main et de la voix, le chien, irrité, semblait ne plus le connaître ; il fallut se détourner, et le chien, s’éloignant aussitôt, courant en avant, s’arrêtant pour l’appeler, le caressant quand il l’avait fait venir, courant encore et l’appelant de nouveau, lui fit comprendre, enfin, qu’il devait le suivre.




CHAPITRE XXVI.

Le Croisé suivit le chien fidèle. — Florestan au tombeau de Gabrielle.


Dans un étonnement difficile à décrire, il jugea Gabrielle absente de son château ; mais pourquoi, quels malheurs auraient fondu sur elle ; dans quels lieux a-t-elle fixé son séjour ? Déjà les habitans avaient fermé leurs portes, il ne pouvait les questionner, il ne l’aurait pas osé, peut-être ; car à la direction de son chien, il commençait à s’effrayer ; le chien le conduisit sur la place du village où la lice du tournoi, les siéges élégans et le bûcher attendaient les chevaliers, les dames et les sorcières. Sur cette place l’église s’élevait, la porte en était ouverte, des lampes brillaient dans l’intérieur, elle était entourée de voiles noirs, le chien arrêté sur la porte, aboie et l’appelle ; Florestan se précipite vers lui, il entre dans l’église et revoit le chien sur les tombeaux, il le voit grattant la pierre sépulcrale avec rage, il l’entend hurler et gémir.

La foudre, se brisant à ses côtés, l’eût moins épouvanté ; d’une voix déchirante il s’écrie : Gabrielle n’est plus !

Le corps de Gabrielle reposait depuis le soir d’auparavant auprès de ses aïeux ; on l’avait déposée dans les caveaux de l’église, parée de ses plus beaux habits, la couronne de fleurs blanches sur le front, symbole de l’innocence, arrivée jusqu’au mariage ou à la mort ; Gabrielle ne voulait point que ces fleurs virginales annonçassent son trépas, elle avait dit pendant qu’on en ceignait sa tête appesantie : Florestan n’est plus sur la terre, et je vais à lui ; la mort de nos corps est l’hymen de nos âmes. Dans les caveaux une lampe était allumée et brûlait près du corps de cette merveille d’amour et de fidélité.

Florestan soulève la pierre des tombes, il descend à la lueur de la lampe funéraire ; il voit Gabrielle expirée, belle encore comme au jour du bonheur ; il se précipite sur elle, l’entoure de ses bras, pose sa tête à côté de la sienne, et sans pouvoir dire une parole, ferme les yeux et perd le sentiment.

Ainsi la tombe sert de couche à ces deux amans, et la mort est le prêtre de l’hyménée.




CHAPITRE XXVII.

Le Chevalier des Mœurs, et sa suite près de Lansac.


Cependant le chevalier des Mœurs, les cinquante chevaliers vaincus, leurs écuyers donnant du cor, ont dépassé le Rhône et la plaine fertile des rivages de la Méditerranée. Ils sont tout près du château du baron, et avec eux, les chevaliers errans, les dames des chevaliers, les gentilles pucelles en quête de protecteurs, les cent infidèles, fidèles inscrites sur le livre de voyage du chevalier des Mœurs, et leurs nobles champions armés pour soutenir ou venger leur honneur et leur gloire. Chacun ayant arrangé son voyage de manière à n’arriver que le jour du tournoi, personne ne voulant attendre dans un bourg inconnu, dénué de ressources ; ils se sont tous rencontrés dans la ville voisine ; les chevaliers font nétoyer leurs armes, les dames préparent leur parure, les écuyers s’exercent sur le cor. Le jour du tournoi, et c’est le lendemain de l’arrivée de Florestan au tombeau de Gabrielle, toute cette troupe leste et guerrière, où se trouvent réunis tout ce que la France, la Provence, l’Occitanie et les champs de Vienne et de Grenoble ont de plus belles dames et de plus braves chevaliers, s’avancera couverte d’armes brillantes ou de riches parures sur les terres du baron. En arrivant dans sa capitale les écuyers sonneront du cor, et quand les chevaliers seront sur la place où la lice est préparée, avant même que les dames soient descendues de leurs blancs palefrois, le chevalier des Mœurs proclamera Gabrielle la plus belle et la plus fidèle ; à ces mots une dame s’adressant aux juges du camp, se plaindra de la félonie du chevalier des Mœurs, et demandera le combat pour son chevalier. Ce chevalier agitera sa lance en s’écriant : Gabrielle est fidèle comme toutes les dames, je l’avoue, mais la mienne est la plus belle ; tous les chevaliers répéteront ce nouveau cri, et le tournoi commencera de suite en l’honneur de la beauté et de la fidélité des dames : ainsi l’ont décidé les belles réunies en cour d’amour.

À côté de la lice s’élève un énorme bûcher, surmonté d’une croix. Trois sorcières, parmi lesquelles se trouve la vieille qui conduisit Gabrielle au sabbat, ont été condamnées au feu. Le jour du tournoi, elles seront amenées au bûcher par le clergé et ses familiers, bannières déployées : tous les dévots se préparent pour assister à cette sainte expédition.

Le baron, avec ses écuyers et les envoyés qui lui ont annoncé la mort de sa fille, est arrivé dans l’ermitage. L’enfant du Carmel, voulant se débarrasser de ce rude croyant, lui a dit : « Allez, retournez sur vos terres, le miracle est accompli, votre fille a été ressuscitée par Élie, touché de votre foi et de mes prières. » Le baron a fait mettre le saint homme à cheval ; et comme il a dit se tenir mal en selle, on lui a lié les jambes sous le ventre du coursier ; les écuyers sont chargés de fouetter sans cesse sa monture impétueuse, et toujours trop lente, et l’on part ventre à terre, malgré ses prières et ses cris, afin d’arriver avant l’expiration des quarante-huit heures. L’ermite a beau crier que le miracle est fait, ou qu’il ne peut faire de miracles, le baron n’écoute rien, et lui jure, en galopant, que, s’il ne ressuscite sa fille, il le fera mettre à mort.

Ils arriveront également le jour du tournoi ; et ce jour, je le répète, sera le lendemain du retour de Florestan, c’est-à-dire demain, puisque Florestan vient d’arriver ce soir.




CHAPITRE XXVIII.

L’Ange. — Résurrection de Gabrielle.


Florestan n’avait pas cessé de vivre. Il était depuis quelques heures couché sans mouvement sur le cercueil de Gabrielle, quand il sentit renaître en lui le sentiment presque éteint. Une voix douce et tendre l’appelait. Long-temps il l’entendit sans démêler ni ses discours, ni concevoir pourquoi cette voix retentissait à son oreille ; mais, à mesure que son sang circulait avec moins de lenteur, la pensée renaissait dans sa tête étonnée, la mémoire dans son cœur, et la douleur dans tout son être ; enfin ces mots, ces mots consolateurs, Florestan… Florestan… Gabrielle n’est pas morte, l’éveillèrent tout-à-fait. Il se soulève, et ses regards étonnés virent à la fois Gabrielle dans un cercueil, et l’ange de la fontaine des Rêves penché sur le cercueil, et pleurant sur Gabrielle et sur lui.

Si son réveil lui eût offert seulement le spectacle de son amante dans la tombe, il eût achevé le dessein retardé par son prompt évanouissement, il eût répandu son sang sur le corps de sa bien-aimée ; ou, baissant la pierre des tombeaux, il se fût fermé toute issue, et eût attendu la mort sur le cadavre de son amante. Mais la présence de cet être arrivant toujours au moment du désespoir pour lui rendre la vie, pour le secourir ou le consoler ; ces paroles, dont la toute-puissance avait ranimé son âme, Gabrielle n’est pas morte, lui montrèrent le ciel ouvert à ses pleurs, et forcèrent la parque de renouer les fils trop tôt déchirés d’une si belle vie. Sans oser regarder l’ange de la fontaine des Rêves, car il ne doutait plus de sa divinité, il s’agenouilla, et lui dit :

« Ministre de la clémence divine, tu ne m’aurais point rendu le jour si Gabrielle ne devait le voir encore ; ta pitié serait trop barbare. Ranime cette merveille du monde, ou laisse-moi mourir !… »

L’ange interrogeait d’une main le cœur de Gabrielle, de l’autre répandait sur elle des eaux salutaires ; Florestan, agenouillé, frappait de son front la terre des tombeaux ; et le chien fidèle, ayant saisi les vêtemens de sa maîtresse, s’efforçait de la tirer du cercueil.

Le silence de l’ange épouvantait Florestan ; enfin il s’écrie : elle est sauvée ! Florestan se lève, et la voit palpiter ; il lui faut maintenant, reprit l’ange, l’air pur du ciel ; reste auprès d’elle, je vais t’envoyer du secours.

Il sortit ; Florestan, resté seul, la voyait s’animer peu à peu ; mais craignant la tardive influence de cet air du ciel, où sa vie était attachée, il voulut la sortir lui-même des tombeaux. Hélas ! il n’avait qu’un bras ! Effrayé de sa faiblesse, il se livrait au désespoir, une sueur froide baignait tous ses membres, il n’osait quitter son amie pour hâter les secours promis ; il tremblait de la trouver expirée à son retour, il tremblait de la voir expirer si elle restait plus long-temps sous ces voûtes horribles, il courait à l’entrée des souterrains, et jetait des cris de détresse ; il revenait près d’elle, et tout en cherchant à faire passer dans son cœur la chaleur de sa main, il poussait de nouveau de lamentables cris. Hélas ! ses cris s’arrêtaient autour du cercueil. Il n’y a point d’écho dans les tombes ; la mort ne redit rien.

Cependant l’ange des rêves exécutait sa promesse. Quand Florestan avait perdu tout espoir, sa peine allait finir. Des habitans du bourg arrivèrent. Ils la portèrent dans la maison la plus voisine. Tout s’éveilla, on alluma des feux dans les rues, dans les champs, sur les monts, l’expression de la joie fut sans bornes, comme la joie elle-même. Florestan, après tant de malheurs, se crut le plus heureux des mortels ; il l’était. Sa présence rendait la vie à sa bien-aimée ; elle sortait des tombeaux à sa voix, et tout un peuple, en apprenant son retour, apprenait les merveilles de sa présence, l’héroïsme de sa tendresse, et voyait, en le regardant, celui qui restituait une mère aux orphelins, une protectrice au malheur.

Une heureuse crise s’était opérée ; l’imagination de Gabrielle avait été plus malade que son corps ; quelques heures devaient lui rendre la santé, si cette profonde léthargie avait apaisé sa pensée ; le médecin l’espérait ; il ordonna des alimens succulens, défendit de lui parler de Florestan avant le retour de ses forces, et de le laisser approcher avant de l’avoir prévenue de son retour.

Il avait bien conjecturé : Gabrielle s’éveilla comme d’un long sommeil ; son sang et son imagination étaient calmes ; ses forces revinrent ; et comme elle était habillée, rien autour d’elle ne pouvait lui rappeler son séjour dans la tombe ; un subit évanouissement, lui dit-on, a obligé votre vassal à vous prodiguer ses secours, à vous recevoir chez lui ; j’ai fait, répondit-elle, j’ai fait un rêve pénible ; si j’ai parlé, j’ai dû dire bien des extravagances ; j’ai été au sabbat, j’ai vu le Démon ; il m’a parlé ; il me semble même que j’en suis morte ; heureusement il n’en est rien, et je pourrai peut-être voir Florestan, car j’ai quelqu’idée d’avoir entendu sa voix : c’est dans mon rêve sans doute ; mais les songes s’expliquent quelquefois, et je veux croire à celui-là, parce qu’il me console.

En revenant à la vie, elle retrouva donc sa raison, sans avoir rien perdu de son amour ; et le soleil, à son retour, retrouva presque brillante déjà de santé celle que ses derniers rayons avaient accompagnée jusqu’à la porte des tombeaux. Ses compagnes étaient accourues auprès d’elle ; elle était debout au milieu de leur troupe ravie, et parlait déjà de s’en retourner à pied dans son château.

Cependant Florestan avait passé la nuit en prières sur l’escalier du vassal. Il demandait ardemment à cet ange de miséricorde, son protecteur et son appui, la guérison de sa bien-aimée ; il offrait à son Dieu les restes de sa vie, pour un seul jour à passer auprès de Gabrielle sauvée ; son œil solitaire, plein de larmes, sa bouche défigurée, son bras malade, tout le spectacle de sa misère qu’il étalait avec une espèce d’ostentation devant son Dieu, semblaient lui reprocher la rigueur de sa destinée, indigne récompense d’une vie toute employée à le servir, et lui dire tout ce qu’il devait faire pour celui qui avait tout fait pour lui. Que Gabrielle vive, que je meure pour elle, et mon Dieu m’aura comblé de ses faveurs !…

Quelle fut sa joie quand il entendit son nom sortir de la bouche de son amie ! Son oreille ne perdait pas un seul mot consolateur, son cœur battait de joie, sa pensée n’était plus qu’amour et délices d’amour ; il se voyait encore dans les bosquets de Lansac avec Gabrielle toujours amante. Gabrielle était toujours Gabrielle, et Florestan était le Florestan d’autrefois.




CHAPITRE XXIX.

Le chevalier des Mœurs. — Les infidèles fidèles. — Florestan. — Gabrielle. — Coup de théâtre.


La belle ressuscitée voulait sortir de la chambre, et ne pouvait sortir sans le rencontrer. On crut devoir alors lui faire pressentir son arrivée ; on parla de la croisade et des chevaliers revenus des lieux saints, portant des nouvelles de Florestan. — Terminez ma peine, s’écria-t-elle, ne craignez rien, je m’attends à le voir, je ne sais où, ni comment ; mais sa voix m’a frappée ; s’il est arrivé, dites-le moi : il est arrivé, répondit une jeune fille, dont l’impatience ne pouvait être contenue ; il lui tardait qu’elle vît son amant, comme si le sien attendait Florestan pour paraître lui-même. Il est arrivé, lui dit-elle. Qu’il vienne, s’écria Gabrielle, en courant vers la porte les bras ouverts ; qu’il vienne ! Florestan l’entendit, et Florestan ne vint pas.

C’était le jour du tournoi, le jour de l’exécution des sorcières, le jour où devait arriver le baron avec le manteau d’Élie, le tibia d’Élisée, et le carme attaché sous le ventre de son cheval.

Le chevalier des Mœurs, les chevaliers vaincus, les écuyers donnant du cor, les dames de la chevalerie, les moines, les dévots et les bannières de l’église, les sorcières et les torches du bûcher, le baron, le carme et le tibia, les curieux et les oisifs, enfin toute la contrée s’avançaient à grands pas par les différentes avenues du bourg. Le soleil planait sur l’horison, il éclairait de toute sa lumière ce théâtre de tant d’événemens.

Ce mot, qu’il vienne ! retentit dans le cœur de Florestan, et cet amant estropié, la bouche de travers, borgne, défiguré par la petite-vérole, le visage brûlé par le soleil d’Asie ; vieilli par le malheur et la souffrance, fatigué par la route, exténué de fatigue et de besoin, perdit toutes ses forces au moment où la certitude de son bonheur frappa son oreille. Qu’il vienne ! s’écriait Gabrielle, et Florestan, appuyé contre la porte, tremblant, presque inanimé, ne peut répondre au vœu de son amante ; ô ciel ! s’écrie-t-elle, m’étais-je flattée d’une espérance vaine, faut-il l’aller attendre encore et ne pas le voir venir. Si Florestan était auprès de moi, Florestan serait dans mes bras.

Le désir de la consoler le ranime, il se relève sur ses jambes affaiblies, en se relevant il heurte contre la porte ; le bruit avertit Gabrielle, et son chien qui s’élance devant ses pas et gratte, en jetant des cris d’allégresse, l’arrache à son désespoir ; elle court, elle s’élance, elle ouvre la porte de son côté au moment où Florestan, revenu à lui, la pousse du sien ; elle ouvre, et s’écrie : est-ce toi, cher amant ! C’est moi, chère amie, répond le Croisé ; la porte est ouverte et Florestan lui apparaît, un bras tendu vers elle, un œil plein d’un amour noyé dans les larmes, et l’autre œil et l’autre bras faits comme vous savez.

Gabrielle s’était précipitée vers lui, le regard curieux de cette tendre amante l’a investi tout entier ; et cette merveille du siècle, ce modèle de constance et d’amour s’arrête tout-à-coup, recule, ferme ses bras, cache sa tête dans ses mains, et s’écrie : Ah ! le monstre !!!

Il est vrai, répondit Florestan, poursuivi par ses remords ; il est vrai, je suis un monstre ; j’ai obéi à ta voix toute-puissante, j’ai versé le sang de mon père ; mais tu conduisais mon bras… tu l’as voulu. Quoi ! répliqua Gabrielle, en essayant de le regarder, et détournant aussitôt la vue ; vous osez paraître devant moi couvert du sang paternel, et vous vous dites Florestan ! Florestan était le plus tendre des fils comme le plus beau des mortels ; ce n’est pas lui que je vois, j’irai, j’irai de nouveau l’attendre ; je l’attendrai toute ma vie, dût-il n’arriver jamais.

Ces mots affreux le foudroyèrent, il frémit, il frappa de ses pieds désespérés la terre indignée, et se jetant aux genoux de la cruelle, il lui dit :

Gabrielle ! si tes yeux me méconnaissent, ton cœur ne m’a-t-il pas deviné ; pour moi, je t’ai vue partout où la gloire, la religion ou le malheur ont conduit mes pas. Jamais mes regards n’ont cherché, jamais ma pensée ne m’a rappelé, jamais mon cœur n’a désiré d’autre que toi. J’ai cueilli les lauriers de la victoire, les palmes de la foi ; j’ai subi toutes les misères de la vie pour te plaire ; et quand je reviens, après avoir tout perdu, afin de te retrouver ; après avoir tout immolé devant mon amour ; tu me repousses et me rejettes ! Je ne suis pas Florestan ! Et qui donc aura mon cœur ?… Tu me méconnais et je vis encore ; et moi, dans l’horreur des tombeaux où naguères tu dormais du sommeil éternel, je t’ai reconnue au milieu des ossemens de tes ancêtres ; je n’ai pas craint le trépas, je t’ai suivie parmi les morts ; et toi, tu me fuis dans cette vie que tu dois à mon amour et à mes prières. Ah ! Gabrielle… peux-tu me repousser ! Je suis malheureux, le plus malheureux des hommes !

Il eût parlé plus long-temps encore, sans obtenir de réponse, s’il n’eût prononcé les mots de tombeaux et de morts ; ces noms lui rappelèrent des événemens échappés à sa mémoire. Gabrielle a plus aimé Florestan qu’elle n’en fut aimée, répondit-elle ; quels lieux n’ont pas gémi de ma douleur ; quels chevaliers de l’Occitanie ou de la France ne l’ont pas célébrée ; quelles dames l’ignorent ? Vous êtes descendu pour moi dans les tombeaux, mais avant vous j’y descendis pour Florestan ; ma mort ne vous a point ôté la vie, et le doute de son trépas m’avait donné la mort. De quoi vous plaignez-vous ? Où est ce Florestan que j’adorai, que j’aime toujours, que j’allais attendre sans espérance de le revoir, que je veux aller attendre encore ; qu’il vienne et je suis à lui. J’aimais et sa douce voix, et son doux sourire, et ses yeux charmans, et son cœur vertueux : cette voix tendre, ce doux sourire, ces beaux yeux, ce cœur noble et vertueux, c’est là Florestan. Je vous vois, mais je ne vois rien de lui. Je suis moi, la Gabrielle d’autrefois. Florestan, à son retour, retrouvera cette amante qu’il a quittée. Que le ciel me rende l’amant que j’ai perdu, il me retrouvera avec tout mon amour.

Elle dit, et s’élance vers l’escalier, le descend précipitamment ; elle court, et Florestan la suit ; elle arrive sur la place, Florestan l’atteint, l’arrête, se jette encore à ses pieds, et la supplie de ne pas le fuir.

Non, non, s’écrie-t-elle en se débattant ; laissez-moi, vous n’êtes pas le Florestan que j’aimais ; vous m’inspirez de la compassion et non pas de l’amour. Laissez-moi

Cependant, les prêtres, les moines, les dévots, les torches, étaient arrivés sur la place, et les sorcières étaient déjà liées sur le bûcher.

Le baron, avec son carme, attaché sur le cheval, et les reliques d’Élie et d’Élisée, accourait au galop ; ils étaient arrivés.

Les dames fidèles étaient placées sur les échafauds, ou assises encore sur leurs palefrois, prêtes à en descendre.

Cinquante écuyers, donnant du cor, avaient parcouru tout le village en sonnant des fanfares, et débouchaient sur la place, suivis du chevalier des Mœurs et des cinquante chevaliers vaincus ; ils étaient précisément arrivés au lieu même où Gabrielle s’écriait, en repoussant Florestan, et s’échappant de ses mains suppliantes :

« Vous m’inspirez de la compassion et non pas de l’amour ! Laissez-moi. » À peine eut-elle dit ces paroles, les cors sonnèrent pour la dernière fois, et le chevalier des Mœurs s’écria, d’une voix mâle et retentissante :

Gabrielle est la plus belle et la plus fidèle ; Florestan règne toujours sur son cœur ; Heureux ou malheureux, il sera toujours son bien-aimé !!…

Alors Gabrielle se souvint du beau chevalier, de son opinion sur le compte des dames, de la punition qu’elle lui avait infligée ; et la honte qu’elle en éprouva lui fit regretter de n’être pas encore dans les tombeaux. Du moins, si elle avait pu s’enfuir, mais la foule était immense ; toute issue était fermée à ses pas.

Après que le chevalier des Mœurs eut prononcé les paroles prescrites, un chevalier, obéissant à l’arrêt de la cour d’amour, agita sa lance et s’écria, tous les chevaliers répétèrent après lui :

« Gabrielle est fidèle comme une autre, mais ma dame est la plus belle. Je demande le combat. »

La confusion de Gabrielle en augmenta. Beau chevalier, dit-elle au chevalier des Mœurs, faites-moi donner un cheval. Un écuyer descendit aussitôt du sien, Gabrielle y monta, et s’enfuit à bride abattue. Le chevalier des Mœurs galope après elle, les cinquante chevaliers qui viennent de confesser sa fidélité, si bien démentie par elle-même, et curieux de mieux connaître cette belle célèbre, courent après le chevalier des Mœurs ; les écuyers courent après leurs maîtres ; les dames craignant de perdre leurs amans courent après les écuyers et les chevaliers ; en sorte que la moitié de cette foule chevaleresque part aussi vite qu’elle est arrivée ; l’autre moitié critique ou justifie tumultueusement la conduite de Gabrielle. Les hommes la jugent trop cruelle et contraire aux procédés d’usage : les prudes, car il y en avait au tournoi, (où n’y en a-t-il pas ?) disaient tout haut qu’il fallait jeter l’ingrate sur le bûcher des sorcières ; et les autres dames voulant examiner l’affaire, accouraient autour du délaissé, le regardaient un moment, et revenaient en disant tout bas :

Il est bien laid !…

Pendant ce temps, les dévots entouraient le bûcher, en chantant des hymnes à la gloire du père et du fils ; les prêtres soufflaient le feu ; les sorcières brûlaient en jetant de hauts cris. Le baron, ayant vu sa fille ressuscitée, avait fait délier le carme, et lui attribuant cette résurrection, avait fait mettre ses vassaux à genoux, s’y était mis lui-même, et criait miracle de toutes ses forces ; les dévots, les moines et les prêtres, répondirent à tue-tête, miracle ! miracle ! et ce fut pendant tous ces cris de miracle que les sorcières furent brûlées ; que les cors des écuyers annoncèrent l’ouverture du tournoi ; que le hautbois du village fit danser les jeunes fillettes, et que le baron fit fustiger une vingtaine de vilains, pères de ces fillettes, lesquels avaient osé dire que le carme, ni le tibia, n’avaient pu ressusciter leur maîtresse qui n’était pas morte.

Ainsi, sur la même place, on voyait un miracle, un autodafé, un tournoi, un baron et ses esclaves aux genoux d’un carme, des danses sous l’ormeau, et des serfs bâtonnés par ordre du maître : c’était le bon temps.




CHAPITRE XXX.

Suite. — L’Ange. — Consolation.


Tous les regards ne cherchaient point Gabrielle, sa fuite n’avait point calmé la jalousie des dames ; leur jalousie avait changé d’objet.

Une inconnue, unissant la pureté des formes à la douceur des traits, l’élégance à la noblesse, l’abandon à la modestie, telle que serait un être formé des perfections de Pallas, de Vénus et de ses compagnes, et dont la beauté serait l’ouvrage de la seule nature ; la grâce, la fille de la bonté, et la sagesse le fruit du malheur, venait de paraître. Elle avait parcouru la brillante assemblée, ayant toujours un sourire de bienveillance sur la bouche, la rougeur sur le front, une pensée dans le regard. Elle guidait les pas d’un vieillard privé de la lumière ; mais les yeux inquiets de son guide examinant sa route avec plus de soin que ne l’eussent pu faire jadis ses yeux favorisés du jour, détournaient ses pas des plus petits obstacles. À les voir ensemble, on aurait dit la misère humaine appuyée sur la providence.

À son aspect, un murmure approbateur s’était élevé dans la noble assemblée. Jamais une femme n’est belle comme lorsqu’elle est secourable. La parure qui ajoute à ses charmes, l’illusion de la fortune et les prestiges de l’art, la danse qui les développe et leur donne de l’élégance et de la grâce, ne l’embellissent point comme la bienfaisance. Cette romaine, nourrissant de son lait son vieux père dans les fers, Antigone, seul appui d’Œdipe proscrit, et luttant avec lui contre la malédiction du ciel et l’ingratitude de ses fils, présentent l’union de la vertu la plus noble à la beauté la plus ravissante. N’eussent-elles pas été belles en sortant des mains de la nature, l’exercice de la plus noble vertu les eût élevées au-dessus des belles ; la beauté morale se serait empreinte sur leurs traits, et leur eût donné tous les charmes.

L’inconnue exerçait le double pouvoir donné à la femme d’enchanter les regards et d’enchaîner les cœurs ; elle marchait en souveraine au milieu de sujets volontaires qui demandaient à la servir. Elle aperçut Florestan, abandonné par l’ingrate Gabrielle ; elle entendit les dames dire : Il est bien laid ! et ne put s’empêcher de leur répondre : Il est bien malheureux !…

Aussitôt elle dirigea ses pas vers lui, le prit dans ses bras et lui dit : « Florestan… Ta douleur est indigne de toi. L’homme ne doit pleurer que de ses fautes : on t’abandonne, que perds-tu ? L’illusion vaine. Gémit-on à son réveil du rêve flatteur évanoui ? Subis la vie ; elle n’est aussi qu’un rêve, et c’est à notre pensée à l’embellir ; elle peut tout ; il n’y a rien de sûr pour nous, que nous-mêmes. Mets ton bonheur dans l’accomplissement de tes devoirs, et laisse faire aux autres ; nul ne pourra le troubler. Il vaut mieux avoir été trompé que de l’être encore : on est plus heureux d’avoir fait des ingrats que d’être ingrat soi-même. Florestan, tu dois le savoir ! tu fus ingrat aussi : ceux que tu dédaignas te plaignirent, oublièrent et pardonnèrent ; et toi, tu n’as pu ni oublier, ni te pardonner : ta punition est avec toi. »

Aux doux sons de cette voix tendre, à ces caresses inattendues, Florestan sortit de l’abattement du désespoir ; il retrouva sa raison, sa pensée et du courage ; il fut comme délivré tout-à-coup d’un immense fardeau dont le poids l’écrasait. Oh ! quel est le pouvoir d’une parole consolante ? c’est la source dans les sables du désert ; la cloche de l’hospice au milieu des neiges éternelles ; c’est, pendant le naufrage, la planche flottante sur les mers. Il parut à Florestan que tous les liens déchirés, qui avaient cessé de l’unir à l’humanité, venaient de se renouer.

La foule accourue autour de lui, la splendeur de ce jour de fête, le nombre inattendu et la richesse des témoins de sa misère profonde, la fausse honte d’avoir été trompé, comme si l’on devait rougir du crime d’autrui ; tout avait contribué à son abattement, mais la présence de tant de spectateurs de sa faiblesse lui donna peut-être, quand il se vit soutenu, plus de résolution et de force. Le coup avait été violent, la réaction en fut d’autant plus vive. N’étant pas mort de sa défaite, il devait ressaisir la victoire en se relevant ; il se releva, résolu de vaincre ; il avait déjà triomphé, en osant croire à son triomphe.

Jusque-là il avait baissé la tête pour ne pas voir ceux dont il eût désiré n’être pas vu. Tout-à-coup, rougissant de sa faiblesse, fier d’un malheur non mérité ; glorieux des blessures, preuves de sa vaillance ; de ses vêtemens en lambeaux, trophées de l’honneur ; il jeta sur cette brillante assemblée un regard assuré, et le ramenant aussitôt sur lui-même et sur son consolateur, il se vit dans les bras de l’Ange de la fontaine des Rêves.

Comment dépeindre son ravissement, son émotion, ses transports ! C’est encore cet être miraculeux ; c’est toujours lui qui l’arrache au désespoir, qui le guide à travers les orages, ou le relève quand l’orage l’a terrassé. L’amitié de cet être bienfaisant augmente avec l’infortune de son protégé. Sur les terres de Lafont, sous la grotte des Rêves, il lui apparaît seulement ; sur les hautes montagnes, il le conduit par la main ; dans les tombeaux, il le rappelle à la vie. Quand son amante l’abandonne, il accourt le presser dans ses bras ; et les caresses qu’il lui prodigue, quand il se croit un objet de mépris et de haine, lui disent qu’il est encore aimé.

Florestan cherchait la parole, et la parole se refusait à sa reconnaissance. L’inconnue comprit ce silence ; Florestan, lui dit-elle, je mets un prix à mon amitié ; sois heureux, tu le peux encore, tu n’es pas seul sur la terre ; pardonne à l’ingrate, non pas de n’avoir plus d’amour, tu ne peux en inspirer, il est tout dans les yeux ; ce qui déplaît à la vue est repoussé par l’amour ; mais pardonne-lui de t’avoir pu quitter, amoureux toi-même, et surtout malheureux ; elle devait feindre, peut-être, ce qu’elle ne sentait plus, jusqu’à ce qu’elle eut consolé ton infortune et préparé ton cœur à la lumière de la vérité. Elle a fui, mais je te reste ; je reviendrai près de toi dans les jours d’orage, quand l’épreuve à laquelle te condamne un être au-dessus de moi, sera terminée ; je te consacrerai tous mes soins.

Alors, elle regarde autour d’elle, aperçoit une jeune fille de Lansac, l’appelle, et lui remettant son protégé :

« Émilie, belle Émilie, ton cœur est aussi généreux que tes traits sont aimables. Ton père est serf, mais la noblesse de son âme m’est connue ; il est pauvre, mais il est bienfaisant, il suffit. Il servira son maître malheureux ; c’est là le beau Florestan, c’est ton seigneur, ce guerrier troubadour dont on t’a parlé dans ton enfance, dont tu chantes les romances, je le confie à ta pitié ; adieu belle Émilie, adieu noble Croisé. »

Elle dit ; le vieillard était déjà monté sur un char traîné par de vigoureux coursiers ; elle monte à ses côtés, la foule s’écarte, et le char vole.




CHAPITRE XXXI.

Comment le Croisé est reçu dans son château.


Les hommes sont vicieux, mais l’homme est moral ; une grande réunion juge sainement, et l’expression du sentiment général est toujours noble, quoique chacun, en particulier, se fût aussi mal conduit, peut-être, que celui dont la conduite est désapprouvée. Dès que l’inconnue eut témoigné à Florestan sa compassion et sa tendresse, un cri d’indignation s’éleva contre Gabrielle. Quand l’ange s’éloigna, les acclamations universelles célébrèrent sa bonté, et beaucoup de personnes, jusque-là dédaigneuses, s’empressèrent autour de Florestan : elles se disputaient la gloire de consoler son malheur, et de le recevoir à l’abri de leurs foyers. Florestan n’accepta que les soins de la belle Émilie, belle et pauvre, mais choisie par son ange, et dès-lors à ses yeux la plus digne protectrice de son infortune. Les habitans de Lansac, reconnaissant enfin leur seigneur, retrouvant ce bon Florestan, qui jamais n’avait ajouté le poids d’une dure parole au poids de leurs chaînes, se jetèrent à ses genoux, et lui protestèrent de leur entier dévoûment. Ainsi le Croisé, seul tout-à-l’heure, et repoussé d’une manière aussi barbare par l’objet de tant d’amour, se vit bientôt entouré d’une foule compâtissante et dévouée.

Il quitta, soutenu par le bras de la belle Émilie, consolé par ses douces paroles, il quitta les terres du baron, et s’avança, suivi de ses vassaux, de ses serfs, ou plutôt de ses amis, vers Lansac et le château de ses pères. Émilie ne lui parla point de sa mère, ce silence lui dit assez que sa mère n’était plus ; et à l’approche de ce château, où il avait vécu entouré de tout ce qui fait aimer la vie, et où il allait rentrer seul, pour y vivre seul, ses jambes tremblantes refusèrent de le servir. Enfin, appuyé sur Émilie et sur le père de cette fille, acceptant le glorieux patronage dont l’ange l’avait trouvé le plus digne, il arrive jusques près du pont du château.

Les portes étaient fermées ; l’on apercevait sur les remparts des bannières flottantes, et l’on entendait des chants d’église.

Quel est, dit Florestan, quel est ce spectacle inaccoutumé ? pourquoi des bannières sur les remparts ? pourquoi ces portes fermées ? La nouvelle de mon retour est venue jusqu’ici, et nul n’a dû pénétrer pendant mon absence dans le château de mes pères : frappons ; ils frappent.

Les chants cessèrent, les bannières s’approchèrent des remparts, des moines se mirent aux créneaux ; on les voyait sur deux ou trois rangs crier, qui va là ?… Le plus près des ponts s’adressant aux serfs, les gourmanda sur leur hardiesse.

Ouvrez, répondit le père d’Émilie, ouvrez ; votre seigneur et le nôtre, arrive de la terre sainte, et revient prendre possession de son château. Nous n’avons, répondit le moine, de seigneur que le comte de Lansac, et nous sommes en prières pour obtenir son retour. Esclave, vois ces saintes bannières, ces croix miraculeuses, ces reliques sacrées, nous les promenons dévotement sur les remparts pour fléchir le doux Jésus et son bien-aimé le bon apôtre saint Pierre, le voyageur apostolique. Dans ces croix il y a des morceaux de la vraie croix ; ces reliques sont celles de Jonas, qui fut vomi par la baleine quand on le croyait disparu pour toujours. Sur ces bannières, on voit la Vierge immaculée et son divin fils, et le chaste Joseph, revenant de la terre d’Égypte ; elles nous obtiendront, jointes à nos cantiques, le retour de notre tant désiré seigneur, et nous continuerons une fois le mois ce saint exercice, jusqu’à ce que le comte soit revenu.

Eh bien ! saints pères, répondit le serf, remerciez le doux Jésus et l’apôtre voyageur et la Vierge immaculée. Le bon Dieu, touché de vos prières, a ramené votre seigneur, il est arrivé. Il est là, il frappe à sa porte, et sa porte ne s’ouvre pas. Mon doux Jésus, s’écria le père, sainte mère de mon Dieu, soyez bénis ! notre seigneur est de retour ; paraissez, monseigneur, montrez-vous à nos frères impatiens de vous contempler.

Me voilà, dit Florestan, me voilà ; votre zèle me touche, et je saurai le reconnaître. — Ah ! satan, s’écria le moine, vade retro ! vil imposteur, retire-toi : comment canaille, vous osez soutenir la fraude, et nous présenter ce pélerin vagabond comme votre seigneur !… Ce n’est ni le comte, ni la comtesse, ni le beau Florestan, leur héritier, ni l’aimable Laurette. Hélas ! tous les quatre nous quittèrent, malgré nos pleurs, et sont en pélerinage dans les champs de Solyme !…

Ici le moine versa d’abondantes larmes… Esclaves, ajouta-t-il impérieusement, repoussez ce vagabond, ou je vous excommunie au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…




CHAPITRE XXXII.

Les Serfs assiégent les Moines. — Florestan excommunié.


Les serfs, touchés de l’affront fait à leur maître malheureux, excités par le père d’Émilie, coururent aux armes, frappèrent, ébranlèrent les portes à grands coups de béliers, lancèrent des traits sur les remparts, et le siége commençait avec vigueur.

Tout-à-coup les portes s’ouvrent et offrent aux regards des assiégeans tous les moines rangés en bataille à l’entrée du château, autour des saintes bannières, des croix et des reliques. En tête de la horde sacrée, le plus grand des pères tient le Saint-Sacrement ; la clochette sonne, il élève le corps du Sauveur ; marche aux serfs, Dieu dans ses mains ; le présente à leurs coups, et les serfs, abandonnant leurs armes, se précipitent à ses pieds, consternés et muets d’effroi ; quand le moine les voit dans la poussière, il excommunie l’imposteur qui se dit comte de Lansac et tous ceux qui le reconnaîtront pour tel, et les voue à l’enfer. À ces mots, les serfs se relèvent épouvantés, fuient, se dispersent, disparaissent. Florestan reste seul, seul avec la bonne Émilie ; les portes se referment, les moines remontent sur les remparts avec les croix, les bannières, les reliques ; et Florestan, chassé de son château, excommunié, maudit, abandonné de tous, entend les prières que les moines adressent au Ciel pour obtenir son retour du doux Jésus et de la Vierge immaculée.

Tant de malheurs l’étonnèrent sans l’abattre ; depuis l’ingratitude de Gabrielle, il s’attendait à tout. Émilie le conduisit chez elle pendant l’obscurité de la nuit. Si les serfs avaient su que cette cabane renfermait leur seigneur excommunié ; Émilie, son père et leur cabane seraient devenus des objets d’horreur ; tel était l’empire de la superstition, qu’Émilie, elle même, servait son prisonnier sans oser toucher à rien de ce qu’il avait touché ; ses restes étaient jetés aux chiens, et l’on passait par le feu les assiettes dont il s’était servi. Le banc où il s’asseyait, le grabat où il couchait, furent destinés aux flammes. Il mangea quelque temps le pain de ces misérables serfs ; ils s’en privaient pour lui. La faim se peignait déjà sur leurs pâles figures, il ne se doutait pas encore de leur détresse ; il s’en aperçut enfin, et résolut de les délivrer du poids de son infortune.

D’ailleurs, il méditait un grand projet. Quoi ! se disait-il, c’est pour ces scélérats que j’ai versé le sang humain ! Ils m’avaient persuadé que Dieu voulait le massacre des infidèles et des excommuniés ; et je suis excommunié moi-même, après n’avoir que trop bien exécuté leurs ordres sanguinaires ! J’entrevois maintenant la vérité, je connais toute la vertu de mon malheureux père ; Dieu n’est dans leurs mains qu’un instrument ; les hommes qu’une matière vile qu’ils pétrissent au gré de leurs passions. Ils maudissent les peuples étrangers, parce qu’ils leur refusent le tribut, ils excommunient les hérétiques pour s’emparer de leurs biens ; ils m’ont excommunié pour m’enlever mon patrimoine ; ils m’ont rendu barbare, sanguinaire, parricide, ils m’ont fait commettre tous les crimes au nom de Dieu ; mais ce Dieu dont ils m’ont déguisé la voix, ce Dieu de justice qu’ils déshonorent et calomnient, parle aujourd’hui lui-même à mon cœur, et me dit : Extermine ces sacriléges qui m’osent offrir le sang humain, dans lequel ils se baignent ; purge la terre de ses ennemis et des miens.

Avant de mettre son projet à exécution ; il somma les moines de sortir de son château et de ses terres, d’abandonner ce monastère somptueux qu’ils avaient forcé ses vassaux à construire ; les moines répondirent que le comte de Lansac leur avait permis de faire bâtir cet édifice par un acte en bonne forme, qu’ils exhiberaient quand il en serait temps ; qu’ils étaient propriétaires de tous ses biens, s’il ne revenait les réclamer, lui ou son fils, ou sa fille ; que celui qui leur faisait parler, n’était ni le comte, ni Florestan, puisque Gabrielle elle-même, sa prétendue, n’avait pas voulu le reconnaître ; et enfin, par accommodement, ils lui proposèrent de lui céder au Ciel, par acte authentique, une étendue égale aux terres qu’il prétendait lui appartenir. Cette dernière proposition, toute avantageuse qu’elle était, ne convint point à Florestan, et il résolut de se venger.




CHAPITRE XXXIII.

Florestan réformateur.


Les frontières du Languedoc, de la Catalogne et de l’Arragon, étaient occupées par des bandes qui, comme les Suisses depuis, vendaient leur sang et leurs services à quiconque voulait les payer. Florestan était pauvre, mais les églises et les couvens étaient riches ; il jura l’extermination des prêtres pour lesquels il avait exterminé tant de misérables. Il appela ces terribles auxiliaires, et, à leur tête, il saccagea les églises et les monastères, et, de leurs trésors ou de leurs récoltes, paya l’ardeur avide de sa troupe. Ce n’était pas assez ; joignant le glaive de la parole à celui des guerriers, il prêchait, le sabre à la main, contre les ecclésiastiques, il dévoilait leur avarice, leurs débordemens, leurs fraudes pieuses. Il invoquait Dieu, les prophètes et les évangiles : il montrait, il lisait au peuple le livre et la page où l’affranchissement du genre humain est prononcé, où les tyrans et les persécuteurs sont maudits, et puisait ainsi les armes de la liberté dans le même arsenal où ses ennemis prenaient les chaînes de l’esclavage.

Les seigneurs, toujours avides de pillages, imitèrent son exemple ; ils dévastèrent les églises. Les peuples étonnés prêtaient l’oreille à ses discours, et s’éveillaient aux accens de sa voix flatteuse. Le danger devenait imminent pour les prêtres, mais les prêtres veillaient ! La ruine, le pillage des églises ne les épouvantaient guères. Autant de vols faits aux ecclésiastiques, autant pour les ecclésiastiques de conquêtes sur leurs ennemis. Les seigneurs finissaient toujours par leur restituer, et au-delà, ce qu’ils leur avaient pris. D’une main ils renversaient ou dépouillaient de vieux temples, de l’autre ils en élevaient de magnifiques et les dotaient richement. Ils étaient pillards et dévastateurs par instinct, et fondateurs par crainte et ostentation ; c’est ainsi qu’on nommait les grands qui fondaient des églises nouvelles, et faisaient de sacriléges offrandes à Dieu, des biens qu’ils avaient ravis au pauvre peuple[155]. Le peuple était en définitif le seul pillé ; l’Église recevait toujours, de la main des seigneurs, et les vols faits à l’Église et les vols faits aux citoyens, aux laboureurs, aux bourgeois ; aussi l’histoire de France, remplie des plaintes perpétuelles du clergé contre les exactions et les pillages de la noblesse, nous le présente toujours plus riche et plus puissant.

Cette guerre faite à ses biens ne l’effrayait donc point : il savait que les jours de la restitution arriveraient ; mais ce qui l’effrayait, c’étaient les prédications de Florestan. Déjà plusieurs fois attaquée par de semblables déclamations, elle en connaissait le danger, elle ne craignait pas les voleurs, mais la lumière. Déjà s’étaient élevés nombre d’hérétiques. L’an 1000, pour ne pas remonter plus haut, un paysan[156] brisait les images, soutenait que les prophètes n’avaient pas toujours dit de bonnes choses, et criait contre la dîme ; le peuple le regardait comme un envoyé du ciel. En 1017, le sage roi Robert[157], à la suite d’un concile, avait fait brûler dans Orléans, treize hérétiques imbus des mêmes principes : cet exemple fut imité partout, et particulièrement dans Toulouse, ville espagnole, quant au zèle catholique. En 1050, le savant Berenger attaqua la présence réelle, et tant de disciples le suivaient, qu’on le surnomma le Magicien. Les conciles, les censures ecclésiastiques, et surtout l’épée et la justice, assoupirent ces querelles ; mais les Albigeois conservaient le dépôt de la foi chrétienne ; les jours de la réforme allaient commencer peut-être ; les croisades arrêtèrent l’essor de l’esprit humain.

Les moines de Lansac auraient pu désarmer Florestan, en lui restituant ses terres ; mais restituer est toujours pénible, et l’Église ne doit jamais revenir sur ses pas ; ils décidèrent donc de se défaire de lui par tous les moyens possibles. Florestan, de son côté, leur faisait une rude guerre ; et sa qualité de Croisé l’eût bien servi, s’ils n’eussent affirmé toujours qu’il n’était qu’un imposteur. L’armée innombrable des dévots allait répétant leurs calomnies, et persuadait presqu’à ceux même qui le reconnaissaient qu’il n’était pas lui.




CHAPITRE XXXIV.

Le véritable Christianisme.


Un soir sa troupe fatiguée se reposait auprès d’une source, et lui s’étant écarté pour rêver à ses malheurs, vit venir un misérable dont la voix suppliante lui demanda l’aumône d’un morceau de pain ; sa faim était pressante, il mourait de besoin ; Florestan portait toujours avec lui des provisions pour plusieurs jours ; il détache son bissac et dit au misérable de choisir ; il choisit et rend le bissac ; Florestan se souvient que son chien l’accompagne ; il l’appelle et lui jette un morceau de pain laissé par le mendiant, le chien le mange, tombe et meurt ; fatale destinée ! mais dont se fût réjoui cet ami fidèle, s’il eût pu connaître que sa mort sauvait la vie à son maître.

Le Croisé reconnaissant les effets du poison, courut après le pauvre. Il allait l’atteindre au moment où il se réfugia dans un château. Florestan descendit de cheval, entra le glaive à la main, chercha le pauvre, le découvrit dans une pièce obscure et leva le fer pour l’immoler ; une main l’arrête, une douce voix lui dit : Florestan, je te demande sa vie… C’est un moine ! répond-il, ne le vois-tu pas ? je viens de le reconnaître. — N’importe, lui répond la voix… C’est un empoisonneur, réplique Florestan ; en disant ces mots il regarde la main qui l’arrête, et voit l’Ange de la Fontaine des Rêves ; il veut tomber à ses pieds, et l’Ange a déjà disparu dans l’obscurité.

Florestan se tourna vers le moine tremblant ; l’Ange le veut, lui dit-il, je te donne la vie, mais évite mes pas. Le moine embrassa ses genoux et protesta de sa reconnaissance. Va-t-en, lui répondit le Croisé, tu es moine, je n’attends rien de toi.

Arrête, moine ! s’écrie une voix inconnue ; arrête Florestan !… Le moine et Florestan s’arrêtent. — Te souviens-tu, malheureux guerrier, reprit la voix, te souviens-tu des crimes commis par toi-même pour la cause du ciel ; tu n’empoisonnas personne, mais tu massacras la mère et l’enfant ; ce moine a, comme toi, voulu servir le ciel. — Je déteste, répondit Florestan, mes erreurs et mes crimes, je les expie par le repentir et la punition de ceux qui me trompèrent. Dieu n’a pas mis en mon pouvoir d’autre réparation ; je ne puis rendre la vie à mes victimes, mais, du moins, je fus criminel sans espoir de salaire. Mon âme était séduite et non corrompue. Ce moine m’empoisonne pour s’emparer de mes biens. — Il est vrai, répondit-on, et ce moine a mérité la mort de tout autre que de toi. Écoute, et réponds : pourquoi fais-tu la guerre aux prêtres ? pourquoi ravages-tu les biens de l’Église ?… Ces biens sont mal acquis, dis-tu ; qui t’a constitué juge ? Es-tu dans l’État une puissance chargée de l’exécution des lois ? Les prêtres sont des fourbes, des sacriléges, des méchans ! Pourrais-tu me nommer un ordre, une aggrégation, une réunion d’hommes où il n’y ait ni méchans, ni fourbes ? Certes, les mauvais prêtres sont communs, mais les hommes vertueux sont rares ; on porte partout ses vices et ses erreurs, tel se voue aux autels, qui a le cœur d’un assassin ; dépose-t-il son poignard ? Non, il le couvre de la robe de lin, symbole d’innocence ; hélas ! on ne change point de cœur comme d’état ; pour le malhonnête homme, le serment d’être vertueux n’est donc qu’une promesse d’hypocrisie, ainsi, tu vois dans les vices des prêtres les vices de l’homme, et dans leurs crimes, les crimes du coupable, et non ceux de toute une société formée pour donner l’exemple de toutes les vertus.

Expliquer aux mortels la divine morale de Jésus, la faire aimer ; prouver la vérité de sa doctrine par une sainte vie, renoncer aux plaisirs du monde pour se donner tout entier au service des malheureux, rester avec celui que tout abandonne, et ne garder ainsi de la vie que ce qu’elle a de pénible pour soi-même et d’utile aux autres ; y a-t-il rien sur la terre de plus magnanime et de plus digne de nos respects ? Tels sont les devoirs des prêtres, beaucoup y sont fidèles ; l’Église chrétienne offre une multitude de lévites dignes ministres de la religion du Christ ; les crimes de ceux qui la déshonorent ne t’autorisent point à te rendre criminel. Des moines détiennent ton héritage ! Il est des lois, invoque-les ; si tu succombes, sache te soumettre, et ne perds pas aux yeux des hommes et du ciel le mérite d’une infortune non méritée. Tu veux rétablir le christianisme dans toute sa pureté primitive, et tu prêches les peuples le sabre à la main ! Laisse à l’erreur l’appui du glaive, la vérité ne fait point de croisades, le christianisme désavoue la force. Tu te dis meilleur chrétien que tes ennemis ; si tu l’es, tu le prouveras. Le moine est là sans doute, n’as-tu rien à lui dire ?

— Oh ! s’écria Florestan, quelle voix divine vient de se faire entendre ? De quelle nuit profonde elle a fait jaillir la lumière ! Errant d’erreur en erreur, de crime en crime, j’ai tantôt couvert l’autel du sang demandé par les prêtres, et tantôt je l’ai baigné du sang des prêtres eux-mêmes ; et c’est au nom du Ciel que leurs passions ou les miennes, m’ont fait violer les ordres du Ciel. Je suis chrétien, aujourd’hui seulement ; je le suis et je veux l’être ! Je quitte les armes, je renonce à la vengeance la plus légitime peut-être, et je jure de restituer, si je le puis jamais, ce que les miens et moi avons enlevé des mains de nos ennemis ; et toi, mon père, toi que mon bras égaré frappa sans te connaître, toi, qui m’entends du haut des cieux où ta vertu t’a placé ; chrétien sans fanatisme et sans erreur, philosophe sans préjugés, aujourd’hui seulement, je mérite le nom de ton fils ! Je ne suis plus moi ; je suis toi-même ; tes vertus m’éclairent et m’animent ; accepte le sacrifice de ma haine ; et rends-moi ton amour ! Tu vois cet empoisonneur, en reconnaissance de l’aumône accordée à sa misère, il a voulu m’arracher la vie ; eh bien ! j’oublierai son ingratitude, et déjà j’ai oublié ma colère ; ami, dit-il au moine, en lui tendant les bras : Jésus-Christ, votre maître et le mien, a dit : Aimez ceux qui vous haïssent, pardonnez à ceux qui vous persécutent ; mon père m’apprit ces paroles divines ; au nom de mon père et du Christ, je vous pardonne et je vous aime ; au nom du Christ, pardonnez-moi le mal que vous avez voulu me faire, et tâchez de ne pas me haïr… Il dit, et serre le moine dans ses bras. — Oui, répondit la voix, oui, Florestan, ton père te pardonne, ton épreuve est finie, ta vertu sort victorieuse de la lutte ; ton père a retrouvé son fils, tu retrouves un père… Ange du Ciel, mon Antigone ! viens me conduire dans ses bras…

Les portes du château s’ouvraient, les serviteurs accouraient avec des flambeaux ; l’ange des Rêves, conduisant le vieillard des montagnes, s’avançait ; mais le moine avait donné un coup de sifflet, une troupe armée s’était précipitée dans le château ; Florestan et le moine furent enlevés tout-à-coup.

Je l’ai trop long-temps abandonné à lui-même, dit le vieillard ; excellente créature, fille chérie, ô ma bonne Laurette ! tu voulais depuis long-temps que je le reçusse dans mes bras, je lui avais pardonné comme toi, mais je crus devoir le laisser à l’école du malheur, je voulus qu’il dût à sa propre expérience son retour à la vérité, je voulais recevoir mon fils de lui-même, et quand il me revient tel que je l’avais désiré, les barbares me l’enlèvent ! ils le feront mourir ! Je connais les moines. Courons implorer la protection du souverain ; allons à Toulouse, il aura pitié de mes malheurs.

Il dit : Les serviteurs attèlent les coursiers impatiens, les coursiers s’élancent, et la poussière vole sous leurs pieds impétueux.




CHAPITRE XXXV.

Solyman, le comte de Lansac, Laurette.


On connaît maintenant l’ange de la fontaine des Rêves, c’est la bonne Laurette ; quant au vieillard aveugle, c’est le philosophe de l’hospice, c’est le père de Florestan.

On se souvient de l’incendie allumé par le moine. Le comte, en fuyant son ennemi, tomba dans les flammes ; mais aussitôt arriva l’armée de Solyman. Les Arabes, à l’exemple de leur chef, se précipitèrent dans la maison embrâsée, le vieillard fut sauvé par Solyman lui-même. Les yeux du comte de Lansac ne pouvaient voir son ami, les flammes l’avaient aveuglé. Les destins, en le réunissant à sa fille au moment où ses pas avaient besoin d’un guide, semblaient avoir voulu, non le lui donner en effet, mais achever de lui ravir tout son courage en l’accablant de tant de malheurs à la fois.

Il est auprès de Laurette, il le sait, et Laurette semble le fuir ; il entend sa voix, et ne reconnaît point cette voix jadis si douce ; il appelle sa fille, et sa fille ne vient point, il la cherche des mains, et ne la touche point, et ses yeux refusent de l’instruire en quels lieux elle gémit et pleure ; car tout ce qu’il reconnaît d’elle, ce sont des gémissemens et des pleurs. Le cœur d’un père ne peut se méprendre à la douleur d’un enfant.

Affreuse destinée ! Arraché des bras d’une tendre épouse, chassé de sa patrie par le fanatisme, il est obligé d’aller verser, sous les drapeaux de ses ennemis, le sang des peuples dont son cœur embrassait la juste cause ! Il suit dans les combats un fils sourd à la voix de la raison et du devoir ; plusieurs fois il a repoussé le fer prêt à tomber sur sa tête, il a consumé sa vie à le défendre, à éclairer son esprit, à élever son âme ; et ce fils, dont il déplore le trépas depuis le moment où son trépas lui fut annoncé, ne reparaît à ses yeux, défiguré par le glaive et la souffrance, la raison pervertie par la superstition, couvert du sang de mille victimes, qu’armé de la torche incendiaire et du poignard parricide ! Malheureux père !… il tombe sous les coups d’un fils adoré… et maintenant qu’une main généreuse l’a retiré des flammes allumées par ce fils criminel… à la douleur de l’absence de cet enfant dénaturé, qu’il ne peut ni haïr, ni oublier, se joint l’indicible tourment de savoir auprès de lui sa fille chérie et digne de l’être, et dont la présence inattendue lui dit tout le malheur !

Il ne pouvait la voir, et il gémissait amèrement. Hélas ! c’était peut-être une moindre infortune. Dans quel état l’aurait-il vue ? comment aurait-il pu supporter l’aspect de cette pauvre lépreuse, autrefois la plus belle des femmes et la plus pure des vierges ?

Laurette se tenait éloignée de son père, dans la crainte de lui communiquer son mal horrible ; elle évitait de lui parler, les sons de sa voix traînante et pénible lui auraient fait le tableau de sa misère ; quand il l’appelait, elle sortait doucement de sa cabane, marchait pas à pas sans mot dire, retenant son haleine pour lui cacher sa présence. Hélas ! elle se regardait, elle regardait son père… Ses larmes, long-temps retenues, s’échappaient enfin par torrens, et ses sanglots entrecoupés disaient à son père… me voilà !

Solyman prodigua les soins d’un fils et d’un frère à la fille et au père ; mais son amitié pour eux fut fatale aux chrétiens, et surtout aux moines ; il n’accorda plus de quartier, malgré les prières du comte, aux malheureux tombés dans ses mains. Détruisons, disait-il, jusqu’au dernier, détruisons ces scélérats qui prêtent à Dieu leurs vices et leurs crimes, et rendent l’homme le plus dégoûtant et le plus affreux des animaux, après avoir fait de Dieu l’être le plus absurde et le plus cruel ; ils ont placé un moine sur le trône des mondes.

Heureusement les médecins arabes connaissaient mieux la nature de la lèpre que ceux de l’Europe ; et quoique les guérisons parfaites fussent rares, cependant elles n’étaient pas sans exemple. Quelques malades rendus à la santé sortaient des maladreries ; la Bible nous atteste la guérison de Marie, sœur de Moïse. Laurette, comme Marie, cessa d’être souillée, mais sans miracle ; alors elle osa s’approcher de son père, et lui prêter l’appui de son bras.

Le comte, instruit fidèlement par elle de ses aventures, crut n’avoir rien à lui pardonner ; la feuille d’automne, balottée par le vent, est-elle coupable d’être tombée de l’arbre, quand l’arbre s’est détaché d’elle ? Loin d’ajouter à son malheur, en lui reprochant des erreurs passées, il les excusait en les attribuant à des sentimens généreux dont un fourbe avait abusé ; ces douces paroles, et plus encore les soins qu’elle lui rendait, calmèrent le cœur et l’imagination de Laurette. Elle n’oublia point le bel Arabe, mais l’amour filial lui fit supporter la perte d’un autre amour ; elle obtint le seul bonheur digne d’elle, le seul qu’elle eût envié, le bonheur d’être utile à l’auteur de ses jours, et de lire à tout moment dans ses yeux fermés à la lumière, ouverts aux sentimens, l’expression du bien qu’elle lui faisait, et la certitude de celui qu’elle pouvait lui faire encore.

Sa piété filiale fut récompensée, ses charmes reprirent toute leur beauté, mais une beauté plus noble et plus touchante ; la pratique de la plus sainte des vertus et le souvenir de l’infortune, donnaient à ses traits une expression suave de douceur et de mélancolie ; il y avait en elle comme une trace d’inspiration, divine ; tous ceux qui la voyaient si jeune et si belle, conduisant les pas de son vieux père, détachée du monde et de ses vains plaisirs, toute à la misère d’un aveugle, éprouvaient un sentiment de vénération profonde. Florestan, sans connaître son noble dévoûment, l’appelait l’Ange de la fontaine des Rêves ; ceux qui la connaissaient la nommaient l’Ange de l’aveugle.

Solyman tenta vainement de retenir près de lui le comte de Lansac et Laurette ; pouvaient-ils abandonner Florestan ? Il fit donc équiper un vaisseau, le remplit de richesses, et les fit conduire à Marseille, où ils arrivèrent comme Florestan, quoique partis de la Syrie bien long-temps après lui. Laurette guida son père sur les pas du Croisé, Laurette veillait sur les jours de l’un et de l’autre ; elle se cachait de son frère, mais elle se montrait à lui dès qu’il avait besoin de consolations ou de secours.

Arrivé sur ses terres, le comte ne réclama pas ses biens, il laissa ce soin à Florestan, ne doutant pas que les moines ne lui donnassent une leçon dont il perdrait difficilement la mémoire. On a vu combien il avait deviné juste.




CHAPITRE XXXVI.

Florestan emprisonné par les moines. — L’Ange.


Le comte et Laurette arrivèrent bientôt à Toulouse. Le prince, touché des malheurs d’un vassal, d’un ami dont il avait souvent éprouvé le zèle, partit avec eux pour arracher Florestan aux moines implacables. Il était temps.

Ils l’avaient entraîné, couvert de chaînes, dans les prisons de Lansac. Il entra prisonnier, après huit à dix ans d’absence, dans son propre château : exemple mémorable des rigueurs de la destinée et des crimes des faux dévots. Ils délibéraient et cherchaient la manière la plus sûre de se défaire de ce dangereux ennemi ; lui-même concourait à l’accomplissement de leurs désirs. Pour éviter le poison, il refusait toute nourriture, il allait expirer de faim quand le comte de Toulouse parut.

Les moines nièrent en vain la présence de leur prisonnier, il fallut détacher ses fers ; et s’en remettre à la justice du souverain.

Florestan expirait, tourmenté de cette idée que peut-être son père vivait encore, et qu’il ne le verrait point avant de mourir ; car, quelle signification donner à ces paroles : Ton père a retrouvé son fils, tu retrouves un père ! Un moment de plus, et le voile se déchirait ; il avait vécu tant que le malheur l’avait poursuivi ; quand des jours moins funestes semblaient recommencer, il fallait cesser de vivre ! Il espérait pourtant encore ; il espérait en cet ange du ciel qui l’avait suivi dans les tombeaux, pour le retenir dans la vie et rendre le jour à la perfide Gabrielle. Près de mourir, son espérance était plus vive ; l’ange ne pouvait plus tarder : il allait venir, ou pour le sauver, ou pour recevoir son dernier soupir. Cependant il ne venait point, et Florestan allait perdre à la fois l’espérance et la vie. Tout-à-coup la porte pesante retentit, s’ébranle, s’ouvre ; et l’ange, l’ange de la fontaine des Rêves apparaît à sa vue affaiblie. Le malheureux lui tend les bras ; Laurette accourt et lui donne quelques gouttes d’une liqueur puissante : cette nourriture le ranime soudain. Il la regarde et ne peut parler ; mais ces regards et ce silence disent : Je t’attendais.

Le comte de Toulouse, instruit de l’état de Florestan, se transporta dans la prison, accompagné des moines. Laurette disparut alors : un autre devoir l’appelait ; elle allait prêter à son père l’appui de ses bras et de ses yeux.




CHAPITRE XXXVII.

Reconnaissance. — Transaction. — La famille de Lansac cède ses biens aux moines, et les moines fondent une messe.


Moines, dit le comte de Toulouse, vous abusez des frayeurs et de la piété des grands, et de la faiblesse des peuples. Se peut-il ! Vous avez osé refuser à votre seigneur l’entrée de son château ; vous l’y avez ensuite entraîné chargé de fers, et je le trouve expirant !… Est-ce la récompense due à son dévoûment, à ses bienfaits ?

Prince, répondit l’abbé, ce n’est point notre seigneur ; il se dit le fils du comte de Lansac pour s’emparer de son héritage et des biens que nous devons à la piété du comte. Partout ses prétentions ont été repoussées. La fille du baron elle-même l’a désavoué. — Moi je l’avoue, répliqua le prince, et je le mets en possession des biens de son père. — Il en est indigne, répondirent les moines… Oui, Prince, continua l’abbé, nous serons les vengeurs de la nature outragée ; s’il est le fils de notre bienfaiteur, nous invoquons la justice du ciel et la vôtre : il a tué son père !…

Ici le théologien prit la parole, et prouva par les lois divines et humaines, les Pères et les Conciles, qu’un parricide ne peut hériter de sa victime.

Il est vrai, répondit la voix mourante de Florestan, il est vrai ; j’ai tué mon père ; mais vous trompâtes ma raison, vous conduisîtes mon bras ; je mérite la mort… mais est-ce à vous de me la donner ! Prince, vous l’entendez, qu’il périsse ! Diex el volt ! (Dieu le veut)… s’écrièrent les moines.

Diex el volt ! c’était le cri de la Croisade, c’était le cri de Florestan ; il répondait Dieu le veut ! aux supplications du malheur. Le misérable pleurait-il à ses genoux, il s’écriait Dieu le veut, et ne voyait plus ses larmes ; le misérable lui tendait-il les bras, il s’écriait Dieu le veut, et il lui perçait le sein.

Dieu le veut ! La justice, l’humanité, la raison avaient-elles des droits ?… Dieu le veut ! Il voulait que l’Europe égorgeât l’Asie, pour que l’ignoble race des moines allât pulluler dans les plus riches contrées de l’univers, que l’ignorance, la fainéantise et le vagabondage fussent la religion universelle. Dieu voulait soumettre tous les hommes à la dîme ; il voulait aussi que les biens de Florestan fussent possédés par les moines.

Dieu le veut ! À ce cri terrible, Florestan se vit entouré des ombres de ses victimes ; il baissa la tête sous ses fers et dit : « Je l’ai mérité, j’attends la mort ! » Qu’il périsse ! répétèrent les moines : Diex el volt !

En ce moment, le comte de Lansac, conduit par Laurette, entre et s’écrie : Qu’il vive !… qu’il vive ! son père lui pardonne ! Florestan n’eut pas la force d’aller à lui ; Laurette le lui mena ; et, les réunissant tous les deux dans ses bras, lui dit : « En retrouvant ton père, tu retrouves ta sœur : elle vous consacre sa vie. J’ai connu le malheur ; tu m’en fis sentir toute l’amertume, mais je te pardonnai dès que je pus espérer de t’être utile. » Florestan et le vieillard s’exprimaient par des larmes.

Vous le voyez, reprit le prince ; le fils a retrouvé son père ; vous lui rendrez ses biens. Les moines se consultèrent… Le théologien prit la parole : — Prince, distinguons : nous lui rendrons ses biens, puisque vous le voulez, et nous les garderons d’après nos droits ; le comte nous les engagea, partant pour la croisade, jusqu’au remboursement des sommes que nous lui prêtâmes. Cet acte est faux, répondit le comte, je vous cédai mes revenus jusqu’à mon retour, et la prise de Jérusalem. — Il est écrit de votre main. — Je ne pouvais écrire, je ne le puis, une blessure m’en empêche. — Vaines raisons, l’acte existe. Payez, lui dit le prince, ils vous tourmenteront toute votre vie, et finiront par s’emparer de tout. Le théologien reprit : le fils de notre seigneur a pillé nos églises. Je les rétablirai, répondit le comte ; c’est juste. Ce n’est pas tout, ajouta le théologien, notre jeune seigneur est un hérétique et nous le dénonçons à notre souverain, afin qu’il le fasse brûler en place publique, suivant l’exemple donné par le bon roi Robert, et suivi par vos ancêtres, et par vous, c’est un athée, il a dit qu’il n’y avait point de Trinité. Il l’a dit, s’écrièrent tous les moines à la fois. — C’est un déiste ; il a dit que le Pape n’avait pas le pouvoir de lier et de délier. Il l’a dit, répétèrent les moines. — Il a dit que notre sainte mère Église n’avait pas le droit d’excommunier les Rois. — Il l’a dit. — Et qu’il ne fallait pas payer la dîme. Il l’a dit, il l’a dit, crièrent les moines avec une rage extrême. — C’est un therebenthin, un arien, un manichéen, un bérengiste, un scélérat d’hérétique ! qu’il soit brûlé selon qu’il est ordonné par notre sainte mère Église ! Diex el volt ! Prince, ordonnez qu’on le brûle, ou nous prêcherons une sainte croisade contre vous, comme fauteur d’hérésie, et vous serez excommunié, et vos principautés seront livrées en proie ; vous savez qu’il en est déjà question parmi les âmes dévotes.

À ces mots, le théologien se jette à genoux, croise les mains sur sa poitrine, et entonne le psaume très-catholique :


Exurge, Domine, judica causam tuam
Et dissipentur inimici fidei[158].


Et tous les moines chantent avec lui : Exurge, Domine !!…

Ces cris, ces chants, ces menaces intimidèrent le prince ; ces gens-ci, dit-il à son vassal, n’en veulent qu’à vos biens ; abandonnez-leur ce qu’il vous serait impossible de leur arracher ; l’impuissance où nous sommes est si bien reconnue que l’empereur de Constantinople[159] a rendu un édit par lequel il ordonne aux juges, non pas dans l’intérêt des moines, mais dans celui des plaideurs, pour leur épargner d’inutiles peines, de déclarer, sans examen, appartenir aux moines tout ce que les moines prétendront être à eux. Il faut les remercier de ce qu’ils nous laissent ; ils feraient brûler votre fils, et je serais forcé moi-même d’allumer le bûcher. Moines, continua le prince, Florestan n’est pas un hérétique, il abjure ses erreurs, s’il en a ; je le mets en liberté, et je vous adjuge les biens que vous dites vous appartenir.

À ces mots, les bons moines détachent les chaînes de Florestan, élèvent aux nues la justice de leur souverain, et, en mémoire de la piété du comte de Lansac et de son fils, fondent, à perpétuité, une messe pour le salut et le repos de leur âme.




CHAPITRE XXXVIII.

Le but de la Croisade atteint. — La famille de Lansac quitte sa terre natale. — Conclusion.


Le compte fourni par les bons moines des pillages commis par Florestan sur leurs terres, les mêmes réclamées par Florestan, s’éleva à une somme telle que les biens, dont les moines ne se disaient point propriétaires, suffirent à peine à les indemniser. Ainsi toutes les terres de Lansac passèrent entre les mains de l’Église ; et de cette manière le but de la croisade, quant à ces bons moines, se trouva rempli. Ils se trouvèrent maîtres et seigneurs où ils n’étaient que vassaux ; et propriétaires d’une riche contrée où ils n’avaient été reçus qu’à titre d’hospitalité.

Telle était la religion de nos pères, les mœurs du bon temps et le bonheur des peuples !

Le comte, Florestan, et sa fille quittèrent la maison de leurs aïeux, comme autrefois Loth, sans se retourner pour y jeter un regard ; maudissant la superstition et le fanatisme, dont leurs malheurs attestaient si bien l’affreuse puissance.

Des richesses de Solyman, ils acquirent de nouveaux champs dans une région plus heureuse alors que celle de la Haute-Occitanie. Ils s’établirent dans le vallon de Cros, auprès de la Fontaine des Rêves, sur le rivage de Lafont ; et là, consolateurs de l’affligé, soutiens des pauvres, ils remplirent la noble tâche imposée à l’homme par le Dieu du ciel, qui le créa à son image, dit Moïse, voulant dire par-là, sans doute, que Dieu conçut l’homme bienfaisant, et que l’homme se dégrade quand il cesse de l’être.

Laurette, surtout, la belle et bonne Laurette, mérita la vénération et l’amour de tous ceux qui furent assez heureux pour approcher d’elle. Sa présence était toujours un bienfait, l’espérance marchait devant ses pas et la consolation à sa suite. Sa douce voix, ses yeux tendres et rêveurs, sa beauté mélancolique, sa vertu facile et compatissante, lui conservèrent le nom que Florestan et son père lui avaient donné ; partout on la nommait l’Ange de l’aveugle, ou l’Ange de la Fontaine des Rêves.

Les bons pères, c’est-à-dire l’ex-jésuite et l’ex-dominicain, ont voulu faire voir, et j’ai fait voir avec eux, ce que c’était que la religion de l’Église et le bonheur des peuples, avant que la réforme et la philosophie fussent venues renverser le trône et l’autel. Nous avons tous les trois rempli notre tâche, mais ils continuent la leur, ils font des missions ; et moi je gémis sur ma patrie aux lieux mêmes où la famille de Lansac se réfugia, fuyant le fanatisme et les moines.

Près de la Fontaine des Rêves il est un rocher immense ; des mains amies et fidèles, peut-être celles des serviteurs de l’aimable Laurette, en ont creusé les flancs, et ont préparé des retraites aux proscrits. Je vois d’ici la ronce dont les bras amoncelés voilent l’ouverture de ses sombres demeures, inconnues aux méchans. Les cris de vive le Roi ! indignement proférés par des barbares qui l’outragent, retentissent dans la plaine ; la flamme dévore les moissons, les maisons croulent, le sang coule[160], Dieu le veut !

Les échos de ces montagnes répètent le gémissement des victimes ; bons montagnards dont le toit protège les malheureux échappés aux bourreaux, votre pitié fait votre crime[161] ; on vous menace, on marche contre vous. Ou prenez vos armes redoutées, et les méchans fuiront à leur aspect !… ou fuyez vous-mêmes… Renfermez dans ces cavernes vos troupeaux, vos femmes, vos enfans, et vos vieillards, et vous !…

Dieu le veut !…


FIN.

  1. Je ne citerai qu’un fait pour donner une idée de la terreur qui régnait dans Nîmes. Un protestant se réfugia dans un tas de fumier, on lui donnait à manger au bout d’une fourche, et il y resta jusqu’à ce que ses habits ayant été percés par les vers, il ne put plus supporter les tourmens que lui occasionnait la multitude des vers accourus pour le dévorer, et qui le dévoraient. Il se détermina enfin à fuir ce triste réduit. Il eut le bonheur de parvenir à sortir de la ville.
  2. Expression d’un écrit du temps.
  3. Telles étaient en partie les injures qu’on vomissait contre les protestans. On vit des bandes disserter dans les rues et dans les corps-de-garde sur la damnation des hérétiques. Une seule famille a eu cinq hommes égorgés ; l’un d’eux disait sous les coups des bourreaux : je meurs pour ma religion… Belle religion ! lui répondit un assassin, elle a été faite par un ivrogne. Dès le commencement de la réforme, on calomnia les protestans auprès du peuple ; le Roi et les parlemens se joignirent au clergé, et le peuple trompé par ses guides conçut contre les protestans une haine qu’il crut juste, et qu’on nourrit en lui avec du sang. Cette haine existe dans toute sa force. Sur les montagnes de la Lozère, où l’on n’a point vu de protestans, on croit encore qu’ils ne sont pas faits comme les autres hommes. Ce sont des espèces de monstres dont la bouche est noircie par le diable, et de là vient le nom de gorjo negro qui leur est donné dans le Languedoc par les catholiques.
  4. On était souvent fort embarrassé pour les remplacer dans des cantons protestans. On y formait, en garde nationale, pour protéger la propriété, la basse canaille sans propriété. Dans un village, on épura la municipalité protestante, et on nomma maire ou adjoint, un galérien, seul catholique, je crois. M. le maire ou adjoint se fit chef de bande. Il est mort sur l’échafaud après avoir égorgé un prêtre.
  5. Cour d’Assises de Riom.
  6. Encyclopédie.
  7. Bossuet s’efforça de prouver que l’Église n’a jamais varié. Claude était son antagoniste, et lui est bien supérieur comme dialecticien.
  8. Sous Louis XIII, le clergé y professa les doctrines les plus ultramontaines.
    Note de l’Éditeur.
  9. Les indulgences, la crainte de la fin du monde et le pillage, furent les véritables causes des croisades.
  10. Historique. Voyez la Bible.
  11. (a) L’histoire a conservé le souvenir de la punition d’une ville impie. Elle osa fermer ses portes à l’armée ecclésiastique. En vain ses habitans furent-ils aidés par la rage, le désespoir et Satan, ils ne purent résister à cent mille guerriers armés pour la bonne cause. Ses défenseurs furent tous massacrés, et avec eux les femmes, les enfans, les vieillards ; d’après les lois divines et les exemples de Moïse, de Josué et du peuple chéri.

    (Les Notes marquées a, b, etc. sont du Jésuite ou du Dominicain.)

  12. On la trouvera dans la troisième partie de cette histoire.
  13. (a) Combien cette preuve est plus aisée encore à faire aujourd’hui ! Que de missions le glaive n’a-t-il pas faites ! La discorde a-t-elle cessé jamais d’accompagner nos pas ; y a-t-il une époque de l’histoire des hommes où notre zèle dévorant n’ait brûlé, ravagé, massacré, proscrit. Ne sommes-nous pas en 1815 !

    Oui, philosophes, le Christ est venu apporter le glaive ! le glaive est dans les mains de l’Église, il est hors du fourreau… taisez-vous… et payez la dîme.

  14. (b) Jésus a dit, il est vrai : Aimez-vous les uns les autres ; mais cela ne peut signifier que, aimez-vous, enfans de l’Église ; puisqu’il n’y a point de salut hors de l’Église.
  15. (c) Plus tard les dames de Gênes se croisèrent. Le Saint-Père Boniface, au récit de leurs prouesses, s’écria : « Elles entreprennent le secours de la Terre-Sainte pour se tenir constamment en bataille avec le Christ contre les ouvriers d’iniquité. Ô merveille ! ô prodige ! Ces femmes revêtues du soleil, foulent aux pieds les choses temporelles représentées par la lune !… »

    Ces merveilleuses paroles sont extraites d’un Bref du vicaire de Dieu, Boniface VIII.

  16. Historique. On n’invente jamais les faits généraux.
  17. (d) Cela se comprend en 1815. Ne pas dire ce qu’il faudrait dire, n’est-ce pas dire ce qu’il faudrait taire ? c’est comme une rature sur un manuscrit, sous laquelle on devine ce qu’on ne peut pas lire. C’est une rature de pensée, proposée à M. B…
  18. (e) On leur coupait les mains et les pieds et on les abandonnait ainsi sur les grandes routes. L’évêque du Puy était le légat du Pape près de cette sainte armée.
  19. (a) Cet ordre, c’est la Théocratie.
  20. (b) Le Seigneur avait dit à Saül : « Va, et frappe Amalec, et détruis tout ce qu’il a. Ne l’épargne point, mais fais mourir tant les hommes que les femmes, tant les grands que ceux qui tètent, tant les bœufs que les brebis, tant les chameaux que les ânes. » (Bible d’Ostervald.)

    Le saint peuple égorgea donc hommes, femmes, vieillards et enfans, et les ânes pelés et les brebis galeuses ; c’est-à-dire, tout ce qui ne lui était d’aucune utilité ; mais les bonnes bêtes furent épargnées, et Saül eut pitié du pauvre Agag, roi d’Amalec. Samuel se leva de grand matin pour aller gourmander Saül, et lui rappeler que s’il l’avait sacré Roi c’était à condition qu’il serait bien obéissant. Il lui dit que, ayant désobéi, l’Éternel l’avait rejeté. Alors, il se fit amener le roi Agag ; ce mécréant, dans la vue de plaire au grand-prêtre, vint à lui faisant le gracieux ; mais le grand-prêtre lui dit son fait un peu rudement : Ta mère, entre les femmes, sera privée d’un fils ; et il le fit mettre en pièces devant l’Eternel.

    Voltaire traduit : et IL LE coupa en morceaux. Nous croyons cette traduction plus exacte et plus digne d’Israël et des grands-prêtres.

  21. (c) Les livres saints attestent à chaque page cette volonté. Le peuple chéri ayant égorgé tous les Madianites mâles et épargné les femmes, le bon Dieu se mit en colère, et s’écria par la bouche de Moïse : (Nombres.) « Pourquoi avez-vous épargné les femmes ? tuez tous les enfans, égorgez toutes les femmes. »

    Hors de l’Église point de salut.

  22. (d) Pour constater cette illustration ancienne ou nouvelle, on inventa les armoiries. Tel, qui défrichant la terre et pratiquant les vertus de ses pères, n’aurait été qu’un vilain, devint par des prouesses qui, en bonne justice humaine, auraient mérité la corde, le chef illustre d’une longue suite de fainéans, nobles comme leur épée ; car on sait que l’épée qui tue est noble, et la charrue qui nourrit ne l’est pas. Tant il est vrai que si Dieu punit jusqu’à la quatrième génération, il récompense jusqu’à la centième ceux qui gardent ses Commandemens !
  23. La Fontaine.
  24. (a) Le connétable Duguesclin avala trois soupes au vin en l’honneur de la Très-Sainte-Trinité, avant d’aller combattre.
  25. Le dogme de la Trinité n’a rien de dangereux en lui-même ; qu’il y ait, ou non, trois personnes en Dieu, ce Dieu n’en sera pas moins bienfaisant pour cela. Cet ouvrage est dirigé contre le fanatisme et non contre le culte, pourvu cependant que la conséquence du dogme ne soit pas la persécution et l’intolérance. J’ai donc supprimé, pour prévenir toute fausse interprétation, l’explication donnée par le moine, quoiqu’elle en vaille bien une autre. Mais j’ai donné, dans ma dernière partie, une explication de la Trinité, extraite des Théologiens à jeûn.
  26. La flagellation est une des pratiques les plus anciennes. Elle fut établie pour punir les moines qui avaient péché. Comme elle dispensait des bonnes œuvres, elle fut bientôt généralement adoptée ; on trouva moins pénible de se donner le fouet que d’être honnête homme. On vit des bandes de flagellans, nus jusqu’à la ceinture et coiffés d’un capuchon, une croix d’une main, un fouet de cordes de l’autre, parcourir les villes conduits par des prêtres.

    En 1348, on pensait qu’il fallait se flageller deux fois par jour et une fois la nuit. Au bout de trente-quatre jours, le sang du flagellant était si bien uni à celui de Jésus-Christ, qu’il avait gagné le pardon de tous ses péchés, sans qu’il eût besoin de bonnes œuvres ; car c’était là l’essentiel.

    Les prêtres musulmans pensent aussi que les pratiques extérieures sauvent l’âme du pécheur. Ils recommandent de nombreuses ablutions, et prétendent que quand on lave le corps, Dieu purifie l’intérieur.

  27. Un homme très-connu répondit à quelqu’un qui lui disait qu’il n’y avait plus de miracles certains depuis Jésus-Christ, qu’il en était arrivé un de nos jours, dont la vérité avait été mise hors de doute, et qu’il lui en fournirait la preuve. Quelques jours après, l’évêque constitutionnel revint et communiqua sérieusement, à l’incrédule, une complainte où le fait miraculeux était raconté.
  28. Un juif acheta une hostie, et lui donna des coups de couteau, elle rendit des torrens de sang qui, de la maison du juif, coulèrent jusques dans la rue, à Paris. Les juges eurent bientôt condamné le juif, son crime était si évident ! et l’on éleva une église en mémoire du miracle, à la place de la maison du juif. Cette église existe, c’est celle des Billettes. Voilà un miracle bien établi, et de bien dignes juges : heureuse France !
  29. (b) On sait que, tenté par le démon de la chair, il coupa le mal dans sa racine.
  30. (c) Ce bienheureux couchait entre deux jeunes filles pour mortifier sa chair. On assure que le diable finissait toujours par le laisser en repos.

    Les chapelets d’agnus-castus sont fameux, et aussi efficaces que les oraisons à la sainte Vierge, contre le malin.

  31. (a) Isaïe, chap. 6.
  32. (b) Isaïe, chap. 6.
  33. (c) Ézéchiel, chap. 1 et 9.
  34. (d) Afin de ne pas confondre cette charrette avec d’autres, observez que ses roues ne tournent pas, quoiqu’elle marche toujours.
  35. Molinos, prêtre espagnol, passe pour l’inventeur du quiétisme. Il consiste « à s’anéantir soi-même pour s’unir à Dieu, et demeurer ensuite dans une parfaite quiétude, c’est-à-dire, dans une simple contemplation, sans faire aucune réflexion et sans se troubler en aucune sorte de ce qui peut arriver au corps. »

    On dit que Molinos était un saint prêtre, mais il eut de bien mauvais disciples. On connaît l’histoire du Jésuite Girard avec La Cadière. En Espagne, l’art fut poussé au plus haut point de perfection ; en voici la preuve :

    La religieuse dona Agenda de Luna (en 1712) avait des extases, et faisait des miracles, au dire du bon Jean de Longal, du Provincial, et de beaucoup d’autres religieux. Jean de la Vega, provincial des Carmes, était son directeur spirituel, et en avait eu cinq enfans. On le nommait l’extatique ; il avait corrompu d’autres religieuses en leur faisant croire que ce qu’il conseillait était la véritable vertu. Les moines, ses complices, publiaient qu’il n’y avait pas de religieux plus ami de la pénitence que lui.

    « Dona Vicenta de Loya, nièce de la mère Agenda, fut reçue à neuf ans dans le couvent de Corella, dont sa tante était prieure, elle lui enseigna sa mauvaise doctrine (de Molinos) aidée du provincial Jean de la Vega ; elle la tenait de ses propres mains, lorsque le Provincial afin, disait-elle, que l’œuvre fut plus méritoire aux yeux de Dieu. Dona Vicenta regardait ce qu’elle avait fait comme permis, et avait la plus grande idée de la vertu du Provincial et de sa tante, laquelle d’ailleurs passait pour une sainte. » (Llorentes ; tom. IV, f. 37.)

  36. (e) Lors de l’admirable séance des introuvables, quand M. d’Argenson seul éleva la voix en faveur des protestans, le scélérat ne voulait pas qu’on exterminât les hérétiques. Vade retro Satanas !.
  37. (f) Ce sont les expressions des baux à ferme, et les engagemens des colons, dans le midi.
  38. La flagellation volontaire, pour expier les péchés d’autrui, peut avoir été inspirée par l’exemple de Jésus-Christ, mourant pour expier le péché du premier homme.

    En 1260, pendant les guerres des Guelphes et des Gibelins, le dominicain Rainier se flagellait pour apaiser Dieu.

    Saint Dominique l’encuirassé se distingua le plus dans cette partie. Vingt psautiers récités, en se donnant la discipline, acquittaient cent ans de pénitence.

    Trois mille coups valent un an, mille pour dix psaumes.

    Il acquittait cette dette en six jours ; ainsi, selon ses calculs, il pouvait en un an sauver soixante âmes de l’enfer.

  39. (a) Mal sonnante, car d’après elle on ne pourrait manquer de foi aux hérétiques, c’est-à-dire, le ciel pourrait être lié par l’enfer.
  40. En 755, on commence à croire que tout excommunié est infâme, et qu’on ne peut traiter avec lui sans partager son infamie ; ce n’est qu’une opinion, mais voici la loi :

    Alexandre IIIe excommunie les hérétiques par une bulle, et déclare libres de leurs engagemens ceux qui en ont pris avec eux.

    Les parlemens avaient pour jurisprudence, que les traités avec les hérétiques, faits par les Rois, n’étaient pas obligatoires.

    Les Parlemens ordonnèrent de courir sus contre les hérétiques, et de les tuer partout où on les trouverait. L’Histoire de France n’est pas écrite encore. Il est à désirer qu’une plume courageuse flétrisse enfin tous les misérables qui, pendant de si longs siècles, firent les destinées d’une nation si malheureuse.

    Les Papes prétendent avoir le droit de délier les sujets du serment de fidélité ; mais ils s’attribuent aussi le droit de délier les Rois de leurs sermens envers les peuples.

    Ferdinand y fut dispensé par le Pape du serment qu’il avait fait d’observer les constitutions de l’Aragon.

    La cour de Rome dissimule, mais n’abandonne jamais ses prétentions. Elle se croirait certainement le droit de dispenser un Roi de France de tenir son serment de fidélité à la Charte.

    Est-il rien de plus immoral que l’existence d’une autorité qui a le prétendu droit de permettre de violer ses sermens et ses devoirs ?

  41. (b) Historique. (Voyez la troisième partie.)
  42. (a) On ignore si c’est par instinct seulement, ou par imitation des merveilles contenues dans notre Chronique, que les braves Nîmois de 1815 traitent ainsi les protestans. Il y a même du perfectionnement dans le procédé ; car les défenseurs de l’autel et du trône, quand ils ont envoyé un hérétique en enfer, se prennent par la main, hommes et femmes, font le branle et dansent autour du cadavre, en criant vive le Roi ! et en plein jour.
  43. (b) Ville du département du Gard.
  44. Ferdinand et Isabelle accordèrent un tiers des biens des juifs rentrés en Espagne, même convertis, même porteurs de sauf-conduits, au juge qui prononcerait la confiscation ; et condamnèrent aux peines encourues par les juifs, les juges qui ne les condamneraient pas.

    Et l’on trouva des juges !…

    Le Parlement de Paris mit en jugement deux protestans échappés de la boucherie de la Saint-Barthélemy, les condamna comme auteurs ou complices de la révolte des protestans dans ce saint jour, et les fit pendre. Opposons aux forfaits de ces barbares, couverts de la toge sénatoriale, la conduite du bourreau de Lyon, qui refusa de tuer les protestans. Les crimes de la magistrature datent de son épuration par Henri II ; depuis lors, la justice ne fut plus qu’un brigandage. Sous François II, il y avait dans chaque Parlement une chambre ardente qui faisait brûler tous les hérétiques qu’elle pouvait trouver. L’inquisiteur Democharès, à Paris, les allait chercher jusque dans les caves. Enfin, et c’est le jésuite Maimbourg qui le dit : « les Parlemens autorisèrent les catholiques à courir sus, aux huguenots, et à les tuer sans miséricorde comme des bêtes féroces, des chiens et des loups enragés. » Les derniers jours des Parlemens furent marqués, à Paris, par le supplice de Labarre ; à Toulouse, par celui de Calas.

  45. Dans les premiers temps de la réforme, le peuple de Paris massacra les protestans, parce que dans leurs assemblées ils mangeaient les petits enfans rôtis à la broche ; et après ces festins éteignaient les flambeaux et se mêlaient hommes et femmes. La justice vint au secours du peuple, et fit pendre ceux qu’on n’avait pas massacrés.

    Comment le peuple ne l’aurait-il pas cru ? un édit de François II porte que, sous prétexte de religion, ils faisaient, dans ces assemblées, des cas si vilains, si infâmes et si détestables, qu’on ne saurait y penser sans en être offensé. Il ordonne de démolir les maisons où ces assemblées auraient eu lieu, et défend de les rétablir. — Quel Roi ! et quels juges !

    Un misérable capelan, nommé Soulié, osa, pendant les dragonnades, se prévaloir de cet édit contre les protestans. Voir Soulié, Histoire du Calvinisme.

  46. J’ai lu cela quelque part.
  47. (c) Cela arriva également lors de la Saint-Barthélemy, Dieu envoya son ange, armé du glaive exterminateur et de la croix ; l’ange marchait à la tête des héros catholiques, et égorgeait tout ce qu’il rencontrait. Ce fait est prouvé par la médaille que le Pape fit frapper pour éterniser la mémoire de cette sainte extermination ; on y voit l’ange égorgeant les hérétiques. Autour est écrit : Massacre des Huguenots.
  48. Ce n’est pas une plaisanterie ; on n’ignore pas que c’est une des preuves données par les théologiens. Je crois cela, dit saint Augustin, parce que cela est absurde. Credo, quod absurdum.
  49. Voyez l’Histoire du cardinal de la Rovère, Jules II. L’évêque de Paris, pendant le siége de cette ville par les Normands, combattait armé d’une massue, et assommait les ennemis qu’il ne pouvait percer avec le fer ; l’Église, disait-il, ayant horreur du sang.
  50. (a) Depuis que ceci est écrit, nous avons découvert une nouvelle preuve de l’instinct théologique du Moine. Saint Dominique (d’après Llorentès) établit, en 1219, l’ordre de la Pénitence, dite Milice du Christ, et en 1220, fut fondé un ordre de Chevalerie, dit aussi Milice du Christ. De la réunion de ces deux milices naquirent les Familiers du Saint-Office de l’Inquisition. Voilà bien les Sapeurs du Christ.

    Bonne terre du Languedoc, tu vis les premières armes de ce grand saint Dominique. Tu donnas le jour à la sainte Inquisition. Gloire à toi, terre sacrée ! la sainte Inquisition te fut enlevée en apparence, mais ton Parlement te resta ; son dernier acte de foi fut l’exécution de Calas ; mais les Familiers du Saint-Office se perpétuèrent dans ton sein, et 1815 les révéla à l’univers.

  51. C’est ce que l’on dit à Henri IV, le jour de la Saint-Barthélemy.
  52. (a) En Espagne, un mari ne peut entrer dans la chambre de sa femme quand le moine qui la confesse a laissé ses sandales à la porte.
  53. (b) Osée, chap. Ier.
  54. On connaît les prétentions des prêtres. Ils prétendent n’être point soumis aux lois de l’État, et ne reconnaissent point la juridiction des laïques. Si l’État est dans l’Église, les prêtres me paraissent avoir raison. Les évangéliques disent que l’Église est dans l’État ; les catholiques disent le contraire, et cependant les Gouvernemens catholiques se conduisent envers les prêtres comme les protestans. Il y a de l’inconséquence dans leur conduite et dans leur foi.

    Le Pape (Sixte-Quint) écrivait à Henri III : « C’est à moi seul de juger vos sujets ecclésiastiques ; c’est à moi de vous juger dans ma cour. »

  55. On sait que cette maîtresse est une figure qui représente l’Église, et que le Cantique des cantiques est une espèce d’épithalame en l’honneur du mariage de Jésus avec l’Église.
  56. Historique.
  57. Historique.
  58. Le Pape (Sixte-Quint) dit en plein consistoire : « Cette mort qui donne tant d’admiration sera crue à peine de la postérité. Un puissant Roi est tué d’un coup de couteau par un pauvre religieux. Ce grand exemple a été donné afin que chacun connaisse la force des jugemens de Dieu. »
  59. (a) Les amours et les vers de Meignoun sont fameux en Orient.
  60. Les Contes arabes ont rendu populaire le nom de ce Calife ; il était amoureux de sa sœur, et la maria à son visir Giaffard, à condition qu’il ne jouirait point des droits d’époux.
  61. (b) Encore, est-ce une question. Les avis sont partagés.
  62. Les mariages entre les chrétiens et les infidèles sont toujours défendus par l’Église, et les lois de l’État ont trop long-temps consacré les doctrines ecclésiastiques. À la vérité, les lois ne permettaient pas de tuer les époux, mais elles se chargeaient de commettre le crime. Les mariages même entre les hérétiques étaient déclarés nuls, et elles envoyaient les coupables aux galères. Telles étaient les lois du grand Roi, gouverné par un jésuite et une vieille femme.

    Cependant, rendons justice à Louis XIV. Ses vertus étaient à lui, ses fautes furent le crime de ses alentours. La vieille ligue ne pardonna point à Henri IV son triomphe sur les factions de l’étranger ; elle l’assassina, et poursuivit sans miséricorde ceux qui l’avaient placé sur le trône. Elle eut l’adresse de faire regarder comme leurs ennemis, aux successeurs du Béarnais, ceux auxquels ils devaient tout. De nos jours, elle a tenu le même langage pendant qu’elle avait repris le poignard de la Saint-Barthélemy, et que les infâmes juges du cadavre de Coligni, massacré, semblaient s’être rassis sur leur tribunal pour acquitter les bourreaux et condamner les victimes.

    Louis XIV plus éclairé et mieux entouré, n’aurait été ni bigot, ni scandaleux, ni persécuteur. Il faut même faire observer ici que ses lois ne déclaraient pas nuls les mariages entre les protestans ; Malesherbes l’a démontré ; ce furent les juges dévoués et les juges de Nîmes qui virent dans la loi le crime qu’ils avaient dans le cœur. On peut consulter Rulhières.

    Dieu préserve toute nation de cet horrible et honteux fléau de juges dévoués au pouvoir, de juges de circonstance, commissaires, prévôts, jurés choisis, enfin de toute magistrature épurée. Le génie de Henri II, premier épurateur, siége toujours au milieu d’elle.

  63. Le dieu des juifs éprouve le plus grand plaisir, comme on peut le voir dans le Lévitique, quand les mâchoires des rabbins sont en mouvement, et broient les pigeons et les agneaux d’Israël. Le Dieu des moines est aux anges quand les moines tendent les deux mains aux fidèles, et que les fidèles se fouillent des deux mains et vident leurs poches dans le sac des moines. Le dieu des mollahs et du mufti a d’autres goûts ; il faut, pour lui plaire, lever les mains, les porter aux cartilages de l’oreille, se frotter avec la main le dessus du nombril, croiser les mains, la droite sur la gauche, porter les mains sur les genoux en s’inclinant, s’aplatir le dos, écarter les genoux en se prosternant, le ventre ne doit pas porter dessus, éloigner les mains du dedans des cuisses. Le bout des pieds doit être tourné au sud.
  64. Un savant Allemand a dessiné une espèce d’histoire naturelle des moines, où les genres et les espèces se reconnaissent, comme les plantes, aux formes extérieures et analogues. On sait que les capuchons ont été cause de très-grands débats.
  65. Il y avait des couvens d’hommes et de femmes de cet ordre. Il y en avait un de femmes, à Paris, au Marais.
  66. (a) Ce trait ne surprendra point ceux qui ont vu la foule des mendians qui se presse devant la porte des couvens de Rome et d’Espagne, à l’heure où les hommes de Dieu y font distribuer la soupe. Philosophes, hérétiques, vous tous, Français ingrats !… vous avez détruit nos saintes demeures ; eh bien ! nous vous rendons le bien pour le mal ; nous les rétablirons, je l’espère, et nous prierons l’Éternel de nous accorder la grâce de vous voir à notre porte tendre l’écuelle pour recevoir le potage. Amen.
  67. (a) Samuel, chap. 22.
  68. (b) Traduit mot à mot. Jacques de Vitri, évêque d’Acre.
  69. (a) La maladie du moine n’est certainement pas venue de l’Amérique. La preuve en est dans la Bible. Cette maladie y est exactement décrite. Il paraît qu’elle était une des variétés de la lèpre, ou du moins se compliquait souvent avec elle. Job répond effectivement à ses détracteurs qu’il n’a eu de relations qu’avec sa femme ; et Mézerai rapporte que certaines personnes se châtraient pour ne pas prendre la lèpre apportée par les Croisés.
  70. C’est-à-dire, les rois qui n’obéissent pas à l’Église.
  71. Le miracle de la Piscine est un des plus communs. Témoin, la Sainte-Ampoule ; témoin, saint Maur ; ce saint fut visité dans une de ses fermes par un archi-diacre d’Angers. L’archi-diacre avait soif, le fermier n’avait point de vin, mais le saint en portait toujours dans un petit vaisseau attaché à la selle de son cheval. In uno parvissimo vasculo quod ad sellam pendere consuevit. Il restait peu de liqueur dans ce petit vase ; mais l’homme de Dieu fit multiplier tellement ce reste, qu’il y en eut assez pour désaltérer soixante-dix-huit personnes. — Historique. (Voyez la vie du saint.)
  72. (a) On a vu souvent des fidèles tuer de jeunes enfans, par esprit de religion, pour les envoyer au ciel parmi les anges. Autrefois, le Sénat romain fit un dieu de Romulus par le même procédé.
  73. (a) Les docteurs ne sont pas d’accord sur ce que sont devenus les morts qui ressuscitèrent quand le Christ mourut. Les uns disent qu’ils remoururent, d’autres soutiennent qu’ils allèrent trouver Élie, lequel n’est pas mort, comme on sait, et qu’ils reparaîtront avec lui, à la fin du monde. La Sorbonne s’est séparée sans avoir décidé de grandes questions.
  74. Voici la description qu’on nous a laissée de cette affreuse maladie, dont l’Europe entière fut bientôt affectée : « Le corps du malade se couvrait de plaies et d’écailles, de taches rouges, noires, livides qui, s’étendant toujours, formaient enfin un ulcère universel, exhalant une odeur affreuse ; le corps s’amaigrissait, se desséchait, et cependant le visage, les extrémités inférieures se boursoufflaient et se tuméfiaient ; les lèvres étaient comme deux bourrelets, livides et sanglantes. » La petite-vérole date aussi des croisades.
  75. Encyclopédie.
  76. (a) Chap. 13, v. 46 et 47.
  77. (b) (Wikisource : aucune note associée)
  78. (a) Chap. 27, 30 et 32.
  79. (b) Si Baruch avait dit : qu’on me donne mon bonnet, ou Nicole apporte-moi mes pantoufles, et que le Pape décidât que cela signifie : Rois tenez-moi l’étrier et tirez ma mule par la bride, peuples payez la dîme ; il faudrait le croire, et, par conséquent, obéir. Baruch n’a pas dit ces paroles, mais il en a dit d’autres qui, d’après l’explication du Saint-Esprit, signifient également : Obéissez aux Papes, et payez la dîme. Quand on admet un principe, il faut en souffrir les conséquences.

    Jean Hus fut condamné au feu par le concile de Constance ; l’Empereur lui disait : Abjurez les erreurs qu’on vous attribue. Abjurer une erreur ne veut pas dire qu’on l’ait soutenue. Anathême ! Un père du concile dit à Jean Hus : Si le sacré concile prononçait que vous êtes borgne, en vain seriez-vous pourvu de deux bons yeux, il faudrait convenir que vous êtes borgne.

    Voilà ce que c’est.

  80. (c) Nombres, chap. 18, v. 15 et 16. Dans quelle vue Dieu avait-il donné les premiers nés au prêtre ? était-ce pour qu’il les lui sacrifiât, ou qu’il s’en fît des esclaves ?
  81. Lévitique, chap. 5. v. 1, 2, 3, 4. Il est curieux de voir avec quel soin les prêtres enlacent dans leurs filets ces misérables juifs. Ils ne peuvent faire un pas sans commettre un péché qui les oblige d’aller se mettre entre leurs mains pour qu’ils les réconcilient avec le ciel ; et ils ne peuvent être réconciliés qu’en payant. La délation est ordonnée, car celui qui ne dénonce pas le coupable est aussi coupable que lui, et doit la même amende au prêtre.

    Quoique tout cela soit loin de nos mœurs, il m’a paru utile de faire connaître une partie de l’esprit des prêtres juifs, puisqu’on veut que le christianisme, la religion la plus pure d’intérêt personnel, s’appuie sur le judaïsme, où tout semble avoir été fait dans l’intérêt d’une seule caste.

  82. Lévitique, chap. 12.
  83. Lévitique, chap. 15.

    Voltaire s’étonne de ce que la femme est déclarée souillée. La raison pourtant en est claire. Les Lévites devaient perdre beaucoup de pigeons par la mauvaise foi des pécheurs qui ne disaient pas tout ; mais les femmes ne pouvaient échapper à l’amende. Dieu multiplie les souillures et les délits, de telle sorte qu’il est assez difficile de ne pas devoir une victime par jour. Dieu se contente du sang, il ordonne au prêtre de manger la chair, et il déclare que cette manducation lui est fort agréable. Vous le voyez, Dieu est content quand les Lévites mangent. Comme en mangeant les agneaux d’Israël, les Lévites faisaient plaisir au bon Dieu, et le rendaient favorable à son peuple, il me semble qu’ils auraient dû se faire payer pour avoir mangé. Il ne manque que cela dans la Bible.

    Mais d’où venaient tant de pigeons ? Tombaient-ils sur Israël avec la manne ou les cailles ? Il dût sortir d’Égypte 500,000 femmes nubiles, cela faisait autant de paires de pigeons par mois, sans compter ceux qu’il fallait pour les péchés.

    Ajoutez à cela la dîme, les gâteaux, le miel des sacrifices et l’obligation où étaient les juifs d’appeler à leur table le Lévite qui était près de leurs portes, et convenez que Dieu devait passer beaucoup de momens fort agréables.

  84. Samuel, chap. 19.
  85. Samuel, chap. 6.
  86. Jérémie, chap. 13.
  87. Jérémie, chap. 27.
  88. Paralipomènes, ch. 18 — Rois, ch. 22, v. 24.
  89. Osée, chap. 9, v. 7.
  90. Sophonie, chap. 3, v. 4.
  91. Jérémie, chap. 5, v. 31.
  92. Deutéronome, chap. 13.
  93. Lévitique.
  94. Le fait suivant n’est pas connu, mais il mérite de l’être. Le Saint-Père et le sacré collége ne trouvant pas assez bons les vins qu’on leur envoya de Nîmes, en 1358, punirent les habitans en mettant leur ville en interdit. — Histoire abrégée de Nîmes, pag. 43.
  95. Les Normands, vainqueurs de la Sicile. (1076).
  96. Samuel, chap. 6.
  97. (a) et (b) On ne peut refuser au moine un esprit de prophétie. Notre histoire atteste que les confiscations ont été un des plus grands moyens de purger les hérésies ; l’auguste Diane de Poitiers paraît avoir été particulièrement prédite par notre théologien. Les ministres de Henri II, dit Mézerai, employaient des dénonciateurs qui mettaient les riches criminels (pour fait de religion) en justice, afin d’avoir leurs dépouilles par confiscation ou par composition. — On connaît la lettre de l’illustre veuve Scarron ; elle se conjouit avec son frère des bonnes affaires qui vont se présenter, les biens des protestans allant se donner pour rien. L’épuration des tribunaux, prédite également par le moine, eut lieu pour la première fois le 10 juin 1559, par le même Henri II. Le Parlement hésitait entre deux avis : pendra-t-on, ou ne pendra-t-on pas les protestans ? Le Roi entre pendant le débat, il écoute, et décide la question en faisant arrêter les magistrats qui n’étaient pas d’avis de pendre ; on en brûla un, les autres furent menés à la Bastille ; et les purs, les dévoués, les orthodoxes demeurés maîtres du champ de bataille, firent pendre et confisquèrent tout à leur aise. Nous n’avions pas l’inquisition, mais nous avions les Parlemens ; il est douteux que l’inquisition eût fait périr Calas et Labarre. Dans un État bien réglé, tous les tribunaux doivent être composés de juges de circonstances. Alors cela va bien.
  98. Il y a bien d’autres preuves que Jésus-Christ a été annoncé et figuré par les prophètes. Saint Augustin en trouve une multitude dans l’arche de Noé ; par exemple, la longueur et la largeur de l’arche sont dans la même proportion que la longueur et la largeur du corps humain de Jésus-Christ. La porte de l’arche est la blessure qu’il reçut au côté ; les bois carrés signifient la stabilité de la vie des saints. Saint Ambroise ajoute que les nids de l’arche sont nos yeux, nos oreilles, notre bouche, la moëlle de nos os ; quant à la porte de l’arche, c’est…

    Le pape Grégoire VII prouva fort bien que les deux glaives signifient l’autorité des Papes sur les Souverains ; et les défenseurs de l’empereur Henri IV ne le contestèrent pas. Tout cela embarrasse fort les philosophes.

  99. Quand vous vous rencontrerez avec des infidèles, coupez-leur la tête et tuez-les ; prenez-les prisonniers, liez-les, enchaînez-les, etc… jusqu’à ce que vous jugiez à propos de leur donner la liberté, ou de leur faire payer rançon ; et ne cessez point de les persécuter jusqu’à ce qu’ils aient mis bas les armes, et qu’ils se soient soumis à vous. Koran, chap. des batailles, etc., etc…

    Les Grecs ne sont point persécutés par les Turcs à cause de la religion.

  100. « En vertu de l’autorité que j’ai reçue de Mahomet même, je prononce : qu’il est permis à chacun des croyans de vous tuer, de vous détruire, de vous exterminer. Celui qui tue un chrétien rebelle, fait une action agréable à Dieu ; celui qui tue un Persan, fait une action soixante-dix fois plus grande, et… au jour du jugement, vous (les Persans) servirez d’ânes aux juifs, et ces misérables, mépris du monde, vous mèneront au trot en enfer. »

    Sentence d’un mufti.

  101. (c) C’est ainsi que le grand roi David traita les Ammonites.

    Samuel, chap. 12, v. 31.

  102. (d) Chap. 1er , v. 10. Ce passage est cité dans la Décrétale de Boniface VIII, unam sanctam, où le Pape prouve par ces paroles de Jérémie, et par d’autres raisons aussi fortes, qu’il est le maître des Rois. « Sous la puissance de l’Église, dit-il, sont deux glaives, le spirituel et le temporel ; l’Église emploie l’un par la main du Pontife, l’autre est employé pour elle par la main des Rois, suivant l’ordre et la permission du Pontife. » Les communes assemblées dans les états-généraux appelèrent sa sainteté B… ce qui n’est pas honnête du tout.

    Cette Décrétale fournit un moyen précieux de persécuter tous les cultes non catholiques, sans violer la Charte ; on n’a qu’à ordonner, par mesure de police, de faire ou de ne pas faire ; alors la police défendant, par exemple, aux protestans de se rassembler, ou leur ordonnant de tapisser à la Fête-Dieu, leur culte resterait libre d’après la Charte ; mais les sectaires seraient réprimés par la police ; ils ne pourraient pas se plaindre, car ils ne feraient pas des actes contraires à leur fausse religion, mais des actes ordonnés par les magistrats. Ce serait bien là le glaive temporel dans la main des Rois pour le service de l’Église. On était sur la voie en 1815.

  103. Zoroastre.
  104. Telle est celle qu’on doit tirer du forcez-les d’entrer qui n’est qu’une invitation bienveillante faite à des gens honteux qui, voyant Jésus à table, où ils n’osent se mettre malgré qu’on les y appelle, et l’envie qu’ils en ont, sont bien-aises qu’on ne s’arrête pas à leur faux refus.

    Un amant à qui l’on aurait dit qu’il peut donner sans crainte un baiser à la femme dont il est aimé, au moment où elle lui dit non, se croirait-il en droit de violer la maîtresse d’un autre. Telle serait, par analogie, la conséquence du système catholique.

  105. Citons un fait :

    Fatigué du gouvernement théocratique, il demande un Roi ; Samuel lui dit en propres termes : Demander un Roi, c’est renoncer à Dieu. Vous voyez pourtant qu’il ne renonçait qu’à ses prêtres. Il n’ajoute pas : et reconnaître des dieux étrangers, parce qu’ils demandent cette fois un Roi juif, Roi qu’il est sûr de faire mouvoir à son gré, et en effet, à la première désobéissance, il le maudit et le détrôna.

  106. Élie, bien supérieur à Diogène, court tout nu, pendant trois ans, dans les rues de Jérusalem. Dieu le lui a ordonné.

    Ézéchiel mange des excrémens humains. Dieu le lui a ordonné.

  107. Le lecteur ne doit pas oublier l’époque où parle le vieillard, et les lieux où il est.
  108. Tels que les éruptions de l’Etna, l’écho, etc.
  109. Coran, chap. du voyage de nuit. Dans ce livre, peu connu, il y a peu d’ordre et beaucoup de redites ; mais il y a des morceaux charmans et d’autres sublimes. Il est rempli de petits contes à la manière arabe. C’est dans le chapitre suivant, celui de la Caverne, que Voltaire a pris l’idée d’un de ses plus jolis romans. L’aventure est racontée comme arrivée à Moïse ; dans ce chapitre se trouve cette définition de la vie, qui me paraît si pittoresque :

    « La vie de ce monde est semblable à la rosée du ciel ; elle tombe, et les herbes de la terre reverdissent ; le matin, un vent souffle ; et, sèches comme la paille, il les disperse devant lui. » Traduit de la traduction de Duryer.

  110. Traduction de Calvin.
  111. (a) C’était l’usage ; quand on voulait témoigner de l’amitié à quelqu’un on mangeait dans la même assiette, on buvait dans le même verre. Ce qui se ressemble le plus, dans des temps différens, ce sont les amans ; ils boivent encore dans le même vase. Ma nièce prétend que le vin que j’oublie dans le mien est meilleur que le sien. (Note du Dominicain.)
  112. (b) Traduction de Calvin et Boze.
  113. (c) La première fois que Philippe II assista à un auto-da-fé, il s’écria, au spectacle des souffrances des misérables, brûlés par l’Inquisition : C’est ainsi que je ferais mourir mon propre fils s’il était convaincu d’hérésie ; si l’on manquait de bourreaux, j’en servirais moi-même. Mécontent de son fils, don Carlos, il consulta les inquisiteurs ; ils répondirent que, « Abraham n’ayant pas hésité à sacrifier un fils innocent, il ne devait pas hésiter à sacrifier un fils rebelle à la loi de Dieu. » Ce même Philippe voulut faire exhumer le cadavre de son père et le livrer à l’Inquisition. Voilà ce que c’est qu’un véritable Roi catholique.
  114. Le pape Grégoire XIII fit frapper une médaille en mémoire du massacre de la Saint-Barthélemy. D’un côté, on voit l’image du Saint-Père ; de l’autre, l’ange exterminateur qui tient d’une main une croix et de l’autre une épée dont il perce, à bras racourci, une foule de misérables fuyant devant lui. Les morts et les mourans s’amoncèlent devant ses pas. Autour est écrit : Ugonotorum strajès.
  115. C’est ce que fit, en 1713, un nommé Montrevel, maréchal de France. Des protestans, au nombre de cent cinquante environ, tous vieillards, ou femmes, ou enfans, étaient secrètement assemblés dans un moulin, à Nîmes, où ils priaient Dieu. Montrevel entoura le moulin, avec ses dragons ; au bruit de son arrivée quelques personnes sautent par les fenêtres, les dragons les poursuivent et les tuent ; les autres veulent fuir aussi, on tire des coups de fusil à ceux qui paraissent aux fenêtres ; on assassine à coups de baïonnettes ceux qui se présentent à la porte. Le maréchal fait mettre cependant le feu au moulin, il s’embrâse, les protestans périssent dans les flammes, ou à demi-brûlés s’élancent et tombent sur les baïonnettes des soldats qui les égorgent. Un domestique du maréchal avait sauvé une fille de dix-sept ans, la seule victime échappée à la mort. Le maréchal fait arrêter la fille et le valet ; la fille est sur-le-champ exécutée par le bourreau ; le valet allait l’être ; les Dames de la Miséricorde intercédèrent pour lui, et obtinrent sa grâce. Il était catholique.
  116. (d) Le duc d’Albe se vantait lui-même d’avoir fait périr plus de cinquante mille protes-tans dans les Pays-Bas. Quand, par l’empressement des juges épurés, sans doute, un catholique avait péri au lieu d’un protestant, le duc et les théologiens disaient : Eh bien ! c’est un juste que nous avons envoyé au ciel.

    Lors de la prise de Béziers, il fut ordonné par monseigneur le légat de passer les habitans au tranchant de l’épée ; un croisé, timoré, dit au légat : Mais, monseigneur, à quoi reconnaîtrons-nous les catholiques ? Tuez, tuez toujours, Dieu reconnaîtra bien ceux qui sont siens, répondit le saint homme. Soixante mille personnes furent égorgées dans Béziers. La France a long-temps donné de grands exemples. Ah ! que n’est-elle toujours très-chrétienne. Ça commençait à bien aller en 1815.

    (Note des révérends pères.)
  117. (e) Cette manière d’engager les fidèles à répandre le sang hérétique est très-canonique. En 1592, le saint jésuite Hotte dépêcha en Angleterre le brave Cussen, pour assassiner la princesse Élisabeth. Il lui avait démontré combien cette action était agréable à Dieu ; et pour le fortifier dans sa sainte entreprise, on lui avait donné l’absolution et la communion.

    En 1594, le même père donna la communion à d’autres assassins. D’autres jésuites en firent autant. Quelques-uns de ces soldats de l’Église furent pendus, mais ils allèrent au ciel tout droit ; et quand Élisabeth mourut, quoique de mort naturelle, malgré l’ardeur du zèle des fidèles, elle alla en enfer. Certes, il vaut mieux être pendu comme eux que de régner comme elle. En 1598, on fit communier l’assassin du prince de Nassau, avant sa sainte expédition.

    Almagro Pizare et Fernand de Lucques, jurèrent sur l’hostie consacrée par l’un d’eux, le saint prêtre Fernand, d’exterminer les Américains. Ils communièrent, exterminèrent et s’enrichirent.

  118. (a) C’était immanquable, puisque de nos jours ce miracle a été répété. Avant de pendre les protestans, il convenait de leur ôter tout appui. Louis XIV pressa Turenne de changer de religion ; il refusa à ce prix l’épée de connétable, ne croyant pas à la vérité du catholicisme. Un jour le feu prit au Louvre, on chercha vainement à l’éteindre ; enfin le Saint-Sacrement arriva de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois ; on le présenta aux flammes, elles se retirèrent, et l’incendie s’arrêta. M. de Turenne vit ce prodige et se fit catholique ; c’est la raison qu’il donna de sa conversion ; Je l’ai vu, disait-il, aussi ne dit-il rien en faveur des malheureux protestans. M. de Vauban, catholique de naissance, intercéda, au contraire, pour eux ; heureusement cela n’y fit rien.

    On connaît, au moins par le tableau de Michel-Ange, et les lettres de Dupaty, sur l’Italie, l’incendie de Rome, arrêtée par la présentation du Saint-Sacrement. Voilà des miracles positifs, et attestés, hors de doute.

    Ah ! si les peuples voulaient encore les voir, que nous leur en ferions voir… des miracles !…

  119. Paroles du pape Innocent III. (Millot.)
  120. Toutes ces propositions ont été discutées par les docteurs.
  121. Orthodoxes, voilà ce que c’est que Dieu, d’après la théologie ; joignez à cela la gloire de Dieu qu’Ézéchiel nous a fait connaître, et souvenez-vous de l’argument de saint Augustin.
  122. Opinion de Socin.
  123. Opinion de Macédonius.
  124. Opinion d’Arius.
  125. Historique.
  126. Sentiment d’Arius.
  127. Urbain II. Millot. Règne de Philippe Ier.
  128. Voir Jérémie.
  129. Quand Mahomet assiégeait Constantinople, l’Empereur, pour engager le Pape et les catholiques à le secourir, suivait le rit romain ; il avait à sa cour un cardinal ; les Grecs n’entraient point dans les églises qu’il fréquentait : « Nous aimons mieux, s’écriaient-ils, voir les Tartares ici, qu’un chapeau de cardinal. »
    (Voltaire, Essai, etc.)
  130. Ces fêtes s’appelaient des fous, de l’âne et des sous-diacres, c’est-à-dire, des diacres saouls.
  131. Tunc Moïses, tenens tabulas legis apertas, indultus alba cappa, et cornuta facie, barbatus tenens virgam inmanus, dicat : « Vir post me veniet exhortus… " Amos, senex barbatus, spicam tenens, dicat : « Ecce, dies venient… » Abacuc, senex claudus… Duo missi a rege Balec, dicant : « Balaam, veni et fac. » Tunc Balaam ornatus sedens super asinam, et quidam juvenis tenens gladium, etc… »
    (Ducange, Glossaire.)
  132. On connaît l’aventure de la Magdeleine, à Paris, lors de l’entrée de la reine Isabeau.
    (Voir Saint-Foix et Parny.)
  133. Vocatio Virgilii Maronis : « Maro vates Gentilium, da Christo. » Virgilius, in juvenili habitu, bene ornatus respondeat : « Ecce, etc. » Interim Nabuchodonosor…
    (Ducange, Glossaire.)
  134. Extrait des descriptions de ces fêtes.
  135. Premier verset.

    Orientis partibus
    Adventavit asinus
    Pulcher et fortissimus
    Sarcinis aptissimus.

    Chœur.

    Hé ! sire âne, hé ! chantez.
    Belle bouche rechignez ;
    Vous aurez du foin assez,
    Et de l’avoine à plantez.

    (Dutilliot, Ducange.)
  136. Tunc enim inter se ad invicem clamando, sibilando, ululando, cachinnando, ac manibus demonstrando, pars victrix quantum potest partem adversam deridere conatur et superare, jocosasque trufas, etc…
  137. Dernier verset.

    Amen, dicas asine (hîc, genuflectebatur.)
    Jam satur ex gramine,
    Amen, amen itera,
    Aspernare vetera.

    Chœur.

    Hez va ! hez va ! hez va hez !
    Bialx sire asnes car allez ;
    Belle bouche car chantez.
    ...................

  138. Telles sont, en effet, les raisons qu’on donnait de cette fête.
  139. Cette thèse fut soutenue à la fin du XVe siècle par un docteur en théologie, à Auxerre.
  140. Les prêtres, partisans de la fête, regardaient comme excommuniés ceux qui voulaient la proscrire.
  141. On connaît ce trait d’un moine italien, prêchant sur une place publique, à côté de Polichinelle ; voyant qu’il lui enlevait son auditoire, il sort un crucifix de sa poche, et, gourmandant le public sur son mauvais goût, il s’écrie, en montrant le Christ crucifié : Eccolo il vero Policinello ! Le voilà, le véritable Polichinelle !
  142. Les prédicateurs, pendant la vente des indulgences, sous Léon X, disaient hautement en chaire, que quand on aurait violé la sainte Vierge, on serait absous en achetant des indulgences, et le peuple écoutait ces paroles avec dévotion.
    (Voltaire, Essai, etc.)

    Jules II donna une bulle appelée la Croisade, que chaque particulier est obligé d’acheter pour avoir le droit de manger de la viande les jours défendus. Ceux qui vont à confesse ne peuvent recevoir l’absolution sans montrer cette bulle au prêtre ; et le prêtre donne l’absolution à ceux qui ont acheté la bulle, en ces termes : « Par l’autorité du Tout-Puissant, de saint Pierre et de saint Paul, et de notre Saint-Père le Pape, à moi commise, je vous accorde la rémission de tous vos péchés confessés, oubliés, ignorés, et des peines du purgatoire. »

    On inventa depuis la bulle de Composition, en vertu de laquelle il est permis de garder les biens qu’on a volés, pourvu qu’on n’en connaisse pas le maître.

    (Idem.)
  143. Ces taxes apostoliques étaient illimitées et incertaines avant Jean XXII, mais il les rédigea comme un Code du droit canon. Un meurtrier, diacre ou sous-diacre, était absous, avec la permission de posséder trois bénéfices, pour 12 tournois, 3 ducats et 6 carlins, environ 21 fr. Un évêque, un abbé, pouvait assassiner pour environ 500 fr. La bestialité était estimée 250 fr.
    (Voltaire.)

    On vient de réimprimer le tarif.

  144. On n’invente rien dans cet ouvrage de ce qui tient aux mœurs du bon vieux temps ; non-seulement on vendait publiquement, et comme il a été dit, des indulgences pour tous les péchés commis, mais on en délivrait quelquefois aux bons amis pour les péchés à commettre. On a trouvé dans les archives de Joinville (appartenant au cardinal de Lorraine) une indulgence expectative pour le cardinal et douze personnes de sa suite ; laquelle remettait à chaque personne, par avance, trois péchés à la fois.
    (Encyclopédie, article Joinville.)

    La duchesse de Bourbon, sœur de Charles VIII, eut le droit de se faire absoudre, toute sa vie, de tout péché, elle et dix personnes de sa suite, à quarante-sept fêtes de l’année, sans compter les dimanches.

  145. Pan, mesure locale.
  146. Chap. 22, v. 6, et ailleurs.
  147. Le maréchal ne fut pas brûlé, Vitry le tua d’un coup de pistolet, et le peuple fit à son cadavre les traitemens les plus indignes.
  148. Voir beaucoup d’écrits royalistes, et même ceux des grands faiseurs du parti. D’après leurs principes, les juges de 1793 auraient bien mérité de l’humanité, puisqu’un homme par cela seul qu’il est condamné par un tribunal est coupable. Malheureusement un jugement n’est trop souvent qu’un assassinat légal ; et en révolution, il n’y a de vrai que la victoire qui va d’un parti à l’autre, et la justice qui ne change jamais, mais qu’on viole presque toujours.
  149. Ce nom m’a été donné par un nommé Belot, curé, qui a fait sérieusement un ouvrage de divination. Il y enseigne également l’art de faire de bons sermons, par magie.
  150. L’Histoire de France fournit un grand exemple de l’effet de l’excommunication sur l’esprit des peuples : « Le Roi Robert, fils de Hugues Capet, ayant été excommunié par Grégoire V, les courtisans et les domestiques du Roi se séparèrent de lui. Deux domestiques seulement lui restèrent ; mais ils n’osaient toucher à la desserte de sa table ; les restes de ce qu’il avait touché étaient jetés aux chiens ; et ils passaient au feu les plats et les vases où il avait bu ou mangé. » La Reine, à ce que rapporte un cardinal, accoucha d’un monstre qui avait la tête et le cou d’un canard.
  151. En l’année 1459, en la ville d’Arras, et pays d’Artois, dit Monstrelot, que j’abrège ; advint un terrible et pitoyable cas qu’on nommait Vaudoisie, ne sais pourquoi. C’étaient hommes et femmes qui, de nuit, se transportaient par vertu du diable, et se trouvaient en aucuns lieux arrière des gens ès-bois, et déserts…, là où ils trouvaient illec un diable en forme d’homme duquel ils ne vesient jamais le visage…, puis fesait à chacun d’eux baiser son derrière…, puis tout-à-coup chacun prenait sa chacune, et en ce point s’éteignait la lumière, et connaissaient l’un l’autre charnellement…, et ce fait, se trouvait chacun en sa place dont il était parti premièrement…, furent pris et emprisonnés plusieurs notables gens…, et furent tellement gehénés et si terriblement tourmentés, que les uns confessèrent le cas leur être advenu, et outre plus avoir cogneu en leur assemblée, prélats, seigneurs, voir tels que les examinateurs et les juges leur nommaient et mettaient en la bouche les aucuns, ainsi nommés, étaient pris et emprisonnés, et mis à la torture tant et si très-longuement que confesser le cas leur convenait ; et furent, ceux qui étaient des moindres gens, exécutés et brûlés inhumainement ; aucuns autres plus riches et plus puissans se racheptèrent par force d’argent… Tels y eut des plus grands qui furent prêchés et séduits par les examinateurs…, qui leur promettaient, s’ils confessaient le cas, qu’ils ne perdraient ne corps ne biens : tels qui souffrirent en merveilleuse patience les peines et les tormens…, ne voulurent rien confesser, mais donnèrent argent largement aux juges, autres qui se absentèrent et vuidèrent le pays, et prouvèrent leur innocence, etc
  152. Le diable prend souvent cette forme. Urbain Grandier, condamné au feu pour avoir ensorcelé les religieuses de Loudun, et condamné sur la déposition des diables eux-mêmes qui furent entendus en justice, fut brûlé en 1634. Comme on le brûlait, une grosse mouche volait sur sa tête, en bourdonnant ; c’est Belzébuth, s’écria un moine, c’est Belzébuth, c’est le diable qui vole autour de Grandier, pour emporter son âme. Le moine avait raison, Belzébuth est un des noms du diable, et ce nom veut dire dieu des mouches ; aussi les mouches ont été exorcisées plus d’une fois, aussi bien que les rats et les sauterelles, et toujours avec le même succès.
  153. Ceci n’est pas contraire à l’histoire. Les carmes furent importés en France, en 1254, par le bienheureux saint Louis, qui aurait mérité d’être béatifié pour ce seul fait. Mais ce n’est pas à dire qu’avant lui quelqu’enfant d’Élie ne fût venu pendant la première croisade semer la bonne graine dans le Languedoc, pays que l’Église a toujours affectionné ; témoin, l’Inquisition dont elle le favorisa avant tous les autres pays.
  154. Le nom d’Albigeois ne fut donné que plus tard à ceux qui professaient les opinions que je prête à cette famille. Je me sers d’un nom connu pour prouver à mes lecteurs, par les souvenirs de l’histoire, que je n’invente jamais la partie morale de cet ouvrage. Les opinions des Albigeois et des Vaudois, des peuples des montagnes, ne datent point seulement d’Arnaud de Bresse ou de Valdo : Les montagnards conservent plus longuement que les habitans des plaines la pureté du langage et du culte ; ils sont loin du mouvement général, et restent stationnaires. On trouve encore quelques souvenirs de Sparte sur les rochers des Mainotes. Il n’y a que des esclaves et des Turcs sur les bords de l’Eurotas. Les habitans des Cévennes, des Alpes et des Pyrénées, professaient, en l’an 1000, le christianisme tel que les Gaulois l’avaient reçu jadis. Plus tard ils se trouvèrent Albigeois et Vaudois ; plus tard encore, protestans réformés ; non qu’ils eussent changés de croyance, mais parce que les peuples, revenant au christianisme primitif, on donnait successivement à ceux qui ne l’avaient jamais abandonné le nom qu’on donnait aux sectes nouvelles qui s’en rapprochaient.
  155. Mézerai, Philippe Ier.
  156. Leutard, né à Vertus, près Châlons.
  157. Le Sage, c’est ainsi qu’en parlent les bons auteurs. Mais la reine Constance était bien plus sage encore. Son confesseur étant du nombre des hérétiques condamnés au feu, elle voulut le voir aller au supplice ; et, au moment où il passait devant elle, la dévote lui enfonça une baguette dans l’œil et le lui creva. Le ciel récompensa la sagesse du roi Robert, car un moine assure qu’il fit un miracle de son vivant.
  158. Parais, Dieu vengeur, lève-toi ! Prononce dans ta propre cause et les ennemis de l’Église seront exterminés.

    Ces mots sont écrits sur les bannières de la très-sainte Inquisition.

  159. Voyez Le Beau.
  160. Hélas ! Nîmes ! Nîmes !
  161. En 1815, les Cévennes, comme je crois l’avoir dit, furent déclarées en révolte parce qu’elles accordaient l’hospitalité aux veuves et aux orphelins des protestans massacrés et aux proscrits échappés des boucheries de Nîmes et d’Uzès. En même temps on séquestrait les biens des fugitifs.