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ISAAC


LAQUEDEM


PAR


ALEXANDRE DUMAS



I



PARIS
À LA LIBRAIRIE THÉÂTRALE,
BOULEVARD SAINT-MARTIN, 12.

1853

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


Volume I


PROLOGUE


Pages.


INTRODUCTION



PROLOGUE.



la via appia.


Que le lecteur se transporte avec nous à trois lieues au delà de Rome, à l’extrémité de la via Appia, au bas de la descente d’Albano, à l’endroit même où la voie antique, vieille de deux mille ans, s’embranche avec une route moderne âgée seulement de deux siècles, laquelle contourne les tombeaux, et, les laissant à sa gauche, va aboutir à la porte de Saint-Jean de Latran.

Qu’il veuille bien supposer que nous sommes dans la matinée du jeudi saint de l’année 1469 ; que Louis XI règne en France, Jean II en Espagne, Ferdinand Ier à Naples ; que Frédéric III est empereur d’Allemagne, Ivan, fils de Basile Wasiliévitch, grand duc de Russie, Christophe Moro, doge de Venise, et Paul II, souverain pontife.

Qu’il se souvienne que c’est le jour solennel où, vêtu de la chape d’or, coiffé de la tiare, porté sous un dais soutenu par huit cardinaux, le prêtre-roi doit, du haut de la vieille basilique de Constantin, déjà condamnée et près de faire place à celle de Bramante et de Michel-Ange, donner, au nom des saints apôtres Pierre et Paul, sa bénédiction à Rome et au monde, à la ville et à l’univers, urbi et orbi.

Alors, il comprendra qu’à cause de cette solennité suprême, les populations des villages voisins se pressent sur les routes de Bracciano, de Tivoli, de Palestrine et de Frascati, tendant toutes vers la ville sainte, où les cloches qui vont fuir, et dont l’absence témoignera du deuil de la chrétienté, les attirent par un dernier appel.

Au milieu de toutes ces routes qui conduisent à Rome, et qui, de loin, semblent couvertes d’un tapis mouvant, tant se déroulent en longues files les contadines aux jupes de pourpre et aux corsages d’or, tirant un enfant par la main, ou en portant un sur leurs épaules ; les conducteurs de troupeaux, armés de lances, cachant sous leurs manteaux bruns leurs justaucorps de velours bleu à boutons d’argent, et passant au galop de leurs petits chevaux des montagnes aux housses écarlates brodées de clous de cuivre ; les graves matrones au visage calme, traînées sur de lourdes charrettes attelées de deux grands bœufs blancs aux longues cornes noires, et qui semblent de vivantes statues de l’Isis thébaine ou de la Cérès éleusine ; — au milieu de toutes ces routes, disons-nous, qui, pareilles à d’immenses artères, portent, à travers le désert fauve de la campagne romaine, le sang et la vie à la vieille Rome, une seule route est déserte.

C’est celle où nous avons conduit le lecteur.

Et, cependant, ce n’est point que d’Albano ne descende une grande affluence de peuple ; ce n’est point que manquent au rendez-vous les belles paysannes de Genzano et de Velletri ; les pâtres des marais Pontins avec leurs chevaux à longues crinières et à queues flottantes ; les matrones de Nettuno et de Mondragone, dans leurs chars traînés par des buffles à la respiration bruyante et aux yeux de flamme, — non ; à l’embranchement dont nous avons parlé, le pieux cortége de pèlerins abandonne la voie antique, laisse à sa gauche cette double file de sépulcres dont nous allons dire l’histoire en quelques lignes, et, à travers la plaine aux longues herbes, prend cette route nouvelle qui va, par un détour, joindre l’ancienne voie Tusculane, et aboutir à la basilique de Saint-Jean de Latran.

Il n’en a pas toujours été ainsi, du reste, de cette voie Appienne, aujourd’hui si déserte, que l’herbe pousserait dans les interstices de ses larges dalles grises, si ces dalles, inégalement taillées dans la lave des volcans éteints, ne refoulaient pas toute végétation. Aux beaux jours de la Rome des Césars, on la nommait la grande Appia, la reine des routes, le chemin de l’Élysée ; c’était alors le rendez-vous, dans la vie et dans la mort, de tout ce qu’il y avait de riche, de noble et d’élégant dans la ville par excellence. D’autres voies encore, la voie Latine, la voie Flaminienne, avaient leurs sépulcres ; mais heureux qui avait son sépulcre sur la voie Appia !

Chez les Romains, nation où le goût de la mort était presque aussi répandu qu’il l’est en Angleterre, et où la rage du suicide fut, sous les règnes de Tibère, de Caligula et de Néron particulièrement, une véritable épidémie, la préoccupation du lieu où le corps dormirait son éternité était grande. D’abord, on avait enseveli dans la ville, et jusque dans l’intérieur des maisons ; mais ce mode de sépulture était contraire à la salubrité publique ; de plus, les cérémonies funèbres pouvaient à tout instant souiller les sacrifices de la ville ; en conséquence, une loi intervint qui défendait d’ensevelir ni de brûler dans l’intérieur de Rome. Deux ou trois familles de privilégiés seulement conservèrent ce droit à titre d’honneur public : c’étaient les familles de Publicola, de Tubertus et de Fabricius. Ce droit leur était fort envié.

Le triomphateur mort pendant le triomphe avait également le droit d’être enterré dans Rome.

Aussi, bien rarement le vivant laissait-il le soin de son tombeau à ses héritiers. C’était une distraction qu’il se donnait à lui-même, de faire tailler son sépulcre sous ses yeux. La plupart des monuments funéraires que l’on rencontre encore aujourd’hui portent, soit ces deux lettres : V. F., ce qui signifie : Vivus fecit ; soit ces trois lettres : V. S. P., ce qui signifie : Vivus sibi posuit ; soit, enfin, ces trois autres lettres : V. F. C., ce qui signifie : Vivus faciendum curavit.

C’était en effet, pour un Romain, chose importante, comme on va le voir, que d’être enterré. D’après une tradition religieuse fort accréditée, même au temps de Cicéron, où ce genre de croyance commençait pourtant à disparaître, l’âme de tout individu privé de sépulture devait errer pendant cent ans sur les bords du Styx ; aussi quiconque rencontrait un cadavre le long de son chemin, et négligeait de lui donner la sépulture, commettait un sacrilége dont il ne pouvait se racheter qu’en sacrifiant une truie à Cérès. Il est vrai que si, à trois reprises différentes, on jetait un peu de terre sur le cadavre, cela exemptait de l’inhumation et dispensait du sacrifice.

Mais ce n’était pas le tout que d’être enterré, il fallait être enterré agréablement. La mort païenne, plus coquette que la nôtre, n’apparaissait point aux agonisants du siècle d’Auguste comme un squelette décharné au crâne nu, aux orbites vides, au ricanement sombre, et tenant à la main une faux au fer recourbé ; non, c’était tout simplement une belle femme pâle, fille du Sommeil et de la Nuit, aux longs cheveux épars, aux mains blanches et froides, aux embrassements glacés ; quelque chose comme une amie inconnue qui, lorsqu’on l’appelait, sortait des ténèbres, s’avançait grave, lente et silencieuse, s’inclinait au chevet du mourant, et, du même baiser funèbre, fermait à la fois ses lèvres et ses yeux. Alors, le cadavre demeurait sourd, muet, insensible, jusqu’au moment où la flamme du bûcher s’allumait pour lui, et, en consumant le corps, séparait l’esprit de la matière, — matière qui devenait cendre, esprit qui devenait dieu. Or, ce nouveau dieu, dieu mâne, tout en demeurant invisible aux vivants, reprenait ses habitudes, ses goûts, ses passions ; rentrait, pour ainsi dire, en possession de ses sens, aimant ce qu’il avait aimé, haïssant ce qu’il avait haï.

Et voilà pourquoi, dans le tombeau d’un guerrier, on déposait son bouclier, ses javelots et son épée ; dans le tombeau d’une femme, ses aiguilles de diamant, ses chaînes d’or et ses colliers de perles ; dans le tombeau d’un enfant, ses jouets les plus chéris, du pain, des fruits, et au fond d’un vase d’albâtre, quelques gouttes de lait tirées de ce sein maternel qu’il n’avait pas eu le temps de tarir.

Donc, si l’emplacement de la maison qu’il devait occuper pendant sa courte existence semblait au Romain digne d’une sérieuse attention, jugez quelle attention plus grande encore il devait apporter au plan, au site, à l’emplacement, enfin, plus ou moins agréable, plus ou moins selon ses goûts, ses habitudes, ses désirs, de cette maison que, devenu dieu, il devait habiter pendant l’éternité ; car les dieux mânes, dieux sédentaires, étaient enchaînés à leurs tombeaux, et tout au plus avaient la permission d’en faire le tour. Quelques-uns, — c’étaient les amateurs des plaisirs champêtres, les hommes aux goûts simples, les esprits bucoliques ; — quelques-uns, en très-petit nombre, ordonnaient qu’on élevât leurs sépulcres dans leurs villas, dans leurs jardins, dans leurs bois, afin de passer leur éternité en compagnie des nymphes, des faunes et des dryades, bercés au doux bruit des feuilles agitées par le vent, distraits par le murmure des ruisseaux roulant sur les cailloux, réjouis par le chant des oiseaux perdus dans les branches. Ceux-là, nous l’avons dit, c’étaient les philosophes et les sages… Mais d’autres, — et c’était le grand nombre, la multitude, l’immense majorité, — d’autres qui avaient autant besoin de mouvement, d’agitation et de tumulte que les premiers de solitude, de silence et de recueillement ; d’autres, disons-nous, achetaient à prix d’or des terrains sur le bord de routes, là où passaient les voyageurs venant de tous les pays, apportant à l’Europe les nouvelles de l’Asie, de l’Afrique, sur la voie Latine, sur la voie Flaminienne, et surtout, surtout ! sur la voie Appia. C’est que la voie Appia, tracée par le censeur Appius Claudius Cæcus, avait peu à peu cessé d’être une route de l’empire pour devenir un faubourg de Rome. Elle conduisait toujours à Naples et, de Naples, à Brindes, mais à travers une double rangée de maisons qui étaient des palais, et de tombeaux qui étaient des monuments. Il en résultait que, sur la voie Appia, les fortunés dieux mânes, non-seulement voyaient les passants connus et inconnus, non-seulement entendaient ce que les voyageurs disaient de neuf sur l’Asie et sur l’Afrique, mais encore parlaient à ces passants par la bouche de leurs tombeaux avec les lettres de leurs épitaphes.

Et, comme le caractère des individus, ainsi que nous l’avons constaté, survivait à la mort, l’homme modeste disait :

J’ai été, je ne suis plus.
Voilà toute ma vie et toute ma mort.

L’homme riche disait :

Ici repose
STABIRIUS.
Il fut nommé sevir sans l’avoir sollicité.
Il aurait pu occuper un rang dans toutes les
décuries de Rome ;
il ne le voulut pas.
Pieux, vaillant, fidèle,
il est venu de rien : il a laissé trente millions
de sesterces,
et n’a jamais voulu écouter les philosophes.
Porte-toi bien, et imite-le.

Puis, pour attirer plus sûrement encore l’attention des passants, Stabirius, l’homme riche, faisait graver un cadran solaire au-dessus de son épitaphe !

L’homme de lettres disait :

Voyageur !
si pressé que tu sois d’arriver au terme
de ton voyage,
cette pierre te demande de regarder de son côté,
et de lire ce qui y est écrit :
Ici gisent les os du poëte
MARCUS PACUVIUS.
Voilà ce que je voulais t’apprendre.
Adieu !

L’homme discret disait :

Mon nom, ma naissance, mon origine,
ce que je fus, ce que je suis,
je ne le révélerai point.

Muet pour l’éternité, je suis un peu
de cendre, des os, rien !
Venu de rien, je suis retourné d’où j’étais venu.
Mon sort t’attend. Adieu !

L’homme content de tout disait :

Tant que je fus au monde, j’ai bien vécu.
Ma pièce est déjà finie ; la vôtre finira bientôt.
Adieu ! Applaudissez !

Enfin, une main inconnue, celle d’un père sans doute, faisait dire à la tombe de sa fille, pauvre enfant enlevée au monde à l’âge de sept ans :

Terre ! ne pèse point sur elle !
Elle n’a point pesé sur toi !

Maintenant, à qui tous ces morts se cramponnant à la vie venaient-ils parler la langue du tombeau ? Quels étaient ceux qu’ils appelaient de leurs sépulcres comme font les courtisanes frappant à leurs carreaux pour forcer les passants à tourner la tête ? Quel était ce monde auquel ils continuaient de se mêler en esprit, et qui passait joyeux, insouciant, rapide, sans les écouter, sans les voir ?

C’était tout ce qu’il y avait de jeunesse, de beauté, d’élégance, de richesse, d’aristocratie à Rome. La via Appia, c’était le Longchamp de l’antiquité ; seulement, ce Longchamp, au lieu de durer trois jours, durait toute l’année.

Vers quatre heures de l’après-midi, quand la grande chaleur de la journée était passée ; quand le soleil descendait moins ardent et moins lumineux vers la mer Thyrénienne ; quand l’ombre des pins, des chênes verts et des palmiers s’allongeait de l’occident à l’orient ; quand le laurier-rose de Sicile secouait la poussière de la journée aux premières brises qui descendaient de cette chaîne de montagnes bleues que domine le temple de Jupiter Latial ; quand le magnolia des Indes relevait sa fleur d’ivoire, arrondie en cornet comme une coupe parfumée qui s’apprête à recueillir la rosée du soir ; quand le nélumbo de la mer Caspienne, qui avait fui la flamme du zénith dans l’humide sein du lac, remontait à la surface de l’eau pour aspirer de toute la largeur de son calice épanoui la fraîcheur des heures nocturnes, alors commençait à apparaître, sortant de la porte Appienne, ce que l’on pouvait appeler l’avant-garde des beaux, des Trossuli, des petits Troyens de Rome, que les habitants du faubourg Appia, — sortant à leur tour des maisons, qui, elles aussi, s’ouvraient pour respirer, — s’apprêtaient à passer en revue, assis sur des chaises ou des fauteuils apportés de l’intérieur de l’atrium, appuyés aux bornes qui servaient de marchepied aux cavaliers pour monter à cheval, ou à demi couchés sur ces bancs circulaires que l’on adossait à la demeure des morts pour la plus grande commodité des vivants.

Jamais Paris rangé en deux haies aux Champs-Élysées, jamais Florence courant aux Caschines, jamais Vienne s’empressant au Prater, jamais Naples entassée dans la rue de Tolède ou à Chiaïa, ne virent pareille variété d’acteurs, pareil concours de spectateurs !

D’abord, en tête, paraissaient les cavaliers montés sur des chevaux numides, avec des housses de drap d’or ou de peaux de tigre. Quelques-uns continueront la promenade au pas ; ceux-là ont devant eux des coureurs en tunique courte, à la chaussure légère, au manteau roulé autour de l’épaule gauche, et dont les flancs sont contenus par une ceinture de cuir qu’ils serrent ou dénouent à volonté, selon que l’allure qu’ils sont forcés de prendre est plus ou moins rapide ; d’autres, comme s’ils se disputaient le prix de la course, franchiront en quelques minutes toute la longueur de la voie Appienne, lançant à la tête de leurs chevaux de magnifiques molosses aux colliers d’argent. Malheur à qui se trouve sur le chemin de cette trombe ! malheur à qui se laisse envelopper par ce tourbillon de hennissements, d’abois et de poussière ! celui-là, on le relèvera mordu par les chiens, piétiné par les chevaux ; celui-là, on l’emportera sanglant, rompu, brisé, pendant que le jeune patricien qui aura fait le coup se retournera sans ralentir sa course, éclatant de rire, et montrant son adresse à poursuivre son chemin, tout en regardant du côté opposé au but vers lequel se dirige son cheval.

Derrière les chevaux numides viennent les chars légers, qui lutteraient presque de vitesse avec ces enfants du désert dont la race a été conduite à Rome en même temps que Jugurtha : ce sont des cisii, équipages aériens, espèces de tilburys traînés par trois mules attelées en éventail, et dont celle de droite et celle de gauche galopent et bondissent en secouant leurs grelots d’argent, tandis que celle du milieu trotte en suivant la ligne droite avec l’inflexibilité, nous dirons presque avec la rapidité d’une flèche. Arrivent ensuite les caruccæ, voitures élevées dont le corricolo moderne n’est qu’une variété ou plutôt qu’une descendance, et que les élégants conduisent rarement eux-mêmes, mais font conduire par un esclave nubien qui porte le costume pittoresque de son pays.

Puis, derrière les cisii et les caruccæ, s’avancent les voitures à quatre roues, les rhedæ, garnies de coussins de pourpre et de riches tapis qui retombent en dehors ; les covini, voitures couvertes et fermées si hermétiquement, qu’elles transportent parfois les mystères de l’alcôve dans les rues de Rome et sur les promenades publiques ; enfin, faisant contraste l’une avec l’autre, — la matrone, vêtue de sa longue stole, enveloppée de son épaisse palla, assise avec la raideur d’une statue dans le carpentum, espèce de char d’une forme particulière, dont les seules femmes patriciennes ont le droit de se servir, — la courtisane, vêtue de gaze de Cos, c’est-à-dire d’air tissu, de brouillard filé, nonchalamment couchée dans sa litière, soutenue par huit porteurs couverts de magnifiques penulæ, accompagnée, à droite, de son affranchie grecque, messagère d’amour, Iris nocturne, qui fait trêve un instant à son doux commerce pour agiter, avec un éventail de plumes de paon, l’air que respire sa maîtresse ; à gauche, d’un esclave liburnien portant un marchepied garni de velours auquel se rattache un long et étroit tapis de la même étoffe, afin que la noble prêtresse du plaisir puisse descendre de sa litière, et gagner l’endroit où elle a décidé de s’asseoir, sans que son pied nu et chargé de pierreries soit forcé de toucher le sol.

Car, une fois le champ de Mars traversé, une fois hors de la porte Capène, une fois sur la via Appia, beaucoup continuent leur chemin à cheval ou en voiture, mais beaucoup aussi mettent pied à terre, et, donnant leurs équipages à garder à leurs esclaves, se promènent dans l’intervalle ménagé entre les tombeaux et les maisons, ou s’asseyent sur des chaises et des tabourets que des spéculateurs en plein vent leur louent moyennant un demi-sesterce l’heure. Ah ! c’est là que l’on voit les élégances réelles ! C’est là que la mode règne arbitrairement ! C’est là que l’on étudie sur les véritables modèles du bon goût la taille de la barbe, la coupe des cheveux, la forme des tuniques, et ce grand problème — résolu par César, mais remis en doute par la génération nouvelle, — de savoir si l’on doit les porter longues ou courtes, lâches ou serrées : César les portait traînantes et lâches ; mais on a fait de grands pas depuis César ! C’est là qu’on dispute sérieusement sur le poids des bagues d’hiver, sur la composition du meilleur rouge, sur la plus onctueuse pommade de fèves pour tendre et adoucir la peau, sur les plus délicates pastilles de myrte et de lentisque pétries avec du vin vieux pour épurer l’haleine ! Les femmes écoutent en jetant, à la manière des jongleurs, de leur main droite à leur main gauche, des boules d’ambre qui rafraîchissent et parfument à la fois ; elles applaudissent de la tête, des yeux et même, de temps en temps, des mains, les théories les plus savantes et les plus hasardées ; leurs lèvres, relevées par le sourire, montrent leurs dents blanches comme des perles ; leurs voiles, rejetés en arrière, laissent voir, formant un riche contraste avec leurs yeux de jais et leurs sourcils d’ébène, de magnifiques cheveux d’un blond ardent, d’un blond d’or ou d’un blond cendré, selon qu’elles en ont changé la teinte primitive, soit avec un savon composé de cendre de hêtre et de suif de chèvre qu’elles font venir de la Gaule, soit en usant d’un mélange de lie de vinaigre et d’huile de lentisque, soit, enfin, — ce qui est plus simple encore, — en achetant dans les tavernes du portique Minucius, situé vis-à-vis le temple d’Hercule aux Muses, de splendides chevelures que de pauvres filles de la Germanie vendent au tondeur pour cinquante sesterces, et que celui-ci revend pour un demi-talent.

Et ce spectacle est envieusement regardé par l’homme du peuple à moitié nu, par le petit Grec affamé qui monterait au ciel pour un dîner, et par le philosophe au manteau râpé et à la bourse vide, qui y prend un texte de discours contre le luxe et contre la richesse.

Et tous, couchés, assis, debout, allant, venant, se dandinant tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, levant les mains pour faire retomber leurs manches et montrer leurs bras épilés à la pierre ponce, rient, aiment, jasent, grasseyent en parlant, fredonnent des chansons de Cadix ou d’Alexandrie, oubliant ces morts qui les écoutent, qui les appellent ; se jetant des fadaises dans la langue de Virgile, échangeant des calembours dans l’idiome de Démosthènes, parlant grec surtout, — car, le grec, c’est la véritable langue de l’amour, et une courtisane qui ne saurait pas dire à ses amants dans la langue de Thaïs et d’Aspasie : Ζωὴ καὶ ψυχὴ (ma vie et mon âme), cette courtisane ne serait qu’une fille bonne pour des soldats marses aux sandales et aux boucliers de cuir.

Cent cinquante ans plus tard, le faux Quintilien saura ce qu’il en coûte de ne pas savoir parler grec !

Et, cependant, c’était pour donner des loisirs, des monuments, des spectacles et du pain à cette foule vaine et insensée, à ces jeunes gens aux têtes légères, à ces femmes aux cœurs frelatés, à ces fils de famille qui laissent leur santé dans les lupanars et leurs bourses dans les tavernes, à ce peuple oisif et paresseux — parce que, avant tout, il est italien, — mais hargneux comme s’il était anglais, fier comme s’il était espagnol, querelleur comme s’il était gaulois, à ce peuple qui passe sa vie à se promener sous les portiques, à discourir dans les bains, à battre des mains dans les cirques ; c’est pour ces jeunes gens, pour ces femmes, pour ces fils de famille, pour ce peuple que Virgile, le doux cygne mantouan, le poëte chrétien de cœur, sinon d’éducation, chante le bonheur champêtre, maudit l’ambition républicaine, flétrit l’impiété des guerres civiles, et prépare le plus beau et le plus grand poëme qui aura été fait depuis Homère, — et qu’il brûlera, le trouvant indigne, non-seulement de la postérité, mais encore de ses contemporains ! C’est pour eux, c’est pour revenir vers eux qu’Horace fuit à Philippes, et, afin de courir plus légèrement, jette son bouclier bien loin derrière lui ; c’est pour être regardé et nommé par eux qu’il se promène distrait au Forum, au champ de Mars, au bord du Tibre, tout occupé de ce qu’il appelle des bagatelles : ses Odes, ses Satires et son Art poétique ! C’est à eux, et dans le profond regret qu’il éprouve d’être séparé d’eux, que le libertin Ovide, exilé depuis cinq ans déjà chez les Thraces, où il expie le plaisir — si facile cependant — d’avoir été un instant l’amant de la fille de l’empereur, ou le dangereux hasard d’avoir surpris le secret de la naissance du jeune Agrippa ; c’est à eux qu’Ovide adresse ses Tristes, ses Pontiques et ses Métamorphoses ; c’est pour se retrouver au milieu d’eux qu’il supplie Auguste, et qu’il suppliera Tibère, de le laisser revenir à Rome ; c’est eux qu’il regrettera lorsque, loin de la patrie, il fermera les yeux en embrassant d’un même regard, de ce regard suprême qui voit tout, et les splendides jardins de Salluste, et le pauvre quartier de Suburre, et le Tibre aux eaux majestueuses, où César a failli se noyer en luttant contre Cassius, et le ruisseau boueux du Velabre, près duquel s’étendait le bois sacré, retraite de la louve latine et berceau de Romulus et Rémus ! C’est pour eux, c’est pour conserver leur amour, changeant comme une journée d’avril, que Mécène, le descendant des rois d’Étrurie, l’ami d’Auguste, le voluptueux Mécène, qui ne marche à pied qu’appuyé aux épaules de deux eunuques plus hommes que lui, paye le chant de ses poëtes, les fresques de ses peintres, les parades de ses comédiens, les grimaces du mime Pylade, les entrechats du danseur Bathylle ! C’est pour eux que Balbus ouvre un théâtre, que Philippe élève un musée, que Pollion construit des temples. C’est à eux qu’Agrippa distribue gratis des billets de loterie qui gagnent des lots de vingt mille sesterces, des étoffes du Pont brodées d’or et d’argent, des meubles incrustés de nacre et d’ivoire ; c’est pour eux qu’il établit des bains dans lesquels on peut rester depuis le moment où le jour se lève jusqu’à l’heure où le soleil se couche ; des bains où l’on est rasé, parfumé, frotté, désaltéré, nourri aux frais du maître ; c’est pour eux qu’il creuse trente lieues de canaux, qu’il bâtit soixante-sept lieues d’aqueducs, qu’il amène par jour à Rome une masse d’eau de plus de deux millions de mètres cubes, et la distribue dans deux cents fontaines, dans cent trente châteaux d’eau, dans cent soixante-dix bassins ! C’est pour eux, enfin, c’est pour leur changer en marbre la Rome de brique, c’est pour leur faire venir des obélisques d’Égypte, c’est pour leur bâtir des forums, des basiliques, des théâtres, qu’Auguste, le sage empereur, fait fondre sa vaisselle d’or, ne garde, de la dépouille des Ptolémées, qu’un vase murrhin ; du patrimoine de son père Octavius, de l’héritage de son oncle César, de la défaite d’Antoine, de la conquête du monde, que cent cinquante millions de sesterces (trente millions de nos francs) ; c’est pour eux qu’il refait la voie Flaminia jusqu’à Rimini ; c’est pour eux qu’il appelle de la Grèce des bouffons et des philosophes ; de Cadix, des danseurs et des danseuses ; de la Gaule et de la Germanie, des gladiateurs ; de l’Afrique, des boas, des hippopotames, des girafes, des tigres, des éléphants et des lions ; c’est à eux, enfin, qu’il dit en mourant : « Êtes-vous contents de moi, Romains ? ai-je bien joué mon rôle d’empereur ?… Oui ?… Alors, applaudissez ! »

Voilà ce que c’était que la via Appia, Rome et les Romains du temps d’Auguste ; — mais, à l’époque où nous sommes parvenus, c’est-à-dire au jeudi saint de l’année 1469, les choses et les hommes étaient bien changés ! Les empereurs avaient disparu, emportés par le vertige même de l’empire ; le colosse romain, qui couvrait de sa base gigantesque le tiers du monde connu, s’était écroulé. Malgré l’enceinte d’Aurélien, Rome avait été prise par qui avait voulu la prendre, par Alaric, par Genseric, par Odoacre, et avait vu les barbares, à force d’entasser ruines sur ruines, hausser de vingt pieds la surface de son sol ; enfin, dévastée, pillée, éventrée, elle avait été donnée, avec son duché, au pape Étienne II, par Pépin le Bref ; donation qui avait été confirmée par Charlemagne. La croix, si longtemps humble et fugitive, avait, fière et conquérante à son tour, couronné successivement le panthéon d’Agrippa, la colonne Antonine et le faîte du Capitole.

Alors, du fronton de la basilique de Saint-Pierre, la puissance spirituelle du souverain pontife avait pris son vol sur l’univers ; elle s’étendait, au nord, jusqu’à l’Islande ; à l’orient, jusqu’au Sinaï ; au sud, jusqu’au détroit de Gibraltar ; à l’occident, jusqu’au cap le plus avancé de la Bretagne, poupe du vaisseau européen, contre laquelle viennent se briser les flots de l’Atlantique, poussés par les flots de l’Océan, que poussent eux-mêmes les flots de la mer des Indes. — Mais le pouvoir temporel des papes, renfermé dans Rome, que lui disputent pied à pied les terribles condottieri du moyen âge, se brise contre le théâtre de Marcellus, et recule devant l’arc de Trajan.

Or, c’est justement à cet arc de Trajan que commence la via Appia.

Qu’est-elle devenue, au milieu de ces révolutions des empires, au milieu de ces invasions des barbares, au milieu de cette transformation du genre humain ? qu’est-elle devenue, la grande Appia, la reine des routes, l’avenue des champs Élyséens ? et pourquoi surtout inspire-t-elle une si grande terreur, que les populations épouvantées se détournent d’elle, et créent un chemin à travers la plaine, pour ne pas suivre son pavé de lave, et pour éviter la double ligne de ses tombeaux croulants ?

C’est que, de même que les oiseaux de carnage, aigles, vautours, gerfauts, milans et faucons, — des hommes de proie, les Frangipani, les Gaëtani, les Orsini, les Colonna et les Savelli, se sont emparés des tombeaux en ruines, en ont fait des forteresses, et ont planté au sommet leurs bannières, non pas de chevaliers, mais de bandits et de pillards.

Et, cependant, — chose étrange et que ne peuvent comprendre les soldats eux-mêmes veillant sur la tour Fiscale, et auxquels il est défendu, vu la solennité du jour, de faire aucune sortie dans la plaine, — tandis que les autres pèlerins continuent, avec le même soin, à s’écarter de la voie antique, un homme s’avance seul, à pied, désarmé, sans se déranger de son chemin, vers la tour Fiscale, sentinelle avancée de cette longue ligne de forteresses.

Les soldats se regardent étonnés, et se demandent entre eux :

— D’où vient cet homme ? Où va-t-il ? Que veut-il ?

Puis ils ajoutent en riant et en hochant la tête d’un air de menace :

— Assurément, il est fou !…

D’où vient cet homme : nous allons le dire. Où il va : nous le verrons bientôt. Ce qu’il veut : nous le saurons plus tard.


le voyageur.


Cet homme venait ou paraissait venir de Naples.

Au point du jour, il avait été vu sortant de Genzano. Avait-il couché dans ce village ? avait-il marché toute la nuit, et traversé les marais Pontins pendant ces heures sombres où la fièvre et les bandits veillent dans l’humide solitude ?

Nul ne le savait.

Il suivit la route qui mène de Genzano à la Riccia ; peu à peu, cette route se peupla de paysans et de paysannes faisant le même chemin que lui, — car il semblait, lui aussi, aller à Rome, et, comme eux, y aller dans le même but : celui de recevoir la grande bénédiction.

Cependant, contre l’habitude des pèlerins accomplissant le même pèlerinage, il ne parla à personne, et personne ne lui parla ; il marchait d’un pas plutôt rapide que lent, de ce pas égal qu’adoptent les voyageurs qui ont une longue route à faire, et dont la régularité indique l’homme qui, par des courses réitérées, a contracté une parfaite habitude de la marche.

À la Riccia, la plupart des paysans firent une halte, les uns saluant d’un bonjour souriant leurs amis ou même leurs simples connaissances, les autres se groupant à la porte des cabarets pour boire un verre de vin de Velletri ou d’Orvietto.

Lui ne salua personne, ne prit rien, et continua sa route.

Il arriva à Albano, où s’arrêtent presque toujours les voyageurs, si pressés qu’ils soient. Il y avait, à cette époque surtout, bien des ruines curieuses à visiter dans cette filleule d’Albe la Longue, qui a pris naissance au milieu de la villa de Pompée, et qui, de ses huit cents maisons et de ses trois mille habitants, ne remplit pas les vastes constructions que l’empereur Domitien a fait ajouter à la villa du vainqueur de Silare, du vaincu de Pharsale.

Lui ne s’arrêta point.

À droite, en sortant d’Albano, il avait rencontré le tombeau d’Ascagne, fils d’Énée, fondateur d’Albe, situé à une lieue à peu près du tombeau de Telegonus, fils d’Ulysse, fondateur de Tusculum. Dans ces deux villes, et dans ces deux hommes, descendant de deux races ennemies, les deux nationalités asiatique et grecque étaient venues se personnifier en Europe. Sous les anciens rois de Rome, comme sous la république romaine, les deux villes étaient restées rivales et les deux populations hostiles. Le duel que les pères avaient commencé devant Troie s’était continué à Rome entre les enfants ; les deux principales maisons d’Albe et de Tusculum étaient la maison Julia, d’où sortait César, et la maison Porcia, d’où sortait Caton. On connaît la lutte terrible de ces deux hommes ; après plus de mille ans de durée, le duel de Troie se termina à Utique : — César, descendant des vaincus, vengea Hector sur Caton, descendant des vainqueurs.

Certes, c’étaient là de grands souvenirs faisant naître de hautes pensées, et méritant bien qu’un voyageur s’arrêtât un instant, ne fût-ce que debout, en face de la tombe du fils d’Énée ; mais l’étranger ignorait sans doute toutes ces choses, ou les jugeait indignes de ses méditations, car il passa devant le tombeau d’Ascagne sans même le saluer d’un regard.

Et, ce qu’il y avait de remarquable encore, c’est qu’avec une indifférence ou un dédain aussi profond, il avait laissé derrière lui le temple de Jupiter Latial, dans lequel le touriste superficiel ne voit qu’une ruine pareille aux autres ruines, mais où l’historien, plus clairvoyant, reconnaît le centre créé par Tarquin pour mettre la civilisation latine à l’ombre de la civilisation romaine.

Aussi ceux qui suivaient la même route que le muet et infatigable voyageur, ceux qui avaient d’abord cru marcher plus vite que lui, ou tout au moins du même pas, et qui se voyaient insensiblement dépassés par lui, ceux-là le regardaient-ils avec un suprême étonnement, presque avec terreur. On eut dit que cet homme appartenait à une autre race que celle au milieu de laquelle il se trouvait poussé par une invincible fatalité, et qu’il n’avait rien à démêler avec elle. Il passait à travers les flots humains comme le Rhône passe à travers le lac de Genève, sans mêler son eau trouble et glacée à l’onde tiède et limpide du Léman.

Cependant, arrivé au sommet de la montagne d’Albano, à l’endroit où Rome, la Campagne romaine et la mer Thyrénienne, non-seulement se présentent tout à coup aux yeux du voyageur, mais encore semblent venir au-devant de lui, il s’arrêta un instant pensif, et, appuyant ses deux mains sur son long bâton de laurier, il embrassa d’un regard le merveilleux tableau qui se déroulait sous ses yeux.

Mais sur sa physionomie se répandait plutôt le sentiment d’un homme qui revoit et qui se rappelle que celui d’un homme qui voit pour la première fois et qui s’étonne.

Profitons de ce moment pour jeter un coup d’œil sur lui, et pour mettre, par la forme extérieure du moins, le mystérieux inconnu en communication avec nos lecteurs.

C’était un homme de quarante à quarante-deux ans, d’une taille plutôt élevée que moyenne ; son corps maigre et osseux semblait fait à toutes les fatigues et prêt à tous les dangers. Il portait pour tout vêtement, avec un manteau bleu jeté sur son épaule, une tunique grise qui laissait voir ses bras robustes et ses jambes aux muscles d’acier ; les sandales dont ses pieds étaient chaussés semblaient avoir secoué la poudre de bien des routes, et soulevé la poussière de bien des générations.

Il avait la tête nue.

Cette tête, brunie par le soleil et fouettée par le vent, était surtout la partie remarquable du voyageur inconnu ; elle présentait, dans toute sa beauté, dans toute sa puissance, dans toute son expansion, le type de la race sémitique : l’œil était grand, profond, expressif, et, selon que le sombre sourcil qui le couvrait s’abaissait en l’ombrageant, ou se relevait en l’éclairant, voilé de mélancolie ou éclatant d’un feu sombre ; le nez, vigoureusement attaché au front, se prolongeait droit et mince dans sa ligne primitive, mais se recourbait à son extrémité comme le bec des grands oiseaux de proie. Autant qu’on pouvait en juger à travers les poils d’une longue barbe noire, la bouche relevée dédaigneusement ou douloureusement aux deux coins, était grande, belle de forme, riche de dents blanches et aiguës ; la chevelure, abandonnée à toute sa longueur et noire comme la barbe, retombait jusque sur les épaules, pareille à celle des empereurs barbares qui régnèrent sur Rome, ou de ces rois francs qui firent invasion dans les Gaules, et, de son cercle d’ébène, encadrait admirablement le visage, sous le bruni duquel la peau avait conservé quelque chose de la fermeté et de l’éclat du cuivre rouge ; quant au front, il était complétement couvert par les cheveux, et à peine un faible intervalle séparait-il leur extrémité de la naissance des sourcils ; intervalle, au reste, qui semblait ménagé exprès pour laisser voir une de ces rides profondes que la pensée creuse au front de ceux qui ont longtemps et beaucoup souffert.

Ainsi que nous l’avons dit, cet homme s’arrêta un instant au haut de la montagne, et, comme il était placé juste au milieu de la route, le flot des pèlerins qui le suivaient, s’écartant de lui, se sépara en deux branches, comme le torrent qui descend de la montagne dans la plaine, et qui, au sommet de la cataracte qu’il forme, rencontre un inébranlable rocher.

Et, cependant, à cette heure du jour, à la clarté matinale de ce jeune et joyeux soleil d’avril, l’aspect de cet homme, arrêté ainsi pensif, debout et immobile, n’était que sévère ; seulement, on comprenait que la nuit, au milieu d’une tempête, quand ses longs cheveux noirs, quand son grand manteau bleu étaient fouettés par la bise, et que, malgré la nuit, malgré la tempête, malgré la bise, illuminé par la lueur des éclairs, il continuait, de son pas rapide et régulier, son chemin à travers l’épaisseur des bois, la nudité des landes ou les escarpements des bords de la mer, pareil au génie des forêts, au démon des bruyères ou à l’esprit de l’Océan, on comprenait que l’aspect de cet homme devait être terrible.

Et c’était cet instinct de l’épouvante qui écartait les paysans du sombre voyageur.

Au reste, placé comme nous l’avons dit, le dos tourné à l’orient, le visage faisant face à l’occident, il avait, à sa droite, cette grande chaîne de collines que termine le Soracte, et qui enferme toute la première période des conquêtes de Rome dans ce bassin, espèce de cirque, où se sont débattues et ont succombé tour à tour les nationalités falisque, œque, volsque, sabine et hernique ; à sa gauche toute la mer de Thyrène, parsemée d’îles bleuâtres pareilles à des nuages qui, sur la route de l’éternité, eussent jeté l’ancre dans les profondeurs du ciel ; enfin, à trois lieues devant lui, à l’autre extrémité de la voie Appienne, toute hérissée de tours du onzième, du douzième et du treizième siècle, dans une ligne parfaitement directe, s’élevait Rome, car les voies antiques n’admettaient pas les déviations, et elles marchaient d’un pas inflexible, jetant des ponts sur les fleuves, éventrant les montagnes, comblant les vallées.

Le voyageur demeura ainsi quelques minutes.

Puis, après avoir parcouru des yeux l’immense horizon, rendu plus immense encore par deux mille ans de souvenirs, il passa lentement sa main sur son front, leva au ciel un regard où luttaient la supplication et la menace, poussa un profond soupir, et continua son chemin.

Seulement, quand il fut parvenu à l’embranchement des deux routes, au lieu de s’écarter à droite comme tout le monde, au lieu d’éviter ces aires d’aigles, ces nids de vautours qui faisaient la terreur de la contrée, au lieu d’entrer enfin à Rome par la porte Saint-Jean de Latran, sans paraître hésiter, sans paraître craindre, sans paraître même se douter qu’il existât pour lui un danger quelconque à faire ce qu’il faisait, il marcha droit vers la tour Fiscale, au sommet de laquelle flottait la bannière des Orsini, ces belliqueux neveux du pape Nicolas III.

C’était alors que le soldat en sentinelle au haut de la tour avait remarqué cet homme qui se séparait de la foule pour suivre une route que personne ne suivait, et qui, du même pas, toujours s’avançait, seul, sans armes et aussi indifférent, en apparence, à ceux qu’il laissait derrière lui qu’à ceux qu’il avait devant lui.

Le soldat appela un de ses camarades et lui montra le voyageur. L’audace était telle, que le second soldat appela les autres ; si bien qu’au bout d’un instant, et tandis que l’étranger se rapprochait de plus en plus, le rempart se trouva garni d’une douzaine de curieux pour lesquels aucun spectacle ne pouvait être plus extraordinaire que celui d’un homme qui venait chercher avec tant d’insouciance un danger que le plus brave aurait fui.

C’est qu’à cette époque de guerres, de pillages et d’incendies qui ont fait de la Campagne de Rome ce sombre et poétique désert qu’elle offre encore aujourd’hui, tout soldat était un bandit et tout capitaine un chef d’assassins.

On eût dit que, depuis ces effroyables pestes du onzième et du douzième siècle, qui avaient enlevé au monde un tiers de sa population ; on eût dit que, depuis ces grandes migrations de peuples européens qui, faisant pendant à l’invasion arabe, étaient allés semer deux millions d’hommes dans les plaines de Syrie, au pied des murs de Constantinople, sur les bords du Nil et autour du lac de Tunis ; on eût dit, répétons-nous, que la race humaine, craignant de devenir trop nombreuse et de ne plus trouver sa place sur la surface du globe, avait décidé de se faire une guerre incessante, acharnée, mortelle. Pendant tout le quinzième siècle particulièrement, le monde chrétien sembla avoir élu une reine à la couronne de cyprès, au sceptre sanglant, au trône parsemé de larmes, tenant sa cour au milieu d’un vaste ossuaire, et s’appelant la Destruction. L’Italie était son empire, le monde son campo-santo. Il semblait alors, et pendant toute cette époque d’épouvante, que la vie de l’homme n’eût conservé aucune valeur, et eût cessé de peser d’aucun poids dans cette balance que Dieu a mise à la main droite de la Destinée. Au reste, l’examen que subissait, sans paraître s’en douter, et au fur et à mesure qu’il avançait, le voyageur mystérieux, ne lui était pas favorable, nous devons l’avouer. Sa mise étrange et qui n’avait aucune analogie avec le costume de l’époque, sa tunique grise frangée par la vieillesse, cette corde qui nouait ses reins, cette tête nue, ces bras nus, ces jambes nues ; enfin, cette absence d’armes, qui, mieux encore que tout le reste, indiquait l’homme de vile condition, tout cela fit que les soldats, croyant voir en lui un mendiant, un vagabond, un lépreux peut-être, ne pensèrent pas devoir le laisser trop s’avancer, et, dès qu’il fut à la portée de la voix, après s’être fait les uns aux autres les questions que nous avons dites, et auxquelles personne ne répondit, invitèrent la sentinelle à remplir son devoir de vigilance.

La sentinelle, qui attendait ce moment avec autant d’impatience que ses camarades, ne se le fit pas répéter, et cria :

— Qui vive ?

Mais, soit qu’il n’entendit point, soit que sa préoccupation l’emportât sur tout autre sentiment, même sur celui du danger qu’il courait, le voyageur ne répondit pas.

Les soldats se regardèrent avec une surprise croissante ; et, d’une voix plus forte, après quelques secondes d’intervalle, la sentinelle jeta ce même cri à travers l’espace :

— Qui vive ?

Le voyageur ne répondit pas plus à ce second cri qu’il n’avait répondu au premier, et poursuivit son chemin vers la tour.

Les soldats se regardèrent de nouveau, tandis que le factionnaire commençait à rire d’un rire sinistre en allumant la mèche de son arquebuse. En effet, le silence gardé une troisième fois par l’imprudent voyageur, et il allait être permis au soldat d’essayer son adresse sur une cible vivante.

Cependant, à cause de la sainteté du jour probablement, et afin de mettre sa conscience à couvert, le soldat enfla ses poumons de tout l’air qu’ils pouvaient contenir, et, une troisième fois, cria :

— Qui vive ?

Cette fois, pour ne pas répondre, il fallait que le voyageur fût muet ou sourd.

Les soldats s’arrêtèrent à cette hypothèse qu’il était sourd ; car, muet seulement, il eût pu répondre par un signe de la tête ou de la main, et, ce signe, il ne daigna même point le faire.

Mais, comme il n’était aucunement défendu de tirer sur les sourds, tandis que, au contraire, il était expressément recommandé de tirer sur ceux qui ne répondaient pas, le soldat, après avoir loyalement et généreusement donné au voyageur quelques secondes pour réfléchir et peut-être aussi pour que, en réfléchissant, il se rapprochât d’une dizaine de pas et lui offrît un but plus facile, le soldat porta la crosse de son arquebuse à son épaule, abaissa le canon de l’arme dans la direction du voyageur, et, au milieu du silence et de l’attentive curiosité de ses camarades, appuya sur le ressort, et fit feu.

Par malheur, au moment où la mèche s’abaissait vers le bassinet, un bras étranger se glissa entre les soldats, releva le canon de l’arme, qui dévia de la direction, et le coup partit en l’air.

Le soldat se retourna furieux, croyant avoir affaire à l’un de ses camarades, et s’apprêtant à venger sur lui sa balle perdue.

Mais à peine eut-il reconnu celui qui venait de faire l’acte d’autorité que nous avons dit, que l’expression de colère déjà répandue sur son visage se changea immédiatement en expression d’obéissance et d’humilité, tandis que le juron commencé s’achevait par cette exclamation de surprise :

— Monseigneur Napoleone !…

Et, en même temps que la sentinelle reculait de deux pas, les autres condottieri s’écartaient pour faire place à un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans qui venait d’apparaître sur la plate-forme, et s’était approché du groupe sans en être aperçu.

Ce jeune homme, sur le visage duquel il était facile de reconnaître le type italien dans toute sa finesse, dans toute sa force, dans toute sa mobilité, était élégamment vêtu d’un costume de guerre dont il ne portait, au reste, pour le moment, que ces pièces légères que le capitaine du quinzième siècle ne quittait presque jamais, c’est-à-dire le gorgerin d’acier, le justaucorps de mailles comme armes défensives, et l’épée et le poignard comme armes offensives ; une espèce de casquette de velours, à retroussis de brocart et à visière allongée, couvrait et, en même temps, protégeait sa tête ; car, entre cette riche étoffe et la non moins riche doublure, le chapelier ou plutôt l’armurier avait eu le soin de placer une calotte de fer à l’épreuve d’un premier coup d’épée ; enfin, de longues bottes de buffle doublées de peluche, qui pouvaient au besoin monter jusqu’à mi-cuisses, et qui, pour le moment, étaient rabattues jusqu’au-dessous du genou, complétaient ce costume, adopté d’ailleurs, à peu de variété près, par la plupart des cavaliers et des chefs de bandes de l’époque.

En outre, une longue chaîne d’or pendante à son cou, et qui supportait un médaillon dans lequel étaient sculptés deux écussons accolés où brillaient sur émail les armes du pape et de la papauté, indiquait que ce jeune homme occupait une charge considérable près du souverain pontife.

En effet, c’était Napoleone Orsini, fils de Carlo Orsini, comte de Tagliacozzo, que Sa Sainteté le pape Paul II venait, quoiqu’il n’eût pas encore atteint sa trentième année, de nommer gonfalonier de l’Église, et que la noblesse de ses aïeux, la grandeur de sa personne et la magnificence de ses goûts, rendaient plus digne que tout autre d’occuper cette place.

Il était, alors, le principal représentant de cette grande famille Orsini qui tenait, dès le onzième siècle, un rang distingué dans la société romaine, famille qui était tellement dans la faveur de Dieu, qu’elle mérita que saint Dominique fît pour elle son premier miracle. En effet, un Napoleone Orsini, se rendant le jour du jeudi saint de l’année 1217, à la tour Fiscale, — qu’il tenait déjà à cette époque, et que, comme on vient de le voir, tenait encore son descendant, — il fut renversé de son cheval devant la porte du monastère de Saint-Sixte, et se tua sur le coup. Par bonheur, en ce moment même, saint Dominique sortait du couvent ; il vit des écuyers, des pages, des serviteurs qui pleuraient autour du corps de leur maître, s’informa de la condition, de l’état du trépassé, et apprit que l’homme qu’il voyait là, couché devant lui, était le fameux Napoleone Orsini, la gloire de Rome, le soutien de l’Église, et alors le plus digne héritier de son nom ; le saint s’approcha des serviteurs désolés, et, prenant pitié de ce grand malheur privé, qui, par la condition de celui qui en était victime, devenait un malheur public, il leva la main, et, s’adressant aux gens du défunt :

— Ne pleurez pas, dit-il, car, par la grâce de Dieu, votre maître n’est pas mort.

Et, comme pages, écuyers et serviteurs, ne faisant point attention à ce que disait ce pauvre moine, qu’ils prenaient pour un fou, pleuraient plus fort que jamais en secouant la tête :

— Napoleone Orsini, dit le fondateur de l’inquisition, lève-toi, remonte à cheval, et continue ton chemin… On t’attend à Casa-Rotondo.

Ce que le mort fit à l’instant, au grand étonnement des spectateurs, et à son grand étonnement à lui-même, car il était demeuré privé de vie assez longtemps pour que son âme eût plongé jusqu’au troisième cercle du monde inférieur, et pour que ses os eussent été glacés par le vent humide du sépulcre.

Aussi, en reconnaissance de ce miracle, le Napoleone Orsini du treizième siècle avait-il recommandé, autant toutefois que la chose serait faisable, que tous ceux qui portaient le même nom que lui, leurs soldats, leurs serviteurs, les hommes à leur solde enfin, se gardassent à l’avenir de commettre aucun homicide pendant les vingt-quatre heures de chaque jeudi saint, c’est-à-dire pendant les jours anniversaires de celui où il était mort, et où, par la grâce de Dieu et l’intervention du bienheureux saint Dominique, il avait été ressuscité.

Voilà pourquoi le Napoleone Orsini du quinzième siècle, gonfalonier de l’Église, avait relevé l’arquebuse du soldat au moment où le coup allait partir et lui faire innocemment enfreindre la recommandation de son aïeul.

Soixante ans après la résurrection de Napoleone Orsini, Giovani-Gaëtano Orsini, son fils, avait été élu pape sous le nom de Nicolas III.

Et c’est alors que l’on vit que le miracle de saint Dominique avait été fait pour le plus grand bien de l’Église, puisque ce digne pontife, né un an après la résurrection de Napoleone Orsini, fit rendre par Rodolphe de Hapsbourg, à l’État ecclésiastique, Imola, Bologne, Faënza, et contraignit Charles d’Anjou de renoncer au vicariat de l’Empire en Toscane, et au titre de patrice de Rome.

Au reste, à partir de l’exaltation de Gaëtano Orsini, la fortune de cette noble famille alla croissant : Remondo Orsini, comte de Lève, acquit la principauté de Tarente ; Bertoldo Orsini fut nommé général des Florentins ; Antonio-Giovani Orsini, mort depuis dix ans à peine, avait été, pendant cinquante ans, tour à tour un des plus puissants soutiens et des plus terribles adversaires des rois de Naples, à qui il avait deux ou trois fois ôté et rendu la couronne. Enfin, celui que nous venons de mettre en scène, non moins puissant, non moins illustre que ses prédécesseurs, faisait à la fois la guerre aux Colonna de Naples, au comte Frédéric de Montefeltro, duc d’Urbin, et au comte Averso, qui tout récemment avait repris aux Orsini leur fief d’Anguillara ; — ce qui ne les empêchait pas de conserver l’anguille de sable dans leurs armes, comme l’Angleterre conservait dans les siennes les fleurs de lys de France, même après avoir perdu Calais.

Or, il était arrivé que, par hasard, le matin même, Napoleone Orsini était venu à sa forteresse de Casa-Rotondo, dont la tour Fiscale était un des ouvrages avancés, car il voulait savoir par lui-même si, comme on le lui avait rapporté, son ennemi personnel, le connétable de Naples, Prospero Colonna, était arrivé à la ville de Bovillæ, située au penchant de la colline d’Albano, à trois quarts de lieue à peine de la tour Fiscale.

Cette ville de Bovillæ était aux possessions des Colonna, qui, par un puissant système de fortifications, s’étendaient à travers Naples jusque dans les Abruzzes, juste ce qu’était Casa-Rotondo aux possessions des Orsini, qui traversaient Rome et allaient, s’enfonçant jusqu’au cœur de la Toscane, mourir au pied des vieilles villes de l’Étrurie.

Nous avons vu comment l’arrivée inattendue du jeune gonfalonier, et son intervention toute-puissante avaient probablement sauvé la vie au voyageur mystérieux qui, soit par indifférence, soit par distraction, avait négligé de répondre aux trois qui vive de la sentinelle.

Cependant, le coup de feu fit ce que n’avaient pu faire ces trois qui vive : le voyageur à la tunique grise et au manteau bleu leva la tête, et, voyant, au costume de Napoleone Orsini, qu’il se trouvait en face d’un capitaine de distinction :

— Seigneur, lui dit-il en excellent toscan, vous plairait-il d’ordonner à vos soldats que cette porte me soit ouverte ?

Napoleone Orsini regarda avec une attention pleine de curiosité le costume et la physionomie de celui qui lui adressait la parole et, après un moment d’examen :

— Es-tu donc chargé d’un message pour moi, ou désires-tu m’entretenir en particulier ? lui demanda-t-il.

— Je ne suis chargé d’aucun message pour vous, et n’ai pas l’orgueil de me croire digne de l’entretien particulier d’un si noble seigneur que vous êtes, répondit le voyageur.

— Que demandes-tu donc alors ?

— Je demande le passage, un morceau de pain et un verre d’eau.

— Allez ouvrir à cet homme ! dit Napoleone Orsini à l’un de ses écuyers, et, tout pauvre qu’il paraît être, conduisez-le dans la salle d’honneur.

Et, après l’avoir suivi des yeux en se penchant hors du parapet jusqu’à ce qu’il eût disparu sous la voûte de la tour, Napoleone Orsini alla attendre son hôte dans l’appartement où il avait donné ordre de le conduire.

Pendant ce temps, on introduisait l’étranger dans l’intérieur de la forteresse.

Cette forteresse formait, prise dans son ensemble et en comprenant tous les ouvrages qui s’y rattachaient, une enceinte régulière dont les trois parties principales étaient la tour Fiscale, construction datant au plus du onzième siècle, un immense tombeau circulaire dont les substructions paraissaient remonter à la fin de la république, et les restes d’une riche villa qui, assurait-on, à cette époque où les études archéologiques étaient moins avancées que de nos jours, avait appartenu à un empereur romain.

Mais auquel des soixante-douze empereurs de Rome, de ses trente tyrans ou de ses dix ou douze tyranneaux cette villa avait-elle appartenu ? c’est ce que l’on ignorait. Seulement, comme toujours, un bruit planait sur ces ruines impériales : leur propriétaire couronné y avait, disait-on, enfoui des trésors.

C’était à cause du tombeau circulaire que la forteresse entière avait pris le nom de Casa-Rotondo.

Toutes ces constructions antiques et modernes pouvaient couvrir un espace de vingt arpents.

Au reste, quoique monseigneur Napoleone Orsini, gonfalonier de l’Église, fût un peu plus lettré que la plupart de ses illustres aïeux et de ses contemporains célèbres ; quoique l’on ait de lui des lettres non-seulement signées, mais encore entièrement écrites de sa main, — ce qui dénote un degré d’instruction assez rare chez les nobles condottieri du temps, — les traces de barbarie que le voyageur rencontra sur le court chemin qu’il avait à faire pour se rendre de la porte de la tour à la salle d’honneur n’en étaient pas moins fréquentes. En effet, la triple enceinte de remparts qu’il avait à traverser était bâtie avec les débris de la villa impériale et ceux de la voie Appienne ; de sorte qu’à chaque instant, de splendides quartiers de marbre, quelques-uns couverts d’inscriptions renversées, brillaient sur les murailles, incrustés qu’ils étaient dans les pierres grises que fournissent les carrières des environs de Rome ; les parapets, de leur côté, étaient semés de masques antiques, de palmes funéraires, de morceaux d’urnes brisées, et de fragments de bas-reliefs ; enfin, des statues enterrées jusqu’à mi-corps servaient de borne à attacher les chevaux, et, souvent, pour plus de commodité, on leur avait brisé les deux jambes, et on les avait enfoncées dans la terre la tête en bas.

Il est vrai que, de temps en temps, d’immenses excavations, ressemblant à des fouilles archéologiques, eussent pu faire croire à un observateur superficiel que monseigneur Napoleone Orsini était à la recherche de quelque merveille de l’art étrusque, grec ou romain ; mais, comme, parmi les débris tirés de ces fouilles, et à moitié ensevelis dans la terre amoncelée, se trouvaient des portions de statues, de bas-reliefs ou de chapiteaux qui eussent fait de nos jours la joie d’un Visconti ou d’un Canina, et que ces fragments restaient abandonnés et gisants, on pouvait penser avec juste raison que ces excavations avaient été faites dans un but un peu moins artistique, et dans une espérance un peu plus cupide.

Au reste, le voyageur ne tourna la tête ni à droite ni à gauche ; sans doute, — et il était impossible qu’il en fût autrement, — sans doute vit-il ces fouilles, et reconnut-il ces dévastations ; mais elles ne produisirent, en apparence du moins, aucune impression sur lui : morne et impassible, il semblait avoir vécu toute sa vie au sein de la destruction, au milieu des ruines.


casa-rotondo.


Arrivé à la salle d’honneur, dont la porte s’ouvrit devant lui à deux battants, le voyageur trouva la table servie et l’attendant : seulement, au lieu de l’humble repas qu’il avait demandé à titre d’aumône, la magnifique hospitalité de monseigneur Orsini lui avait fait servir un véritable festin, lequel, malgré la solennité du jour et la rigueur du rituel sacré, se composait de venaisons fraîches et fumées, et des meilleurs poissons qui se pêchent le long des côtes d’Ostia.

Les vins les plus exquis de l’Italie, enfermés dans des hanaps et dans des aiguières aux montures d’argent et d’or, étincelaient à travers le cristal de Venise comme des rubis liquides ou des topazes fondues.

L’inconnu s’arrêta sur le seuil de la porte, sourit et secoua la tête.

Napoleone Orsini l’attendait debout près de la table.

— Entrez, entrez, mon hôte, dit le jeune capitaine, et, telle qu’il vous l’offre, acceptez l’hospitalité du soldat : si, comme mon illustre ennemi Prospero Colona, j’étais l’allié et l’ami du roi Louis XI, au lieu de nos vins épais et pâteux d’Italie, je vous offrirais les plus délicieux vins de France ; mais je suis un véritable Italien, un guelfe pur sang, et vous voudrez bien mettre ma misère sur le compte des jours de jeûne et d’abstinence dans lesquels nous sommes entrés depuis le commencement de la sainte semaine. Et cela étant dit, mes excuses étant faites, asseyez-vous, mon hôte ; buvez et mangez.

Le voyageur se tenait toujours au seuil de la porte.

— Je reconnais bien là, dit-il, ce que l’on m’avait raconté de la fastueuse hospitalité du noble gonfalonier de l’Église : il reçoit un pauvre mendiant comme il recevrait son égal ; mais je sais rester à la place qui sied à un malheureux pèlerin ayant fait vœu de ne boire que de l’eau, de ne manger que du pain, de ne prendre ses repas que debout jusqu’au moment où il aura reçu de notre saint-père le pape l’absolution de ses péchés.

— Eh bien ! alors, c’est un heureux hasard qui vous a conduit ici, mon maître, répondit le jeune capitaine, car, en cela encore, je puis vous être de quelque utilité. Je ne suis pas tout à fait sans crédit sur Paul II, et, ce crédit, je le mets avec une grande joie à votre disposition.

— Merci, monseigneur, répondit l’inconnu en s’inclinant ; mais, par malheur, la chose doit venir de plus haut encore.

— Vous dites ? demanda Orsini.

— Je dis qu’il n’y a pas de crédit humain assez grand pour obtenir du souverain pontife le pardon que je sollicite ; ce qui fait que je m’en rapporte sur ce point à la miséricorde du Seigneur, qui est infinie, — à ce qu’on assure du moins.

À ces derniers mots, une espèce de sourire dans lequel étaient mêlés l’ironie et le dédain sembla passer, malgré lui, sur les lèvres du voyageur.

— Agissez ainsi qu’il vous conviendra, mon hôte, dit Orsini ; refusez ma recommandation ou acceptez-la ; faites honneur à mon dîner tout entier tel que je vous l’offre, ou n’en prenez qu’un verre d’eau et un morceau de pain ; faites votre repas copieux ou frugal, assis ou debout ; vous êtes chez vous, vous êtes le maître, et je ne suis que le premier de vos serviteurs ; seulement, franchissez ce seuil, où vous vous êtes arrêté : il me semble que vous n’êtes pas sous mon toit, tant que vous êtes de l’autre côté de cette porte.

Le voyageur s’inclina et s’approcha de la table d’un pas lent et grave.

— J’aime à voir, monseigneur, dit-il en rompant un morceau de pain et en remplissant un verre d’eau, avec quelle piété vous accomplissez le vœu de votre aïeul Napoleone Orsini ; je croyais pourtant que, pendant toute cette sainte journée où nous sommes, il se contentait de vous défendre l’homicide, mais n’allait pas jusqu’à vous recommander ensemble deux vertus aussi opposées et aussi difficiles à pratiquer à la fois que la magnificence et l’humilité.

— Aussi, répondit Orsini regardant son hôte avec une curiosité croissante, est-ce ma propre inspiration que je suis, et non le vœu de mon aïeul, en me faisant tout à la fois humble et magnifique vis-à-vis de vous ; mais il me semble — et remarquez bien que je ne vous demande pas votre secret, — il me semble, malgré les haillons dont vous êtes couvert, qu’en vous parlant, je parle à quelque prince proscrit, à quelque roi détrôné, à quelque empereur allant en pèlerinage à Rome, comme Frédéric III de Souabe ou Henri IV d’Allemagne.

Le voyageur secoua la tête avec mélancolie.

— Je ne suis ni un prince, ni un roi, ni un empereur, répondit-il ; je suis un pauvre voyageur dont la seule supériorité sur les autres hommes est d’avoir vu beaucoup de choses… Puis-je, par le peu d’expérience que j’ai acquise, vous payer l’hospitalité que vous m’offrez si généreusement ?

Orsini fixa sur l’inconnu qui lui faisait cette offre, dont il paraissait disposé à profiter, un regard profond et investigateur.

— En effet, dit-il, je renonce à ma première idée de chercher sur votre tête nue la couronne absente ; en y regardant mieux, je trouve que vous avez plutôt l’air de quelque mage d’Orient parlant toutes les langues, instruit dans toutes les histoires, savant dans toutes les sciences ; je crois donc que, si vous le vouliez bien, vous liriez dans les cœurs aussi facilement que dans les livres, et que, si je désirais quelque chose de vous, vous devineriez ce désir sans que j’eusse besoin de vous l’exprimer.

Et, comme si un désir secret passait, en effet, au fond du cœur du jeune capitaine, ses yeux étincelaient en regardant son hôte.

— Oui, oui, dit celui-ci, semblant se parler à lui-même, vous êtes jeune et vous êtes ambitieux… Vous vous appelez Orsini : il en coûte à votre orgueil qu’il y ait près de vous, autour de vous, dans le même temps que vous, des hommes qui s’appellent Savelli, Gaẽtani, Colonna, Frangipani ; vous voudriez dominer tout ce monde de rivaux par votre luxe, votre magnificence, votre richesse, comme vous vous sentez capable de le dominer par votre courage… Vous avez à votre solde, non pas une simple garde, mais une véritable armée ; vous avez non-seulement des condottieri étrangers, non-seulement des Anglais, des Français, des Allemands, mais encore toute une troupe de vassaux composée de vos fiefs de Bracciano, de Cervetri, d’Auriolo, de Citta-Rello, de Vicovaro, de Rocca-Giovine, de Santogemini, de Trivelliano…, que sais-je, moi ? Tout cela pille, vole, brûle, ruine, incendie les propriétés de vos ennemis, mais, en même temps, épuise les vôtres ; de sorte que vous vous apercevez, à la fin de chaque année, quelquefois même à la fin de chaque mois, que ces quatre ou cinq mille hommes que vous nourrissez, que vous habillez, que vous soldez, coûtent plus qu’ils ne rapportent, et qu’il vous faudrait, n’est-ce pas, monseigneur ? les revenus du roi Salomon ou le trésor du sultan Haroun al Raschid pour faire face à ces effroyables dépenses !

— Je le disais bien, que tu étais un mage, s’écria Orsini en riant, mais en cachant sous ce rire une espérance ; je le disais bien, que tu possédais toutes les sciences, comme ce fameux Nicolas Flamel dont il a été si grandement question au commencement de ce siècle ; je le disais bien… que, si tu voulais…

Il s’interrompit, hésitant à achever.

— Eh bien ? demanda le voyageur.

— Que, si tu voulais… comme lui… tu ferais…

Et il s’arrêta de nouveau.

— Que ferais-je ? voyons.

Orsini s’approcha du voyageur, et, lui passant la main sur l’épaule :

— Tu ferais de l’or ! lui dit-il.

L’inconnu sourit ; la question ne l’étonnait point : la constante préoccupation de l’alchimie, cette mère aveugle de la chimie, fut, pendant tout le quinzième siècle et une partie du seizième, de faire de l’or.

— Non, répondit-il, je ne saurais pas faire de l’or.

— Et pourquoi cela, s’écria naïvement Orsini, puisque tu sais tant de choses ?

— Parce que l’homme ne peut et ne pourra jamais faire que des matières composées et secondaires, tandis que l’or est un corps simple, une matière primitive ; personne n’a jamais fait, personne ne fera jamais de l’or : il faut, pour faire de l’or, Dieu, la terre et le soleil !

— Oh ! que dis-tu donc là, mauvais prophète ? dit Napoleone Orsini, tout désappointé, on ne peut pas faire de l’or ?

— On ne le peut pas, répondit le voyageur.

— Tu te trompes ! s’écria Orsini, comme s’il ne voulait pas renoncer absolument à un espoir longtemps caressé.

— Je ne me trompe pas, reprit froidement le voyageur.

— Ainsi tu dis qu’on ne peut pas faire de l’or ?

— On ne peut pas faire de l’or, répéta l’inconnu ; mais, ce qui revient à peu près au même, on peut découvrir celui qui a été enterré.

Le jeune capitaine tressaillit.

— Ah ! tu crois cela ! s’écria-t-il en saisissant vivement l’inconnu par le bras ; eh bien ! sais-tu ce que l’on prétend ?

Le voyageur regarda Orsini, mais resta muet.

— On prétend, continua Orsini, qu’il y a des trésors enterrés dans cette forteresse.

Le voyageur demeura pensif ; puis, après un instant, se parlant à lui-même comme il avait déjà fait, et comme cela paraissait être son habitude :

— Chose étrange ! dit-il, Hérodote raconte que chez les anciens Éthiopiens, il y a un grand nombre de trésors enfouis, et que ce sont les griffons qui gardent cet or ; il indique aussi le suc d’une plante dont on n’a qu’à se frotter les yeux pour que ces griffons deviennent visibles, et pour que l’on sache, par conséquent, les endroits où ces trésors sont enterrés…

— Oh ! dit Orsini, tout frémissant d’impatience, aurais-tu rapporté du suc de cette plante ?

— Moi ?

— N’as-tu pas dit que tu avais beaucoup voyagé ?

— J’ai beaucoup voyagé, c’est vrai, et peut-être, dans mes voyages, ai-je bien des fois foulé aux pieds cette plante sans songer à frotter mes yeux de la liqueur qui coulait sous mes sandales.

— Oh ! murmura Orsini, en jetant sa casquette sur la table et en prenant ses cheveux à pleines mains.

— Mais, continua le voyageur, je vous dois quelque chose en échange de votre hospitalité, et, si vous voulez me suivre, je vais vous dire l’histoire de ce tombeau dont vous avez fait une forteresse, et de cette villa impériale dont vous avez fait un château guelfe.

Orsini ne répondit que par un signe de dédain.

— Écoutez toujours, dit le voyageur ; qui sait si vous ne trouverez pas, au milieu de cette histoire, quelque fil rompu qui pourra vous guider dans ces fouilles que vous faites exécuter, quand vous venez vous enfermer ici sous le prétexte de surveiller votre ennemi Prospero Colonna ?

— Oh ! alors, s’écria Orsini, raconte ! raconte !

— Suivez-moi, dit l’inconnu ; il faut que le récit que j’ai à vous faire domine les lieux dont j’ai à vous entretenir.

Et, marchant le premier sans qu’il eût besoin de guide, et comme s’il eût connu l’intérieur de la forteresse aussi bien que son propriétaire, il descendit dans la cour, ouvrit une poterne, s’avança vers cette masse de marbre qui formait le centre des constructions antiques et modernes, et qui, par sa forme circulaire, avait fait donner à l’ensemble tout entier le nom de Casa-Rotondo.

Ce tombeau venait d’être tout nouvellement éventré, et des urnes brisées gisaient à terre à côté des cendres qu’elles avaient contenues, seuls restes de ce qui peut-être avait été un grand philosophe, un grand général ou un grand empereur.

Ces restes épars indiquaient le désappointement des explorateurs sacriléges, qui avaient cru trouver des monceaux d’or, et qui n’avaient trouvé que quelques pincées de cendres.

Le voyageur passa près de ces cendres répandues, près de ces urnes brisées, près de ce sépulcre éventré, sans paraître faire plus d’attention à ces nouvelles fouilles et à ces nouveaux débris qu’il n’en avait fait aux premiers, et, prenant l’escalier circulaire qui rampait à ses flancs, il se trouva en un instant au sommet du gigantesque tombeau.

Napoleone Orsini suivait son hôte en silence, et avec un étonnement et une curiosité qui ressemblaient à du respect.

Le sommet du monument, protégé par un parapet de trois pieds de hauteur, construction moderne superposée au sépulcre antique, découpée en créneaux guelfes et enfermant une terrasse plantée de magnifiques oliviers, — de sorte que, comme la reine Sémiramis, Orsini avait aussi son jardin suspendu, — le sommet du monument, disons-nous, véritable montagne de marbre, dominait tous les environs. De là, on voyait non-seulement au-dessous de soi et autour de soi les constructions dépendantes de cette espèce de tour seigneuriale consacrée à la mort, cette grande suzeraine du genre humain, mais encore, — au premier plan, en se tournant du côté de Rome, l’église de Santa-Maria-Nova avec son clocher rouge et ses fortifications de briques ; — au second plan, le tombeau de Cecilia Metella, sur l’authenticité duquel il n’y avait pas à se tromper, la plaque de marbre qui porte son nom, et qu’y scella la main avare de Crassus, n’ayant jamais été descellée, même par les ongles d’acier du temps ; — au troisième plan, la forteresse des Frangipani, grande famille qui a tiré son nom des pains innombrables qu’elle brisait en faisant l’aumône à ses clients, et qui possédait en outre, non-seulement l’arc de triomphe de Drusus, mais encore les arcs de triomphe de Constantin et de Titus, sur lesquels elle a posé des bastions, comme sur le dos des éléphants les rois de l’Inde posent des tours ; — enfin, dans le lointain, la porte Appia, encadrée dans la muraille Aurélienne, et surmontée des remparts de Bélisaire.

Les intervalles compris entre ces grands points de repère étaient remplis par des tombeaux en ruines au milieu desquels s’agitait, avec l’activité de la misère, toute une population de vagabonds, de mendiants, de bohémiens, de jongleurs, de courtisanes à soldats, qui, repoussée de la ville, comme l’écume que le vase rejette par-dessus ses bords, était venue demander aux morts une hospitalité que lui refusaient les vivants.

Tout cela formait un spectacle bien digne d’exciter la curiosité, et, cependant, celui qui paraît destiné à devenir le héros principal de cette histoire ne daigna arrêter son regard sur aucun objet en particulier, et, après avoir laissé errer sur tout cet ensemble un coup d’œil vague :

— Monseigneur, dit-il, vous voulez donc savoir l’histoire de ce tombeau, de cette villa, de ces ruines ?

— Mais, sans doute, mon hôte, répondit Orsini ; car il me semble que vous m’avez promis…

— Oui, c’est vrai… qu’il y aurait peut-être un trésor au fond de cette histoire. Alors, écoutez donc.

Le jeune capitaine, afin, sans doute, que le récit qu’il allait entendre fût plus complet, montra au voyageur un torse de statue, débris gigantesque qui servait de banc aux soldats lorsqu’au soleil couchant, les plus vieux et les plus aguerris racontaient aux nouveaux venus dans leurs rangs les guerres de la république florentine et du royaume de Naples.

Mais l’inconnu se contenta de s’adosser au parapet, et, son bâton de bois de laurier entre ses deux jambes, ses deux mains croisées sur le haut de son bâton, sa belle tête rêveuse appuyée sur ses deux mains, il commença l’histoire si impatiemment attendue de son auditeur, avec cette facilité d’élocution qui lui était naturelle, et cet accent railleur dont il ne pouvait se défendre.

— Vous avez entendu raconter, n’est-ce pas, monseigneur, dit-il, qu’il existait autrefois à Rome… il y a de cela quelque chose comme seize cents ans… deux hommes, l’un né de paysans obscurs du village d’Arpinum, je crois, et qui se nommait Caïus Marius ; l’autre né d’une des plus vieilles familles patriciennes, et qui se nommait Cornelius Sylla ?

Napoleone fit un signe de tête qui voulait dire que ces deux noms ne lui étaient pas absolument inconnus.

— De ces deux hommes, continua l’étranger, l’un, Caïus Marius, représentait le parti populaire ; l’autre, Cornelius Sylla, représentait le parti aristocratique. C’était l’époque des luttes gigantesques : on ne se battait pas, comme aujourd’hui, homme contre homme, escouade contre escouade, compagnie contre compagnie, non ; un monde faisait la guerre à l’autre, un peuple se ruait sur un autre peuple. Or, deux peuples, les Cimbres et les Teutons, un million d’hommes à peu près, se ruaient contre le peuple romain. Ils venaient on ne savait d’où ; de pays ignorés que personne n’avait encore parcourus, de rivages contre lesquels venaient battre des mers qui n’étaient pas encore nommées. Ces peuples, c’était l’avant-garde des nations barbares ; ces hommes, c’étaient les précurseurs d’Attila, d’Alaric, de Genseric. — Marius marcha contre eux, et les anéantit : hommes, femmes, enfants, vieillards, il tua tout ; il tua jusqu’aux chiens, qui défendaient les cadavres de leurs maîtres ; il tua jusqu’aux chevaux, qui ne voulaient pas se laisser monter par de nouveaux cavaliers ; il tua jusqu’aux bœufs, qui ne voulaient pas traîner les chars des vainqueurs ! Cette boucherie terminée, il fut décrété par le Sénat que Marius avait bien mérité de la patrie, et il reçut le titre de troisième fondateur de Rome. Tant d’honneurs rendirent Sylla jaloux : il résolut de détruire Marius. La lutte entre les deux rivaux dura dix ans. Rome fut prise deux fois par Sylla, deux fois reprise par Marius. Chaque fois que Marius rentrait dans Rome, il faisait égorger les partisans de Sylla ; chaque fois que Sylla y rentrait à son tour, il faisait étrangler les partisans de Marius. On calcula que ce qu’il y avait eu de sang versé, pendant ces dix ans, aurait pu mettre à flot, dans la naumachie d’Auguste, — laquelle avait deux mille pieds de long, sur douze cents de large et quarante de profondeur, — les trente vaisseaux à rostres qui étaient montés par trente mille combattants, sans compter les rameurs, et qui représentaient la bataille de Salamine. Enfin, Marius succomba le premier ; il est vrai que c’était le plus vieux, qu’il avait des varices aux jambes et le cou très-court. Le sang l’étouffa : c’était bien justice ! Alors, Sylla reprit Rome pour la troisième fois, et, cette troisième fois-là, comme il était seul, il proscrivit tout à son aise, y mettant du temps et du choix. On commençait, d’ailleurs, à en avoir assez de la manière de tuer de Marius : il étranglait dans les prisons, — la Mamertine est sourde ! — on n’entendait même pas les cris des patients ; cela ennuyait le peuple. Sylla faisait mieux : il tranchait les têtes en public ; il précipitait les proscrits du haut des terrasses de leurs maisons ; il poignardait les fugitifs dans la rue. Le peuple ne s’apercevait pas que c’étaient ses partisans que l’on traitait ainsi, et criait : « Vive Sylla ! » Au nombre des proscrits était un tout jeune homme, neveu de Marius ; mais ce n’était point pour cette parenté qu’il était proscrit. Il était proscrit pour s’être marié à dix-sept ans, et avoir refusé de répudier sa femme, malgré l’ordre du dictateur. Ce jeune homme était beau, riche, noble surtout ; bien autrement noble, ma foi ! que Sylla : par son père, il descendait de Vénus, c’est-à-dire des dieux de la Grèce ! par sa mère, d’Ancus Martius, c’est-à-dire des rois de Rome ! — Ce jeune homme s’appelait Julius César. — Aussi Sylla tenait-il fort à le faire mourir. On le cherchait partout ; sa tête était mise à prix à dix millions de sesterces ; ce que voyant César, au lieu de se sauver chez un de ses amis riches, il se sauva chez un pauvre paysan à qui il avait donné une chaumière et un petit jardin, et qui ne voulut pas, au prix d’une trahison, changer ce petit jardin et cette chaumière contre un grand jardin et un palais. — Pendant ce temps, tout le monde intercédait pour le jeune proscrit, peuple et noblesse, les chevaliers, les sénateurs, tout le monde, enfin, jusqu’aux vestales. On aimait beaucoup ce charmant jeune homme, qui, à vingt ans, avait déjà trente millions de dettes, et à qui Crassus… — Tenez, monseigneur, celui qui a fait bâtir ce beau tombeau à sa femme.

Et le voyageur étendit son bâton dans la direction du monument de Cecilia Metella, puis il reprit :

— Et à qui Crassus, le plus avare des hommes, prêta quinze millions, afin qu’il se débarrassât des créanciers qui lui barraient la rue, et l’empêchaient de partir pour la préture d’Espagne, d’où il revint avec quarante millions, toutes ses dettes payées… Mais Sylla tenait bon : il voulait absolument que César mourût. Au reste, peu lui importait de quelle manière, pourvu qu’il mourût ; ce qu’il demandait, c’était sa tête, pas autre chose. Enfin, vint à son tour un de ses amis qui, autrefois, du temps que Sylla était proscrit lui-même, lui avait rendu un grand service, sauvé la vie peut-être. À cet ami, Sylla avait promis de ne pas refuser la première demande qu’il lui adresserait, si jamais il arrivait au pouvoir. L’ami lui demanda la vie de César. « Je vous la donne, puisque vous le voulez absolument, dit Sylla en haussant les épaules ; mais je me trompe fort, ou, dans ce jeune efféminé à la tunique lâche, aux cheveux parfumés, et qui se gratte la tête du bout de l’ongle, vous aurez plus d’un Marius ! » Sylla, qui mourut de la lèpre, comprenait mal qu’on ne se grattât point franchement et à pleines mains. Maintenant, cet homme qui sauva la vie du futur vainqueur de Vercengetorix, de Pharnace, de Juba, de Caton d’Utique, se nommait Aurelius Cotta, et nous sommes sur son tombeau.

— Comment ! s’écria Napoleone Orsini, ce tombeau est celui d’un simple particulier ?

— Pas tout à fait, vous allez voir… Vous avez remarqué, monseigneur, ce nom d’Aurelius ? il indique un ancêtre de cette grande famille Aurelia que l’empereur Antonin conduisit sur le trône par l’adoption de Marc-Aurèle. Aurelius Cotta avait fait bâtir ce tombeau en pierre ; Marc-Aurèle le fit revêtir de marbre, y transporta les cendres de sa famille, et ordonna que les siennes et celles de son successeur y fussent déposées. Il en résulte donc, monseigneur, que ce tombeau que vous avez ouvert, que ces urnes que vous avez brisées, ces cendres que vous avez répandues, et que chaque bouffée de vent éparpille sur la terre du vieux Latium, c’est le tombeau, ce sont les urnes, ce sont les cendres du sénateur Aurelius Cotta, du noble Annius Verus, du divin Marc-Aurèle et de l’infâme Commode !

Le jeune capitaine passa la main sur son front couvert de sueur. Était-ce remords de son sacrilége ? Était-ce impatience de ce que le narrateur inconnu n’arrivait pas assez vite à ce qu’il désirait ?

S’il était resté sur ce point un doute à celui-ci, ce doute fut bien vite dissipé.

— Mais, dit Napoleone Orsini, je ne vois pas, mon hôte, que, dans tout cela, il soit le moins du monde question d’un trésor.

— Attendez donc, monseigneur, dit l’inconnu ; ce n’est pas sous les bons princes que l’on cache l’argent ; mais Commode va venir… patience ! — Il débuta bien, ce petit-fils de Trajan, ce fils de Marc-Aurèle : à l’âge de douze ans, trouvant son bain trop chaud, il ordonna qu’on mît au four l’esclave qui l’avait fait chauffer, et, quoique le bain eût été refroidi et amené à point, il ne voulut le prendre que lorsque l’esclave fut cuit ! Le caractère fantasque du jeune empereur ne fit, au reste, que croître du côté de la férocité ; il en résulta beaucoup de conspirations contre lui, et, entre autres, celle des deux Quintilien… — Tenez, monseigneur, ceux-là même à qui appartenait cette magnifique villa dont vous avez fait vos appartements.

Et l’inconnu, comme il avait fait pour le tombeau de Cecilia Metella, montra de son bâton les différents restes encore admirablement conservés, sinon dans leur ensemble, du moins par portions, de ce qui avait été autrefois la villa des deux frères.

Napoleone Orsini fit à la fois un signe de la tête et de la main ; le signe de la tête voulait dire : « J’ai compris ; » le signe de la main voulait dire : « Continuez. ».

Le voyageur continua.

— Il s’agissait tout simplement d’assassiner Commode. Commode passait la moitié de sa vie au cirque ; il était très-adroit : il avait appris d’un Parthe à tirer de l’arc, et d’un Maure à lancer le javelot. Un jour, dans le cirque, à l’extrémité opposée à celle où se trouvait l’empereur, une panthère s’était saisie d’un homme, et s’apprêtait à le dévorer. Commode prit son arc, et lança une flèche si bien ajustée, qu’il tua la panthère sans toucher l’homme. Un autre jour, voyant que l’amour du peuple commençait à se refroidir à son endroit, il fit proclamer dans Rome qu’il abattrait cent lions avec cent javelots. Le cirque regorgeait de spectateurs, comme vous le pensez bien. On lui apporta dans sa loge impériale cent javelots ; on fit entrer dans le cirque cent lions. Commode lança les cent javelots, et tua les cent lions ! Hérodien dépose du fait : il y était, il l’a vu. En outre, l’empereur avait six pieds et demi de haut, et était très-fort : d’un coup de bâton, il cassait la jambe d’un cheval ; d’un coup de poing, il abattait un bœuf. Voyant une fois un homme d’une énorme corpulence, il l’appela, et, tirant son épée, il le trancha en deux d’un seul coup ! Voilà pourquoi il se fit représenter une massue à la main, et, au lieu de se faire appeler Commode, fils de Marc-Aurèle, il se fit appeler Hercule, fils de Jupiter. — Ce n’était ni rassurant ni facile de conspirer contre un pareil homme ; cependant, poussés par Lucilla, sa belle-sœur, les deux frères Quintilien s’y décidèrent. Seulement, ils prirent leurs précautions : ils enterrèrent tout ce qu’ils avaient d’or et d’argent monnoyé, tout ce qu’ils avaient de bijoux et de pierreries… — Ah ! monseigneur, nous y voici enfin ! — Puis ils préparèrent des chevaux pour fuir, s’ils manquaient leur coup, et attendirent l’empereur sous une voûte sombre, passage étroit qui conduisait du palais à l’amphithéâtre. La fortune parut d’abord servir les conspirateurs. Commode parut à peine accompagné : ils l’entourèrent aussitôt ; un des deux Quintilien se jeta sur lui en le frappant d’un coup de poignard, et en lui disant : « Tiens, César, voilà ce que je t’apporte de la part du sénat. » Alors, sous cette voûte obscure, dans cet étroit passage, eut lieu une effroyable lutte. Commode n’était que légèrement blessé : les coups qu’on lui portait l’ébranlaient à peine ; chacun de ses coups, à lui, tuait un homme. Enfin, il parvint à saisir celui des deux Quintilien qui l’avait frappé, serra autour de son cou le nœud de ses doigts de fer, et l’étrangla ! En mourant, ce Quintilien, qui était l’aîné, cria à son frère : « Sauve-toi, Quadratus ! tout est perdu ! » Quintilien se sauva, sauta sur un cheval, et partit ventre à terre. Les soldats se mirent aussitôt à sa poursuite. La course fut rapide et acharnée : il s’agissait de la vie pour celui qui fuyait, d’une récompense énorme pour ceux qui poursuivaient. Cependant, les soldats finirent par gagner sur Quintilien ; par bonheur, celui-ci avait tout prévu et s’était ménagé une ressource, ressource étrange, mais à laquelle il faut croire, puisque Dion Cassius la raconte ainsi : « Le fugitif avait, dans une petite outre, du sang de lièvre, seul animal parmi tous les animaux, même l’homme, dont le sang se conserve sans se figer ni se décomposer. Il prit de ce sang tout ce que sa bouche en pouvait contenir, et se laissa tomber de cheval comme par accident. Quand les soldats arrivèrent à lui, ils le trouvèrent étendu sur le chemin, et vomissant le sang à flots. Alors, le regardant comme mort et bien mort, ils le dépouillèrent de ses vêtements, laissèrent le faux cadavre sur la place, et revinrent dire à Commode que son ennemi s’était tué et comment il s’était tué. » Pendant ce temps, comme vous l’imaginez bien, monseigneur, Quintilien se relevait et fuyait…

— Sans prendre le temps de revenir chercher son trésor ? interrompit Napoleone Orsini.

— Sans prendre le temps de revenir chercher son trésor, répéta le narrateur.

— Alors, reprit le jeune capitaine, les yeux brillants de joie, le trésor est toujours ici ?

— C’est ce que nous allons voir, dit l’inconnu. Tant il y a que Quintilien disparut.

Napoleone Orsini respira, et un sourire commença de rayonner sur ses lèvres.

— Dix ans après, continua le voyageur, le monde respirait sous Septime Sévère. Commode était mort empoisonné par Marcia, sa maîtresse favorite, et étranglé par Narcisse, son athlète préféré. Pertinax s’était emparé de l’empire, et se l’était laissé reprendre six mois après avec la vie. Didius Julianus avait, alors, acheté Rome et le monde par-dessus le marché ; mais Rome n’était pas encore accoutumée à être vendue ; — elle s’y habitua depuis ! — Pour cette fois donc, elle se révolta : il est vrai que l’acquéreur avait oublié de payer. Septime Sévère profita de la révolte, fit tuer Didius Julianus, et monta sur le trône… Or, comme je l’ai dit, entre Commode et Caracalla, le monde respira un instant. Alors, le bruit se répandit dans Rome que Quintilien venait de reparaître…

— Oh ! fit Napoleone Orsini, en fronçant le sourcil.

— Attendez donc, monseigneur ; l’histoire est curieuse et vaut que vous l’écoutiez jusqu’au bout… En effet, un homme de l’âge que devait avoir Quintilien, se donnant pour Quintilien, et que tout le monde reconnaissait à son visage comme étant Quintilien, cet homme rentra dans Rome, racontant d’une manière spécieuse sa fuite, son absence, son retour : puis, lorsqu’il n’y eut plus de doute sur son identité, il réclama de l’empereur Septime Sévère les biens que l’empereur Commode avait confisqués sur lui et son frère. La chose parut on ne peut plus juste à l’empereur ; seulement, il voulut voir ce Quintilien, qu’il avait connu autrefois, et s’assurer que le ressuscité avait bien réellement droit à l’héritage qu’il réclamait. Quintilien se présenta devant l’empereur. S’il fallait en juger par l’aspect, c’était bien l’homme que l’empereur avait connu. « Bonjour, Quintilien ! » lui dit-il alors en langue grecque. Quintilien rougit, balbutia, essaya de répondre, mais ne fit qu’articuler des mots sans signification et qui n’appartenaient à aucune langue. Quintilien ne savait pas le grec ! L’étonnement de l’empereur fut profond ; il avait autrefois — et il s’en souvenait parfaitement — parlé cette langue avec Quintilien. « Seigneur, excusez-moi, dit enfin le proscrit ; mais je m’étais réfugié chez les nations barbares, et j’ai si longtemps vécu au milieu d’elles, qu’il n’est pas étonnant que j’aie oublié la langue d’Homère et de Démosthènes. — N’importe, répondit l’empereur, cela ne m’empêchera pas de te donner la main comme à un vieil ami. » Et il tendit sa main impériale à Quintilien, qui n’osa lui refuser la sienne ; mais à peine Septime Sévère eut-il touché la main du proscrit : « Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ce que cela ? voici une main qui ressemble fort à celle de ces hommes du peuple à qui Scipion Nasica demandait : « Dites donc, amis, est-ce que vous marchez sur les mains ? » Puis, prenant un air grave : « Cette main n’est point une main de patricien, c’est une main d’esclave, dit l’empereur ; vous n’êtes point Quintilien !… Mais avouez tout, confessez qui vous êtes, et il ne vous sera rien fait. » Le pauvre homme tomba aussitôt aux pieds de l’empereur, et avoua tout ; c’est-à-dire qu’il n’était pas noble, qu’il n’était pas patricien ; que non-seulement il n’était pas Quintilien, mais encore qu’il ne le connaissait pas, ne l’ayant jamais vu ; que, bien plus, il ignorait même qu’il existât un homme de ce nom, quand, un jour, dans une ville de l’Étrurie, où il était venu fixer sa demeure, un sénateur l’avait rencontré et l’avait salué du nom de Quintilien et du titre d’ami ; puis, un autre jour, un second en avait fait autant ; et, un autre jour, enfin, un troisième. À ces trois premiers, il avait dit la vérité ; mais, comme ils insistaient, ne voulant pas le croire, et disant, d’ailleurs, qu’il n’avait plus rien à craindre pour sa vie, Septime Sévère régnant ; qu’il pouvait revenir à Rome, et réclamer ses biens, ces derniers mots l’avaient déterminé : il avait avoué alors qu’il était bien véritablement Quintilien : il avait forgé une histoire expliquant sa fuite et son absence ; il était venu à Rome, où tout le monde l’avait reconnu, même l’empereur, et, grâce à cette ressemblance avec le vrai Quintilien, le faux Quintilien allait entrer en possession d’une immense fortune, quand l’ignorance où il était du grec avait tout dévoilé. La sincérité de l’aveu toucha Septime Sévère, qui pardonna, comme il l’avait promis, au faux Quintilien, et lui fit même une petite rente viagère de dix à douze mille sesterces, mais qui garda la villa des deux frères… Voilà, monseigneur, dit en s’inclinant l’inconnu, l’histoire que j’avais à vous raconter.

— Mais, dit Napoleone Orsini, qui ne se laissait distraire par rien de sa préoccupation, le trésor, le trésor ?

— Quintilien l’avait enterré sous la dernière marche d’un escalier, à l’extrémité d’un corridor, et il avait écrit sur la pierre qui le recouvrait cette épitaphe grecque :

Ενθα κειται η ψυχῆ του κοσμου.
(Ici est enfermée l’âme du monde.)


C’était une précaution prise pour le cas où il ne pourrait venir chercher ce trésor lui-même, et où il serait forcé de le faire prendre par quelque ami.

— Et, ce trésor, demanda Napoleone Orsini, est-il toujours à l’endroit où il a été enterré ?

— C’est probable.

— Et tu connais l’endroit ?

L’inconnu leva les yeux vers le point du ciel où était le soleil.

— Monseigneur, dit-il, il est onze heures du matin ; j’ai encore six milles à faire ; je serai bien certainement retardé en route, et, cependant, je dois être à trois heures sur la place Saint-Pierre pour prendre ma part de la bénédiction pontificale.

— Cela ne te retardera pas beaucoup, de m’indiquer où est le trésor.

— Faites-moi l’honneur de me conduire jusqu’à l’extrémité de vos domaines, monseigneur, et peut-être, grâce au chemin que je vais vous faire prendre, rencontrerons-nous sur notre route ce que vous désirez.

— Allons, indique-moi la route, dit Orsini, et je te suis.

Et, comme le voyageur reprenait le chemin par où il était venu, il le suivit avec un empressement qu’avait peine à satisfaire, si rapide qu’elle fût, la marche de l’étrange voyageur.

En passant devant les décombres arrachés au tombeau des Auréliens, l’inconnu montra à Napoleone Orsini une torche éteinte qui avait servi à explorer l’intérieur du colombarium. Le capitaine comprit le signe avec la prompte intelligence de la cupidité, et ramassa la torche.

Une pince de fer gisait au milieu des débris de pierre et des fragments de marbre : le voyageur s’en empara et continua sa route.

À un four où l’on cuisait le pain des soldats, Orsini alluma sa torche.

À travers les appartements de la villa, dont la topographie, d’ailleurs, paraissait lui être parfaitement familière, le voyageur marcha droit à un escalier de marbre qui conduisait à une salle de bain dans le goût de celles que nous voyons aujourd’hui encore à Pompeï.

C’était une salle souterraine formant un carré long, et éclairée seulement par deux soupiraux obstrués d’herbes et de ronces. Cette salle était divisée en panneaux de marbre de six pieds de haut sur trois pieds de large ; chacun d’eux était entouré d’une moulure, et des têtes de nymphes taillées sur le modèle de la médaille de Syracuse ornaient le milieu de chaque panneau.

Au reste, depuis longtemps, cette salle de bain avait été distraite de sa destination primitive. Les canaux qui conduisaient l’eau avaient été rompus par les fouilles que l’on avait faites, par les fondations que l’on avait creusées, et les robinets avaient été arrachés par les soldats, qui avaient reconnu que, de cuivre ou de bronze, ces morceaux de métal n’étaient point tout à fait sans valeur.

Quant à la salle de bain elle-même, elle était devenue une espèce de succursale des caves, et l’on y renfermait ou plutôt on y entassait les tonneaux vides.

Le voyageur s’arrêta une seconde sur la dernière marche de l’escalier, sonda l’étuve d’un regard, et se dirigea vers un panneau placé à droite de la porte. Arrivé là, il appuya l’extrémité de sa pince sur l’œil de la nymphe formant le milieu du panneau, et, après un léger effort nécessité par la rouille qui s’était attachée au ressort, le panneau céda, et, tournant sur ses gonds, découvrit la sombre entrée d’un souterrain.

Orsini, qui, le cœur bondissant d’espoir, suivait chaque mouvement de l’inconnu, voulut se précipiter à travers l’escalier, dont on apercevait les marches supérieures ; mais son compagnon l’arrêta.

— Attendez, dit-il, il y a quelque chose comme douze cents ans que cette porte n’a été ouverte ; laissez le temps à l’air mort d’en sortir, et à l’air vivant d’y entrer ; sans quoi, la flamme de votre torche s’y éteindrait toute seule, et vous-même n’y sauriez pas respirer.

Tous deux restèrent sur le seuil, mais l’impatience du jeune capitaine était telle, qu’il insista bientôt pour entrer, au risque de ce qui pourrait advenir.

Alors, le voyageur lui passa la pince, prit la torche pour éclairer le chemin dans lequel il allait lui servir de guide, et descendit les dix marches qui conduisaient au fond du souterrain ; mais Napoleone Orsini eut à peine descendu le quatrième degré, qu’il fut obligé de s’arrêter : cet air de sépulcre n’était pas respirable pour les vivants.

Le voyageur s’aperçut que son compagnon chancelait.

— Attendez ici, monseigneur, dit-il, je vais vous frayer le chemin ; tout à l’heure vous me rejoindrez.

Napoleone Orsini voulut répondre affirmativement, mais il ne put trouver de voix. C’était bien là cet air dont parle Dante, si épais, qu’il étouffe jusqu’aux plaintes des damnés, et tue les reptiles les plus impurs.

Le jeune homme monta deux marches pour se remettre en contact avec l’air extérieur, et, de plus en plus étonné, il suivit du regard, au milieu de cet air épais et de cette méphitique obscurité, cet homme qui paraissait fait d’une autre chair que les autres hommes, et n’être soumis ni aux mêmes faiblesses, ni aux mêmes besoins qu’eux.

Pendant l’espace de cent pas à peu près, il vit la torche s’éloigner, diminuant de clarté, diminuant de flamme, ne projetant aucune lumière sur les murs, n’éclairant ni la voûte suspendue sur la tête de l’inconnu, ni les dalles sur lesquelles il marchait ; puis il lui sembla que la lumière, devenue un point presque imperceptible, s’élevait peu à peu, ce qui indiquait que le souterrain était franchi, et que le voyageur montait un escalier parallèle à celui au haut duquel lui-même attendait.

Tout à coup, une grande clarté envahit l’extrémité opposée du souterrain, et un souffle de vie entra dans le corridor humide et sombre en chassant, pour ainsi dire, la mort devant lui.

Napoleone Orsini crut sentir passer la noire déesse : il lui sembla qu’en fuyant, elle l’effleurait de ses ailes.

Dès lors, il comprit qu’il pouvait rejoindre son compagnon.

Tout frissonnant encore, il descendit les degrés visqueux, et s’engagea dans le souterrain.

Le voyageur l’attendait à l’autre extrémité, un de ses pieds posé sur la première marche, l’autre sur la troisième.

Il éclairait de sa torche renversée une pierre sur laquelle on lisait distinctement ces six mots grecs : Ενθα κειται η ψυχῆ του κοσμου, qu’il avait annoncés comme signalant le gisement du trésor.

La lumière qui ruisselait le long des marches supérieures venait de l’ouverture que le voyageur avait pratiquée en soulevant de ses puissantes épaules une des dalles donnant sur le chemin de ronde.

— Et, maintenant, monseigneur, dit l’inconnu, voici la pierre, voici la pince, voici la torche… Je vous remercie de votre hospitalité. Adieu !

— Comment ! s’écria Napoleone Orsini avec étonnement, n’attends-tu pas que j’aie déterré le trésor ?

— Pourquoi faire ?

— Pour en prendre ta part.

Un sourire passa sur les lèvres de l’inconnu.

— Je suis pressé, monseigneur, dit-il. Je dois être à trois heures sur la place Saint-Pierre pour y recevoir ma part d’un trésor bien autrement précieux que celui que je vous abandonne.

— Laisse-moi, du moins, te donner une escorte qui t’accompagne jusque dans la ville.

— Monseigneur, répondit l’inconnu, de même que j’ai fait vœu de ne boire que de l’eau, de ne manger que du pain, de ne prendre ma nourriture que debout, j’ai fait vœu de ne voyager que seul. Adieu, monseigneur, et, si vous croyez me devoir quelque chose, priez pour le plus grand pécheur qui ait jamais imploré la miséricorde divine !

Et, remettant la torche à la main de son hôte, le mystérieux inconnu monta les degrés qu’il lui restait encore à franchir, s’éloigna à travers les ruines de ce pas rapide et régulier qui lui était habituel, et, longeant la muraille intérieure de la villa des Quintiliens, il sortit par la porte opposée à celle qui lui avait donné entrée, et se retrouva de nouveau sur la voie antique.


les gaëtani.


Une fois sur la via Appia, et entré dans l’enceinte de ce singulier faubourg qui prolongeait Rome sur la route de Naples, à peu près comme l’épée du poisson armé prolonge son corps, le voyageur se trouva au milieu de l’étrange population dont nous avons dit un mot, et les détails qui lui avaient échappé lorsque, du haut du tombeau d’Aurelius Cotta, il avait jeté un vague regard du côté de Rome, durent non-seulement lui devenir visibles, mais encore se mettre, pour ainsi dire, en contact direct avec lui.

En effet, tandis que les grands bandits, tels que les Orsini, les Gaëtani, les Savelli, les Frangipani, s’étaient emparés des gros sépulcres, et y avaient mis garnison, les bohémiens, les vagabonds, les mendiants, les petits voleurs enfin, s’étaient emparés des petits tombeaux, et y avaient établi leur demeure.

Une partie de ces tombeaux aussi avaient été consacrés à des usages publics : troués dans un but de cupidité particulière, ils avaient, à la suite de leur dévastation, été tournés vers un but d’utilité générale. En effet, le colombarium de quelques-uns avait offert aux regards étonnés des déprédateurs une voûte arrondie, solidement maçonnée en briques ; de sorte qu’après avoir réfléchi à ce que l’on pouvait faire de ces ouvertures demi-circulaires, on avait résolu d’en faire des fours. Chacun y venait donc, comme à la servitude banale d’un village normand, cuire son pain et sa viande. En outre, aux environs de ces fours, des espèces de rôtisseurs de bas étage s’étaient établis, et vendaient de la charcuterie, de la volaille, des poissons séchés et des pâtisseries aux soldats qui, les jours de paye, venaient avec les malheureuses courtisanes vivant du luxe de cette misère, s’attabler dans l’intérieur ou aux portes de ces cabarets improvisés, et qui, le repas fini, allaient achever la journée, si c’était le jour, la nuit, si c’était le soir, dans ces lupanars mortuaires dont tout l’ameublement se composait d’un matelas étendu sur un sarcophage ; funèbres maisons de débauche en harmonie avec les populations et les localités au milieu desquelles elles s’élevaient !

Puis, comme l’église était une nécessité du quinzième siècle, encore plus comme lieu d’asile que comme centre de prières, de temps en temps, au milieu de tous ces débris appartenant à une civilisation évanouie, se dressait une espèce de temple, païen par sa base, chrétien par son sommet, avec ses clochers à créneaux, son couvent fortifié et sa garnison de moines tenue au complet par le prieur ou par l’abbé, avec autant de soin et d’orgueil que les officiers et les capitaines en mettaient à tenir au complet leurs garnisons de soldats.

Plus d’une fois déjà nous avons entendu le voyageur parler du pardon qu’il venait solliciter à Rome ; plus d’une fois nous l’avons entendu mettre en doute l’application à son égard de la miséricorde divine, que l’on représente, cependant, comme infinie ; l’occasion était belle pour lui d’essayer de cette miséricorde de Dieu, et de demander ce pardon qu’il a permis aux ministres de son Église d’accorder. Certes, les moines qui étaient chargés de répandre la parole du Seigneur au milieu de ce monde de réprouvés devaient être habitués à de sombres confidences, et, à moins que l’absolution ― comme le voyageur l’avait, du reste, laissé entrevoir ― ne pût descendre sur lui que des plus hauts sommets de la hiérarchie ecclésiastique, nous le répétons, l’occasion était belle et valait bien qu’il s’arrêtât à l’un de ces temples, et essayât de se confesser à l’un de ces moines, qu’on avait souvent peine, soit par leur costume, soit par leur langage, soit même par leurs mœurs, à distinguer de ces bohêmes de toute espèce parmi lesquels ils vivaient.

Et, cependant, l’étranger passa devant l’église de Santa-Maria-Nova sans s’arrêter, et continua sa route ; mais, au bout d’un mille à peu près, il trouva cette route barrée par une porte arrondie en plein cintre qui se rattachait d’un côté au mur de l’église de Saint-Valentin, et, de l’autre, aux ouvrages avancés d’un château fort au-dessus du rempart duquel on apercevait le sommet du tombeau de Cecilia Metella.

Outre la grande porte cintrée dont nous venons de parler, une autre porte placée à quinze pas de la route, et à droite, donnait entrée dans la cour de cette forteresse, laquelle appartenait aux Gaëtani, ces neveux du Pape Boniface VIII, qui essayaient de ressaisir, à force de brigandages, la puissance gigantesque qu’ils avaient conquise dans les premières années du pontificat de Benedetto Gaëtano, ― lorsque les rois de Hongrie et de Sicile conduisaient celui-ci à Saint-Jean de Latran, marchant à pied et tenant la bride de son cheval, ― puissance qu’ils perdirent peu à peu, depuis le soufflet que le pape et la papauté reçurent de la main de Colonna dans la personne de leur aïeul.

Le tombeau de Cecilia Metella jouait pour les Gaëtani le même rôle que le tombeau d’Aurelius Cotta jouait pour les Orsini, c’est-à-dire qu’il leur servait de principale forteresse.

Peut-être, au reste, de tous les tombeaux de la voie Appienne, celui de la femme de Crassus, de la fille de Metellus le Crétique, était-il alors, comme il est encore aujourd’hui, le mieux conservé. Le sommet conique avait seul disparu pour faire place à une plate-forme crénelée, et un pont jeté des ouvrages modernes sur la construction antique conduisait des remparts au gigantesque bastion.

Ce ne fut que soixante-quinze ans plus tard que le tombeau de la femme noble, spirituelle, artiste, poëte, qui réunissait chez elle Catilina, César, Pompée, Cicéron, Lucullus, Terentius Varon, tout ce que Rome avait de noble, d’élégant, de riche, devait être fouillé par ordre du pape Paul III, qui fit transporter l’urne contenant ses cendres dans un angle du vestibule du palais Farnèse, où on la voit encore aujourd’hui.

Il fallait que cette femme eût une bien grande valeur, pour qu’à sa mort, Crassus lui fît élever un pareil tombeau. ― Ce tombeau et les quinze millions prêtés à César, ce sont les deux taches de la vie de Crassus !

De même que la forteresse des Orsini était bâtie sur les ruines de la villa de Quintilien, la forteresse des Gaëtani était bâtie sur les terrains qu’avait couverts autrefois l’immense villa de Julius Atticus. L’histoire de Julius est moins tragique que celle des Quintiliens sans être moins singulière. Nommé préfet de l’Asie par l’empereur Nerva, il trouva, en démolissant la citadelle d’Athènes, un immense trésor. Épouvanté à l’aspect de ces richesses, il écrivit au successeur de Domitien et au prédécesseur de Trajan pour lui annoncer sa bonne fortune ; mais l’empereur, qui ne se croyait aucun droit sur le trésor, se contenta de lui répondre : « Tant mieux pour toi ! » avec un point d’exclamation.

Mais cette réponse ne satisfaisait pas complétement Julius Atticus : il craignit que Nerva n’eût compris qu’il avait trouvé un trésor ordinaire, quelque chose de misérable comme deux ou trois millions de sesterces ; en conséquence, il reprit la plume, et écrivit de nouveau à l’empereur : « Mais, César, le trésor que j’ai trouvé est considérable ! »

Ce à quoi Nerva ne jugea point à propos de répondre autre chose que ce qu’il avait déjà répondu dans sa première lettre, en ajoutant seulement un second point d’exclamation : « Tant mieux pour toi !! »

Julius Atticus avait la conscience timorée : il craignait de n’avoir pas donné à l’empereur, dans ses deux premières lettres, une idée suffisante des richesses qu’il n’osait s’approprier, et il écrivit une troisième fois : « Mais, César, c’est que le trésor que j’ai trouvé est immense ! »

« Tant mieux pour toi !!! » répondit l’empereur, en ajoutant un troisième point d’exclamation aux deux premiers.

Ce troisième point d’exclamation rassura Julius Atticus. Il n’hésita donc plus à s’approprier le trésor, qui, en effet, était tel, qu’après avoir donné à son fils six millions trois cent mille francs pour bâtir des bains, qu’après avoir fait élever palais à Athènes, palais à Rome, palais à Naples, des villas partout ; qu’après avoir ramené avec lui de l’Attique quinze ou vingt philosophes, quinze ou vingt poëtes, dix ou douze musiciens, six ou huit peintres, aux besoins desquels il pourvoyait d’une si large façon, que chacun d’eux menait un train à se faire prendre pour un sénateur ; qu’après avoir laissé trente millions à l’empereur, et soixante millions à son fils, il put encore léguer quatre-vingt dix francs de rente viagère à chaque Athénien.

Hélas ! comme Charlemagne, à la vue des Normands, pleura sur la décadence de l’empire, Julius Atticus put, malgré ses millions, pleurer sur la décadence de sa race. Poëte, orateur, artiste, père de rhéteur, il vit son petit-fils si dégénéré de cette intelligence héréditaire, que, pour lui apprendre à lire, Hérode Atticus, son père, fut obligé de lui donner vingt-quatre esclaves représentant les vingt-quatre lettres de l’alphabet, et portant, chacun sur sa poitrine, la figure de la lettre à laquelle il correspondait.

Or, tout cet emplacement, ― tombeau de Cecilia Metella, villa de Julius et d’Hérode Atticus, cirque de Maxence, qui n’en est éloigné que d’une centaine de pas, ― tout cela appartenait à Enrico Gaëtano, et était commandé, pour le moment, par un Gaëtano d’Agnani, bâtard de la famille.

Les Gaëtani avaient habité le bourg d’Agnani, où, pendant ses querelles avec le roi de France, s’était réfugié le pape Boniface VIII, et l’avaient peuplé de bâtards.

À l’heure où nous sommes arrivés, c’est-à-dire vers midi, Gaëtano le Bâtard, ― c’était le nom qu’on lui donnait, — s’amusait à exercer sa garnison dans le cirque de Maxence.

Cette garnison se composait particulièrement d’Anglais, d’Allemands et d’hommes des montagnes, Basques, Piémontais, Tyroliens, Écossais, Suisses, paysans des Abruzzes.

À force de se frotter les uns aux autres, de vivre ensemble, d’être soumis aux mêmes besoins, de courir les mêmes dangers, ces hommes s’étaient créé entre eux une espèce de langue pareille à ce patois que l’on parle sur les bords de la Méditerranée, et à l’aide duquel un voyageur peut faire le tour de ce grand lac que les anciens appelaient la mer Intérieure. Cette langue suffisait à l’échange de leurs pensées et à la communication de leurs désirs.

C’était dans ce patois que le chef leur donnait ses ordres.

Au jour du combat, un même esprit animait ces hommes : on eût dit des compatriotes, des amis, presque des frères ; mais, le champ de bataille évacué, pour la garnison, les nationalités différentes reprenaient le dessus : l’Anglais allait à l’Anglais, l’Allemand à l’Allemand, le montagnard au montagnard.

Ils étaient donc, selon leur habitude des jours de repos et des heures de garnison, divisés par groupes, chaque groupe représentant en quelque sorte un peuple. Le sentiment de la nationalité, qui subsiste surtout à l’étranger, était l’élément d’attraction et de cohésion qui réunissait ces fils de la même terre. En parlant ensemble la langue de leur pays, en s’amusant aux exercices de leur pays, une illusion momentanée rendait à l’Anglais les brouillards de la Bretagne, à l’Allemand le murmure des fleuves germaniques, au montagnard la neige de ses pics alpestres. Ces illusions consolaient ces cœurs durs, caressaient ces rudes imaginations : ils se croyaient encore dans leur pays natal.

Les uns s’exerçaient à l’arc : ― c’étaient des archers anglais, des restes de ces grandes bandes qui nous avaient tiré tant de sang, à nous autres Français, aux batailles de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt. Ils étaient experts dans l’art de lancer un trait au but, et ces Parthes modernes, qui avaient d’habitude douze flèches dans leur trousse, disaient hardiment qu’ils portaient à leur côté la mort de douze hommes.

Les autres s’exerçaient à la lutte : ― c’étaient les Allemands ; ces blonds descendants d’Arminius n’avaient point oublié les exercices gymnastiques de leurs pères ; aussi personne ne se risquait à jouer avec eux ce jeu terrible. On eût dit ces anciens gladiateurs que la Germanie envoyait à Rome pour lutter avec les ours et les lions ; l’emplacement dans lequel on se trouvait ― le cirque de Maxence ― ajoutait encore à l’illusion.

Les autres, enfin, ― c’étaient les hommes des montagnes, ― s’exerçaient au bâton. Souvent, au fort de la mêlée, le fer de la lance était abattu par un vigoureux coup d’épée ; dès lors, le cavalier ou le fantassin n’avait plus que son bâton ; il fallait donc qu’il s’en fît une arme. C’était l’étude à laquelle se livraient ces hommes et ils étaient arrivés à un tel degré d’adresse, que mieux valait avoir affaire à eux quand le fer était au bout de la lance que lorsque la hampe seule voltigeait entre leurs mains.

Gaëtano le Bâtard allait d’un de ces groupes à l’autre, encourageant les vainqueurs, raillant les vaincus, tirant l’arc avec les Anglais, luttant avec les Allemands, jouant du bâton avec les montagnards.

C’était en partageant les jeux de ces hommes, aux jours du repos, qu’il les entraînait à sa suite, les poussait en avant, ou les ralliait autour de lui aux jours du combat.

Au reste, des sentinelles veillaient aux murailles et aux portes, comme si l’ennemi eût été campé à une portée de trait. La consigne était sévère, la discipline inflexible ; on pouvait se fier à elles.

Pour le moment, Gaëtano le Bâtard était assis sur le piédestal d’une statue absente, et songeait… à quoi ? aux choses dont rêvent les condottieri : aux belles femmes, à l’argent, à la guerre.

Il entendit derrière lui la marche régulière de plusieurs personnes, et se retourna.

Trois soldats lui amenaient un étranger.

Un des soldats vint à lui, et lui adressa quelques mots à demi-voix, tandis que les deux autres, arrêtés à dix pas en arrière du premier, se tenaient à la droite et à la gauche de l’homme qu’ils conduisaient à leur chef, bien plus comme un prisonnier que comme un hôte.

Les Gaëtani n’avaient pas, pour exercer l’hospitalité, le jeudi saint, la même raison que les Orsini, aucun des leurs n’ayant été ressuscité ni ce jour-là, ni aucun autre.

Gaëtano inclina le haut de son corps pour écouter le rapport verbal du soldat ; puis, l’ayant entendu :

― Ah ! ah ! dit-il ; eh bien, qu’il approche.

Le soldat fit un signe : ses deux compagnons poussèrent l’inconnu du côté de Gaëtano le Bâtard.

Celui-ci le regarda venir sans se lever, jouant de la main gauche avec son poignard au manche doré, et, de la droite, avec sa moustache noire.

Puis, quand il fut en face de lui :

— C’est donc toi, dit-il, qui as la prétention de traverser nos domaines sans payer ton droit de passage ?

— Monseigneur Gaëtano, dit l’étranger en s’inclinant, je ne refuserais pas de payer si je possédais la somme que vos hommes me demandent ; mais je viens de l’autre bout du monde pour recevoir la bénédiction du saint-père, et je suis pauvre comme un pèlerin qui compte sur l’aide des bons cœurs et des âmes pieuses pour arriver au terme de sa route.

— Combien t’a-t-on demandé ?

— Un écu romain.

— Ah ça ! mais c’est donc une somme considérable, qu’un écu romain ? demanda en riant le Bâtard.

— Tout est relatif, monseigneur, répondit humblement l’étranger ; un écu romain est une somme plus considérable pour celui qui ne l’a pas, c’est-à-dire pour moi, qu’un million ne l’était pour celui qui a fait élever ce monument.

Et il montra du bout de son bâton le tombeau de Cecilia Metella.

— Alors, tu n’as pas même un écu romain ?

— Vos soldats m’ont fouillé, monseigneur, et n’ont trouvé sur moi que quelques sous de cuivre.

Gaëtano jeta un coup d’œil interrogateur sur les soldats.

— C’est vrai, dirent ceux-ci : voilà tout ce qu’il possédait.

Et ils montrèrent quelques pièces de monnaie faisant à peu près un demi-paul.

— C’est bien, dit Gaëtano, on va te rendre tes baïoques ; mais tu n’en es pas quitte pour cela ; il est d’habitude ici que l’on paye d’une façon ou de l’autre. Les jeunes et jolies filles payent, comme sainte Marie l’Égyptienne, avec leur personne ; les riches payent avec leur bourse ; les marchands, avec leurs marchandises ; les ménétriers nous jouent un air ; les improvisateurs nous récitent des vers ; les baladins nous dansent un pas ; les bohémiens nous disent la bonne aventure ; chacun a sa monnaie en ce monde, et nous paye avec sa monnaie. Dis-nous quelle est ta monnaie, à toi, et paye-nous avec celle-là.

Le pèlerin regarda autour de lui, et, voyant, à cent pas à peu près, un de ces grands boucliers anglais faits en forme de cerf-volant qui était planté en terre par la pointe, et tout hérissé de flèches :

— Eh bien, s’il vous plaît, monseigneur, dit-il humblement, j’apprendrai à ces braves gens à tirer de l’arc.

Gaëtano le Bâtard éclata de rire, et, comme les Anglais n’avaient pas compris les paroles du nouveau venu, celui-ci ayant parlé en italien :

— Savez-vous ce que cet homme offre pour son péage ? reprit Gaëtano dans ce patois que nous avons dit être la langue courante des condottieri ; il offre de vous donner une leçon d’adresse !

Les archers, à leur tour, éclatèrent de rire.

— Que dois-je répondre ? demanda Gaëtano.

— Oh ! acceptez, capitaine, dirent les Anglais, et nous allons nous amuser.

— Eh bien, soit, dit Gaëtano en se retournant vers l’étranger. Les Anglais vont tirer d’abord tous ensemble dans le bouclier que tu vois là-bas ; les trois qui approcheront le plus près du but concourront avec toi à un nouvel essai, et, si tu l’emportes sur eux, non-seulement tu auras le passage libre, mais encore, sur ma parole, cinq écus romains que je te donnerai de ma poche pour payer ton passage aux autres barrières.

— J’accepte, dit l’étranger ; mais hâtez-vous : je dois être à trois heures sur la place Saint-Pierre.

— Oh ! bon ! dit Gaëtano ; alors, nous avons le temps ; à peine est-il midi.

— Il est midi et demi, dit l’étranger en regardant le soleil.

— Faites attention à vous, mes braves ! dit Gaëtano, s’adressant aux archers, car vous allez lutter avec un homme qui m’a l’air d’avoir le coup d’œil juste.

— Oh ! dit un des archers nommé Herbert, qui était le meilleur tireur de la troupe, il m’est avis qu’il est plus facile de voir l’heure au soleil que de mettre à cinquante pas le fer d’une flèche dans un demi-paul.

— Vous vous trompez, mon ami, dit l’étranger en excellent anglais, l’un n’est pas plus difficile que l’autre.

— Ah ! dit Herbert, si vous êtes né de l’autre côté du détroit, comme l’annonce votre façon de parler notre langue, il n’y a rien d’étonnant à ce que vous soyez bon archer.

— Je ne suis pas né de l’autre côté du détroit, j’ai seulement voyagé en Angleterre, reprit le pèlerin ; mais hâtons-nous, s’il vous plaît ; j’ai dit à votre chef que j’étais pressé, et il permet que notre essai se fasse sans retard.

— Allons, Edwards ! allons, Georges ! cria Herbert, préparez un bouclier pour prendre la place de celui-ci ; tracez un cercle de six pouces de diamètre, et, au milieu du cercle, collez une mouche.

Les deux Anglais interpellés par leur camarade se hâtèrent d’obéir. Ils préparèrent un bouclier complétement intact, tandis que les autres archers allaient arracher les flèches du bouclier qui servait de but.

Puis, pour donner à l’étranger une plus haute idée de leur adresse, et lui offrir une difficulté plus grande, ils transportèrent le bouclier de cinquante à cent pas.

Enfin, l’ancien bouclier placé à distance et le nouveau bouclier préparé, les archers, comme un essaim d’abeilles qui se groupent autour de leur chef, se groupèrent autour d’Herbert, qu’ils reconnaissaient tacitement pour exercer sur eux la royauté de l’adresse et du coup d’œil.

Alors, on vit ce que peut faire sur les hommes une grande émulation : chacun à son tour lança sa flèche, et, malgré la distance augmentée du double, les cinquante flèches ― les archers étaient cinquante ― portèrent toutes dans le bouclier.

Onze flèches avaient frappé dans le cercle intérieur ; mais, comme on l’avait prévu d’avance, les trois flèches les plus rapprochées de la mouche étaient celles d’Edwards, de Georges et d’Herbert.

— Bien tiré, enfants ! dit Gaëtano en battant des mains ; on boira ce soir du meilleur vin de la cave à la santé de ceux qui ont tiré ces cinquante flèches… Et, maintenant, aux trois vainqueurs et à notre pèlerin ! Êtes-vous prêt, mon maître ?

L’étranger fit de la tête un signe affirmatif.

— Bon ! dit le Bâtard, vous savez qu’il y a cinq écus romains pour celui qui mettra sa flèche le plus près de la mouche… Allons, au bouclier !

Un archer alla arracher de terre l’ancien bouclier, tout chargé de dards comme un porc-épic, et y substitua le bouclier intact.

— Place ! place ! place ! cria-t-on de toutes parts.

Ce n’étaient plus seulement les archers qui s’intéressaient à la lutte, c’étaient tous ces hommes qu’une espèce de nationalité, comme nous l’avons dit, reliait entre eux. Les Allemands avaient cessé la lutte, les montagnards avaient jeté leurs bâtons ; tous étaient accourus, formant un cercle immense autour du groupe composé de Gaëtano le Bâtard, du pèlerin et des trois archers destinés à soutenir vis-à-vis de l’étranger l’honneur de la vieille Angleterre.

— Dépêchons-nous, dépêchons-nous, murmura le pèlerin en regardant de nouveau le soleil, il est une heure moins un quart.

― Nous sommes prêts, répondit Herbert, et nous allons tirer selon le rang que les lettres initiales de nos noms tiennent dans l’alphabet. À toi, Edwards, la première flèche ; à toi, Georges, la seconde ; à moi la troisième. Le pèlerin tirera le dernier. À tout seigneur, tout honneur !

En effet, au jeu de l’arc, l’honneur du coup est à celui qui tire le dernier.

― Gare ! dit Edwards en s’avançant.

Edwards avait d’avance choisi celle de ses flèches qu’il tenait pour la meilleure, et il l’avait placée sur son arc. Parvenu à l’endroit d’où il devait tirer, il s’arrêta deux fois, amena à lui la corde de son arc, deux fois la détendit. Enfin, à la troisième fois, la flèche s’échappa en sifflant, et alla s’enfoncer dans le cercle tracé sur le bouclier, à deux pouces à peine au-dessus de la mouche.

— Ah ! murmura-t-il, si le bouclier eût été seulement à dix pas plus loin, je mettais ma flèche en plein but ! Mais n’importe, je crois que le coup n’est pas mauvais.

Ses camarades, en l’applaudissant, lui prouvèrent qu’ils étaient de son avis.

— À ton tour, Georges, dit Gaëtano le Bâtard, et mesure bien la distance.

— Je ferai de mon mieux, monseigneur, dit l’archer.

Et, pour prouver la disposition dans laquelle il était, il tira l’une après l’autre trois flèches de sa trousse ; mais, jetant les deux premières comme défectueuses, il ne s’arrêta qu’à la troisième.

Cette troisième flèche, il l’ajusta sur son arc, qu’il tendit d’un mouvement à la fois lent et ferme, et lâcha le trait.

La flèche alla frapper le bouclier, et, malgré la distance, il fut facile de voir qu’elle gagnait de quelques lignes sur celle d’Edwards.

— Ma foi, dit Georges, voilà tout ce que je puis faire ; qu’un autre fasse mieux !

— Bravo, Georges ! bravo, Georges ! crièrent les spectateurs en applaudissant.

C’était au tour d’Herbert, c’est-à-dire de celui sur lequel on comptait le plus.

Il s’avança gravement et lentement comme un homme qui sent tout le poids de la responsabilité qui pèse sur lui.

Aussi mit-il encore plus d’attention que Georges dans le choix du projectile qu’il s’apprêtait à lancer. Il vida entièrement sa trousse à ses pieds, posa un genou en terre, et choisit longuement et avec soin une flèche dont la pondération fût parfaite. Puis, se relevant, il tendit la corde de son arc de manière à la ramener jusque derrière sa tête, demeura un instant aussi immobile que le chasseur antique changé en marbre par la vengeance de Diane, ― et lâcha le coup.

La flèche passa invisible, tant elle passait rapide, et alla s’enfoncer si près de la mouche, qu’elle en entama le contour.

Tous les condottieri, les archers surtout, étaient restés les yeux fixes et la poitrine haletante ; mais, quand ils virent le résultat du coup, une immense acclamation en trois ou quatre langues s’échappa de la bouche de ces hommes, qui se regardaient tous comme intéressés dans leur orgueil à ce que l’un d’eux, quelle que fût sa spécialité ou sa nation, l’emportât sur un étranger. Puis, d’un même mouvement, tous s’élancèrent vers le but, chacun voulant juger par ses propres yeux de la place où avait frappé la flèche d’Herbert.

Comme nous l’avons dit, la mouche était effleurée.

Alors, d’une commune voix, les archers poussèrent leur acclamation habituelle :

— Hourrah pour la vieille Angleterre !

Et les cris redoublèrent, chacun s’empressant autour du but, et montrant à Gaëtano, avec force bravos et clameurs, cette flèche qui, personne n’en doutait, devait remporter la victoire.

Pendant ce temps, le pèlerin, sans prendre la peine de se débarrasser de son manteau, s’était contenté de poser son bâton à terre, avait ramassé un des arcs abandonnés par les archers, avait pris, parmi les flèches sorties de la trousse d’Herbert, la première flèche venue, et l’avait ajustée sur son arc.

— Gare ! cria-t-il tout à coup d’une voix forte.

Les condottieri entouraient le but ; ils se retournèrent, et, voyant, à cent pas d’eux, le voyageur qui levait son arc, ils s’écartèrent rapidement. À peine le bouclier fut-il démasqué, qu’ils entendirent passer la flèche, qui s’arrêta, en tremblant, juste au milieu de la mouche.

Il s’était écoulé si peu de temps entre le cri de l’étranger et l’arrivée de sa flèche, qu’on eût pu croire qu’il avait lâché le coup sans prendre la peine de viser. ― Lui était resté debout, appuyé sur son arc.

Quand on s’approcha du but, on s’aperçut que le bouclier, fait d’une claie d’osier recouverte de trois peaux de taureau entre chacune desquelles était une plaque de fer, avait été percé de part en part.

La flèche passait de l’autre côté d’une longueur de six pouces !

Les archers se regardèrent stupéfaits : pas un cri, pas un souffle, pas une haleine ne sortit de leur bouche.

— Eh bien ! demanda Gaëtano, après un moment de silence, que dis-tu de cela, Herbert ?

— Je dis qu’il y a magie ou surprise, répondit l’archer, et je demande une seconde épreuve.

— Tu l’entends, pèlerin, dit Gaëtano, s’adressant à l’étranger, tu ne peux pas refuser sa revanche à un brave archer qui doute que tu sois un simple mortel comme lui, et qui te prend pour le dieu Apollo, déguisé en berger, et gardant les troupeaux du roi Admète.

— C’est bien, dit l’étranger ; mais, quand j’aurai donné cette revanche, me laissera-t-on partir ?

— Oui, oui, crièrent d’une seule voix tous les condottieri.

— Je t’engage ma parole de chevalier, dit Gaëtano.

— Soit, dit le pèlerin, toujours de sa place, tandis que les aventuriers, de leur côté, continuaient d’entourer le but, qu’ils regardaient avec autant d’étonnement que d’admiration ; ― mais la distance à laquelle nous avons fait ce premier essai me paraît bonne à exercer des enfants. Portez le bouclier à deux cents pas plus loin, et, alors, je ne demande pas mieux que de faire raison à Herbert et même à ses deux compagnons.

— Deux cents pas plus loin ! tirer à trois cents pas ? mais vous êtes fou, mon maître ! s’écria Herbert.

— Portez le bouclier à deux cents pas plus loin, répéta l’inconnu ; j’ai accepté vos conditions sans les débattre ; c’est à vous, maintenant, d’accepter les miennes sans discuter.

— Faites ce qu’il demande, ordonna impérieusement Gaëtano ; c’est à lui, en effet, de dire à présent ce qu’il veut.

Deux hommes prirent le bouclier, mesurèrent la distance ; et l’allèrent porter jusqu’à l’extrémité du cirque.

Les autres aventuriers, Gaëtano en tête, revinrent silencieux à l’endroit où les attendait le pèlerin.

Herbert jeta un coup d’œil sur le bouclier, et, regardant avec découragement son arc et ses flèches :

— Impossible, dit-il, de tirer à une distance pareille !

— Oui, dit l’inconnu, avec ces jouets d’enfant, impossible, j’en conviens ; mais je vais vous montrer les armes avec lesquelles je vous défie.

Alors, indiquant du doigt aux condottieri une espèce de fragment de rocher long de dix pieds, large de cinq, qui sortait du sol rugueux, couvert de mousse, et sous la forme d’un gigantesque couvercle de sépulcre :

— Levez cette pierre, dit-il.

Les condottieri se regardèrent, ne comprenant rien à cet homme qui leur paraissait un être surhumain, et hésitant à lui obéir.

— N’avez-vous pas entendu ? demanda Gaëtano.

— Si fait, répondit Herbert en grommelant ; mais est-ce donc cet homme qui ordonne ici, maintenant ?

— C’est lui, si je veux, dit Gaëtano ; levez cette pierre !

Huit ou dix aventuriers se mirent à l’œuvre ; mais, si bien qu’ils combinassent leurs efforts, ils ne parvinrent pas même à ébranler l’énorme bloc.

Ils se redressèrent, et, regardant Gaëtano :

— Cet homme est fou ! dirent-ils ; autant vaudrait nous donner l’ordre d’arracher le Colysée !

— Ah ! c’est vrai, murmura le voyageur, se parlant à lui-même, je me rappelle, le tombeau a été scellé en dedans.

Et, s’approchant à son tour du bloc de granit :

— Écartez-vous, dit-il ; je vais essayer, moi.

Alors, jetant bas son manteau, il se courba par-dessus un des angles du sépulcre, attacha ses mains nerveuses aux anfractuosités des roches ; puis, collant ses bras à la pierre comme un bas-relief, il lui imprima trois secousses successives.

On eût dit Ajax ou Diomède arrachant des plaines de Troie une de ces bornes gigantesques avec lesquelles ils écrasaient la moitié d’une armée.

Au premier effort, la pierre se gerça ; au second, les crampons de fer se rompirent ; au troisième, le couvercle de granit se souleva et découvrit un tombeau dans lequel était couché le squelette d’un géant.

La tête seule manquait.

Les aventuriers jetèrent un cri de surprise mêlé de terreur, et reculèrent effrayés. Gaëtano passa sa main sur son front humide de sueur.

C’étaient bien là, en effet, ces grands ossements dont parle Virgile, et qui devaient, mis à jour dans leur sépulcre par le fer de la charrue, glacer d’étonnement les races à venir.

Le géant avait près de lui un arc de neuf pieds de long, et six flèches de trois coudées chacune.

— Eh bien ! Herbert, demanda l’inconnu, croyez-vous qu’avec cet arc et ces flèches, on puisse tirer à trois cents pas ?

Herbert ne répondit point : lui et ses compagnons semblaient courbés sous le poids d’une terreur superstitieuse.

Le premier à qui la parole revint fut Gaëtano.

— Quels sont ces ossements ? demanda-t-il d’une voix dont il essaya en vain de dissimuler l’émotion, et pourquoi ce squelette n’a-t-il plus de tête ?

Ces ossements, répondit l’inconnu avec un sourire d’une profonde tristesse, et comme il en passe sur les lèvres des vieillards qui racontent des choses qu’ils ont vues au temps de leur jeunesse ; ces ossements sont ceux d’un homme qui, lorsqu’il était debout, avait huit pieds de haut, de sorte que, sans sa tête, il serait encore aujourd’hui le plus grand de nous tous. Il était né dans la Thrace ; son père descendait des Goths, sa mère des Alains. Il avait été pâtre d’abord dans ses montagnes, puis soldat sous Septime Sévère, puis centurion sous Caracalla, puis tribun sous Élagabale, puis, enfin, empereur après Alexandre. Il portait à son pouce, en guise de bagues, les bracelets de sa femme ; il traînait d’une seule main un chariot chargé ; il ramassait la première pierre venue, et en faisait de la poussière entre ses doigts ; il terrassait les uns après les autres, et sans reprendre haleine, trente lutteurs ; il courait à pied aussi vite qu’un cheval lancé au galop ; il faisait trois fois le tour du grand Cirque en quinze minutes, et, à chaque tour, il emplissait une coupe de sueur ; enfin, il mangeait quarante livres de viande par jour, et vidait une amphore d’un seul coup. Il s’appelait Maximin ; il fut tué devant Aquilée par ses propres soldats, qui expédièrent sa tête au sénat, lequel la fit brûler à la vue du peuple dans le champ de Mars. Soixante ans après, un autre empereur qui prétendait descendre de lui envoya chercher son corps à Aquilée ; puis, comme il faisait bâtir ce cirque, il le coucha dans le sépulcre, et, comme l’arc et les flèches étaient les armes favorites du défunt, il mit près de lui ces flèches en roseaux de l’Euphrate, cet arc en frêne de Germanie, cette corde en fil d’amiante, sur laquelle ne peuvent ni l’eau, ni le feu, ni le temps, et, de ce sépulcre impérial, il fit la borne autour de laquelle tournaient ses chevaux et ses chars. Cet autre empereur s’appelait Maxence. — Allons, Edwards ! allons Georges ! allons, Herbert ! je suis pressé… prenez vos arcs et vos flèches ; quant à moi, voici les miens.

Et, tirant l’arc et les flèches hors du tombeau, il gravit le piédestal sur lequel était assis Gaëtano à son arrivée, déposa les six flèches à ses pieds, et, comme Ulysse tendit son arc sans effort, lui, ainsi qu’il eût fait d’un arc ordinaire, banda l’arc de Maximin.

Eh bien, soit ! dit Herbert ; il ne sera pas dit que des archers anglais auront refusé de tenter ce qu’un autre aura fait. — Voyons, Edwards ; voyons, Georges, faites de votre mieux ; je vais tâcher de faire, moi, ce que je n’ai jamais fait.

Les deux archers se préparèrent, mais en secouant la tête d’un air découragé, et pareils à des hommes qui entreprennent une chose qu’ils savent d’avance être impossible.

Edwards prit rang le premier, tendit son arc, et lança sa flèche ; mais la flèche décrivit sa parabole, et s’enfonça en terre vingt pas avant d’avoir atteint le bouclier.

— Je l’avais bien dit ! murmura Edwards.

Et il céda sa place à Georges.

Georges se présenta à son tour, et tout son effort se borna à ce que sa flèche portât un peu plus loin que celle de son compagnon, et tombât à quelques pieds seulement du bouclier.

C’est tenter Dieu, murmura-t-il en se retirant, que de demander à l’homme au delà de ses forces !

Enfin, Herbert, qui avait de nouveau tendu son arc, qui avait choisi sa meilleure flèche, et qui avait fait tout bas sa prière à saint Georges, atteignit le but, mais si faiblement, que la flèche ne put pas même entamer le premier cuir et tomba près du bouclier.

— Ma foi, dit-il, tant pis ! voilà tout ce que je puis faire pour l’honneur de la vieille Angleterre.

— Voyons, dit alors le pèlerin, ce que je pourrai faire, moi, pour la gloire de Dieu.

Et, sans quitter le piédestal, du haut duquel, pareil à une divinité antique, il dépassait d’une coudée et demie tous les spectateurs, il envoya, l’une après l’autre, contre le bouclier les six flèches, qui dessinèrent une croix, — les quatre premières formant l’arbre, les deux autres la branche.

Un cri d’admiration s’éleva parmi les spectateurs, quand les deux dernières flèches surtout eurent expliqué, en complétant le religieux symbole, l’intention de l’archer mystérieux ; alors, la plupart, croyant à un miracle, firent sur leur front le signe sacré que l’inconnu venait de tracer sur le bouclier.

— Ce n’est pas un homme, dit Herbert, c’est le dieu Teutatès ou Thor, fils d’Odin, qui se décide à se convertir à la foi chrétienne, et qui va demander au pape la rémission de ses vieux péchés.

L’inconnu entendit ces paroles, et tressaillit.

— Ami, dit-il, tu n’es peut-être pas si loin de la vérité que tu le crois… Prie donc pour moi, comme tu prierais, non pas pour un dieu qui se rallie, mais pour un homme qui se repent !

Puis, se tournant vers Gaëtano le Bâtard :

— Monseigneur, dit-il, les cinq écus que vous m’avez promis sont à Edwards, à Georges et à Herbert, auxquels je demande, ainsi qu’à vous, pardon de mon orgueil. Hélas ! je viens d’avouer tout bas, et j’avoue maintenant tout haut, que je suis un grand pécheur !

Puis, s’inclinant avec humilité :

— Avez-vous autre chose à exiger de moi, demanda-t-il, et voulez-vous me permettre de continuer mon chemin ?

— Pour mon compte, dit Gaëtano, je n’y vois aucun empêchement, avec d’autant plus de raison que tu as ma parole, et, à moins qu’il ne convienne aux lutteurs et aux joueurs de bâton de te demander une leçon pareille à celle que tu viens de donner aux archers, tu es libre.

Mais les Allemands et les montagnards firent de la tête un signe indiquant qu’ils étaient satisfaits d’avoir assisté à la leçon que venaient de recevoir les archers.

Alors, s’adressant aux premiers dans le plus pur allemand, et aux autres tour à tour dans le dialecte écossais, basque ou piémontais :

— Je remercie mes frères les Germains et mes frères les montagnards, dit le voyageur, de ne plus s’opposer à ce que je continue ma route, et les conjure de se joindre, sinon de paroles, du moins d’intention, aux prières qu’Edwards, Georges et Herbert voudront bien dire pour moi.

Et, déposant l’arc gigantesque aux mains du chef des condottieri, il rejeta son manteau sur son épaule, reprit à la main son bâton, salua humblement à droite et à gauche, et, par une des brèches du cirque de Maxence, du même pas dont il était venu, il regagna la voie Appienne.

De tous ces aventuriers, qu’il laissait pleins d’étonnement, d’admiration et surtout de doute, une partie l’accompagna jusqu’à la route romaine, tandis que l’autre monta sur les ruines pour le suivre plus longtemps des yeux.

Alors, les uns et les autres assistèrent à un singulier spectacle, et qui laissa dans leur esprit une bien autre impression encore que ce qu’ils venaient de voir.

La troisième tour qui commandait la via Appia, avant d’arriver aux murailles d’Aurélien, ceinture de Rome, appartenait aux Frangipani, famille non moins noble, non moins puissante que celle des Orsini et des Gaëtani, et dont le dernier descendant vient de mourir de nos jours au monastère du mont Cassin.

Nous avons dit que leur nom venait de la quantité de pains qu’ils rompaient tous les matins en faisant l’aumône : ― frangere panes.

De même que leurs confrères avec lesquels nous venons de faire connaissance, les Frangipani vivaient d’extorsions, de vols et de pillages, et leur château était là comme un dernier péage placé près de la porte de la ville.

Mais, sans doute, le voyageur était pressé d’arriver, car, cette fois, au lieu d’essayer, comme il l’avait fait à Casa-Rotondo et au château des Gaëtani, de passer à travers les domaines de ces maîtres du chemin, il contourna les remparts de la forteresse, ne répondant point aux qui vive des sentinelles placées au haut de la tour.

Les sentinelles appelèrent leurs camarades.

Une vingtaine d’hommes accoururent voyant le pèlerin qui, alors, continuait son chemin, ne daignant pas leur répondre et refusant de s’arrêter, archers et arbalétriers tendirent, ceux-ci leurs arcs, ceux-là leurs arbalètes, et l’accablèrent de traits.

Mais lui, à travers les projectiles mortels qui obscurcissaient l’air, poursuivit sa route sans hâter ni ralentir son pas, ne s’inquiétant guère plus de ces flèches et de ces traits d’arbalète que si c’eût été une grêle ordinaire ; seulement, lorsqu’il fut hors de leur portée, il se contenta de secouer son manteau et sa tunique : les traits et les flèches qui s’y étaient attachés tombèrent, et, débarrassé de ce poids inutile, il disparut derrière l’arc de Trajan, sous cette voûte qu’on appelle aujourd’hui la porte Saint-Sébastien.


urbi et orbi.


Tandis que les condottieri, gardiens de la voie antique, de Casa-Rotondo à la tour des Frangipani, se demandaient avec une curiosité mêlée d’effroi, et sans pouvoir résoudre la question, quel était cet homme qui parlait toutes les langues avec la même facilité que si chacune de celles qu’il parlait fût la sienne, qui savait l’histoire des siècles passés comme s’il eût vécu dans tous les siècles ; qui connaissait le gisement des trésors enfouis comme si lui-même eût tracé l’inscription des pierres qui les recouvraient ; qui soulevait le couvercle d’un tombeau impérial scellé de fer et enduit de ciment romain comme il eût fait d’un couvercle de coffre ; qui tirait à la cible avec l’arc des géants, et, à trois cents pas, dessinait sur un bouclier la figure de la croix ; et qui enfin, passant invulnérable au milieu des traits et des flèches de toute une garnison, se contentait, une fois passé, de secouer son manteau et sa tunique ; ― lui, le voyageur mystérieux, s’acheminait à travers les rues de Rome, comme si depuis longtemps ces rues lui eussent été familières.

La porte Saint-Sébastien franchie, il avait trouvé la rue barrée par des chaînes. Ces chaînes partaient du bas de l’arc de Drusus, élevé, chose rare ! après la mort du héros auquel il était destiné à faire honneur. Au sommet de cet arc, constatant les victoires du père de Germanicus et de Claude sur les Germains, les Frangipani avaient bâti une tour, et, pour laisser passer les voyageurs, ils exigeaient d’eux un péage qu’ils partageaient avec les moines de Saint-Grégoire à la montée de Scaurus. Mais, en faveur de la solennité du jour, et surtout de ce que le pèlerin leur dit qu’il avait déjà été visité par les Orsini, les Gaëtani et les Frangipani de la via Appia, les Frangipani de l’arc de Drusus le laissèrent passer.

Un instant après, il rencontrait, à sa droite, la petite chapelle élevée sur la place même où avait eu lieu le miracle de la résurrection de Napoleone Orsini ; il laissait à sa gauche les thermes de Caracalla, et s’engageait dans la rue du Grand-Cirque, bordée des deux côtés par les ruines de l’immense édifice, et ombragée, à cette époque encore, par la voûte Triomphale.

C’est dans ce cirque que César et Pompée donnèrent leurs fameuses chasses de bêtes et leurs incomparables combats de gladiateurs ; sanglantes solennités où l’on tua en un jour trois cents lions à crinières ! fêtes homicides où s’égorgèrent dans une seule lutte cinq cents gladiateurs !

Le voyageur passa outre.

En sortant du cirque, il laissa à sa droite les ruines gigantesques du palais impérial : plus loin, à sa gauche, le temple de Vesta ; plus loin encore, il effleura du bout de son manteau la maison de Colazzo da Rienzi, toute fraîchement sculptée, et qui devait sembler à cette époque un ouvrage d’ivoire sorti de la main patiente des Chinois. En marchant toujours, il joignit et dépassa, le laissant à sa droite, le théâtre de Marcellus, une des forteresses des Savelli ; puis il prit la rue qui, en longeant le théâtre de Pompée, point de repère des Orsini au centre de Rome, se rendait directement par la Vallicella à la basilique de Constantin.

À mesure que l’on approchait de la vieille et sainte bâtisse qui précéda l’église actuelle de douze siècles, les rues devenaient de moins en moins praticables, à cause de l’encombrement qu’occasionnaient les milliers de fidèles accourus non-seulement des environs de Rome et de la plupart des villes de l’Italie, mais encore de tous les points du monde, afin de recevoir la grande bénédiction. Néanmoins, où tout autre voyageur eût été forcé de s’arrêter, notre pèlerin trouvait moyen de continuer sa route ; où nul n’eût pu passer, l’inconnu savait se frayer un chemin.

Il arriva ainsi jusqu’au milieu de la place Saint-Pierre, pénétra dans la grande cour, espèce d’atrium inhérent à toutes les basiliques qu’on appelait le Paradis, et au milieu de laquelle s’élevait une fontaine jaillissante. Là seulement, lorsqu’il fut parvenu au premier rang de la foule qui encombrait cette cour, il s’arrêta. C’était juste l’endroit où se trouvait autrefois l’entrée du cirque de Néron, cirque fatal, où tant de chrétiens avaient péri, d’où tant de martyrs étaient montés au ciel !

Devant le voyageur se dressait, enfin, la basilique avec ses cinq portes.

La première s’appelait la porte du Jugement : c’était celle par où passaient les morts.

La seconde s’appelait la porte de Ravennes : elle avait, en effet, été donnée par la colonie des Ravennois qui habitaient au pied du mont Janicule, et qu’on nommait les hommes de la Flotte, parce que c’étaient eux qui faisaient toute la navigation du Tibre.

La troisième s’appelait la porte du Milieu : elle avait été autrefois d’argent ; — c’était un don d’Honorius Ier et de Léon IV ; — mais elle avait disparu lors du sac des Sarrasins, et avait été refaite en bronze par Eugène IV.

La quatrième s’appelait la porte Romaine : elle supportait à son fronton des ex-voto offerts à l’église, des chaînes de ports, des cadenas de citadelles, des drapeaux, des enseignes, et jusqu’à des armures.

Enfin, la cinquième s’appelait la porte Sainte, ou la porte du Jubilé, par laquelle on n’entrait que tous les cinquante ans.

Les trois portes du milieu seules étaient ouvertes.

À travers ces trois portes, on voyait fuir l’intérieur de la basilique, offrant, d’après les formes primitives, cinq rangs de colonnes, avec ses chapelles à droite et à gauche, le chœur au fond dans l’abside, et, au milieu du chœur, la représentation du saint sépulcre, éclairé par cinq cent soixante-sept lampes ardentes.

Les cardinaux s’avançaient deux à deux du fond de la basilique, ayant à la main le cierge et la mitre, dans laquelle ils cachent leur calotte rouge par respect pour le saint-sacrement, porté par le pape à pied, nu-tête, et marchant sous un dais soutenu par huit évêques assistants.

En passant devant l’autel, le pape y déposa le saint-sacrement, et continua sa route vers l’escalier qui conduit à la loge de la Bénédiction, toute tapissée de damas.

En l’attendant, la loge de la Bénédiction était vide.

Le pape et son cortége disparurent ; ils venaient d’entrer dans l’escalier.

On entendait les choristes qui continuaient de chanter le Pange lingua, cette belle hymne composée par Théodose, évêque d’Orléans, vers l’an 838.

En ce moment, non-seulement dans la cour de la basilique, non-seulement sur la place Saint-Pierre, mais encore dans toutes les rues aboutissant à cette place, comme les rayons d’une étoile à leur centre, on voyait une mer de fidèles, flux immense, houle mouvante et tumultueuse, montant d’un effort unanime vers la basilique, et que la main de Dieu semblait impuissante à fixer.

Tout à coup, la loge de la Bénédiction s’ouvrit.

L’océan s’arrêta comme pétrifié. Un profond silence se fit au-dessus de ces vagues humaines. Trois cent mille chrétiens à la fois plièrent les deux genoux.

Cinq minutes auparavant, on n’eût point entendu passer le tonnerre grondant dans les nues.

On entendit le vol d’une colombe qui traversait la place, et allait se reposer sur le fronton aigu de la basilique.

Le souverain pontife Paul II, porté sur un fauteuil avec la mitre en tête, abrité sous le dais, toujours soutenu par les huit évêques, apparut dans la loge de la Bénédiction.

Un cardinal vint s’agenouiller devant lui, et lui présenta un livre.

Un autre s’approcha de sa gauche tenant un cierge allumé.

Alors, le pape commença de lire dans le livre, et, quoiqu’il ne forçât point sa voix, on entendit les paroles suivantes qui semblèrent descendre du ciel :

« Les saints apôtres Pierre et Paul, dans l’autorité et le pouvoir desquels nous mettons toute notre confiance, intercèdent en personne pour nous près du trône de Dieu.

» Amen !

» Qu’en considération des prières et des mérites de la bienheureuse Marie, toujours Vierge, du bienheureux archange Michel, du bienheureux Jean-Baptiste, des saints apôtres Pierre et Paul, et de tous les saints, le Dieu tout-puissant ait pitié de vous, et que, vos péchés vous étant remis, Jésus-Christ vous conduise à la vie éternelle.

» Amen !

» Que l’indulgence, l’absolution et la rémission de tous vos péchés ; que le temps de faire une bonne et fructueuse pénitence ; qu’un cœur toujours humble et toujours ouvert au repentir ; que la persévérance dans les bonnes œuvres, vous soient accordés par le Seigneur très-bon et très-miséricordieux.

» Amen !

» Et que la bénédiction du Père tout-puissant, du Fils et du Saint-Esprit descende sur vous, et y demeure pendant l’éternité.

» Amen ! »

En disant ces dernières paroles, le pape se leva, et, en prononçant le nom de chacune des personnes de la très-sainte Trinité, il fit une croix sur le peuple ; puis, à ces mots : « Descende sur vous, et y demeure pendant l’éternité ! » il leva les bras au ciel, les ramena croisés sur sa poitrine, et s’assit.

Aussitôt un cardinal-diacre lut l’indulgence plénière accordée aux assistants, et jeta l’écrit sur la place.

Ce parchemin était l’ambition des trois cent mille personnes assemblées devant la basilique de Saint-Pierre. Pas une qui n’eût donné dix ans de sa vie pour être le privilégié du hasard, ou plutôt du Seigneur, qui parviendrait à s’emparer de ce bienheureux écrit portant la signature du saint-père.

Ce parchemin flotta pendant quelques secondes au gré du vent, et tandis que toutes les mains s’étendaient afin de le saisir, il vint tomber aux genoux du pèlerin.

Celui-ci n’avait qu’à faire un mouvement pour s’en emparer ; sans doute il ne l’osa point.

Un de ses voisins le ramassa sans qu’il essayât de le lui disputer ; on eût dit que, de cette bénédiction, de cette rémission des péchés, de cette indulgence plénière, il était seul excepté.

Au moment où l’écrit échappa à la main du cardinal, les canons du château Saint-Ange tonnèrent tous à la fois ; toutes les cloches de la basilique et les cloches des trois cents autres églises de Rome bondirent et envoyèrent leurs volées à travers les airs. Enfin, le son de cinq cents instruments de musique monta vers le ciel accompagné des cris de joie, de reconnaissance et d’actions de grâces du monde chrétien tout entier, dont chaque ville, en signe de vassalité éternelle, semblait avoir envoyé sa députation vers la ville sainte.

Seul, au milieu de tous ces hommes criant gloire à Dieu, le voyageur resta muet, se leva, entra dans l’église, passa devant le bénitier sans toucher à l’eau bénite, devant l’autel sans faire le signe de la croix, devant le grand pénitencier sans s’agenouiller et lui demander l’absolution, et entra dans la chapelle des pèlerins.

Il est d’usage que, le jeudi saint, en descendant de la loge de la Bénédiction, le pape lave les pieds à treize pèlerins. Ces treize pèlerins, pendant les trois jours sacrés, deviennent les hôtes du pape, et sont nourris par lui.

Douze étaient déjà sur leurs siéges, et attendaient.

Le treizième siége était vacant.

Le voyageur alla s’y asseoir.

À peine avait-il pris sa place, que le pape entra, toujours porté sur sa chaise.

Là, seulement, sa sainteté descendit, passa dans ce que l’on appelle la salle des ornements, où elle quitta la chape blanche, le formale et la mitre de gaze d’or, et où le cardinal-diacre lui mit l’étole violette, le manteau de satin rouge, le formale d’argent doré et la mitre de gaze d’argent.

Ce changement fait, le pape rentra dans la chapelle, s’assit sur le trône préparé pour lui, sans baldaquin, avec deux tabourets pour les deux cardinaux ; et deux flambeaux allumés, un de chaque côté du trône.

En même temps, il fit verser l’encens dans l’encensoir par le cardinal-prêtre, et donna sa bénédiction au cardinal-diacre, qui devait chanter l’évangile prescrit pour la cérémonie.

Le cardinal-diacre chanta l’évangile ; après quoi, le sous-diacre donna le livre saint à baiser au pape, tandis que le cardinal-diacre, prenant l’encensoir, l’encensait trois fois, et que les chantres entonnaient le verset : Mandatum novum do vobis.

Pendant ce chant, le pape se leva, et, le cardinal-diacre lui ayant ôté sa chape, il s’approcha du premier pèlerin, c’est-à-dire de celui qui était le plus éloigné du voyageur. Deux camériers le suivaient portant dans deux bassins, l’un treize essuie-mains, l’autre treize bouquets de fleurs.

Le trésorier venait après eux, en chape et en rochet, portant une bourse de velours cramoisi, brodée d’or, dans laquelle étaient treize médailles d’or et treize médailles d’argent.

Le voyageur suivait tous ces détails avec une anxiété visible, et il était facile de comprendre qu’il approchait de quelque terrible crise.

La cérémonie commença, rappelant celle de Jésus lavant les pieds des apôtres. À mesure que le pape en avait fini avec un pèlerin, il passait à un autre, et, par conséquent, se rapprochait du voyageur. Alors la pâleur de celui-ci augmentait, et cette anxiété qui faisait tressaillir tout son corps de mouvements convulsifs devenait plus profonde. Enfin, le pape arriva à lui ; le sous-diacre se baissa pour dénouer le cordon de ses sandales ; mais en ce moment, le pèlerin retira son pied, et se précipita aux genoux du vicaire de Notre-Seigneur en s’écriant :

— Ô saint, trois fois saint, je ne suis pas digne que vous me touchiez !

Paul II ne s’attendait point à cet éclat : il se recula presque effrayé.

— Alors, dit-il, que désirez-vous de moi, mon fils ?

— Je désire, ô très-saint père, dit le pèlerin en touchant la dalle de son front, je désire bien humblement que vous entendiez en confession un malheureux pécheur… le plus grand et le plus indigne de ceux que vous avez jamais entendus ! le plus grand et le plus indigne de ceux que vous entendrez jamais !

Le pape regarda un instant avec hésitation cet homme prosterné à ses pieds ; puis, comme aux sanglots qui s’échappaient de sa poitrine, comme à sa parole sombre, comme à son geste désespéré il était facile de reconnaître le sentiment d’une profonde douleur :

— C’est bien, mon fils, dit-il, puisque vous faites partie des treize pèlerins, vous êtes mon hôte. Allez donc m’attendre à mon palais de Venise… Aussitôt l’office du jour fini, je vous y joins : j’entendrai votre confession, et, s’il y a un moyen de rendre la tranquillité à votre cœur, espérez, la tranquillité lui sera rendue.

L’inconnu saisit à deux mains le bas de la robe du saint-père, la baisa humblement et ardemment, se releva, prit son bâton qu’il avait déposé dans un coin, et sortit de la chapelle suivi des regards étonnés du pape et des cardinaux, des prélats et des douze pèlerins, se demandant quel était cet étranger qui était venu s’asseoir un instant parmi eux, et quel crime si irrémissible il avait commis, qu’il fût obligé de s’adresser au saint-père lui-même pour en obtenir l’absolution.


le maudit.


Le palais de Venise, vers lequel s’acheminait le voyageur inconnu, bâti par Paul II, d’après les dessins de Julien Maïano, avec les débris du Colysée, et sur l’emplacement des anciennes Septa Julia, venait d’être achevé depuis deux ans à peine. Il s’élevait, ― à cette époque où les palais Braccioli, Panfili, Altieri et Buonaparte n’étaient pas encore bâtis, ― sur une immense place où, à son avénement au pontificat, le pape Paul II avait, à l’imitation de César, donné un grand repas à tout le peuple romain. Vingt mille couverts avaient été, pendant cinq jours, renouvelés cinq fois par jour, et l’on évaluait à cinq cent mille le nombre des convives qui avaient pris part à cette gigantesque collation.

En effet, Paul II, qui pouvait avoir, alors, cinquante-deux ou cinquante-trois ans, après avoir été un des plus beaux hommes de l’Italie, — si beau, qu’il renonça à s’imposer le nom de Formose, qu’il avait choisi d’abord, de peur que l’on n’entachât d’orgueil le choix de ce nom ; — Paul II était demeuré un des plus fastueux princes du monde, adorant les bijoux, faisant des collections de diamants, d’émeraudes et de saphirs, et jouant sans cesse avec des pierres précieuses qu’il roulait en cascade de l’une de ses mains dans l’autre.

C’était dans ce magnifique palais, aujourd’hui siége de l’ambassade d’Autriche, qu’il avait donné rendez-vous au voyageur, qui, introduit dans son cabinet, l’attendait avec anxiété.

L’attente ne fut pas longue. — Paul II avait remarqué le costume antique du pèlerin, le caractère profondément accentué de sa physionomie, la violence presque furieuse de son repentir, et toutes ces circonstances réunies lui avaient inspiré une grande curiosité de se retrouver en face de cet homme.

Lorsque le voyageur s’était présenté au palais, venant de la part du pape, les serviteurs de Paul II l’avaient reconnu pour un des treize pèlerins qui devaient être les hôtes du souverain pontife pendant la semaine sainte. En conséquence, d’après les ordres donnés d’avance, ils avaient voulu lui présenter un repas composé de poisson, de gibier maigre et de fruits secs ; mais, comme il avait fait à Casa-Rotondo, le voyageur n’avait accepté qu’un morceau de pain et un verre d’eau qu’il avait mangé et bu debout.

C’était dans cette attitude que Paul II le retrouvait en rentrant dans son cabinet.

Maintenant, comment se faisait-il que cet homme, que nous avons vu jusqu’ici si fort, si puissant, si maître de lui-même, tremblât au bruit des pas qui s’approchaient de la porte de ce cabinet ? et comment se fit-il encore que, lorsque cette porte s’ouvrit, et qu’il eut reconnu que c’était bien le souverain pontife qui venait à lui, un tel frisson passa par tout son corps, qu’il fut obligé, pour ne pas défaillir, de s’appuyer à un fauteuil placé à portée de sa main ?

Paul II fixa sur lui son grand œil noir, et, à la douteuse lueur de deux bougies, unique lumière qui éclairât le cabinet, il remarqua sa pâleur presque livide.

En effet, placé dans la pénombre comme était l’inconnu, vêtu de sa tunique grise, et enveloppé de son manteau bleu, qui se fondait dans l’obscurité, son visage seul était visible, apparaissant plus pâle encore qu’il n’était peut-être en réalité, au milieu de l’encadrement de sa barbe et de ses cheveux noirs.

Tout autre que le pape Paul II eut hésité, sans doute, à demeurer seul avec cet homme ; mais, esprit aventureux, cœur intrépide, Pietro Barbo comprit qu’il avait devant lui quelque chose d’incommensurable comme douleur, sinon comme repentir, et que ce pécheur, venu de si loin pour lui avouer un crime qui ne pouvait être pardonné que par lui, devait nécessairement être un de ces grands coupables comme nous en a légué la seule antiquité, un de ces privilégiés des grandes colères célestes que l’on nomme Prométhée, Œdipe ou Oreste.

Repoussant donc toute terreur vulgaire, il marcha droit à l’étranger.

— Mon fils, lui dit Paul II d’une voix pleine de douceur et de sérénité, je vous ai promis le secours de mon intercession près du Seigneur, je vous l’apporte.

L’inconnu ne répondit que par un gémissement.

— Quel que soit le crime que vous ayez commis, si grande que soit la faute que vous ayez faite, la miséricorde de Dieu est plus grande encore… Confessez ce crime, avouez cette faute, et Dieu vous pardonnera.

— Mon père, répondit l’inconnu d’une voix sourde, Dieu a-t-il pardonné à Satan ?

— Satan s’était révolté contre Dieu ; Satan était l’ennemi du genre humain ; Satan était la personnification du mal sur la terre… D’ailleurs, Satan ne s’est pas repenti, et vous vous repentez, vous.

— Oui, murmura l’inconnu, humblement, sincèrement, profondément.

— Si vous parlez du cœur et des lèvres à la fois, la moitié du chemin est faite vers la miséricorde divine, et vous n’avez plus qu’à achever… Maintenant, dites-moi qui vous êtes, d’où vous venez, ce que vous demandez.

L’inconnu poussa un second gémissement, et porta ses deux mains à son visage, qu’il déroba entièrement aux regards de son juge, formant un réseau de ses doigts, qu’il croisait convulsivement sur ses yeux et sur son front.

— Ce que je veux ? dit-il, oh ! je le sens bien, je veux la chose impossible : mon pardon !… D’où je viens ? puis-je vous le dire, depuis le temps que j’erre d’un bout du monde à l’autre… Je viens du Nord, je viens du Midi, je viens de l’Orient, je viens du Couchant, je viens de partout ! Qui je suis ?…

Il hésita un instant, comme si un combat terrible se livrait en lui ; puis, avec un geste et un accent désespérés :

— Regardez, dit-il.

Et, relevant des deux mains sa longue chevelure noire, il découvrit son front, et fit luire aux yeux épouvantés du souverain pontife ce signe de flamme que l’ange de la colère céleste imprime au front des maudits.

Puis, faisant un pas vers lui pour rentrer dans le cercle de lumière hors duquel il s’était réfugié :

— Et, maintenant, dit-il, me connaissez-vous ?

— Oh ! s’écria Paul II, étendant malgré lui le doigt vers le signe fatal, es-tu donc Caïn ?

— Plût à Dieu que je fusse ou que j’eusse été Caïn ! Caïn n’était pas immortel ; il fut tué par son neveu Lamech. Bienheureux ceux qui peuvent mourir !

— Tu ne peux donc pas mourir, toi ? demanda le pape en reculant involontairement.

— Non, pour mon malheur ; non, pour mon désespoir ; non, pour ma damnation ! C’est mon supplice, à moi, de ne pouvoir mourir… Oh ! ce Dieu qui me poursuit, ce Dieu qui m’a condamné, ce Dieu qui se venge, ce Dieu sait, cependant, si j’ai bien fait tout ce qu’il faut pour cela !

Ce fut le pape qui à son tour voila son visage entre ses mains.

— Malheureux, s’écria-t-il, oublies-tu que le suicide est le seul crime sans pardon, parce qu’il est le seul dont on n’ait pas le temps de se repentir ?

— Ah ! dit l’inconnu, voilà que, vous aussi, vous me jugez à la mesure des autres hommes, moi qui ne suis pas un homme, puisque j’échappe à cette loi humaine à laquelle nul n’échappe : à la mort ! — Non, je suis, comme Encelade, un titan mal foudroyé qui, à chacun de mes mouvements, à chacune de mes haleines soulève tout un monde de douleurs !… J’avais un père, une mère, une femme, des enfants ; j’ai vu mourir tout cela, et les enfants de mes enfants, et je n’ai pu mourir !… Rome la géante est tombée en ruines : je me suis mis aux pieds de la géante qui s’écroulait, et je suis sorti poudreux, mais sain et sauf, du milieu de ses ruines ! Du haut des pics qui nouent à leurs flancs une ceinture de nuages, là où Charybde gronde, là où Scylla aboie, je me suis précipité dans la mer : j’ai descendu jusqu’au fond de ses gouffres tournoyants, et, à travers les requins aux nageoires de cuivre, à travers les caïmans aux écailles d’acier, la mer m’a repoussé et jeté sur le rivage comme un débris de navire échoué ! On m’avait dit que le Vésuve était une bouche de l’enfer ; je me suis élancé dans le Vésuve au moment où la lave bouillonnait, au moment où le volcan lançait au ciel ses plus profondes entrailles ; le cratère a été pour moi ce qu’eût été une couche de sable, un lit de mousse ; il m’a vomi avec sa cendre, roulé avec sa lave, et je me suis retrouvé vivant au milieu des fleurs, des prairies, et sous l’ombrage embaumé des orangers de Sorrente ! Une forêt indienne avait pris feu, une de ces forêts de boababs dont un seul forme une forêt : j’entrepris de la traverser, espérant n’en jamais sortir ; chaque arbre était une colonne de feu, avait des branches de feu, secouait une chevelure de feu… Je mis trois jours et trois nuits à franchir l’incendie immense, et, entré d’un côté, je sortis de l’autre sans que la flamme eût offensé un seul de mes cheveux ! Je savais qu’il existait dans l’île de Java un arbre dont l’ombre et le suc sont mortels ; un homme passant sous cette ombre au galop du cheval le plus rapide tombe mort : j’ai été me coucher sous l’ombre de cet arbre, je me suis étendu entre deux cadavres, je m’y suis endormi, je m’y suis réveillé, et j’ai continué mon chemin ! Dans les lacs des îles encore inconnues de l’Océanie, à cette heure où, à son zénith, le soleil brise ses rayons dans une eau tiède, et fait étinceler sur les feuilles de gigantesques nénuphars des familles entières de serpents enroulés par milliers les uns autour des autres ; là où l’on ne distingue que des nœuds d’or, d’acier et d’émeraude doublement, triplement entrelacés ; là où l’on ne voit que des yeux flamboyants, des gueules enflammées, des langues dardant leurs triples dards ; là où l’on n’entend que des froissements d’écailles visqueuses, des sifflements d’haleines empestées ; là, je me suis laissé glisser à la surface de l’eau, battant l’herbe de mes mains et de mes pieds, prenant à poignées ces chevelures de Méduse, fouettant avec le serpent noir du Cap l’aspic du Nil et la vipère de Ceylan, et ni la vipère de Ceylan, ni l’aspic du Nil, ni le serpent noir du Cap n’ont rien pu contre moi !… Une nuit, je traversais le désert ; je vis venir à moi, avec la rapidité du simoun, à travers l’obscurité transparente du tropique, quelque chose comme une trombe de sable accompagnée de bruits impossibles à définir. Une girafe était allée chercher le frais dans une de ces boueuses lagunes où s’endorment les lions ; un lion qui dormait s’était réveillé, et, du milieu des roseaux, bondissant sur les épaules de la girafe, il avait enfoncé ses ongles de fer dans les muscles de son cou. Le cheval gigantesque avait alors pris la fuite, enragé de douleur, insensé d’effroi, emportant le cavalier à la longue crinière, qui rongeait sa proie vivante. Partout où le groupe rapide avait passé, il avait attiré à lui tigres, panthères, léopards, hyènes, chacals, lynx, chasseurs nocturnes cherchant chacun sa proie ; alors tous s’étaient lancés sur leurs traces selon la rapidité ou le courage, rugissant, hurlant, glapissant, les tigres d’abord, les panthères ensuite, puis les léopards, puis les hyènes, puis les chacals, puis les lynx, tous le museau contre terre pour ne pas perdre la piste du sang. À dix pas de moi, la trombe roula : la girafe n’avait plus la force de porter son terrible fardeau ; elle étendit son long cou de mon côté, poussa un faible râle, et expira… Eh bien, j’allai disputer sa proie au lion ; je me ruai au milieu des tigres, des panthères, des léopards, des hyènes, des chacals et des lynx, rugissant, hurlant, glapissant comme eux ! le jour vint : j’étais seul, haletant, mais sans blessure, couché sur le cadavre de la girafe… Tous ces monstres qui eussent déchiré un Hercule, un Antée, un Gerion, avaient regagné, les uns leurs roseaux, les autres leurs jongles, ceux-ci leurs bois, ceux-là leurs cavernes. Ongles et dents s’étaient émoussés sur moi ! — Oh ! à défaut de pardon, mon Dieu ! mourir, mourir, voilà tout ce que je vous demande !…

— Mais alors, dit le pape, qui avait écouté sans l’interrompre ce long cri de désespoir, le plus terrible, le plus douloureux qu’il eût jamais entendu, si tu n’es pas Caïn… tu es donc… ?

Et il s’arrêta comme effrayé de ce qu’il allait dire.

— Je suis, reprit l’inconnu d’une voix sombre, celui qui n’a pas eu pitié de la grande douleur… Je suis celui qui a refusé à l’Homme-Dieu, succombant sous le poids de sa croix, une minute de repos sur le banc de pierre de sa porte… Je suis celui qui a repoussé le martyr du côté de son calvaire… Je suis celui sur lequel Dieu venge, non pas la divinité, mais l’humanité… Je suis celui qui a dit : « Marche ! » et qui, en expiation de ce mot, doit marcher toujours… Je suis l’homme maudit ! je suis le Juif-Errant !

Et, comme le pape faisait, malgré lui, un pas en arrière :

— Écoutez-moi, écoutez-moi, saint-père, s’écria-t-il en l’arrêtant par le bas de sa longue lévite blanche, et quand vous saurez ce que j’ai souffert pendant les quinze siècles que j’ai vécu, peut-être aurez-vous pitié de moi, et consentirez-vous à être l’intermédiaire entre le coupable et le juge, entre le crime et le pardon !

Le pape ne put résister à cette profonde prière ; il s’assit, appuya son coude sur une table, laissa tomber sa tête sur sa main, et écouta.

Le juif se traîna jusqu’à lui sur ses genoux, et commença.




Maintenant, que le lecteur nous permette de nous substituer à celui qui parle, et nous accorde sa patiente attention pour le gigantesque récit qui, à travers quinze siècles, va se dérouler sous ses yeux.

Ce n’est point, cette fois, l’histoire d’un homme que nous racontons, c’est l’histoire de l’humanité.


fin du prologue.


INTRODUCTION.



jérusalem.

i.


Il y a des noms de villes ou des noms d’hommes, qui, lorsqu’on les prononce dans quelque langue que ce soit, éveillent à l’instant même une si grande pensée, un si pieux souvenir, que ceux qui entendent prononcer ce nom, cédant à une puissance surnaturelle et invincible, se sentent tout près de ployer les deux genoux.

Jérusalem est un de ces noms saints pour toutes les langues humaines ; le nom de Jérusalem est balbutié par les enfants, invoqué par les vieillards, cité par les historiens, chanté par les poëtes, adoré par tous.

Dans l’opinion des vieux siècles, Jérusalem était le centre du monde ; dans la croyance des siècles modernes, elle est restée le centre de la famille universelle.

Yerousch al Aïm, dont nous avons fait Jérusalem, veut dire vision de paix ; — ce sera la ville choisie de Dieu, la ville glorieuse, la ville bâtie sur les montagnes saintes.

La tradition du passé dit qu’Adam y est mort ; la tradition de l’avenir dit que le Sauveur y naîtra.

Moïse rêve d’en faire la capitale de son peuple errant. — Pourquoi, de ces Hébreux pasteurs ; pourquoi, de ces tribus nomades, essaye-t-il, par un labeur de quarante ans, de faire une famille, un peuple, une nation ? Pourquoi leur vante-t-il, dans la captivité, le pays de Chanaan ? Pourquoi les guide-t-il dans la fuite vers la terre promise ? Pourquoi, au milieu de la foudre et des éclairs, demande-t-il pour eux à Jehovah des lois, dans une entrevue dont la majesté semble avoir frappé les rochers du Sinaï d’une stupeur éternelle ? C’est pour que la ville de Jésus s’appelle Jérusalem ; c’est pour que Jérusalem, qui a précédé la Rome de Romulus, survive à la Rome de saint Pierre ; c’est pour que les pèlerins de tous les âges montent vers elle, tantôt couverts de fer et la lance au poing, pour la reconquérir, tantôt pieds nus et le bâton à la main, pour la glorifier.

Aussi, voyez les prophètes, comme ils sont jaloux de cette prédestinée ! Tombe-t-elle sous le glaive de Nabuchodonosor, c’est la prostituée de Babylone ! se relève-t-elle sous l’épée des Macchabées, c’est la vierge de Sion ! la victoire a effacé sa souillure, l’indépendance lui a rendu sa virginité.

C’est que ces mêmes prophètes ont dit d’elle :

« Toutes les nations tendront, un jour, vers moi, et les peuples se diront entre eux : « Venez ! montons vers le dieu de Jacob ! Il nous instruira de ses principes, et nous marcherons dans ses chemins ; car la voix sortira de Sion, et la parole par excellence, de Jérusalem. Elle servira d’arbitre aux nations, et elle censurera les peuples. Alors, les hommes transformeront leurs glaives et leurs lances en hoyaux et en serpes ; une nation ne lèvera plus l’épée contre l’autre, et le fruit de la justice sera la sûreté et la paix ! »

Aussi, voyez comme Jehovah, — le Dieu unique, le Dieu jaloux, le Dieu fort, le Dieu puissant, le Dieu vengeur, — la protège cette Jérusalem, qui est la vision de paix. Moïse, l’interprète du Seigneur, tend ses bras vers elle ; David, l’oint du Seigneur, bâtit ses murailles ; Salomon, le bien-aimé du Seigneur, élève son temple ; Moïse, c’est-à-dire le dogme, David, c’est-à-dire la force, Salomon, c’est-à-dire la sagesse.

Jetons donc un coup d’œil sur Jérusalem : voyons-la naître, grandir et tomber, mais tomber providentiellement, tomber devant la puissance romaine, qui enveloppe le monde entre ses bras, et qui, de mille nations, épis séparés, fait une seule gerbe qui mûrira en vue de la civilisation moderne et dans le but de la fraternité universelle, le soleil du christianisme, — seul astre qui luira à la fois pour le riche et pour le pauvre, pour le fort et pour le faible, pour l’oppresseur et pour l’esclave, étant fait de l’étoile des rois et de l’étoile des bergers !

Un des cinq rois qu’a battus Josué à Gabaon, — pendant ce combat de trois jours où le soleil ne se coucha point, afin de donner au vainqueur le temps d’achever sa victoire, — s’est, après sa défaite, réfugié sur une montagne, et s’y est fortifié. — Ce roi se nomme Adonisech ; cette montagne s’appelle le mont Sion. — Le peuple auquel commande Adonisech, ce sont les Jébuséens, descendants de Jébus, troisième fils de Chanaan.

La nation élue du Seigneur, la nation qui devait être en lutte avec toutes les nations, faire une guerre d’extermination à tous les peuples ; cette nation avait besoin, pour bâtir sa ville, d’un lieu fortifié par la nature même ; il lui fallait tout autour d’elle des escarpements et des défilés. La vision de paix ne pouvait se montrer que sur les hauts lieux. — Écoutez Tacite, et vous allez voir comme il est d’accord avec Moïse, comme il justifie David.

« Jérusalem, située dans une position difficile, avait encore été fortifiée par des ouvrages avancés, et par des masses de constructions qui l’eussent rendue presque imprenable, eût-elle été bâtie au milieu d’une plaine. Les fondateurs de Jérusalem avaient prévu que la différence des mœurs leur attirerait des guerres fréquentes ; c’est pourquoi ils avaient tout disposé contre le plus long siége. »

David comprend bien l’importance de la position, et Adonisech connaît bien la force de la place.

— Venez ! venez ! crie ce dernier, du haut des remparts, à David et à son armée ; nous n’enverrons contre vous que les aveugles et les boiteux : cela suffira pour vous vaincre !

Que répond David ? il étend les bras vers l’imprenable forteresse.

— Celui, dit-il, qui montera le premier sur ce rempart, sera mon général, et commandera après moi !

À cette promesse, les trente forts d’Israël s’élancent ; l’armée royale les suit. Joab, neveu du roi, applique son échelle contre la muraille, qu’il escalade au milieu des traits, des solives et des quartiers de roc ; puis il saisit le créneau, saute sur le rempart, et s’y maintient jusqu’à ce que ses compagnons viennent le secourir.

La forteresse est prise, — et Joab est ce rude général qui anéantira, dans Isobeth, la race de Saül, qui assassinera Abner, et qui plantera lui-même trois lances dans le cœur d’Absalon, le fils de son roi.

Quant à la garnison, — on sait ce que les rois d’Israël font de leurs ennemis, depuis que Saül a été puni pour avoir épargné les Amalécites et leur roi, — l’épée du vainqueur la dévore !

Le chant de triomphe de David nous donnera une idée de l’importance de cette victoire.

« Les rois et les chefs de la terre avaient conspiré ensemble contre nous ; ils avaient dit en secret : « Venez, et nous les détruirons ! ils ne seront plus une nation, et nous ferons disparaître le nom d’Israël de la surface de la terre ! » Mais le Dieu fort a disposé mon bras pour la bataille. J’ai poursuivi mes ennemis, et j’ai toujours marché en avant jusqu’à ce que je les eusse consumés. Ils sont tombés sous mes pieds, et je les ai dispersés comme la poussière au souffle du vent ! J’ai assujetti des peuples que je ne connaissais point ; au bruit de mon nom, ils se sont soumis. L’étranger s’est écroulé et a tremblé dans ses retraites ! »

David est donc maître du formidable emplacement ; il a pour centre de défense trois montagnes reliées par leurs contre-forts mêmes : Sion, Acra et Moriah ; il a trois fossés gigantesques créés par la main qui ébranle les mondes : à l’orient, la profonde vallée de Josaphat, où roule le Cédron ; au midi, le ravin escarpé de Gehennon ; à l’occident, le gouffre des Cadavres. Au nord seulement, la nouvelle ville sera attaquable ; aussi est-ce par le nord que, malgré sa triple muraille, l’attaqueront successivement Nabuchodonosor, Alexandre le Grand, Pompée, Titus et Godefroy de Bouillon.

Et, maintenant, qu’était le monde à cette époque où David nous apparaît, son épée sanglante à peine rentrée au fourreau, sa harpe entre les mains, et remerciant le Seigneur, qui, en le faisant fort et victorieux, a préparé par lui les grands destins d’Israël ?

Le monde n’est pas encore descendu vers l’Europe ; il en est aux civilisations patriarcales, théocratiques et sacerdotales de l’Orient.

L’Inde est déjà caduque ; elle a des dynasties éteintes et oubliées, des villes dont les noms sont effacés, dont les ruines sont inconnues ; il y a des milliers d’années que sa civilisation s’est levée derrière l’Himalaya : les premiers maîtres auxquels elle se souvient d’avoir obéi, ce sont les Bardht, qui florissaient un siècle après le déluge ; les Chandras, qui remontent à trois mille deux cents ans avant le Christ ; les Djadouster, qui viennent mille ans après eux. Au reste, on trafique avec elle, on lui achète ses soies, ses cotons, ses étaims, son bois de sandal, sa gomme, sa laque, son huile, son ivoire, ses perles, ses émeraudes, ses diamants ; mais on ne la connaît pas.

L’Égypte, la fille de l’Éthiopie, lui a succédé, comme la Grèce succédera à l’Égypte ; — l’Égypte faite du limon du Nil, sur les bords duquel vingt-quatre dynasties et cinq cents rois ont élevé Thèbes, Éléphantine, Memphis, Héraclée, Diospolis ; l’Égypte, la mère des Anubis, des Typhon et des Osiris, dieux aux têtes de chien, de chat et d’épervier ; patrie des monuments démesurés et mystérieux ; l’Égypte, avec ses avenues de pylônes, ses forêts d’obélisques, ses camps de pyramides et ses troupeaux de sphinx ; l’Égypte, à la captivité de laquelle les Hébreux viennent miraculeusement d’échapper, et qui a vu engloutir dans la mer Rouge son pharaon Aménophis et sa puissante armée, lesquels avaient eu l’audace de poursuivre le peuple de Dieu ; l’Égypte, avec son azur implacable, son soleil rouge et sanglant comme l’œil d’une fournaise ; l’Égypte, où, chose effrayante ! les morts ont gardé leur forme depuis qu’il y a des morts ; où des baumes magiques disputent la matière au néant ; où chaque génération qui passe sur la terre va, se couchant dessous, se superposer, spectre desséché, aux vingt générations de momies qui l’ont précédée ! l’Égypte, enfin, vaste tombe souterraine, où l’éternité se fait palpable et où rien ne trouble le silence de la mort, pas même le ver du sépulcre !

L’Assyrie vient après elle, et fleurit dans toute sa vigueur. Au nord, Assur, fils de Sem, a fondé Ninive ; au midi, Nemrod, petit-fils de Cham, a fondé Babylone ; — Ninive, que le fils de Bélus agrandit en lui donnant son nom, et qui s’étend pendant toute une lieue sur la rive gauche du Tigre ; Babylone, où l’on entre par cent portes de bronze, et qui couvre de ses palais, de ses murailles, de ses jardins suspendus les deux rives de l’Euphrate. — Les deux sœurs soupirent d’amour sous les palmiers gigantesques qui ombragent le beau pays berceau du genre humain ; elles tiennent les clefs du commerce de l’Asie ; elles sont les routes où passent les richesses du monde. Les produits de l’Inde et de l’Égypte leur arrivent, à l’une par l’Euphrate, à l’autre par le Tigre, à toutes deux par d’immenses caravanes de chameaux.

La Phénicie a quelques siècles à peine d’existence ; son peuple innombrable fourmille sur l’étroite plage que dominent les cèdres du Liban ; — sur le rocher d’Arad, les maisons ont jusqu’à sept étages ; — c’est une race impure chassée de l’Inde par Tarak’hya, chassée de l’Égypte par Sésostris. Le Seigneur, qui a puni Gomorrhe et Sodome, a oublié Tyr et Sidon : là, les générations pullulent, les races croisées grouillent sans famille certaine, chacun ignorant qui est son père, qui est son fils, tous multipliant au hasard, comme les insectes et les reptiles après les pluies d’orage. Acculés à la Méditerranée, ils l’ont asservie et prise pour esclave, et, tandis que Sidon se fait l’atelier de toutes les fines merveilles de l’Asie, Tyr bat les mers avec les ailes de ses mille vaisseaux.

Carthage, leur fille, vient d’être fondée ; c’est la sentinelle avancée de la civilisation orientale en occident. Mais Carthage n’est encore qu’un entrepôt de Sidon, qu’un comptoir de Tyr, et c’est dans cent cinquante ans seulement que Didon, fuyant son frère, fera de Carthage, en l’agrandissant, la future rivale de Rome.

Athènes, née d’une colonie égyptienne, vient d’épuiser la série de ses rois ; ouverte par Cécrops et fermée par Codrus, à sa période monarchique a succédé sa période aristocratique ; ses archontes perpétuels la régissent depuis cent ans ; c’est déjà la reine de la Grèce. Mais qui connaît la Grèce ? — Homère n’est pas né !

Albe grandit, les rois latins reculent de jour en jour ses limites ; mais elle a trois siècles encore à parcourir avant d’essaimer sa première colonie, et ses troupeaux paissent sur les sept collines où sera Rome.

Quant à l’Espagne, quant à la France, quant à l’Allemagne, quant à la Russie, ce sont des plaines incultes, des rochers déserts, des forêts profondes, et à peine si l’homme habite ces contrées sauvages, bonnes pour les loups, les sangliers et les ours.

L’Europe n’est encore connue que comme la troisième partie du monde.

Revenons à la ville sainte.

Après David, le roi de la guerre, apparaît Salomon, le roi de la paix. Son père lui a tout préparé pour un règne tranquille. — C’est David qui a usé contre son bouclier la guerre étrangère et la guerre civile ; c’est David, enfin, qui a bâti Jérusalem, et qui l’a assise sur un trépied dont l’une des branches, celle de l’occident, s’appuie à la mer Intérieure, et dont les deux autres aboutissent, celle du midi, à la mer des Indes par le golfe Arabique, celle du nord, à la mer Caspienne par les passages de l’Euphrate et du Tigre.

Pour dominer la mer Intérieure, il lui a fallu battre les Philistins ; pour commander le golfe Arabique, il lui a fallu dompter les tribus iduméennes ; enfin, pour devenir maître des passages de l’Euphrate et du Tigre, il lui a fallu vaincre les rois de Syrie et de Damas.

Salomon n’aura plus qu’à bâtir le temple et à fonder Palmyre.

Le jeune roi monte sur le trône l’an 2970 de la création du monde.

Son premier soin est d’aller à la colline de Gabaon offrir à Dieu mille victimes sur l’autel d’airain que Moïse avait fait construire dans le désert ; offrande si agréable au Seigneur, qu’il lui apparaît la nuit suivante, et lui promet, en récompense de sa piété, de lui accorder le don qu’il désirera.

Salomon demanda la sagesse.

Et Dieu lui répondit :

— Puisque tu me demandes la sagesse, qui est l’intelligence du bien et du mal, je t’accorde non seulement ce que tu me demandes, mais encore la beauté, la richesse et la gloire, si bien qu’aucun roi des siècles passés ne t’aura égalé et qu’aucun roi des siècles à venir ne t’égalera !

« Aussi, dit le troisième livre des Rois, l’esprit de Salomon était capable de s’appliquer à autant de choses qu’il y a de grains de sable sur les bords de la mer. »

Et ce fut par cette grâce du Seigneur que Salomon, effaçant la réputation des quatre fils de Mahol, les premiers poëtes du temps, composa trois mille paraboles, fit cinq mille cantiques, écrivit un livre gigantesque sur la création, comprenant les végétaux, depuis le cèdre qui s’épanouit au sommet du Liban jusqu’à l’hysope qui rampe aux gerçures des murailles ; décrivant les animaux des mers, des airs, des forêts et des montagnes, depuis le poisson qui fend les eaux les plus profondes de l’Océan jusqu’à l’aigle qui nage dans l’azur des cieux, et se perd dans les rayons éblouissants du soleil.

Beaucoup de ces livres, beaucoup de ces chants, beaucoup de ces paraboles nous sont inconnus, s’étant égarés sur une route de trois mille ans ; mais tout le monde a lu le Cantique des cantiques, cette suave vision de la Judée à ses plus beaux jours ; cette fraîche poésie tout imprégnée du parfum des lys de Gelboë et des roses de Saaron ; cette mélodie d’amour que le poëte composa pour le mariage du roi avec la fille du pharaon Osochor, qui lui apportait en dot l’alliance de l’Égypte et la possession de la ville de Gaza sur la Méditerranée.

C’est alors qu’affermi dans sa puissance, il s’occupe de remplir la grande mission de son règne : c’est lui que le Seigneur a choisi pour lui bâtir un temple ; il faut que le temple soit digne du Dieu.

Il a l’or, l’argent, l’airain, les pierreries, les perles, la pourpre et l’écarlate ; mais il lui manque les bois de cèdre, de genièvre et de pin ; il lui manque surtout l’architecte, le sculpteur, l’artiste qui fondra l’airain, l’argent et l’or ; qui enchâssera les pierreries et les perles, qui taillera l’écarlate et la pourpre. Hiram, le roi de Tyr et de Sidon, le vieil allié de son père, lui enverra tout cela, et Salomon donnera aux seuls ouvriers qui couperont le bois dans le Liban vingt mille mesures de blé, vingt mille mesures d’orge, vingt mille pièces de vin et vingt mille tonneaux d’huile.

Hiram dépêche vers le jeune roi un maître habile, et met la cognée dans les montagnes du Liban ; ses ouvriers y travaillent par dix mille, et se relayent tous les mois.

Et le maître envoyé à Salomon est, en effet, si habile, que les deux cent mille ouvriers qu’il a sous ses ordres lui expédient les charpentes tout équarries, les marbres tout taillés, les colonnes toutes fondues, et cela, d’après des mesures si parfaites, des calculs si exacts, que le temple sort de terre, grandit et s’achève sans que sur le mont Moriah, où il est placé, on ait entendu un seul bruit de scie, un seul coup de marteau !

Salomon avait commencé à bâtir le temple dans la quatrième année de son règne, au second mois de l’année, — que les Macédoniens nomment arthemisius, et les Hébreux zio, — deux mille neuf cent soixante et onze ans après la création du monde, treize cent quarante ans après le déluge, mille vingt-deux ans après qu’Abraham fut sorti de la Mésopotamie pour venir en la terre de Chanaan, cinq cent quarante-huit ans après la sortie d’Égypte, et mille treize ans avant Jésus-Christ.

Sept ans après le temple était achevé !

Il faudra deux cent vingt ans aux Ioniens pour bâtir le temple de Diane à Éphèse.

Ainsi Dieu, comme il l’avait promis à Salomon, lui ayant donné sagesse, richesse et beauté, lui donna aussi la gloire, en permettant qu’en si peu d’années, il bâtît un si magnifique temple.

On sait le jugement qui prouva que la sagesse résidait dans le fils de David. — Parlons un peu, maintenant, de sa richesse et de sa beauté ; puis nous abandonnerons à regret cette grande et poétique figure à la nuit du passé, qu’elle illumine, depuis trois mille ans, des rayons de sa gloire et de sa splendeur.

Les richesses de Salomon étaient fabuleuses, si on les compare à l’étendue du royaume auquel il commandait, et surtout à ce qu’est devenu le territoire de ce royaume après une malédiction de dix-huit cents ans. Il avait d’abord les immenses trésors amassés par son père, puis ceux qu’il se faisait du revenu annuel de son royaume. Ce revenu s’élevait à six cent soixante-six talents d’or, sans compter les droits dont on frappait les marchandises, le tribut des gouverneurs, des princes et des rois de l’Arabie, ce qui faisait plus de cent millions de notre monnaie. Il avait une flotte magnifique qui partait d’Asiangabar sur la mer Rouge, faisait les voyages d’Ophir ou de la Terre d’or, et qui, outre quatre-vingts talents d’or en lingots, c’est-à-dire trente millions en deux voyages, rapportait ces perles si estimées de l’antiquité, ces harpes et ces lyres indiennes, auxquelles la Grèce devait emprunter leurs formes, ces dents d’éléphants qui fournissaient l’ivoire en telle profusion, que tous les lambris du palais du roi en étaient incrustés ; des singes et des paons, animaux si rares, que Salomon lui seul possédait des singes dans ses ménageries, des paons dans ses jardins. Il avait, enfin, les dons que lui faisait volontairement le royaume, et particulièrement la ville, dons si considérables de la part de cette dernière, que, d’une seule de ces offrandes, il se fit faire un char d’or, sur le devant duquel on lisait cette phrase, écrite toute en diamants : « Je t’aime, ô ma chère Jérusalem ! »

Et quand, sur ce char, où éclataient à la fois en lettres de feu l’amour du roi pour son peuple et l’amour du peuple pour son roi, Salomon, se rendant à son palais de Hittam, situé à cent vingt stades hors de la ville, passait calme et majestueux, tout vêtu de blanc comme un messager du Seigneur, accompagné d’une troupe des plus beaux et des plus nobles jeunes gens de l’Idumée vêtus de la pourpre tyrienne, armés d’arcs et de carquois, portant leurs longs cheveux couverts de papillotes d’or qui faisaient paraître leurs visages resplendissants de lumière comme ceux des anges, de même qu’il était déjà le roi de la sagesse et de la richesse, Salomon était encore, selon la promesse du Seigneur, le roi de la beauté.

Et sa gloire se répandit si loin, que la reine de Sabah, qui régnait au fond de l’Arabie Heureuse, et qui se croyait la plus riche et la plus puissante reine du monde, le voulut voir de ses yeux ; — et c’est ici que le merveilleux arabe éclate au milieu de l’histoire comme un saphir oriental monté par un orfèvre phénicien.

Qui fournit le saphir ? C’est Mahomet, lequel écrit son Koran seize cents ans après que Salomon a écrit l’Ecclésiaste.

Lisez le chapitre de la Fourmi.

Une huppe arrive du royaume de Sabah, et annonce à Salomon que la reine du Midi a quitté ses États pour le visiter. Alors, Salomon, dont l’anneau commande aux génies, ordonne à l’un d’eux d’aller chercher à Sabah le trône de la reine, afin que la présence de ce trône qui l’attend lui soit une preuve que rien n’est caché à celui à qui Dieu fit don de la sagesse. Et, lorsque la belle Nicaulis descend de son éléphant, et qu’elle est introduite dans le palais du roi, prenant pour de l’eau le pavé, qui est de verre poli, elle découvre sa jambe, et lève le bas de sa robe de peur de se mouiller.

Derrière l’éléphant de la reine venait une longue suite de serviteurs conduisant des chameaux de Madian, et des dromadaires d’Épha, tout chargés de présents destinés au prince que visitait sa royale sœur, des parfums, des aromates, des pierres précieuses et cent vingt talents d’or (sept millions de notre monnaie).

La reine, qui croyait éblouir, fut éblouie ; et quand elle eut monté, avec Salomon, les six marches qui, entre douze lionceaux d’or, conduisaient au trône d’or d’où il rendait ses jugements, elle s’écria en se prosternant à ses genoux :

— Heureux ceux qui sont à vous ! Heureux ceux qui vous servent ! heureux ceux qui jouiront toujours de votre présence ! Heureux ceux qui écouteront éternellement votre sagesse !

Et la reine Nicaulis avait raison : nul prince ne s’était encore assis au milieu de tant de gloire ; nul roi n’avait encore compris comme Salomon la grandeur de la majesté humaine.

Et quand la reine s’en alla, comblée à son tour des présents de celui qu’elle était venue pour enrichir ; quand, partout sur sa route, elle trouva le royaume heureux et florissant, elle s’étonnait, à chaque pas, d’une si profonde paix et d’une si grande prospérité ; « car, dit le troisième livre des Rois, Israël et Juda vivaient sans nulle crainte, chacun sous son figuier ou sous sa vigne, depuis Dan jusqu’à Bersabée. »

Rien ne reste aujourd’hui du temple magnifique que Salomon éleva au Seigneur ; rien ne reste des trois palais qu’il bâtit : un pour lui, l’autre pour la reine, l’autre pour les étrangers ; rien ne reste du tombeau où, fils pieux, il coucha sur un lit de pièces d’or son père David. Mais traversez les solitudes qui s’étendent de la Syrie à l’Euphrate, et dans une fraîche oasis, sous ces arbres merveilleux qui lui firent donner le nom de Palmyre par les Romains, vous trouverez les ruines de la vieille Tadmor, que le désert religieux a conservées dans son vaste écrin de sable mieux que n’eût fait la main sacrilége de la civilisation.

Salomon régna quarante ans, puis mourut. Mais sa gloire l’avait précédé dans le sépulcre, et s’était couchée avant lui dans la tombe où l’attendait le cadavre paternel. — Les femmes étrangères, les filles de la Phénicie, les courtisanes de Sidon et de Tyr, avaient fait irruption dans son royaume et dans son cœur, et lui avaient imposé leurs dieux. Cette Astarté, la Vénus indienne, qui a descendu le Nil avec les rois pasteurs, et qui deviendra plus tard l’Aphrodite de la Grèce, la Junon de Carthage et la bonne déesse de Rome ; — ce Moloch, le Saturne-Feu, fournaise ardente qui, au bruit des tambours et des cymbales, dévorait ses victimes dans un embrasement enflammé ! — cette Astarté et ce Moloch étaient devenus ses dieux.

Et, cependant, tout cela, — c’est-à-dire les égarements de la fin d’une si belle vie, cette suprême sagesse qui roule des hauteurs éthérées de son midi pour aller se perdre, engloutie, dans les nuages de son couchant ; ces derniers regards voilés par l’erreur qui voient le prophète Ahias, de Silo, déchirer son manteau en douze parts, sans comprendre qu’ainsi, et à cause des péchés de son roi, sera tiré et déchiré en douze morceaux le royaume d’Israël ; — tout cela n’ôte pas au nom de Salomon son éclatant reflet, son immense prestige. Salomon, c’est à tout jamais le symbole de la gloire, de la justice et de la science ; c’est le soleil de la Judée ; c’est le roi qui lutte avec Sésostris, le bâtisseur qui lutte avec Chéops, le poëte qui lutte avec Orphée ; enfin, pour les Arabes, c’est plus encore : c’est l’enchanteur qui a des armées d’hommes, de dragons et d’oiseaux ; qui connaît la langue de la création tout entière ; qui sait ce que veut dire le cri des animaux, le murmure des arbres, le parfum des fleurs ; qui, de l’aurore au couchant, du midi au septentrion, commande aux vents, messagers rapides portant sa parole aux quatre coins du monde ; qui ordonne aux génies, esclaves obéissants, d’aller lui cueillir la perle éclose au fond des mers, ou le diamant mûri dans les gerçures des roches de Golconde ; lesquels génies, le croyant endormi seulement, continuent de le servir après son trépas, ne s’apercevant qu’il est mort qu’à la vue des vers qui rongent le bâton sur lequel s’appuie le cadavre royal, enterré debout.


jérusalem.

ii.


Avec Salomon, Jérusalem a épuisé son ère de joie, sa période de prospérité ; après les poëtes qui ont chanté sa grandeur vont venir les prophètes qui prédiront sa ruine. Encore un siècle ou deux, et Israël entendra avec effroi ces grands cris précurseurs et compagnons des désastres, voix qui passent dans les tempêtes, qui retentissent dans les ténèbres, qui se lamentent sur des ruines.

En effet, Nabuchodonosor se lève. C’est l’Attila de la Bible, c’est le préposé des vengeances célestes, c’est le marteau de Jehovah frappant sur ceux qui ont déserté les autels du vrai Dieu.

Voyez, au reste, si c’est bien lui que les prophètes annoncent.

Isaïe parle :

« Il viendra un temps où tout ce qui est dans votre maison, et tout ce que vos pères y ont amassé jusqu’à ce jour, sera transporté à Babylone !

» Vos enfants mêmes, qui sont sortis de vous, qui ont été engendrés par vous, seront pris, alors, pour être esclaves et conduits dans la ville des vainqueurs… »

Puis, à son tour, c’est Habacuc qui dit au nom de Dieu :

« Je vais susciter cette nation cruelle et d’une incroyable vitesse, qui court toutes les terres pour s’emparer des maisons des autres.

» Elle porte avec elle l’horreur et l’effroi ; ses chevaux sont plus légers que les léopards, plus rapides que les loups qui courent le soir.

» Sa cavalerie se répandra de toutes parts, et ses cavaliers viendront de loin, volant comme l’aigle qui fond sur sa proie.

» Ils viendront tous au butin, et leur roi assemblera des troupes de captifs comme des monceaux de sable… »

En effet, Nabuchodonosor arrive.

En ce temps-là Nabuchodonosor, roi de Babylone, vint avec ses gens pour prendre la ville.

» Alors, Joachim, roi de Juda, sortit de Jérusalem, et alla se rendre au roi de Babylone avec sa mère, ses serviteurs, ses princes et ses esclaves, et le roi de Babylone le reçut à discrétion.

» Il emporta de Jérusalem tous les trésors de la maison du roi ; il brisa tous les vases d’or que Salomon, roi d’Israël, avait fait mettre dans le temple du Seigneur, selon ce que le Seigneur avait prédit.

» Il transféra tout ce qu’il y avait de considérable dans Jérusalem, tous les princes, tous les vaillants de l’armée, au nombre de dix mille captifs, et il ne laissa après lui que les plus pauvres dans le peuple.

» Il transféra aussi à Babylone Joachim avec sa mère, ses femmes et ses esclaves, et il emmena captifs de Jérusalem à Babylone les juges du pays,

» Et ce fut ainsi que le roi de Babylone enleva les plus vaillants de Juda, les artisans, les lapidaires, tous les gens de guerre et tous les gens de cœur, et les emmena captifs à Babylone. »

C’était cette captivité qui avait été prédite par le roi David, dans ce magnifique psaume où se personnifiera la douleur des exilés de tous les temps :

« Au bord des fleuves de Babylone, nous nous sommes assis, et nous avons pleuré en nous souvenant de Sion !

» Nous avons suspendu nos harpes aux saules de leurs rives.

» Parce que ceux qui nous avaient emmenés en captivité nous demandaient des chants de notre pays.

» Et ils nous disaient : « Chantez-nous une hymne des cantiques de Sion. »

« Comment chanterions-nous le cantique du Seigneur sur une terre étrangère ?

» Si je t’oublie, ô Jérusalem ! que ma droite elle-même soit mise en oubli !

» Que ma langue se sèche dans ma gorge, si je t’oublie, ô Jérusalem !

» Si Jérusalem n’est pas à jamais le principe de ma joie !

» Souviens-toi des fils d’Édom, Seigneur, au jour où tomba Jérusalem.

» Lorsqu’ils disaient : « Détruisez-la, détruisez-la jusque dans ses fondements ! »

» Misérable fille de Babylone ! béni soit qui te rendra les douleurs que tu nous as faites !

» Béni soit qui t’arrachera tes petits enfants, et les écrasera contre la pierre ! »

Au nombre des exilés était Daniel.

Daniel, du sang de Juda, enlevé tout enfant à cette Jérusalem qui n’a plus de population, qui n’a plus de temple ; Daniel, expliquant les songes de Nabuchodonosor, et lisant le Manè Thecel Pharès de Balthasar ; Daniel, jeté deux fois dans la fosse aux lions, où, la première fois, il passe une nuit, et, la seconde fois, six jours ; Daniel obtient, enfin, de Cyrus un édit qui autorise les Hébreux à reprendre le chemin de leur patrie, et à rebâtir le temple, auquel il fixe une hauteur de soixante coudées, une largeur égale, trois rangs de pierres polies, et un rang de bois poussé en Syrie.

Après soixante et dix ans de captivité, quarante-deux mille trois cent soixante Juifs rentrèrent dans leur patrie ; — car deux fois, pendant ces soixante et dix années, Jérusalem avait été reprise et pillée, et, à chaque fois, une nouvelle dîme d’hommes avait été prélevée sur sa population, et avait suivi le vainqueur.

Cyrus avait mieux fait que d’autoriser à rebâtir le temple : il s’était chargé des frais de construction, et avait rendu aux Hébreux cinq mille quatre cents vases d’or et d’argent emportés de Jérusalem par Nabuchodonosor.

Hélas ! ce n’était pas l’ancien temple, mais c’était encore le temple. Tandis que les vieillards pleuraient, les jeunes gens poussaient des cris joyeux : ils n’avaient pas vu le premier ! L’an 513 avant Jésus-Christ, on consacra le nouvel édifice en présence d’une multitude d’Hébreux accourus de la Palestine pour cette fête solennelle, pendant laquelle on immola cent veaux, deux cents béliers, quatre cents agneaux et douze boucs — un par tribu — pour les péchés d’Israël.

Le temple rebâti et consacré, c’était la nationalité reconquise.

Après avoir relevé le temple, on songea à relever les murailles ; mais il fallait, pour cela, une autorisation d’Artaxercès, et nul n’osait la lui demander.

Artaxercès avait pour esclave un Juif nommé Néhémie, fils de Helchias ; il avait pris cet esclave en amitié, et avait fait de lui son échanson.

Un jour, un des frères de Néhémie, nommé Hanani, vint le voir, et lui demanda ce que les Juifs qui se rencontraient sur la terre étrangère se demandaient tout d’abord entre eux : — il lui demanda des nouvelles de Jérusalem.

Hanani secoua la tête.

— Le temple est rebâti, dit-il ; mais les murailles sont toujours détruites, et les portes ont été consumées par le feu !

Or, quelques jours après, pendant la vingtième année du règne d’Artaxercès, au mois de nisan, comme on apportait du vin devant le roi, Néhémie prit ce vin et le lui servit. Alors, le roi le regarda, et, lui ayant trouvé le visage tout abattu :

— Pourquoi as-tu le visage si triste, lui demanda-t-il, n’étant pas malade ? Il faut que tu aies quelque mal qui te tienne le cœur !

Néhémie fut saisi d’une grande crainte ; mais, rappelant tout son courage, et croyant le moment favorable :

— Ô roi ! lui répondit-il, que votre vie soit éternelle ! Comment mon visage ne serait-il pas abattu quand la ville où sont les tombeaux de mes pères est déserte, quand ses murailles sont détruites, quand ses portes sont brûlées ?…

— Eh bien ! que demandes-tu ? dit le roi.

Néhémie pria Dieu tout bas, et répondit plus hardiment :

— Si ma demande ne déplaît pas au roi, si son serviteur n’a pas démérité de lui, qu’il m’envoie, je l’en supplie, en Judée, à la ville du sépulcre de mes pères, afin que je la relève de ses ruines.

Le roi et la reine se regardèrent et échangèrent un coup d’œil d’assentiment.

— Combien ton voyage durera-t-il, et quand reviendras-tu ? reprit Artaxercès.

Néhémie fixa une époque.

— C’est bien, dit le roi ; va !

— Sire, dit alors Néhémie, ce que vous faites est déjà beaucoup, mais n’est pas encore assez. Je supplie le roi de me donner des lettres pour les gouverneurs du pays d’au-delà le fleuve, afin qu’ils me fassent passer sûrement jusqu’à ce que je sois en Judée ; je le supplie, en outre, de me donner une lettre pour Asaph, grand maître de ses forêts, afin que je puisse prendre le bois dont j’aurai besoin.

Et le roi accorda à Néhémie tout ce que Néhémie lui demandait.

Alors, Néhémie partit pour la Judée.

Peut-être rencontra-t-il sur sa route Thémistocle, exilé d’Athènes, et venant implorer l’hospitalité d’Artaxercès. — La Grèce commençait à compter au rang des nations : elle était ingrate.

Néhémie employa douze ans à accomplir la pieuse tâche qu’il avait entreprise, et, la douzième année après son départ, il revint auprès d’Artaxercès comme il le lui avait promis.

Ce que voyant celui-ci, et quelle avait été la fidélité de Néhémie à remplir sa promesse, il le renvoya à Jérusalem avec le titre de gouverneur.

Un peu plus de cent ans s’étaient écoulés depuis la reconstruction des murailles de la ville, lorsque l’on apprit tout à coup à Jérusalem qu’un conquérant étranger, venant du nord, avait pris Damas et Sidon et assiégeait Tyr.

Huit jours après, un messager arriva porteur d’une lettre écrite par ce conquérant au grand prêtre Jaddus.

Il lui demandait trois choses : des secours, un commerce libre avec son armée, et l’appui qu’il prêtait aux rois des Perses, l’assurant qu’il n’aurait pas à se repentir d’avoir préféré son amitié à celle de Darius.

La lettre était signée d’un nom inconnu aux Juifs ; — celui qui l’avait écrite s’appelait Alexandre fils de Philippe.

Jaddus n’attacha donc pas grande importance à cette lettre, et répondit que les Juifs avaient promis avec serment à Darius de ne jamais porter les armes contre lui, et qu’ils ne pouvaient y manquer tant que Darius serait vivant.

Cette lettre qu’avait reçue Jaddus, et à laquelle il venait de répondre d’une si imprudente façon, c’était la conquête européenne qui frappait pour la seconde fois aux portes de l’Asie.

On n’avait pas entendu parler de l’Europe depuis la chute de Troie.

Aussi le grand prêtre ne connaissait-il que Darius III, douzième roi de Perse.

L’empire de celui-ci était immense. Il s’étendait de l’Indus au Pont-Euxin et du Jaxarte à l’Éthiopie ; continuant l’œuvre de Darius Ier et de Xerxès, le roi de Perse rêvait une troisième invasion de la Grèce qui vengeât Marathon et Salamine, quand, tout à coup, dans une province de cette Grèce bornée, à l’orient par le mont Athos, au couchant par l’Illyrie, au nord par l’Hemus, au midi par l’Olympe, et grande à peine comme la vingtième partie de son royaume, un jeune roi se montra, qui résolut de renverser et de réduire en poussière cet immense empire.

C’était Alexandre fils de Philippe.

Il était né à Pella, le 6 du mois hecatombœon de la première année de la 106e olympiade, la nuit même où fut brûlé le temple de Diane à Éphèse.

Dans un accès de colère, son père avait, un jour, voulu le tuer ; ce qui eût fort changé la face du monde oriental. Lui s’en était vengé en sauvant la vie à son père, dans un combat contre les Triballes où il le couvrit de son bouclier.

À vingt ans, il avait vaincu les Médares, les avait chassés de leur ville, qu’il avait nommée Alexandropolis, et repeuplée de nouveaux habitants ; puis, après avoir soumis ces mêmes Triballes auxquels il avait disputé la vie de son père, il avait ravagé le pays des Gètes. Ensuite, il s’était retourné contre les Thébains et les Athéniens, lesquels, sur l’avis de Démosthènes, et croyant au bruit de sa mort qui s’était répandu, avaient pris les armes ; alors, il avait envahi la Béotie, avait ravagé Thèbes, ne laissant debout que la maison de Pindare. Enfin, il avait tenu à Œgé un grand conseil de guerre où l’invasion de l’Asie avait été arrêtée.

À cet effet, il avait levé trente mille hommes d’infanterie, quatre mille cinq cents hommes de cavalerie ; avait rassemblé une flotte de cent soixante galères, s’était muni de soixante et dix talents d’or, avait pris des vivres pour quarante jours, était parti de Pella, avait longé les côtes d’Amphipolis, passé le Strymon, franchi l’Hèbre ; était arrivé en vingt jours à Sestos, avait débarqué sans opposition sur les rivages de l’Asie Mineure, avait visité le royaume de Priam, ou plutôt l’emplacement de ce royaume ; avait couronné de fleurs le tombeau d’Achille, son aïeul maternel ; avait traversé le Granique, battu les satrapes, tué Mithridate, soumis la Mysie et la Lydie, pris Sardes, Milet, Halycarnasse ; avait soumis la Galatie, traversé la Cappadoce, s’était baigné, couvert de sueur, dans le Cydnus, et avait failli en mourir ; mais, guéri par l’art de son médecin Philippe, il s’était bientôt relevé de sa couche fiévreuse, plus ardent au combat que jamais ; avait repris sa course victorieuse, subjugué la Cilicie, rencontré dans les plaines d’Issus les Perses, qu’il avait chassés devant lui comme une poussière, et leur roi Darius, qui avait fui abandonnant ses trésors, sa mère, sa femme et ses enfants. — Alors, voyant le passage de l’Euphrate ouvert, il avait envoyé un détachement à Damas pour se saisir du trésor royal de Perse, et avait marché en personne pour s’emparer des villes longeant la Méditerranée, puis avait pris Sidon d’un coup de main, et était venu mettre le siége devant Tyr.

C’était de Tyr que ce conquérant, que l’on ne connaissait guère encore que comme un fou aventureux, avait écrit au grand prêtre Jaddus, et c’était devant Tyr, qu’il allait prendre après un siége de sept mois, que la réponse de celui-ci lui était parvenue.

— C’est bien, avait-il dit en se retournant vers Parmenion ; c’est une ville à détruire lorsque nous en aurons le temps !

Et, alors, Parmenion, au rang des villes à détruire, avait mis sur ses tablettes : — Jérusalem.

Mais, pour le moment, comme l’avait dit Alexandre, le temps lui manquait : avant de s’enfoncer dans les terres, avant de risquer sa pointe insensée dans l’Inde, il lui fallait anéantir les villes de la côte, et Gaza était debout.

Il marche vers Gaza, la prend et la saccage après un siége meurtrier ; irrité d’une blessure grave qu’il a reçue, il passe une courroie dans les talons du commandant perse Bœthys, comme fit autrefois Achille à Hector, et le traîne trois fois autour des murailles croulantes de la ville incendiée. Il ajourne Jérusalem, poursuit son chemin vers l’Égypte, qui, heureuse d’échapper au joug de Darius, le reçoit comme un libérateur ; il remonte le Nil jusqu’à Memphis, visite les Pyramides, redescend jusqu’à Canope, fait le tour du lac Mareotis, et, arrivé sur sa rive septentrionale, entre cette rive et la mer, voyant la beauté de la plage et la force de la situation, se décide à donner une rivale à Carthage, qu’il ne peut détruire comme il a fait de Tyr et de Sidon, et charge l’architecte Dinocrates de bâtir une ville qui s’appellera Alexandrie.

L’architecte obéit. Il trace une enceinte de quinze mille pas, à laquelle il donne la forme d’un gigantesque manteau macédonien, coupe sa ville en deux rues principales, afin qu’elle puisse aspirer la fraîche haleine des vents étésiens ; la première de ces rues s’étendra de la mer au lac Mareotis, et elle aura dix stades ou onze cents pas de longueur ; la seconde traversera la ville dans toute son étendue, et elle aura quarante stades ou cinq mille pas d’une extrémité à l’autre. Toutes deux auront cent pieds de large.

Et lui, tandis qu’on jette les fondements de cette ville, dont les brillantes destinées resplendissent déjà dans cette nuit de l’avenir plus sombre encore que celle du passé, lui part pour l’oasis d’Ammon, coupe le désert du nord au sud, laisse à sa droite le tombeau d’Osiris, à sa gauche les lacs Natron et le Fleuve sans Eau, arrive au temple de Jupiter après huit jours de marche, se fait reconnaître pour le fils de ce Dieu, repasse par Alexandrie, qu’il ne reverra plus que du haut de son char funéraire, reprend la route qu’il a déjà suivie, et, comme Jérusalem est sur le chemin d’Arbelles, et que Darius l’attend à Arbelles, il se dirige à travers les montagnes d’Ascalon vers Jérusalem, où Parménion lui rappelle qu’il a un exemple à faire.

Jérusalem avait vu passer au bord de la mer le conquérant et son armée, pareils à une trombe ; elle avait entendu les cris de Tyr ; elle avait vu l’incendie de Gaza ; puis le vainqueur avait continué son chemin, disparaissant derrière Héliopolis, et elle avait cru que, comme un soleil, il allait s’éteindre à l’occident.

Et voilà que, tout à coup, il reparaissait marchant de l’occident à l’orient.

Il ne fallait pas songer à résister par des moyens humains à l’homme qui venait de prendre Tyr et de raser Gaza. Dieu seul, — comme aux jours où s’arrêtait le soleil, et où tombaient des pluies de pierres, — pouvait secourir Jérusalem.

Le grand prêtre ordonna des prières publiques et fit des sacrifices.

La nuit suivante, Dieu lui apparut.

— Sème de fleurs les rues de la ville, lui dit-il ; fais-en ouvrir toutes les portes, et va, revêtu de tes habits pontificaux, avec tous les prêtres et tous les lévites, revêtus aussi de leurs habits, au-devant d’Alexandre, et ne redoute rien de lui : au lieu d’anéantir Jérusalem, il la protégera !

Jaddus prévint le peuple de cette vision, afin qu’au lieu d’attendre dans les larmes, il attendit dans la joie ; puis, lorsqu’on commença à entendre les pas du victorieux qui s’approchait, le grand sacrificateur, accompagné de tous les prêtres en habits sacerdotaux, des lévites vêtus de blanc, et de tout le peuple en costume de fête, alla au-devant de lui.

L’armée du destructeur et le peuple des suppliants se rencontrèrent sur la route de Samarie et de Galilée, à un lieu nommé Sapha, lieu fort élevé d’où l’on pouvait voir et le temple et la ville, ce lieu n’étant éloigné de Jérusalem que de sept stades.

À la vue de cette multitude d’hommes et de femmes chantant des cantiques de joie, comme aux jours des fêtes d’Israël, portant dans leurs mains des palmes et des fleurs ; à la vue de cette troupe de prêtres et de lévites vêtus de lin, de ce grand sacrificateur avec son éphod d’azur constellé de diamants, avec sa tiare ornée d’une lame d’or sur laquelle éclatait le nom de Jehovah, — au grand étonnement des généraux d’Alexandre et de son armée, qui regardaient déjà le temple et la ville comme une proie ; Alexandre étendit la main pour que tout le monde s’arrêtât, descendit de cheval, s’approcha seul, salua le grand prêtre, et, s’agenouillant devant lui, adora le nom de Dieu.

Alors, les Juifs entourèrent le conquérant, les enfants étendant leurs petites mains vers lui, les femmes lui jetant des fleurs, les hommes élevant la voix, et lui souhaitant toutes sortes de prospérités.

Et le lion macédonien, devenu humble et doux comme l’agneau qui se suspend des lèvres aux vignes d’Engaddi, toucha les mains des plus petits enfants, sourit aux femmes, et remercia les hommes des vœux qu’ils faisaient pour lui.

Et son armée le croyait fou, et ces rois de Syrie qui le suivaient le croyaient fou, et ce Parmenion auquel il avait dit : « Fais-moi souvenir de détruire Jérusalem, » le croyait fou.

Parmenion s’approcha de lui :

— Seigneur, lui demanda-t-il, d’où vient donc que, toi qui es adoré du monde entier, tu adores le grand prêtre des Juifs ?

— Ce n’est pas lui que j’adore, répondit Alexandre : celui que j’adore, c’est le Dieu dont il est le ministre.

— Ce Dieu est-il donc le Jupiter dont tu t’es fait déclarer le fils, et dont tu as été visiter le temple dans l’oasis d’Ammon ?

Alexandre secoua la tête.

— Écoute, dit-il à Parmenion.

Puis, élevant la voix :

— Et vous tous aussi, dit-il encore, écoutez ! Lorsque j’étais en Macédoine, et que je rêvais aux moyens de conquérir l’Asie, un Dieu m’apparut en songe. Il portait ce même costume que porte le grand prêtre ; seulement, à son front resplendissant de lumière, je pus reconnaître sa divinité : « Ne crains rien, Alexandre, fils de Philippe, me dit-il, traverse hardiment l’Hellespont ; je marcherai à la tête de ton armée, et je te ferai conquérir l’empire des Perses. » Sur cette assurance, je partis, et je fus vainqueur ! Ne sois donc pas étonné, ô Parmenion ; ne soyez donc pas étonnés, vous tous qui m’écoutez, que, retrouvant ici ce grand prêtre vêtu du costume que portait son Dieu lorsqu’il m’est apparu, je m’incline devant lui, et qu’en lui j’adore son Dieu ; car c’est par ce Dieu inconnu, je le vois maintenant, et non par tous les nôtres, que j’ai vaincu Darius, que je le vaincrai encore, et que je détruirai l’empire des Perses !

Et, ayant expliqué ainsi sa conduite à Parmenion et aux rois de Syrie, Alexandre embrassa le grand sacrificateur, entra dans la ville à pied, monta au temple, et y offrit des sacrifices à Jehovah, selon la manière dont le grand prêtre lui dit de le faire pour être plus agréable au Seigneur.

Puis, les sacrifices offerts, le grand sacrificateur, ouvrant sous les yeux du roi de Macédoine le livre de Daniel, au chapitre VIII, lui fit lire la prédiction suivante, si claire, qu’il n’y avait pas à s’y tromper :

« J’eus une vision, lorsque j’étais au château de Suze, dans le pays d’Élam, et, dans cette vision, il me parut que j’étais à la porte d’Ulaï.

» Je levai les yeux, et je vis un bélier qui se tenait au devant des marais. — Il avait les cornes élevées : — seulement, l’une était plus élevée que l’autre.

» Et il donnait des coups de corne contre l’occident, contre le nord et contre le midi ; et aucune bête ne pouvait lui résister ; de sorte qu’il fit tout ce qu’il voulut, et devint fort puissant.

» J’étais attentif à ce que je voyais, lorsque, en même temps, j’aperçus une licorne ; elle venait de l’occident, glissant sur la surface du sol, mais sans toucher la terre.

» Elle vint jusqu’à ce bélier que j’avais vu se tenir au devant des marais, hors de la porte d’Ulaï, et s’élança sur lui avec une grande impétuosité.

» Et l’ayant attaqué avec furie, elle le perça de coups, et, l’ayant renversé à terre, elle le foula sous ses pieds, sans que le bélier lui pût résister, et sans que personne le pût tirer de sa puissance.

» Après quoi, la licorne grandit, et, toujours grandissant, atteignit une taille gigantesque ; mais, alors, sa corne se rompit en quatre morceaux, et ces quatre morceaux, devenant quatre cornes différentes, se dressèrent contre les quatre vents du ciel.

» Et comme, moi Daniel, je cherchais l’intelligence de cette vision, un ange descendit du ciel, et vint vers le lieu où j’étais ; et, le voyant tout resplendissant de la lumière céleste, je tombai le visage contre terre, le cœur palpitant et le corps tout frissonnant de crainte.

» Alors, il me toucha, et, me faisant tenir debout, il me dit : « Le bélier que tu as vu, et qui avait des cornes dont l’une était plus haute que l’autre, est le roi des Perses et des Mèdes, qui commande à deux royaumes, dont l’un est plus grand que l’autre.

» Et la licorne est le roi des Grecs ; et les quatre cornes qui sont nées de sa corne brisée, ce sont les quatre rois qui naîtront de sa nation, et qui lui succéderont, mais non pas avec une force et une puissance égales aux siennes ! »

Alexandre lut le livre saint, admira ce peuple élu du Seigneur, lequel, au lieu d’avoir des oracles qui expliquaient le passé ou le présent, avait des prophètes qui prédisaient l’avenir, et demanda au grand prêtre quelle grâce il désirait recevoir de lui.

Et le grand prêtre répondit :

— Ô roi ! je vous supplie de permettre que nous vivions selon la loi de nos pères ; de permettre que les Juifs de Babylone et de la Médie puissent vivre de même selon leurs lois, et de nous exempter, enfin, toutes les septièmes années, du tribut que nous payerons pendant les six autres.

Alexandre, avec une grande bonté, accorda tout ce que demandait Jaddus, et il ajouta :

— Si quelques-uns de vos jeunes guerriers désirent venir avec moi, et servir dans mes armées, il leur sera permis d’y vivre selon leur religion, et d’y exercer toutes leurs coutumes.

Beaucoup acceptèrent et prirent rang dans l’armée macédonienne.

Trois jours après, Alexandre quitta Jérusalem, au milieu des actions de grâces du grand sacrificateur, des prêtres, des lévites et de tout le peuple, qui le suivait des yeux avec reconnaissance et admiration. — Pendant quelque temps encore, on entendit le retentissement de ses pas, qui s’enfonçaient vers l’Euphrate et le Tigre : une bouffée de vent du nord-est apporta, un jour, le bruit de la bataille d’Arbelles ; on entendit comme un écho la chute de Babylone et de Suze ; on vit rougir à l’horizon l’incendie de Persépolis ; puis, enfin, cette rumeur lointaine se perdit derrière Ecbatane, dans les déserts de la Médie, de l’autre côté du fleuve Arius…

Et, maintenant, voulez-vous savoir comment l’auteur du poëme des Macchabées écrit en dix lignes l’histoire d’Alexandre ? Écoutez, et dites-nous si les vingt-quatre chants de l’Illiade font le fils de Thétis et de Pelée plus grand que le fils de Philippe et d’Olympia.

« Après qu’Alexandre, roi de Macédoine, fils de Philippe, qui régna premièrement dans la Grèce, fut sorti du pays de Cethim, et qu’il eut vaincu Darius, roi des Perses et des Mèdes ;

» Il livra beaucoup de batailles, prit les plus fortes villes, vainquit et tua les rois les plus vaillants ;

» Il alla jusqu’aux extrémités du monde, s’enrichit de la dépouille des nations, et la terre se tut devant lui ! »


fin du premier volume.


ISAAC


LAQUEDEM


PAR


ALEXANDRE DUMAS



II



PARIS
À LA LIBRAIRIE THÉÂTRALE,
BOULEVARD SAINT-MARTIN, 12.

1853


Volume II


Pages.


PREMIÈRE PARTIE


Chap. IV. 
 191


jérusalem.

iii.


Un de ces rois qui, selon la prophétie de Daniel, s’étaient taillé des royaumes dans l’empire d’Alexandre, se nommait Seleucus Nicator ou Seleucus le Vainqueur.

C’était à lui que la Syrie était échue.

Pendant cent vingt-cinq ans, ses successeurs qui, ainsi que lui, avaient Antioche pour capitale, reçurent le tribut de Jérusalem, et, en échange de ce tribut, respectèrent la législation, les mœurs et les croyances juives.

Ces successeurs furent Antiochus le Sauveur, Antiochus le Dieu, Seleucus II, Seleucus III et Antiochus le Grand, — auquel succéda Seleucus Philopator, — et, enfin, Antiochus IV.

Chacun de ces princes, comme on le voit, avait un surnom plus ou moins mérité, Antiochus IV avait pris celui de Theos Épiphanes (Dieu présent).

La postérité changea ce surnom en celui d’Épimanes, qui veut dire insensé.

Il avait marié sa sœur à Ptolémée Philometor, et lui avait donné pour dot la Célésyrie et la Phénicie.

Sa sœur morte, il réclama la dot. Ptolémée ne voulut pas la rendre. Antiochus rassembla une grande armée avec des chariots et des éléphants, vingt mille hommes de cavalerie, cent mille d’infanterie, et marcha contre l’Égypte.

Ptolémée, battu dans les premières rencontres, appela à son secours les Romains. Antiochus ne se souciait pas de se compromettre avec les fils de la Louve : il ordonna la retraite, et, pour ne pas perdre tout à fait son expédition, il vint s’abattre sur la pauvre Jérusalem, à qui cent vingt-cinq ans de paix, sinon de prospérité, avaient rendu quelque trace de son ancienne splendeur.

Il entra plein d’orgueil dans le temple, prit l’autel d’or, le chandelier d’or, la table d’or où les pains étaient exposés, tous les vases, tous les bassins, toutes les coupes, tous les encensoirs d’or, et, enfin, le voile brodé d’or, et l’ornement d’or qui était devant le temple ; puis, en outre, tout l’or, tout l’argent, tous les vaisseaux précieux, tous les trésors cachés qu’il trouva, et, ayant tout enlevé, il fit un grand carnage d’hommes, une grande levée de captifs, et retourna dans son pays.

Ce fut un immense deuil par tout Israël, aussi immense que celui qui s’y était répandu lors de la première captivité.

Les princes et les anciens étaient dans la douleur ; les jeunes gens et les vierges, dans l’abattement ; les maris s’abandonnaient aux pleurs, et les femmes, assises sur leur lit nuptial, fondaient en larmes.

Ce ne fut pas le tout : deux ans après, vinrent de nouveaux messagers du roi. Ils s’emparèrent de la forteresse, y mirent une garnison grecque, « filet très-dangereux pour prendre les hommes, dit le livre des Macchabées, et qui tendait sans cesse des embûches à ceux qui venaient se sanctifier dans le temple. »

Cette forteresse, c’était le mauvais démon d’Israël ; car ceux qui l’habitaient répandaient le sang innocent devant le saint lieu, et en souillaient jusqu’au sanctuaire ; de sorte que les habitants s’enfuirent, et que Jérusalem, étrangère à ses concitoyens, devint la demeure des étrangers.

Mais ce n’était point encore assez. Antiochus écrivit par tous ses États, afin que tous ses peuples ne fissent plus qu’un seul peuple, et toutes leurs croyances qu’une seule croyance.

Il défendait spécialement aux Juifs d’offrir des holocaustes dans le temple de Dieu, de célébrer le sabbat et les fêtes solennelles, et ordonnait de bâtir des temples aux idoles là où était le temple du vrai Dieu.

Et si quelqu’un n’obéissait pas à cet ordre du roi Antiochus, il encourait la peine de mort.

Et des officiers étaient établis par tous les pays pour surveiller Jérusalem, et la punir.

Il y avait, alors, dans cette ville un saint homme que l’on nommait Matathias fils de Jean. C’était un vieillard de cent quarante ans.

Il avait cinq fils, et, avec ses cinq fils, il sortit de Jérusalem, et se retira sur la montagne de Modin, située à trois heures à l’ouest de la ville sainte.

Ses cinq fils s’appelaient :

Jean, surnommé Gaddis ;

Simon, surnommé Thasi ;

Judas, surnommé Macchabée ;

Éléazar, surnommé Abaron ;

Et Jonathas, surnommé Apphus.

Et là, debout au milieu des fugitifs, il s’écriait, la barbe et les cheveux au vent, comme ces saints prophètes qui pleuraient autrefois sur Jérusalem :

— Ô malheur ! malheur à moi ! Étais-je donc né pour voir l’affliction de mon peuple et la ruine de la ville sainte ? Étais-je donc né pour venir m’asseoir ici, tandis que Jérusalem est souillée, que son sanctuaire est aux mains des étrangers, et son temple traité comme un homme infâme ? Les vases consacrés à sa gloire ont été enlevés comme des captifs, et emportés sur une terre ennemie ; les vieillards ont été assassinés au seuil de leurs maisons, et les jeunes gens sont tombés morts sous l’épée au milieu des rues. Quelle nation n’a point hérité de ton royaume, ô Jérusalem ! et quel peuple ne s’est point enrichi de tes dépouilles ? Toute ta magnificence t’a été enlevée, et, de libre que tu étais, te voilà esclave. Tout ce que nous avions de saint, de beau, d’éclatant, a été désolé et profané par les nations. Ô Jérusalem ! Jérusalem ! pourquoi donc vivons-nous encore quand tu ne vis plus ?

Et comme, en ce moment même, les envoyés du roi Antiochus venaient pour contraindre les Juifs qui s’étaient retirés à Modin de sacrifier aux idoles, et d’abandonner la loi du vrai Dieu ; comme, debout au milieu du peuple, et entouré de ses cinq fils, les officiers voyaient le vieillard, qui leur paraissait le plus considérable et le plus considéré de tous, leur chef s’avança et lui dit :

— Matathias, soyez le premier à exécuter les ordres du roi, comme ont fait toutes les nations, comme ont fait tous les hommes de Juda, comme ont fait tous les habitants qui sont restés dans Jérusalem, et vous serez placés, vous et vos fils, au rang des amis du roi, et comblés, vous et eux, d’or, de gloire et d’honneurs.

Mais, haussant la voix, afin que personne ne perdît un mot de ce qu’il disait, Matathias répondit :

— Quand toutes les nations obéiraient au roi Antiochus, quand tous ceux d’Israël abandonneraient le culte de leurs pères pour suivre ses ordonnances, quand tous ceux qui sont restés à Jérusalem plieraient le genou devant les idoles, mes frères, mes enfants et moi, ne reconnaîtrons jamais d’autre Dieu que Jéhovah.

Et, comme un Juif, effrayé sans doute de l’attitude menaçante qu’avaient prise les soldats grecs à ces paroles, s’avançait vers l’autel des faux dieux pour y sacrifier, Matathias arracha une épée des mains d’un soldat et tua le Juif.

Puis, comme l’officier s’avançait pour l’arrêter, il s’élança contre l’officier et le tua.

Alors, les soldats reculèrent.

Du pied, Matathias renversa l’autel.

Et, levant au-dessus de toutes les têtes son épée rouge de sang :

— Que quiconque est zélé pour la loi, et veut rester ferme dans l’alliance du Seigneur, me suive ! cria-t-il.

Et il s’enfuit dans la montagne avec ses cinq fils, abandonnant ses maisons, ses biens, enfin tout ce qu’il possédait dans la ville.

Et ce qu’il y avait de cœurs fidèles, d’hommes désireux de vivre suivant la loi et la justice, s’en allèrent avec eux dans le désert.

C’est ici que commence cette magnifique épopée des cinq frères portant un nom prédestiné : — Macchabée veut dire, en hébreu, celui qui frappe ; en grec celui qui combat.

Les soldats d’Antiochus poursuivirent les fugitifs, atteignirent une troupe d’hommes, de femmes et d’enfants, et quoique ceux-ci fussent armés, quoiqu’ils pussent fuir comme c’était le jour du sabbat, ils ne voulurent ni fuir ni se défendre.

Seulement, ils se dirent entre eux : « Frères, mourons dans la simplicité de notre cœur ». Et ils dirent à leurs meurtriers : « Le ciel et la terre seront témoins que vous nous faites mourir injustement ».

Ils tendirent la gorge comme des victimes, et furent tués avec leurs femmes, leurs enfants et leurs bestiaux.

Mille personnes périrent ce jour-là !

Mais leur sang répandu cria vengeance, et le cri fut entendu par tout Israël.

Les premiers, les Assidéens, qui étaient les plus vaillants parmi les Juifs, prirent les armes, et vinrent à Matathias.

Et tous ceux qui étaient menacés, tous ceux qui fuyaient, vinrent également augmenter la troupe de Matathias et de ses cinq fils.

Et lorsqu’ils formèrent une espèce d’armée, ils fondirent sur les prévaricateurs, sur les renégats et sur les gentils, et en firent un grand carnage. Le peu de ces hommes qui échappèrent au glaive s’enfuirent à travers les nations.

Et maîtres de Jérusalem et de tout Israël, Matathias et ses cinq fils allèrent du nord au midi, de l’orient à l’occident, renversant tous les autels des dieux étrangers.

Un jour, le vieillard s’arrêta dans sa course : il sentait qu’il allait mourir.

Il fit venir ses fils autour de son lit.

— Mes enfants, leur dit-il en secouant la tête, ce serait une erreur à vous de croire que le règne de l’orgueil est passé ; non : voici venir, au contraire, un temps de châtiment et de ruines, un temps d’indignation et de colère ; maintenez-vous donc fermes dans la foi, et vouez votre vie à l’alliance que vos pères ont faite avec le Seigneur. Souvenez-vous des œuvres de vos ancêtres ; soyez fidèles comme eux, et vous serez grands, forts et pleins de gloire comme eux ! Vous voyez ici Simon, votre frère ; il est homme de conseil ; écoutez-le toujours ; quand je n’y serai plus, il sera votre père. Vous voyez Judas Macchabée : il a été fort et vaillant dès sa jeunesse ; quand je n’y serai plus, il sera votre général.

Et après ces mots, il les bénit, et, la mort l’ayant touché, il se trouva réuni à ses pères.

Il mourut dans la cent quarante-sixième année de son âge, fut enseveli à Modin, dans le sépulcre de ses aïeux, et tout Israël le pleura, menant un grand deuil à l’occasion de sa mort.

À partir de ce moment, comme l’avait décidé Matathias, Simon devint la tête, et Judas le bras.

Alors, commença la lutte : elle fut longue, acharnée, mortelle !

Apollonius, qui commandait pour Antiochus dans la Judée, réunit d’abord tout ce qu’il avait de troupes, et sortit de Samarie avec une puissante armée.

Judas marcha contre lui, tailla son armée en pièces, le tua, prit son épée, et ne voulut plus désormais en avoir d’autre.

Alors, Seron, qui était un autre général de l’armée d’Antiochus, et qui commandait dans la basse Syrie, rassembla autour de lui une armée considérable, et s’avança jusqu’à Bethoron. Il menait à sa suite des marchands d’esclaves qui devaient, avec le prix des Juifs qu’il leur vendrait, payer aux Romains le tribut du roi Antiochus.

Judas ne laissa pas Seron aller plus loin.

Lorsqu’il se trouva en face des ennemis, ses soldats lui firent observer que ceux-ci étaient vingt fois plus nombreux qu’eux.

Judas répondit :

— Quand le Dieu du ciel veut nous sauver, il n’y a pas de différence pour lui entre un grand et un petit nombre.

Et il se rua sur Seron et sur son armée. L’armée fut mise en déroute, et Seron gagna à grand’peine les bords de la mer, et s’enfuit vers Antioche dans une barque.

Et il en fut ainsi des trois armées qu’Antiochus envoya encore contre Judas, qui tua trois mille hommes à Gorgias, cinq mille à Lysias, huit mille à Timothée.

Antiochus en mourut de rage.

Eupator, son fils, lui succéda.

Le nouveau roi résolut d’en finir d’un seul coup avec cette poignée de fidèles qu’il appelait une poignée de bandits.

Il rassembla une armée de cent mille hommes de pied, de vingt mille cavaliers, et de trente-deux éléphants.

Et chaque éléphant, conduit par un Indien, portait une tour de bois contenant trente-deux soldats.

Le roi se mit à la tête de ses cent vingt et un mille hommes, et s’avança vers Jérusalem.

Et toute cette multitude était effrayante à voir, avec ses clairons sonnants, ses éléphants mugissants, ses chevaux hennissants.

La cavalerie marchait sur les deux ailes, pour animer l’infanterie par le son des trompettes. Une partie de l’armée côtoyait les montagnes, tandis que l’autre suivait la plaine ; et quand le soleil frappait sur les boucliers d’or et d’airain, il en rejaillissait sur les collines voisines un tel éclat, qu’elles brillaient comme des lampes ardentes.

Les habitants des campagnes fuyaient, épouvantés, devant cette mer de soldats ; les fils portant les vieillards, les femmes tirant leurs enfants après elles ; les hommes eux-mêmes se sauvant les premiers, tant était terrible le bruit de la marche de ces cent mille fantassins et de ces vingt mille cavaliers ! tant étaient effroyables les cris des éléphants !

Judas Macchabée alla au-devant de l’ennemi.

Le choc fut terrible : six cents hommes de l’armée d’Eupator furent couchés à terre dès ce premier choc, et ne se relevèrent plus.

Un jeune homme nommé Éléazar, voyant un éléphant gigantesque, tout encuirassé sur les flancs, et tout couvert des armes du roi, crut qu’il portait Antiochus Eupator, et, pour finir la guerre d’un coup, et s’acquérir un nom immortel, tuant à droite, à gauche, il arriva jusqu’au monstre, se glissa sous lui, et lui enfonça son épée dans les entrailles.

L’éléphant s’écroula, lui, la tour, les trente-deux hommes qu’il portait, et l’écrasa dans sa chute !

Mais, malgré des miracles de valeur, il fallut reculer devant l’ennemi : c’était la première fois qu’on lui abandonnait le champ de bataille.

Antiochus Eupator continua son chemin vers Jérusalem.

Judas et les siens se renfermèrent dans la forteresse de Sion.

Antiochus les y assiégea.

Le siége fut long ; Antiochus y dressa un grand nombre d’instruments de guerre, une foule de machines qui lançaient des pierres, des dards, des feux.

Les assiégés établirent machines contre machines.

Peut-être en eût-il été de Sion comme de Troie ; peut-être Antiochus fût-il resté neuf ans sous les murs de la ville sainte, si deux circonstances ne lui eussent fait lever le siége.

On était dans l’année du sabbat, — car les Juifs avaient leur année comme ils avaient leur jour de repos ; — on n’avait point labouré, point semé ; par conséquent, il n’y avait d’autres fruits sur la terre que ceux qu’elle rapporte naturellement.

La famine se mit dans l’armée d’Antiochus.

D’un autre côté, une révolte éclata à Antioche.

Le roi plâtra une paix rapide avec Judas, reprit le chemin de son royaume, et, en rentrant dans sa capitale, fut tué, avec Lysias, par Démétrius, fils de Séleucus, qui avait été écarté du trône par la force, et qui le reprenait par la force.

Démétrius changea de politique : au lieu d’imposer aux Juifs les dieux grecs, phéniciens et égyptiens, il leur laissa leur religion, mais voulut leur nommer un grand prêtre vendu à ses intérêts.

Ce grand prêtre trafiqua de Dieu et du peuple au profit de Démétrius. L’impie s’appelait Alcime.

Mais Judas Macchabée était debout ; il cria : « À moi, Israël ! » et son armée, dispersée après la paix, se réunit à son premier cri de guerre.

Alors, Démétrius appela près de lui Nicanor, l’un des principaux seigneurs de sa cour, et lui dit :

— Prends une armée, va ! et détruis ce peuple !

Judas était fidèle à ses traditions de victoire : il n’attendit point Nicanor, il marcha au-devant de lui, le rencontra à Capharsalama, le battit, et lui tua cinq mille hommes.

Nicanor, après sa défaite, rallia son armée, trois fois plus nombreuse encore que celle qui l’avait battue, et comme il attendait une autre armée de Syrie, il vint camper près de ce même Bethoron où Lysias avait été défait.

Judas marcha vers Bethoron.

La bataille eut lieu le treizième jour du mois d’adar. L’armée de Nicanor fut culbutée, et Nicanor tué.

Les soldats de Démétrius, voyant leur général mort, jetèrent leurs armes et prirent la fuite.

Mais les gens de Judas les poursuivirent depuis Adezer jusqu’à Gazara, sonnant des trompettes pour annoncer aux villes et aux villages d’Israël la défaite de l’ennemi ; de sorte que tous les hommes des villages et des villes, de sorte que tout enfant et tout vieillard pouvant déjà ou pouvant encore porter une arme sortit au nom du Seigneur, et prit part à la ruine de cette superbe armée.

Tous les soldats de Démétrius se couchèrent sur la terre d’Israël, et pas un ne se releva.

Les vainqueurs coupèrent la tête et la main droite de Nicanor, et les clouèrent à un poteau à la vue de Jérusalem.

Et l’on décida que le treizième jour du mois d’adar, mois pendant lequel s’était livrée la bataille, serait, dans l’avenir, consacré comme une des grandes fêtes d’Israël.

Mais les braves défenseurs de la liberté religieuse et politique de la Judée s’épuisaient dans la lutte : chaque nouveau combat leur tirait des veines le plus pur de leur sang ; chaque victoire diminuait les battements de leurs cœurs.

Alors, Judas Macchabée entendit parler d’un peuple qui, né dans la guerre, avait grandi par la guerre ; d’un peuple qui, à l’orient, avait soumis les Galates, et les avait faits ses tributaires ; qui, à l’occident, avait envahi l’Espagne, et lui avait pris ses mines d’or, d’argent et de plomb ; d’un peuple qui avait assujetti des rois très-éloignés de lui ; qui avait détruit des armées venues, pour l’attaquer, des extrémités du monde ; qui avait vaincu Philippe et Persée, rois des Céthéens ; d’un peuple qui, après avoir défait entièrement Antiochus le Grand, roi d’Asie, — lequel l’avait attaqué avec une puissante armée, cent vingt éléphants, un grand nombre de cavaliers, de chars et de chariots, — avait pris vif ce même Antiochus, et ne l’avait relâché que contre des otages, et en imposant un tribut à lui et à ses successeurs ; d’un peuple qui s’était emparé du pays des Perses, des Mèdes et des Lydiens, et qui en avait fait don à l’un de ses alliés, le roi Eumène. On avait dit encore à Judas que ceux de la Grèce, c’est-à-dire les compatriotes de cet Alexandre que l’on avait vu passer, cent cinquante ans auparavant, à Jérusalem, dans la majesté de la gloire et dans la grandeur de la conquête, — avaient voulu marcher contre ce peuple pour le détruire, mais que lui s’était contenté d’envoyer contre les Grecs un seul de ses généraux et une seule de ses armées, et que ce général les avait vaincus, les avait dispersés, avait mis le feu à leurs villes, avait rasé leurs remparts, et emmené leurs femmes et leurs enfants en captivité. Enfin, on assurait que ce peuple avait ruiné, soumis, tiré à lui tous les autres empires et les villes qui lui avaient résisté.

Mais on affirmait que ce peuple gardait religieusement sa parole, restait fidèle aux alliances jurées, et avait une main aussi ferme pour le maintien de ses amis que pour la destruction de ses ennemis.

Ce peuple s’appelait le peuple romain.

Judas Macchabée, ayant donc entendu dire cela, choisit Eupolemus fils de Jean, et Jason fils d’Eléazar, tous deux ses neveux, et les envoya à Rome pour faire alliance avec les Romains.

Qu’était donc, en réalité, ce peuple qui venait se révéler ainsi à la Judée comme un allié, comme un appui, comme un sauveur, et qui devait bientôt devenir son maître ?

Nous allons le dire en deux mots.

On a vu que, dans le monde de David, il ne comptait pas encore.

Quatre cent trente-deux ans après la prise de Troie, deux cent cinquante ans après la mort de Salomon, vers le temps de la naissance d’Isaïe, au commencement de la 7e olympiade, dans la première année du gouvernement décennal de l’archonte d’Athènes Charops, — Numitor, roi des Albains, ayant donné à ses deux petits-fils Romulus et Rémus, bâtards de sa fille Rhéa Sylvia, exposés au bord d’une rivière, nourris par une louve dans un bois désert, retrouvés dans ce bois par un berger qui cherchait un mouton que la louve lui avait enlevé ; — Numitor, disons-nous, ayant donné à ses deux petits-fils le canton dans lequel ceux-ci avaient été élevés, ils sortirent d’Albe la Longue avec une troupe de bandits.

Les deux frères et leur troupe descendirent la montagne d’Albano, et gagnèrent une colline la plus élevée au milieu de six autres, et sur le versant de laquelle s’étendait le bois où la louve les avait nourris.

Au bas de cette montagne, et sur la lisière du bois, coulait un ruisseau qu’on appelait la fontaine Juturne.

Plus loin, entre deux collines sans nom, un fleuve qu’on appelait le Tibre.

Arrivés au sommet de cette colline plus élevée que les autres, les deux frères se mirent à contester ensemble sur l’emplacement où ils devaient fonder leur ville. Sans avoir égard aux observations de son frère, Romulus traça l’enceinte de la sienne.

— Belle enceinte et bien respectable ! dit Rémus en sautant par dessus la ligne tracée.

Son frère le tua. C’était lui faire payer un peu cher la plaisanterie !

Quelques-uns des partisans de Rémus retournèrent à Albe la Longue, annoncer cette nouvelle à Numitor. Trois mille Albains restèrent près de Romulus, sans s’inquiéter s’ils adoptaient la fortune d’un fratricide.

Les dieux ne s’en inquiétèrent pas non plus, car les augures furent favorables.

Romulus attela un bœuf et une vache à la charrue, traça un sillon autour de la montagne, et heurta du fer de sa charrue une tête d’homme qu’il tira hors de terre.

— Bon ! dit-il, ma forteresse s’appellera le Capitole, et ma ville s’appellera Rome.

Capitole vient de caput, qui veut dire tête ; Rome, de ruma, qui veut dire mamelle.

Titre doublement symbolique, comme on voit : Rome doit être la tête du monde et la mamelle où les peuples puiseront la foi.

Puis, comme rien ne met plus obstacle à sa volonté, Romulus fixe un jour pour offrir aux dieux un sacrifice propitiatoire. Ce jour arrivé, il fait son sacrifice, ordonne à chacun d’en faire un autre selon ses moyens, et, allumant un grand feu, il saute le premier à travers les flammes, afin de se purifier. Tous l’imitent.

En ce moment, douze vautours passent au-dessus du fondateur ; ils vont d’orient en occident.

— Je promets à ma ville douze siècles de royauté ! dit Romulus.

Et, de Romulus à Augustule, douze siècles s’écouleront en effet.

À l’époque où Judas Macchabée lui envoie des ambassadeurs, Rome a juste accompli la moitié de cette course.

Voyons donc où elle en est de la conquête du monde et de la royauté de l’univers.

Romulus fait le recensement de son armée ; il se trouve qu’il a autour de lui trois mille hommes d’infanterie et trois cents cavaliers.

C’est le noyau du peuple romain.

Il le divise en trois corps qu’il appelle tribus ; nomme à chacun de ces corps un chef qu’il appelle tribun ; subdivise ces trois corps en trente autres qu’il appelle curies, leur nomme des chefs qu’il appelle curions ; subdivise de nouveau chaque curie en dix corps qu’il appelle décuries, et leur nomme des chefs qu’il appelle décurions.

Il y a donc trois tribuns, trente curions, trois cents décurions.

Les hommes partagés, il passe au partage des terres, réserve d’abord la part des dieux et de la chose publique, et fait du reste trente parts égales qu’il distribue aux trente curies.

Puis les hommes et les terres partagés, il partage les emplois et les honneurs.

Il choisit les plus braves et les plus instruits de ses sujets, et les nomme patriciens.

Le reste, la foule, la multitude, ce sont les plébéiens.

Quant à Romulus, c’est le roi.

Les patriciens auront le soin du culte des dieux ; ils rendront la justice ; ils aideront le roi dans son gouvernement.

Les plébéiens rempliront les charges inférieures ; ils s’appliqueront à l’agriculture, à l’entretien des troupeaux, à l’exercice des métiers.

Les patriciens se convoquent par des hérauts ; les plébéiens au son de la trompette.

Le roi se réserve la souveraine sacrificature, la garde des lois et des coutumes du pays, le privilége de veiller à l’exacte observation du droit naturel et du droit civil ; il se réserve la rédaction des traités et des conventions, le jugement des grands crimes, la faculté d’assembler le peuple, de convoquer le sénat, de dire son avis le premier, d’exécuter les décisions ; il se réserve, enfin, le commandement des armées, et la souveraine autorité dans la guerre. Il réunissait donc le pouvoir religieux au pouvoir militaire, le pouvoir législatif au pouvoir exécutif.

Le nourrisson de la louve s’était, comme on le voit, fait une part de lion.

Ce fut là la base du gouvernement de Rome.

Puis les pouvoirs ainsi établis, les charges ainsi distribuées, lorsque chacun connut ses droits et ses devoirs, Romulus s’occupa de l’agrandissement du royaume et de l’augmentation des individus.

Dans ce but, il rendit trois lois :

La première interdisait aux parents de tuer leurs enfants avant qu’ils eussent trois ans accomplis, à moins qu’ils ne fussent estropiés et monstrueux à leur naissance ; dans ce cas, on les faisait voir à cinq voisins, et, selon le sentiment de ceux-ci, on les mettait à mort, ou on les laissait vivre.

La seconde accordait asile aux peuples mécontents de leurs gouvernements ; — au pied du Capitole s’étendait le bois de la Louvée : Romulus consacra ce bois, y bâtit un temple, et en fit un lieu d’asile pour toute personne libre.

La troisième portait défense de passer au fil de l’épée la jeunesse des villes vaincues, l’ordre de ne pas la vendre, de ne point laisser en friche les terres conquises, mais de déclarer la conquête colonie romaine, et, comme telle, de la faire participer aux avantages réservés au peuple romain.

Ce gouvernement dura jusqu’au moment où Brutus chassa les rois, c’est-à-dire jusqu’à l’an 243 de la fondation de Rome.

Brutus était contemporain d’Ézéchiel.

Alors, le nouvel ordre de choses prend le nom de république. Un léger changement s’opère dans la forme ; mais le fond reste toujours le même. Le pouvoir, réuni autrefois aux mains d’un roi, est partagé entre deux magistrats, et, de viager qu’il était, devient annuel. On appelle les nouveaux chefs consuls, et, par ce nom introduit dans la langue politique de Rome, ils se trouvent avertis de ne rien faire sans consulter les citoyens.

Sauf cette consultation, — dont ils sauront bien se débarrasser, — les consuls héritent non seulement de l’autorité royale, mais encore de l’appareil du pouvoir souverain. Cet appareil consiste en une troupe de douze licteurs marchant toujours devant le consul, sur une seule ligne, armés de simples verges de bouleau qu’ils surmonteront d’une hache quand ce magistrat sortira de Rome.

Brutus et Collatin sont les premiers consuls romains.

Le premier et le grand travail de Rome est d’abord l’expulsion de l’élément étrusque qui s’était introduit chez elle avec les Tarquins ; puis viennent les querelles entre les patriciens et les plébéiens, querelles dont les Èques et les Volsques profitent pour soutenir une lutte à mort contre Rome. Enfin, malgré l’établissement du tribunat et ses empiétements successifs, malgré le décemvirat et ses crimes, malgré le tribunat militaire, pris, abandonné, repris, l’œuvre de la conquête commence. De même que ces enfants qui, après avoir failli succomber aux maladies du premier âge, se vengent de ce temps d’arrêt par une rapide croissance, et deviennent de robustes adolescents, Rome, à peine débarrassée de ces dissensions civiles, entreprend, comme nous venons de le dire, son œuvre de conquête. Quand elle s’est agrégé les Latins et les Herniques, elle soumet les Volsques, prend Véies, jette, par la main de Manlius, les Gaulois en bas du Capitole, les chasse de Rome avec l’épée de Camille ; puis, les Gaulois chassés, avec cette même épée, léguée à Papirius Cursor, elle commence la guerre samnite, qui embrasera l’Italie depuis la pointe de Rhegium jusqu’à l’Étrurie. Mais Tarente y succombera malgré Pyrrhus et ses Épirotes ; l’Étrurie, malgré Ovius Paccius et ses Samnites, le Brenn et ses Gaulois ; de sorte qu’en même temps, à peu près, qu’Alexandre meurt à Babylone, Rome est ou va devenir maîtresse de l’Italie.

Alors, commencent les guerres étrangères et les victoires extérieures : à son territoire italien, qu’elle vient de conquérir avec tant de peine, Duilius réunit la Sardaigne, la Corse et la Sicile ; Scipion, l’Espagne ; Paul-Émile, la Macédoine ; Sextius, la Gaule transalpine. Là, Rome fait une halte, car, à travers cette Gaule transalpine, apparaît, descendant des Alpes, un ennemi terrible dont elle apprend le nom, en même temps qu’il lui fait trois blessures presque mortelles. Le nom de l’ennemi, c’est Annibal ; les trois blessures, ce sont Thrébie, Trasimène et Cannes. Mais les destins de Rome sont dans la main de Dieu. Le héros carthaginois est abandonné par Carthage ; cependant, tout abandonné qu’il est, il lutte dix ans contre toutes les armées romaines et contre tout le peuple romain, ne quitte l’Italie que lorsque Scipion reporte de l’autre côté de la mer la guerre à Carthage, livre et perd la bataille de Zama, se réfugie chez Prusias, et s’y empoisonne, pour ne pas tomber entre les mains de Rome, à peu près au moment où Matathias, le père des Macchabées, refuse de sacrifier aux idoles, et appelle à la liberté le peuple juif.

Alors, débarrassée de son ennemi, Rome continue ses conquêtes.

Un instant, elle s’était trouvée entre deux mondes, hésitant vers lequel des deux elle devait marcher : l’occidental, pauvre, guerrier, barbare, mais plein de séve et d’avenir ; l’oriental, brillant d’art et de civilisation, mais faible, languissant, corrompu. On enverra deux consuls et deux armées consulaires contre deux peuples ignorés, inconnus, imperceptibles : les Boiens et les Insubriens ; — Rome, le dos appuyé aux Apennins, roidira ses deux bras pour les repousser de quelques lieues. — Deux légions et un général suffiront pour marcher contre Antiochus ; Rome le touchera du doigt, et le colosse aux pieds d’argile s’écroulera.

Et, en effet, le monde oriental, le monde alexandrin, si vous voulez, méritait bien d’en finir : le parjure et le meurtre s’y étaient faits dieux. Il y avait, à Naxos, un autel à l’Impiété, et un autre à l’Injustice. L’inceste était passé dans la vie commune : les rois d’Égypte, comme Osiris, épousaient leurs sœurs, et, comme Osiris, dans cet hymen, perdaient leur virilité. Les trente-trois mille villes de l’Égypte grecque n’étaient, en réalité, qu’un corps maigre et faible, une suite de pauvres bourgades descendant le long des cataractes, pour aller s’attacher à une tête monstrueuse : Alexandrie. L’empire des Séleucides, — tout peuplé de rois qui s’appellent le Grand, le Foudre, le Vainqueur des héros, — se déchirait de ses propres mains. Antioche et Séleucie, ces deux sœurs grecques, se faisaient une guerre aussi acharnée que ces frères grecs qu’on appelait Étéocle et Polynice. Tous ces misérables princes, lagides, séleucides, ne se soutenaient qu’à l’aide d’hommes du nord qu’ils faisaient venir de la Grèce, et qui s’énervaient bientôt sous le ciel de l’Asie, de la Syrie et de l’Égypte. Rome leur défendit, un jour, cette exportation de chair vivante et vigoureuse, cette infiltration de sang jeune et guerrier, et, du coup, elle trancha le nerf des monarchies syriennes et assyriennes.

Philippe V de Macédoine avait tenu plus longtemps : il était retranché derrière des montagnes inaccessibles ; il avait pour avant-garde ceux-là qui avaient été considérés jusqu’alors comme les premiers soldats du monde : les fantassins de l’Épire, les cavaliers de la Thessalie ; il possédait les entraves de la Grèce, comme disait Antipater, c’est-à-dire les places d’Élatée, de Chalcis, de Corinthe et d’Orchomènes ; il avait la Grèce entière pour arsenal, pour grenier, pour trésor, — mais c’était une tête proscrite, un ennemi qu’il fallait détruire : un instant il s’était ligué avec Annibal !

Rome lui envoya Flaminius, c’est-à-dire un renard cousu dans la peau d’un lion. Flaminius était entré en Grèce donnant des poignées de main aux députés venus à sa rencontre, embrassant les ambassadeurs envoyés au-devant de lui ; il embrassa et il caressa jusqu’à ce qu’on lui eût donné des guides pour tourner le défilé d’Antigone, qui était la porte de la Macédoine, et, quand il fut de l’autre côté du défilé, il tira l’épée, et écrasa Philippe à la bataille de Cynoscéphales.

Philippe signa la paix, et, en signant la paix, il abandonna toutes ses prétentions sur la Grèce.

C’étaient ces victoires merveilleuses que Judas Macchabée avait entendu raconter, et qui l’avaient déterminé à envoyer Eupolemus et Jason au peuple romain, avec le titre et les pouvoirs d’ambassadeurs.

Les deux envoyés partirent donc, arrivèrent à Rome et furent introduits dans le sénat.

Ils s’inclinèrent et dirent :

— Illustres seigneurs, Judas Macchabée et ses frères, et le peuple juif nous ont envoyés pour faire alliance avec vous, et pour que vous nous mettiez au nombre de vos amis.

La harangue était courte : c’était ainsi que Rome les aimait ; la proposition fut donc agréée, et voici le rescrit que le sénat fit graver sur des tables d’airain, et que les ambassadeurs rapportèrent à Jérusalem, afin qu’elles y demeurassent comme un monument de la paix et de l’alliance que Rome avait faites avec la Judée :

« Que les Romains et le peuple juif soient comblés de biens à jamais sur la terre et sur la mer, et que l’épée de l’ennemi s’écarte d’eux !

» S’il survient une guerre aux Romains ou à leurs alliés pendant toute l’étendue de leur domination, les Juifs les assisteront avec une pleine volonté, selon que le temps le permettra ; et il en sera de même des Romains s’il survient une guerre aux Juifs.

» C’est là l’accord que les Romains font avec les Juifs.

» Et, pour ce qui est des maux que le roi Démétrius a faits au peuple juif, le sénat lui a écrit en ces termes :

» — Pourquoi avez-vous accablé d’un joug si pesant les Juifs, qui sont nos amis et nos alliés ? Sachez donc que, s’ils reviennent se plaindre à nous de nouveau, nous leur ferons toutes sortes de justices, et nous vous attaquerons par mer et par terre. »

Mais, lorsque les ambassadeurs revinrent en Judée, ils trouvèrent Judas mort et Jérusalem prise !

Démétrius avait envoyé contre eux une seconde armée ; cette seconde armée, composée de vingt mille fantassins et de deux mille chevaux, vint camper à Bérée.

Judas marcha au-devant d’elle avec trois mille hommes, et campa à Laïse.

Mais le lendemain, lorsque les deux armées furent en présence, la plupart des hommes de Judas Macchabée furent pris d’une grande terreur, et l’abandonnèrent.

Judas resta avec huit cents soldats ; mais, ceux-là, c’étaient les forts.

Ce furent eux qui attaquèrent.

Ils attaquèrent l’aile droite, la légion macédonienne, et l’enfoncèrent ; le reste des troupes grecques n’osait porter secours à l’aile droite : on croyait n’avoir affaire qu’à une avant-garde, on attendait le reste de l’armée.

On s’aperçut, enfin, qu’on n’avait affaire qu’à Judas et à ses huit cents hommes. L’armée grecque se referma sur eux et les enveloppa.

Ils furent tous tués.

Rome entendit le bruit de la chute de ce nouvel allié, sans se douter que c’était un autre Achille qui tombait, un autre Léonidas qui venait de mourir ; — elle reprit sa course et continua sa fortune.

Scipion Émilien acheva de lui conquérir tout le littoral de l’Afrique ; Pompée, la Syrie et le Pont ; Marius, la Numidie ; Jules César, les Gaules et l’Angleterre ; enfin, elle hérite de la Bithynie de Nicomède ; Pergame, d’Attale, et la Libye, d’Appion. Alors, elle est la seule maîtresse, la souveraine absolue de ce grand lac qu’on appelle la Méditerranée, bassin merveilleux, unique, providentiel, creusé pour la civilisation de tous les temps, pour l’utilité de tous les pays ; miroir où se sont réfléchies tour à tour Canope, Tyr, Sidon, Carthage, Alexandrie, Athènes, Tarente, Sybaris, Rhegium, Syracuse, Selinonte, Massilia, et où, à son tour, elle se réfléchit, majestueuse, puissante, invincible. Autour de ce lac, et à quelques journées de distance, sont groupées sous sa main les trois seules parties du monde connu : l’Europe, l’Afrique et l’Asie ; grâce à ce lac, elle va à tout et partout : par le Rhône, au cœur de la Gaule ; par l’Eridan, au cœur de l’Italie ; par le Tage, au cœur de l’Espagne ; par le détroit de Cadix, à la grande mer et aux îles Cassitérides ; enfin, par le détroit de Sestos, au Pont-Euxin, c’est-à-dire à la Tartarie ; par la mer Rouge, à l’Inde, au Thibet, à l’océan Pacifique, c’est-à-dire à l’immensité ; par le Nil, à Memphis, à Éléphantine, à l’Éthiopie, au désert, c’est-à-dire à l’inconnu.

Alors, elle s’arrête effrayée d’elle-même, et elle attend.

Qu’attend-elle ?

Lorsque doit naître un libérateur, les peuples en ont le pressentiment ; la terre, cette mère commune à tous, tressaille jusqu’au fond de ses entrailles ; les horizons blanchissent et se dorent comme au lever du soleil ; les hommes cherchent des yeux le point où doit avoir lieu l’apparition.

Rome, comme le reste de l’univers, attendait ce Dieu prédit par Daniel et annoncé par Virgile, ce Dieu à qui elle avait d’avance dressé un autel, sous le nom du Dieu inconnu : Deo ignoto.

Seulement, quel sera ce Dieu ? De qui naîtra-t-il ?

La vieille tradition du monde dit que le genre humain, tombé par la femme, aura un rédempteur né d’une vierge.

Au Thibet, au Japon, le dieu Fo, chargé du salut des nations, choisira son berceau dans le sein d’une jeune et blanche vierge.

En Chine, une vierge fécondée par une fleur mettra au monde un fils qui sera le roi de l’univers.

Dans les forêts de la Bretagne et de la Germanie, où s’est réfugiée leur nationalité expirante, les Druides attendent un sauveur né d’une vierge.

Enfin, les Écritures annoncent qu’un messie s’incarnera dans les flancs d’une vierge, et que cette vierge sera pure comme la rosée de l’aurore.

Car tous les peuples ont pensé qu’il fallait un sein virginal pour faire au Dieu de l’avenir une demeure digne de lui.

Maintenant, où naîtra ce Dieu ?

Peuples, regardez du côté de Jérusalem !


CHAPITRE PREMIER.

l’homme à la cruche d’eau.


Pour que le lecteur puisse suivre, après dix-huit cents ans, et à travers les détours d’une ville qu’il ne connaît pas, le récit des grands événements dont, à notre tour, nous allons nous faire l’humble historien, il faut qu’il nous permette de lui dire en quelques paroles ce que cette Jérusalem dont nous venons de raconter les vicissitudes était pendant la dix-neuvième année du règne de Tibère, sous le gouvernement de Ponce Pilate, sixième procurateur imposé à la Judée par la domination romaine, Hérode Antipas étant tétrarque de Galilée, et Caïphe étant grand prêtre de l’année.

La muraille de Néhémie l’enveloppait toujours de sa ceinture de pierre : elle offrait un circuit de trente-trois stades, ce qui correspond à une lieue de nos mesures modernes ; elle était commandée par treize tours, et était percée de douze portes ouvertes sur ses quatre faces.

Quatre s’ouvraient sur la face orientale de cette muraille, longeant la vallée de Josaphat, et se dressant devant le mont des Oliviers, dont elle était séparée par le torrent de Cedron.

Ces quatre portes étaient la porte du Fumier, la porte de la Vallée, la porte Dorée et la porte des Eaux.

La première donnait sur la fontaine du Dragon, ainsi appelée du dragon de bronze qui la surmontait et qui jetait de l’eau par la gueule.

La seconde s’élevait dans la direction du village de Gethsemani, où se trouvaient un grand nombre de pressoirs à huile, et qui tirait son nom de ces pressoirs.

La troisième et la quatrième conduisaient à un pont jeté sur le Cedron, et au delà duquel le chemin se bifurquait allant, par sa branche droite, à Engaddi et à la mer Morte, et, par sa branche gauche, au Jourdain et à Jéricho.

Deux portes s’ouvraient sur la face méridionale dominant le torrent de Gihon ; c’étaient la porte des Jardins du roi, qui donnait sortie à la citadelle, et la porte du Grand Prêtre, qui donnait sortie au palais de Caïphe. La première conduisait à la piscine supérieure et au mont Érogé ; par la seconde, on allait rejoindre le chemin de Bethléem et d’Hebron.

Trois s’ouvraient sur la face occidentale, dominant le gouffre des Cadavres ; c’étaient la porte des Poissons, la porte Judiciaire et la porte Genath.

En sortant par la première, on trouvait, après cinquante pas à peine, quatre routes : la première, à gauche, qui contournait les murs de la ville, était ce même chemin de Bethléem à Hebron que l’on pouvait rejoindre, avons-nous dit, en sortant par la porte du Grand Prêtre ; la seconde, à gauche encore, était la route de Gaza et d’Égypte ; la troisième, en face, était celle d’Emmaüs ; la quatrième, celle de Joppé et de la mer.

En sortant par la seconde, on trouvait le chemin de Silo et de Gabaon, qui s’avançait au nord-ouest, en laissant, à gauche, le tombeau du pontife Ananie, à droite, le mont Calvaire.

La troisième, qui était une issue du palais des Hérodes, ne s’ouvrait que pour les maîtres et les serviteurs de ce palais ; mais, comme elle n’était fermée que par une grille, on pouvait, à travers les barreaux de cette grille, voir les magnifiques jardins du tétrarque avec leurs allées d’arbres à fruits, leurs carrés de plantes rares et de fleurs embaumées, leurs massifs de pins, de palmiers et de sycomores d’où tombait l’ombre, leurs fontaines jaillissantes d’où ruisselait la fraîcheur, leurs bassins pleins de cygnes, et leurs gazelles bondissantes courant par troupes à travers les arbres, les plantes et les fleurs.

Enfin, trois portes s’ouvraient sur la face septentrionale ; c’étaient la porte des Tours des femmes, la porte d’Ephraïm, et la porte de l’Angle ou de Benjamin.

La première de ces portes conduisait à des jardins, à des vergers et à une forêt d’arbres à fruits ; la seconde, à la route de Samarie et de Galilée ; la troisième, enfin, au chemin d’Anathot et de Bethel ; — chemin qui, traversant le Cedron pour s’enfoncer au nord-est, laissait, à sa gauche, l’étang des Serpents, et, à sa droite, le mont du Scandale.

Les treize tours se nommaient : la première, la tour des Fourneaux ; la seconde, la tour Angulaire ; la troisième, la tour d’Hananéel ; la quatrième, la Haute tour ; la cinquième, la tour Meah ; la sixième, la Grande tour ; la septième, la tour de Siloé ; la huitième, la tour de David ; la neuvième, la tour Psephine ; et les quatre dernières, enfin, — qui flanquaient les quatre coins de la porte à laquelle elles donnaient leurs noms, — les tours des Femmes.

Cette enceinte générale, percée de douze portes, surmontée de treize tours, enfermait quatre villes différentes, chacune séparée de la ville voisine par une muraille coupant Jérusalem dans toute sa longueur ; muraille elle-même percée de portes de communication donnant d’une ville dans l’autre, et s’étendant de l’occident à l’orient dans une ligne parfaitement droite.

Ces quatre villes, que nous allons prendre selon l’ordre chronologique dans lequel elles furent bâties, étaient :

La ville supérieure ou la cité de David.

Elle renfermait le palais d’Anne et celui de Caïphe, son gendre ; le palais des rois de Juda, qui n’était autre que la citadelle, située au haut de la montagne de Sion, et, enfin, le tombeau de David.

La ville inférieure ou la ville de Sion.

Elle renfermait d’abord le temple, qui en occupait à lui seul le quart ; puis le palais de Pilate, adossé à la citadelle Antonia, à laquelle il se reliait par le Xistus, espèce de pont du haut duquel les gouverneurs romains haranguaient le peuple ; le théâtre, bâti par Hérode le Grand, tout couvert d’inscriptions à la louange d’Auguste, et surmonté d’un aigle d’or ; le palais des Macchabées, l’hippodrome, l’amphithéâtre, et, enfin, le mont Acra, sur lequel était bâtie la citadelle d’Antiochus.

La seconde ville.

Elle renfermait, outre les demeures d’une quantité de personnes de distinction, le palais d’Hérode, auquel attenaient ces jardins magnifiques dont nous avons déjà parlé.

Enfin Bezetha ou la nouvelle ville, qui n’offrait rien de remarquable, étant habitée par des marchands de laine, des quincailliers, des chaudronniers et des fripiers.

Voilà Jérusalem telle qu’elle était au moment où commence notre récit, c’est-à-dire le 13 du mois de nizan, jour qui correspond au 29 mars de notre calendrier moderne.

Il était huit heures du soir[1].

La ville, à cause de la solennité de la Pâque, présentait un aspect particulier. Des Juifs de toutes les parties de la Palestine s’étaient rendus à Jérusalem pour célébrer la grande fête de l’immolation de l’agneau. Avec eux étaient accourus tous ces marchands dont l’industrie nomade suit les multitudes dans leurs déplacements, tous ces baladins qui vivent du superflu des grandes réunions, tous ces bohémiens qui ramassent les miettes des pèlerinages et des caravanes. Un surcroît de plus de cent mille personnes était donc venu augmenter la population de la ville. Les étrangers s’étaient logés, les uns chez des amis qui leur gardaient, chaque année, place au foyer et à la table ; les autres dans les auberges et les caravansérails, qu’ils encombraient de leurs domestiques, de leurs mulets et de leurs chameaux. D’autres encore, qui n’avaient pu se loger ni chez des amis ni dans les caravansérails, étaient campés sous des tentes, ceux-ci sur le marché au Bois, dans la seconde ville ; ceux-là sur la grande Place et sur la place de la piscine Ancienne, dans la ville inférieure. Ceux, enfin, qui n’avaient trouvé d’abri nulle part, ni chez des amis, ni dans les caravansérails, ni sous les tentes, avaient établi leur domicile ou dans l’hippodrome, ou sous le péristyle du théâtre, ou sur les pentes du mont Acra, ou encore dans un magnifique bois de cyprès qui s’étendait des pressoirs du roi à la tour de Siloë, laquelle, deux ans auparavant, s’était écroulée en partie, et, dans son écroulement, avait écrasé dix-huit personnes et blessé plus ou moins grièvement un grand nombre de pauvres gens du faubourg d’Ophel.

On se ferait difficilement une idée du mouvement, du bruit, des rumeurs qui emplissaient la ville sainte pendant les trois jours que durait la Pâque. Pendant ces trois jours, toutes les ordonnances de la police ordinaire étaient suspendues : le soir, on ne tendait pas les chaînes aux extrémités des rues ; la nuit, on ne fermait pas les portes de la ville ; chacun allait librement d’une enceinte à l’autre. On sortait de Jérusalem et l’on y rentrait sans répondre aux qui vive des sentinelles, qui du reste, de leur côté, s’inquiétaient peu de la consigne, dont elles savaient que le relâchement était une des conditions obligées de cette grande solennité judaïque, la première entre toutes, puisqu’elle éternisait le souvenir de la délivrance du joug égyptien, et célébrait, pour le peuple de Dieu, le passage de l’état de servitude à l’état de liberté.

Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que la sentinelle placée devant la porte des Eaux ne fît point attention à deux hommes enveloppés de grands manteaux bruns, — l’un âgé de trente à trente-cinq ans, l’autre de cinquante-cinq à soixante ; — l’un aux beaux yeux bleus et aux beaux cheveux blonds, aux traits fins et élégants, à la barbe à peine indiquée ; l’autre aux cheveux gris et crépus, au nez recourbé, à l’œil irascible, presque sombre, à la barbe hérissée ; — lesquels, après avoir traversé cette première porte, tournèrent immédiatement à gauche, et franchirent la porte intérieure par laquelle on pénétrait dans la cité de David. La porte franchie, ces deux hommes, qui examinaient avec une attention remarquable tous ceux qu’ils rencontraient, longèrent le bois de cyprès dont nous avons déjà parlé comme offrant une retraite aux étrangers sans asile, laissèrent à gauche le palais d’Anne, que nous avons dit être le beau-père de Caïphe, — et qui alternait, chaque année, avec celui-ci dans ses fonctions de grand sacerdote ; — inclinèrent à droite, toujours inquiets ou observateurs, pour passer entre l’angle de la forteresse et l’édifice appelé le palais des Braves, et, paraissant avoir, enfin, trouvé ce qu’ils cherchaient, s’avancèrent vers un homme qui, après avoir puisé de l’eau dans la piscine de Sion, posait sa cruche sur son épaule.

Cet homme, qui semblait être un domestique chargé des soins inférieurs de la maison, les voyant venir à lui, s’arrêta et attendit.

— Ne fais pas attention à nous, mon ami, dit le plus jeune des deux inconnus, et marche devant : nous te suivrons.

— Mais, dit le serviteur étonné, pour me suivre, faut-il encore que vous sachiez où je vais !

— Nous le savons : tu vas chez ton maître, et nous avons à parler à ton maître de la part du nôtre.

Il y avait une si douce fermeté dans la voix de celui qui parlait, que, sans plus faire d’objection, le serviteur s’inclina et marcha devant, comme il lui était commandé de le faire.

Au bout de cent pas à peu près, on arriva à une maison d’assez belle apparence, située entre le palais du grand prêtre Caïphe et l’emplacement où, sous sa quadruple tente, l’arche avait été déposée au retour du désert.

Le serviteur ouvrit la porte de la maison, et s’effaça pour laisser passer les deux inconnus.

Ils s’arrêtèrent dans le vestibule, et attendirent que le serviteur eût prévenu son maître de leur arrivée.

Cinq minutes après, le maître vint au-devant d’eux.

Ils se saluèrent à la manière juive.

— Frère, dit le plus jeune des deux hommes, qui semblait chargé par son taciturne compagnon de porter la parole, je m’appelle Jean fils de Zébédée, et celui que tu vois avec moi se nomme Pierre fils de Jonas. Nous sommes disciples de Jésus le Nazaréen ; vers le milieu du jour, le maître nous a quittés au village de Béthanie, et nous a dit : « Entrez ce soir à Jérusalem par la porte des Eaux, prenez la montée de Sion, marchez toujours droit devant vous, jusqu’à ce que vous ayez rencontré un homme portant une cruche sur son épaule ; alors, suivez cet homme, entrez avec lui dans la maison où il entrera, et dites au maître de cette maison : « Jésus de Nazareth t’adresse ces paroles : Mon temps est proche ; en quel endroit mangerai-je la pâque, cette année, avec mes disciples ? et celui à qui vous ferez cette question vous montrera une grande chambre entourée de lits. » — Nous nous sommes mis en route à l’heure dite ; nous sommes entrés à Jérusalem par la porte désignée ; nous avons pris la montée de Sion ; nous avons trouvé ton serviteur qui puisait de l’eau dans une cruche, et qui mettait cette cruche sur son épaule ; nous l’avons suivi, et nous te disons, au nom de celui qui nous envoie, et d’après lui : « Où Jésus de Nazareth fera-t-il la pâque cette année ? »

Celui auquel le jeune homme s’adressait s’inclina respectueusement, et répondit :

— Vous n’aviez pas besoin de vous nommer, mes frères, car je vous connais ; c’est dans ma maison de Béthanie que Jésus de Nazareth a fait la dernière pâque, et a annoncé la mort de Jean Baptiste. Je me nomme Heli, je suis le beau-frère de Zacharie d’Hebron, et, ayant été prévenu de l’intention de Jésus de Nazareth, j’ai loué cette maison de Nicodème le Pharisien et de Joseph d’Arimathie. Venez, je vais vous la faire voir, et vous choisirez vous-mêmes l’emplacement qui vous conviendra.

Et, prenant la torche qui éclairait le vestibule, il les précéda dans une cour à l’extrémité de laquelle s’élevait un bâtiment dont les premières assises trahissaient une construction datant de l’époque des vieilles architectures babyloniennes et ninivites.

En effet, cette maison avait été autrefois une espèce de cirque où venaient, pendant la paix, s’exercer à la guerre ces hardis capitaines de David qu’on appelait les forts d’Israël. Les murailles de ce cirque avaient vu passer ces hommes qui appartenaient à une génération disparue, que l’on eût crus de cette race de géants nés des amours des anges avec les filles de la terre, et qui devaient toujours se maintenir au nombre de trente, quels que fussent les vides que l’épée ennemie creusât dans leurs rangs. Contre ces pierres cyclopéennes, vieux ossements arrachés au sein de la terre, s’étaient appuyés, pour reprendre haleine dans leurs jeux, ces hommes que la bataille n’avait jamais fatigués, et qu’on appelait Jesbaam, Éleasar ou Semma ; — Jesbaam, fils d’Hachamoni, qui, dans un seul combat, tua huit cents Philistins et en blessa trois cents ! Éleasar, fils de Dodi, qui, à Phesdomim, lorsque les Philistins s’y réunirent pour livrer la bataille, se trouvant abandonné de tous les siens, et resté seul, frappa sans reculer d’un pas jusqu’à ce que son bras se lassât de tuer, jusqu’à ce que le sang figé collât sa main à la poignée de son épée, et qui fut si long à se lasser, que les soldats juifs, qui avaient fui à la distance d’une lieue, eurent le temps d’avoir honte, de reprendre courage et de revenir ; si bien que, cette fois encore, la victoire resta à Israël ! Enfin, Semma, fils d’Agé, qui, se rendant d’une ville à une autre, tomba dans une embuscade de quatre cents hommes, les tua tous les quatre cents et continua son chemin ! Là, avaient lutté, dans ces athlétiques étreintes où les Goliath et les Saph perdaient la vie, — Banias, fils de Joïada, qui, traversant le désert de Moab, descendit, mourant de soif, dans une citerne où se désaltéraient une lionne et un lion, et, n’ayant pas la patience d’attendre qu’ils eussent bu, tua le lion d’abord, la lionne ensuite, et but tout à son aise entre leurs deux cadavres ! — Abisaï, fils de Servia, qui, rencontrant un Égyptien haut de cinq coudées, armé d’une lance dont le fer seul pesait trente livres, et n’ayant, lui, qu’une baguette pour toute arme, l’attaqua, lui prit sa lance, et, avec cette lance, le cloua contre un palmier d’un tel coup, que la lance, après avoir traversé le corps du géant, reparaissait de l’autre côté de l’arbre ! Enfin, Jonathan, fils de Sammaa, qui, dans la guerre de Geth, tua un guerrier de la race d’Asapha qui avait six coudées de haut, six doigts à chaque pied, six doigts à chaque main, et qui, disait-il, ne voulait accepter le combat que contre dix hommes à la fois ! C’étaient les trois premiers de ces braves que nous venons de nommer qui, ayant entendu dire à David, couvert de sueur : « Ah ! si j’avais un verre d’eau de la citerne qui fait face à la porte de Bethléem ! » partirent tous trois, traversèrent le camp des Philistins, et rapportèrent chacun une coupe de cette eau qu’ils avaient tenue d’un bras si ferme, que, quoiqu’ils se fussent battus avec la main droite, et eussent été blessés tous trois, chaque main gauche rapportait sa coupe pleine ; si bien que David surpris, et surtout ému d’un pareil dévouement, s’écria : « C’est au péril de leur vie qu’ils m’ont apporté cette eau : je ne boirai pas le sang de mes braves ! » et fit de l’eau une libation au Seigneur.

Hélas ! les forts d’Israël étaient couchés dans leurs tombes, et le temps, ce rude lutteur qui fait plier le genou au plus robuste, avait renversé le monument après avoir renversé les hommes. Pendant deux ou trois siècles, les générations avaient passé devant cette ruine qui semblait l’écroulement d’une autre Babel. Enfin, Nicodème et Joseph d’Arimathie avaient acheté, un jour, l’emplacement et les décombres. Des décombres, ils avaient, sur la fondation antique, bâti la maison moderne, qu’ils louaient aux étrangers pour leur servir de cénacle ; du reste, avec les mêmes débris, ils avaient encore élevé trois autres maisons ; et, des quartiers de rocs trop gros pour entrer dans la construction de ces demeures de pygmées, ils taillaient des sépulcres, sculptaient des colonnes, ciselaient des ornements d’architecture qu’ils vendaient ensuite avec de grands bénéfices.

C’était Nicodème qui, quoique sénateur, s’amusant, dans ses moments de loisir, à faire de la sculpture, avait eu l’idée de ce commerce, qui avait réussi et enrichissait les deux associés.

Depuis le jour où Heli, qui louait cette maison de Nicodème, avait été prévenu que Jésus de Nazareth désirait faire la cène chez lui, il avait mis tous ses serviteurs au nettoyage de cette cour, et ceux-ci, aidés des ouvriers de Nicodème et de Joseph d’Arimathie, avaient, à grande force de bras et de leviers, repoussé contre les murs les pierres qui d’habitude obstruaient le passage ; de sorte que l’on avait toute facilité, maintenant, d’arriver au vestibule de la maison.

Heli fit d’abord entrer Pierre et Jean dans ce vestibule ; puis il les fit monter au premier étage, et leur ouvrit la porte de la chambre préparée pour la cène.

Cette salle était divisée en trois compartiments par d’immenses rideaux, ce qui lui donnait un point de ressemblance avec le temple, car elle avait, comme lui, le parvis, le saint et le saint des saints. Ces trois divisions étaient éclairées par des lustres suspendus au plafond.

Les murs, peints en blanc ou passés à la chaux, étaient ornés, jusqu’au tiers de leur hauteur, de nattes clouées à la muraille, comme on en voit encore aujourd’hui dans la plupart des maisons arabes assez riches pour faire cette dépense, et, le long de ces nattes, étaient accrochés à des patères de cuivre les vêtements nécessaires à la célébration de la fête.

Dans la salle du milieu était dressée une table couverte d’une nappe d’une éclatante blancheur ; sur cette nappe, on avait disposé treize couverts.

Dans les deux autres salles, on voyait, contre la muraille, des matelas et des couvertures roulés ensemble, pour le cas où les convives voudraient passer la nuit dans la maison où ils auraient mangé l’agneau pascal.

Deux autres tables étaient dressées à peu près dans les mêmes conditions que celles-là : une au rez-de-chaussée, une au deuxième étage ; mais Heli, ayant préparé celle qu’il venait de faire voir à l’intention du maître nazaréen et des douze disciples qui devaient manger la pâque avec lui, avait conduit les deux envoyés de Jésus directement à celle-là.

Et, en effet, il ne fut pas besoin d’aller plus loin. Pierre et Jean adoptèrent cette chambre du premier étage, qui répondait, d’ailleurs, à la description qu’en avait faite le maître, et, l’ayant retenue, ils commandèrent à Heli d’achever tous les préparatifs de la pâque, et, — tandis que Jean et Pierre iraient chercher, le premier, un calice que Jésus lui avait ordonné de prendre dans une maison située près de la porte Judiciaire, le second, l’agneau pascal au marché aux Bestiaux, — de monter sur la terrasse avec une torche, afin d’indiquer à Jésus que la maison était louée, et que la salle du cénacle n’attendait plus que ses convives.

C’était le signal convenu avec le maître, signal qu’il devait apercevoir facilement de la route de Béthanie, où nous avons dit qu’il attendait, cette route gravissant la montagne des Oliviers, du sommet de laquelle on découvre Jérusalem tout entière.

Pierre et Jean, qui venaient de descendre dans la ville inférieure par l’escalier aux quatorze marches que l’on appelait les degrés de Sion, n’étaient pas encore arrivés à la hauteur du théâtre, qu’ils virent, sur la partie la plus avancée de la terrasse de la maison, la flamme de la torche qui montait vers le ciel.

Le temps était pur et calme. Un faible vent d’est rafraîchissait l’air, où flottaient déjà les tiédeurs du printemps syrien ; à travers de légères vapeurs qui s’étendaient sous un ciel bleu, le soleil, le matin, et la lune, le soir, tamisaient leurs plus doux rayons ; sur les collines d’Engaddi, la vigne, et dans la vallée de Siloë, les figuiers montraient déjà leurs feuilles naissantes ; les oliviers de Gethsemani avaient pris une teinte plus vivante ; le myrte, le caroubier et le térébinthe étalaient l’éclat verdoyant de leurs jeunes rameaux. Au penchant de la montagne de Sion, les amandiers couvraient le sol d’une neige rose au milieu de laquelle se faisaient jour de larges violettes sans parfum comme celles qui croissent à Rhodes et sur les bords de l’Eurotas. Enfin, à défaut de rossignols et de fauvettes, les tourterelles, seuls oiseaux de la ville sainte, commençaient à soupirer doucement dans les cyprès du bois de Sion et sur les sycomores, les pins et les palmiers du jardin d’Hérode.

Rien n’empêchait donc que Jésus ne découvrît, sur la maison du cénacle, cette flamme de la torche, qui, cédant au courant d’air, s’inclinait de l’est à l’ouest, comme si elle eût voulu indiquer aux hommes que, pareille à cette lumière terrestre, la lumière divine allait s’incliner aussi de l’orient à l’occident.

À la vue de cette flamme, un homme qui était assis sous un massif de palmiers situé à un quart de lieue de Jérusalem, entre Bethphagé et la pierre des Colombes, au milieu d’un groupe d’hommes et de femmes qui écoutaient sa parole, interrompit son discours, et se leva en disant :

— L’heure est venue… Allons !


CHAPITRE II.

l’évangile de l’enfance.


Cet homme, c’était le jeune maître galiléen, Jésus de Nazareth.

Dans ces jours de peu de foi que nous traversons, que l’on nous permette de parler du Christ comme si personne n’en avait parlé avant nous, de reprendre cette sainte histoire comme si personne ne l’avait écrite. Hélas ! si peu de regards l’ont lue, et tant de mémoires l’ont oubliée !

Jésus de Nazareth, à ceux qui ignoraient sa nature divine, apparaissait sous la forme d’un homme de trente à trente-trois ans, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, et amaigri comme le sont toujours ceux-là qui, dévoués à l’humanité, ont longtemps rêvé d’elle, médité sur elle, souffert pour elle.

Il avait le visage long et pâle, les yeux bleus, le nez droit, la bouche un peu grande, mais douce, suave, mélancolique, admirable de forme ; ses cheveux blonds, partagés à la mode des Galiléens, c’est-à-dire au milieu de la tête, retombaient en ondulant sur ses épaules ; enfin, une barbe légèrement teintée de roux, qui semblait emprunter ses reflets d’or aux rayons du soleil d’Orient, allongeait encore ce visage, dont l’habitude de la contemplation tirait tous les traits vers le ciel.

Il était vêtu — et nul ne l’avait jamais vu sous un autre costume — d’une longue robe rouge tissue sans couture, tombant avec d’admirables plis le long de son corps, et laissant, sous ses manches longues et larges, voir seulement ses mains, qui étaient d’une blancheur et d’une finesse parfaites, — et d’un manteau bleu d’azur qu’il drapait avec une simplicité et une grâce infinies. Il avait pour chaussures des sandales lacées jusqu’au-dessus de la cheville ; et, quant à sa tête, qu’il portait toujours nue et élevée, il se contentait de l’abriter sous son manteau bleu aux heures ardentes de la journée.

Puis, de tout cet ensemble, émanait quelque chose d’insaisissable, quelque chose comme un baume et une lumière réunis et fondus ensemble, quelque chose qui éclairait et qui parfumait tout à la fois, révélant la présence momentanée d’un être supérieur au milieu des hommes et sous la forme d’un homme.

C’étaient surtout les enfants et les femmes, dont les organisations délicates et nerveuses ont une plus grande facilité à subir l’influence des effluves magnétiques de certaines organisations privilégiées, — c’étaient, dis-je, surtout les femmes et les enfants qui semblaient, mieux que tous les autres, reconnaître cette divinité cachée sous son enveloppe terrestre. En effet, à peine Jésus paraissait-il, que jusqu’aux plus petits enfants couraient à lui, levant les mains vers lui, et, quand Jésus passait, soit dans les rues de Jérusalem, soit dans celles de Capharnaüm ou de Samarie, soit même au bord du chemin, presque toutes les femmes qu’il rencontrait sur son passage, sans savoir pourquoi, s’inclinaient à sa vue, mystérieusement poussées à fléchir les deux genoux.

Il est vrai que l’on racontait sur le jeune maître galiléen — c’était ainsi qu’on appelait le plus communément Jésus une foule de légendes, d’histoires et de traditions merveilleuses qui, partout où il portait ses pas, le précédaient, l’accompagnaient, le suivaient comme une légion d’anges, qui, semant des fleurs devant lui, autour de lui et derrière lui, le faisaient apparaître aux yeux des hommes avec un prestige presque divin.

On disait que sa bienheureuse mère, — car, jusqu’à cette époque, la mère de Jésus avait mérité le nom de bienheureuse, — on disait que sa bienheureuse mère était issue de la race royale de David, fils de Jessé ; que Joachim et Anne, son père et sa mère, après avoir vécu près de vingt ans à Nazareth sans avoir d’enfant, avaient fait vœu, s’ils obtenaient enfin ce fruit si désiré de leur union, de le consacrer au service du Seigneur, et qu’alors une fille leur était née, à laquelle ils avaient donné le doux nom de Mariam, c’est-à-dire étoile de la mer.

De ce nom de Mariam, nous avons fait Marie.

En conséquence, la jeune Marie, qui portait en elle les destinées de l’humanité, avait été déposée par ses parents au temple, et y avait été élevée parmi les jeunes filles ses compagnes, lisant les livres sacrés, filant le lin, et tissant des vêtements pour les lévites, jusqu’à l’âge de quatorze ans, âge auquel les pensionnaires du temple étaient rendues à leurs parents. Mais, à quatorze ans, Marie avait refusé de quitter le temple, disant qu’en la vouant au Seigneur, ses parents l’avaient vouée tout entière. Alors, le pontife, embarrassé pour la garder contre les habitudes du temple, avait consulté le Seigneur, et le Seigneur avait répondu que la jeune fille devait recevoir un époux de la main même du grand prêtre, afin que s’accomplît cette prédiction d’Isaïe :

« Il sortira une vierge de la racine de Jessé, et, de cette racine, s’élèvera une fleur au sommet de laquelle, sous la forme d’une colombe, viendra se reposer l’esprit du Seigneur. »

Joseph, vieillard de la maison de David, avait été l’homme élu. Son nom et celui de Marie avaient été gravés sur les tablettes du mariage dans une assemblée solennelle ; après quoi, sans qu’il y eût eu aucun rapprochement entre les époux, lui était parti pour Bethléem, elle pour Nazareth.

Or, à peine la jeune vierge était-elle rentrée dans la maison paternelle, que voici, racontait-on, ce qui lui était arrivé.

Un soir qu’elle s’était agenouillée devant son prie-Dieu, qu’elle était restée priant à travers le crépuscule jusqu’à ce que fussent venues les ombres de la nuit, et que, tout en priant, ses yeux s’étaient doucement fermés, tandis que sa tête reposait sur ses deux mains jointes, elle sentit tout à coup comme un parfum qui l’enveloppait, et une si grande lumière s’était répandue dans sa chambre, qu’à travers ses paupières closes, elle avait vu cette lumière.

Aussitôt elle releva la tête, regarda autour d’elle, et aperçut un ange du Seigneur qui, le front ceint d’une auréole de flamme, tenant un lys à la main, flottait sur un nuage encore tout doré des reflets du ciel.

C’était ce messager divin qui illuminait et parfumait la cellule de la Vierge.

Une autre que Marie eût eu peur ; mais elle avait déjà tant de fois vu des anges dans ses rêves, qu’au lieu de s’effrayer, elle sourit, et, de la pensée, sinon des lèvres, demanda :

— Bel ange du Seigneur, que voulez-vous de moi ?

Et, lui, souriant de son côté, et répondant à sa pensée, qu’il avait lue, lui dit :

— Je vous salue, Marie, vierge très-chère au Seigneur, vierge pleine de grâce !… Je suis Gabriel, le messager du Très-Haut, et je viens vous annoncer que le Seigneur est avec vous, et que vous êtes bénie entre toutes les femmes, et par-dessus toutes les femmes !

La jeune fille voulut répondre ; mais la parole lui manqua. Cette communication directe de sa faiblesse avec la force du Seigneur lui causait un certain effroi.

Alors, comprenant sa pensée :

— Ô vierge ! reprit l’ange, ne craignez rien, car, dans cette salutation, je ne cache aucune chose qui soit contraire à votre chasteté ; ayant choisi le Seigneur pour seul et unique époux, vous trouverez grâce devant lui, et vous concevrez et enfanterez un fils. Ce fils sera grand, ô vierge ! car il dominera depuis la mer jusqu’à la mer, et depuis l’embouchure des fleuves jusqu’aux extrémités du monde ; il sera appelé le fils du Très-Haut, quoique né sur la terre, car il aura d’avance son trône élevé dans le ciel, et le Seigneur Dieu lui donnera le siége de David son père. Il régnera à jamais dans la maison de Jacob, et son règne n’aura pas de fin ; il sera le roi des rois, le seigneur des seigneurs, le siècle des siècles !

Alors, la jeune fille rougit sans répondre, car, ce qu’elle pensait, elle n’osait le dire à l’ange, et voici ce qu’elle pensait :

— Comment, vierge que je suis, pourrai-je donc devenir mère ?

L’ange sourit encore, et, continuant de répondre à sa pensée :

— Ne comptez pas, ô Marie bienheureuse ! que vous concevrez à la manière humaine, dit-il ; non, vous concevrez vierge, vous enfanterez vierge, vous nourrirez vierge, car le Saint-Esprit descendra en vous, et le Très-Haut vous couvrira de son ombre ; c’est pourquoi l’enfant qui naîtra de vous sera seul saint, parce que seul il aura été conçu et sera né sans péché, ce qui permettra de l’appeler fils de Dieu.

Et alors, la jeune fille, levant les yeux et étendant les bras vers le ciel, prononça ces seules paroles, par lesquelles elle faisait don d’elle-même au saint mystère :

— Voici la servante du Seigneur, car je ne suis pas digne du nom de maîtresse ; qu’il soit donc fait, ô Seigneur ! selon votre volonté.

Et l’ange ayant disparu, et la lumière s’étant évanouie, la Vierge était tombée comme endormie dans une extase céleste, et s’était relevée mère.

En même temps, l’ange avait apparu à Joseph, à Bethléem, afin qu’il sût que, quoiqu’elle portât le fils de Dieu dans son sein, son épouse était toujours pure et immaculée.

Or, voici ce que l’on racontait encore.

Vers le neuvième mois de grossesse de Marie, l’an 369 de l’ère d’Alexandre, un édit de l’empereur César Auguste avait été publié, ordonnant un recensement général dans son empire, et invitant chaque homme à aller se faire inscrire dans sa ville natale avec sa femme et ses enfants.

Il en résulta que Joseph se trouva forcé de quitter Nazareth, où, après l’apparition de l’ange, il était venu rejoindre sa femme, et, conduisant celle-ci, partit pour Bethléem ; mais, sur la route de la ville, Marie avait été prise des douleurs de l’enfantement ; de sorte qu’elle était entrée dans une grotte qui servait de crèche, tandis que Joseph était allé chercher du secours à Jérusalem.

Une fois dans la grotte, la Vierge chercha un appui. Un palmier desséché dont le tronc perçait la voûte, et enfonçait ses racines dans la terre, formait une espèce de pilier ; elle s’assit contre cette tige.

Pendant ce temps-là, Joseph allait cherchant quelque femme qui pût assister Marie.

Tout à coup, il s’arrêta comme si ses pieds eussent été cloués à la terre : — un singulier phénomène s’opérait dans la nature.

Son premier mouvement avait été de lever les yeux au ciel : le ciel était obscurci, et les oiseaux qui traversaient l’air étaient arrêtés dans leur vol.

Alors, il abaissa les yeux vers la terre, et regarda autour de lui.

À sa droite, tout près de l’endroit où il se trouvait, des ouvriers étaient assis, prenant leur repas ; mais, chose étrange ! celui qui étendait la main vers le plat restait la main étendue ; celui qui était en train de manger ne mangeait plus ; celui qui portait quelque chose à sa bouche demeurait la bouche ouverte, et tous tenaient leurs regards levés vers le ciel.

À sa gauche, un troupeau de brebis allait paissant, mais le troupeau tout entier était arrêté, et les brebis ne paissaient plus ; et le berger, qui venait de lever son bâton pour frapper leur immobilité, restait lui-même immobile et le bâton levé.

Devant lui coulait un ruisseau auquel allaient se désaltérer des chèvres et un bouc : le ruisseau était arrêté dans son cours, et le bouc et les chèvres étaient près de toucher l’eau et de boire ; mais ils ne touchaient pas l’eau, mais ils ne buvaient pas.

Et la lune elle-même était arrêtée dans sa marche ; et la terre elle-même ne tournait plus.

C’est que, juste en ce moment, Marie mettait au monde le Sauveur, et que la création tout entière haletait dans l’attente de ce grand événement !

Puis il se fit comme un grand soupir de joie par toute la nature, et le monde respira.

Le Sauveur était né !

Au même instant, une femme descendit de la montagne, et, marchant droit à Joseph :

— N’est-ce pas moi que tu cherches ? dit-elle.

— Je cherche, répondit Joseph, quelqu’un qui puisse aider ma femme Marie, qui est, à cette heure, dans les angoisses de l’enfantement.

— Alors, dit l’inconnue, conduis-moi vers elle ; je me nomme Gelome, et suis sage-femme.

Tous deux prirent aussitôt le chemin de la grotte.

La grotte était lumineuse et parfumée, et, au milieu de cette lumière qui n’avait pas de foyer, ils virent Marie et le nouveau-né, tous deux resplendissants. L’enfant tétait le sein de la mère.

Le palmier desséché avait reverdi, des rejetons frais et vigoureux s’élançaient de sa tige, tandis que d’immenses palmes qui avaient poussé en quelques minutes ombrageaient son sommet.

Joseph et la vieille femme demeurèrent tout étonnés sur le seuil de la grotte.

Alors, la vieille demanda à Marie :

— Femme, es-tu la mère de cet enfant ?

— Oui, répondit Marie.

— Alors, tu n’es pas semblable aux autres filles d’Ève, dit la vieille.

— De même, reprit Marie, qu’il n’y a, parmi les enfants, aucun enfant qui soit semblable à mon fils, de même sa mère est sans pareille entre les femmes.

— Mais ce palmier qui était desséché, et qui avait reverdi ? demanda encore la vieille.

— Au moment de l’enfantement, dit Marie, je l’ai pris et serré entre mes bras.

Alors, Joseph dit à son tour :

— Votre enfant, ô Marie ! est bien le messie promis par les Écritures, et il s’appellera Jésus, c’est-à-dire sauveur.

Et, si Joseph eût douté encore, une demi-heure après il n’eût plus eu de doute, car trois bergers se présentèrent à la porte de la grotte, et comme Joseph leur demandait :

— Bergers, quelle cause vous amène ?

Un des bergers répondit :

— Nous nous nommons Misraël, Stephane et Cyriaque ; nous gardions nos troupeaux sur la montagne, lorsqu’un ange du ciel est descendu d’une étoile, et nous a dit : « Aujourd’hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur ! Voici le signe auquel vous le reconnaîtrez : vous trouverez un enfant emmailloté et couché dans une crèche. Allez-donc, et adorez. — De quel côté faut-il que nous allions ? » lui avons-nous demandé alors tout tremblants. « Suivez cette étoile, dit l’ange ; et elle vous conduira. » L’étoile se mit à marcher, et nous l’avons suivie en cueillant des fleurs tout le long de la route… Maintenant, nous voici. Où est le Sauveur, que nous l’adorions ?

Et la Vierge leur avait montré le petit Jésus couché dans une crèche, et ils avaient répandu leurs fleurs tout autour de lui, et ils l’avaient adoré.

Une heure après, trois rois se présentèrent, à leur tour, à la porte de la grotte, avec une grande suite de serviteurs chargés de présents, et des chameaux et des mulets portant des étoffes précieuses, du baume et de la myrrhe.

Joseph leur demanda, alors, ce qu’ils désiraient :

— Nous sommes trois rois mages d’Orient, répondirent-ils ; nous nous nommons Gaspard, Melchior et Balthasar. Une étoile nous est apparue, voilà plus d’un mois, et une voix nous a dit : « Suivez cette étoile ; c’est celle qui doit vous conduire au berceau du Sauveur annoncé par Zoroastre. » Alors, nous sommes partis, et, en passant par Jérusalem, nous avons visité le roi Hérode le Grand, et nous lui avons dit : « Nous arrivons de l’Orient pour adorer le roi des Juifs, qui vient de naître : où est-il ? — Je n’en sais rien, » a répondu le roi Hérode ; « mais vous n’avez donc pas de guide ? — Si fait ! » Et nous lui avons montré l’étoile. « Eh bien ! suivez l’étoile, a-t-il dit, et ne manquez pas de repasser par Jérusalem, et de m’apprendre où est ce roi des Juifs, afin que je l’adore à mon tour. » Maintenant, nous voici. Où est le Sauveur, que nous l’adorions ?

Alors, la Vierge prit l’enfant Jésus et le leur montra. Aussitôt les trois mages s’agenouillèrent devant lui, et lui baisèrent les mains et les pieds, en l’adorant comme avaient fait les bergers ; puis, comme les bergers avaient entouré l’enfant Jésus de fleurs des champs, eux l’entourèrent de vases d’or et d’argent, d’encensoirs, de trépieds et de calices.

Et les bergers regardaient tristement cette adoration, et disaient entre eux :

— Voilà ces rois mages qui apportent de riches présents, et qui vont nous faire oublier, nous autres, pauvres bergers, qui n’avons apporté que des fleurs !

Mais, au même instant, et comme s’il eût deviné leur pensée, l’enfant Jésus repoussa du pied un bassin magnifique, et, ramassant une petite pâquerette des champs, il la baisa.

C’est depuis ce temps que les pâquerettes des champs, qui autrefois étaient toutes blanches, ont le bout des feuilles rose et l’étamine dorée.

Et les bergers, heureux de ce que l’enfant Jésus avait préféré une fleur des champs aux vases d’or et d’argent, aux trépieds, aux calices et aux encensoirs, s’en retournèrent sur leurs montagnes en chantant les louanges du Seigneur.

Et les mages, joyeux et fiers d’avoir baisé les mains et les pieds du Sauveur du monde, s’en retournèrent aussi, mais non point à Jérusalem, comme Hérode le leur avait recommandé, car l’étoile qui les conduisait prit un autre chemin.

Et, voyant cela, la vieille femme s’écria à son tour :

— Je vous rends grâce, ô mon Dieu ! Dieu d’Israël ! parce que mes yeux ont vu la nativité du Sauveur du monde !

Et l’on racontait encore ceci :

Que Hérode le Grand, ne voyant pas revenir les mages, envoya chercher les docteurs et les prêtres, et leur dit :

— Vos Écritures annoncent qu’il doit vous naître un Sauveur : où ce Sauveur naîtra-t-il ?

Les prêtres et les docteurs répondirent d’une seule voix :

— Dans la ville de Bethléem en Judée ; c’est pour cela qu’elle fut appelée, par Abraham, Bethléem, c’est-à-dire la maison de nourriture ; c’est pour cela que, du nom de la femme de Caleb, elle fut appelée Ephrata, c’est-à-dire fructueuse ; c’est pour cela, enfin, qu’elle a encore, outre Bethléem et Ephrata, été nommée la Cité de David.

Sur ces entrefaites, Hérode apprit que l’enfant Jésus avait été présenté au temple, et que le grand prêtre Siméon, qui comptait près de cent ans, ayant vu qu’il resplendissait de lumière dans les bras de la Vierge, et que les anges formaient un cercle autour de lui, l’avait reconnu, l’avait glorifié et avait dit :

— Ô mon Dieu ! je puis mourir maintenant que cette parole du psalmiste est accomplie : « Je le remplirai de jours ; je lui montrerai le Seigneur que j’ai envoyé, et, l’ayant vu, il mourra en le glorifiant. »

Et, en effet, en citant ce verset du psalmiste, Siméon était tombé à la renverse, et était mort.

Dès lors, Hérode n’eut plus de doute que cet enfant ne fût véritablement le Messie ; et comme, vendu à la cause des Romains, il craignait que ce Sauveur ne devînt un autre Judas Macchabée qui sauverait la liberté d’Israël par la guerre, il commença de méditer dans son esprit le massacre des innocents.

Ce que voyant le Seigneur, il envoya à Joseph un ange qui le visita pendant son sommeil, et qui lui dit :

— Prends l’enfant et sa mère, et, sans perdre un instant, réfugie-toi en Égypte.

Si bien qu’au chant du coq, Joseph se leva, et, ayant éveillé la Vierge et l’enfant Jésus, il se mit en route avec eux.

Le lendemain de ce départ, Hérode fit massacrer tous les enfants au-dessous de deux ans.

C’est alors, comme l’avait prédit Jérémie, qu’une grande voix fut entendue dans Rama, poussant des cris et des lamentations : c’était celle de Rachel pleurant ses fils ; « et elle ne voulut pas être consolée, parce qu’ils n’étaient plus ! »

Et, comme les meurtriers couraient partout, le glaive à la main, pour tuer les petits enfants, on raconte que deux soldats s’avancèrent, menaçants, vers la Vierge et vers Joseph, qui se prirent à trembler de tout leur corps ; mais, comme ils étaient appuyés à un énorme sycomore, quand les meurtriers ne furent plus qu’à cinquante pas d’eux, le sycomore s’ouvrit et, se refermant sur la sainte famille, la déroba à tous les yeux.

Puis, quand les soldats, las d’une recherche inutile, se furent éloignés, le sycomore se rouvrit, et la sainte famille continua sa route.

Seulement, depuis ce temps, le sycomore était resté ouvert.

On arriva dans une grande ville, et l’on fit halte au seuil d’une hôtellerie située près du temple d’une idole ; mais à peine la sainte famille était-elle établie dans une petite chambre de cette hôtellerie, que l’on entendit une grande rumeur : les habitants de la ville couraient éperdus et les bras levés par les rues, poussant des cris de terreur et de désespoir.

Au moment même où Jésus avait passé sous la porte de la ville pour y faire son entrée, l’idole était tombée de sa base, et s’était brisée en mille morceaux ; et il en était arrivé de même de toutes les idoles de la ville.

Ainsi s’était justifiée la parole d’Isaïe :

« Le Seigneur entrera en Égypte, et les idoles seront ébranlées devant sa face. »

Mais, entendant ces cris, voyant ces terreurs, Joseph craignit pour Marie et pour l’enfant Jésus ; il descendit avec eux, sella l’âne, et partit par une porte de derrière, sans avoir le temps de prendre aucune provision pour la journée.

De sorte que, midi étant arrivé, et la vierge Marie ayant grande faim et grande soif, on fut forcé de s’asseoir sous un sycomore. En face de ce sycomore était un groupe de dattiers tout chargés de fruits, et Marie disait :

— Oh ! que je mangerais volontiers de ces dattes ! N’y aurait-il donc pas moyen d’en avoir ?

Joseph secoua tristement la tête, et répondit :

— Ne voyez-vous pas que non-seulement elles sont hors de la portée de ma main, mais encore que je ne pourrais pas jeter mon bâton jusqu’à elles ?

Et, alors, l’enfant Jésus dit :

— Palmier, incline-toi, et apporte tes fruits à ma douce mère.

Le palmier s’inclina, et la Vierge put y cueillir des fruits tant qu’elle voulut ; après quoi, le palmier se redressa, couvert de plus de fruits qu’il n’en avait auparavant.

Et, tandis que la Vierge cueillait les dattes, le petit enfant Jésus, qu’elle avait déposé à terre, avait fait, avec son doigt, entre les racines du sycomore, un trou dans le sable, de sorte que, lorsque, après avoir mangé, la Vierge dit : « J’ai soif ! » elle n’eut qu’à se baisser ; car, du trou qu’avait fait avec son doigt le petit Jésus, venait de jaillir une source d’eau pure.

Au moment où ils se remirent en route, Jésus se retourna vers le palmier.

— Palmier, je te remercie, et, en témoignage de remercîment, j’ordonne qu’une de tes branches soit transportée par mes anges, et soit plantée dans le paradis de mon père, et je t’accorde en signe de bénédiction, qu’il sera dit à tous ceux qui auront triomphé pour la foi : « Vous avez atteint la palme de la victoire ! »

Et, au même instant, un ange parut, prit une palme, et remonta avec elle au plus haut des cieux.

Le soir, Joseph, la Vierge et l’enfant Jésus arrivèrent à une partie du désert qui était infestée de voleurs. Tout à coup ils en aperçurent deux placés en sentinelle, et, non loin de là, leurs camarades endormis ; — ces deux voleurs se nommaient Dimas et Gestas.

Le premier dit, alors, au second, qui s’apprêtait à arrêter les trois fugitifs :

— Laisse, je te prie, passer ces voyageurs sans leur rien dire ni leur rien faire, et je te donnerai quarante drachmes que j’ai sur moi ; et tu auras ma ceinture pour gage que je t’en donnerai quarante autres à la première occasion.

Et, en même temps, il présentait les quarante drachmes à son compagnon, et le priait de ne pas donner l’éveil à leurs camarades.

Alors, Marie, voyant ce voleur si bien disposé à leur rendre service, lui dit :

— Que Dieu te soutienne de sa main droite, et qu’il t’accorde la rémission de tes péchés !

Et le petit enfant dit à Marie :

— Ô ma mère, souvenez-vous de ce que je vous dis en ce moment : dans trente ans, les Juifs me crucifieront, et ces deux voleurs seront mis en croix à mes côtés : Dimas à ma droite, et Gestas à ma gauche ; et, ce jour-là, Dimas, le bon larron, me précédera dans le paradis.

Et sa mère lui répondit :

— Que Dieu détourne de toi de semblables choses, ô mon cher enfant !

Car, quoique Marie ne comprît pas bien ce que Jésus voulait lui dire, son cœur de mère s’était empli d’une profonde terreur à cette prédiction.

Le mauvais larron prit les quarante drachmes et la ceinture de son compagnon, et laissa passer les fugitifs.

Le lendemain, à l’embranchement de deux routes, ils rencontrèrent un grand lion. Joseph et Marie eurent peur et l’âne refusa d’avancer.

Alors, Jésus s’adressant à l’animal féroce :

— Grand lion, lui dit-il, je sais ce que tu fais là : tu songes à dévorer un taureau ; mais ce taureau est à un pauvre homme qui n’a que lui pour tout bien. Va plutôt à tel endroit, et tu y trouveras un chameau qui vient de mourir.

Et le lion obéit, alla à l’endroit désigné, y trouva le cadavre du chameau, et le dévora.

Et, comme ils continuaient de cheminer ainsi, et que Joseph, qui marchait à pied, souffrant de la chaleur disait :

— Seigneur Jésus, s’il te plaît, nous prendrons la route de la mer, afin de pouvoir nous reposer dans les villes qui sont sur la côte.

Jésus répondit :

— Ne crains rien, Joseph, je vais abréger le chemin ; de sorte que nous achèverons en quelques heures ce qu’on n’accomplit ordinairement qu’en trente jours !

Et l’enfant n’avait pas fini de parler, qu’ils aperçurent les montagnes et les villes d’Égypte.

On racontait bien d’autres choses encore sur le séjour de l’enfant Jésus à Memphis, où il demeura trois ans, et, entre autres, que la Vierge avait l’habitude de laver son fils dans une fontaine, et que, par suite, l’eau de cette fontaine avait conservé la vertu de guérir les lépreux qui s’y lavaient à leur tour.

Et cette fontaine avait une telle réputation, qu’un jour, un homme du pays qui avait planté tout un jardin d’arbres sur lesquels on recueille le baume, voyant que ces arbres étaient stériles, et s’obstinaient à ne rien produire, se dit tout désespéré :

— Voyons si, en les arrosant de cette eau où s’est baigné Isa ibn Mariam, mes arbres rapporteront ?

Et il les arrosa de cette eau, et, la même année, les arbres fournirent une récolte de baume triple de la récolte ordinaire.

Au bout de trois ans de séjour à Memphis, l’ange apparut de nouveau à Joseph, et lui dit :

— Maintenant, tu peux retourner en Judée, car Hérode est mort, et il faut que la parole d’Isaïe s’accomplisse :

« J’ai fait venir mon fils d’Égypte. »

Alors, Joseph quitta Memphis, rentra en Judée, et s’établit à Nazareth, afin que cette autre parole du même prophète s’accomplit encore :

« Il sera appelé le Nazaréen. »

Une fois revenu à Nazareth, le divin enfant, — disait-on toujours, — avait fait encore nombre de nouveaux miracles.

Ainsi, l’on racontait qu’un jour de sabbat, Jésus jouait avec d’autres enfants près d’un ruisseau dont il détournait l’eau pour en former de petites piscines, et que, sur le bord de la sienne, Jésus avait fait douze petits oiseaux en terre glaise qui avaient l’air de boire. Alors, un Juif passa et lui dit :

— Comment peux-tu profaner ainsi le jour du sabbat en faisant œuvre de tes doigts ?

Alors, l’enfant Jésus répondit :

— Je ne travaille pas, je crée !

Et, ayant étendu les mains :

— Oiseaux, dit-il, volez et chantez !

Aussitôt les oiseaux s’envolèrent tout en gazouillant ; et ceux qui entendent le langage des oiseaux assurent que leur chant n’est rien autre chose qu’une louange au Seigneur.

Un autre jour, Jésus et plusieurs enfants jouaient sur la terrasse d’une maison, et comme en jouant, ils se poussaient les uns les autres, il arriva que l’un des enfants tomba du haut du toit, et se tua. Alors, tous les enfants s’enfuirent, à l’exception de Jésus, qui resta près du mort.

En ce moment, les parents de celui-ci accoururent, et, saisissant Jésus, ils s’écrièrent :

— C’est toi qui as précipité notre enfant en bas du toit !

Et, comme Jésus niait, ils crièrent plus fort, demandant vengeance :

— Notre enfant est mort, et voici celui qui l’a tué !

Alors Jésus dit :

Je comprends votre douleur, mais que cette douleur ne vous aveugle pas au point de m’accuser d’un crime que je n’ai pas commis, et dont vous n’avez aucune preuve ; bien plutôt demandons à cet enfant qu’il produise, lui, la vérité au grand jour.

— Mais puisqu’il est mort ! dirent les parents avec désespoir.

— Il est mort pour vous, c’est vrai, reprit Jésus ; mais il n’est mort ni pour moi, ni pour mon père qui est aux cieux.

Et, se plaçant près de la tête de l’enfant :

— Zénin, Zénin, demanda-t-il, qui est-ce qui t’a précipité du haut du toit ?

Et le mort se soulevant sur son coude, répondit :

— Seigneur, ce n’est pas toi qui es la cause de ma chute, c’est un autre de nos compagnons qui m’a précipité du haut du toit.

Et, ces paroles prononcées, l’enfant retomba mort.

Alors, tous ceux qui étaient présents reconduisirent Jésus jusqu’à la maison de Joseph, louant et glorifiant le divin enfant.

Un autre jour encore, Jésus, jouant et courant avec les autres enfants, passa devant la boutique d’un teinturier nommé Salem. Il y avait dans cette boutique un grand nombre d’étoffes appartenant à divers habitants de la ville, et que Salem se préparait à teindre en différentes couleurs. Jésus, étant entré dans la boutique du teinturier, prit toutes les étoffes, et les jeta dans une seule et unique chaudière ; alors, Salem, se retournant, crut toutes ses étoffes perdues, et, se mettant à réprimander Jésus :

— Qu’as-tu fait, ô fils de Marie ? s’écria-t-il ; tu as fait tort à moi et à mes concitoyens : chacun voulait une couleur différente, et, toi, tu as jeté les étoffes dans une cuve qui va les teindre toutes de la même couleur !

Mais Jésus répondit :

— Demande pour chaque étoffe la couleur qui te conviendra.

Et il se mit à retirer les étoffes de la chaudière, et chacune était teinte de la couleur que désirait Salem.

Une autre fois, le roi Hérode Antipas avait fait appeler Joseph, et lui avait commandé la charpente d’un trône qui devait être placé dans une espèce d’alcôve, et remplir exactement cette alcôve ; Joseph prit ses mesures, et s’en vint chez lui travailler à sa charpente.

Mais probablement les mesures étaient inexactes, car, lorsque, au bout de deux ans, son ouvrage fut terminé, il se trouva que la charpente du trône était trop courte de plus d’une demi-coudée, ce que voyant le roi, il se mit fort en colère contre Joseph, et le menaça ; si bien que celui-ci rentra tout effrayé dans son atelier, et, refusant de manger, était tout près de se coucher à jeun. Mais Jésus, voyant cette grande tristesse, lui demanda :

Qu’as-tu, père ?

— J’ai, répondit Joseph, que j’ai mal pris mes mesures, que l’ouvrage auquel j’ai travaillé deux ans est gâté ; et, ce qui est bien pis, j’ai que le roi Hérode est fort en colère contre moi !

Mais Jésus, souriant, lui répondit :

Reviens de ta frayeur, et ne perds pas courage… Prends le trône d’un côté, je le prendrai de l’autre, et nous tirerons chacun à nous jusqu’à ce qu’il ait la mesure voulue.

Et ils prirent le trône, et le tirèrent.

Alors Jésus dit à Joseph :

— Reporte, maintenant, cette charpente au palais.

Joseph obéit.

Et la charpente du trône se trouva, cette fois, juste de la grandeur de l’alcôve.

Et le roi demanda à Joseph :

— Comment ce miracle s’est-il opéré ?

— Je n’en sais rien, répondit Joseph ; mais j’ai à la maison un enfant qui est une bénédiction pour moi et pour le monde !

Un autre jour, — c’était pendant le mois d’adar, le douzième de l’année hébraïque, qui correspond partie au mois de février, partie au mois de mars, — Jésus rassembla plusieurs enfants, lesquels, l’ayant élu roi comme d’habitude, lui firent de leurs vêtements un trône sur lequel il s’assit, rendant la justice à l’instar du roi Salomon ; et, quand quelqu’un passait par là, les enfants l’arrêtaient de force, et lui disaient :

— Adore Jésus de Nazareth, roi des Juifs !

Sur ces entrefaites, arrivèrent des gens qui portaient un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, évanoui sur une civière. Ce jeune homme avait été dans la montagne avec ses compagnons, pour y ramasser du bois à brûler, et, ayant trouvé un nid de perdrix, il y avait mis la main, voulant en retirer les œufs ; mais une vipère cachée dans ce nid l’avait mordu. Aussitôt le jeune homme avait appelé ses compagnons à son aide ; mais, lorsque ceux-ci étaient arrivés, le jeune homme mordu était déjà étendu à terre et comme mort. On l’emportait donc vers la ville, afin de voir s’il n’y aurait pas quelques secours à lui donner ; et quand ceux qui le soutenaient dans leurs bras approchèrent de l’endroit où trônait Jésus, les enfants coururent au-devant d’eux, comme ils faisaient pour les autres passants, et leur dirent :

— Venez, et saluez Jésus de Nazareth, roi des Juifs !

Mais, comme les compagnons du blessé ne voulaient pas, à cause du chagrin qu’ils éprouvaient, se prêter à ce jeu, les enfants les amenèrent de force devant Jésus, qui leur demanda quelle sorte de mal avait ce jeune homme qu’ils portaient.

Et ils répondirent :

— Fils de Marie, un serpent l’a mordu.

— Allons ensemble, dit Jésus aux compagnons du jeune homme, et tuons le serpent !

Et, comme ceux-ci se refusaient à obéir, craignant de perdre un temps précieux, les enfants leur dirent :

— N’avez-vous point entendu l’ordre du Seigneur Jésus ?… Allons, et tuons le serpent !

Sur quoi, malgré l’opposition de ceux qui portaient la civière, ils leur firent rebrousser chemin, et, lorsqu’ils furent arrivés près du nid, Jésus dit aux amis du blessé :

— N’est-ce point là que se cache la vipère ?

Et, eux ayant répondu oui, Jésus appela la vipère, qui parut aussitôt, au grand étonnement de tout le monde ; mais l’étonnement fut bien plus grand encore quand Jésus, s’adressant de nouveau au reptile, lui dit :

— Serpent, va ! et suce tout le poison que tu as répandu dans les veines de ce jeune homme !

Aussitôt la vipère s’approcha en rampant du moribond, et, appliquant ses lèvres à la plaie, reprit tout le poison qu’elle y avait versé ; et, le Seigneur l’ayant maudite, la vipère se tordit et mourut. Et Jésus ayant touché le jeune homme de sa main, le jeune homme fut guéri.

Alors, Jésus lui dit :

— Tu es fils de Jonas ; tu t’appelles Simon, tu t’appelleras Pierre : tu seras mon disciple, et tu me renieras.

Un autre jour, enfin, un enfant qui était agité du démon s’étant mêlé aux autres enfants qui jouaient d’habitude avec Jésus, et s’étant approché de ce dernier, et s’étant assis à sa droite, Satan commença de le posséder comme à l’ordinaire. Il cherchait donc à mordre Jésus, et, ne pouvant l’atteindre, il lui donna, dans le côté droit, un violent coup de poing, si violent, que Jésus se mit à pleurer, et, tout en pleurant, dit :

— Démon qui agites cet enfant, je t’ordonne de le quitter et de rentrer dans l’enfer !

Et, en même temps, tous les enfants virent un gros chien noir qui s’enfuyait jetant de la fumée par la gueule, et qui, au bout de quelques pas, disparut abîmé dans les entrailles de la terre. Alors, l’enfant délivré remercia Jésus, qui lui dit :

— Tu seras mon disciple, et tu me trahiras ! et au même endroit où tu m’as frappé du poing, les Juifs me frapperont de la lance, et, par la blessure qu’ils me feront, sortira le reste de mon sang et le reste de ma vie.

Et cela, disait-on, avait duré ainsi jusqu’à ce que Jésus eût atteint l’âge de douze ans, âge auquel il était parvenu à une si grande sagesse, que ses parents, ayant fait un voyage à Jérusalem, et Jésus ayant disparu, Marie et Joseph le cherchèrent pendant trois jours, et, au bout de trois jours seulement, le retrouvèrent dans le temple, faisant l’étonnement des prêtres et des docteurs, auxquels il expliquait les passages obscurs des livres saints, que les plus savants n’avaient jamais pu comprendre, et que lui, Jésus, comprenait tout naturellement, étant la vivante explication de ces passages.

Alors, les prêtres et les docteurs, voyant que Marie réclamait l’enfant, lui demandèrent :

— Cet enfant est-il donc à vous ?

Et Marie ayant répondu que oui :

— Bienheureuse, s’écrièrent-ils, la mère qui a enfanté un tel fils !

Mais Joseph et Marie, presque effrayés de ce qu’ils voyaient faire chaque jour à leur enfant, le ramenèrent à Nazareth, où, leur obéissant en toutes choses, il continua de croître en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes.

Or, voilà quelques-unes des légendes que l’on racontait sur l’enfance de Jésus de Nazareth, et qui l’entouraient, comme nous l’avons dit, d’une mystérieuse vénération.


CHAPITRE III.

la tentation au désert.


Dix-huit ans s’écoulèrent sans que l’on entendît parler du divin enfant, à qui les légendes populaires attribuaient non-seulement les miracles que nous venons de raconter, mais encore bien d’autres miracles que nous laissons dormir dans l’évangile de l’enfance comme dans un berceau tout parfumé de fraîcheur et de poésie.

Pendant cet intervalle, César Auguste était mort, après avoir donné un temps de repos au monde, qui, fatigué de conquêtes, de révolutions et de secousses de tout genre, semblait avoir besoin de repos pour se préparer à ses nouveaux destins.

Tibère était monté sur le trône, arrivant de Rhodes, comme Auguste y était monté arrivant d’Apollonie ; puis, pendant la douzième année de son règne, effrayé par un présage : — son serpent favori, qui ne le quittait jamais, qu’il portait dans le devant de sa toge, ou enroulé autour de son cou, avait été dévoré par les fourmis ; — effrayé, disons-nous, de ce présage, qui lui indiquait, suivant l’explication de son astrologue Thrasylle, que lui-même devait être dévoré par la multitude, il s’était retiré dans son île de Caprée, pour ne plus revenir à Rome.

Il y avait juste en ce temps, sur les bords du Jourdain, la limite du désert, où il avait passé toute sa jeunesse, un homme de trente ans. On le nommait Jean, c’est-à-dire plein de grâce ; il était fils de Zacharie et d’Élisabeth, cousine de la vierge Marie.

Sa naissance, à lui, avait aussi été un miracle : sa mère, déjà avancée en âge, avait perdu tout espoir de voir cesser la stérilité qui l’affligeait et la rendait un objet d’opprobre parmi les femmes juives, lorsqu’un ange lui apparut comme à la vierge Marie, et lui annonça qu’elle était mère, et que son fils s’appellerait Jean ; qu’il serait le précurseur du Messie, et qu’elle reconnaîtrait la présence de ce Messie au premier tressaillement de l’enfant dans son sein.

Or, vers le quatrième mois de la grossesse d’Élisabeth, la vierge Marie, qui, elle-même, depuis quelque temps, avait conçu, étant venue voir sa cousine, frappa à la porte de sa maison. Élisabeth, qui était seule, alla ouvrir, et, se trouvant en face de la Vierge, elle jeta un cri de joie, disant :

— D’où me vient cette grâce, que la mère de mon Sauveur se transporte vers moi ?

Et, comme Marie lui demandait l’explication de ces paroles :

— Oui, dit-elle, car ce qui est en moi s’est élancé, et t’a bénie !

Et, alors, elle lui expliqua tout.

Quand Hérode avait ordonné le massacre des innocents, Élisabeth avait fui, comme toutes les mères, emportant son enfant dans ses bras ; mais toutes les mères n’étaient pas prédestinées comme elle. — Poursuivie par des soldats, elle se trouva tout à coup au pied d’un roc infranchissable. Alors, elle tomba à genoux, et, levant son fils au ciel :

— Seigneur ! s’écria-t-elle, ce que vous m’avez dit n’était donc pas vrai, que je portais dans mon sein le précurseur du Messie ?

Et aussitôt le rocher s’était ouvert ; Élisabeth y était entrée, et le rocher s’était refermé derrière elle, ne gardant aucune trace de son passage ; de sorte que les soldats qui la poursuivaient pensèrent avoir eu une vision.

Cet homme qui prêchait et baptisait au bord du Jourdain, qui avait passé sa jeunesse dans le désert, vivant de miel sauvage et de sauterelles, et qui portait pour tout vêtement un sayon de poil de chameau serré autour de ses reins par une ceinture de cuir, était le Précurseur.

On l’appelait Jean Baptiste à cause du baptême qu’il imposait à tous ceux qui venaient à lui, demandant l’absolution de l’ancienne vie, et des conseils pour la vie nouvelle.

La vie nouvelle que prêchait Jean Baptiste, c’était l’aumône et le dévouement.

Il disait au peuple :

— Donnez une robe, quand vous en aurez deux, à celui qui n’en possède pas, et partagez votre pain avec celui qui a faim.

Il disait aux hommes de guerre :

— N’usez de violence ni de perfidie envers qui que ce soit, et contentez-vous de votre solde.

Il disait à cette nuée de préposés aux impôts que la domination romaine répandait sur le pays :

— N’exigez rien au delà des taxes que vous êtes chargés de percevoir.

Il disait aux pharisiens et aux saducéens :

— Race de vipères ! vous venez me demander le baptême… Qui vous a donc appris à fuir la colère à venir ? Faites de dignes fruits de pénitence, et ne dites pas : « Abraham est notre père, » car je vous déclare que, de ces pierres mêmes, Dieu peut faire naître des enfants d’Abraham. On a déjà mis la cognée à la racine des arbres ; ainsi, tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu !

Si bien que quelques-uns des gens qui l’écoutaient, le prenant pour celui dont il n’était que le précurseur, lui demandaient :

— N’es-tu pas le Messie ?

— Non, répondait-il humblement. À la vérité, je vous donne à tous le baptême d’eau, afin que vous fassiez pénitence ; mais celui qui va venir après moi est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers… C’est lui qui vous donnera le baptême de l’esprit saint et du feu. Le van est entre ses mains : il nettoiera son aire ; il amassera son blé dans le grenier ; pour la paille, il la brûlera dans un feu qui ne s’éteindra jamais !

Un jour, au milieu de la foule qui venait à lui, Jean vit s’avancer un homme qu’il ne connaissait pas, et dont les cheveux, partagés sur le milieu de la tête, trahissaient l’origine galiléenne. À mesure que cet homme, sur le visage duquel rayonnaient une mansuétude suprême, une douceur infinie, s’approchait, celui qui, dès le sein de sa mère, avait bondi comme pour aller au devant de son Seigneur, sentait la première joie véritable qu’il eût jamais éprouvée inonder son âme ; et, quand l’inconnu, ayant franchi la distance, se trouva près du Baptiseur, ce fut celui-ci qui courba la tête, et qui, illuminé d’une flamme intérieure, s’écria :

— Ô Seigneur ! vous venez pour recevoir le baptême de moi, quand c’est moi qui devrais recevoir le baptême de vous !

Mais Jésus, souriant, lui répondit :

— Jean, laissez-moi faire à ma volonté, car il est à propos que chacun de nous accomplisse sa mission.

Dès lors, Jean ne s’opposa plus aux désirs de celui qu’il avait constamment regardé comme son maître, quoiqu’il ne sût où le chercher, mais certain qu’il était qu’un jour ce maître viendrait le trouver ou l’appellerait à lui.

Il reprit donc avec humilité :

— Maître, disposez de votre serviteur.

Jésus descendit, alors, dans le Jourdain, et Jean Baptiste, ayant ramassé une coquille sur le rivage du fleuve, puisa de l’eau dans cette coquille, et la versa sur la tête du Sauveur.

Au même moment, une harmonie céleste retentit dans les airs ; un rayon éblouissant descendit du ciel, et, au milieu d’un bruit d’ailes invisibles, on entendit ces mots :

« Vous êtes mon fils bien-aimé, et j’ai mis en vous toutes mes complaisances ! »

Et, comme cette voix frémissait encore dans les airs, pareille à la dernière vibration d’une harpe céleste, seul emblème visible de cet amour de Dieu, une colombe vint, pendant un instant, planer sur la tête de Jésus, et remonta ensuite se perdre dans le nuage de flamme d’où elle était descendue.

À partir de ce moment, Jésus regarda sa mission comme sanctifiée, et s’appela Christ, c’est-à-dire oint, frotté, parfumé pour le combat :

Pour le combat ! car, en effet, la lutte allait commencer. L’athlète de l’humanité descendait dans l’arène.

C’était son sacre spirituel ; — et, de même que Samuel avait autrefois sacré le jeune David pour son royaume terrestre, Jean venait de sacrer Jésus pour son royaume divin.

Alors, Jésus se sentit assez fort pour tout affronter, et, comme s’il eût voulu recevoir de Dieu une nouvelle assurance de sa nature céleste, il se retira dans le désert, et y demeura quarante jours et quarante nuits sans boire et sans manger.

Et, le front contre terre, il remerciait Dieu d’avoir permis qu’il résistât aux besoins du corps, qu’il surmontât la faim et la soif, qu’il foulât, enfin, la matière sous ses pieds, — quand, au milieu de l’obscurité de cette quarantième nuit, apparut tout à coup à ses yeux, comme sortant de terre ou tombant du ciel, une créature qui semblait appartenir à la race humaine, quoique sa taille eût une demi-coudée de plus que la taille ordinaire des hommes.

L’être étrange qui se produisait ainsi à l’improviste était beau, de cette beauté triste, fière et sombre qui a été révélée à Dante et à Milton. Son œil semblait lancer le feu ; le vent du désert, qui rejetait en arrière sa longue chevelure noire, découvrait son front, sillonné d’une large cicatrice ; sa bouche dédaigneuse essayait de sourire, mais ce sourire avait quelque chose de profondément désespéré ; sa tête était entourée d’une auréole bleuâtre et faite d’une flamme pâle comme celles qui flottent au-dessus des abîmes ; enfin, chaque fois que son pied touchait le sol, une flamme pareille à la flamme de son front en jaillissait comme un éclair souterrain.

C’était celui que les Écritures ont appelé, — n’osant le désigner autrement sans doute, — la chose qui marche dans les ténèbres.

Il s’arrêta devant le Christ, dont le front touchait la terre, et, croisant ses bras de bronze sur sa large poitrine, il attendit que le fils de Marie eût fini sa prière et relevé le front.

Jésus, au bout d’une minute, se redressa sur un genou, et regarda le formidable inconnu sans étonnement, et comme s’il eût su qu’il était là.

— Fils de l’homme, lui demanda, alors, d’une voix sourde la sombre apparition, me connais-tu ?

— Oui, répondit Jésus d’une voix si douce et si mélancolique, qu’elle fit, avec celle de son interlocuteur, une singulière opposition ; oui, je te connais… Tu fus autrefois le bien-aimé de mon père, le plus beau des archanges sortis de ses mains ; tu portais la lumière devant lui lorsque, chaque matin, sous les traits du soleil, il montrait son visage à l’orient ; alors, on t’eût pris pour un bluet de flammes semé dans les champs de l’empyrée, au milieu des autres fleurs du ciel. L’orgueil te perdit : tu te crus Dieu ; tu te révoltas contre ton Seigneur, et, des hauteurs du paradis, sa foudre te précipita dans les abîmes de la terre…

— Où je suis roi ! dit l’archange en relevant la tête et en secouant sa brûlante chevelure.

— Oui, je le sais, répondit Jésus : roi du monde et père des impies !

— Père des impies ! continua l’archange avec orgueil, en effet, c’est mon plus beau titre ! Tout, dans la nature, reconnaissait humblement le pouvoir de Jéhovah ; les astres suivaient en silence les lois qu’il avait établies ; la mer, si séditieuse qu’elle fût, se soumettait à ses ordres et reconnaissait ses limites ; les plus hautes montagnes inclinaient leurs têtes quand il passait dans les airs parmi la foudre et les orages ; les éléments domptés se tenaient dans la dépendance et le frisson ; les animaux, depuis le ciron jusqu’à Léviathan ; les puissances invisibles, depuis les Trônes jusqu’aux Dominations, se prosternaient devant sa face ; tout se nivelait, tout se courbait, tout se taisait devant lui… Moi seul, au milieu de l’abaissement général et du silence universel, je me levai, et dis d’une voix qui fit tressaillir le monde, d’une voix qui remonta jusqu’au sommet des siècles passés, et descendit jusqu’aux plus profonds abîmes des siècles à venir : « Je ne servirai pas ! — Ego dixi : Non serviam ! »

— Oui, répondit Jésus avec tristesse, voilà ce que tu as dit, et voilà pourquoi mon père m’a envoyé contre toi.

— Avant d’accepter la mission, reprit l’archange, as-tu mesuré ma puissance, et sais-tu ce que, dans les prières qu’ils m’adressent, ceux qui m’adorent disent de moi ? Ils disent : « Rien ne peut résister à son visage, et tout ce qui est sous le ciel est à lui ! Il ne se laisse fléchir ni par la force des paroles, ni par les supplications les plus touchantes. Son corps est semblable à des boucliers d’airain fondu, et couvert d’écailles qui se pressent les unes contre les autres, tellement, que le moindre souffle ne peut passer entre elles. La force est dans son cou, et la famine marche devant lui ; les foudres tombent sur son corps sans qu’il daigne s’en remuer ni d’un côté ni d’un autre. Lorsqu’il remonte vers les hauts lieux, les anges connaissent l’effroi, et se purifient… Les rayons du soleil sont sous ses pieds, et il marche sur l’or comme sur la boue. Il fait bouillir le fond des océans comme l’eau dans une chaudière, et monter les vagues comme, dans une cuve, monte la liqueur soulevée par l’ardeur du feu. La lumière brille sur sa trace, et il voit blanchir et écumer l’abîme derrière lui. Il n’y a pas de puissance qui lui soit comparable, puisqu’il a été créé pour ne rien craindre et qu’il est le roi de tous les enfants d’orgueil ! »

— Sais-tu, répondit simplement Jésus, ce que ceux qui te redoutent disent à mon père dans les prières qu’ils lui font ? « Seigneur ! Seigneur ! délivrez-nous du méchant ! » Et la voix d’un seul homme qui crie pour demander merci à Dieu, retentit plus loin, et surtout monte plus haut que ce concert de blasphèmes au milieu desquels tu t’enorgueillis.

— Si le Seigneur dont tu parles est si puissant, répondit l’archange, pourquoi donc se contente-t-il du ciel, et permet-il que je sois roi sur la terre ?

— Parce que le principe du mal est entré dans le paradis avec le serpent, et que le serpent a été couronné roi par la faute d’Ève.

— Alors, pourquoi a-t-il permis que le serpent entrât dans le paradis ? Pourquoi a-t-il souffert qu’Ève péchât ?

— Parce que, au moment où le monde venait de sortir de ses mains, le sublime ouvrier, le lapidaire tout-puissant songea qu’il avait besoin du serpent comme d’une pierre de touche où il essayerait l’humanité ; mais mon père a décidé que le mal avait assez longtemps existé sur la terre par la faute d’Ève et par la présence du serpent. Or, c’est justement cette faute que je viens expier, et tu es, toi, le serpent dont je dois écraser la tête.

— Alors, dit l’archange, tu viens armé de colère et de haine ?… Tant mieux, car nous combattrons avec les mêmes armes !

— Je viens armé de miséricorde et d’amour, dit Jésus et je ne hais rien… pas même toi.

— Tu ne me hais pas ? s’écria Satan étonné.

— Non, je te plains !

— Et pourquoi me plains-tu ?

Jésus regarda le sombre archange avec une douceur et une tristesse inexprimables.

— Parce que tu ne peux aimer ! dit-il.

Et, à cette simple parole, tout ce corps de bronze frissonna comme la sensitive que touche la main d’un enfant.

— Eh bien, soit ! fils de l’homme ou fils de Dieu, j’accepte le combat, et tu sais mieux que personne qu’un grand pouvoir m’a été donné !

— Celui de tenter l’homme… Mais, par expérience, tu as appris que tu ne pouvais rien contre le juste.

— Rappelle-toi Adam !

— Rappelle-toi Job !

La respiration siffla entre les dents de l’archange.

— Et pourquoi ai-je échoué contre Job ? demanda-t-il.

— Parce que l’esprit de Dieu était avec lui.

— Alors, l’esprit de Dieu est avec toi aussi ?

— L’esprit de Dieu est en moi ; je suis le fils de Dieu !

— Si tu es le fils de Dieu, pourquoi es-tu soumis aux besoins de l’humanité ? Pourquoi, depuis quarante jours et quarante nuits que tu jeûnes, as-tu souffert de la faim et de la soif ?

— J’ai souffert de la faim et de la soif, et j’ai voulu en souffrir ; car, sachant ce que j’ai de douleurs à épuiser avant d’accomplir ma mission, j’ai essayé, dans la solitude du désert, de prendre avec moi-même la mesure de mon courage.

— Et tu l’as prise ?

— Oui, car je pouvais dire à ces pierres : « Changez-vous en pain ! » à ce sable : « Changez-vous en eau ! » et je ne l’ai pas fait.

— Et, à ta parole, ces pierres et ce sable eussent obéi ?

— Sans doute.

— Alors, donne-leur cet ordre ; et puisque tes quarante jours et tes quarante nuits de jeûne sont écoulés, apaise ta faim et ta soif !

Jésus sourit.

— Il est écrit au livre saint, dit-il : « Ce n’est point le pain seul qui fait vivre ; c’est toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »

Les mains de l’archange se crispèrent sur sa poitrine.

— Eh bien, dit-il, puisque tu invoques les textes saints, je vais les invoquer à mon tour, à moins que ton pouvoir, plus grand que le mien, ne s’oppose à ce que je te transporte avec moi où je veux aller.

— J’irai où tu voudras, dit Jésus, car je désire que la force du Seigneur, toute désarmée qu’elle est, fasse honte à ta faiblesse, armée de toutes tes armes.

L’archange regarda un instant Jésus avec une indicible expression de haine ; puis, revenant à sa première pensée, il jeta son manteau à terre, et, mettant ses deux pieds sur l’un des bouts :

— Fais comme moi, dit-il.

— Soit ! répondit Jésus.

Et Jésus mit les pieds sur l’autre extrémité du manteau.

À l’instant même, un tourbillon les emporta tous deux, et tous deux, fendant l’espace avec la rapidité d’un éclair qui déchire le ciel, se trouvèrent à Jérusalem, debout sur le fronton du temple.

Alors, avec cet éternel sourire qui voulait être dédaigneux, et qui n’était que fatal :

— Si tu es véritablement le fils de Dieu, dit Satan, jette-toi à bas du temple, car il est écrit au psaume XC : « Le mal ne pourra venir jusqu’à vous, parce que Dieu a commandé à ses anges de veiller à votre conservation, et ses anges vous porteront entre leurs bras, de peur que vous ne vous heurtiez contre la pierre. »

— Oui, dit Jésus, mais il est écrit aussi au Deutéronome, livre VIe : « Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu. »

— C’est bien… Autre chose, alors, dit l’archange frissonnant de rage. Veux-tu toujours me suivre ?

— Je t’appartiens pour cette nuit, dit Jésus ; fais donc de moi ce qu’il te plaira.

Et tous deux, emportés de nouveau avec une vitesse près de laquelle le vol de l’aigle le plus rapide eût semblé l’immobilité du faucon battant des ailes au-dessus de sa proie, traversèrent l’espace, voyant fuir au-dessous d’eux villes, déserts, fleuves, océans, si bien qu’en quelques secondes, ils se trouvèrent au centre du Thibet, au sommet du Djavahir.

— Sais-tu où nous sommes ? demanda l’archange.

— Nous sommes sur la plus haute montagne de la terre, dit Jésus.

— Oui, et je vais te montrer tous les royaumes du monde.

Et, à l’instant même, le mouvement de la terre devint visible, car tous deux, debout sur le manteau infernal, restèrent immobiles et inébranlables, tandis que la terre et l’atmosphère qu’elle entraîne avec elle continuaient de tourner.

— Regarde ! dit Satan.

Jésus fit signe qu’il regardait.

— Voici d’abord l’Inde, dit l’archange ; l’Inde, c’est-à-dire l’aïeule du genre humain, le berceau des races, le point de départ des religions ; la vois-tu passer avec sa formidable nature, qui fait de l’homme une faible et dépendante partie de la création, un pauvre enfant égaré sur le sein de sa mère, un atome perdu dans l’immensité ? l’Inde, où, pour être dédaigneusement prodigué, multiplié au delà de toute mesure, l’homme n’est ni plus fort ni plus nombreux qu’ailleurs, car la puissance de mort y est égale à la puissance de vie ; l’Inde, où, rencontrant partout des forces disproportionnées et écrasantes, l’homme n’essaye pas même de lutter mais se rend à discrétion, avouant qu’autour de lui, excepté lui, tout est Dieu, et que lui n’est qu’un accident de cette substance unique, universelle, indestructible ! l’Inde, où la terre donne trois moissons par an, où une pluie d’orage fait d’une plaine une mer, et d’un désert une prairie ; où le roseau est un arbre de cent pieds de haut, où le mûrier est un géant de chaque souche duquel s’élance une forêt couvrant de son ombre humide des reptiles de vingt coudées, des hordes de tigres, des troupeaux de lions ; l’Inde, où tous les fleuves coulent pour désaltérer tous les monstres de la création : caïmans, hippopotames, éléphants ; l’Inde, enfin, où la peste dévore par millions les hommes que la nature crée par millions ; de sorte que, lorsqu’elle demeurera un siècle ou deux sans typhus et sans choléra, elle versera sur l’Europe un océan d’hommes sous les flots duquel disparaîtra l’Europe tout entière !

Et, tandis que parlait l’archange, l’Inde passait avec ses monts Himalaya, qui déchiraient l’air ; ses forêts sombres et sans fin, son Cambodje, son Gange, son Indus et ses cent cinquante millions d’hommes répandus de la mer de Chine au golfe Persique.

— Regarde ! dit Satan.

Jésus fit signe qu’il regardait.

— Voici la Perse, dit l’archange ; la Perse, c’est-à-dire la grande route du soleil et du genre humain, — à sa gauche, les Scythes ; à sa droite, les Arabes ; — c’est le caravansérail du monde : tous les peuples y ont logé tour à tour. Autrefois, avant qu’elle eût appris qu’elle n’était qu’une hôtellerie, elle a bâti, inspirée par moi, cette tour de Babel dont les ruines, aujourd’hui encore, sont plus hautes que la plus haute pyramide. Mais, maintenant qu’elle a vu tomber ses monuments et ses dynasties, elle ne bâtit plus que pour une ou deux générations ; ses maisons sont des tentes de briques, voilà tout. Cinquante millions d’hommes adorant la lumière et le feu, vivant dans cette atmosphère où l’hiver et l’été existent en même temps, y cherchent l’oubli du passé dans une ivresse factice qui les conduit doucement à la mort.

Et, sous l’ongle indicateur de l’archange, la Perse passait, des sources de l’Oxus à la mer Rouge, déroulant son lac Durra, son lac Aral, et sa mer Caspienne, comme trois miroirs d’inégale grandeur ; son Euphrate et son Tigre, pareils à deux gigantesques serpents se tordant au soleil ; sa Persépolis, sa Babylone et sa Palmyre, qui, aujourd’hui, ne sont que des ruines, et qui, alors, étaient encore des reines à manteaux de pourpre et à couronnes d’or !

— Regarde ! dit l’archange.

Jésus fit signe qu’il regardait.

— Voici l’Égypte, continua Satan ; l’Égypte, c’est-à-dire un présent que m’a fait le Nil. Un jour, si la fantaisie m’en prend, si ses trente mille villes, si ses soixante millions d’hommes : Grecs, Égyptiens, Abyssins, Éthiopiens, refusent de me reconnaître, je détournerai son fleuve dans la mer Rouge, et j’anéantirai l’Égypte en versant sur elle du sable au lieu d’eau. En attendant, regarde là, d’Éléphantine à Alexandrie : c’est une vallée d’émeraudes, c’est un grenier plein de fruits, c’est un jardin plein de fleurs. Elle nourrit Rome, la Grèce, l’Italie. Il est vrai qu’en revanche son peuple meurt de faim, et attend que la main qui a nourri les Hébreux dans le désert fasse pour lui pleuvoir la manne !

Et l’Égypte passait entre son double désert, avec ses vieilles villes croulantes, ses cataractes écumeuses, ses hautes pyramides, et ses sphinx, enterrés jusqu’aux griffes, dans le sable, et dont l’œil fixe et immobile voyait, depuis cinq cents ans, blanchir les ossements des soldats de Cambyse.

— Regarde ! dit l’archange.

Jésus fit signe qu’il regardait.

— Voici l’Europe, reprit Satan ; compare-la à notre massive Asie, et tu verras comme elle est bien mieux découpée, comme elle est bien plus apte au mouvement, comme elle est dessinée sur un plan bien plus intelligent et bien plus heureux ; remarque comme, pour un fécond embrassement, elle, qui regorge de monuments et qui manque d’hommes, tend ses bras vers l’Afrique, qui n’a que des hommes et pas de monuments. C’est la Sardaigne qui s’avance vers elle avec son rocher de Plumbarie ; la Sicile, avec son lac Lilybée ; l’Italie, avec sa pointe de Rhegium ; la Grèce, avec son triple promontoire d’Acritas, de Ténare et de Malée ; vois comme toutes ces îles de la mer Égée ressemblent à une flotte gigantesque à l’abri dans un vaste port, et prêtes à mettre à la voile pour faire le commerce du monde, tandis que, au nord, elle s’adosse, par la Scandinavie, aux glaces du pôle. Oh ! elle est bien solide, elle, avec ses pieds appuyés à la féconde Asie, et sa tête baignée par la mer sauvage. Elle a des villes qui s’appellent Athènes, Corinthe, Rhodes, Sybaris, Syracuse, Cadix, Massilia, Rome ! Vois comme elle attire vers un centre unique, autour du Capitole, rocher immobile, la barbarie occidentale, c’est-à-dire l’Espagne, la Bretagne, la Gaule ; la civilisation orientale, c’est-à-dire la Grèce, l’Égypte, la Syrie. Regarde bien l’Europe, car c’est la perle des nations, c’est le diamant de l’avenir…

Et, au fur et à mesure que parlait Satan, l’Europe passait ; la Grèce d’abord ; puis l’Italie, ayant à sa droite la Sicile, à sa gauche la Germanie et la Scandinavie ; puis l’Angleterre, puis les Gaules, puis l’Espagne.

Et, pendant un instant, on ne vit plus rien que de l’eau du pôle boréal au pôle sud, du pôle arctique au pôle antarctique.

— Regarde ! dit Satan.

Jésus fit signe qu’il regardait.

— Après le monde caduc, le monde vieilli ; après le monde civilisé, le monde barbare ; après le monde barbare, le monde inconnu ! Regarde, voici toute une terre que l’on ignore ; il est vrai qu’elle n’a guère que trois mille lieues de long sur quinze cents de large ; il est vrai qu’elle est sortie la dernière du sein des eaux, de sorte qu’elle a des lacs grands comme la Méditerranée, des fleuves qui ont quinze cents lieues de cours, des montagnes qui ont dix-huit mille pieds de haut, des déserts sans bornes, des forêts sans fin ; il est vrai que l’or et l’argent y germent comme ailleurs le cuivre et le plomb ; il est vrai que, soudée au pôle arctique ainsi que le fer à l’aimant, elle coupe le monde en deux, sauf l’espace nécessaire pour le passage d’un vaisseau. Regarde ! c’est la terre rêvée par un fou ou par un sage de la Grèce, comme tu voudras : il s’appelait Platon, et il la nomma l’Atlantide.

Et l’Amérique passait avec ses forêts vierges, sa cataracte du Niagara, qui s’entend à la distance de dix lieues, son fleuve des Amazones, son Mississipi, ses Cordillères et ses Andes, son Chimboraço et son pic de Misté.

L’Océan reparut de nouveau.

— Regarde ! dit Satan.

Jésus fit signe qu’il regardait.

— Vois-tu, reprit l’archange, cette incommensurable étendue qui semble un miroir d’acier bruni, moucheté çà et là de points sombres ?… Ce miroir, c’est l’océan Pacifique ; ces points sombres, ce sont des îles. À mesure que la vague profonde passe sous nos pieds, les taches deviennent plus fréquentes : c’est que nous approchons de l’Océanie, où les îles paissent à la surface de la mer comme un troupeau de moutons gigantesques ! Tiens, les voilà si pressées maintenant, qu’à peine si entre elles tu distingues la mer comme un réseau mouvant. Rien de tout cela n’a de nom encore, mais qu’importe ? tout cela a des hommes, des animaux, des lacs, des forêts ; c’est une cinquième partie du monde, une seconde Atlantide émiettée dans l’Océan. Par ces îles, on va des Cordillères au fleuve Bleu, dont l’embouchure est à quinze cents lieues de nous, et dont la source est sous nos pieds.

Et la grande mer océane passait avec ses groupes d’îles, sa Nouvelle-Guinée, sa Nouvelle-Hollande, Borneo, Sumatra, les Philippines et Formose.

Et, de loin, on voyait venir la cime neigeuse du Djavahir : la terre avait tourné sur son axe ; le monde, avec tous ses royaumes, avait passé sous les yeux de Jésus.

Et Satan lui dit :

— Je te donnerai toute cette puissance et la gloire de tous ces royaumes, si tu veux m’adorer ; car cette gloire et cette puissance m’ont été données, et, à mon tour, je les donne à qui me plaît.

Mais Jésus lui répondit :

— Il est écrit : « Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que lui seul ! »

Alors, un cri terrible, cri de haine, de malédiction et de désespoir, retentit dans l’espace. C’était l’adieu de Satan à Jésus, qu’il était forcé de reconnaître pour le fils de Dieu.

Et quand ce cri formidable, après avoir roulé comme un tonnerre, se fut éteint, on entendit une voix douce et triste qui murmurait :

— Ô bel archange, lumineuse étoile du matin, comment es-tu tombé du ciel, toi qui paraissais si brillant au lever du jour !…

C’était la voix de Jésus qui pleurait sur la chute de Satan.


CHAPITRE IV.

la pécheresse.


Quelques jours après, dans une ville située à l’extrémité septentrionale du lac de Genesareth, et nommée Capharnaüm, ce qui veut dire village de consolation, Jésus entrait, suivi de ses quatre premiers disciples. Ces quatre disciples étaient André, Pierre, Philippe et Nathaniel.

André avait été disciple de Jean, et le Baptiseur lui avait dit, en voyant passer Jésus à son retour du désert de la tentation :

— Regardez celui-là qui passe : c’est l’agneau de Dieu venu sur la terre pour effacer les péchés du monde !

— Et comment le savez-vous ? avait demandé André.

— Celui qui m’a envoyé pour donner le baptême d’eau m’a dit : « Lorsque tu verras l’Esprit saint descendre sur une tête, et s’y arrêter, c’est le fils de Dieu que tu baptiseras ! » J’ai vu l’Esprit saint descendre et j’atteste que celui-là est le fils de Dieu !

Alors, André avait suivi Jésus.

Sur le chemin, il avait rencontré son frère Simon, et lui avait dit :

— Viens, frère, car nous avons trouvé le Messie.

Et il l’avait mené à Jésus.

Puis, comme Simon regardait Jésus avec un étonnement qui n’était pas exempt de doute :

— Tu ne me reconnais pas ? dit Jésus.

— Non, maître, répondit Simon.

— Eh bien, c’est moi qui, étant enfant, te sauvai la vie, un jour que tu avais été mordu par une vipère. Je te dis alors : « Tu es fils de Jonas ; tu t’appelles Simon, tu t’appelleras Pierre : tu seras mon disciple, et tu me renieras. »

À ces paroles, Simon se jeta aux pieds de Jésus, et baisant sa robe :

— Je te dois la vie, maître, dit-il, par conséquent, ma vie t’appartient. Je ne m’appelle plus Simon, je m’appelle Pierre, et je suis ton disciple ; seulement, j’espère que le Seigneur Dieu m’accordera la grâce de ne jamais te renier ?

Jésus sourit et lui dit :

— Viens !

Et Pierre avait suivi Jésus.

Le lendemain, Jésus avait rencontré sur sa route Philippe, qui, comme André et Pierre, était de la ville de Bethsaïde, et il lui avait dit :

— Suivez-moi, Philippe.

Philippe l’avait suivi, et s’étant informé près d’André et de Pierre, il avait, à son tour, rencontré Nathaniel et lui avait dit :

— Suis-nous, Nathaniel, car nous avons trouvé celui dont parlent Moïse et les prophètes.

Alors, Nathaniel, étonné, avait demandé quel était celui-là. Et Philippe avait répondu :

— C’est Jésus de Nazareth.

Mais Nathaniel, haussant les épaules :

— De Nazareth ! avait-il répété ; quelque chose de bon peut-il sortir de Nazareth ?…

Alors, Jésus, intervenant :

— Voici un véritable Israélite, dit-il, en qui n’existe aucun artifice.

— D’où donc me connaissez-vous ? demanda Nathaniel tout surpris.

Jésus sourit.

— Je vous ai vu sous le figuier, dit-il, avant que Philippe vous appelât.

Et Nathaniel, qui avait, en effet, déjeuné sous un figuier, s’inclina, disant :

— Maître, vous êtes véritablement le roi d’Israël !

— Vous croyez, parce que je vous ai vu sous le figuier, lui dit alors Jésus ; mais, vous, Nathaniel, vous verrez bien autre chose : vous verrez au-dessus de ma tête le ciel s’ouvrir, et les anges monter et descendre !

Puis, accompagné de ses quatre disciples, il s’était rendu à Cana, où était la vierge Marie : là, invité à une noce, il avait fait, à la sollicitation de sa mère et au grand étonnement des convives, son miracle de l’eau changée en vin ; après quoi, il s’était remis en route, et était venu à Capharnaüm.

C’était la première fois que le jeune maître visitait la ville, et, cependant, son entrée y fit une grande sensation. La beauté de l’enfant avait persévéré en lui ; seulement, il y avait dans les traits de l’homme quelque chose de grave, de mélancolique, d’éprouvé, surtout depuis sa lutte avec l’ennemi du genre humain.

Capharnaüm était bien la ville qui convenait au Christ pour y faire les premiers essais de sa divinité : son éloignement de la Judée proprement dite, dont elle est séparée par la Samarie tout entière, la faisait regarder comme un centre de ténèbres, et Jésus pensait qu’au milieu de ces ténèbres, la lumière divine qu’il allait répandre éclaterait plus vive que partout ailleurs.

Du reste, la vie de Jésus est l’accomplissement de la parole des prophètes, et Isaïe a dit :

« La terre de Zabulon et la terre de Nephtali, proches de la mer, au delà du Jourdain, — la Galilée des gentils, — ce peuple qui demeurait dans les ténèbres a vu une grande lumière, et cette lumière a paru à ceux qui demeuraient dans la région à l’ombre de la mort. »

Aussi est-ce Capharnaüm et ses environs que Jésus choisit comme le théâtre de ses premières prédications et de ses premiers miracles. C’est à Capharnaüm qu’il dit : « Le temps est accompli, le royaume des cieux approche ; faites pénitence, et croyez à l’Évangile. »

De Capharnaüm au lac de Genesareth, il n’y avait qu’un pas ; de sorte que parfois ses disciples, qui étaient des pêcheurs, le quittaient et allaient jeter leurs filets dans le lac. Il va les y chercher, et c’est là qu’il leur dit, n’hésitant plus à les entraîner à sa suite : « Venez avec moi, et, de pêcheurs de poissons que vous êtes, je vous ferai pêcheurs d’hommes ! »

Et, voyant un peu plus loin Jacques, fils de Zébédée, et Jean, son frère, qui étaient dans une barque, occupés à raccommoder leurs filets, il les appela à leur tour ; et, comme avaient fait Pierre et André, ils quittèrent leur barque, leurs filets et leur vieux père Zébédée pour suivre Jésus, tant il était difficile de lui résister, quand, avec sa voix douce et entraînante, qui faisait d’un ordre une prière, il disait : « Venez ! »

C’est qu’un grand projet préoccupait dès ce moment Jésus : il voulait faire la pâque à Jérusalem, et y essayer sa puissance naissante, qui était déjà réelle, quoiqu’elle n’eût encore pour base que les paroles d’abnégation de Jean Baptiste, qui confessait tout haut la mission du Sauveur, disant à qui voulait l’entendre : « Je ne suis que le Précurseur, Jésus est le Messie. »

Jésus, accompagné de ses six premiers disciples, partit donc pour Jérusalem.

Nous avons déjà dit ce qu’était Jérusalem dans ces jours de fête solennelle ; nous avons montré ses auberges regorgeant de voyageurs, ses places publiques envahies par les tentes, ses hôtes encombrant les vestibules des théâtres, et jusqu’aux portiques du temple.

Dans le parvis de ce temple, et dans le temple même, se tenait une espèce de foire ; des marchands y vendaient, à grand bruit, s’arrachant les acheteurs, — des pigeons, des moutons et jusqu’à des bœufs pour les sacrifices. C’était un commerce que toléraient les prêtres, parce qu’ils y trouvaient un profit ; et, comme ce commerce était grand en tout temps, et immense pendant les trois jours de la Pâque, des changeurs se tenaient là avec leurs tables chargées de sacs d’argent et de piles d’or.

Au milieu de ces cris d’acheteurs, de vendeurs, de changeurs, de ce froissement d’or et d’argent, de ce bêlement des moutons, de ces mugissements des bœufs, un homme, un fouet à la main, gravit les degrés du temple, et, arrivé dans le parvis :

— Ôtez-moi tout cela d’ici, s’écria cet homme, et ne faites pas de la maison de mon père un lieu de trafic !

Et, comme ceux à qui il s’adressait hésitaient à obéir, il leva son fouet ; et, quoique ce fouet ne fût composé que de petites cordes, il y avait une telle majesté sur le front de cet homme qui appelait le temple du Seigneur la maison de son père, un tel commandement dans sa voix, que marchands, acheteurs, changeurs, trafiquants, se renversèrent les uns sur les autres, et descendirent, éperdus et les bras au ciel, les degrés de ce temple où Jésus leur apparaissait semblable à l’ange qui avait battu de verges Héliodore : car, cet homme, c’était Jésus, Jésus disant de sa voix si puissante, lorsqu’il en voulait changer la douceur en commandement :

— Il est écrit : « Ma maison sera appelée une maison de prières, et vous en avez fait une caverne de voleurs ! »

La terrible apparition resta vivante aux yeux des habitants de Jérusalem, et, quoique Jésus, en accomplissant cet acte de vigueur, eût transgressé les droits d’un citoyen, nul n’osa lui en demander compte. Cependant, ayant appris qu’Hérode Antipas venait de faire arrêter Jean Baptiste, qui avait reproché au tétrarque d’avoir épousé la sœur de son frère, Jésus reprit la route de Capharnaüm.

Il lui fallait traverser la Samarie. — La Samarie, conquise par Salmanasar, qui en avait transporté les habitants au delà de l’Euphrate, repeuplée par Assar Haddon, reprise par Antiochus le Grand, puis par Jean Hyrcan ; la Samarie était, depuis l’invasion des Assyriens, un mélange d’étrangers et d’idolâtres toujours en guerre avec le royaume de Juda, qu’ils détestaient et dont ils étaient détestés. Il en résultait que, pour ne point venir à Jérusalem, les Samaritains s’étaient construit un sanctuaire sur le mont Garizim.

Jésus traversait cette province à pied, lorsque, vers midi, se trouvant fatigué, et par la course qu’il avait faite et par la chaleur du jour, il s’assit sous un sycomore près de la fontaine de Jacob, pendant que ses disciples étaient allés à la ville pour acheter de la nourriture. Il était là depuis quelques instants, lorsqu’une femme vint puiser de l’eau à la fontaine.

Jésus lui demanda à boire.

La Samaritaine le regarda d’un air étonné.

— Comment, lui dit-elle, vous êtes Juif, et vous me demandez à boire, à moi qui suis Samaritaine ?

— Si vous connaissiez celui qui vous dit : « Donnez-moi à boire, » reprit Jésus, peut-être que c’est vous qui lui en demanderiez ; et il vous donnerait une eau vive.

La Samaritaine regarda Jésus avec attention, ce qu’elle n’avait point encore fait auparavant ; et, voyant cette douce majesté empreinte sur son visage :

— Seigneur, lui dit-elle, vous n’avez aucun vase pour puiser, et le puits est profond ; où prendriez-vous donc cette eau vive dont vous me parlez ?… Est-ce que vous êtes plus grand que notre père Jacob, qui nous a légué ce puits, dont il a bu, lui, ses enfants et ses troupeaux ?

— Quiconque boit de cette eau, répondit Jésus, aura encore soif : tandis que l’eau que je verse, moi, désaltère l’âme et le corps à la fois, puisée qu’elle est à la source éternelle.

La Samaritaine regarda le Christ avec une surprise croissante.

— Seigneur, dit-elle, s’il en est ainsi, donnez-moi de cette eau, je vous prie, afin que je sois désaltérée à tout jamais, et n’aie plus la peine d’en venir puiser ici.

— Soit, dit Jésus, allez quérir votre mari, et revenez avec lui.

Mais, elle, secouant la tête :

— Je n’ai point de mari, Seigneur, dit-elle.

Jésus sourit.

— Femme, reprit-il, vous avez fort bien répondu en disant : « Je n’ai point de mari, » car vous en avez eu cinq, et celui avec qui vous vivez n’est pas le vôtre.

Alors, avec un respect mêlé de honte :

— Seigneur, Seigneur, dit cette femme, je vois bien que vous êtes un prophète : éclairez-moi !… Nos pères ont sacrifié sur cette montagne, qui est celle de Garizim, et vous dites, vous autres prophètes, que le seul lieu où il soit permis de sacrifier est Jérusalem.

— Femme, répondit Jésus, croyez-moi, le jour vient, et il est déjà venu, où les hommes n’adoreront plus Dieu à Jérusalem ni sur cette montagne, mais où ils adoreront mon père en esprit et en vérité !

— Oui, répondit la Samaritaine, je sais que le Messie vient : lors donc qu’il sera venu, il nous instruira de toute chose.

Alors, Jésus, souriant de son ineffable sourire :

— Ce Messie que vous attendez, femme, dit-il, c’est moi.

Et, comme, stupéfaite de cette réponse, la Samaritaine ne savait encore si celui qui l’avait faite raillait ou disait la vérité, les disciples revinrent de la ville, et, parlant à Jésus ainsi que les serviteurs parlent au maître, ne laissèrent aucun doute dans l’esprit de cette femme, qui, abandonnant sa cruche, courut vers la ville, criant :

— Venez tous ! venez ! car voici, à quelques pas d’ici, près du puits de Jacob, un homme qui m’a dit tout ce que j’avais fait, et qui ne peut être que le Messie !

Et, à la voix de cette femme, tous les habitants sortirent de la ville, et vinrent au-devant de Jésus.

Mais les disciples, qui savaient le besoin que Jésus devait avoir de nourriture, lui disaient, malgré l’affluence de peuple qui l’entourait :

— Maître, mangez.

Jésus secoua la tête.

J’ai, dit-il, à manger une viande que vous ne connaissez pas.

Les disciples se regardèrent entre eux, se demandant tout bas :

Qui donc, en notre absence, a apporté de la nourriture au maître ?

Mais, lui :

— Ma nourriture, dit-il, apprenez cela, est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé, et de consommer son ouvrage.

Puis, continuant de parler dans son langage figuré :

— Ne prétendez-vous pas, vous autres, dit-il, qu’il y a encore quatre mois d’ici à la moisson ? Eh bien, je vous dis, continua le Christ, montrant cette foule qui l’entourait, je vous dis : « Levez les yeux, regardez autour de vous, et vous verrez que le fruit est mûr, et la campagne prête à être moissonnée. »

Dès lors, la pensée de Jésus devint intelligible, même pour les Samaritains, et, comprenant que lui était le moissonneur, et qu’eux étaient la moisson, ils l’emmenèrent dans leur ville, c’est-à-dire à Sichem, et le Christ y resta deux jours ; et, lorsqu’il en sortit, la plupart des habitants croyaient en lui.

Alors, Jésus reprit le chemin de sa fidèle Galilée. Le souvenir de son séjour à Capharnaüm était resté dans tous les esprits ; aussi, dès Cana, rencontra-t-il un officier qui venait au-devant de lui.

— Ô Seigneur Jésus ! lui dit cet homme aussitôt qu’il l’aperçut, hâtez-vous, je vous en supplie, car mon fils se meurt, et il n’y a que vous qui puissiez le guérir !

Mais Jésus se contenta de tendre la main vers Capharnaüm, et, avec cet accent de voix qui ne permet pas que l’on doute :

— Allez, dit-il, votre fils est guéri !

Et l’homme avait une telle foi, que, sans qu’il lui restât une crainte dans le cœur, il remercia Jésus, et reprit la route de la ville ; et, comme il était encore en chemin, il vit venir à lui ses serviteurs qui lui dirent :

— Oh ! Seigneur, réjouissez-vous ; votre fils est non-seulement hors de danger, mais encore tout à fait guéri.

— Et depuis quand ? demanda le pauvre père tout joyeux.

— Depuis hier.

— Depuis hier !… Et à quelle heure, hier, la fièvre l’a-t-elle quitté ?

— Vers une heure après midi.

Et c’était justement l’heure où Jésus avait dit : « Allez, votre fils est guéri ! »

Précédée par ce miracle, la rentrée du Messie à Capharnaüm fut une joie pour tout le monde. Aussi est-ce à Capharnaüm qu’il va établir sa résidence de prédilection ; aussi est-ce dans les environs de Capharnaüm qu’il se plaira à répandre la parole du Seigneur ; le lac de Genesareth, surtout, sera le lieu où il fera plus particulièrement éclater sa divinité : c’est à la surface de ce lac qu’il glisse sans que ses pieds touchent à l’eau ; c’est au bord de ce lac qu’il nourrit plusieurs milliers d’hommes avec quelques pains et quelques poissons ; c’est au milieu d’une tempête qui soulève les flots de ce lac, qu’aux cris de ses disciples, il s’éveille, et que, se levant du fond de la barque près d’être engloutie, il dit au vent qui mugit : « Tais-toi ! » à la mer qui gronde : « Sois calme ! » et le vent et la mer lui obéissent.

Puis, chacun de ses retours à Capharnaüm est marqué par un nouveau miracle : c’est un possédé qu’il exorcise, c’est la belle-mère de Pierre qu’il guérit, c’est la fille de Jaïre qu’il ressuscite. La grande page de la divinité se déroule, marquée à chaque ligne d’un bienfait rendu à l’humanité.

« Et Jésus se mit à parcourir toute la Galilée, enseignant dans les synagogues, prêchant l’évangile du royaume de Dieu, guérissant tout ce qu’il y avait de malades et de lunatiques parmi le peuple ; alors, sa réputation se répandit par toute la Syrie, et on lui présenta tous les gens atteints de diverses sortes de maux et de douleurs, des possédés, des paralytiques, et il les guérit, et beaucoup de peuple le suivit de la Galilée, de la Décapole, de Jérusalem, de Judée et d’au delà du Jourdain. »

Aussi, lorsque, du fond de sa prison, Jean, qui s’inquiète, non pas de lui-même, mais du Sauveur, lui fait demander des nouvelles de la mission sainte, Jésus répond-il à ses envoyés :

— Allez, et reportez à Jean ce que vous avez vu et ce que vous avez ouï, c’est-à-dire que les aveugles voient, que les boiteux marchent, que les lépreux deviennent nets, que les sourds entendent, que les morts ressuscitent, et que l’Évangile est prêché aux pauvres.

La nouvelle Pâque arrivait ; Jésus reprit le chemin de Jérusalem, et, partout sur sa trace, le bienfait semé faisait lever la reconnaissance ; mais, en même temps que Jésus devenait grand, il devenait dangereux. Jésus n’était pas le premier qui se fût présenté comme le Messie ; seulement, les autres avaient été des messies politiques, de nouveaux Judas Macchabée, essayant de soulever le peuple juif ; et le peuple juif, las de la domination romaine, contre laquelle il lutta près de deux cents ans, était toujours disposé à se soulever. Aussi, dès que le bruit des miracles du Christ se répandit, des bandes d’hommes armés s’apprêtèrent-elles à l’enlever et à le prendre pour roi ; mais Jésus lui-même répudiait ces hommes, disant d’eux : « Tous ceux qui sont venus avant moi étaient des brigands et des voleurs ; c’est pourquoi les brebis se sont refusées à les entendre. »

Comme il approchait de Jérusalem, une nouvelle crainte, plus réelle et plus sérieuse que les autres, se dressa sur sa route : Jean Baptiste venait d’être décapité !

Le Précurseur avait été arrêté, ainsi qu’on l’a vu, d’abord, à cause de ses prédications annonçant un nouveau roi du monde ; or, le monde était au soupçonneux Tibère, alors réfugié sur son rocher de Caprée, et dont les agents ne savaient ou ne voulaient point faire de différence entre la royauté spirituelle qu’était en train de conquérir Jésus, et l’empire matériel que tenait leur maître. Ensuite, nous l’avons dit, Jean Baptiste n’avait pas crainte de réprimander le tétrarque de Galilée sur son mariage avec sa belle-sœur Hérodiade, et le tétrarque, cachant sous un prétexte de salut public sa vengeance particulière, avait fait arrêter Jean le Baptiseur, et l’avait fait conduire en prison.

C’était peut-être assez pour Hérode ; ce ne fut point assez pour Hérodiade.

Elle avait une fille jeune, belle, adorée du tétrarque, qui ne savait rien lui refuser ; cette fille avait naturellement pris parti pour sa mère. Au milieu d’une fête, Hérode la pria de danser ; mais elle ne consentit qu’à la condition que le tétrarque lui jurerait d’accomplir son premier vœu. — Hérode jura, s’engageant à faire ce qui lui serait demandé, pourvu que ce qui lui serait demandé fût dans la mesure de sa puissance. — La fille d’Hérodiade dansa, et, après avoir dansé, elle demanda la tête de Jean le Baptiseur.

Hérode était esclave de sa parole ; la tête de Jean Baptiste fut apportée sur un plat d’or, et, en fille soumise, la belle homicide déposa le plat aux pieds de sa mère.

C’était un exemple du sort qui était réservé à Jésus.

Jésus résolut donc de s’arrêter à quelque distance de la ville. Béthanie, située seulement à quinze stades de Jérusalem, était invisible à celle-ci, se trouvant bâtie sur le versant oriental de la montagne des Oliviers. Elle convenait bien à Jésus pour cette halte, et ce fut là qu’il s’arrêta.

Au reste, à peine le bruit de son arrivée s’était-il répandu, qu’un pharisien, nommé Simon le Lépreux, invita Jésus à dîner.

Jésus accepta, pour prouver que, s’il prêchait contre la secte des pharisiens, c’était à cause de son orgueil et de ses principes absolus, mais qu’il n’avait aucune haine contre les individus.

Le repas fut splendide : tout le luxe de Simon avait été déployé pour recevoir celui qui s’annonçait comme le fils de Dieu ; mais un épisode sur lequel le maître de la maison lui-même n’avait point compté vint donner à ce repas un nouveau caractère de grandeur.

Vers le dessert, une jeune fille de Béthanie dont le frère et la sœur, nommés Lazare et Marthe, habitaient une maison voisine, entra dans la salle du festin, magnifiquement vêtue, et portant un vase d’albâtre tout rempli de parfums.

Chacun la reconnut et s’étonna de sa venue. C’était la plus vantée et la plus riche des courtisanes de Jérusalem, cette ville des courtisanes : on appelait cette belle pécheresse Marie Madeleine.

Alors, sans paraître remarquer la surprise des convives, humble et les yeux baissés, elle s’approcha de Jésus, qu’elle n’avait jamais vu, mais qu’elle reconnut sans doute à son sourire.

Et, comme Jésus était sur cette espèce de lit où se couchaient les convives ; comme sa tête était placée du côté de la table, et ses pieds du côté de la porte, Madeleine se mit à genoux, et commença de pleurer si abondamment, qu’elle lava de ses larmes les pieds du Christ, et, les ayant frottés du nard précieux renfermé dans l’urne, elle les essuya avec ses cheveux.

Le Christ la laissa faire, jetant un regard d’une suprême douceur sur cette pauvre fille, qui s’humiliait ainsi à ses pieds. Tous, jusque-là, étaient accourus lui demander la guérison des infirmités du corps ; nul, ni homme ni femme, n’était venu chercher près de lui la guérison des impuretés de l’âme.

Et les convives regardaient avec étonnement cette belle créature vêtue d’habits de brocart, avec son cou étincelant de chaînes d’or, ses mains couvertes de bagues et d’anneaux, qui, de ses magnifiques cheveux blonds, essuyait les pieds de Jésus.

Et le maître de la maison, ce riche lépreux, se disait en lui-même : « J’ai eu tort de recevoir chez moi cet homme qui n’est point prophète ; car, s’il était prophète, il saurait quelle est la femme qui le touche, et il s’écarterait d’une si grande pécheresse. »

Mais, alors, Jésus, qui lisait dans le cœur du pharisien :

— Simon, dit-il avec sa douce voix et son doux sourire, j’ai une question à vous soumettre.

— Laquelle ? demanda le pharisien. Je vous écoute ; parlez.

— Un certain créancier avait deux débiteurs : l’un lui devait cinq cents deniers, l’autre cinquante. Comme ni l’un ni l’autre n’avaient de quoi le payer, il leur remit la dette à tous deux. Dites-moi, Simon, à votre avis, lequel lui en sera le plus reconnaissant ?

— Maître, répondit Simon, il n’y a aucun doute à faire là-dessus : ce sera celui à qui la plus grosse somme a été remise.

— Vous avez bien jugé, dit Jésus.

Et, se tournant vers Madeleine :

— Voyez-vous cette femme ? dit-il. Elle vient de faire pour moi ce que vous n’avez pas fait, vous. Je suis entré dans votre maison, vous ne m’avez pas donné d’eau pour me laver les pieds, et elle, au contraire, les a arrosés de ses larmes, et les a essuyés avec ses cheveux ; vous ne m’avez point embrassé, tandis qu’elle, au contraire, depuis qu’elle est là, n’a cessé de me baiser les pieds ; vous n’avez répandu ni huile, ni baume, ni nard sur ma tête, et, elle, elle a répandu tout ce qu’elle avait de parfums sur mes pieds. C’est pourquoi, je vous le dis, beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu’elle a beaucoup aimé ! Mais celui à qui l’on remet moins aime moins.

Puis, posant la main sur la tête de la pécheresse :

— Va, pauvre fille d’Ève, lui dit-il, tes fautes ne sont plus, et je te fais pure devant Dieu comme le jour où tu sortis du sein de ta mère !

Et Madeleine se releva joyeuse et consolée, vouant désormais à Jésus le seul amour de son âme et de son cœur.


CHAPITRE V.

la résurrection de lazare.


Cette fois, Jésus fit la pâque, non pas à Jérusalem, mais à Béthanie, et ce fut, comme il avait dit à Jean et à Pierre, Heli, beau-frère de Zacharie d’Hebron, qui la lui prépara ; puis, la pâque faite, le Messie partit de nouveau pour la Galilée, au milieu des bénédictions du peuple, et particulièrement de Madeleine, et de Marthe et de Lazare, son frère et sa sœur.

Là, Jésus continue d’accomplir la grande œuvre de soulagement qu’il a entreprise ; il guérit sans cesse, il guérit tous ceux qu’on lui amène, sans s’inquiéter de quelle secte ils font partie, et si le jour où ils lui sont amenés est le jour du sabbat, s’inquiétant seulement de la douleur des malades et des angoisses de leurs parents.

Et chacun se disait :

— Voyez donc cet homme ! Quand les savants, les médecins et les docteurs nous prennent bien cher, et nous laissent mourir, lui nous guérit pour rien, et nous donne encore, outre la guérison, des conseils et des avis qui nous ouvrent le chemin du ciel !

C’est pendant cette dernière année qu’il guérit le lépreux, le serviteur du centenier, le possédé aveugle et muet, la fille de la Chananée, et l’aveugle de Bethsaïde. C’est pendant cette dernière année qu’il laisse tomber de sa bouche la magnifique parabole du bon grain et de l’ivraie, celle du bon pasteur, celle du bon Samaritain, celle du bon et du mauvais serviteur, celle des hommes qui refusent de se rendre au festin, celle de la brebis égarée, celle de l’enfant prodigue ; paraboles qui sont toutes dans notre mémoire, et, plus encore, dans notre cœur. C’est pendant cette dernière année, enfin, qu’il attache à lui Thomas, Mathieu le Péager, Jacques fils d’Alphée, Taddée, Simon le Chananéen et Judas, lesquels, joints à Pierre, à André, à Jacques le Majeur, à Jean, à Philippe et à Barthélemy, portent le nombre de ses apôtres à douze ; et, cela, sans compter les soixante et dix disciples qui figurent les soixante et dix anciens d’Israël.

C’est alors que, ayant derrière lui ce cortége de miracles qui le glorifie, autour de lui cet immense concours de peuple qui l’adore, Jésus pense qu’il est temps de résumer toute sa doctrine dans un seul discours ; nous dirions aujourd’hui dans une seule profession de foi.

— Venez avec moi sur la montagne, dit-il ; venez tous, car j’ai à vous parler à tous !

Et plus de dix mille personnes le suivirent.

Et, arrivé sur la montagne, jetant les yeux autour de lui, et voyant que tous ceux qui l’avaient suivi étaient surtout les déshérités de ce monde, des pauvres, des opprimés, des malheureux, des esprits simples, des cœurs noyés de larmes, des femmes pareilles à la Samaritaine, des filles semblables à la sœur de Marthe et de Lazare, enfin, cette population infortunée des grandes cités, laquelle espère sans cesse que tout changement qui se fait lui apportera un meilleur avenir, que tout jour qui s’apprête à luire éclairera sa misère au regard de Dieu, Jésus prit en grande pitié cette multitude, et, s’étant assis au milieu d’elle, ses disciples autour de lui, il dit de sa voix douce et miséricordieuse :

— Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux sera leur royaume ! Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre ! Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés ! Bienheureux ceux qui sont affamés et altérés de la justice, parce qu’ils seront rassasiés ! Bienheureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu’ils obtiendront eux-mêmes miséricorde ! Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu ! Bienheureux ceux qui sont pacifiques, parce qu’ils seront appelés les enfants du Seigneur ! Bienheureux ceux qui souffrent pour la justice, parce que le royaume des cieux sera leur royaume !

Puis, s’adressant à ses apôtres et à ses disciples, mais à voix assez haute pour que tous entendissent la recommandation sainte :

— Et vous, dit-il, écoutez bien ceci : — Le jour où les hommes vous chargeront de malédictions, vous persécuteront et diront faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi, ce jour sera pour vous un jour de bonheur ! Réjouissez-vous alors, et tressaillez de joie, parce qu’une grande récompense vous est réservée dans les cieux, et que, de même qu’ont été persécutés les prophètes avant vous, vous serez persécutés à votre tour. Vous êtes le sel de la terre : si le sel perd de sa force, s’il ne sale plus, il n’est bon qu’à être jeté au vent et foulé aux pieds des hommes ! Vous êtes la lumière du monde, et l’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau : on allume une lampe pour la mettre sur un chandelier, afin qu’elle éclaire ceux qui sont dans la maison ; que votre lumière luise donc devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre père qui est dans les cieux ! Mais, je vous le dis, si votre justice n’est pas plus large que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. — Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : « Vous ne tuerez point, et quiconque aura tué méritera d’être condamné par jugement. » Et, moi, je vous dis qu’il ne s’agit point d’aller jusqu’à l’homicide, mais que quiconque se mettra en colère contre son frère méritera d’être condamné par le jugement ; que celui qui dira à son frère : « Raca ! » méritera d’être condamné par le conseil ; que celui qui lui dira : « Vous êtes un fou ! » méritera d’être condamné au feu de l’enfer ! Si donc, présentant votre offrande à l’autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre don devant l’autel ; allez d’abord vous réconcilier avec votre frère ; vous reviendrez ensuite offrir votre don, et ce don sera deux fois agréable au Seigneur ! — Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : « Vous ne commettrez point d’adultère. » Et, moi, je vous dis que quiconque a regardé une femme avec un mauvais désir pour elle a déjà commis l’adultère dans son cœur. — Il a été dit : « Que quiconque veut quitter sa femme lui donne un écrit par lequel il la répudie. » Et, moi, je vous dis que quiconque aura quitté sa femme, si ce n’est en cas d’adultère, la fait devenir adultère, et que quiconque épouse celle que son mari aura quittée sans la répudier commet un adultère. — Vous avez appris encore qu’il a été dit aux anciens : « Vous ne vous parjurerez point, mais vous vous acquitterez envers le Seigneur des serments que vous aurez faits. » Et moi, je vous dis de ne point jurer du tout, ni par le ciel, parce que c’est le trône de Dieu, ni par la terre, parce que c’est le marchepied de Dieu, ni par Jérusalem, parce que c’est la ville du grand roi ; vous ne jurerez pas non plus par votre tête, parce que vous n’en pouvez rendre un seul cheveu blanc ni noir ; mais contentez-vous de dire : « Cela est, » ou : « Cela n’est pas ; » ce qui viendra de plus après ces simples paroles sera mal dit. — Vous avez appris qu’il a été dit : « Œil pour œil ! dent pour dent ! » Et, moi, je vous dis de ne point résister au mal que l’on veut vous faire ; mais, si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre joue ; si quelqu’un veut plaider contre vous pour vous prendre votre robe, quittez votre robe, et donnez-lui de plus votre manteau ; si quelqu’un veut vous contraindre de faire mille pas avec lui, faites ces mille pas et deux mille autres encore. Donnez à celui qui demande, et ne rejetez pas celui qui veut emprunter de vous. — Vous avez appris qu’il a été dit : « Vous aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi. » Et, moi, je vous dis : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et qui vous calomnient, afin que vous soyez les enfants de votre père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, qui fait pleuvoir sur le champ des justes et sur celui des injustes ; car, si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quel mérite en aurez-vous ? Les publicains ne font-ils pas ainsi ? Et, si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous en cela de plus que les autres ? Les païens ne font-ils pas ainsi ? Tâchez donc d’être aussi parfaits que votre père céleste est parfait. Prenez garde d’accomplir vos bonnes œuvres devant les hommes pour en être regardés ; mais, lorsque vous ferez l’aumône, que votre main gauche ne sache point ce que fait votre main droite. De même, lorsque vous priez, ne ressemblez point aux hypocrites, qui affectent de se tenir debout dans les synagogues ou aux coins des rues, pour être vus des autres hommes ; mais entrez dans votre chambre, et, la porte en étant fermée, priez votre père dans le secret, et votre père, qui voit ce qui se passe dans le secret, vous en rendra la récompense. Et priez-le ainsi :

« Notre père qui êtes dans les cieux, que votre nom soit sanctifié !

» Que votre règne arrive ; que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

» Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour ;

» Et remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui nous doivent.

» Et ne nous abandonnez point à la tentation, mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il. »

Jésus dit encore beaucoup d’autres choses qui entrèrent profondément dans la mémoire de ses auditeurs ; de sorte que, lorsqu’il eut fini, chacun continuait à écouter, et personne ne se levait.

Lui se leva, et toute cette multitude, comprenant que l’enseignement était terminé, dit d’une seule voix :

— Merci, maître ! car nous avons entendu aujourd’hui, de ta bouche, des choses que nous n’avions jamais entendues, et qu’aucune bouche n’avait jamais prononcées ! Merci, maître ! car tu nous as instruits comme doit le faire un Dieu, et non pas comme font les scribes et les pharisiens.

Et nul ne se doutait, parmi cette foule, qu’en prêchant l’amour, le dévouement et la foi, c’était son propre arrêt que venait de prononcer Jésus.

Mais lui le savait, lui savait que son jour était proche ; aussi, un mois s’étant à peine écoulé depuis l’émission de cette doctrine, il résolut de ne laisser aucun doute à ses disciples sur sa divinité.

Et, prenant avec lui ses trois apôtres les plus aimés, Pierre, Jacques et Jean, il les conduisit sur cette même montagne où il avait fait pleuvoir sur la foule la manne de sa parole, et que l’on croit être le Thabor.

Là, Jésus se mit en prière, et, à mesure qu’il priait, son visage s’entourait de rayons et finit par devenir brillant comme le soleil ; sa robe rouge et son manteau bleu se changèrent en vêtements blancs comme la neige, et ses pieds quittant la terre, il demeura suspendu au-dessus du sol.

Les trois disciples regardaient en silence, les mains jointes et l’effroi dans le cœur, lorsqu’ils virent tout à coup que Jésus n’était plus seul, et qu’ils reconnurent à l’un de ses côtés Moïse, et à l’autre Élie.

Tous deux étaient pleins de majesté et de gloire, et tous deux lui parlaient de sa sortie de ce monde qui devait bientôt avoir lieu à Jérusalem.

Mais, alors, une nuée parut, et la terreur des apôtres redoubla en voyant Jésus, Moïse et Élie entrer dans cette nuée.

En un instant, elle devint resplendissante, et il en sortit une voix qui disait :

« Celui-ci est mon fils bien-aimé ; écoutez donc, et croyez tout ce qu’il vous dira. »

Et, lorsque cette voix se fut éteinte, la nuée disparut, et Jésus se retrouva seul avec les trois apôtres.

Ceux-ci lui demandèrent, alors, ce qu’avaient voulu dire Moïse et Élie, quand ils avaient parlé de sa sortie du monde à Jérusalem.

Et, dès lors, Jésus commença de leur dire ce qu’il ne leur avait point dit encore, à savoir, qu’il devait aller à Jérusalem, qu’il y souffrirait beaucoup de la part des sénateurs, des scribes et des princes des prêtres ; enfin, qu’il y serait mis à mort.

Et, comme les trois apôtres pâlissaient à cette nouvelle :

— Mais il est écrit, dit Jésus, que je combattrai et vaincrai la mort : n’ayez donc point souci de cette mort, car je ressusciterai le troisième jour !

Peut-être, la veille, eussent-ils douté ; mais, après ce qu’ils venaient de voir, ils crurent du fond de leur cœur.

Jésus partit secrètement pour Jérusalem : décidé à mourir, il voulait au moins choisir l’heure de sa mort.

Il arriva dans la ville sainte pour la fête des Tabernacles.

Mais, partout où passait le Christ, c’était le sillon de lumière éclairant le ciel. — Comme il traversait un village de la Galilée, dix lépreux qu’on avait jetés hors des villes, isolés de toute communication, si hideux à voir, qu’ils n’osaient se regarder entre eux, et que, même parmi leurs pareils, ils étaient exilés, ayant appris son arrivée, se traînèrent sur son chemin, et de loin lui crièrent humblement et d’un cœur plein de foi :

— Jésus, notre maître ! Jésus, notre Seigneur ! Jésus, notre espoir ! ayez pitié de nous !

Jésus les entendit, et, de la place où il était lui-même :

— Allez, dit-il, et montrez-vous aux prêtres !

Et, lorsqu’ils furent arrivés devant les prêtres, qui connaissaient de cette maladie, et qui prononçaient l’anathème contre les malades, il se trouva qu’ils étaient parfaitement guéris.

À peine Jésus était-il arrivé à Jérusalem, qu’il prêchait dans le temple, et, se tenant debout au milieu de ce parvis d’où il avait chassé les vendeurs, il s’écriait :

« Si quelqu’un a soif qu’il vienne à moi, et qu’il boive ; du sein de celui qui croit en moi couleront des sources d’eau vive ! »

Enfin, comme des scribes et des pharisiens venaient de surprendre une malheureuse femme en adultère, et l’emmenaient pour la lapider, selon la loi de Moïse, ils conduisirent cette femme à Jésus, qui était dans le vestibule extérieur du temple, et, captieusement, pour l’entraîner soit à une condamnation qui le ferait accuser de cruauté, soit à un acquittement qui le ferait accuser de sacrilége :

— Maître, lui dirent-ils, on vient de surprendre cette femme en adultère ; or, tu le sais, la loi de Moïse ordonne de la lapider.

La femme était jeune ; elle était belle ; en face d’une mort cruelle, elle pleurait.

Jésus vit ses larmes et répondit :

— Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre !

Alors, comme si scribes et pharisiens, interrogeant leur conscience, eussent compris que celui qui avait fait une pareille réponse voyait jusqu’au fond des cœurs, ils s’en allèrent les uns après les autres ; si bien que Jésus et la femme adultère restèrent seuls.

Jésus regarda autour de lui, et, voyant que l’accusée avait été absoute par la seule force de sa parole :

— Femme, où sont les gens qui voulaient vous faire mourir ? lui demanda-t-il.

— Je ne les vois plus, dit-elle, encore toute tremblante.

— Aucun tribunal ne vous a condamnée ? demanda le Christ.

— Aucun, répondit-elle.

— Alors, ce n’est pas moi qui vous condamnerai, ô pauvre créature !… Mon père m’a fait rédempteur, et non pas juge ! Allez donc, et ne péchez plus !

Après de pareils actes et de telles paroles, il était impossible que le Christ demeurât inconnu à Jérusalem. Sa présence y fut révélée par le cri unanime de ses ennemis, et surtout par les rumeurs du peuple, qui le suivait en tout lieu, disant :

— Cet homme est assurément un prophète !

D’autres disaient :

— C’est mieux qu’un prophète, c’est le Messie. Rappelez-vous les paroles de Jean le Baptiseur, avouant que lui, Jean, n’était que l’apôtre, et que Jésus était le fils de Dieu.

Il est vrai que d’autres disaient, au contraire :

— Cet homme vient de la Galilée, et le Christ doit venir, non pas de la Galilée, mais de Bethléem, puisqu’il doit être de la race et de la ville de David.

Mais tous ne l’écoutaient pas moins avec avidité, tant chacune de ses paroles répondait au besoin de ces âmes malades de servitude, de ces corps souffrants de misère.

De sorte que, des archers ayant reçu l’ordre d’arrêter le Christ, et l’ayant trouvé au milieu d’une foule ravie, soit qu’ils fussent eux-mêmes séduits par ses paroles, soit qu’ils craignissent quelque sédition populaire, ils n’osèrent l’arrêter.

Ils revinrent donc vers les princes des prêtres et vers les pharisiens, qui leur dirent :

— Pourquoi n’avez-vous point arrêté cet homme, et ne nous l’avez-vous pas amené ?

Les archers secouèrent la tête.

— Jamais homme n’a parlé comme cet homme ! répondirent-ils.

À cette réponse les pharisiens s’effrayèrent.

— Mais, dirent-ils aux archers, vous aussi, êtes-vous donc séduits comme les autres ?… Avez-vous donc vu autour de lui des sénateurs ou des gens du grand conseil ?

— Non, répondirent les archers ; mais nous y avons vu un grand nombre de gens du peuple, une multitude d’hommes de la nouvelle ville et des faubourgs.

— Alors, dirent les pharisiens, tout ce qui l’entoure n’est que populaire, gens sans asile, vagabonds, maudits de Dieu… Retournez donc, et arrêtez cet homme.

Mais un des sénateurs se leva.

— Notre loi, dit-il, ne permet pas d’arrêter un homme sans un jugement du grand conseil, et nous n’avons le droit de condamner aucun accusé sans que cet accusé ait été entendu.

— Êtes-vous aussi Galiléen, Nicodème ? s’écrièrent alors plusieurs voix. Lisez les Écritures, et vous verrez qu’il ne vient point de prophète de Galilée.

Nicodème ne répondit rien ; cependant, comme sa voix avait la puissance qu’a toujours la voix d’un homme juste et estimé, chacun se retira chez soi sans qu’il y eût de décision prise contre Jésus.

Néanmoins, celui-ci, qui avait vu les archers, et qui avait d’avance choisi la Pâque prochaine pour l’époque de sa mort, se retira de Jérusalem, prenant au hasard le premier chemin venu.

Mais, suivi du peuple, il allait toujours, rendant la vue à un aveugle-né, disant la parabole du bon pasteur, annonçant aux pharisiens qu’ils mourraient dans leur péché.

Au milieu de ses courses et de ses prédications, un messager tout poudreux lui arriva.

— Je viens de Béthanie, dit-il ; je vous suis envoyé par Madeleine et par Marthe, sa sœur : toutes deux m’ont chargé de vous dire que leur frère Lazare est bien malade.

— Bon, répondit Jésus, rien ne presse : cette maladie est pour le plus grand honneur de Dieu, et afin que le Messie soit glorifié.

Et le messager s’en retourna.

Et Jésus demeura encore plusieurs jours dans le lieu où il était ; puis il dit à ses disciples :

— Maintenant, allons voir Lazare !

Cela n’étonna personne, car on savait que Jésus affectionnait particulièrement cette famille.

Et il ajouta :

— Venez ! notre ami Lazare dort, je vais l’éveiller !

Les disciples le suivirent sans comprendre ; mais rarement, excepté Pierre, l’interrogeaient-ils sur le sens de son langage figuré ; ils savaient que ce langage s’expliquait toujours de lui-même.

Aussi, répondirent-ils, croyant que le maître parlait d’un sommeil ordinaire :

— Seigneur, s’il dort, il sera guéri.

Mais Jésus reprit :

— Lazare est mort !

Et, comme les disciples s’étonnaient qu’il eût laissé mourir un homme qu’il appelait son ami :

— Venez, venez, dit le Christ, car tout est accompli par la volonté de Dieu, et afin que ceux qui douteraient encore ne doutent plus.

Et, comme quelques-uns hésitaient, disant :

— Mais nous sommes proscrits, mais le maître est proscrit, mais il ne peut manquer de nous arriver malheur, si nous rentrons dans Jérusalem !

Thomas dit aux disciples :

— Allons avec le maître, afin de partager son sort, et, s’il meurt, de mourir avec lui !

Jésus le regarda tendrement, et lui dit :

— Après une telle parole, Thomas, si tu doutes jamais, tu as d’avance ton pardon.

Et l’on se mit en route pour Béthanie.

Sur le chemin, Jésus rencontra Marthe ; pauvre sœur désolée, elle était venue au-devant du grand consolateur.

— Oh ! s’écria-t-elle dès qu’elle l’aperçut, si vous eussiez été ici, Seigneur, mon malheureux frère ne serait pas mort ! Pourquoi donc n’étiez-vous pas ici, ou pourquoi n’êtes-vous pas venu lorsque je vous ai fait demander ?

Et elle fondait en larmes, et tordait ses bras de douleur en disant ces paroles.

Jésus lui répondit :

— Ne pleurez plus, Marthe, votre frère ressuscitera !

— Oui, dit Marthe, au jour de la résurrection, avec les autres hommes.

Mais Jésus, l’interrompant du geste :

— Je suis, dit-il, la résurrection et la vie, et celui qui croit en moi vivra, même quand il serait mort ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra point pour toujours… Répondez-moi du fond du cœur, croyez-vous cela, Marthe ?

Et Marthe s’écria :

— Oh ! oui, je vous crois !… oui, je crois que vous êtes le Christ ! je crois que vous êtes le fils du Dieu vivant ! je crois que vous êtes venu dans ce monde pour nous racheter tous !

Et elle courut vers la maison, et, trouvant Madeleine assise, et pleurant au milieu d’un grand cercle d’amis qui étaient venus de Jérusalem pour essayer de consoler les deux sœurs, elle lui dit tout bas :

— Le Seigneur vient et n’est plus qu’à quelques pas d’ici.

Aussitôt le visage de Madeleine s’illumina, ses larmes tarirent ; elle se leva, et, sans prononcer une parole, s’élança vers la porte, et courut au-devant de Jésus.

Car, si Marthe croyait, elle, pauvre pécheresse, croyait bien plus profondément encore !

Puis, à tous ses amours profanes, avait succédé un seul amour : l’amour divin.

Voilà pourquoi elle se précipitait au-devant du Seigneur ; et son cœur purifié volait devant elle avec des ailes aussi blanches que celles d’une colombe.

Les Juifs qui l’entouraient, et qui la virent sortir ainsi, se disaient les uns aux autres :

— Pauvre femme ! elle va, dans sa douleur, pleurer au tombeau de Lazare ; suivons-la, et pleurons avec elle.

Mais Madeleine ne s’arrêta point devant le tombeau ; elle passa outre, se contentant d’envoyer au mort bien-aimé un geste de douleur mêlé d’espérance.

Les Juifs continuèrent de la suivre.

Alors, ils virent au loin un groupe considérable, et en tête de ce groupe marchait un homme au visage calme et à la démarche assurée.

Madeleine reconnut Jésus, et, avant de l’avoir joint, — n’osant sans doute, par humilité, aller jusqu’à lui, — elle tomba à genoux, les bras étendus, et criant avec cette ardeur passionnée qui avait brûlé son cœur de tant de feux terrestres :

— Ô Seigneur ! Seigneur ! si vous eussiez été ici, mon frère ne serait pas mort !

Alors, voyant qu’elle pleurait ; voyant que ceux qui étaient venus avec elle pleuraient, Jésus frissonna jusque dans son esprit, et, se troublant lui-même :

— Où avez-vous mis ce mort bien-aimé ? demanda-t-il d’une voix altérée.

— Oh ! venez, venez, Seigneur ! s’écria Madeleine, je vais vous conduire à sa tombe.

Alors, Jésus la suivit, et, tout en la suivant, il pleurait.

Et les Juifs disaient, se le montrant entre eux :

— Voyez donc comme il l’aimait ! voyez donc comme il pleure !

Et d’autres répondaient :

— Pourquoi n’est-il pas venu alors, quand on l’a demandé ? Lui, qui guérit les aveugles et les paralytiques, eût certes bien pu le guérir.

L’on arriva ainsi au sépulcre. — Marthe attendait à genoux.

Et Jésus demanda :

— Est-ce donc là qu’est enterré mon ami Lazare ?

— C’est sous cette pierre, répondit Marthe.

Quant à Madeleine, elle avait le cœur si oppressé de douleur, si frissonnant d’espoir, qu’elle essayait vainement de parler : des lambeaux de phrases sortaient de sa bouche, des lambeaux de soupirs sortaient de sa poitrine.

Jésus regarda les deux femmes avec une tendresse extrême, et dit aux assistants :

— Levez cette pierre !

— Mais, répondit Marthe, considérez, Seigneur, qu’il y a quatre jours que notre frère Lazare est couché dans le sépulcre, et que la corruption doit déjà être en lui.

Alors, Jésus étendit la main, disant :

— Soulève-toi de toi-même, pierre de la tombe !… Lazare, sors de ton sépulcre !

Et la pierre se souleva comme si la main du mort l’eût poussée, et l’on vit le trépassé dans son tombeau, enveloppé de son suaire, lié autour de lui par des bandelettes qui lui couvraient jusqu’au visage.

Et le trépassé se leva à son tour, au milieu d’une épouvante qui n’avait pas encore eu le temps de tourner en joie.

Alors Jésus dit :

— Déliez-le, et laissez-le aller !

Et Marthe et Madeleine se précipitèrent sur Lazare, déchirant suaire et bandelettes, et criant :

— Gloire à Dieu !… gloire au Seigneur Jésus !… miracle !

Et Lazare répéta après elles, d’une voix mal vivante encore :

— Gloire à Dieu !… gloire au Seigneur Jésus !… miracle !

Selon la promesse du Messie, Lazare était ressuscité.

Jamais le Christ n’avait fait miracle plus patent, plus public, plus extraordinaire.

Aussi les assistants coururent-ils, presque insensés, jusqu’à Jérusalem, racontant ce qu’ils avaient vu, et criant :

— Oh ! pour cette fois, le Messie est bien parmi nous !

Jésus, de son côté, se retira sur la limite du désert, dans la ville d’Ephrem ; et, comme Marthe et Madeleine, comme le nouveau ressuscité surtout essayaient de le retenir parmi eux :

— Mon heure n’est pas encore arrivée, dit Jésus : je reviendrai prendre un dernier repas avec vous à la Pâque prochaine.

Et il s’enfonça du côté du désert et disparut.


CHAPITRE VI.

malheur à jérusalem !


Le bruit du miracle s’était répandu non-seulement à Jérusalem, mais encore dans les environs, et l’on accourait de tous côtés, — de Gethsemani, d’Anathot, de Béthel, de Silo, de Gabaon, d’Emmaüs, de Bethléem, d’Hebron et même de la Samarie, — pour voir, pour toucher Lazare ; et, quand ils l’avaient vu et touché, beaucoup doutaient encore de leurs yeux et de leurs mains, surtout ceux qui lui avaient rendu les derniers devoirs, et qui ne cessaient de répéter :

— Nous l’avons vu mourir ! nous l’avons vu ensevelir ! nous l’avons vu enterrer !

Mais, autant la joie de ce miracle était grande parmi le pauvre peuple, autant la consternation était suprême parmi les pharisiens, qui étaient particulièrement ceux contre lesquels Jésus prêchait, et parmi les hérodiens, qui, devant tout au tétrarque Hérode, lequel devait tout aux Romains, craignaient sans cesse qu’un nouveau Judas Macchabée n’affranchît les Juifs du joug des étrangers.

C’est que le joug était honteux, mais doré !

Les pharisiens disaient :

— Défions-nous de cet homme, qui fait des miracles que nul de nous ne peut faire !

Les hérodiens disaient :

— Si l’on n’arrête pas cet homme, il se fera quelque nouvelle révolte en Judée, et les Romains viendront et ruineront la ville !

Mais les riches seulement craignaient ; — ainsi que l’avait dit Jésus : ils n’avaient pas la richesse, la richesse les avait.

À partir de ce moment, pharisiens et hérodiens ne songèrent plus qu’à une chose : faire mourir celui qu’ils appelaient, les pharisiens, un blasphémateur ; les hérodiens, un rebelle.

Ils avaient pour eux le grand prêtre Caïphe, qui leur promettait la mort du coupable.

Mais en vain cherchaient-ils Jésus dans Jérusalem et dans les environs. Jésus, comme nous l’avons dit, était à Ephrem, sur la limite du désert, où il attendait l’heure de sa mort.

L’heure sonna ; la Pâque était proche, Jésus dit :

— Allons à Jérusalem !

Il lui fallait repasser par la Samarie.

Or, aller à Jérusalem pour y faire la pâque, c’était plus que jamais se déclarer Juif et anti-Samaritain.

Aussi, la première ville où Jésus et ses disciples se présentèrent leur refusa l’hospitalité.

Ce que voyant deux des apôtres :

— Seigneur, dirent-ils, ne pouvant souffrir l’affront qui était fait au maître, voulez-vous que nous disions au feu du ciel de descendre et de consumer cette ville ?

Jésus sourit, car il vit que les apôtres commençaient à connaître sa puissance, et à mesurer la leur ; mais les réprimandant presque aussitôt de s’être laissé aller à la colère :

— Ce n’est point mon esprit qui vous anime, leur dit-il : le fils de l’homme n’est pas venu pour perdre les hommes, il est venu pour les sauver !

Ils continuèrent leur chemin vers Jérusalem.

À une lieue de la ville, Jésus s’arrêta.

— Cette fois, dit-il, toutes les choses prédites par les prophètes vont s’accomplir. Écoutez ceci, afin que chacun de vous sache bien où il va. Le fils de l’homme sera livré aux princes des prêtres, aux scribes, aux anciens ; ils le condamneront à la mort, et le livreront aux gentils ; ils le railleront, ils lui cracheront au visage, ils le flagelleront ; mais, le troisième jour, il ressuscitera !

Et la foi dans cette résurrection était si grande parmi certains apôtres, que deux des douze s’approchèrent de Jésus, et lui dirent :

— Maître, nous souhaitons que vous nous accordiez ce que nous avons à vous demander.

C’étaient Jacques et Jean.

— Que souhaitez-vous que vous accorde celui qui va mourir ? demanda Jésus.

— Accordez-nous, lui répondirent-ils, que, dans notre gloire, nous soyons assis, l’un à votre droite et l’autre à votre gauche.

— Votre demande vous est accordée, parce que vous avez la foi, dit Jésus.

Le vendredi, — huit jours avant celui dont la mort du Christ devait faire le vendredi saint, — on arriva à Béthanie.

Les disciples avaient précédé Jésus, et le souper l’attendait chez ce même Simon où déjà une fois il avait soupé.

Chacun se mit à table en arrivant ; mais, comme les femmes ne pouvaient manger avec les hommes, tandis que Marthe vaquait aux soins du service, Madeleine alla s’asseoir à terre sur le plancher, aux pieds du Seigneur, dévorant chaque parole qui sortait de sa bouche.

Si bien que Marthe lui demanda :

— Que fais-tu là, à perdre ton temps, Madeleine, au lieu de venir m’aider ?

— J’écoute, dit Madeleine.

Et, comme elle consultait des yeux Jésus pour savoir si elle devait se lever et aller aider sa sœur, ou rester près de Jésus, assise et écoutant :

— Reste, mon enfant, dit Jésus, tu as pris, toi, la meilleure part.

Madeleine continua donc d’écouter.

Puis, à la fin du repas, elle se leva, sortit, mais rentra presque aussitôt, portant dans un vase d’albâtre une livre de nard dont elle arrosa les pieds de Jésus, qu’elle essuya, comme la première fois, avec ses cheveux.

Après quoi, elle cassa le vase, qui valait le double de ce que valait le parfum, et elle répandit le reste de la liqueur sur la tête du Christ.

Alors, Judas, l’un des apôtres, ne pouvant retenir un mouvement d’envie, s’écria :

— C’est un péché que de perdre ainsi une pareille liqueur et de briser un pareil vase ; on eût pu vendre cela trois cents deniers, et donner ces trois cents deniers aux pauvres !

Jésus regarda tristement Judas, car il voyait ce qui se passait dans son cœur, et que c’était, non point en faveur des pauvres qu’il plaidait, mais en faveur de son orgueil.

Alors, d’une voix dont l’accent était si mélancolique, que les larmes en vinrent aux yeux de quelques-uns :

— Judas, dit-il, pourquoi faites-vous de la peine à cette femme ? C’est une bonne pensée qui la guide. Vous aurez toujours des pauvres parmi vous, et vous pourrez toujours les soulager ; mais, moi, vous ne m’aurez pas toujours… Elle avait gardé ce parfum pour ma sépulture, et elle a embaumé mon corps par avance. — Merci Madeleine !

Ceux auxquels Jésus avait prédit sa mort comprirent seuls ; mais Madeleine ne comprit pas, et, regardant Jésus avec crainte :

— Que dites-vous, Seigneur Jésus ? demanda-t-elle.

— Attends, tu verras, dit tristement Jésus ; et c’est à toi, je te le promets, pauvre pécheresse, que j’apparaîtrai d’abord, en compensation de la grande douleur que je vais te faire souffrir.

— Je ne comprends pas, dit Madeleine ; mais je n’ai pas besoin de comprendre, puisque j’ai foi en vous, Seigneur.

Jésus passa la journée du sabbat avec Marthe, Madeleine et Lazare ; mais, le dimanche matin, il se mit en marche. Le grand nombre d’étrangers qui venaient incessamment à Béthanie avaient répandu le bruit de son entrée dans Jérusalem, et avaient poussé hors des portes toute la foule populaire.

Lazare avait offert un cheval à Jésus ; mais Jésus avait répondu :

— Le cheval est le symbole de la guerre, et je viens apporter, non pas la guerre, mais la paix ; d’ailleurs, ma monture m’attend au village de Bethphagé.

Et il s’était mis en chemin.

Lorsque l’on fut en vue de Bethphagé, il appela deux de ses disciples, et leur dit :

— Allez à ce village qui est devant vous ; vous y trouverez une ânesse et un ânon : vous me les amènerez.

— Mais, si le propriétaire s’oppose à ce que nous les emmenions ? demanda l’un de ceux que Jésus envoyait.

— Vous répondrez que le Seigneur en a besoin, dit Jésus, et on les laissera venir.

Les deux disciples prirent les devants, et, un instant après, amenèrent l’ânesse et l’ânon.

Les apôtres couvrirent l’ânon de leurs vêtements, et Jésus monta dessus, tandis que le reste du peuple glorifiait le Messie, chacun à sa façon, les uns étendant leurs manteaux sous ses pieds, les autres arrachant des palmes, les autres cueillant des fleurs et les jetant par jonchées sur son passage, tous criant : « Hosannah ! »

Arrivé près d’un rocher qui dominait la ville, il s’arrêta, et, regardant Jérusalem :

— Ô Jérusalem ! dit-il en versant des larmes, si tu reconnaissais au moins, en ce jour de grâce qui t’est donné, celui qui t’apporte la paix ! Mais non, tu as un voile sur les yeux, ô Jérusalem ! aveugle cité à laquelle je ne saurais rendre la lumière ! Aussi, verras-tu ces jours malheureux où les ennemis t’environneront de tranchées, t’enfermeront de toutes parts, te prendront, et, après t’avoir prise, te raseront et te détruiront, toi et tes enfants. Et, ces jours venus, il ne restera pas de toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas connu, ô Jérusalem, le temps où Dieu t’a visitée !

Et, depuis ce jour, on appela rocher de la Prédiction, le rocher où Jésus avait prononcé ces paroles.

Jésus continua son chemin, traversa le pont de Cedron ; mais, alors, quelques-uns de ceux qui l’attendaient vinrent au-devant de lui, disant :

— Comment ferez-vous pour entrer, Seigneur ? Voilà qu’on a fermé les portes derrière nous.

Et Jésus dit :

— Marchons toujours ! L’homme peut m’ignorer, mais le bois, le feu me connaissent : la porte où je me présenterai s’ouvrira devant moi.

Alors, il s’avança droit vers la porte Dorée, au milieu de plus de dix mille personnes qui lui faisaient cortége.

Et à peine en fut-il à vingt pas, que les quatre battants s’ouvrirent d’eux-mêmes, car la porte était double, et, de ce côté, on entrait dans la ville en passant sous deux voûtes séparées par un seul pilier.

Lorsque le peuple vit les portes s’ouvrir d’elles-mêmes, il jeta de grands cris de joie et de victoire, — car le peuple triomphait dans la personne de ce vainqueur qui avait pris pour monture le symbole de la sobriété et de la patience populaire.

Alors, plus que jamais les palmes s’agitèrent, les fleurs jonchèrent la route, les manteaux couvrirent le chemin ; alors, plus que jamais les cris retentirent :

— Gloire au plus haut des cieux ! béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !

Et, par la double ouverture, Jésus marchant en tête, la foule se répandit dans la ville. Le Christ fit le tour du temple, sortit par la porte occidentale, passa entre le théâtre et le palais des Macchabées, longea le mont Acra, évita Sion, où étaient les palais d’Anne et de Caïphe, et où sa présence eût pu exciter des troubles, passa de la ville inférieure dans la seconde ville, de la seconde ville dans Bezetha, et revint au temple par le palais de Pilate et la piscine Probatique.

Ceux qui ignoraient encore ce qu’était Jésus, — et c’étaient, pour la plupart, des gens étrangers à Jérusalem, — demandaient avec étonnement :

— Quel est donc cet homme que tout le peuple suit et acclame ?

Et ceux qui accompagnaient Jésus répondaient :

— C’est Jésus, c’est le prophète de Nazareth en Galilée.

Alors redoublaient les cris et les acclamations : les jeunes gens couraient, les vieillards se traînaient, et les enfants, même les plus petits, — ces enfants que Jésus avait toujours laissés venir jusqu’à lui, — se joignant aux hommes, aux femmes, aux vieillards, criaient :

— Gloire au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! béni soit le roi d’Israël !

Et si, dans la foule qui accourait sur les pas de Jésus, se trouvait un aveugle, l’aveugle voyait ; si un boiteux avait peine à le suivre, le boiteux était guéri ; si un paralytique était apporté devant sa porte, le paralytique se levait ; si un muet se rencontrait sur le chemin du Christ et l’acclamait d’intention, sa langue se déliait, et, à l’étonnement de ceux qui ne lui avaient jamais entendu prononcer une seule parole, il criait aussi haut que les autres :

— Gloire au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! béni soit le roi d’Israël !

Et l’on voyait se tirer avec peine de la foule les princes des prêtres, les scribes et les pharisiens qui s’éloignaient consternés, se voilant le visage de leurs manteaux, et disant :

— Oh ! nous ne gagnerons rien contre cet homme, car le voilà qui fait tant de miracles, que tout le monde court après lui.

Et quelques-uns eurent l’audace de s’avancer jusqu’à Jésus, et de lui dire :

— Faites donc taire ces enfants qui vous louent comme si vous étiez un Dieu.

Mais Jésus leur répondit :

— N’avez-vous pas lu dans le roi-prophète : « Il tirera la louange de la bouche des petits enfants et des nourrices ; et, si les enfants se taisent, les pierres mêmes trouveront une voix, et se feront entendre à leur place ! »

On reconduisit Jésus au temple, et lorsqu’il fut entré dans le second parvis, chacun se groupa autour de lui, en criant :

— Parlez, parlez, maître ! enseignez-nous ; dites-nous ce qu’il faut penser des scribes et des pharisiens.

Et Jésus, qui avait hésité jusqu’alors à attaquer ses ennemis, et même à se défendre lorsqu’ils l’attaquaient, répondit :

— En effet, le temps est venu : écoutez donc, puisque vous voulez entendre ! voyez donc, puisque vous voulez voir !

Alors, donnant à sa voix cette puissante intonation qu’il savait lui faire prendre lorsqu’il passait de la caresse à la menace, et de la menace au maudissement :

— Vous voulez savoir ce que je pense des scribes et des pharisiens ? continua-t-il, eh bien ! je vais vous le dire.

Il se fit un grand silence dans le peuple ; on allait lui parler de ses ennemis.

— Les scribes et les pharisiens, reprit Jésus, ils sont assis dans la chaire de Moïse : observez donc leurs préceptes, suivez donc leurs enseignements ; mais faites ce qu’ils vous disent de faire, et non pas ce qu’ils font ; car eux disent et ne font pas, ou, s’ils font, font le contraire de ce qu’ils disent… Ils lient de lourds fardeaux, des fardeaux qui ne peuvent se soulever, et, au lieu d’en porter leur part, ils les chargent sur les épaules de leurs frères, et, une fois qu’ils sont chargés, ne les touchent plus, même du bout du doigt ; ils font chaque chose pour être regardés des hommes, et non pas pour être regardés de Dieu ; ils prennent la première place dans les repas ; ils s’assoient au premier rang dans les synagogues, et n’attendent pas qu’on leur dise : « Placez-vous ou asseyez-vous là ; » ils aiment à être salués dans les rues, et à se faire appeler maîtres par des gens qui ne sont pas leurs serviteurs. — Ô mes frères ! continua Jésus en s’adressant à ses disciples, fuyez cet exemple ! ne prenez pas le nom de maîtres ! car vous n’avez qu’un maître, et vous êtes tous frères ; n’appelez pas non plus votre père qui que ce soit ici-bas, car vous n’avez qu’un père qui est au ciel ! Que celui, au contraire, qui se croira le plus grand parmi vous, se fasse le serviteur des autres : quiconque s’élèvera sera humilié, et quiconque s’abaissera sera élevé !

Puis, revenant à ceux qu’il avait attaqués d’abord :

— Mais malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui n’entrez pas dans le royaume des cieux, et qui en fermez la porte à ceux qui veulent y entrer ! Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui dévorez jusqu’aux maisons des veuves, sous le prétexte de faire de longues prières, et qui, pour le prétexte que vous prenez, serez punis plus rigoureusement ! Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui courez la terre et la mer pour vous faire un prosélyte, et qui, une fois que vous avez ce prosélyte, le rendez digne de l’enfer deux fois plus que vous ! Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, conducteurs aveugles qui dites : « Si un homme jure par le temple, cela n’est rien ; mais s’il jure par l’or du temple, il est obligé à son serment ! » comme si l’on devait plus estimer l’or que le temple qui sanctifie l’or. Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui dites : « Si un homme jure par l’autel, cela n’est rien ; mais, s’il jure par le don qui est sur l’autel, il est obligé à son serment ! » comme si l’on devait plus estimer le don que l’autel sur lequel il est déposé ! Non ! celui qui jure par le temple, jure par le temple et par celui qui l’habite ; celui qui jure par l’autel, jure par l’autel et par ce qui est dessus ; et celui qui jure par le ciel, jure par le ciel et par celui qui y est assis !

Et, comme Jésus s’arrêtait un instant :

— Continuez, maître ! continuez ! crièrent toutes les voix.

Et Jésus reprit :

— Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui payez la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, et qui avez abandonné ce qu’il y a de plus important dans la loi c’est-à-dire la justice, la miséricorde et la foi ! Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui nettoyez le dehors de la coupe et du plat, et qui laissez le dedans plein de méchancetés et d’intempérances, tandis que vous devriez nettoyer, au contraire, le dedans du plat et de la coupe, et laisser le dehors se nettoyer de lui-même ! Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui êtes semblables à des sépulcres blanchis, lesquels, vus au dehors, paraissent beaux aux yeux des hommes, mais, vus au dedans, sont remplis d’ossements et de pourriture ! Oh ! malheur à vous ! malheur à vous, qui bâtissez des tombeaux pour tous les prophètes, et qui faites des monuments à tous les justes ; à vous qui dites : « Si nous eussions vécu du temps de nos pères, nous n’eussions pas mis à mort les justes, nous n’eussions pas tué les prophètes, » et qui avouez par là que vous êtes les fils des meurtriers des prophètes, les descendants des assassins des justes ! Malheur à vous, race de vipères, famille de serpents ! achevez, achevez de combler la mesure de vos pères ! Et, moi, je vous le dis, je vous amène un prophète, et vais vous envoyer des sages, et vous crucifierez l’un, et vous fouetterez, persécuterez, martyriserez les autres, ceux-ci dans vos synagogues, ceux-là dans vos villes ; aussi tout le sang versé retombera sur vous, depuis le sang d’Abel le juste, jusqu’à celui de Zacharie, que vous avez tué entre le temple et l’autel !

Puis, s’avançant vers la porte occidentale du temple, et étendant ses deux mains sur la ville :

— Jérusalem ! Jérusalem ! dit Jésus d’une voix profondément triste, Jérusalem, qui tues les prophètes et lapides ceux qui sont envoyés vers toi, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants sous mon manteau comme un oiseau rassemble ses petits sous ses ailes ! et c’est toi, ô Jérusalem ! qui ne l’as pas voulu ! Aussi, tes enfants seront dispersés sur la surface du monde, et, de tous ces bâtiments, de tous ces édifices, de tous ces palais que j’ai sous mes pieds et que j’embrasse de mon regard, je te le dis, ô Jérusalem ! il ne restera pas pierre sur pierre !…

Alors, comme s’il eût éprouvé une trop grande fatigue à maudire si longtemps, Jésus s’arrêta et se laissa tomber sur un banc.

Et, comme il était placé devant le tronc du temple où chacun venait déposer son aumône, après des gens riches qui y avaient fastueusement jeté de l’argent et de l’or, une pauvre femme s’avança pour y glisser humblement deux petites pièces de cuivre.

Jésus, qui faisait de toutes choses un enseignement, appela les disciples :

— Venez ici, leur dit-il, et voyez cette pauvre veuve ; elle a plus donné que tous ceux qui, jusqu’à présent, ont mis dans ce tronc, car tous ceux qui ont donné, ont, pour donner, pris sur leur superflu, tandis qu’elle a pris sur son indigence.

Alors, un homme s’approcha de Jésus, et lui dit :

— Maître, vous qui nous avez appris tant de choses, apprenez-nous encore celle-ci : Faut-il payer ou ne pas payer le tribut à César ?

Jésus comprit à l’instant que cet homme ne lui faisait pas la question de lui-même, mais lui était envoyé par ses adversaires et ses persécuteurs.

Car, si, en effet, Jésus disait : « Payez le tribut, » il était l’ennemi du peuple, que ce tribut ruinait ; si, au contraire, il conseillait de ne pas payer le tribut, Jésus se déclarait l’ennemi de César, contre lequel il entrait en rébellion.

Mais Jésus répondit :

— Mon ami, montrez-moi une pièce de monnaie.

Et l’homme tira de sa bourse une pièce de monnaie, et la montra à Jésus.

Alors, Jésus lui demanda :

Quelle est l’effigie empreinte sur cette pièce de monnaie ?

— C’est celle de César.

— Eh bien, dit le Christ, rendez à César ce qui appartient à César, et donnez à Dieu ce qui est dû à Dieu.

Et, se levant, il s’en retourna vers Béthanie.

Et il en descendait ainsi tous les matins, après avoir passé la nuit sur la montagne des Oliviers, au milieu des tombeaux du peuple, où, disait-on, les anges du Seigneur venaient lui apporter les paroles de son père.

Et, chaque matin, tout ce qu’il y avait de pauvres gens à Jérusalem, s’augmentant du peuple des environs et des étrangers qui affluaient dans la ville, venait le visiter.

Il descendit ainsi de Béthanie le lundi, le mardi et le mercredi.

Ce dernier jour, l’affluence fut si grande, les cris de « Vive Jésus, roi des Juifs ! » furent poussés si haut, que les pharisiens, épouvantés, coururent chez Caïphe, et que Caïphe convoqua chez lui les princes des prêtres et les anciens du peuple, afin de tenir conseil.

Le conseil finit à onze heures du soir.

Le lendemain jeudi, Jésus ne descendit point à Jérusalem, mais dit seulement à ses deux disciples Pierre et Jean :

— Entrez ce soir dans la ville par la porte des Eaux, prenez la montée de Sion, marchez tout droit devant vous jusqu’à ce que vous ayez rencontré un homme portant une cruche remplie d’eau sur son épaule ; alors, suivez cet homme, entrez avec lui où il entrera, et dites au maître de cette maison que Jésus de Nazareth lui adresse ces paroles : « Mon temps est proche ; en quel endroit mangerai-je la pâque, cette année, avec mes disciples ? »

Comme nous l’avons vu, les instructions de Jésus avaient été ponctuellement suivies : Pierre et Jean étaient entrés à Jérusalem ; ils avaient trouvé près de la piscine de Sion l’homme à la cruche d’eau ; ils l’avaient suivi jusque chez son maître Heli ; Heli avait montré aux disciples la chambre préparée pour la cène, et, afin d’avertir Jésus que ses commandements étaient remplis, il était monté sur la terrasse de sa maison, avait élevé dans l’air la flamme d’une torche, et Jésus, qui était assis sous les palmiers de Bethphagé, ayant vu cette flamme, avait dit : « L’heure est venue… Allons ! » Et, s’étant levé, il avait, avec ceux qui l’entouraient, pris le chemin de la ville.


fin du deuxième volume.

ISAAC


LAQUEDEM


PAR


ALEXANDRE DUMAS



III



PARIS
À LA LIBRAIRIE THÉÂTRALE,
BOULEVARD SAINT-MARTIN, 12.

1853


Volume III


Pages.
Chap. IX. 
 66
Chap. X. 
 129
Chap. XI. 
 165
Chap. XII. 
 205
Chap. XIII. 
 241
Chap. XIV. 
 279


CHAPITRE VII.

mater amaritudinis plena.


Le cortége de Jésus se composait de ses disciples, dont nous avons déjà parlé, et des femmes que l’Écriture appelle les saintes femmes, et dont nous allons dire quelques mots.

Les saintes femmes, c’était d’abord la vierge Marie, laquelle, depuis les noces de Cana, n’avait plus quitté son fils, qui l’avait retenue près de lui, — comme si, sachant le peu de temps qu’il avait encore à rester dans ce monde, Jésus n’eût pas voulu laisser perdre pour l’amour filial une parcelle de ce temps ; — c’était Marie Madeleine, la belle courtisane que le Christ, dans sa tendre miséricorde, avait rapprochée de sa mère, afin d’épurer la pécheresse au contact de celle qui n’avait jamais failli ; c’était Jeanne, femme de Chusa, intendant de la maison d’Hérode ; c’était Marie, nièce de la Vierge et fille de Cléophas ; c’était Marthe, sœur de Madeleine et de Lazare ; c’était Marie, mère de Marc, et quelques autres encore dont les noms ne sont point venus jusqu’à nous.

Peut-être ce groupe de femmes, semble-t-il étrange, apparaissant à la suite de Jésus ; mais, outre que c’était, chez les Juifs, une habitude que les femmes, et surtout les veuves, suivissent leurs docteurs, la parole du Christ avait un accent si doux, si persuasif, si tendre ; sa morale, toute de piété, d’amour et de miséricorde, allait si bien au cœur des femmes, qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce que les femmes suivissent celui qui avait ressuscité la fille de Jaïre, pardonné à Madeleine, et sauvé la vie à la femme adultère. D’un autre côté, il y avait dans Jésus quelque chose de mélancolique, de suave, presque de féminin, qui donnait à sa vue et à sa parole un charme irrésistible ; — charme qui, nous l’avons déjà dit, s’exerçait particulièrement sur les femmes, mais en imposant au sentiment qu’il éveillait une expression de chasteté toute divine.

Seule, l’adoration de Madeleine pour le Christ avait conservé une teinte de l’amour terrestre. Madeleine, en effet, aimait son divin rédempteur avec l’emportement de sa nature ; tous ses amours s’étaient concentrés en un seul, et cet amour était immense, incommensurable, infini.

Souvent Jésus l’en reprenait d’un sourire, d’un mot, d’un regard, et, alors, la pauvre pécheresse se précipitait aux pieds du Christ, et, le front dans la poussière, versait des larmes qu’elle croyait des larmes de repentir, et qui n’étaient encore que des larmes d’amour.

Et, après sa douce mère, c’était Madeleine que Jésus aimait le mieux parmi les saintes femmes, comme c’était Jean qu’il aimait le mieux parmi ses disciples.

Ce fut ainsi entouré qu’il rentra dans Jérusalem, et, grâce au tumulte de ce grand jour, on ne fit pas plus attention à lui qu’on n’avait fait attention à Pierre et à Jean.

Arrivé à l’angle occidental de la forteresse, le cortége de Jésus se sépara en deux groupes : l’un, composé des saintes femmes, conduites par la vierge Marie, alla se perdre au fond d’une petite maison noyée dans l’ombre de la colline de Sion, et dont le jardin était appuyé au rempart, tandis que l’autre, composé de Jésus et de ses disciples, entrait dans la maison d’Heli, retenue pour la cène par Pierre et Jean.

Dans le vestibule de la maison, Pierre et Jean attendaient.

Près d’eux attendaient aussi ceux qui devaient faire la pâque dans les deux autres chambres, c’est-à-dire au rez-de-chaussée et au second étage : c’étaient tous des disciples de Jésus. Les uns allaient manger la pâque avec le fils du grand prêtre Siméon, et les autres avec Éliacim fils de Cléophas.

En attendant Jésus, ils chantaient le CXVIIIe psaume de David :

« Heureux ceux qui se conservent sans tache dans ta voie ; heureux ceux qui marchent dans ta loi, Ô Seigneur !… »

Lorsque le psaume fut fini, Pierre apporta devant Jésus l’agneau pascal, attaché contre une planche par le milieu du corps. C’était un petit agneau blanc, sans une seule tache, ayant un mois à peu près, et portant sur la tête une couronne d’or.

Jésus devait immoler l’agneau.

On lui présenta le couteau du sacrifice, et, tandis que Jean renversait la tête de l’animal pour mettre à découvert l’artère du cou :

— Ainsi, murmura Jésus regardant l’agneau, ainsi je serai attaché à la colonne, car je suis, comme l’a dit Jean Baptiste, le véritable agneau de Dieu !

Et le petit agneau bêla tristement.

Jésus soupira ; il paraissait éprouver une grande répugnance à blesser le pauvre animal ; il le fit cependant, mais rapidement et avec beaucoup de regret ; puis aussitôt il détourna les yeux.

On recueillit le sang dans un bassin d’argent, et l’on présenta à Jésus une branche d’hysope qu’il trempa dans le sang.

Ensuite, il alla à la porte de la salle, teignit de sang les deux poteaux et la serrure, et fixa au-dessus de la porte la branche d’hysope, en prononçant ces paroles :

— En vérité, je vous le dis, frères, le sacrifice de Moïse et la figure de l’agneau pascal vont trouver leur accomplissement ; et non-seulement les enfants d’Israël, mais encore ceux de toutes les nations vont, cette fois, réellement sortir de la maison de servitude.

Puis, regardant autour de lui, et sondant des yeux les profondeurs de la salle :

— Êtes-vous tous réunis ? demanda Jésus.

— Oui, tous, répondit Pierre.

— À l’exception de Judas, dit Jean.

— Qui sait où il est ? demanda Jésus.

Les disciples et les apôtres s’interrogèrent entre eux.

— Nul de nous ne le sait, dit Jean. Il nous a quittés un peu avant que Pierre et moi partissions pour Jérusalem. Nous avons cru, ne le voyant pas, que vous l’aviez chargé de quelque commission.

— Non, répondit tristement Jésus, et c’est, à cette heure, à un autre que moi qu’il obéit… Mais je le remercie de me laisser un instant pour aller dire adieu à ma mère. Achevez donc les préparatifs de la cène ; lorsque Judas arrivera, je rentrerai derrière lui.

Jésus sortit, et se dirigea seul vers la petite maison que nous avons indiquée, et où les saintes femmes devaient souper ensemble.

Dans le vestibule, Jésus rencontra Madeleine.

— Que fais-tu là, mon enfant ? lui demanda-t-il.

— Je vous avais senti venir, ô Seigneur ! dit Madeleine, et je m’avançais au-devant de vous.

Jésus lui donna sa main à baiser.

Elle saisit cette main divine, et y appliqua ses lèvres avec passion.

— Madeleine ! murmura Jésus.

— Mon Seigneur ? dit la pécheresse rougissante.

— Où est ma mère ?

— Elle nous a quittées un instant : elle est au jardin.

— C’est bien, dit Jésus ; j’y vais.

— Laissez-moi vous montrer le chemin, maître, dit Madeleine s’élançant en avant.

— Je connais tous les chemins, dit Jésus.

Madeleine s’arrêta humble et triste.

Jésus la regarda avec une profonde compassion ; puis, d’une voix douce comme le soupir d’une fleur :

— Montre-moi le chemin, dit-il.

Madeleine poussa un cri de joie, et marcha devant.

Jésus traversa la salle où la table avait été dressée par les soins de Marthe. Les saintes femmes étaient assises, et causaient.

Elles se levèrent en voyant Jésus.

Comme l’avait dit Madeleine, la Vierge n’était point avec elles.

Jésus passa, et, précédé de Madeleine, entra dans le jardin.

Alors, on put voir ces plantes qui se courbent dans les ténèbres comme font les oiseaux, qui, pour dormir, mettent la tête sous leur aile, se relever, croyant sans doute que l’aurore venait ; alors on put voir les fleurs qui se ferment la nuit comme des yeux humains, s’ouvrir, et répandre les parfums qu’elles croyaient enfermés dans leur calice jusqu’à l’aube du jour.

Jésus vit sa sainte mère qui priait, agenouillée sous un térébinthe.

Il arrêta Madeleine de la main, et marcha vers Marie d’un pas si léger, qu’elle ne l’entendit pas venir.

Jésus contempla un instant la Vierge avec une profonde tristesse ; puis, de sa plus douce voix :

— Ma mère ! dit-il.

Marie tressaillit jusqu’au fond de ses entrailles, comme au jour où elle avait entendu la voix de l’ange.

— Oh ! mon fils ! s’écria-t-elle.

Et elle tendit ses deux bras vers Jésus.

Jésus la releva et la conduisit à un banc sur lequel la Vierge s’assit ou plutôt se laissa tomber, sans quitter des yeux son divin fils.

En ce moment, animée d’une crainte vague, resplendissante d’amour maternel, la physionomie de la Vierge avait quelque chose de vraiment céleste.

Dieu avait permis, d’ailleurs, qu’en signe de sa pureté, elle restât jeune et belle. À peine paraissait-elle de l’âge de son fils, et aucune femme de Jérusalem, de la Judée, du monde, ne pouvait lui être comparée pour la beauté.

— Oh ! mon fils, dit-elle, tu as donc pensé à moi !

— J’ai vu ce qui se passe dans votre cœur, ma mère, dit Jésus, et me voici.

— Si tu as vu ce qui se passe dans mon cœur, tu as vu mes craintes.

— Oui, ma mère.

— Tu sais ce que je demandais à Dieu ?

— Qu’il m’inspirât l’idée de quitter Jérusalem.

— Oh ! oui, mon fils bien-aimé, quitte Jérusalem !… Retournons à Nazareth ! fuyons en Égypte, s’il le faut !

— Ma mère, dit Jésus prenant doucement la main de la Vierge, les temps sont venus, et il ne s’agit plus de fuir le danger ; il s’agit d’aller au-devant de lui.

La Vierge frissonna par tout son corps.

— Écoute, dit-elle, tu m’as souvent parlé, mais vaguement, de ce jour de danger : — enfant, en Égypte ; adolescent, à Jérusalem ; homme, sur les bords du lac de Genesareth ; — souvent, dans tes discours aux disciples, tu as répété les mots de sacrifice, d’immolation, de supplice, et, chaque fois que quelque chose de pareil sortait de ta bouche, je tressaillais jusqu’au fond de l’âme ; mais, quand tu m’as dit : « Venez avec moi, ma mère, » j’ai été rassurée, car j’ai pensé que si mon enfant bien-aimé courait un danger de mort, il ne dirait pas à sa mère : « Venez avec moi ! »

— Et si, au contraire, je t’avais dit : « Viens avec moi, » parce que, devant te quitter bientôt, je ne voulais perdre aucun des instants qu’il m’était donné de passer encore près de toi ?

Le visage de la Vierge prit la couleur du manteau blanc qui couvrait sa tête.

— Mon fils, dit-elle, au nom des larmes de béatitude que j’ai versées quand les anges m’annoncèrent que tu étais conçu dans mon sein ; au nom des joies célestes qui inondèrent mon âme quand je te vis me sourire en naissant dans la grotte de Bethléem ; au nom de l’orgueil que j’éprouvai quand les bergers et les mages vinrent t’adorer au berceau ; au nom du bonheur inconnu que je ressentis quand, après t’avoir perdu pendant trois longs jours, je te retrouvai dans le temple, entouré de docteurs dont la science terrestre s’humiliait devant la science divine de mon enfant ; au nom de l’Esprit saint qui habite en toi et fait de toi le bienfaiteur de l’humanité, promets à ta mère qu’elle te précédera au tombeau !

— Ma mère, dit Jésus, la terre était encore informe et nue, les ténèbres couvraient encore la face de l’abîme, l’homme et la femme n’existaient encore que dans la pensée du Créateur, que déjà, d’accord avec moi et l’Esprit saint, mon père avait résolu, dans le silence de l’éternité, d’incarner une seconde fois l’image de sa divinité dans l’homme déchu. Or, plus de quatre mille ans se sont écoulés, pendant lesquels, — tu le sais, ô mon père ! vous le savez, ô cieux ! vous le savez, étoiles et soleil contemporains de la création ! — j’ai soupiré après mon abaissement, qui devait sauver l’humanité… Le jour tant désiré de mon incarnation est enfin venu ; depuis trente-trois ans, j’en glorifie le Seigneur. Eh bien, la nuit passée, sur le mont des Oliviers, où je priais, en songeant à la douleur que ma mort allait vous causer, ma mère, j’ai dit à Dieu : « Ô mon père ! pour accomplir l’œuvre de l’éternelle, de la sainte alliance, n’y a-t-il donc pas un autre moyen que le supplice de votre fils ? » Et Dieu m’a répondu : « J’étends ma tête sur l’univers, et mon bras sur l’infini, et j’ai juré, ô mon fils, moi qui suis l’Éternel, que les péchés du monde seraient rachetés par ta mort ! »

La Vierge poussa un si douloureux gémissement, que l’air, les plantes, les fleurs, semblèrent gémir avec elle.

— Ma mère, reprit Jésus, pensez donc à cette gloire infinie qui a été réservée à votre fils : — jusqu’à présent des hommes se sont dévoués pour un homme, pour un peuple, pour une nation ; votre fils se dévoue pour l’humanité tout entière !

— Je pense que mon fils va mourir, dit la Vierge avec un sanglot déchirant, et il m’est impossible de penser à autre chose !…

— Ma mère, dit Jésus, je vais mourir, c’est vrai ; mais comme meurt un Dieu, pour ressusciter dans trois jours à la vie éternelle.

Marie secoua la tête.

— Oh ! dit-elle, lorsque l’ange m’annonça que j’étais élue entre les femmes, et que j’allais devenir la mère d’un Dieu, je rendis grâce au Seigneur, et je crus… Mais voici ce que je crus : c’est que tu naîtrais avec tous les attributs de la divinité ; c’est que, au sortir de mon sein, tu croîtrais aussi vite que la pensée ; c’est que, grand comme le monde qui devait t’appartenir, tu couvrirais d’un de tes pieds l’Océan, de l’autre la terre ; que tu pèserais dans ta main droite le soleil, tandis que, de ta main gauche, tu soutiendrais la voûte des cieux. Alors, je t’eusse reconnu pour un Dieu et adoré comme un Dieu. Mais il n’en a point été ainsi : tu es venu au monde semblable aux autres enfants ; semblable aux autres enfants, tu as commencé par sourire à ta mère ; tu t’es suspendu à son sein, tu as grandi sur ses genoux ; puis, lentement, en passant par l’adolescence, tu t’es fait homme ; alors, au lieu de t’adorer comme une faible créature adore son Dieu, je t’ai aimé comme une tendre mère aime son enfant.

— Oh ! oui, ma mère, dit Jésus, et soyez bénie pour cet amour, qui, pendant trente-trois ans, ne m’a pas laissé une seule fois regretter le ciel… quoique plus d’une fois — excusez-moi ma mère, — ma mission comme rédempteur de l’humanité tout entière m’ait forcé, en vous parlant, de mettre la grande famille humaine au-dessus de la famille privée. Je devais donner l’exemple à ceux auxquels je disais : « Vous quitterez votre père, votre mère, vos frères, vos sœurs, vos fils et vos filles, pour suivre celui qui vous appellera au nom du Seigneur. » Hélas ! ma mère ! quand je m’éloignais de vous ou que je vous répondais durement, la douleur que j’éprouvais dépassait la douleur que je vous faisais éprouver !

— Jésus ! Jésus ! mon enfant ! s’écria la Vierge en tombant sur ses genoux, et en pressant son divin fils entre ses bras.

— Oui, je le sais, dit Jésus avec une profonde tristesse, vous serez appelée la mère pleine d’amertume.

— Mais, dit la Vierge, es-tu donc si sûr, mon bien-aimé fils, que l’heure de nous quitter soit proche ?

— Hier, au conseil de Caïphe, on a résolu de m’arrêter.

— Et personne, parmi tous ces prêtres, tous ces sénateurs, tous ces hommes, enfin, n’a pris ta défense ? Mais ils ne savent donc pas que tu as une mère, ou ils n’ont donc pas de fils ?

— Si fait, ma mère, deux justes ont parlé pour moi : Nicodème et Joseph d’Arimathie.

— Ah ! que le Seigneur soit avec eux à l’heure de leur mort !

— Il y sera, ma mère.

— Mais on ne sait pas où tu es ; les archers ne te trouveront peut-être pas.

— Un homme s’est chargé de les conduire où je serai, et de me livrer entre leurs mains.

— Un homme !… Et quel mal as-tu donc fait à cet homme ?

— Ma mère, je ne lui ai jamais fait que du bien.

— C’est quelque idolâtre de Samarie, quelque païen de Tyr ?

— C’est un de mes disciples.

La Vierge jeta un cri.

— Oh ! l’insensé ! dit-elle ; oh ! l’ingrat ! oh ! l’infâme !

— Dites le malheureux ! ma mère.

— Et quelle cause l’a pu pousser à ce crime ?

— La jalousie et l’ambition. Il est jaloux de Jean et de Pierre ; il croit que je les aime mieux que lui ; comme si celui qui va mourir pour les hommes ne les aimait pas tous également ! Il croit encore que j’aspire à un royaume terrestre, et il craint que je ne lui fasse, dans ce royaume, une part inférieure à celle des autres.

— Et quand cette fatale pensée de te trahir lui est-elle donc venue ?

— L’autre soir, à Béthanie, dit Jésus, quand Madeleine a versé du nard sur mes pieds, et a brisé le vase qui le contenait, pour en exprimer jusqu’à la dernière goutte sur mes cheveux.

— Oh ! c’est Judas ! s’écria Marie.

Jésus se tut.

— Oh ! poursuivit la Vierge, que Dieu…

Jésus lui mit la main sur la bouche, pour empêcher la malédiction de s’achever.

— Ma mère, dit-il, ne maudissez pas : votre malédiction serait trop puissante ! Oubliant, une fois, que j’étais le fils de Dieu, j’ai maudit un figuier sur lequel je n’avais pas trouvé de fruits, et le figuier a séché jusque dans ses racines… Ma mère, ne maudissez point Judas !

Jésus leva sa main.

— Que Dieu lui pardonne ! murmura la Vierge, mais d’une voix si faible, que Dieu seul l’entendit.

Jésus fit un mouvement pour aller retrouver ses disciples.

— Oh ! pas encore ! ne me quitte pas encore ! dit la Vierge.

— Ma mère, dit Jésus, je ne vous quitterai pas ; car, malgré ces murs, je vais faire que vous me voyiez ; malgré la distance, je vais faire que vous m’entendiez.

Et, à l’instant même, afin que sa mère ne doutât point, il rendit les murs transparents et supprima la distance ; de sorte que la Vierge put voir les apôtres préparant la cène, et put entendre ce qu’ils disaient.

Mais la Vierge ramena ses yeux sur Jésus, en murmurant :

— Encore un instant, mon fils bien-aimé ; ta mère t’en prie.

Jésus releva la Vierge, et, de ses deux mains, lui appuya la tête contre sa poitrine.

Pendant ce temps, une harmonie céleste commença de se faire entendre ; et, comme si le ciel se fût ouvert, au-dessus de la tête de Marie des voix angéliques chantèrent en chœur :

« Vierge fidèle, priez pour nous ! Étoile du matin, priez pour nous ! Vase d’élection, priez pour nous ! Miroir de justice, priez pour nous ! Reine des anges, priez pour nous !

» Mère très-pure, mère très-chaste, mère du Sauveur, priez pour nous !

» Priez pour nous, rose mystérieuse, tour d’ivoire, sanctuaire de charité, arche d’alliance, porte du ciel ; priez pour nous ! priez pour nous ! »

Aux vibrations de cette musique divine, au bruit harmonieux de ces voix, Marie releva lentement la tête, plongea son regard dans les splendeurs du firmament, et demeura un instant le visage tout illuminé des rayons de la gloire éternelle qu’elle avait entrevue.

Alors, poussant un soupir :

— C’est bien beau le ciel avec les anges, dit-elle ; mais c’est si bon la terre avec son enfant !

— Ma mère, dit Jésus, ce n’est plus seulement la terre que vous habiterez avec votre enfant pendant de courtes années, c’est le ciel que vous aurez avec votre fils pendant l’éternité. En rachetant les hommes, je tue la mort ; mais, pour combattre la mort, pour la vaincre, pour la tuer, il faut que je descende dans son royaume. C’est au fond du sépulcre que je lutterai avec ce roi des épouvantements ; c’est de l’abîme que je remonterai triomphant vers le ciel. Alors, ma mère, la mort sera toujours, mais le néant ne sera plus ; alors, nul ne saura le nombre des âmes que j’aurai rachetées, nul ne pourra compter les générations qui, un jour, sortiront, à ma voix, de la poussière du tombeau pour entrer dans la vie éternelle.

— Ainsi soit-il ! murmura la Vierge en soupirant.

Et, pour ne quitter Jésus que le plus tard possible, elle se mit à marcher avec lui, la tête toujours appuyée sur sa poitrine.

Mais, au bout de quelques pas, tous deux s’arrêtèrent : le corps d’une femme évanouie leur barrait le chemin.

C’était celui de Madeleine. — Madeleine était demeurée à l’endroit où Jésus lui avait dit de s’arrêter ; mais, de là, elle avait entendu que Jésus allait mourir, et, à cette nouvelle, elle s’était évanouie.

— Ma mère, dit Jésus, je vous laisse moins malheureuse, vous avez quelqu’un à consoler.


CHAPITRE VIII.

ceci est mon corps. — ceci est mon sang.


Jésus rentra dans le cénacle. — Judas venait d’arriver.

Le Christ arrêta un instant son regard sur le regard sombre du traître ; puis, s’adressant aux apôtres :

— L’agneau pascal est prêt, dit-il ; le sacrifice peut commencer.

Jésus s’assit au milieu des apôtres. La table avait la forme d’un E dont le milieu eût été enlevé : les apôtres n’en occupaient que les trois faces extérieures ; on la servait et la desservait par l’ouverture.

À sa droite, Jésus avait Jean, son disciple bien-aimé ; Jean, l’homme au cœur pur, au sourire suave, à la parole éloquente ; Jean, que le Messie surnommait, — avec son frère Jacques, — Boanergès, c’est-à-dire fils du tonnerre.

Puis venait Jacques le Majeur, fils de Zébédée comme Jean, et qui suivait les pas du Messie avec le pressentiment du martyre ; Jacques, le premier des douze apôtres qui devait, en effet, sceller la foi de son sang !

Puis Jacques le Mineur, fils d’Alphée, cousin de Jésus par sa mère, et que l’on appelait le Mineur, pour le distinguer de l’autre Jacques, plus grand et plus âgé que lui.

Puis Barthélemy, l’ancien Nathaniel, celui qui n’avait pas cru d’abord au Christ, et qui confessera le Christ en souriant à ses meurtriers.

Puis, en retour, Thomas, à qui son insistance pour voir les plaies de Jésus vaudra une célébrité toute particulière ; Thomas, que les Hébreux appelaient Taoum, et les Grecs Didyme, mots qui, dans chaque langue, signifient jumeau.

Puis Judas, le traître de la tribu d’Issachar, que l’on appelait Judas is Charioth, parce qu’il était du village de Charioth.

À la gauche de Jésus était Pierre, auquel Jésus avait promis les clefs du ciel, et que nous avons placé un des premiers sous les yeux de nos lecteurs, comme il était un des premiers dans le cœur de son maître.

Puis venait André, l’ancien disciple de Jean le Précurseur, et qui, sur un signe de ce dernier, avait suivi Jésus pour ne plus le quitter.

Puis le second Judas, que l’on appelait Taddée ou Lebbée indistinctement, du mot tad qui veut dire poitrine, ou du mot leb qui veut dire cœur. Le Christ n’avait pas d’apôtre plus fidèle, de disciple plus dévoué que lui.

Puis Simon Zelotès ou le Zélateur, frère de Jacques, et qui était appelé le Zélateur, parce qu’il était de cette secte juive qui avait juré de ne reculer devant aucun moyen de délivrer la Judée de la domination romaine.

Puis, en retour, Mathieu le Péager qui avait quitté son nom de Levi pour entrer dans un bureau de péage, et qui, plus tard, abandonna le bureau de péage pour suivre Jésus.

Et Philippe, enfin, à qui Barthélemy, alors Nathaniel, avait répondu : « Que peut-il sortir de bon de Nazareth ? »

Il y avait, pour tous mets sur la table, l’agneau pascal, qui en tenait le milieu ; à droite un plat d’herbes amères, — pour faire allusion à l’amertume de la nourriture que les Hébreux avaient prise sur la terre d’exil ; et, à gauche, un plat d’herbes douces, — pour faire allusion à la nourriture qui pousse sur le sol de la patrie.

C’était Heli qui servait.

Avant de s’asseoir, Jésus dit tout haut la prière enseignée par lui-même sur la montagne : « Notre père qui êtes aux cieux… »

Puis à ces mots : « Ainsi soit-il ! » il regarda du côte où il avait laissé la Vierge dans le jardin ; et de même qu’elle le pouvait voir, il la vit assise sur le banc où il l’avait conduite. Madeleine était couchée à ses pieds, la tête cachée dans les vêtements de la Vierge.

Marie, en voyant qu’il la regardait, étendit les bras vers son fils.

Jésus murmura :

— Je pense à vous, ma mère ! et tout à l’heure je communierai avec vous, sinon de corps, du moins en esprit.

La Vierge sourit tristement, et laissa retomber ses deux mains sur les cheveux de Madeleine, dont les sanglots soulevaient la tête et les épaules.

Pendant ce temps, Heli découpait l’agneau, et mettait devant Jésus une coupe pleine de vin, et, entre les apôtres, six autres coupes, — une seule coupe, symbole de fraternité, devant suffire à deux apôtres.

Jésus bénit le vin qui était dans sa coupe, et le toucha du bout des lèvres ; puis, avec une profonde tristesse :

— Mes bien-aimés, dit-il, rappelez-vous les paroles du prophète :

« Mon serviteur grandira devant Dieu, comme un rejeton qui sort d’une terre desséchée ; nous l’avons vu, et, comme il nous est apparu sans sa gloire et sous une forme vulgaire, nous l’avons méconnu.

» Il nous a semblé un objet de mépris, la dernière des créatures, un homme de douleurs, voilà tout ; il a pris nos langueurs sur lui, et nous l’avons considéré comme un lépreux, comme un homme humilié par le Seigneur.

» Et, cependant, il a été percé de plaies pour nos iniquités ; il a été brisé pour nos crimes ; le châtiment qui doit nous donner la paix est tombé sur lui, et nous avons été guéris par ses meurtrissures.

» Nous nous étions tous égarés comme des brebis errantes ; chacun s’était détourné pour suivre sa propre voie, et Dieu l’a chargé, lui seul, de l’iniquité de nous tous.

» Il a été offert en sacrifice parce qu’il l’a voulu ; il n’a point ouvert la bouche pour se plaindre ; il sera mené à la mort comme une brebis qu’on égorge, et il sera muet comme un agneau devant celui qui le tond.

» Il est mort au milieu des douleurs, ayant été condamné par des Juifs ; il n’avait jamais connu le mensonge, et, cependant, je l’ai retranché de la terre des vivants, car je l’ai frappé à cause des crimes de mon peuple. »

Voilà ce que disait Isaïe, il y a huit siècles de cela, ô mes bien-aimés ; et, en disant ces paroles, c’était à moi qu’il songeait ; c’était mon supplice qu’il voyait ; c’était ma mort qu’il prophétisait. En effet, c’est moi qui vous le dis, toutes les misères humaines vont s’accumuler sur ma tête ; en me voyant passer triste et souffrant, les hommes détourneront les yeux ; ils croiront que je me courbe sous le poids de mes crimes ; ils croiront que ce sont les angoisses du remords qui me torturent. Moi, je ne pourrai point les détromper ; mais, vous, criez hardiment au monde : « Hommes, reconnaissez votre erreur ; si le Messie souffre, s’il gémit, s’il se tord sous la main de l’anathème, sous le fouet des soldats, sous le fer des bourreaux, le coupable, c’est l’humanité ! le réprouvé, c’est l’espèce humaine tout entière ! Il est jugé, il est condamné, il agonise, il meurt sans se plaindre ; à peine jettera-t-il un dernier cri, comme ce pauvre agneau dont il est l’image ; mais souvenez-vous de ceci : c’est que, ces plaies qui vous font frémir, c’est en votre nom qu’il les a reçues, et n’oubliez pas que chaque goutte de sang qu’il verse ajoute une plume aux ailes de l’ange de la rédemption, et que son sang coulera ainsi, goutte à goutte, jusqu’à ce que ces ailes bienfaisantes soient assez larges pour abriter la création tout entière ! »

— Oh ! Jésus ! oh ! mon maître ! dit Jean en laissant tomber sa tête sur la poitrine du Christ.

— Le jour est donc venu, mes bien-aimés, où il faut nous séparer !… Désormais, vous mangerez sans moi l’agneau qui bondit dans la prairie de Saaron ; désormais, vous boirez sans moi le vin qui coule des pressoirs d’Engaddi ; mais suivez la voie que je vous indique. Dans la maison de mon père, dans la vallée de la paix éternelle où il demeure, il y a de douces habitations pour tous mes amis, des habitations où nous célébrerons ensemble la fête de la rédemption universelle, fête que n’attristera plus aucune idée de séparation !

Et, comme Jean et Taddée pleuraient :

— Ne pleurez pas, dit Jésus ; notre séparation sera courte, tandis que, au contraire, notre réunion sera éternelle !

— Mais, dit Thomas, si vous ne voulez pas que nous pleurions, maître, pourquoi pleurez-vous vous-même ?

Et, en effet, de grosses larmes silencieuses coulaient sur les joues de Jésus.

— Je pleure, dit Jésus, non pas à l’idée de notre courte séparation, mais à l’idée qu’un de vous me trahit.

Alors, Jean se releva ; alors, les yeux de Taddée lancèrent un éclair à travers ses larmes ; alors, tous les disciples, à l’exception de Judas, s’écrièrent d’une seule voix :

— Est-ce moi, maître ?

— C’est un de vous, dit Jésus. Il est vrai que cette trahison était prédite par les prophètes, mais, cependant, malheur au disciple qui va trahir le maître !…

Judas devint pâle comme la mort ; mais, comprenant que s’il était le seul qui n’interrogeât point Jésus, ses compagnons le soupçonneraient peut-être, il appela à lui tout son courage, et, d’une voix frémissante :

— Est-ce Judas qui doit te trahir, maître ? demanda-t-il.

— Judas, répondit Jésus, rappelle-toi ce que je t’ai dit lorsque nous étions enfants tous les deux, et que tu me frappas d’un coup de poing dans le côté droit. Or, le côté droit a une grande et mystérieuse signification : c’est du côté droit d’Adam qu’Ève fut tirée ; c’est à la droite d’Isaac que Jacob fut béni ; c’est à la droite de mon père que je m’assoierai ; c’est mon côté droit qui sera ouvert par la lance ; enfin, c’est à ma droite, Judas, que je t’avais placé pour ce repas suprême, car je ne désespérerai d’aucun homme, fut-ce d’un larron, d’un meurtrier ou d’un assassin, tant qu’il pourra me tendre la main droite, et que, de mon côté, je pourrai le toucher avec la main droite.

Et Jésus regarda Judas avec une expression de miséricorde infinie, comme s’il eût espéré qu’à ces douces paroles, Judas se repentirait, et, avouant son crime, tomberait à ses genoux.

Mais, au lieu de se laisser aller à un mouvement de repentir, Judas détourna la tête, et dit :

— Comment le maître peut-il savoir quel est celui qui le trahit ? Il faut donc que celui qui le trahit ait été trahi lui même ?

— Judas, dit Jésus, chaque homme a son ange gardien, qui, envoyé par le Seigneur au berceau de l’enfant, l’accompagne à travers la vie, à moins que quelque grand crime n’épouvante cet ange, et ne le fasse remonter au ciel. Or, j’ai vu un ange de mon père qui passait les mains sur ses yeux, les ailes étendues ; je l’ai appelé, et je lui ai dit : « Fils de l’empyrée, frère des étoiles, quel crime a donc été commis sur la terre ? » Et lui m’a répondu : « Seigneur, un de tes disciples, un de ceux que tu as instruit de ta parole et de ton exemple, t’a trahi par envie, t’a vendu par cupidité ; il a reçu du grand sacerdote Caïphe trente pièces d’argent pour te livrer… Je ne suis plus son ange gardien ; seulement, au jour du jugement dernier, il me retrouvera près de lui, étendant la main sur la nuit éternelle, armant ma voix de la force du tonnerre, et disant : « Au nom de celui qui a répandu son sang sur la croix, tu t’es rendu indigne de contempler le fils de l’homme dans toute sa gloire, je t’abandonne à l’abîme de la damnation ! » Voilà ce que m’a répondu l’ange, Judas ; voilà comment j’ai su qu’un de mes disciples me trahissait.

— Et t’a-t-il dit le nom du traître ? demanda Judas.

— Il me l’a dit, répondit Jésus.

— Nomme le traître, Seigneur ! nomme le traître ! s’écrièrent à la fois tous les apôtres.

— Oh ! maître, murmura Jean ; dis-moi quel est le traître !

— À toi, mon bien-aimé Jean, répondit tout bas Jésus, mais à toi seul : Le traître est celui pour lequel je casse ce pain.

Et, faisant deux parts du pain qu’il avait devant lui, il présenta à Judas le symbole de la réconciliation du pécheur avec son Dieu.

Judas n’en put supporter davantage : il se dressa tout debout, porta ses mains à son front, comme si le sang l’eût aveuglé, et, jetant les yeux autour de lui d’un air égaré, il s’élança hors de la salle.

Jésus se tourna vers sa mère ; il la vit regardant toujours de son côté ; seulement, au moment où Judas sortit de la maison, elle couvrit son visage de son manteau pour ne pas le voir.

Il y eut un moment de silence qui ressemblait à de l’effroi.

Puis, enfin, Jésus reprit :

— Maintenant que nous sommes entre nous, dit-il, comme pour faire comprendre à ses disciples qu’il ne conservait plus aucun doute depuis que Judas était sorti, il faut que je vous explique pourquoi j’ai tardé jusqu’au jour de la cène à me livrer à mes bourreaux : c’est que je me suis promis à moi-même que je ne goûterais de la mort qu’après vous avoir fait participer à ma vie. Fermez les portes, Pierre, afin que n’entre aucun profane ; et vous, Jean, allez me chercher le calice que j’avais laissé en dépôt chez Seraphia, femme de Sirach.

Jean se leva, alla vers une armoire qu’il ouvrit, et d’où il tira un calice. C’était un vase d’une forme antique, et qui se rapprochait de celle d’une fleur ; il avait été donné au temple, lors de sa fondation, par Salomon ; enlevé par Nabuchodonosor avec les autres vases sacrés, on avait essayé de le fondre, mais aucune ardeur de feu n’avait pu mordre sur la matière inconnue qui le composait. Alors, il avait été vendu ; à qui ? on n’en savait rien ; seulement, Seraphia l’avait acheté à des marchands d’antiquités, et, comme c’était elle qui avait recueilli Jésus pendant ces trois jours de son enfance où il avait échappé à Joseph et à la vierge Marie, Jésus avait vu ce calice chez elle, et lui avait dit : « Seraphia, ne te sépare jamais de ce calice, car un jour doit venir où il me servira à accomplir un grand mystère ; et, ce jour-là, qui sera proche de celui de ma mort, je l’enverrai chercher chez toi. »

Jean déposa le calice devant le Christ, et, en même temps, lui présenta un pain azyme sur une assiette.

Jésus remplit le calice de vin.

— Mes bien-aimés, dit-il, c’est une coutume ancienne, surtout lorsque chacun va de son côté entreprendre un long voyage, de partager le pain, et de boire au même calice, à la fin du repas. Or, chacun de nous va partir pour un voyage plus ou moins long. J’arriverai le premier… j’arriverai seul ; car, où je vais, vous ne pouvez pas me suivre ; mais, cependant, quand vous me chercherez bien, vous me trouverez toujours ! Je vous laisse un commandement plus saint qu’aucun de ceux qui vous aient jamais été enseignés par une bouche humaine ; eussiez-vous oublié tout ce que je vous ai appris, vous n’aurez rien oublié tant que vous vous souviendrez de ce commandement : « aimez-vous les uns les autres ! » Que l’univers entier reçoive de votre bouche cette maxime fraternelle, et demande à entrer dans votre pacte d’amour et de charité.

Puis, brisant le pain en autant de parts qu’il y avait de disciples, sans oublier la part de Judas :

— Prenez et mangez, dit Jésus, ceci est mon corps !

Et, bénissant le vin versé dans le calice :

— Prenez et buvez, dit-il, ceci est mon sang !

Jean, qui était à la gauche de Jésus, ayant mangé et bu le premier, dit au Christ :

— Oh ! mon divin maître, répétez bien à votre fidèle disciple que vous n’avez aucun doute sur lui.

Jésus sourit d’un sourire céleste.

— Hier, dit-il, pendant que je priais au jardin des Oliviers, comme j’ai coutume de le faire depuis plusieurs nuits, tu t’es endormi à quelques pas de moi. Ma prière finie, j’ai cherché où tu étais, et, te voyant couché, je me suis approché de toi ; mais, au lieu de te réveiller, je t’ai suivi jusqu’au fond de ton sommeil. Un sourire plus calme que celui du printemps effeuillant des fleurs sur la terre, sa fiancée, reposait sur tes lèvres. J’ai vu Ève, j’ai vu Adam dormir, le jour même de la création, leur premier sommeil, sous les berceaux de l’Éden ; leur sommeil était moins pur et moins innocent que le tien.

— Merci, maître, dit Jean en baisant la main de Jésus.

— Maintenant, dit le Christ, souvenez-vous, mes bien aimés, que je vous ai donné tout ce que j’ai pu, puisque, en vous donnant mon corps, puisque, en vous donnant mon sang, je me suis donné moi-même. Eh bien ! à votre tour, donnez-vous à vos frères comme je me suis donné à vous, tout entiers et sans restriction. Ceux qui m’ont précédé vous ont dit : « Le peuple juif est le peuple élu du Seigneur ; les autres peuples n’ont pas droit à la lumière de Moïse, à la parole des prophètes ; » et, moi, je vous dis, au contraire : « Quand le soleil brille, il éclaire non-seulement le peuple juif, mais encore tous les autres peuples ; quand l’orage gronde, la pluie qui tombe des nues ne féconde pas seulement la terre de Judée, elle féconde toutes les terres. »

Que la vérité que je vous ai révélée soit le soleil qui luit sur le monde, de l’orient au couchant, du midi au septentrion ; que la parole que je vous transmets soit la rosée qui féconde depuis le champ de vos pères jusqu’aux terres les plus lointaines et les plus inconnues. Ne vous inquiétez pas, quand vous aurez à traverser une contrée, quel est le Dieu qu’on y adore, quel est le roi qui y règne, quel est le peuple qui y habite. Marchez devant vous, et, lorsqu’on vous demandera de quelle part vous venez, dites : « Je viens de la part de l’éternel amour ! »

Et il semblait aux disciples qu’en disant ces paroles, Jésus devenait lumineux et transparent. Quelque chose de pareil à la transfiguration du Thabor s’accomplissait en ce moment, et on le vit prêter l’oreille à une voix que lui seul entendit, et qui était celle de sa mère.

Car la Vierge, les bras étendus vers lui, disait :

— Ô mon Seigneur, c’est bien en ce moment que je vous reconnais pour le fils de Dieu !

Le Christ leva d’une main le calice, et de l’autre le morceau de pain.

La Vierge croisa les bras sur sa poitrine, et renversa la tête en arrière, les yeux à demi fermés, la bouche à demi ouverte.

Elle communiait spirituellement avec son divin fils.

Jésus reposa sur la table le calice et le morceau de pain.

— Et maintenant, dit-il à Pierre, rouvre la porte, et dis à Heli de nous apporter l’eau et les bassins.

Heli entra avec des serviteurs portant des bassins pleins d’eau, et du linge.

Les apôtres s’assirent, dénouèrent leurs chaussures, et Heli mit devant chacun d’eux un bassin d’eau tiède.

Alors, Jésus à genoux, mais d’autant plus grand qu’il accomplissait une plus humble fonction, commença de laver les pieds à ses disciples.

Tous le laissèrent faire, comme des serviteurs qui obéissent à la volonté d’un maître.

Mais, quand il fut arrivé à Pierre :

— Oh ! lui dit celui-ci, souffrirai-je jamais que mon Seigneur me lave les pieds !

— Tu ne sais pas, à cette heure, ce que je fais, dit Jésus ; mais tu le sauras plus tard.

Puis, à demi-voix :

— Pierre, dit-il, tu as mérité d’apprendre de mon père qui je suis, d’où je viens, où je vais. C’est pourquoi je bâtirai sur toi mon église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ; ma force doit rester près de tes successeurs jusqu’à la fin du monde.

Puis, plus haut et de manière à ce que tous les apôtres l’entendissent :

— Mes bien-aimés, dit-il, quand je n’y serai plus, n’oubliez point que c’est Pierre qui doit remplir ma place auprès de vous.

Alors, Pierre lui dit :

— Vous avez beau me grandir, Seigneur, je ne souffrirai jamais que le maître lave les pieds à son disciple.

— Pierre, lui répondit Jésus avec un sourire, si je ne te lave pas les pieds, en vérité, je te le dis, tu n’auras point de part avec moi.

Et, alors, Pierre s’écria :

— Oh ! Seigneur, s’il en est ainsi, lavez-moi non-seulement les pieds, mais encore les mains, mais encore la tête.

Et, quand les pieds de Pierre furent lavés :

— Maintenant, maître, dit l’apôtre, je suis prêt à te suivre partout où tu voudras.

— Ne t’ai-je pas dit déjà que, où j’allais, tu ne pouvais me suivre ? dit Jésus.

— Pourquoi me repousses-tu ? s’écria l’apôtre, moi qui donnerais ma vie pour toi !

— Ta vie ! reprit Jésus en regardant Pierre avec un sourire douloureux ; en vérité, Pierre, je te le dis, avant que le coq ait chanté trois fois, trois fois tu m’auras renié !

Pierre voulut protester ; mais Jésus étendit la main :

— Mes frères, dit-il, quand je vous ai envoyés quelque part sans sac, sans bourse, sans souliers, et que vous avez été où je vous envoyais, avez-vous jamais manqué de quelque chose sur la route ?

— Jamais ! répondirent les disciples.

— Eh bien, continua Jésus, maintenant, que celui qui a un sac et une bourse les prenne ! Que celui qui n’a rien vende sa robe pour acheter une épée, car tout ce qui a été écrit de moi va s’accomplir.

Puis, se tournant du côté où il avait déjà regardé plusieurs fois :

— C’est assez, dit-il, en faisant un effort sur lui-même ; sortons d’ici.

Jésus sortit le premier, et Pierre après lui ; Pierre insistant encore et disant :

— Quand je devrais mourir avec vous, je ne vous renierai jamais, mon divin maître !

À la porte de la rue, Jésus trouva, d’un côté du seuil, la Vierge, et, de l’autre côté, Madeleine ; toutes deux étaient à genoux.

Jésus baisa sa mère au front ; et, tandis qu’il embrassait sa mère, Madeleine prit le bout de son manteau, et l’appuya contre ses lèvres.


CHAPITRE IX.

la sueur de sang.


Jésus sortit de Jérusalem par la même porte qui lui avait donné entrée. Il était dix heures du soir à peu près. La lune, qui venait de se lever derrière le mont Érogé, s’avançait, pâle et presque livide, vers un profond océan de nuages noirs près de l’engloutir ; le vent soufflait du sud-ouest, triste comme une plainte de la nature, et les ramiers, malgré l’heure avancée, se lamentaient tristement dans les cyprès de Sion.

Jésus traversa le pont du Cedron, laissa à droite le chemin d’Engaddi et de Jericho, et s’engagea dans le sentier de la montagne des Oliviers qui conduit à Gethsemani.

Il était silencieux, et, de ce silence, les disciples étaient profondément troublés ; toute leur force reposait en lui et, dès que cette force les abandonnait, ils pliaient comme des roseaux.

Jean ne le perdait pas des yeux ; il voyait son maître marcher à pas lents, les bras inertes, la tête inclinée, le visage plus pâle encore que d’habitude. Un peu avant d’arriver à Gethsemani, il s’approcha de Jésus, et, ne pouvant plus longtemps renfermer son inquiétude dans son âme, il lui dit :

— Maître, comment se fait-il que tu sois si abattu, toi qui d’ordinaire es le soutien des autres ?

Mais Jésus, secouant la tête :

— Oh ! mon bien-aimé Jean, dit-il, mon âme est triste jusqu’à la mort !

— Que puis-je faire pour mon doux Seigneur Jésus ?

— Rien, répondit le Christ, car vos yeux, à vous, ne voient pas ce que je vois…

— Que voyez-vous donc de si effrayant ?

— Je vois l’angoisse et la tentation qui s’approchent, et je suis si profondément abattu à l’idée de me séparer de ceux-là que j’aime, que, si mon père ne me vient point en aide, je succomberai. Voilà pourquoi, au lieu de m’entourer et de me secourir, il convient que vous restiez loin de moi, de peur que ma faiblesse ne vous soit un objet de scandale.

Et, comme on était arrivé au village de Gethsemani, il laissa, dans une espèce d’enclos, Simon, Barthélemy, Taddée, Philippe, Thomas, André, Mathieu, Jacques le Mineur, et continua son chemin avec Pierre, Jacques et Jean.

— Restez ici, dit-il aux premiers ; veillez et priez, afin de ne pas tomber en tentation.

Alors, dépassant le village, et appuyant un peu sur la gauche, il s’avança vers ce que l’on appelait le jardin des Oliviers, parce que là étaient les plus vieux oliviers de la montagne.

Ce jardin était fermé par un mur de terre au milieu duquel, au reste, avait été pratiquée une ouverture qui permettait à tout le monde d’y pénétrer. Dans un des endroits les plus retirés, sous l’ombre la plus touffue des plus antiques oliviers, on trouvait une grotte dont l’entrée était presque entièrement voilée par des rameaux de lierre et de vigne sauvage.

C’était dans cette grotte que Jésus avait l’habitude de se retirer pour se prosterner devant le Seigneur ; d’habitude encore, il entrait seul dans ce jardin, et les apôtres, groupés sur un point ou sur un autre de la montagne, voyaient avec étonnement, dès que Jésus était en prières, de longues traînées de flamme sillonner les airs comme des étoiles filantes, et aboutir à la grotte où Jésus priait.

Pour eux, il n’y avait aucun doute que ces traînées de lumière ne fussent les traces que laissaient, sur le sombre azur des nuits, les anges qui venaient visiter Jésus pendant ses méditations.

À quelques pas de la porte du jardin, le maître quitta les trois apôtres.

— Vous, dit-il, qui m’avez suivi sur le Thabor, et qui y avez vu ma force et ma grandeur, restez ici, car vous seuls, sans douter, pouvez voir ma faiblesse.

Pierre, Jacques et Jean s’arrêtèrent et s’assirent, comme avaient fait les huit premiers apôtres.

Jésus s’avança et pénétra, plein de terreur, dans la grotte.

Une tradition contemporaine du monde disait que dans cette grotte s’étaient, après le péché que Jésus venait expier, réfugiés Adam et Ève, comme une autre tradition disait encore que le père et la mère du genre humain dormaient du sommeil éternel sur le sommet du Golgotha, à l’endroit même où se faisaient les exécutions criminelles.

La ville de Jérusalem séparait donc seule la grotte où les exilés de l’Éden avaient pleuré et prié vivants, du sépulcre où ils reposaient trépassés et muets.

À peine dans la grotte, Jésus se jeta la face contre terre.

Tout à coup, au milieu de la prière du Christ, la trompette terrible qui doit réveiller les morts, au jour du jugement dernier, éclata dans les airs ; et, cela, si subitement et d’une façon si imprévue, que, de même qu’au bruit du clairon un cheval se cabre et s’emporte, de même, au son de cette trompette fatale, les hommes sentirent bondir sous leurs pieds la terre, qui s’élançait, épouvantée, pour aller se perdre dans l’espace, si la main puissante de Dieu ne l’eût retenue et forcée à rentrer dans son orbite.

Puis, au son de la trompette succéda une voix non moins terrible.

Elle disait :

— Au nom de celui qui tient les clefs de l’infini, qui donne à l’enfer ses flammes, à la mort sa toute-puissance, est-il sous la voûte du firmament un homme qui veuille comparaître devant Dieu à la place du genre humain ?… Si cet homme existe, qu’il réponde : Dieu l’attend !

Un frisson pareil à celui de la mort courut dans les veines de Jésus, et pénétra jusqu’à la moelle de ses os. Cependant, il se dressa sur ses genoux, et, levant les bras et les yeux au ciel :

— Seigneur, dit-il, me voici !

Et il resta un instant abîmé dans la contemplation qui lui permettait de voir Dieu à travers l’épaisseur de la montagne, à travers les profondeurs de l’empyrée.

Peu à peu la céleste ouverture se referma, et tout rentra dans le silence et dans l’obscurité ; mais ce court instant qui avait été accordé à Jésus pour contempler la face du Seigneur lui rendit toute sa force.

Alors, s’appuyant aux parois de la grotte sombre :

— Et, maintenant, dit-il, viens, Satan… je suis prêt à te recevoir !

Aussitôt, les rameaux de lierre et de vigne sauvage qui voilaient l’entrée de la grotte s’écartèrent, et l’ange du mal apparut, tel qu’il s’était déjà présenté une fois à Jésus dans le désert, pendant cette nuit où, après l’avoir transporté sur le pinacle du temple, il lui avait, du haut du Djavahir, fait passer en revue tous les royaumes de la terre.

Les trois heures de la tentation suprême allaient commencer.


première heure.


— Tu m’as appelé ? dit Satan.

— Je ne t’ai point appelé, répondit Jésus ; mais, comme je savais que tu étais là, je t’ai dit : « Viens. »

— Tu ne crains donc pas plus de succomber cette fois-ci que la première ?

— J’espère que le Seigneur me soutiendra.

— Alors, tu es toujours décidé à racheter les crimes des hommes ?

— Tu as entendu ce que j’ai répondu tout à l’heure à l’ange du jugement, lorsqu’il a sommé l’humanité de comparaître devant lui.

— Et pourquoi n’as-tu pas laissé l’humanité se défendre elle-même ?

— Parce qu’elle eût été condamnée ; parce que, pour la sauver, il fallait une vertu qui à elle seule pût faire contrepoids de tous les crimes : le dévouement !

— Ainsi, demanda Satan, tu vas te charger des iniquités de la terre ?

— Oui, répondit Jésus.

— Le fardeau sera lourd, je t’en préviens !

— Pourvu que je le porte jusqu’au sommet du Calvaire, c’est tout ce qu’il faut.

— Tu pourras bien tomber plus d’une fois en route.

— La main du Seigneur me relèvera !

— Bien ! dit Satan. Ainsi, la faute de cette bonne mère Ève et de ce bon père Adam, tu t’en charges ?

— Oui, répondit Jésus.

— Le crime du premier meurtrier, le crime de Caïn, tu t’en charges ?

— Oui.

— Les crimes de cette race que ton père a jugée si perverse, qu’il n’a pas trouvé d’autre moyen, pour la guérir, que de la noyer, — tu t’en charges ?

— Oui.

— Soit ! dit Satan ; mais nous ne sommes encore qu’au prologue du monde : le drame ne s’ouvre véritablement qu’après le déluge. — Que dis-tu de Nemrod, ce grand chasseur devant Dieu, qui regardait les daims, les cerfs, les élans, les tigres, les panthères et les lions comme des animaux indignes de lui, et tendait son arc contre les hommes ?

— Je dis que Nemrod était un tyran, mais je meurs pour les tyrans comme pour les autres.

— Allons, passe pour Nemrod ! — Mais nous avons un certain Procuste qui couchait ses hôtes dans un lit, et qui, s’ils étaient trop petits, les allongeait ; s’ils étaient trop longs, les raccourcissait… Nous avons un certain Sinnis qui écartelait les passants en les liant à deux arbres qu’il courbait de force, et en laissant ensuite les deux arbres se relever… Nous avons un certain Antée qui bâtissait un temple à Neptune avec les crânes des étrangers qui traversaient ses États… Nous avons un certain Phalaris qui, avec les cris d’agonie des prisonniers qu’il y enfermait, faisait heurler un taureau d’airain rougi… Nous avons un certain Scyron qui se tenait sur un chemin étroit, et qui précipitait les voyageurs dans la mer !… — Tu adoptes tout cela ? Soit ! Passons à d’autres ! Oh ! nous ne chercherons pas longtemps : c’est un vilain animal que l’homme, et une vilaine histoire, que l’histoire de l’humanité. — Il y a Clytemnestre, qui tue son mari ; il y a Oreste, qui tue sa mère ; il y a Œdipe qui tue son père ; il y a Romulus qui tue son frère ; il y a Cambyse qui tue sa sœur ; il y a Médée qui tue ses enfants ; il y a Thyeste qui les mange !… — Tu te charges de débattre tout cela avec les Euménides ? À merveille ! — Voyons un peu ce que tu diras des bacchantes, qui déchirent Orphée ; de Pasiphaë, qui dote la Grèce du Minotaure ; de Phèdre, qui fait déchirer Hippolyte par ses chevaux ; de Tullie, qui fait passer son char sur le corps de Servius Tullius ?… — Bagatelles ! N’en parlons plus. — Parlons de Sardanapale, qui promet une province à celui qui inventera un nouveau plaisir ; de Nabuchodonosor, qui pille le temple, et emmène tes aïeux en captivité ; de Balthasar, qui fait jeter Daniel dans la fosse aux lions ; de Manassès, qui fait scier Isaïe en deux, et du bas en haut, pour que la chose dure plus longtemps ; d’Achab, qui a commis tant de crimes, que Saül est maudit de Samuel pour ne l’avoir pas tué ! Parlons d’Ixion, qui veut violer une déesse, et des habitants de Sodome, qui veulent violer trois anges ! Parlons des incestes du patriarche Loth, des mystères de Vénus Mylitta, de la prostitution de Tyr, des bacchanales de Rome, de l’empoisonnement de Socrate, de l’exil d’Aristide, du meurtre des Gracques, des égorgements de Marius, du suicide de Caton, des proscriptions d’Octave, de l’assassinat de Cicéron ; d’Antoine, renvoyant à sa femme les têtes de ceux qu’il ne connaît pas ; de Scipion, brûlant Numance ; de Mummius, brûlant Corinthe ; de Scylla, brûlant Athènes ! — Remarque bien que je laisse de côté les Hébreux, les Phéniciens, les Grecs et les Égyptiens, sacrifiant leurs fils à Moloch ; les Bretons, les Carnutes et les Germains, sacrifiant leurs filles à Teutatès ; les Indiens, se faisant écraser sous le char de Vishnou ; les Pharaons, bâtissant les pyramides et cimentant cette fantaisie funèbre avec la sueur et le sang de deux millions d’hommes !… Et tout cela pour arriver à Hérode le Grand, qui, à cause de toi, fait égorger cinquante mille enfants mâles ! et à Jean le Baptiseur, auquel Hérode Antipas toujours à cause de toi, fait couper le cou ! — Eh bien ! voyons, fils de l’homme ou fils de Dieu, qu’en dis-tu ? Parle ! réponds : Prends-tu toujours sur toi les crimes du monde, et crois-tu encore que c’est un fardeau que puissent soulever des épaules humaines ?

Jésus ne savait plus répondre que par ses soupirs. Cependant, faisant un effort sur lui-même :

— Mon Dieu, murmura-t-il, que votre volonté soit faite, et non la mienne !

Satan poussa un rugissement de colère.

La première heure d’angoisses, la première heure d’épreuves, la première heure des souffrances sublimes qui devaient donner la paix à l’univers, était écoulée !


deuxième heure.


— Allons, reprit Satan, laissons là le passé ; ce qui est fait est fait : arrivons au présent. — Tu as appelé à toi douze apôtres… je ne parle pas des disciples, cela nous mènerait trop loin… tu as pris de braves gens, les uns à leurs nacelles et à leurs filets, les autres à leur charrue et à leur vigne, les autres à leurs bureaux et à leurs péages ; sans toi, ils eussent été heureux ; ils eussent vécu auprès de leurs familles ; ils fussent morts dans leurs lits, entourés de leurs enfants ! Pas du tout, tu en as fait des mendiants pendant ta vie, et tu vas en faire des vagabonds après ta mort… Veux-tu savoir ce qui leur arrivera pour avoir prêché ta doctrine, et par quel chemin ils te rejoindront dans le royaume de ton père ? Je laisse de côté Judas : quand celui-là serait pendu, il l’aurait assez bien mérité ! — je ne m’occupe que des zélés, des fidèles, des inébranlables ! — Commençons par le premier qui ouvrira la marche, par Jacques le Majeur. Après avoir été faire un voyage en Espagne, il reviendra à Jérusalem prêcher ton Évangile ; ce qui déplaira à Hérode Agrippa, lequel, sur la demande des Juifs, lui fera couper la tête. un ! Puis vient Matthieu. Lui voyagera beaucoup : il ira dans la Perse d’abord, dans l’Éthiopie ensuite ; il convertira une foule de vierges à la religion chrétienne ; mais, comme il empêchera une de ces vierges d’épouser le roi du pays, qui en sera amoureux, le roi lui fera donner par derrière un coup de couteau dont il mourra. deux ! C’est le tour de Thomas ; — tu vois que je suis l’ordre chronologique. — Ah ! Thomas, il voudra faire en Arabie ce que tu as fait en Égypte : renverser les idoles ; mais cela lui réussira moins bien qu’à toi : le grand prêtre le tuera lui-même d’un coup d’épée. trois ! Passons à Pierre, au fondement de ton Église, au gardien de tes clefs. Lui, son Golgotha l’attend à Rome : il sera crucifié comme son maître ; seulement, par humilité, il demandera à être crucifié la tête en bas. Et, comme il aura affaire à un juge plein de clémence, la demande lui sera accordée. quatre ! — Ah ! pardon, je m’aperçois que j’ai fait un passe-droit à Jacques le Mineur. — Jacques le Mineur sera déjà près de toi depuis trois ans, quand Pierre ira te rejoindre. Tu sais comment il mourra, ton cousin Jacques, le premier évêque de Jérusalem ? On lui fera faire de force ce que tu n’as pas voulu faire de bonne volonté, toi : on le fera sauter du haut en bas du temple ; puis, comme, dans sa chute, il ne se sera cassé que deux jambes et un bras, et qu’il lèvera son dernier bras au ciel, un digne Juif lui brisera la tête d’un coup de marteau à foulon. cinq ! Nous avons encore Barthélemy, l’ancien Nathaniel, celui qui a prétendu qu’il ne pouvait rien sortir de bon de Nazareth. Lui, mourra d’une mort fort désagréable : il sera écorché ni plus ni moins que le juge prévaricateur de Cambyse ; et la chose lui arrivera dans une ville dont le pauvre homme ne connaît pas même le nom : à Albana, en Arménie. six ! Puis André, qui a été témoin de ton premier miracle à Cana, et qui sera cloué sur une croix toute particulière, dont on inventera la forme exprès pour lui, et qu’on appellera de son nom ; ce qui sera justice, attendu qu’il ne mourra sur cette croix qu’à la fin du second jour. sept ! Puis Philippe, qui ira se faire lapider en Phrygie. huit ! Puis Simon et Taddée, ces deux bons amis qui ne se quitteront pas même au moment de la mort, et qui seront lapidés en Perse par les habitants de la ville de Sannir. dix ! Puis, enfin, Jean, ton disciple chéri… Ah ! ah ! celui-ci te touche plus que les autres, à ce qu’il paraît ? Tu lèves les bras au ciel, tu pries ton père de l’épargner… et, en effet, il sort sain et sauf de la cuve d’huile bouillante où l’a fait plonger Domitien… Allons, soit ! un sur douze, ce n’est pas trop ! Ah ! il en coûte pour être ton ami, Jésus ! on paye cher l’honneur d’être à ton service, Christ ! et tes élus sont bien véritablement les privilégiés de la douleur, Messie !

Jésus laissa tomber sa tête dans ses mains, pour cacher les larmes qui ruisselaient sur ses joues.

Satan sourit, et, à ce sourire, les ténèbres se firent par toute la nature.

— Attends, dit-il, je n’ai parlé là que des apôtres ; parlons un peu des prosélytes, des adeptes, des néophytes : ici, nous ne compterons plus par dix ou par douze ; nous compterons par cent mille, par cinq cent mille, par millions ! — Salut, César Néron, empereur ! Que fais-tu là, fils d’Agrippine et d’Ahenobarbus ? As-tu assisté à ton spectacle favori : des chrétiens jetés aux bêtes, éclairés par des chrétiens qui brûlent ?… Regarde donc, Jésus, c’est ingénieux, ce qu’il a inventé là, ce grand artiste qui chante sur sa lyre des vers d’Orphée pendant que des milliers d’hommes agonisent ! Ennuyé de ce que la nuit mettait fin aux massacres, il a eu l’idée d’enduire des hommes de poix-résine, de bitume, de soufre, et de les allumer comme des flambeaux ; de sorte que, maintenant, l’empereur ne quittera plus le cirque : il aura spectacle de jour et spectacle de nuit ! Mettons trois cent mille chrétiens pour Néron, et je te jure, Jésus, que j’estime la chose au plus bas. — Il est vrai que Domitien fera mieux que Néron : le monde s’instruit en vieillissant ! — Voyons, qu’as-tu inventé, frère du bon Titus, pendant ces moments d’ennui où tu ne perces pas les mouches avec ton poinçon ? De percer les chrétiens avec des lances, des flèches et des javelots ? Bon ! ce sont là des supplices connus depuis le commencement du monde… Ah ! ah ! tu les fais jeter dans des fournaises embrasées et dans des chaudières d’huile bouillante ? Nabuchodonosor avait inventé cela avant toi… Tu les fais déchirer dans le cirque par des lions, des tigres et des léopards ? Tu les fais fouler aux pieds par des éléphants et des hippopotames ? Tu les fais éventrer par des taureaux et des rhinocéros ! C’étaient là les délassements de ton prédécesseur Néron… Voyons, Domitien, est-il donc aussi difficile d’inventer un supplice inconnu qu’un plaisir nouveau ? — Ah ! regarde ceci, Jésus, ce n’est pas mal : voici deux vaisseaux, dix vaisseaux, vingt vaisseaux qui luttent les uns contre les autres ; les adversaires s’attaquent avec des flèches enflammées, de sorte qu’ils vont s’incendier mutuellement… Ah ! c’est un beau spectacle que la réverbération des flammes dans l’eau ; et puis, au moins, il y a diversité dans la mort des martyrs : les uns courent de la proue à la poupe ; les autres essayent de grimper au haut des mâts ; les autres s’élancent à l’eau… Ah ! voilà qui est bien : l’eau est peuplée de caïmans, de requins et de crocodiles ! c’est un progrès sur Claude. Claude avait inventé l’eau et le feu ; mais il n’avait pas inventé les crocodiles, les requins et les caïmans. Mettons cinq cent mille chrétiens tués à coups de flèches, de lances et de javelots, brûlés dans les fournaises, cuits dans l’huile, déchirés par les lions, les tigres et les léopards, foulés aux pieds par les éléphants et les hippopotames, éventrés par les taureaux et les rhinocéros, rôtis sur les vaisseaux, ou mangés par les caïmans, les requins et les crocodiles. Cinq cent mille, ce n’est pas beaucoup ; mais aussi Domitien n’a que quarante cinq ans lorsqu’il est assassiné par Étienne, l’affranchi de l’impératrice. S’il vivait plus longtemps il ferait mieux ! d’ailleurs, ce qu’il n’a pas fait, Commode le fera. — Viens donc ici, fils de Marc-Aurèle, Hercule romain, tueur de lions qui ajoutes au plaisir de voir tuer celui de tuer toi-même. Tu descendras sept cents fois dans le cirque, fils de Jupiter ! il en coûtera bien, chaque fois, la vie à cinq cents chrétiens : c’est trois cent cinquante mille martyrs à joindre aux cinq cent mille de Domitien, aux trois cent mille de Néron ; en tout, onze cent cinquante mille ! — Quand je te disais, Jésus, que tu pouvais compter par millions !… Compte, compte, Jésus !

Jésus tomba sur ses deux genoux, les bras écartés, le visage couvert de sueur et de larmes, tremblant, frissonnant, pâlissant, disant :

— Mon père, si c’est possible, que ce calice s’éloigne de moi !… Mon père, tout vous est possible : éloignez de moi ce calice !

Puis, se recueillant, et sentant la main de Satan près de s’étendre sur le monde :

— Cependant, mon père, s’écria-t-il, que votre volonté soit faite sur la terre comme dans les cieux !

Satan fit un éclat de rire plus terrible et plus douloureux que son premier rugissement.

Et l’on entendit de douces voix qui chantaient dans les airs :

« Elle est écoulée, la deuxième heure d’angoisses, la deuxième heure d’épreuves, la deuxième heure des souffrances sublimes qui doivent donner la paix à l’univers ! »

C’était le chœur des anges, qui se réjouissaient de ce que Jésus n’avait pas succombé.

Ces douces voix séchèrent la sueur qui tombait du front du Christ, et tarirent les larmes qui coulaient de ses yeux.

— As-tu encore quelque chose à me dire ? demanda Jésus.

— Si j’ai encore quelque chose à te dire ! s’écria Satan ; par l’enfer, je crois bien ! j’ai à causer avec toi des hérésies… Ah ! c’est pour les hérésies, cœur sensible ! que je réclame toute ton attention.

Jésus ne put retenir un gémissement.

— Oh ! sois tranquille, dit Satan, tu sais que je n’ai plus qu’une heure : je serai donc forcé d’abréger et de ne prendre que ce qu’il y a de mieux. Tiens, voici ma liste, tu vois qu’elle est courte.

Satan étendit le bras, et, sur les murs de la grotte, Jésus put lire en lettres de flamme :


Ariens, — Vaudois,
Albigeois, — Templiers, — Hussites,
Protestants.


troisième heure.


Il se fit un instant de silence pendant lequel on entendit siffler le vent à travers le feuillage métallique des oliviers.

Ce vent semblait chargé de toutes sortes de plaintes, de cris, d’imprécations ; c’était la voix des démons qui répondait à celle des anges.

Un voile de deuil semblait s’être étendu sur la création depuis que Satan avait souri d’espérance.

— Voyons, dit le tentateur, commençons par le commencement. — Nous sommes dans l’avenir, l’an 336 de ton calendrier. Arius s’est établi en 312 à Alexandrie, où il a prêché une doctrine nouvelle et passablement impertinente ; heureusement, la liberté de discussion existe encore ! Les premiers Pères et les docteurs, conformément à l’avis de saint Paul, ont décidé que l’hérétique doit être averti d’abord, puis, s’il persiste dans son erreur, retranché de l’Église, c’est-à-dire de la société des chrétiens. — L’excommunication est encore la seule peine prononcée contre les dissidents. — Il est vrai que les Pères de l’inquisition, embarrassés, plus tard, par cette trop grande douceur de l’Église envers les hérétiques des premiers siècles, déclareront, au nom du Saint-Esprit, que, si l’orthodoxie se montra d’abord si tolérante, c’est qu’elle n’était pas la plus forte ; l’aveu est naïf, comme tu vois, pour des disciples de saint Dominique ! mais il faut convenir aussi que cet Arius est un grand coquin qui scandalisera les siècles à venir… Sais-tu, — en supposant toujours que nous vivions en l’an 336, — ce que cet Arius dit de toi ? Il combat la Trinité ; il prétend que tu n’existais pas dès le commencement ; il soutient que tu ne fais pas un avec ton père ; il a découvert que tu n’étais qu’une simple créature tirée du néant, ni plus ni moins que ce pauvre Lazare, qui, depuis que tu l’as ressuscité, va se cognant à tous les arbres, et se heurtant à toutes les pierres, ne pouvant se persuader à lui même qu’il est bien vivant. — Et le pis de tout cela, c’est qu’il s’en faudra seulement de trois voix pour que le concile de Nicée se prononce en faveur d’Arius, et contre toi ! Or, regarde un peu que de peines perdues, si ces trois voix, au lieu d’être pour la consubstantialité, avaient été pour la non-consubstantialité ! Voilà que tu ne serais plus Dieu ; c’est effrayant à penser ! Mourez donc pour l’humanité, afin que l’on vous proclame Dieu à la majorité de trois voix seulement !… Par bonheur, cet Arius, qui se fera absoudre de trois autres conciles, — ce qui, soit dit en passant, infirme quelque peu la décision du premier, — cet Arius, qui en arrivera à se faire rappeler de l’exil par Constantin, et à devenir son favori, mourra de mort subite au moment où l’empereur donnera l’ordre à Alexandre, patriarche de Constantinople, de le remettre en possession de ses fonctions sacerdotales ! Tu penses bien, du reste, qu’un homme sur lequel le monde a les yeux tournés ne meurt pas ainsi, tout vivant, sans que sa mort fasse grand bruit. Les hérétiques qui suivent sa détestable doctrine diront qu’il est mort empoisonné ; les orthodoxes qui suivent le vrai chemin diront que sa mort est un miracle accordé par Dieu à la prière de l’évêque Alexandre… Quel évêque, dis donc, Jésus, que celui qui demande dans ses prières la mort d’un ennemi ! et quel Dieu, dis donc, Christ, que celui qui l’accorde ! Toi, Jésus, qui prétends ne faire qu’un avec ce Dieu, n’as-tu pas dit, au contraire : je ne veux point la mort du pécheur ; je veux qu’il se convertisse et qu’il vive ! Aussi, la mort d’Arius fait plus de bien que de mal aux ariens. Le voilà martyr : sa doctrine s’incarne dans les grandes races barbares ; elle fond sur l’Europe avec les Goths, les Burgundes, les Vandales et les Lombards ; ta divinité, ô Christ ! reconnue à la majorité de trois voix, au concile de Nicée, est niée par la moitié du nouveau monde chrétien ! Les haines et les rivalités de ces hordes sauvages se retranchent derrière les questions de foi, comme derrière un bouclier ; les hommes n’ont plus de remords en s’entre-tuant : ils s’entre-tuent, les uns pour prouver que tu es Dieu, les autres pour prouver que tu ne l’es pas… Le premier mot de ta bouche, à ta venue sur la terre, avait cependant été, ô Christ : gloire à dieu dans le ciel, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! Je ne sais pas dans quel état sera le ciel à cette époque, ô doux Jésus ! mais regarde la terre, — un champ de carnage ! Des ariens naîtront les sociniens. Vois d’ici la flamme de ce bûcher éclairant les murs d’une ville, et se réfléchissant dans un lac : la ville c’est Genève ; le bûcher, c’est celui de Michel Servet !

Jésus poussa un soupir, et passa sa main sur ses yeux.

— Ah ! tu crois que nous sommes arrivés ? dit Satan feignant de se tromper à l’impression de Jésus ; tu crois que nous avons sauté par-dessus huit ou dix siècles, les mains vides et les yeux fermés ? Avant d’en venir là, nous avons quelques jolis petits massacres à enregistrer : enregistrons, comme dirait ton ami Matthieu le Péager. — Chassées par les guerres religieuses et les bouleversements de l’Église, quelques familles chrétiennes, vers le Xe siècle, s’implanteront, comme des fleurs sauvages, dans les gorges les plus reculées des Alpes ; elles vivront là, pures, simples, ignorées, à l’abri de leurs rocs, qu’elles croiront inaccessibles ; leur âme sera fière comme l’aigle qui fend l’azur du ciel ; leur conscience sera blanche comme la neige qui couronne ces monts qu’on appellera le mont Rosa, le mont Viso, et qui sont les frères européens de l’Oreb et du Sinaï. L’Israël des Alpes, c’est le nom que se donnera à elle-même cette Église aux mœurs austères, à la robe sans couture ; l’esprit, les usages, les rites des premiers chrétiens ne seront réellement conservés que parmi les pauvres et les gueux de Lyon ; car les vaudois s’appelleront ainsi eux-mêmes par humilité. L’Évangile sera leur loi ; le culte qui découlera de cette loi sera le moins compliqué de tous les cultes humains : ce sera le lien d’une communauté fraternelle dont les membres se rassembleront pour prier et pour aimer. Leur crime — car il faudra bien un prétexte — leur crime sera de soutenir qu’en dotant de grandes richesses les papes et l’Église, Constantin a corrompu la société chrétienne ; et ils s’appuieront sur deux paroles sorties de ta bouche ; la première : le fils de l’homme n’a pas une maison où reposer sa tête ; la seconde : il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume du ciel qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille. Eh bien ! il n’en faudra pas davantage pour attirer sur ce peuple de frères les rigueurs d’une sainte institution tout fraîchement établie, et qu’on appellera l’inquisition. Leurs prêtres, vieillards à barbes blanches, et que pour cette raison l’on nommera les barbas, représenteront en vain qu’ainsi que tu as recommandé de le faire, ils payent fidèlement le tribut à César ; qu’ils vivent inoffensifs entre la prière et l’aumône ; que le premier venu est aussi prêtre qu’eux, — car ce sera un de leurs dogmes, que tout chrétien peut faire le corps et le sang de Dieu, — l’inquisition frappera les pasteurs, et les brebis se disperseront ; mais on les poursuivra jusque dans les cavernes ; femmes, enfants, vieillards, tout tombera sous le glaive de tes ministres, c’est-à-dire des ministres de celui qui, dans une heure, dira à Pierre : remettez votre épée au fourreau ; celui qui frappe par l’épée périra par l’épée. Poursuivis, traqués, ils diront aux montagnes : « Ô montagnes ! entr’ouvrez-vous pour nous recevoir ! » mais, dans les flancs ténébreux de ces mêmes Alpes, ils rencontreront la main du saint office et l’épée altérée de carnage ! Tiens, vois-tu, là-bas, ces deux flaques de sang : l’une s’appelle Cabrières, et l’autre Mérindol… Regarde ces taches noires empreintes comme des traces de foudre sur ces rochers sanglants : après avoir consumé le bûcher, après avoir dévoré les hommes, le feu mordra le granit… Compte, si tu le peux, tout Dieu que tu es, le nombre des victimes ; je me suis chargé de compter les martyrs de Néron, de Domitien et de Commode ; mais je ne me charge pas de compter ceux de saint Dominique, de Pierre de Castelnau et de Torquemada ! Le carnage durera trois siècles, et, quand il s’éteindra, c’est que ta parole même s’effacera sur la terre !

Jésus se détourna en soupirant.

— Attends, dit l’ange du mal, je n’ai pas fini avec les Vaudois : ils ont, dans le midi de la France, des frères qu’on appellera les Albigeois, des frères qui seront maltraités comme eux pour avoir voulu associer tes doctrines à celles de Manès. Ceux-là, non-seulement nieront ta divinité, ainsi qu’auront fait les ariens, mais encore ils nieront ta chair ; ta chair qui va être déchirée lambeaux à lambeaux sous les verges des soldats, trouée par les clous, percée par la lance ! Comprends-tu ces hommes pour lesquels tu auras souffert ce que tu vas souffrir, et qui nieront la souffrance en niant la chair ! Pour eux, tu n’es qu’un fantôme, une ombre sans corps, une apparence sans réalité ; tu n’as pas pris une forme véritable dans le sein de la vierge Marie ; tu as paru naître, vivre et mourir, voilà tout. Tu passeras, parmi eux, pour n’avoir point racheté la matière du terrible anathème prononcé contre elle ; ce qu’il y a de sublime en toi, c’est-à-dire la douleur, ils le nieront. Les sacrements de ton Église seront repoussés par eux comme des signes sensibles et, dès lors, sans efficacité ; et ce qu’il y a de curieux, c’est que ces adorateurs de la vérité et de l’esprit, comme ils s’appelleront eux-mêmes, s’appuieront sur ces paroles de ton Évangile : le jour vient, et il est déjà venu, où les hommes n’adoreront plus dieu à jérusalem ni sur la montagne, mais où ils adoreront mon père en esprit et en vérité. Sur la foi de cet oracle, ils rejetteront donc le culte et les cérémonies extérieurs. Qu’auront-ils, d’ailleurs, besoin des grandeurs dramatiques du temple romain, ces enfants de la Gascogne et de la Provence, pour lesquels le ciel même est le reposoir de Dieu, en vertu de cette parole que tu as eu l’imprudence de prononcer : ne jurez pas par le ciel, parce que c’est le trône de dieu ? Oh ! Jésus, Jésus, à la droite de ton père où tu seras assis, jamais tu n’auras encore entendu monter de la terre au ciel concert de plaintes et de gémissements pareil à celui qui sortira de ces belles et riantes contrées où les châteaux étaient si bien gardés, où les hommes étaient si poëtes, où les femmes étaient si belles ! Ce n’est pas seulement une secte que la sombre croisade noiera dans le sang des albigeois, écrasera sous les décombres de leurs villes : c’est une civilisation, une littérature, une langue. Trois cités puissantes : Béziers, Lavour, Carcassonne, tomberont dans ce tourbillon de feu qui parcourra tout le midi de la France, et s’y fondront comme des métaux dans la fournaise ! Entends-tu, au milieu des femmes éventrées, au milieu des enfants arrachés à la mamelle de leur mère, et des vieillards brûlés dans leurs maisons, entends-tu un des tiens crier en frappant avec le crucifix, — car les armes tranchantes sont interdites aux mains sacrées : « Tuez ! tuez toujours ! tuez orthodoxes et hérétiques ! Dieu reconnaîtra les siens !… » Et orthodoxes et hérétiques, tout y passera, au bruit des cloches qui sonneront l’agonie de deux cent mille hommes ; puis, sur les cadavres de Lavour, de Carcassonne et de Béziers, qui fument encore, tes prêtres entonneront l’hymne : Veni, creator Spiritus ! À quoi donc, ô Christ ! t’aura servi de réprimander les disciples qui appelaient le feu du ciel sur cette ville de la Samarie dont les habitants ne voulaient pas te recevoir ?

Et il semblait à Jésus qu’il entendait ces plaintes des mourants, ces cris des mères, ce râle des vieillards, et que, sous le glas des cloches sonnantes, il voyait ce sang, cet incendie, ces ruines !

Il essuya son front de ses deux mains, et poussa un gémissement plus profond, plus triste, plus suppliant que tous ces gémissements qu’il lui semblait entendre.

Le flot des douleurs humaines montait jusqu’à lui à la voix de l’ange du mal, et passait sur son âme comme les flots d’une sombre marée.

Mais, excepté ce gémissement, excepté cette sueur, rien n’indiquait que le divin Sauveur fût près de faiblir.

Satan continua.

— Attends, Jésus, voici venir les templiers. Ceux-là seront des chevaliers armés en ton nom ; ils disputeront aux infidèles et aux vents du désert, ton sépulcre, les lieux où furent ton berceau, les ruines du temple que tu as offert de rebâtir en trois jours s’il était détruit. De leur commerce perpétuel avec l’Orient, de leurs voyages, de leurs conquêtes, ils rapporteront les débris d’anciens cultes qu’ils mêleront secrètement avec ta doctrine ; dans des cérémonies sombres et inconnues comme les mystères égyptiens, ils vénéreront une idole aux traits symboliques, et le chandelier à sept branches qui figurera au triomphe de Titus. Si celé que soit le bruit de ces initiations, il se répandra par le monde ; les craintes que le courage des templiers inspirera, même à l’Église ; le désir de s’emparer de leurs immenses trésors, la jalousie des ordres religieux, la rivalité des institutions militaires, tout conspirera leur perte. On n’a aucune preuve contre eux, soit ; la torture en fera : ils avoueront, rétracteront leurs aveux, et mourront sur le bûcher. Ton pape, cité par eux à comparaître devant ton trône, y comparaîtra en effet… Comment jugeras-tu ce représentant visible de la divinité, toi qui as dit : n’achevez pas le roseau brisé ! n’éteignez pas la mèche qui fume encore ! — Écoute, Jésus, écoute ce chant si profondément triste qui vient à nous du côté de la Bohême. Un homme naîtra, du nom de Jean Huss ; il attaquera en termes amers l’avarice des gens d’Église, comme toi, Jésus, tu as déchiré, de ton temps, l’orgueil des prêtres, des pharisiens et des docteurs, en disant : malheur à vous qui, sous le prétexte de vos longues prières, dévorez jusqu’aux maisons des veuves ! Il voudra laver de son sang les souillures de ton Église, comme tu auras voulu laver du tien les péchés de l’humanité ; il aura besoin de mourir pour le repos de sa conscience ; or, c’est toujours chose facile que de mourir. Tes prêtres l’emprisonneront, le jugeront, le brûleront, lui et son disciple, Jean de Prague ; sur son bûcher, il te prendra à témoin qu’il meurt pour ta cause, ô Jésus ! et, afin de convaincre tes prêtres d’imposture, au moment où la flamme gagnera le bûcher, il regardera le ciel, et, dans une sorte de vision prophétique, il s’écriera humblement et tristement : « Aujourd’hui, vous étouffez la pauvre oie ; mais, dans cent ans, un beau cygne blanc viendra, que vous ne pourrez pas étouffer. » Ce beau cygne blanc, ce sera Luther. La pauvre oie expirera, en effet, dans les flammes ; mais le vent dispersera les cendres du bûcher, et, de ces cendres, sortira la formidable guerre des hussites. — À nous la coupe ! c’est le cri de ralliement ; et, à ce cri, la Bohême tressaille. Les prêtres avaient confisqué une moitié de toi-même ; ils s’étaient réservé le calice, laissant ainsi entre eux et le peuple la distance de l’infini ; c’est contre ce privilége que se soulève la Bohême, en réclamant la communion sous les deux espèces. Ah ! ce sera une guerre terrible ; et, si elle t’attriste, toi, l’agneau du Seigneur, elle réjouira fort le Dieu des armées, le Dieu vainqueur, le Dieu triomphant ! Calixtins et taborites combattront d’abord sous la même bannière : la Bohême, l’Allemagne et l’Italie trembleront devant eux ; après des prodiges d’audace, de foi et de dévouement pour leur cause, décimés, écrasés, trahis, ils laisseront les derniers débris de leur dernière armée dans une grange à laquelle on mettra le feu, afin que pas un de ces hérétiques n’en échappe, — et pas un n’en échappera ! Que penses-tu de la mort de ces hommes, égorgés par les ordres du pontife romain pour avoir voulu communier sous les deux espèces, ô Christ ! toi qui as dit à tes disciples, il y a deux heures à peine, en leur présentant le pain et le vin : prenez, ceci est mon corps ; prenez, ceci est mon sang : mangez et buvez-en tous ?… Ah ! tu frissonnes ! ah ! tu trembles, Jésus ! ta sueur redouble et devient une sueur de sang… Regarde tes mains, elles sont rouges comme celles de tes prêtres, de tes pontifes, de tes papes ! Oh ! les belles mains, et comme elles réjouissent l’œil d’un démon !

— Oui, dit Jésus ; mais ce sang, c’est le mien : il coule, non pas sur mes souffrances, mais sur celles de l’humanité ; et mon père, qui le voit couler, me donne la force de lui dire : « Ne considérez pas mes douleurs, ô mon père ! et que ces douleurs n’arrêtent pas votre miséricorde dans la voie qu’elle s’est tracée. »

Amen ! dit Satan. Continuons. — Cent ans après la mort de la pauvre oie, le cygne qui devait naître, naîtra et chantera. Il s’indignera du commerce des indulgences que tes pontifes auront introduit dans l’Église ; il poussera le cri de guerre contre Rome : à ce cri, les consciences répondront… Les races du Nord rêveront d’assouvir une seconde fois leur haine contre la ville éternelle, et de prendre le Vatican, comme elles ont pris le Capitole ; le chef spirituel de cette seconde invasion de barbares sera un moine à la face amaigrie par le jeûne, à l’œil rongé par le doute, au front pâli par les veilles. L’hérésie enfantera l’hérésie : au sein de la liberté de discussion, les sectes pousseront sur les sectes ; alors, cent mille paysans, conduits par Thomas Munzer, un de tes prêtres, blanchiront de leurs os les plaines de la Franconie. Allons ! courage ! en avant, chrétiens contre chrétiens ! réformés contre réformés ! hérétiques contre hérétiques ! ce sera l’extermination que ton disciple bien-aimé, saint Jean, prédira dans l’Apocalypse, cette vision de mort, qui n’aura pas pu lui faire voir même en rêve l’ombre de la sanglante réalité ! Après les paysans conduits par Thomas Munzer, viendront les anabaptistes conduits par Jean Becold, Jean Bockelson, ou Jean de Leyde, comme tu voudras l’appeler. L’ancien tailleur d’habits, l’ex-aubergiste, ô Christ ! renouvellera en ton nom les déportements de David et de Salomon : comme eux, il sera roi ; comme eux, il aura des courtisanes et des repas qui iront du soir au lendemain, depuis le jour jusqu’au jour ; Sardanapale de l’Occident, il dira : « Le plaisir est Dieu ! » puis, enfin, il sera pris, écorché, brûlé dans une cage de fer ; sa ville de Munster sera visitée par la famine et par le glaive, ses partisans dispersés, égorgés, pendus, roués, écartelés ! Ceux-là, du moins, n’auront pas à se plaindre : ils auront fêté la vie et bu la coupe, jusqu’à ce que, selon ta promesse, ils la boivent avec toi dans le royaume de ton père. — Mais les malheureux frères moraves ! pour ceux-là, il y a péché, foi de Satan ! eux qui n’auront eu d’autres jouissances sur la terre que la mortification et le cilice ! eux qui vivront, qui prieront, qui travailleront en commun comme les chrétiens des premiers temps ! Et, cependant, ils n’en seront pas moins en abomination parmi les autres chrétiens ; on les traitera en ennemis publics, et ils seront jugés, condamnés, chassés, détruits. La réforme elle-même ne trouvera point grâce aux yeux de ceux qui règnent sur les consciences ; mais, aussi, voyons un peu ce qu’elle veut, cette réforme maudite qui s’avance en criant : « Jésus ! Jésus ! » Ah ! elle veut remplacer la messe, dont tu n’as pas dit un mot, par la communion fraternelle, que tu as instituée ; elle veut, en outre, rétablir le mariage des prêtres, en honneur dans la primitive Église. Viens, réforme ! viens ! Jésus veut te voir avec tous tes enfants : luthériens, huguenots, calvinistes, protestants, parpaillots, tous ceux, enfin, qui ont tâté de la vache à Colas ! Écartez-vous, murailles ! ouvrez-vous, montagnes ! abaissez-vous, flots de la mer ! que le Rédempteur du monde jette un coup d’œil sur l’Occident ! Qu’est-ce que cela ? pourquoi tant de sang, de feu, de fumée ! Pourquoi tous ces gibets, tous ces échafauds, tous ces bûchers, toutes ces ruines, tous ces calvaires ?… Ah ! le Golgotha s’allonge, s’élargit, se déroule, s’étend ; il couvre l’Europe depuis les sources de l’Oder jusqu’à la mer de Bretagne, depuis la baie de Galway jusqu’à l’embouchure du Tage… C’est ce qu’on appellera la guerre de quatre-vingts ans : elle commencera par le sac de la cathédrale d’Anvers, et finira par la chute de la tête de Charles Ier. — Tiens, regarde, voilà l’Angleterre qui brûle : c’est la sanglante Marie qui y met le feu ; tiens, voilà l’Espagne qui flambe : c’est Philippe II qui l’allume ! Ah ! vous êtes bien dignes d’être unis par le saint sacrement du mariage, tigresse du Nord et démon du Midi !… Au feu ! c’est l’Écosse qui brûle ! au feu ! c’est l’Irlande qui brûle ! au feu ! c’est la Bohême, la Flandre, la Hongrie, la Westphalie qui brûlent ! au feu, c’est la France qui brûle à son tour ! Vive saint Barthélemy, ton apôtre ! j’espère que le roi Charles IX lui fait une belle fête ! Vois-tu ce pieux monarque sur le balcon de son palais, une arquebuse à la main, chassant au calviniste, au luthérien, au huguenot ? Belle trinité de rois, sur ma parole de démon ! chacun va se baigner à son aise, et se désaltérer à sa soif : Marie Tudor a du sang jusqu’aux genoux ; Philippe II, jusqu’à la ceinture ; Charles IX, par-dessus la tête… En restera-t-il pour Louis XIV ? C’est tout au plus !

Et, comme Jésus, gémissant, cachait son visage entre ses mains, Satan s’élança, et écarta violemment les deux mains du Christ.

— Mais regarde donc ! lui dit-il.

Le Christ regarda ; mais il ne put voir : il était aveuglé par une sueur de sang !

Alors, ses forces l’abandonnèrent, et il tomba la face contre terre en disant :

— Mon Dieu, Seigneur ! prenez ma vie jusqu’au dernier battement, mon haleine jusqu’au dernier souffle, mon sang jusqu’à la dernière goutte ; doublez, décuplez, centuplez mes tortures ; mais que votre sainte volonté s’accomplisse, et non celle de mon infernal tentateur !

Satan jeta un cri terrible, et bondit hors de la grotte qui s’éclaira peu à peu d’une lumière céleste, tandis que les anges chantaient :

« Elle est écoulée, la troisième heure d’angoisses, la troisième heure d’épreuves, la troisième heure des souffrances sublimes qui doivent donner la paix à l’univers ! Gloire à Jésus sur la terre ! gloire au Seigneur dans les cieux ! »

Pour la seconde fois, Satan était vaincu !


CHAPITRE X.

le baiser.


Comme la vierge Marie l’avait pensé, lorsqu’elle s’était voilé la tête pour ne pas voir passer Judas, celui-ci n’avait quitté le cénacle que pour aller livrer son maître.

Le conseil des prêtres et des anciens avait été invité par Judas à se réunir dans la nuit ; le traître avait promis de revenir sans dire à quelle heure il reviendrait : il ignorait lui-même quand et comment il serait libre ; tout dépendrait des circonstances ; Judas prendrait conseil de la situation.

Dès huit heures du soir, les principaux ennemis de Jésus étaient réunis chez Caïphe, chargé de la convocation. Anne avait choisi d’avance les hommes sur lesquels il savait pouvoir compter. — Ceux-là, l’histoire nous a conservé leurs noms : c’étaient Anne, le beau-père de Caïphe, et sept ou huit autres princes des prêtres ou membres du conseil ; ils s’appelaient Summus, Dathan, Gamaliel, Levi, Nephtali, Alexandre, Syrus. Quant à Nicodème et à Joseph d’Arimathie, qui, la veille, avaient parlé en faveur de Jésus, on s’était bien gardé de les prévenir.

Les personnages rassemblés chez Caïphe attendaient depuis plus d’une heure, prêtant, avec l’attention de la haine, l’oreille à chaque bruit qu’ils entendaient ; et quelques-uns déjà secouaient la tête en disant : « Cet homme a promis plus qu’il ne pouvait tenir, il ne viendra pas ! » lorsque, tout à coup, la tapisserie de la porte se souleva, et Judas parut.

Il y avait cent pas, au plus, de la maison où Jésus faisait la cène à la maison de Caïphe ; ce n’était donc ni la longueur ni la rapidité de la course qui couvraient de sueur le visage de Judas.

Judas, en franchissant le seuil du palais de Caïphe, avait eu, non pas un remords, mais un doute. Ce Jésus qui avait si bien lu dans son âme, ce prophète qui avait les anges à ses ordres, ne serait-il pas véritablement au-dessus de la nature des autres hommes ?

Judas était prêt à l’homicide, mais non au déicide.

Par malheur, au moment où il hésitait au seuil de la porte, ne sachant s’il devait retourner en arrière ou continuer son chemin, la porte s’était ouverte, et un valet du grand prêtre nommé Malchus, envoyé par son maître afin de voir si Judas venait, s’était trouvé face à face avec celui ci, et, le reconnaissant pour l’homme qui lui était désigné :

— Entrez, avait-il dit, on vous attend.

Puis, tirant Judas dans le vestibule, il avait fermé la porte derrière lui.

L’abîme était franchi ! cette porte, c’était la porte infernale de Dante ; cette sueur qu’essuyait Judas en entrant chez Caïphe, c’était celle de l’homme qui vient de laisser toute espérance.

Les prêtres poussèrent un cri de joie en apercevant Judas.

— Eh bien ? demandèrent en même temps deux ou trois voix.

— Eh bien ! dit Judas, me voici.

— Et prêt à tenir ta promesse ?

— Serais-je venu sans cela ?

— Où est Jésus ?

— À cent pas d’ici, dans la maison qu’Heli, beau-frère de Zacharie d’Hebron, loue de Nicodème et de Joseph d’Arimathie.

— Et que fait-il dans cette maison ?

— La pâque.

— Mais ce n’est pas aujourd’hui la pâque.

— Qu’importe à Jésus ! n’est-il pas venu pour renverser ce qui est, et pour établir ce qui n’est pas ? Celui qui guérit le jour du sabbat peut bien faire la pâque le jeudi.

— Eh bien, dit Caïphe, vous entendez : il est à cent pas d’ici ; je vais donner l’ordre qu’on l’arrête.

— Gardez-vous-en bien ! dit Judas ; il est dans une maison qui ressemble à une forteresse ; il a autour de lui cinquante ou soixante disciples dévoués ; tout le monde est encore debout à Jérusalem ; il n’aurait qu’un cri à pousser pour appeler à lui tous ses partisans : nous sommes à quelques centaines de pas seulement du faubourg d’Ophel, dont les habitants sont tout à lui… L’arrêter maintenant, et où il est, c’est mettre le feu à Jérusalem.

— Que faire, alors ? demanda Caïphe.

— Écoutez, dit Judas : dans une heure, il quittera la maison du cénacle ; quelques-uns de ses disciples seulement l’accompagneront, — ceux qui font la pâque avec lui, selon toute probabilité. Je sais où il va chaque nuit : donnez-moi vingt hommes bien armés, et je vous livre Jésus.

— Sera-t-il donc seul ?

— Non ; il sera au milieu de ses disciples, mais loin de la ville et loin de tout secours.

— Mais, s’il a une troupe de disciples avec lui, et que tu n’aies que vingt soldats, il y aura probablement résistance, et, pendant la lutte, Jésus peut s’échapper.

— Les disciples sont, à l’exception de Pierre, des hommes doux et craintifs : il n’y aura pas de lutte.

— Dans la nuit, au milieu d’autres hommes, comment les soldats reconnaîtront-ils Jésus ?

— Jésus sera celui que j’embrasserai, dit Judas.

Les membres du conseil frissonnèrent malgré eux aux paroles de cet homme, qui trahissait, comme les autres caressent, par un baiser !

— Bien, dit Caïphe ; voici ce que le conseil te donne pour ta récompense.

Et le grand prêtre tendit à Judas un sac de cuir dans lequel il y avait trente pièces d’argent.

— Avant de rien recevoir, dit Judas, je désire une promesse.

— Laquelle ?

— C’est que je serai libre, que les soldats ne me suivront que de loin, qu’ils s’arrêteront à l’endroit où je leur dirai de s’arrêter, que je rejoindrai seul les autres disciples, et que c’est au bout d’un quart d’heure seulement que je les aurai joints qu’on se présentera pour arrêter Jésus.

— Les soldats auront ordre de t’obéir.

— C’est bien, dit Judas.

Alors, s’approchant du grand prêtre, il prit de ses mains le sac de cuir.

— Et, maintenant, dit-il, cet argent est à moi, n’est-ce pas ?

— Ce sont les arrhes du marché qui vient d’être conclu. Une fois le faux prophète entre nos mains, le conseil verra à proportionner la récompense au service.

— Ce n’est pas cela que je demande, dit Judas ; je demande si cet argent est bien à moi, et si je puis en disposer.

— Il est à toi, et tu peux en disposer.

— Eh bien, pour vous prouver, dit Judas, que ce n’est point par cupidité, mais que c’est par conviction que j’agis, reprenez cet argent, et donnez-le de ma part au temple.

Mais Caïphe, repoussant à la fois la main et le sac que le traître tendait vers lui :

— Gardez cet argent, dit-il, il ne peut être consacré au temple : c’est le prix du sang.

Judas devint livide ; son sourcil roux se fronça ; il mit la bourse dans sa ceinture :

— C’est bien, dit-il. À minuit, je reviendrai.

— Non, répondit Caïphe, en faisant un signe aux autres membres du conseil, mieux vaut que vous attendiez ici.

— J’attendrai, dit Judas.

Et il alla s’asseoir sur un banc, à l’autre extrémité de la salle, où il resta jusqu’à minuit sans dire un mot, sans faire un mouvement.

Les princes des prêtres et les membres du conseil passèrent ce temps à causer entre eux à voix basse.

Parfois, l’un ou l’autre jetait les yeux sur Judas, et le retrouvait immobile, muet et à la même place.

À minuit, le décurion qui devait commander les vingt archers entra et annonça que lui et ses hommes étaient prêts.

Alors, tout haut, Caïphe lui ordonna d’obéir sans réserve à Judas ; mais, tout bas, il lui dit :

— Ne perdez pas de vue cet homme, et défiez-vous de lui !

Judas se retourna et surprit le regard de Caïphe, peut-être même quelques-unes de ses paroles ; mais il sembla n’avoir rien vu, rien entendu.

— Venez, dit-il.

Et il marcha le premier.

Pendant que Judas, en tête des vingt soldats, s’avançait vers la porte des Eaux, la troisième heure de la tentation de Jésus s’accomplissait.

Jacques, Pierre et Jean avaient, comme nous l’avons dit, quitté leur maître à la porte du jardin des Oliviers, et, après l’avoir un instant suivi des yeux à travers le pâle et luisant feuillage de l’arbre de Minerve, ils s’étaient assis, avaient ramené leurs manteaux sur leurs têtes, comme ont habitude de le faire les Orientaux qui dorment ou qui prient, et, brisés de fatigue, écrasés de tristesse, ils s’étaient peu à peu laissés aller au sommeil.

Jean se réveilla le premier au contact d’une main qui se posait sur son épaule ; puis, rejetant son manteau en arrière, il leva la tête et poussa un cri.

À ce cri, les deux autres disciples se réveillèrent à leur tour, et regardèrent.

La lune, perdue dans un océan de nuages contre lequel elle luttait, jetait une lueur blafarde, suffisante, cependant, pour éclairer les objets.

Jésus était debout près des apôtres ; mais, si Jean l’avait reconnu, c’était à l’aide de son cœur : à l’aide de leurs yeux, les autres pouvaient à peine le reconnaître.

Le doux et calme visage du Christ était bouleversé par la douleur, pâle jusqu’à la lividité, et sillonné d’une sueur sanglante qui se perdait dans sa barbe rougie ; ses cheveux étaient collés ensemble, et dressés sur sa tête. Il restait la main posée sur l’épaule de Jean, non plus pour le réveiller, mais pour chercher un appui, car il semblait près de défaillir.

— Oh ! maître, s’écria Jean, le soutenant entre ses bras, que vous est-il donc arrivé ?

— Levez-vous et venez, dit Jésus, car voici l’heure que je vous ai prédite, où je vais être livré à mes persécuteurs.

Alors, Pierre et Jacques se levèrent vivement.

— Maître, dit Pierre, voulez-vous que j’appelle les autres disciples ? Nous vous sommes, tous les onze, dévoués jusqu’à la mort ; nous pouvons résister, nous défendre, combattre, et, quant à moi…

L’apôtre leva son manteau, et montra une courte épée.

— Quant à moi, j’ai à mon côté la mort du premier qui osera étendre la main sur vous !

— Non, Pierre, dit Jésus avec tristesse ; n’en faites rien, car tout ce qui va arriver est résolu d’avance dans la volonté de mon père et la mienne. Tandis que vous dormiez, j’ai eu mon agonie, dans laquelle plus d’une fois la force a failli m’abandonner… Voyez comme je suis faible ; voyez comme je suis pâle ; voyez comme mes cheveux et ma barbe sont collés par une sueur de sang : tout cela vous est une preuve que la lutte a été longue, opiniâtre, acharnée ! Mais, avec l’aide de mon père, — Jésus leva au ciel un regard de reconnaissance, — la victoire a suivi la lutte ! Arrivent maintenant la torture, le supplice et la mort, je suis prêt… Venez donc, comme je vous l’ai dit.

Et Jésus fit quelques pas du côté de Gethsemani.

Pierre ne répondit rien ; mais, se plaçant derrière son maître, comme pour marcher à sa suite avec Jacques, il s’assura que son épée jouait librement dans le fourreau.

Le sentier était si étroit, qu’à peine deux hommes pouvaient marcher de front. Jésus s’avança le premier, ainsi que nous avons dit, d’un pas lent et faible, appuyé sur l’épaule de Jean. — Pierre et Jacques venaient ensuite.

Ils arrivèrent de la sorte à Gethsemani ; et, comme Pierre et Jacques réveillaient les autres apôtres, Jésus prit Jean à part et lui dit :

— Jean, aussitôt que je vais être aux mains des soldats, tu courras à la porte Dorée, où tu trouveras ma mère. Après mon départ, elle a été avec les saintes femmes chez Marie, mère de Marc, et, de là, comme, par une faveur spéciale, Dieu a permis qu’elle vît tout ce qui m’est arrivé, et qu’elle entendît tout ce qui m’était dit ou tout ce que je disais, elle sait que je vais être arrêté, et elle accourt avec Marthe et Madeleine pour me voir à mon passage… Elle sera faible et seule… Jean, si je t’aime comme un frère, elle t’aime comme un fils : tu iras à ma mère, et tu la soutiendras !

— Ô mon maître ! dit Jean, n’y a-t-il donc pas moyen que vous échappiez à cette mort terrible, dont la seule idée vous a tiré du front cette sueur de sang ?

Et, en disant ces mots, il trempait le bas de son suaire dans un ruisseau, et lavait le visage du Christ avec la même sollicitude qu’une mère eût eue pour son enfant.

— Cette sueur que tu effaces de mon visage, mais que, par bonheur, tu n’effaceras pas de la terre, dit Jésus, ce n’est pas pour moi qu’elle a coulé, c’est pour les hommes. Quant à chercher à fuir, je t’ai déjà dit, mon bien-aimé Jean, que non-seulement je ne fuirais pas la mort, mais qu’au contraire, j’irais au-devant d’elle.

Alors, posant une de ses mains sur le bras de Jean :

— Tiens, dit-il, vois-tu cette lumière tremblante qui sort de la porte des Eaux ? C’est elle qui guide ceux qui viennent m’arrêter ; et ceux qui viennent m’arrêter sont si sûrs de ma mort, que voici quatre d’entre eux qui se détachent pour aller prendre sur le Cedron deux poutrelles servant de pont, et dont ils vont faire ma croix.

Jean éclata en sanglots, et ce fut lui, à son tour, qui devint si faible, que les jambes lui manquèrent, et que Jésus fut obligé de le soutenir.

— Allons, dit Jésus, pour que tu donnes la force aux autres, il faut que je te la donne, à toi.

Et il passa son doigt sur les paupières de l’apôtre chancelant.

Jean rouvrit les yeux, poussa un cri de joie, et tendit ses bras vers le ciel.

Le ciel était ouvert. Jean, de ses yeux mortels, voyait ce que nul n’avait vu avant lui : il voyait Dieu assis sur son trône dans sa majesté infinie, ayant au-dessus de son front l’Esprit saint ; à sa droite, Jésus bénissant le monde qu’il avait sauvé ; et, à sa gauche, la vierge Marie perdant une à une toutes ses douleurs dans la joie éternelle.

Au bout de quelques secondes, Jean fut forcé de fermer ses yeux éblouis, et, lorsqu’il les rouvrit, tout avait disparu.

Mais la vision resplendissait en lui-même.

Il tomba aux genoux de Jésus.

— Ô ! fils de l’Éternel ! dit-il, grâces te soient rendues pour m’avoir initié aux secrets des cieux, moi qui ne suis qu’un souffle éphémère de l’Esprit créateur, qu’une goutte de rosée perdue dans l’océan de l’infini ! Tu as fait de moi un de ces soleils qui se lèvent dans le firmament pour éclairer ces atomes qu’on appelle des mondes ; tu m’as trouvé digne de me révéler ta pensée, à moi, qui devais servir à l’accomplissement de tes desseins sans les connaître ! Grâces te soient rendues, regard immense emprunté à mon maître divin, regard qui, pour quelques secondes, m’as rapproché de l’Incréé ! Oui, ce bonheur qui m’inonde, les enfants d’Adam le connaîtront à leur tour, quand tu auras arraché à la mort son glaive de feu, quand finira le monde et le temps, quand commencera l’éternité !…

Et Jean resta un instant abîmé en lui-même, dans la contemplation de la vision de vie, lui à qui, soixante ans plus tard, dans l’île de Pathmos, Jésus devait envoyer la vision de mort.

Pendant ce temps, Judas et les soldats s’avançaient. À la porte des Eaux, Judas avait voulu réaliser son projet de quitter la petite troupe, pour venir se mêler aux autres apôtres ; mais le décurion qui n’avait pas oublié la recommandation de Caïphe, étendant la main sur lui, et le touchant à l’épaule :

— Halte-là, camarade ! nous te tenons, nous ne te lâcherons pas, que tu ne nous aies livré le Galiléen.

Judas avait dévoré cette nouvelle déception, et, tiré en arrière par le décurion, avait continué sa marche au milieu des soldats.

À cent pas à peu près de Gethsemani, Judas insista de nouveau pour se séparer de la troupe qu’il conduisait, mais sans plus de succès que la première fois ; seulement, comme la défiance du décurion devenait plus grande au fur et à mesure que la montagne devenait plus solitaire et la nuit plus sombre, il prit Judas par le haut de son manteau et de sa robe ; de sorte qu’il semblait que c’était Judas que l’on conduisait à Jésus, et non pas Jésus qui allait être livré par Judas.

En avant de la première maison de Gethsemani, le décurion et ses soldats aperçurent un groupe d’hommes.

— Voilà Jésus et ses disciples, dit Judas ; lâchez-moi, que je puisse au moins donner le signal convenu.

— Il sera temps, dit le décurion, quand nous saurons si ces hommes sont bien ceux que tu nous annonces.

Et l’on continua d’avancer.

Alors, Jésus, de son côté, fit quelques pas vers les gens qui venaient à lui, et, adressant la parole à leur chef :

— Que cherches-tu, Aben Adar ? demanda-t-il.

— C’est lui ! murmura Judas en faisant un pas en arrière, et en prenant le bras du décurion.

— Qui, lui ? demanda Aben Adar.

— Celui que je dois vous livrer, dit Judas.

Mais, comme le décurion doutait des paroles du traître :

— Nous cherchons Jésus de Nazareth, dit-il.

Alors, de la même voix qu’il avait demandé : « Que cherches-tu ? »

— Jésus de Nazareth, c’est moi ! dit le Christ.

Ces paroles étaient bien simples ; rien n’était changé dans l’intonation de celui qui les prononçait ; mais, cependant, Dieu voulut que les hommes comprissent que cette voix était celle qui imposait silence aux vagues de l’Océan, qui commandait à Satan de rentrer en enfer, et qui tirait du néant l’âme des anges.

Il lui donna l’éclat de la foudre, la force de la tempête !

À ces mots : « Jésus de Nazareth, c’est moi ! » décurion, soldats, valets du temple, tout, jusqu’à Judas, tomba la face contre terre.

Un seul resta debout, et on le vit s’enfuir éperdu vers Jérusalem en criant :

— Malheur à qui portera la main sur cet homme.

— Relevez-vous, dit Jésus.

Et tous se relevèrent, pleins de trouble et de frissons.

Alors, Jésus, s’adressant à Judas :

— Viens ici, Judas, lui dit-il, et fais ce que tu as promis de faire.

Judas hésita un instant ; mais, comme s’il eût eu honte de reculer, il marcha droit à Jésus en disant :

— Maître, permettez-vous que le plus humble de vos disciples vous embrasse ?

Jésus tendit la joue en murmurant :

— Ô malheureux Judas ! mieux vaudrait pour toi n’être jamais né !

Et, en même temps qu’il tendait la joue, il tendait les mains : la joue pour être trahi, les mains pour être enchaîné.

Mais au moment où les lèvres du traître touchaient la joue de Jésus, un coup de tonnerre si violent se fit entendre, un éclair si menaçant déchira le ciel, que les soldats, qui s’avançaient, s’arrêtèrent, et que le décurion lui-même regarda en arrière.

— Eh bien ! reprit le Christ, n’avez-vous pas entendu ? je suis Jésus de Nazareth, c’est-à-dire celui que vous cherchez.

Ces paroles rassurèrent les soldats, qui, voyant qu’au lieu de faire résistance, Jésus s’offrait de lui-même, se précipitèrent sur lui.

Judas profita de ce moment pour essayer de fuir.

Mais Pierre, l’arrêtant par sa robe, et le poussant du côté des apôtres :

— À moi ! dit-il, et défendons le maître !

En même temps, il tira l’épée qu’il tenait cachée sous son manteau, et en porta un violent coup à la tête de ce même serviteur de Caïphe qui avait ouvert la porte à Judas, et l’avait introduit dans la salle du conseil.

Malchus jeta un cri de douleur, et tomba à la renverse.

Les soldats le crurent tué. Il y eut un moment de confusion parmi eux ; quelques-uns firent mine de s’enfuir.

— Soldats ! s’écria Aben Adar, vous fuyez devant un homme !…

Les soldats eurent honte, à l’exception d’un seul, qui continua son chemin vers Jérusalem, et qui disparut bientôt dans les ténèbres.

Pendant ce moment de trouble qu’avait causé la chute de Malchus, les apôtres avaient lâché Judas ; et Judas avait profité de cette liberté pour s’enfuir en se précipitant à travers les pentes rapides de la montagne, le long des bords du ruisseau qui va se jeter dans le Cedron.

Jésus avait arrêté Pierre.

— Pierre, dit-il d’une voix douce mais impérative, remettez votre épée au fourreau ; car, je vous le dis, celui qui frappe de l’épée périra par l’épée !… Croyez-vous donc que, si je m’adressais à mon père, au lieu du secours terrestre que vous m’offrez, il ne m’enverrait pas une légion d’anges ? Mais non, je dois vider le calice que le Seigneur m’a donné à boire : comment les paroles de l’Écriture s’accompliraient-elles donc, si les choses qui se font ne se faisaient pas ?

En ce moment, les soldats s’emparèrent de lui ; mais Jésus leur dit doucement :

— Je suis prêt à vous suivre, seulement, laissez-moi d’abord guérir cet homme.

Les soldats s’écartèrent. Alors, Jésus, se penchant vers le valet du grand prêtre, qui était couché à terre, évanoui et perdant tout son sang, le toucha du doigt à la tête. Aussitôt la blessure se ferma, le sang cessa de couler, et Malchus se releva.

Mais, au lieu de convaincre les soldats, ce miracle redoubla leur colère ; ils se jetèrent sur Jésus, et le frappèrent, ceux-ci, du bois de leur lance, ceux-là, avec les paquets de cordes qu’ils avaient apportées pour le lier.

Alors, Jésus, de sa douce voix :

— Vous êtes venus me prendre comme un assassin, leur dit-il, avec des pieux et des bâtons ; et, cependant, tous les jours, j’ai enseigné au milieu de vous, dans le temple, et vous pouviez m’arrêter. Mais votre heure, l’heure de la puissance des ténèbres, est venue ; je ne ferai donc aucune résistance : liez-moi, garrottez-moi, emmenez-moi ; me voici !

Et il se livra de lui-même à ses bourreaux.

En un instant, Jésus fut garrotté avec des cordes neuves et dures. Les soldats lui lièrent le poignet droit au-dessus du coude du bras gauche, et le poignet gauche au-dessus du coude du bras droit. Ils lui serrèrent autour du corps et autour du cou une ceinture et un collier garnis de clous. À cette ceinture et à ce collier se rattachaient deux courroies qui se croisaient sur la poitrine, et qui étaient garnies de clous comme le collier et la ceinture. Puis, à ces courroies, à ce collier et à cette ceinture, ils nouèrent quatre cordes à l’aide desquelles, non-seulement ils tenaient Jésus garrotté, mais encore le tiraient à droite et à gauche, en bas, en haut, selon leur caprice.

Et à chaque secousse qu’ils donnaient les clous qui garnissaient courroies, collier et ceinture, et dont les pointes étaient tournées en dedans, déchiraient le corps de Jésus, et de toutes les piqûres faisaient jaillir le sang.

À la vue de ce terrible prélude du supplice que devait endurer leur maître, les apôtres, qui avaient toujours compté sur un miracle suprême, perdant tout courage et toute espérance, s’enfuirent, les uns dans la direction de Bethel, les autres dans celle d’Engaddi.

Alors, Jésus jeta un dernier regard et adressa un dernier sourire à Jean, pour lui rappeler sa mère.

L’apôtre comprit le sourire et le regard de Jésus.

— J’y vais, maître, dit-il ; et celle qui s’appuyait autrefois sur ton bras s’appuiera désormais sur le mien.

— Est-ce fait ? demanda le décurion aux soldats qui garrottaient Jésus.

— Oui, maître, répondirent ceux-ci.

— En ce cas, prends les devants, Longin, et va annoncer au grand prêtre que le faux prophète est entre nos mains.

Un soldat sortit des rangs, et prit d’un pas rapide la route de Jérusalem.

Et ses compagnons le raillaient en criant : « Prends garde, Longin, tu vas te heurter à cette pierre !… Prends garde, Longin, tu vas te cogner contre cet arbre !… Prends garde, Longin, tu vas tomber dans le Cedron ! »

Et Longin, déjà si loin d’eux, qu’ils ne pouvaient plus le distinguer au milieu des ténèbres, leur répondit :

— Soyez tranquilles, si j’y vois mal le jour, j’y vois bien la nuit !

Et le bruit de la voix s’éteignit, et, après le bruit de la voix, le bruit des pas.

— Allons, dit le décurion, chez Caïphe !


CHAPITRE XI.

le rêve de claudia.


Le trouble était grand chez Caïphe, où le décurion conduisait Jésus.

Comme nous l’avons dit, après le départ de Judas et de sa troupe, le conseil des prêtres et des anciens s’était déclaré en permanence et attendait.

Tout à coup, un soldat pâle et couvert de sueur et de poussière était entré.

C’était celui qui avait fui en criant : « Malheur à qui portera la main sur cet homme ! »

Il accourait chez Caïphe, pressé, comme tous ceux qui ont été témoins d’un fait terrible et incroyable, de raconter ce qu’il venait de voir.

Il raconta donc qu’au moment où, près de Gethsemani, le Christ, se présentant de lui-même aux hommes qui le cherchaient, avait dit : « Jésus de Nazareth, c’est moi ! » toute la troupe, décurion et soldats, avait été renversée dans la poussière ; que lui seul était resté debout, et que, présumant que cette exception avait été faite en sa faveur pour qu’il pût porter la nouvelle de ce miracle, il avait pris sa course, et était venu.

Le bruit de la toute-puissance de Jésus s’était, depuis son entrée triomphale à Jérusalem, tellement répandu dans la ville, que, si incroyable que fût le récit du soldat, tous ceux qui l’écoutaient se sentirent frissonner.

Les regards se tournèrent vers Caïphe.

Le grand prêtre comprit que c’était de la fermeté que l’on cherchait en lui, et que, de sa conduite personnelle allait dépendre la conduite de tous.

Son épouvante était grande ; mais, appelant sa haine au secours de son courage :

— Misérable, dit-il au soldat, es-tu vendu au Nazaréen, ou es-tu dupe de quelque sortilége ? c’est ce que nous saurons plus tard…

Alors faisant avancer un centurion qui était de garde près de lui :

— Enfermez ce visionnaire, lui dit-il ; puis prenez cent soldats à la caserne voisine, et courez à Gethsemani. Il se peut que vous trouviez de vos camarades qui aient besoin d’aide : ils ont ordre d’arrêter Jésus de Nazareth, qui se fait appeler le Messie ; prêtez-leur main forte, et amenez ici, mort ou vif, le faux prophète.

Le centurion remit le fugitif à deux soldats, et courut vers la caserne située en face du palais d’Anne.

Mais à peine le centurion avait-il fait cinquante pas dans la rue, qu’un second soldat était entré.

Celui-là n’était pas moins pâle ni moins défait que le premier, quoiqu’il vînt annoncer une nouvelle plus rassurante.

Caïphe devina qu’il arrivait de la montagne des Oliviers.

— Eh bien ! demanda-t-il.

— Salut au grand prêtre et aux illustres seigneurs qui l’entourent ! dit le soldat ; je viens de Gethsemani, où quelque chose de terrible s’est passé sous mes yeux… Malchus est tué ! plusieurs de nos compagnons doivent être blessés ! mais, enfin, malgré le tremblement de la terre et le grondement de la foudre, Jésus, livré par Judas, a été arrêté.

Caïphe poussa un cri de joie.

— Arrêté ! Tu es sûr qu’il est arrêté ?

— Je l’ai vu se livrant lui-même aux soldats.

— Et nous l’amène-t-on ?

— C’est probable ; mais je ne puis vous dire que ce que j’ai vu. Saisi d’une irrésistible frayeur, j’ai fui ! En deçà des portes de la ville seulement, j’ai repris mes sens ; alors, pour réparer ma faute, j’ai songé à venir à vous, et à vous raconter ce que j’avais vu. Maintenant, si j’ai failli, punissez-moi.

— Il suffit, dit Caïphe ; je te pardonne en faveur de ta sincérité.

C’était déjà beaucoup que la certitude que Jésus était arrêté ; mais ce n’était point encore assez. Ne serait-il pas secouru par les disciples ? ne serait-il pas délivré par le peuple ? lui-même ne reconquerrait-il pas sa liberté par quelque miracle ?

Les anciens et les princes des prêtres se faisaient toutes ces questions, auxquelles ils ne pouvaient répondre que par des hypothèses et des probabilités, lorsque, tout à coup, la portière se souleva pour la troisième fois, et qu’un nouveau soldat parut.

— Honneur et gloire vous soient rendus, défenseurs de la sainte loi de Moïse ! dit le soldat ; je fais partie de la troupe envoyée à la recherche de Jésus, et je viens vous annoncer, de la part du décurion Aben Adar, que le magicien est arrêté. Il a appelé à son secours les tremblements de la terre et la foudre, mais tout a été inutile. Nos braves soldats se sont emparés de lui, et vous l’amènent lié et garrotté. Périssent, comme il va périr, tous ceux qui oseront se lever contre vous !

— Comment te nommes-tu ? demanda Caïphe.

— Longin, répondit le soldat.

— Aben Adar sera centurion, et tu seras, toi, décurion à sa place.

Puis, prenant dans sa bourse une poignée de pièces d’or et d’argent :

— Et voici, en outre, ajouta le grand prêtre, pour la bonne nouvelle que tu apportes.

Longin reçut l’argent, baisa le bas de la robe du grand prêtre, et sortit tout joyeux.

Au reste, un singulier mouvement commençait à s’opérer dans Jérusalem.

Le centurion, selon l’ordre de Caïphe, avait été chercher cent hommes à la caserne, et ne leur avait point caché dans quel but il les requérait. Ceux-ci s’étaient armés à la hâte, et, comme les trois messagers qui s’étaient succédé près de Caïphe n’avaient point caché non plus aux quelques citadins qu’ils avaient rencontrés, dans leur trajet de la porte des Eaux au palais du grand prêtre, l’événement suprême qui s’accomplissait, ceux à qui ils l’avaient révélé, pressés, à leur tour, de répandre une nouvelle de cette importance, n’avaient pas hésité à heurter aux maisons de leurs amis pour leur transmettre cette nouvelle ; de sorte que quelques fenêtres commençaient à s’ouvrir, quelques portes à s’entre-bâiller, et que des demandes et des réponses s’échangeaient entre les habitants de ces maisons et les passants de la rue. En ce moment, et comme pour redoubler l’inquiétude et la curiosité, la troupe envoyée par Caïphe au secours d’Aben Adar sortait de la caserne, et marchait au pas de course vers la porte des Eaux, précédée et accompagnée de torches, chaque soldat tenant son épée à la main. Or, les commandements du chef, le bruit des pas, le froissement des boucliers contre les fourreaux des glaives, la flamme des torches qui s’augmentait de la rapidité de la marche, et laissait sur le chemin des vestiges ardents, tout cela acheva de tirer du sommeil ceux qui dormaient encore. Le mouvement qui s’était éveillé d’abord au pied de la forteresse, c’est-à-dire dans la partie la plus élevée de la ville, commença à déborder de la cité de David dans la ville inférieure, et gagna bientôt la seconde ville, et même Bazetha. On voyait des points s’illuminer, des lumières inquiètes traverser les rues, s’arrêter, puis se remettre à courir de nouveau ; on entendait ça et là frapper aux portes ; les uns sortaient dans la rue, avides de connaître ce qui se passait ; les autres, au contraire, craignant quelque tumulte nocturne, se barricadaient chez eux. Les étrangers étendus sous les péristyles et sous les portiques quittaient leurs couches improvisées, et, abordant les habitants de la ville, les interrogeaient sur les causes de cette arrestation ; ceux qui campaient sur les places publiques se montraient aux ouvertures de leurs tentes. Les serviteurs du grand prêtre, enveloppés de manteaux, sillonnaient les rues, portant l’avis de la prise de Jésus aux scribes, aux pharisiens et aux hérodiens, lesquels mettaient, à leur tour, sur pied leurs valets et leurs clients, recommandant à ceux-ci de se porter aux environs du palais de Caïphe, qui, s’il y avait soulèvement, serait particulièrement menacé par la populace. Des patrouilles de soldats passaient d’un pas rapide, avec un air sombre et menaçant ; des détachements couraient en divers sens pour renforcer les postes ; enfin, au milieu de tous ces bruits formant un murmure immense, et planant sur la ville comme un vaste dais de rumeurs, on entendait les aboiements prolongés des chiens, les mugissements et les cris des différents animaux amenés par les étrangers pour le sacrifice, et, par-dessus ces aboiements, ces mugissements, ces cris, le bêlement plaintif des innombrables agneaux qui devaient être immolés pour la pâque du lendemain.

Parmi toutes ces maisons, tous ces palais, toutes ces tentes qui rendaient leurs vivants, comme au jour du jugement dernier, les sépulcres rendront leurs morts, il y avait deux édifices qui restaient sombres et fermés.

C’étaient la citadelle Antonia et le palais des gouverneurs romains, qui en était une dépendance.

La citadelle Antonia avait, comme importance, remplacé l’ancienne forteresse élevée par David sur la montagne de Sion ; elle avait été bâtie par Hyrcan Macchabée, cent quatre-vingt-quatre ans avant la naissance du Christ, sur un rocher haut de soixante et quinze pieds, et de tous côtés inaccessible ; elle avait d’abord été nommée la tour Baris. Les grands prêtres qui s’étaient succédé à Jérusalem, depuis les jours glorieux des Macchabées jusqu’aux temps de désolation et de honte où le premier Hérode fut imposé aux Juifs par les Romains, d’abord comme tétrarque et ensuite comme roi, à la place de l’Asmonéen Antigone, — les grands prêtres, disons-nous, habitaient cette citadelle, et y déposaient, après les cérémonies sacrées, leurs habits pontificaux dans une armoire que l’on scellait du sceau des sacrificateurs et des gardes du trésor du temple, et devant laquelle le gouverneur de la tour faisait continuellement brûler une lampe. Hérode le Grand, dès qu’il fut devenu roi des Juifs, appréciant la situation de cette citadelle, et la trouvant, par sa position centrale, plus propre encore à contenir le peuple que celle de Sion, la fit fortifier et embellir. Comme fortification, il la ceignit d’un mur de trois coudées à l’abri duquel la garnison pouvait lancer des traits, tirer de l’arc, rouler des pierres ; comme embellissement, il revêtit entièrement de marbre le rocher sur lequel elle était bâtie ; — embellissement qui était encore une fortification, car il rendait les pentes du roc si rapides et si glissantes, qu’il était impossible du dehors de monter au sommet, ni du sommet de descendre à terre. Quatre tours bâties aux quatre angles de la citadelle dominaient, la tour du nord, la seconde ville et Bezetha ; la tour du couchant, la ville inférieure ; la tour du midi, le temple ; et la tour de l’orient, toute la partie de la ville qui s’étendait de la citadelle aux portes du Fumier et de la Vallée. En outre, la citadelle offrait une maison ou plutôt un palais d’habitation si large, si commode, si plein de galeries et de dégagements, qu’il pouvait passer à lui tout seul pour une petite ville. Citadelle et palais étaient continuellement gardés et défendus par une garnison de cinq cents hommes. Hérode avait nommé tout cet ensemble de bâtiments la citadelle Antonia, en l’honneur de son ami le triumvir Marc Antoine ; et, chose extraordinaire ! au milieu des révolutions qui s’étaient accomplies, et malgré la mort du vainqueur de Philippes, à travers les règnes d’Auguste et de Tibère, la citadelle Antonia avait conservé son nom.

De cette citadelle dépendait le palais des gouverneurs, bâti à ses pieds et appuyé à son versant septentrional. Il s’ouvrait par quatre portes sur la Grande Place, et l’on y arrivait par un escalier de marbre de dix-huit marches. Un pont appelé le Xystus, du haut duquel les gouverneurs romains avaient l’habitude de haranguer le peuple, reliait, comme nous l’avons déjà dit, ce palais à la citadelle Antonia, laquelle, du côté opposé, était reliée au temple par un autre pont pareil au premier, mais d’une longueur double de celui-ci.

Le palais était surmonté de deux aigles de bronze doré indiquant qu’il était devenu la demeure des gouverneurs romains en Judée ; mais les gouverneurs romains, qui avaient le palais et la citadelle à leur disposition, faisant du palais la demeure de luxe, et de la citadelle la demeure de sûreté, rendaient la justice au palais et habitaient la citadelle.

C’étaient ces deux édifices qui, au milieu des portes ouvertes, des maisons éclairées, des rues s’emplissant de bruits et de rumeurs, étaient restés clos, sombres et muets.

Et, cependant, la citadelle Antonia était habitée par un homme qui, lorsque quelque chose de pareil au tumulte que nous avons essayé de peindre se produisait à Jérusalem, était toujours éveillé le premier, parce que sur lui pesait la plus grande responsabilité : cet homme, c’était l’Espagnol Ponce Pilate. Depuis six ans qu’il avait succédé à Valerius Gratus dans le gouvernement de la Judée, il connaissait par expérience, — ayant eu à apaiser trois révoltes dirigées contre lui : la première, pour avoir fait entrer dans Jérusalem une légion romaine portant des enseignes aux images de l’empereur, ce qui était contraire à la loi judaïque ; la seconde, pour avoir tiré de force du trésor sacré l’argent nécessaire à la construction d’un aqueduc ; la troisième, enfin, pour avoir fait mettre à mort des Israélites qui, d’après les rites de la secte de Judas, ne reconnaissant d’autre Dieu, d’autre roi, d’autre maître que Jehovah, avaient refusé de faire des oblations en l’honneur de Tibère ; — il connaissait par expérience, disons-nous, l’esprit d’opposition des Juifs, et se tenait toujours prêt à contenir les troubles, et à réprimer les émeutes. Aussi, son sommeil était-il ce sommeil léger des hommes qui, chargés de peser sur les nationalités opprimées, savent que, chaque soir, ils s’endorment au bord d’un abîme où peut les pousser, avant le jour, cette grande et puissante déesse qui n’est jamais plus terrible que lorsqu’elle est forcée de marcher dans les ténèbres, et qu’on appelle la Liberté. Il tressaillit donc au premier bruit qui se fit entendre, s’accouda sur son lit, au chevet duquel étaient suspendus son épée et son bouclier, ces deux armes que saisissait d’abord le soldat antique, et qui représentaient l’attaque et la défense ; puis, ayant écouté avec l’oreille exercée du tyran, et s’étant assuré qu’il se passait bien réellement quelque chose d’extraordinaire dans la ville, il appela le soldat qui veillait à sa porte, fit venir un décurion, et lui ordonna de descendre dans la cité, et de s’informer de la cause de tout ce bruit. Si les réponses étaient vagues et contradictoires, il devait pousser jusque chez Anne ou chez Caïphe, qui ne pouvaient manquer de savoir, l’un ou l’autre, ce qui se passait.

À peine la porte de la chambre s’était-elle refermée derrière le décurion, que la porte opposée, qui conduisait aux appartements de la femme du gouverneur s’ouvrit et que celle-ci apparut, pâle, drapée dans ses voiles de nuit, et tenant une lampe à la main.

La femme de Pilate était une noble, belle et riche Romaine se vantant d’appartenir à l’une des branches de l’illustre famille qui avait donné au monde l’empereur Tibère. En effet, elle se nommait Claudia Procula, et c’était par son influence que son mari Ponce Pilate avait été nommé gouverneur de Jérusalem et procurateur de Judée.

Voilà, comme race et comme famille, ce qu’était ou ce que prétendait être Claudia. Maintenant, comme femme, c’était une matrone de vingt-huit à trente ans, parfaitement belle, parfaitement sage, parfaitement élégante, et dans chaque mouvement de laquelle la grâce grecque et la dignité latine éclataient dans toute leur majesté.

Pilate aimait et respectait Claudia ; son apparition, à cette heure de la nuit, redoubla son inquiétude : il crut qu’il y avait danger, et que sa femme, instruite de ce danger, venait chercher un refuge et une protection près de lui.

Aussi, dès qu’il l’aperçut :

— Qu’y a-t-il, et qu’est-il arrivé ? demanda Pilate se penchant hors de son lit.

— Rien dont je sois assurée, répondit Claudia, mais je viens à toi dans mon trouble.

— Et ce trouble, qui le cause ? reprit le gouverneur se reculant du côté de la muraille, afin que Claudia pût s’asseoir sur le bord de son lit.

Claudia déposa la lampe sur une table de porphyre portée par un seul pied représentant un griffon d’or, vint prendre la place qui lui était faite, et, laissant tomber sa main dans celle de son mari :

— Pardon, mon ami, lui dit-elle, de troubler ainsi ton repos.

— Oh ! dit Pilate, rassure-toi, je ne dormais pas… Ce bruit m’a réveillé, et je viens à l’instant même d’en envoyer savoir la cause.

— La cause ? fit Claudia regardant son mari ; si je te la disais, Pilate !

— Tu es donc sortie, ou quelqu’un t’en a donc prévenue ? demanda le gouverneur avec étonnement.

— Je ne suis pas sortie, je n’ai été prévenue par personne… J’ai vu !

— Tu as vu ? dit Pilate.

— Comme je te vois, ami.

— Alors, c’est une apparition, une vision, un songe que tu as à me raconter ?

— Je ne sais ce que c’est, dit Claudia ; mais, à coup sûr, c’est quelque chose d’étrange, d’incroyable, d’inouï, et qui ne ressemble en rien aux rêves qui nous visitent pendant notre sommeil, et qui sortent du palais de la Nuit par la porte de corne ou par la porte d’ivoire… Non, il n’y a de songes que pendant le sommeil, et je suis certaine que je ne dormais pas.

— Mais, enfin, dit Pilate souriant, — car il commençait à croire que Claudia venait à lui poussée seulement par une terreur imaginaire, — endormie ou éveillée, qu’as-tu vu ?

— Un de ces êtres pareils à ceux qui adorent l’arche dans le tabernacle des Juifs, et qu’ils appellent des anges.

— Et cet ange t’a parlé ?

— Non… Les rideaux de mon lit étaient fermés comme mes paupières, car j’essayais de dormir, quand tout à coup, à travers mes paupières et mes rideaux, j’ai vu briller une ardente lumière… Un de ces anges était descendu dans ma chambre ; il vint à mon lit, et en tira le rideau qui était du côté de ma tête ; en même temps, le mur donnant sur la montagne des Oliviers se fondit en vapeur, et disparut ; de sorte que mon regard put s’étendre du chemin du désert au tombeau d’Absalon ; et, chose plus singulière encore ! malgré la nuit, malgré la distance, je voyais tous les objets, depuis le brin d’herbe tremblant au bord du Cédron, jusqu’aux palmiers de Bethphagé, courbant leurs têtes sous l’aile du vent !

— Mais tu n’as pas vu cela seulement, Claudia ? car ce spectacle ne t’eût point effrayée.

— Attends donc, Pilate, et prends un peu pitié d’une femme dont le cœur bat, dont la voix tremble, et qui a eu peur un instant de ne pas trouver assez de force pour venir jusqu’à toi.

Pilate rapprocha Claudia de sa poitrine et la baisa au front.

— Continue, dit-il.

— Alors, reprit Claudia, du bout de son doigt, l’ange m’a indiqué, sur le chemin de Gethsemani à Jérusalem, un groupe de soldats. Au milieu de ce groupe était un homme garrotté que l’on traînait et poussait inhumainement avec des cordes et des bâtons ; — tandis que, au-dessus de sa tête, invisibles à tout autre que moi, flottaient sur des nuées d’or des anges pareils à celui qui, le front couronné d’un cercle de feu, et ses grandes ailes blanches repliées, me montrait cet homme que l’on traitait si cruellement.

— Et as-tu pu reconnaître quel était cet homme ?

— Oh ! oui ! dit Claudia : c’était Jésus le Nazaréen, le même qu’ils ont, dimanche dernier, promené en triomphe dans les rues de Jérusalem, et dont tu as dit en riant : « Plaisant triomphateur, qui conquiert des villes monté sur un âne ! »

— Ah ! dit Pilate ; et tu es certaine que c’était cet homme ?

— Oui, oui, je le connais bien, reprit Claudia, car souvent, voilée et sans te le dire, — tu me pardonnes, n’est-ce pas ? — je suis descendue de la citadelle dans le temple pour entendre ses prédications.

— Bon ! dit Pilate en riant, tant qu’il ne prêchera que contre les scribes, les pharisiens, les saducéens, les esséniens et toutes leurs sectes insensées, cela m’est parfaitement égal ; mais qu’il prenne garde de prêcher contre l’obéissance due à l’auguste Tibère.

— Oh ! s’écria vivement Claudia, jamais il n’a hasardé un mot contre l’empereur, et, l’autre jour encore, il recommandait, au contraire, de lui payer le tribut… Mais attends, attends, Pilate, ce n’est pas le tout. Ce doux prédicateur, ce Nazaréen inoffensif, qu’ils tiraient avec leurs cordes, qu’ils frappaient de leurs bâtons, qu’ils piquaient de la pointe de leurs épées, en passant sur le pont du Cédron, ils le poussèrent brusquement, et, comme le pont n’a point de parapet, il tomba sur les rochers à peine couverts d’eau à travers lesquels coule le torrent !… Là, il se serait brisé la tête si ses mains, qu’ils lui avaient attachées à la ceinture, n’eussent, miraculeusement sans doute, rompu leurs liens d’osier, et ne l’eussent protégé. Alors, lui, au lieu de se plaindre, au lieu de maudire, ainsi que l’eût fait un de nous, il murmura ces paroles que j’ai entendues malgré la distance, comme, malgré la distance, je voyais : « Ô mon père, je comprends à cette heure pourquoi ces hommes aveugles m’ont précipité du haut de ce pont ; c’est qu’il est dit au CIXe psaume : « Il boira l’eau du torrent dans le chemin, et c’est pour cela qu’il lèvera la tête. » Et, alors, il s’inclina et but, tandis que les anges qui étaient au-dessus de lui chantaient : « Gloire à Jésus sur la terre ! gloire au Seigneur dans les cieux ! »

Pilate sourit.

— Je savais bien que ma chère Claudia avait, éveillée, une riche imagination, dit-il ; mais j’ignorais que cette imagination fût plus féconde encore dans le sommeil que dans la veille.

— Mais, reprit Claudia, quand je te dis, quand je te jure, Pilate, que j’ai vu et entendu tout cela comme je te vois, comme je t’entends.

— Et c’est tout ce que tu as vu et entendu ?

— Non, dit Claudia, pas encore… Écoute. Sans s’inquiéter de la chute qu’il venait de faire, les soldats avaient continué leur chemin, tirant Jésus avec leurs cordes ; mais ils furent obligés de revenir sur leurs pas, le prisonnier ne pouvant gravir le torrent du côté du faubourg d’Ophel, à cause d’un mur en maçonnerie qui venait d’être fait pour soutenir les terres. Il gravit donc le talus sur le bord opposé, et repassa le pont. Ô Pilate ! il faisait peine à voir, avec sa robe rouge toute trempée d’eau, tout imbibée de sang, et collée sur son corps ; il ne marchait que difficilement, tant il avait souffert de sa chute. Aussi, de l’autre côté du pont, tomba-t-il encore ; mais, cette fois, on le releva violemment en le frappant avec des lanières et en le tirant avec les cordes. Puis, pour qu’il marchât plus facilement, le soldat qui était près de lui retroussa un pan de sa robe qu’il passa dans sa ceinture, et tous, le poussant au milieu des épines et des pierres aiguës, lui criaient : « Dis donc, Nazaréen, est-ce à ce voyage-ci que s’applique le mot de Malachie : « J’enverrai devant toi mon ange pour t’ouvrir le chemin ! » ou bien : « Dis donc, Jésus, Jean-Baptiste qui prétendait qu’il était venu pour te préparer la route ! que penses-tu de la manière dont il a fait sa besogne ? » Mais lui ne répondait point, et, les yeux au ciel, murmurait seulement tout bas : « Ô mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! »

— En vérité, dit Pilate, ma Claudia plaide admirablement la cause des malheureux, et, s’il n’était question de souffrances imaginaires, je m’attendrirais.

— Pilate ! Pilate ! reprit Claudia avec une chaleur croissante, je te dis que cela est bien réel, et, quand je t’aurai tout raconté, tu verras !

— Comment, dit Pilate, ce malheureux Jésus n’en est pas encore quitte ?

— Écoute… En ce moment, une troupe de cent hommes a rejoint la première troupe ; c’était le grand prêtre Caïphe qui l’envoyait au secours de l’autre ; elle débouchait du faubourg d’Ophel. Trouvant Jésus aux mains de leurs camarades, les nouveaux venus ont poussé de grands cris de joie qui ont achevé d’éveiller les habitants du faubourg, que leur passage avait déjà tirés d’un premier sommeil ; alors ceux-ci ont commencé à paraître sur le seuil de leurs maisons. Tu sais ce que sont ces pauvres gens, presque tous des porteurs d’eau ou de bois pour le temple, ardents partisans de Jésus, qui, lors de l’écroulement de la tour de Siloë, a guéri plusieurs d’entre eux. Ils poussèrent donc des cris de douleur et des soupirs de compassion, lorsqu’ils virent Jésus traîné par des soldats qui le maltraitaient si cruellement ; mais ceux-ci les repoussaient à grands coups de boucliers, de poignées d’épée, de manches de pique, leur disant : « Eh bien ! oui, c’est Jésus, votre faux prophète, votre faiseur de miracles, votre magicien… Malheureusement pour lui et pour vous, le grand prêtre ne veut plus lui laisser continuer le métier qu’il fait, et, pas plus tard qu’aujourd’hui, il va être mis en croix ! » À ces mots, ce fut comme un concert de cris et de lamentations qui redoubla encore quand, en arrivant à la porte des Eaux, tous ces pauvres gens aperçurent la mère de Jésus, soutenue par un des disciples de son fils, et accompagnée de ces deux femmes dont on dit qu’il a ressuscité le frère. Elle venait au-devant de lui ; mais, lorsqu’elle le vit pâle, déchiré, couvert de sang à la lueur des torches, au milieu des soldats et des pharisiens, elle s’arrêta : les jambes lui manquèrent ; elle tomba sur les genoux, les bras tendus vers son fils… Pilate, cette vue eût attendri des Thraces, des Scythes, des barbares ! Nos soldats, — il faut que quelque dieu fatal les pousse ! — nos soldats insultèrent, battirent cette mère éperdue de douleur ; si bien que des larmes roulèrent aussi le long du visage du prisonnier, et qu’il cria à la pauvre mourante : « Je vous l’avais bien dit, que vous seriez appelée la mère pleine d’amertume ! » Et tous les habitants du faubourg criaient : « Au nom du ciel, rendez-nous cet homme ! au nom du Seigneur, délivrez-nous cet homme ! si vous l’emprisonnez, si vous le faites mourir, qui nous aidera, qui nous consolera, qui nous guérira ?… » Et, quand la troupe fut passée, emmenant Jésus, ils se réunirent tous autour de sa mère, lui disant : « Ah ! vous serez notre mère à tous, et nous serons tous vos enfants ! » Alors, des larmes ont voilé mes yeux : j’ai laissé, en sanglotant, aller ma tête entre mes deux mains, et, quand je l’ai relevée, quand j’ai regardé devant moi, l’ange avait disparu, et le rideau de mon lit était retombé.

— Et tu t’es levée et tu es venue à moi, ma bonne Claudia ? demanda Pilate.

— Oui, car je me suis dit : « Les Romains seuls ont droit de vie et de mort en Judée ; nul des sujets d’Auguste ne peut être condamné et exécuté que sur un ordre de Pilate ; et, si je lui jure que Jésus est un juste, Pilate ne donnera pas cet ordre, j’en suis certaine. »

Et, toute pleurante, elle jeta ses bras au cou de son mari.

— Et Pilate, dit celui-ci, n’aura pas même besoin de refuser cet ordre, car tout ce que tu viens de me raconter, ma bonne Claudia, tout ce que tu as cru voir, tout ce que tu as cru entendre, tu ne l’as vu et entendu qu’en imagination…

En ce moment, la porte s’ouvrit : c’était le messager de Pilate qui rentrait.

— Seigneur, lui dit-il, le grand sacerdote Caïphe te fait dire qu’on vient d’arrêter, sur le mont des Oliviers, le magicien, le faux prophète, le blasphémateur Jésus, et qu’au point du jour, il sera conduit à ton tribunal pour y entendre prononcer sa sentence de mort.

— Eh bien, demanda Claudia, était-ce un songe ?…

Pilate, pensif, laissa tomber sa tête sur sa poitrine ; puis, après un instant de silence :

— Tu sais ce que je t’ai promis, dit-il : si cet homme n’a rien fait contre l’auguste empereur Tibère, il ne sera rien fait contre lui.


CHAPITRE XII.

anne et caïphe.


Claudia, comme elle l’avait dit à Pilate, n’avait suivi des yeux le Christ que de Gethsemani à la porte des Eaux ; sans cela, elle eût vu qu’au lieu d’avoir été conduit directement au grand prêtre, Jésus avait d’abord été conduit au beau-père de celui-ci.

Anne, grand vieillard maigre, à la barbe peu fournie, au front pâle et ridé, occupait à Jérusalem à peu près la place qu’occupent chez nous les juges instructeurs. C’était à lui que l’on amenait les accusés qui relevaient du grand prêtre ; il leur faisait subir un ou plusieurs interrogatoires, et, s’il trouvait les charges suffisantes, il renvoyait à Caïphe, qui entamait le procès.

La même haine dont le grand prêtre était animé contre Jésus animait aussi son beau-père ; de sorte qu’Anne attendait non moins impatiemment que Caïphe l’arrivée du Christ.

Les juges qui composaient son tribunal, et qui étaient au nombre de six, avaient été prévenus dès onze heures du soir, et, depuis cette heure, attendaient comme lui.

Nous avons dit avec quelle rapidité le bruit de l’arrestation de Jésus s’était répandu dans Jérusalem. Beaucoup avaient hésité à se déclarer jusque-là, qui, sachant que le Christ, pris sans résistance, avait été lié, garrotté, et ramené vers la ville, se décidèrent tout à coup, prenant parti, comme font les âmes impies, contre la mauvaise fortune, à venir l’accuser ou témoigner contre lui.

La route de Gethsemani au palais d’Anne pouvait être accomplie en vingt minutes ; mais elle avait duré plus de deux heures ; les soldats avaient fait ce que fait le tigre qui est sûr que sa proie ne peut plus lui échapper : ils avaient joué avec leur proie.

De loin, on voyait venir Jésus au milieu des soldats ; de grands cris s’élevaient sur son passage ; les torches s’agitaient jetant une lumière plus vive ; on se poussait pour arriver à lui : chacun voulait lui dire son injure, lui imprimer son affront, lui causer sa douleur.

À chaque instant, de la salle du tribunal, on entendait le bruit se rapprochant de plus en plus ; des gens entraient en foule, et encombraient le prétoire, disant : « Il arrive ! il vient ! le voilà ! » de sorte que, lorsqu’il arriva effectivement, il n’y avait plus de place pour celui que tout le monde était venu voir.

Enfin, les premiers soldats parurent à la porte, criant : « Place ! place ! » et forçant les assistants, qu’ils repoussaient avec le bois de leurs lances, d’ouvrir un chemin, depuis le perron jusqu’à l’estrade élevée de trois marches où Anne siégeait avec ses cinq collègues.

Jésus parut, pâle, faible, meurtri, sanglant, pouvant se tenir à peine, il était tombé sept fois, de l’endroit où il avait été arrêté au palais d’Anne.

Pour monter le perron, il fut enlevé, tiré par ses habits, soulevé à l’aide des cordes qui le liaient, et, à travers le chemin étroit que lui avaient ouvert les piques, poussé au pied de l’estrade.

Les cris, les huées, les blasphèmes, avaient accompagné son passage. Anne donna à ce torrent de haines tout le temps de s’épancher ; puis, quand le silence se fut un peu rétabli, comme s’il eût ignoré quel était l’accusé qu’on amenait devant lui, et qu’il l’eût reconnu seulement en le voyant :

— Eh quoi ! dit-il, c’est toi, Jésus de Nazareth, roi des Juifs ? Toi tout seul ? Où sont donc tes apôtres ? où sont donc tes disciples ? où est donc ton peuple ? où sont donc ces légions d’anges auxquelles tu commandes ?… Toi qui appelais le temple du Seigneur la maison de ton père ! ah ! ah ! Nazaréen, les choses n’ont point tourné comme tu le pensais, n’est-ce pas ? Quelqu’un a donc trouvé que c’était assez d’insultes comme cela au Seigneur et aux prêtres ; qu’il n’était pas permis de violer impunément le sabbat, et que c’était un crime de manger l’agneau pascal d’une façon inaccoutumée, dans un temps et dans un lieu où il est défendu de le faire ?… Ah ! que des actions de grâces soient rendues à Jéhovah ! Le voilà qui reprend, les uns après les autres, tous les miracles que tu accomplissais si bien : la Judée était aveugle, il lui rend la vue ; elle était sourde, il lui rend les oreilles ; elle était muette, il lui rend la parole : elle voit, elle entend, elle parle, elle t’accuse !… Tu veux tout changer, tout renverser, tout détruire, faire petit ce qui était grand, grand ce qui était petit ; tu veux introduire un nouveau dogme… En vertu de quel droit ? qui t’a permis d’enseigner ? de qui as-tu reçu ta mission ? Parle ! voyons, quelle est ta doctrine ?

Jésus, calme et triste, avait laissé tomber sur lui, sans l’interrompre, ce flot d’injures ; mais, quand la parole eut manqué à l’accusateur, il releva sa tête fatiguée, et, regardant Anne avec une douceur suprême :

— J’ai parlé en public devant tout le monde, dit-il ; j’ai enseigné dans le temple et dans les synagogues où les Juifs se rassemblent ; je n’ai jamais rien dit en secret ; pourquoi m’interroges-tu ? Demande à ceux qui m’ont entendu quelle est ma doctrine ; regarde autour de toi, tous ceux qui sont là peuvent te répéter ce que j’ai dit.

Cette simplicité et cette douceur de Jésus exaspérèrent l’accusateur ; alors, il laissa échapper un mouvement de haine. Un soldat qui n’avait peut-être pas compris ce qu’avait dit Jésus, mais qui comprenait ce qu’éprouvait le prince des prêtres, se chargea de répondre.

— Insolent ! dit-il, est-ce ainsi qu’on parle au seigneur Anne ?

Et, du pommeau de son épée, qu’il tenait à la main, il frappa Jésus à la bouche.

Aussitôt, le sang jaillit du nez et des lèvres de Jésus, qui, ébranlé par le coup, poussé brutalement par ceux qui l’entouraient, tomba de côté sur les marches.

Quelques murmures couverts à l’instant même par une nuée de cris, d’injures et d’outrages, s’élevèrent dans la salle ; par malheur, ces murmures étaient faibles, et la malédiction immense.

Au milieu de ce bruit, Jésus se releva, et, attendant qu’il fût éteint :

— Si j’ai mal parlé, dit-il, montrez-moi en quoi ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ?

— Allons, répondit Anne, que ceux qui ont à le démentir le démentent ; que ceux qui ont à l’accuser l’accusent.

Et il fit signe aux soldats, qui maintenaient les assistants du bois de leurs lances, de lever cette barrière.

Alors, toute cette foule se rua sur Jésus, hurlant, injuriant, accusant.

— Il a dit qu’il était roi !… Il a dit que les pharisiens étaient des races de serpents, des langues de vipères !… Il a dit que les scribes et les docteurs étaient des hypocrites et des impies !… Il a dit que le temple était une caverne de voleurs !… Il a dit qu’il était roi des Juifs !… Il a dit qu’il renverserait le temple, et le rebâtirait en trois jours !… Il a fait la pâque le jeudi !… Il a guéri le jour du sabbat !… Il a soulevé une sédition dans le faubourg !… Les gens d’Ophel l’ont appelé leur prophète !… Il a crié malheur sur Jérusalem !… Il mange avec des impurs, des vagabonds, des lépreux, des publicains !… Il remet les péchés aux femmes de mauvaise vie !… Il empêche de lapider les adultères !… Il ressuscite les morts par des sortiléges infâmes !… Chez Caïphe, le magicien ! chez Caïphe, le faux prophète ! chez Caïphe, le blasphémateur !

Et toutes ces accusations lui étaient faites à la fois ; et ceux qui les proféraient les lui crachaient au visage en le menaçant, en lui montrant le poing, en le tirant par sa robe, par son manteau, par ses cheveux, par sa barbe.

Anne laissa toute cette meute hurler, mordre et déchirer à son aise ; puis il reprit à son tour :

— Ah ! Jésus, c’est donc là ta doctrine !… Voyons, discute-la, défends-la, fais-la prévaloir. Roi, commande ! Messie, prouve ta mission ! envoyé de Dieu, adjure ton père ! Qui es-tu ? dis ; parle… Es-tu Jean-Baptiste ressuscité ? Es-tu Élie qui n’est pas mort ? Es-tu Malachie, lequel, à ce qu’on prétend, était, non pas un homme, mais un ange ?… Tu t’es appelé roi ? Eh bien, oui, roi. Moi aussi, je t’appelle roi : roi des vagabonds, roi de la populace, roi des femmes perdues… Attends, attends, je vais te sacrer roi, moi ! Un roseau et un papyrus !

On présenta au prince des prêtres les deux choses qu’il demandait, et qui, sans doute, étaient préparées d’avance.

La bande de papyrus était large de trois pouces, longue d’une coudée.

Anne traça sur le papyrus toute la série des crimes dont était accusé Jésus ; puis, le roulant entre ses doigts, il l’introduisit dans une calebasse creuse qu’il noua au bout du roseau.

— Tiens, dit-il à Jésus, voilà le sceptre de ton royaume ; voilà tes titres à la royauté ! Porte tout cela à Caïphe, et je ne doute pas qu’il ne te mette sur la tête la couronne qui te manque encore.

Et, sur un geste du pâle et haineux vieillard, les mains du Christ furent liées de nouveau ; seulement, entre ses mains, on assujettit le roseau, sceptre dérisoire qui, plus tard, fut celui du monde.

Alors, Jésus, perdu au milieu de cette foule, protégé maintenant par la seule haine de ceux qui ne voulaient pas que son supplice finît trop tôt ; Jésus, poussé vers la porte, trébuchant sur les marches, remis en équilibre par les coups qu’on lui portait ; Jésus, jouet de ce monde d’ennemis qui lui faisaient payer trois ans d’enseignement, d’humilité, de souffrances, de dévouement, d’amour, récompensés par un seul jour de triomphe ; Jésus, injurié, outragé, frappé tout le long de la route, franchit l’espace qui séparait la maison d’Anne du palais de son gendre, et arriva, à demi évanoui, devant le grand conseil.

Ce grand conseil se composait de soixante et dix membres qui tous étaient présents ; ils étaient assis sur une estrade demi-circulaire au milieu de laquelle, sur un fauteuil plus élevé, se tenait Caïphe.

L’impatience de ce dernier était si grande, qu’il quitta plusieurs fois son siége, et alla jusqu’à la porte extérieure, en disant :

— Mais que fait donc Anne ? pourquoi retient-il le Nazaréen si longtemps ? Cet homme devrait, depuis plus d’une heure, être ici… Qu’il vienne ! qu’il vienne !

Jésus parut enfin. En entrant, sa tête inclinée sur sa poitrine se releva ; ses yeux se portèrent sans hésitation vers un angle de la salle, et un sourire plein de tristesse effleura ses lèvres.

Parmi les spectateurs qui l’attendaient, il venait de reconnaître Pierre et Jean.

Au moment où les apôtres s’étaient dispersés ; où Jésus, lié, garrotté, s’était mis en marche vers Jérusalem, et où Jean était descendu vers la vallée de Josaphat pour aller rejoindre Marie, Pierre s’était contenté de se jeter derrière un olivier, pour échapper à la première colère des soldats ; puis, de loin, dans l’ombre, marchant d’arbre en arbre, se replongeant dans l’obscurité chaque fois que la lumière d’une torche éclairait le chemin, il avait suivi son maître, décidé à ne le point perdre de vue.

À l’extrémité du faubourg d’Ophel, à cent pas a peu près de la porte des Eaux, il avait trouvé Marie, agonisant entre les bras de Jean et des saintes femmes. — C’était alors qu’on avait transporté la Vierge dans une maison, et que, là, les soins reconnaissants de tous ces pauvres gens qui l’appelaient leur mère l’avaient rendue à la vie.

Mais, en rouvrant les yeux, la Vierge avait jeté un cri de douleur ; elle avait, pendant son évanouissement, perdu la faculté de suivre son fils des yeux, malgré la distance et les objets interposés entre elle et lui ; et c’était pitié de la part de Jésus, car, sachant ce qu’il allait souffrir, il ne voulait pas que sa mère fût témoin de tant de souffrances.

Alors, la Vierge avait supplié Jean et Pierre de suivre Jésus, afin qu’ils pussent lui apporter d’heure en heure des nouvelles de la terrible passion que son fils allait subir.

Rien ne répondait mieux aux sentiments intérieurs des deux apôtres que cette demande de Marie. Il avait fallu le commandement exprès de son maître pour que Jean se décidât à le quitter ; quant à Pierre, qui était déjà résolu à ne pas le perdre de vue, l’adhésion rapide de Jean à la prière de la Vierge lui donnait un compagnon de son audacieuse entreprise.

Cependant, comme ils n’eussent pas manqué d’être reconnus et arrêtés s’ils se fussent introduits chez Caïphe avec leurs vêtements ordinaires, tous deux revêtirent une espèce de livrée appartenant aux messagers du temple, et, sous ce déguisement, vinrent frapper à la porte extérieure du palais du grand prêtre, laquelle s’ouvrait sur la vallée de Géhennon, et donnait entrée dans une grande cour où brûlait un immense foyer devant lequel se chauffaient les serviteurs de Caïphe, les soldats de garde et bon nombre de ces gens de bas étage qui, sans appartenir précisément à la maison des grands, sont en quelque sorte à la suite de leur suite.

Grâce à leurs manteaux d’emprunt, les deux apôtres n’avaient éprouvé aucune difficulté à pénétrer dans cette première cour ; mais il n’en avait pas été de même pour pénétrer de cette cour dans l’intérieur des appartements.

Par bonheur, Jean connaissait un employé du tribunal occupant une place correspondante à celle de nos huissiers. Cet homme, qui avait souvent entendu prêcher Jésus, n’était pas loin de se ranger à sa doctrine ; il consentit donc à introduire Jean ; mais il se refusa obstinément à laisser passer Pierre. — Pierre, on se le rappelle, avait frappé le valet du grand prêtre d’un coup d’épée ; Malchus pouvait rencontrer Pierre et le reconnaître, et, quoique miraculeusement guéri par le Christ, demander vengeance contre l’apôtre.

Pierre se désespérait donc devant cette porte qui refusait de s’ouvrir pour lui, lorsqu’arrivèrent Nicodème et Joseph d’Arimathie. Ceux-ci n’avaient point été convoqués ; mais ils avaient appris ce qui se passait, et, dans l’espérance d’être utiles à Jésus, ils venaient réclamer leurs siéges de membres du grand conseil.

Pierre les reconnut et se fit reconnaître d’eux. Ils n’avaient point les mêmes craintes qu’un pauvre huissier du tribunal ; ils étaient d’illustres personnages auxquels nul, excepté le gouverneur romain, n’eût osé toucher : ils prirent Pierre sous leur protection et l’introduisirent dans la salle en même temps qu’eux.

Une fois là, Pierre aperçut Jean et se rapprocha de lui.

C’est pourquoi le regard de Jésus, qui les cherchait en entrant, les trouva appuyés l’un à l’autre, comme si ce n’était pas trop d’une double force pour supporter le spectacle auquel ils allaient assister.

Ainsi que cela avait eu lieu chez Anne, avant même que Jésus arrivât, la salle du conseil était déjà pleine. La foule qui fit irruption à la suite du Christ fut donc obligée, à part quelques hommes plus vigoureux ou plus obstinés que les autres, de refluer dans les vestibules et jusqu’au perron.

Il y avait, autour du palais de Caïphe, et sur ses trois faces, un grand espace libre ; la quatrième face, comme nous l’avons dit, attenait aux remparts. Tout cet espace était encombré de peuple.

Jamais pareille foule ne s’était réunie ; jamais pareilles rumeurs ne s’étaient élevées, même aux jours des plus terribles émeutes de Jérusalem.

En effet, aux autres jours de désordre, il ne s’agissait que de se révolter contre un préteur, un tétrarque ou un empereur ; cette fois-ci, on se révoltait contre un Dieu.

Caïphe était un homme de quarante ans à peu près, au teint basané, à la barbe noire, à l’œil sombre ; ambitieux et fanatique à la fois, il était arrivé, par la position de grand prêtre, au comble de son ambition. Restait son fanatisme à satisfaire, et, cette satisfaction de son fanatisme, c’était la mort de Jésus.

Il était vêtu d’une robe blanche sur laquelle se drapait un grand manteau d’un rouge sombre, à franges et à fleurs d’or ; sur sa poitrine était l’éphod, marque de son rang suprême, et qui faisait de lui, — après Pilate, le gouverneur, et après Hérode le tétrarque, — le troisième pouvoir de la Judée.

À peine Jésus apparut-il sur le seuil, qu’au milieu des cris et des rumeurs montant de tous les côtés, on entendit la voix de Caïphe qui disait :

— Ah ! te voilà donc, ennemi de Dieu, qui troubles le calme de cette sainte nuit ?… Voyons, hâtons-nous : enlevez-lui cette calebasse où est enfermé l’acte d’accusation.

On enleva la calebasse, que l’on porta au grand prêtre, tandis que, par dérision, on laissait entre les mains de Jésus le roseau qui représentait le sceptre.

Alors, Caïphe déroula le papyrus, et lut la longue liste des crimes imputés à Jésus ; et, comme celui-ci l’écoutait en silence, de minute en minute, Caïphe criait :

— Mais réponds donc, magicien ! mais réponds donc, faux prophète ! mais réponds donc, blasphémateur ! Ne sais-tu plus parler pour te défendre, toi qui savais si bien nous accuser ?

Et, à chaque interpellation de Caïphe, les soldats secouaient Jésus avec les cordes, et le tiraient par la barbe et par les cheveux.

Nicodème ne put supporter ce spectacle.

— Jésus de Nazareth, dit-il, est accusé, mais non pas condamné ; je réclame pour lui le privilége des accusés, c’est-à-dire la liberté de défense. S’il est condamné, la condamnation s’exécutera, et elle retombera sur qui de droit ; mais je ne sache pas qu’on livre un homme aux bourreaux avant son jugement.

Joseph d’Arimathie se leva, et dit ce seul mot :

— J’appuie.

La courte harangue de Nicodème et la plus courte adhésion de Joseph d’Arimathie furent accueillies par les murmures de la majeure partie des assistants. Cependant, comme quelques voix dans la foule osèrent crier aussi : « Justice à l’accusé ! justice ! » Caïphe fut forcé de donner au procès la forme ordinaire, afin de sauver au moins les apparences de l’assassinat.

Les soldats eurent donc l’ordre de s’écarter de Jésus, et de cesser de le maltraiter ; et une certaine régularité ayant été imposée à l’interrogatoire, l’audition des témoins commença.

Ces témoins, il va sans dire que c’étaient les ennemis de Jésus : les scribes et les docteurs, qu’il avait publiquement réprimandés, les débauchés, auxquels il avait prêché une vie meilleure ; les adultères, dont il avait ramené les complices vers le repentir ; et tous, les uns après les autres, répétaient les mêmes accusations que chez Anne. Mais, de toutes ces accusations, la seule sérieuse était que Jésus avait fait la pâque un autre jour que le jour consacré.

Alors, Caïphe se leva, et, se tournant vers Nicodème et Joseph d’Arimathie :

— Très-illustres princes des prêtres et anciens du peuple, dit-il, sur ce dernier point, nos deux collègues Nicodème et Joseph d’Arimathie peuvent nous donner les renseignements les plus exacts ; car, si j’en crois les rapports que j’ai reçus, c’est dans une maison qui leur appartient que l’accusé a fait la cène.

Nicodème sentit le coup que lui portait le grand prêtre.

— C’est vrai, dit-il, quoique cette maison ne soit pas la nôtre en réalité, puisque nous la louons à un homme du village de Béthanie, lequel l’a sous-louée hier à deux apôtres de Jésus qui sont venus à lui de la part de leur maître.

— Ainsi, dit Caïphe insistant, la cène a, en effet, eu lieu hier au soir ?

— Elle a eu lieu hier au soir, répondit Nicodème.

— Vous savez qu’il est contraire à la loi que la cène ait lieu un autre jour que le jour consacré : pourquoi l’accusé a-t-il avancé de vingt-quatre heures cette sainte cérémonie ?

— Parce qu’il est Galiléen, dit Nicodème, et que ce changement de jour est un droit accordé aux Galiléens.

Caïphe frappa du pied avec colère.

— Bien ! dit-il, il paraît que l’accusé a trouvé un défenseur ; nous espérons, alors, que ce défenseur nous dira en vertu de quelle loi les Galiléens peuvent faire la pâque le jeudi.

— J’avais prévu la question, reprit Nicodème, et voici la réponse.

Alors, il tira de sa poitrine un ancien édit qui autorisait les Galiléens à faire la cène un jour plus tôt ; et cela, attendu qu’à l’époque de la Pâque, il y avait une telle affluence à Jérusalem, que, s’il avait fallu que ceux-ci la fissent en même temps que les autres dans le temple, jamais la cène n’eût été finie pour le jour du sabbat.

Puis, de défenseur, devenant accusateur, Nicodème ajouta :

— Et, maintenant, puisque vous êtes si strict observateur de la loi, vous devez savoir, Caïphe, qu’il nous est interdit de procéder pendant la nuit, et qu’aucun jugement ne peut être rendu le jour de Pâque.

— S’est-il inquiété de cela, lui ! s’écria Caïphe furieux, lorsqu’il a guéri le jour du sabbat ?

Jésus sourit tristement.

— Si une infraction à la loi peut être tolérée, dit Nicodème, c’est lorsqu’il doit résulter de cette infraction un bien, et non pas un mal ; la vie d’un homme, et non pas sa mort.

— Nicodème, Nicodème, dit Caïphe, prenez garde ! vous oubliez que le Deutéronome dit, au livre IV : « Attachez-vous à Dieu seul… S’il s’élève un prophète ou quelqu’un qui dise qu’il a eu une vision ou un songe, et qu’il annonce un signe ou un miracle, et que ce signe ou ce miracle arrive ; s’il te dit en même temps : « Allons près d’autres dieux que tu n’as pas connus, et servons-les ! » tu ne l’écouteras point, car Jehovah, ton Dieu, t’éprouve ! »

— Mais, dit Nicodème, si, au lieu d’attaquer Dieu, le prophète n’attaque que les hommes ; si, au lieu d’être un faux prophète, il est un vrai prophète, que répondras-tu, Caïphe ?

— Je répondrai que l’Écriture dit positivement : « Il ne viendra point de prophète de Galilée. » Or, Jésus est de Nazareth, et Nazareth est en Galilée.

— Oui, mais l’Écriture dit : « Il viendra un prophète de la race de David, et de la ville de David. » Or, Jésus est de la race de David par Joseph son père, et de la ville de David, puisqu’il est né à Bethléem.

— Eh bien, soit ! dit Caïphe, qui se lassait de cette discussion dans laquelle il sentait qu’il avait le dessous ; interrogeons l’accusé lui-même, et, selon ce qu’il répondra, nous jugerons.

Alors, se tournant vers Jésus :

— Je t’adjure, par le Dieu vivant, dit-il, de nous déclarer si tu es le Christ, le Messie et le fils de Dieu !

Jésus n’avait pas encore prononcé une parole.

Il redressa la tête, et, au milieu du plus profond silence, levant les yeux au ciel, comme pour prendre le Seigneur à témoin de la vérité de ce qu’il allait dire :

— Je le suis, Caïphe, et c’est toi qui l’as dit.

— Tu es le fils de Dieu ? répéta le grand prêtre.

— Je suis, reprit Jésus avec une dignité suprême, le fils de Dieu, né d’une mère mortelle ; et apprenez tous ceci, vous qui m’écoutez : Celui qui est devant vous, qui vous paraît poussière comme vous, et qui va être condamné par vous, celui-là, vous le verrez, dans sa majesté éternelle, assis à la droite de Dieu, et il descendra vers vous, porté sur les nuages du ciel.

À cette réponse, si solennellement dite, qu’elle fit tressaillir tout l’auditoire, Caïphe prit son manteau, et, le déchirant à deux mains en signe de douleur :

— Vous l’entendez ! dit-il, vous l’entendez, il blasphème ! Qu’avons-nous besoin de témoins pour condamner, maintenant, l’imposteur qui se dit le fils de Dieu ?

Et mille voix crièrent :

— Oui, nous l’avons entendu ; oui, il a dit qu’il était fils de Dieu ! oui, il a blasphémé !

— Eh bien, demanda le grand prêtre, quelle est votre sentence ?

Alors, tous les assistants, moins quelques-uns, juges et spectateurs, — les juges se levant et secouant leurs manteaux, les spectateurs se dressant sur leurs pieds et agitant leurs bras, — répondirent à Caïphe d’une voix terrible :

— Il a mérité la mort ! il a mérité la mort !…

— C’est bien, dit Caïphe : la peine de mort est portée par le grand conseil de la nation contre Jésus de Nazareth, se disant roi des Juifs, Messie, fils de Dieu, comme imposteur, blasphémateur et faux prophète.

Et, se levant :

— Je vous livre ce roi, dit-il aux soldats ; rendez-lui les honneurs qu’il mérite.

Puis, donnant l’exemple aux autres membres du tribunal, il se retira dans une salle attenante à la salle d’audience.

Les membres du conseil se levèrent et suivirent le grand prêtre ; Nicodème et Joseph d’Arimathie sortirent les derniers faisant à Jésus un geste de pitié et d’impuissance.

Alors, un cri de joie immense s’éleva parmi tous ces impies, auquel répondirent deux cris de douleur : un de ces cris était poussé par la Vierge Marie, qui, pour la seconde fois, tombait évanouie aux bras des saintes femmes ; l’autre, par le traître Judas, qui s’élançait, éperdu, à travers la foule, en criant :

— C’est moi qui l’ai livré ! Malheur à moi ! malheur à moi !


CHAPITRE XIII.

hak ed dam.


Au cri de la Vierge, Jean avait tressailli, et s’était élancé vers la sainte mère que Jésus avait confiée à son amour filial. Quant à Pierre, il était toujours résolu à ne point quitter Jésus.

Aussi, pensant avec raison que le condamné serait conduit dans une des cours du palais, et y serait enfermé au fond de quelqu’une de ces salles basses qui servaient de caserne et de prison aux soldats, il sortit un des premiers de la salle du conseil, et gagna le vestibule, de manière à pouvoir se trouver sur le passage de son maître.

Quoique l’on fût arrivé à la fin du mois de mars, et que les journées précédentes eussent, par les chaudes bouffées de leur haleine, indiqué le retour du printemps, la nuit était glacée ; on eût dit que l’année, déjà lancée dans sa route, reculait, épouvantée, devant le crime que le jour où l’on venait d’entrer allait voir s’accomplir.

Pierre s’arrêta donc dans le vestibule de Caïphe, où brûlait un grand feu, et, tout grelottant, s’approcha de ce feu pour s’y réchauffer.

Des hommes du peuple, nous ne dirons pas de la dernière classe, mais de cette classe mauvaise, ennemie déclarée de tout, des soldats tirés de la basse Syrie, et des femmes appartenant à la domesticité des prêtres, des pharisiens et des scribes, entouraient ce feu, dont la flamme se reflétait sur leurs visages, où elle semblait éclairer toutes les méchantes passions. De grands éclats de rire s’élevaient du groupe hideux, — et c’était quand quelqu’un racontait une insulte plus abjecte, une atteinte plus douloureuse faite par lui à Jésus pendant la route que le Sauveur venait de parcourir.

Pierre, qui s’était avancé sans savoir de quoi il était question, frissonna en entendant ces outrages du passé, auxquels la féroce espérance de ces gens nouait les outrages de l’avenir.

L’un d’eux disait :

— On a donné au Messie un sceptre, mais on a oublié de lui donner une couronne !

Et il tressait, au risque de s’ensanglanter les mains, une couronne faite des branches épineuses du nabka, ayant bien soin de ne pas en briser les feuilles, foncées comme celles du lierre, et qui rappelaient dérisoirement celles dont on se servait pour couronner les empereurs et les généraux d’armée.

Et chacun applaudissait à cette idée d’enfoncer sur le front de Jésus une couronne qui fût non-seulement une dérision, mais encore une douleur.

Pierre vit ce qui se faisait, entendit ce qui se disait, et voulut se retirer ; mais, entré dans le cercle de lumière que jetait le foyer, il fut reconnu par la portière du palais de Caïphe, qui l’avait vu traverser la porte extérieure avec Jean, et la porte intérieure avec Nicodème et Joseph d’Arimathie.

Cette femme se leva donc, et, marchant à lui, l’arrêta par son manteau, qu’il essayait en vain de ramener sur ses yeux.

— Oh ! dit-elle en écartant les plis du manteau, et en mettant à nu le visage de l’apôtre, toi aussi, tu es un des disciples du Galiléen !

À ces mots, tous ceux qui étaient près du feu, ou se levèrent, ou se retournèrent, les uns insultant, les autres menaçant, chacun portant la main à l’arme dont il était muni ; ceux-ci levant leurs bâtons, ceux-là ouvrant leurs couteaux, ceux-là enfin, tirant leurs sabres.

Alors, Pierre se troubla, et, essayant de sourire :

— Tu te trompes, femme, répondit-il ; je ne connais pas celui dont tu parles, et ne sais ce que tu veux dire.

Et, tirant son manteau des mains de cette femme, il s’élança hors du vestibule.

Juste au moment où il en franchissait le seuil et entrait dans la cour, un coq perché sur le mur se mit à chanter. — Il était une heure du matin.

Mais Pierre avait à peine posé le pied dans la cour qu’une autre servante de Caïphe le reconnut, et, en le reconnaissant, s’écria :

— Bon ! en voilà encore un qui était de la suite du Nazaréen !

La cour était pleine de gens de toutes conditions attendant le Christ : à cette accusation de la servante, la plupart de ceux qui étaient là se retournèrent, et Pierre, comme dans le vestibule, se trouva enveloppé d’un cercle de regards et de gestes menaçants.

Plus effrayé encore que la première fois :

— Non, dit-il, non ! je déclare hautement que je ne suis pas des disciples de Jésus, et que je ne connais pas cet homme !

Le coq chanta une seconde fois. — Pierre se perdit dans les profondeurs de la cour ; arrivé dans l’angle le plus obscur de cette cour, il trouva un billot sur lequel il s’assit.

Là, il s’enveloppa de son manteau, et pleura amèrement.

Mais, comme, malgré l’obscurité ; comme, malgré la profondeur de l’espèce de hangar où il s’était retiré, il avait été poursuivi, soit par des gens qui lui faisaient un crime d’être de la suite de Jésus, soit par d’autres qui, se rattachant secrètement au dogme nouveau, venaient près de lui, non pas pour lui apporter la menace ou l’insulte, mais pour chercher la force et la consolation, Pierre se leva, et, par la même porte où il avait passé avec Joseph d’Arimathie et Nicodème, il rentra dans la salle du tribunal.

Jésus, livré à la multitude, était en proie à toutes sortes d’outrages : on l’avait dépouillé de son manteau et de sa robe ; on l’avait couvert d’une vieille tapisserie ; on lui avait lié de nouveau les mains, et l’homme qui avait achevé de tresser sa couronne de nabka la lui avait enfoncée sur la tête ; de sorte que chaque épine avait fait sa déchirure, et que, de chaque déchirure, sortaient des gouttelettes de sang qui descendaient le long de ses joues et inondaient sa barbe !

Pierre recula épouvanté, et voulut retourner en arrière ; mais, à cette marque d’émotion qu’il n’avait pu réprimer, ceux qui se trouvaient autour de lui, reconnaissant un disciple de Jésus, l’arrêtèrent par le bras et par le manteau, criant :

— Ah ! tu es de ses partisans, toi… tu es Galiléen ! Ne t’appelais-tu pas Simon d’abord ?… Voyons, réponds… réponds donc !

Et Pierre niait.

Alors, un des assistants s’écria :

— Il a beau nier, n’entendez-vous donc pas, à son accent, qu’il est Galiléen ?

— Non ! s’écria Pierre ; non, je vous jure.

En ce moment, un homme fendit la foule, et, le regardant en face :

— Par les prophètes ! cet homme est bien ce que vous dites ! Je suis le frère de Malchus, et je le reconnais pour celui-là même qui l’a frappé à la tête…

Alors, Pierre, insensé de terreur, fit des protestations et des serments, jurant que non-seulement il n’était pas celui que l’on disait, mais encore qu’il n’était point des disciples de Jésus, et ne le connaissait même pas, étant venu d’un pays éloigné pour faire la pâque à Jérusalem.

À peine avait-il achevé cette protestation, que le coq chanta une troisième fois.

Juste en cet instant, Jésus passait devant lui. Le divin condamné le regarda avec un œil si plein de douleur et de compassion, que Pierre, se rappelant ce que le Christ lui avait dit, — qu’avant que le coq eût fait entendre son troisième chant, il l’aurait renié trois fois, — jeta un cri de douleur, et, s’arrachant violemment à ceux qui le tenaient, il s’élança dans le vestibule, et, du vestibule, gagna la porte de la rue.

Mais, sur la porte de la rue, il se trouva en face de la Vierge Marie.

Au cri qu’elle avait poussé lorsque son fils avait été condamné, plusieurs personnes, et particulièrement le disciple bien-aimé de Jésus, étaient accourues vers elle ; alors, avec l’aide des saintes femmes, Marie, évanouie pour la seconde fois, avait été transportée dans une espèce d’atelier de charron, où l’on travaillait malgré l’heure avancée de la nuit.

On y avait couché la Vierge sur des charpentes nouvellement équarries, et on lui avait porté des secours, tandis que les ouvriers attachés à cet atelier continuaient leur besogne.

Peu à peu la Vierge avait rouvert les yeux.

Alors, à la lueur des lampes et des chandelles qui brûlaient sous l’immense hangar, à travers les derniers brouillards de l’évanouissement, elle avait vu s’agiter, pareils à des démons occupés à quelque tâche infernale, ces hommes qui paraissaient travailler avec toute l’ardeur de la haine. Sans qu’elle sût pourquoi, son âme s’était émue à ce travail : il lui semblait que chaque clou que l’on enfonçait dans le bois lui entrait dans le cœur ; en outre, elle croyait deviner que l’œuvre qui s’accomplissait était une œuvre funèbre.

En effet deux croix étaient appuyées contre la muraille, et tous ces hommes travaillaient à une troisième croix de deux coudées plus haute que les autres.

Quelque désir qu’eût la Vierge d’interroger les ouvriers nocturnes, sa langue ne trouva point de parole. Tout ce que put faire la malheureuse mère fut de se soulever raide comme une morte, et, les yeux fixes, la bouche ouverte et tremblotante, de montrer du bout de son doigt l’instrument du supplice.

Alors, tous les regards suivirent le sien, et le froid de son cœur passa dans tous les cœurs.

Madeleine se fit un voile de ses cheveux ; Marthe cacha sa tête dans ses mains, et Jean hasarda cette question :

— Que faites-vous, mes amis ?

Les ouvriers se mirent à rire.

— De quel pays es-tu donc, demandèrent-ils à Jean, que tu ne saches pas ce que c’est qu’une croix ?

— Je sais ce que c’est qu’une croix, dit Jean ; mais en voici deux dressées contre la muraille, et une couchée à terre…

— Eh bien, les deux qui sont dressées contre la muraille sont pour les deux voleurs Dimas et Gestas, et celle qui est couchée à terre est pour le faux prophète Jésus.

La Vierge jeta un cri, et, comme si ces paroles lui eussent, à force de terreur, rendu au moins le courage de fuir, elle se leva en disant :

— Hors d’ici ! hors d’ici !… Venez, venez !

Le cri et les paroles furent entendus des ouvriers : les uns, alors, prirent une chandelle, les autres, une lampe, et, s’approchant du groupe des saintes femmes, au milieu desquelles Jean était seul d’homme, ils éclairèrent le visage de la Vierge.

À sa pâleur et à ses larmes, plus encore qu’à ses traits bouleversés, ils la reconnurent.

— Ah ! ah ! dit l’un d’eux, c’est la femme de notre collègue le charpentier Joseph… Quel malheur qu’il soit mort, le brave homme, il nous eût donné un coup de main !

— Moi, dit un autre je serais plutôt d’avis qu’on allât chercher le fils, lui qui n’avait qu’à tirer les poutres pour les allonger et leur donner la dimension qu’il voulait ; nous lui ferions tirer l’arbre de la croix, qui n’a que quinze pieds, et le croisillon, qui n’en a que huit. Il aurait, au moins, une croix qui lui ferait honneur !

— Oh ! murmura la Vierge, vous avez donc juré, mon Dieu ! de ne m’épargner aucune douleur ?…

Puis, comme si elle eût senti que la force ne lui pouvait venir que de son fils :

— Ah ! quelque part qu’il soit, conduisez-moi près de lui ! dit-elle.

Et le groupe plein de douleurs, traversant ce cercle de visages railleurs et de bouches insultantes, s’avança vers la rue, et regagna le palais de Caïphe.

La Vierge montait la dernière marche du perron lorsqu’elle rencontra, comme nous l’avons dit, Pierre, qui s’élançait hors du palais, la tête à moitié voilée par son manteau, les bras étendus, et criant amèrement :

— Oh ! je l’ai renié ! je l’ai renié trois fois, indigne apôtre que je suis !

Marie l’arrêta.

— Pierre, Pierre, dit-elle, que devient mon fils ?

— Ô mère pleine d’amertume, ne me parlez pas, dit Pierre, car je ne suis pas digne de répondre à la demande que vous me faites !

— Mais mon fils ? mon fils ? s’écria Marie avec un accent si douloureux, que chacune de ses paroles entra comme un poignard dans le cœur de Pierre.

— Hélas ! votre fils, notre divin maître, il souffre indiciblement, et, au moment de sa plus cruelle souffrance, je l’ai renié trois fois !

Et, sans vouloir écouter autre chose, ni répondre davantage, il s’élança dans la rue en s’écriant, comme pour racheter sa faute :

— Oui, je suis Galiléen ! oui, je connais Jésus ! oui, je suis de ses disciples !…

Soutenue par Jean et suivie des saintes femmes, la Vierge pénétra dans la grande cour du palais. Alors, on laissait chacun circuler librement, afin que tout le monde pût voir Jésus, et l’insulter à l’aise ; il avait été conduit, en attendant le jour, dans un petit cachot voûté éclairé par une fenêtre à barreaux de fer croisés, et ouverte sur la cour au niveau du sol. À la lueur d’une torche de bois de sapin enfoncée dans les interstices des pierres, et qui brûlait en répandant une épaisse fumée et une odeur résineuse, on pouvait voir le Christ, gardé par deux soldats, attaché à une colonne, et forcé de se tenir debout sur ses pieds enflés et meurtris.

Marie se traîna jusqu’aux barreaux de la fenêtre, et, les saisissant à pleines mains :

— Mon fils, dit-elle en tombant à genoux, mon fils, c’est moi ! c’est ta mère !

Jésus leva la tête, et, regardant tristement Marie :

— Je vous ai suivie des yeux, ma mère ; je sais tout ce que vous avez souffert quand vous vous êtes évanouie dans le faubourg d’Ophel ; quand vous avez entendu Caïphe prononcer mon arrêt ; enfin, quand, tout à l’heure, vous avez vu les ouvriers qui préparaient ma croix… Ô ma mère ! soyez bénie entre toutes les femmes pour les souffrances que vous avez éprouvées !

Marie, appuyant alors son visage contre les barreaux, s’abîma dans une contemplation maternelle à la fois pleine de douleur et de joie.

Sur ces entrefaites, le premier rayon de ce jour qui devait être le dernier jour de Jésus parut au ciel, et pénétra dans sa prison.

Jésus leva les yeux, et sourit : ce rayon était pour lui une échelle de Jacob toute chargée d’anges qui montaient au ciel, et en descendaient.

Près de lui, les deux soldats de garde s’étaient endormis, et avaient un instant fait trêve aux injures et aux mauvais traitements.

Quand ils se réveillèrent au bruit qui se faisait dans la maison de Caïphe, et qu’ils tournèrent leurs regards vers Jésus, ils le virent tout resplendissant sous ce premier rayon de lumière, rayon d’or et de pourpre qui jouait autour de son front ensanglanté, et glissait sur ses flancs meurtris.

Le bruit qui avait réveillé les soldats, c’était celui de l’arrivée des anciens et des scribes se réunissant de nouveau dans la salle du tribunal, pour prononcer de jour cette sentence qui n’était pas valable prononcée pendant la nuit.

Au reste, ce jugement n’était que préparatoire : depuis la conquête, les Juifs avaient perdu le droit d’appliquer les sentences capitales ; — seulement, quand il s’agissait d’un des leurs, ils proposaient la sentence à la signature du gouverneur romain, qui confirmait ou infirmait.

L’ordre venait donc d’être donné de ramener Jésus devant ses juges.

À cet ordre, chacun s’était précipité vers la prison, et, comme les deux soldats qui avaient vu Jésus tout resplendissant hésitaient à mettre la main sur lui, les nouveaux venus, s’encourageant les uns les autres, le délièrent brutalement, et le traînèrent une seconde fois devant Caïphe.

Alors, le grand prêtre renouvela le jugement porté dans la nuit, et, ordonnant que l’on passât une chaîne au cou de Jésus, comme on faisait aux condamnés à mort, il cria tout haut :

— Chez Pilate !

Aussitôt, ce cri, répété par tous les assistants, rebondit de la salle du tribunal dans le vestibule, et du vestibule au dehors ; ceux qui avaient veillé en cercle, près des feux, se levèrent ; ceux qui avaient dormi enveloppés de leurs manteaux, sous les portiques ou dans les angles des murailles, secouèrent à la fois, et le reste de leur sommeil, et la poussière dont les avait couverts le vent de la nuit ; les portes fermées se rouvrirent, et les rues se trouvèrent encombrées de nouveau.

Au nombre des assistants, il y avait un homme plus pâle et plus agité que les autres, questionnant peuple et soldats, écoutant chaque mot qui se disait dans la foule, tremblant et frissonnant aux réponses qui lui étaient faites, tantôt riant convulsivement, tantôt déchirant sa poitrine.

Cet homme, c’était Judas.

Nous avons entendu le cri de désespoir poussé par lui au moment où la mort avait été réclamée contre Jésus ; éperdu, il s’était élancé hors du palais, et, par une des portes de Sion, il était descendu dans la ville inférieure, franchissant comme un simple fossé le gouffre de Mello, vallée profonde qui s’étendait de la porte des Eaux à la porte des Poissons ; de là, il était remonté vers la Grande Place, avait passé sous le Xystus, laissé à sa gauche le palais de Pilate, à sa droite la piscine Probatique ; puis il était sorti par la porte du Fumier, avait, pour rafraîchir son front brûlant, trempé sa barbe et ses cheveux dans l’eau de la fontaine du Dragon ; puis, ramené par une attraction involontaire et irrésistible vers l’endroit où était Jésus, il était rentré dans Jérusalem par la porte des Eaux, s’était arrêté un instant dans le bois de cyprès qui s’élevait au pied de la tour de Siloë, était redescendu vers la forteresse de David ; puis, voyant une espèce de grand hangar ouvert, il y était entré, et, brisé de fatigue, haletant, trempé de sueur, malgré l’eau dont il avait imprégné sa barbe et ses cheveux, il s’était couché un moment, appuyant sa tête contre une pièce de bois dont il s’était fait un oreiller.

À peine était-il couché depuis quelques minutes, à peine ses yeux commençaient-ils à se fermer, qu’il fut arraché au sommeil par un bruit de pas et de voix.

Judas se souleva sur son coude : il aperçut plusieurs hommes qui s’avançaient de son côté ; l’un d’eux portait une lanterne à la main. Quand ils ne furent plus qu’à quelques pas, Judas regarda autour de lui pour reconnaître où il se trouvait ; alors, à la lueur de la lanterne, il vit qu’il était dans une espèce d’atelier de charronnage et de charpenterie, et que la pièce de bois sur laquelle il avait appuyé sa tête n’était rien autre chose qu’une croix colossale, évidemment préparée pour une exécution prochaine… Il se leva rapidement, mû par une profonde terreur, car il venait de deviner que cette croix allait servir au supplice de celui-là même qu’il avait vendu !

Sans demander aucune explication, et sans répondre aux interpellations des ouvriers, tout étonnés qu’un homme fût venu justement là chercher le repos, il s’était enfui dans les ténèbres, et avait couru jusqu’à ce que l’encombrement que faisaient les curieux à la porte de Caïphe l’empêchât d’aller plus loin.

Là, comme s’il eût ignoré de quelle chose il s’agissait, il demanda d’où venait l’émotion qui agitait la ville ; mais, au moment même où il s’informait, Caïphe et les membres du grand conseil descendaient les marches du perron, se rendant chez Pilate ; — derrière eux, au milieu des soldats, venait Jésus enchaîné.

Alors, ceux à qui Judas s’était adressé afin d’avoir des renseignements, le prenant pour un étranger, lui répondirent :

— Vous voyez bien, c’est Jésus de Nazareth, que le grand prêtre et le sanhédrin viennent de condamner à mort… On le conduit chez Pilate, pour que le procurateur romain confirme le jugement.

— Mais qu’a-t-il dit ? demanda Judas ; s’est-il défendu ? a-t-il accusé quelqu’un ? s’est-il plaint de quelqu’un ?

— Il ne s’est plaint de personne, et n’a accusé personne, quoiqu’il ait bien le droit d’accuser et de se plaindre, ayant été vendu par un des siens, par un de ses propres disciples !… Quant à sa défense, il n’a rien dit, sinon qu’il était le Messie, et qu’il siégerait à la droite de Dieu.

— Et il n’a pas blasphémé ? insista Judas ; il n’a pas maudit ?

— Il a demandé grâce à son père pour ses juges, pour ses bourreaux, et même, à ce que l’on assure, pour l’homme qui l’a trahi.

Judas poussa un gémissement profond, et, tout courant, remontant du côté de la forteresse de David, il s’élança par la porte Supérieure descendant comme un insensé la pente rapide du pont de Sion. Il avait, pendus à sa ceinture le sac de cuir et les trente pièces d’argent qu’il renfermait, et le sac battait contre lui, et les pièces d’argent tintaient sinistrement dans le sac ; Judas le comprima avec sa main, afin de faire cesser le battement, et d’éteindre le bruit.

Où allait Judas ? sans doute, il l’ignorait ; ce qu’il essayait de fuir, c’était lui-même. Cependant, se trouvant entre l’Hippodrome et l’escalier qui conduisait sur le mont Moriah, il se rappela qu’il avait vu, dans ses différentes courses, bon nombre de prêtres qui se rendaient au temple, et que, parmi ces prêtres, il avait reconnu quelques membres du grand conseil ; il se glissa donc dans l’enceinte réservée aux habitations des desservants du temple, puis, par la porte occidentale, il pénétra jusqu’au parvis où Jésus avait autrefois l’habitude d’enseigner.

Là était un groupe de prêtres, de docteurs, de membres du grand conseil, causant entre eux du jugement qui venait d’être rendu chez Caïphe. Cela acheva de troubler le traître : il s’avança vers les interlocuteurs ; mais quelques-uns, le reconnaissant, dirent aux autres à voix basse :

— Eh ! justement, voilà l’homme dont nous parlions… le disciple qui l’a trahi, l’apôtre qui l’a vendu !

Et tous, alors, se pressèrent curieusement pour le regarder, ceux qui étaient derrière les autres se haussant sur la pointe des pieds afin de mieux voir.

Judas, exaspéré par ces signes de mépris, s’approcha d’eux, et, arrachant la bourse de cuir de sa ceinture :

— Oui, dit-il, vous ne vous trompez pas, c’est moi qui ai trahi, c’est moi qui ai vendu mon maître… et voici l’argent que j’ai reçu comme prix de ma trahison.

Et il leur tendait la bourse que pas un ne fit un mouvement pour recevoir.

— Reprenez donc cet argent, cria Judas, reprenez-le donc ! ne voyez-vous pas qu’il me brûle ! Je romps notre pacte… Voulez-vous mon sang par-dessus le marché ? Prenez mon sang, et remettez Jésus en liberté…

Mais eux continuaient à reculer devant lui, et, à mesure qu’il s’avançait leur présentant la bourse, ils faisaient un pas en arrière, retirant leurs mains, comme pour ne pas se souiller en touchant le prix de la trahison.

Enfin, l’un d’eux, répondant au nom de tous :

— Que nous importe, dit-il, que tu aies péché, que tu aies vendu ton maître, que tu aies trahi ton Dieu ? nous avions besoin que Jésus nous fût livré pour le condamner à mort ; nous te l’avons acheté, tu nous l’as livré, nous l’avons condamné ; garde ton argent… bien ou mal gagné, il t’appartient !

Alors, Judas, livide, les cheveux hérissés, la bouche écumante, déchira le sac de cuir entre ses deux mains, et, prenant les trente pièces d’argent à poignée, les lança à travers le temple ; puis, les ongles dans les cheveux, descendit les degrés, et sortit par la porte Dorée.

Un instant, il fut sur le point de traverser la vallée, de franchir le Cédron et de se perdre sous l’ombre des oliviers ; mais, sans doute, il pensa que, là surtout, il allait se retrouver en face de son crime.

Alors, il longea le mur extérieur en criant comme un insensé :

— Caïn ! Caïn ! qu’as-tu fait de ton frère Abel ?

Puis, d’une voix désespérée :

— Je l’ai tué ! je l’ai tué ! répondait-il à lui-même.

Puis il s’arrêtait, écoutant si les bruits de la ville arrivaient jusqu’à lui, et il entendait comme des clameurs, comme des menaces, comme des malédictions qui passaient par-dessus les murailles.

— Oh ! murmurait Judas, il y a dans la loi : « Celui qui aura vendu une âme parmi ses frères d’Israël, et qui en aura reçu le prix, doit mourir ! »

Alors, se frappant la poitrine du poing :

— Finis-en avec toi-même, misérable ! s’écriait-il ; tiens, voilà sous tes pieds un abîme ; tiens, voilà au-dessus de ta tête une branche d’arbre… précipite-toi ou pends-toi !

Et il s’avança jusqu’au bord de l’abîme ; mais il recula épouvanté de sa profondeur.

Ses yeux se tournèrent vers un énorme sycomore dont l’ombre, quand le soleil était à son zénith, pouvait abriter un troupeau avec son pasteur et ses chiens.

Judas porta au-dessous de la plus grosse branche quelques pierres qu’il entassa les unes sur les autres, de manière à s’en faire une espèce d’escabeau ; puis, étant monté sur le tremblant édifice, il jeta son manteau à terre, dénoua sa ceinture, y fit un nœud coulant, l’assura par l’extrémité opposée à la branche qui s’étendait au-dessus de sa tête, comme le bras de la mort, passa son cou dans le nœud coulant, et, repoussant du pied l’amas de pierres, qui s’écroula sous le choc, il demeura suspendu et se balançant entre la branche et la terre.

Sans doute, il y eut en lui, rapide comme l’éclair, sombre comme l’abîme, un mouvement de terreur ou de regret : ses deux mains se portèrent vivement au-dessus de sa tête, saisirent la ceinture raidie par son poids, s’y cramponnèrent convulsivement, et essayèrent d’atteindre la branche ; mais la branche était trop haute : pendant quelques secondes, les mains de Judas battirent vainement, l’air ; puis ses bras se crispèrent, son visage bleuit, ses yeux jaillirent sanglants hors de leurs orbites, sa bouche se tordit en faisant entendre un râle étranglé.

C’était le dernier soupir du déicide !

L’argent que Judas avait jeté à la face des prêtres, et qui avait roulé sur les dalles du temple, fut ramassé par ceux-ci ; de cet argent, ils achetèrent un champ où le corps de Judas fut enterré, et qui reçut le nom de Hak ed Dam, — c’est-à-dire prix du sang, — nom qu’il porte encore aujourd’hui.

Quant au sycomore, qui était situé au sud-ouest de Jérusalem, entre la porte des Poissons et la porte du Grand-Prêtre, à quelques pas de la fontaine de Gihon, il resta debout jusqu’au XVe siècle, et, pendant ces quinze siècles où vingt générations se succédèrent, aucun vieillard ne se souvint d’avoir vu un homme assis dessous, ou d’avoir entendu dire, enfant, à un autre vieillard, qu’un homme s’y fût assis.


CHAPITRE XIV.

le porte-enseigne.


Pendant que s’accomplissait ce drame solitaire, on conduisait Jésus chez le procurateur romain.

Pour arriver au prétoire, il fallait, en partant de chez Caïphe, traverser la partie la plus fréquentée de Jérusalem, c’est-à-dire entrer dans la ville inférieure par la porte de Sion, voisine de la tour de David ; couper à angle droit la place du Marché, remonter vers le mont Moriah en laissant le palais des Macchabées à gauche, et l’Hippodrome à droite ; longer le temple depuis la porte Occidentale jusqu’au palais des Archives ; enfin, traverser diagonalement la Grande Place, et franchir les dix-huit marches de marbre qui formaient l’escalier du prétoire.

Le cortége, déjà nombreux en sortant du palais de Caïphe, était innombrable en arrivant chez le procurateur, composé qu’il était, non-seulement des habitants de la ville, mais encore de tous les étrangers, pour lesquels c’était un spectacle aussi nouveau que curieux, de voir un homme coupable de tels crimes, que ses accusateurs n’avaient pas même la patience d’attendre la fin du jour de la Pâque, — jour consacré, s’il en fut, — pour le condamner et le punir.

Caïphe, Anne et plusieurs membres du grand conseil, revêtus de leurs habits sacerdotaux, marchaient en tête, et allaient eux-mêmes demander à Pilate la mort de Jésus.

Claudia, inquiète, et depuis le point du jour assise sur la terrasse du palais, les vit venir, et envoya aussitôt un de ses serviteurs rappeler à Pilate la promesse que celui-ci lui avait faite quelques heures auparavant.

Jésus n’était couvert que de sa robe de dessous, et de l’espèce de tapisserie qu’on lui avait jetée sur les épaules pour remplacer dérisoirement son manteau ; la chaîne qu’on lui avait passée autour du cou se terminait par deux gros anneaux qui lui meurtrissaient alternativement les deux genoux ; les soldats, comme la veille, le tiraient avec des cordes, et le divin martyr s’avançait au milieu des cris, du tumulte, des huées, des menaces et des outrages, pâle, défait, meurtri, ensanglanté.

Puis, pour parodier les palmes étendues sur son chemin lors de son entrée triomphale à Jérusalem, on jetait sous ses pieds des cailloux brisés, des branches d’arbres épineux, des fragments de grès et de verre.

Ainsi, disons-nous, s’avançait Jésus, se traînant plutôt qu’il ne marchait, perdu dans ce nuage d’injures et de malédictions, aimant et priant seul dans cette tempête d’enfer !

Lorsque la Vierge avait su que son fils allait être conduit chez Pilate, elle avait pris les devants, soutenue par Jean, et escortée des saintes femmes, pour le voir à son passage. Elle attendait donc à l’angle d’une rue, et, de loin, bien longtemps avant que Jésus parût, elle entendit cette tempête humaine qui mugissait en approchant ; enfin, elle aperçut ces hommes aux figures sinistres qui sont l’avant-garde de toutes les exécutions, et qui, de temps en temps, se tournent pour voir si la douleur qu’ils annoncent par leurs cris de joie, par leurs rires hideux, et par leurs gestes railleurs, n’est pas demeurée en route, et a toujours la force de les suivre ; puis venaient, comme nous l’avons dit, les prêtres, les membres du conseil, les pharisiens et les docteurs ; — puis, au milieu des soldats, Jésus !

Quand Marie vit son fils ainsi misérable, ainsi délaissé, sans un ami pour le soutenir, meurtri, défiguré, presque méconnaissable aux yeux mêmes de sa mère, elle tomba sur ses deux genoux, les bras tendus vers lui, criant :

— Est-ce là mon fils ? est-ce là mon enfant bien-aimé ?… Jésus ! mon cher Jésus !

Jésus tourna doucement la tête, et murmura ces paroles, qu’il lui avait déjà dites chez Caïphe :

— Salut, ma mère ! soyez bénie à cause de toutes vos souffrances !

Et il passa, tandis que, tombant évanouie une troisième fois, la sainte mère était reçue entre les bras de Jean et de Madeleine.

On arriva devant le palais de Pilate, dont toutes les portes étaient ouvertes afin de laisser l’entrée libre aux accusateurs et à l’accusé.

Mais l’immense cortége resta sur la place publique, appelant le procurateur à grands cris.

Celui-ci parut sous la voûte de la première porte, entouré de soldats romains ; on voyait derrière lui les porte-enseigne, le front et les épaules couverts par des peaux de lion aux yeux d’émail, aux dents et aux griffes dorées.

Ils tenaient entre leurs bras les étendards portant ces quatre lettres : S. P. Q. R. surmontées par l’aigle. — Depuis Marius, l’aigle avait remplacé la louve.

Pilate fit signe qu’il voulait parler, et le tumulte cessa à l’instant même.

— Pourquoi n’entrez-vous pas ? demanda-t-il, et pourquoi ne m’amenez-vous pas l’accusé ?

— Parce que nous ne voulons pas nous souiller, répondirent les Juifs, en entrant, le jour de la Pâque, dans le palais d’un homme d’une autre religion que nous.

— Scrupule étrange, dit Pilate, et que vous n’avez pas eu quand, cette nuit, contre le texte de la loi, vous avez siégé en conseil, et porté une accusation capitale… N’importe ! puisque vous ne voulez pas venir à moi, j’irai à vous.

Pilate, alors, fit apporter sur l’espèce de galerie régnant autour du prétoire un fauteuil ressemblant à un trône, et, s’étant assis, il ordonna aux soldats de former le long des degrés une double haie entre laquelle l’accusé pût monter l’escalier, et venir jusqu’à lui.

Au bas de l’escalier étaient deux porte-enseignes.

Alors, s’adressant aux Juifs :

— Quel crime cet homme a-t-il commis ? demanda le procurateur.

Mille voix répondirent à la fois et d’une façon si confuse, que Pilate ne put rien comprendre.

Il éleva la main pour commander le silence, et le silence se fit.

— Qu’un seul parle, dit-il, et formule nettement l’accusation.

Caïphe s’approcha.

— Nous connaissons tous cet homme, dit-il, pour être le fils de Joseph le charpentier, et de Marie, fille d’Anne et de Joachim, et, cependant, il prétend être roi, Messie et fils de Dieu ! Mais ce n’est pas tout : il viole le sabbat, et veut détruire la loi de nos pères ; ce qui est un crime digne de mort !

— Oui, pour vous autres Juifs, observa Pilate, mais non pas pour nous autres Romains… Dites-moi donc quelles sont les mauvaises actions qu’il a commises, afin que je le juge sur ces actions.

— Si ce n’était point un malfaiteur, dit Caïphe, nous ne te l’aurions pas déféré.

— Encore une fois, dit Pilate, c’est contre votre loi qu’il a péché, et non contre la nôtre ; par conséquent, c’est à vous de le juger.

— Tu sais bien que c’est chose impossible, dit Caïphe avec impatience, puisqu’il a, selon nous, mérité la mort, et que la peine de mort est réservée, comme un droit de conquête, à l’autorité romaine.

— Alors, accusez-le donc de crimes qui méritent la mort… J’écoute.

Caïphe reprit :

— Nous avons pour loi de ne guérir personne le jour du sabbat, et celui-ci a malicieusement guéri, le jour du sabbat, des impotents, des boiteux, des sourds, des paralytiques, des aveugles, des lépreux et des démoniaques !

— Comment peut-on guérir malicieusement, Caïphe ? demanda Pilate ; guérir me semble une action toute charitable dans laquelle ne peut entrer de malice.

— Si fait, répondit Caïphe, car il guérit au nom de Belzébuth… C’est un magicien, et l’auguste empereur Tibère recommande de sévir contre les magiciens.

Pilate secoua la tête.

— Ce n’est pas un effet de l’esprit immonde, dit-il ; mais c’est, au contraire, un effet de la toute-puissance de Dieu, que de chasser les démons du corps de l’homme.

— N’importe ! dit Caïphe insistant, nous prions ta grandeur d’ordonner que Jésus comparaisse devant toi, afin que tu l’interroges et qu’il te réponde.

— Soit ! dit Pilate.

Et, s’adressant à ce même serviteur qui était venu, de la part de Claudia, lui rappeler la promesse qu’il avait faite :

— Que Jésus soit amené ici, dit-il, et traité avec douceur.

Le messager descendit les degrés, vint à Jésus, et, s’inclinant devant lui :

— Seigneur, dit-il, le procurateur romain Ponce Pilate, siégeant au nom de Tibère, empereur auguste, t’invite à comparaître devant lui.

À ces paroles, de grands murmures s’élevèrent dans la foule, car le messager venait de parler à Jésus comme un serviteur eût parlé à son maître, et non comme un héraut à un accusé.

Mais le messager ne s’inquiéta point de ces cris, et marcha devant Jésus ; puis, arrivé à un endroit où des débris de cailloux eussent pu blesser les pieds du divin accusé, il étendit son manteau à terre, et invita Jésus à passer dessus.

Les murmures redoublèrent.

Jésus passa sur le manteau avec un doux sourire, et continua son chemin vers l’escalier.

Alors, les Juifs crièrent à Pilate :

— Pourquoi as-tu envoyé un messager à cet homme, au lieu de le faire sommer par un héraut de venir à toi ? Pourquoi ce messager l’a-t-il appelé Seigneur ?… Enfin, pourquoi a-t-il étendu un manteau sous ses pieds ?…

Pilate fit signe à Jésus de s’arrêter, afin de lui laisser le temps d’interroger le messager sur la cause qui l’avait fait agir.

Jésus demeura debout et immobile au milieu de l’espace ménagé par la haie des soldats, et à quelques pas seulement du perron.

Le messager monta l’escalier et s’approcha de Pilate.

— Pourquoi, lui demanda le procurateur romain, as-tu appelé cet homme Seigneur, et pourquoi lui as-tu étendu ton manteau sous les pieds ?

Le messager répondit :

— Dimanche dernier, j’ai assisté à l’entrée de cet homme dans la ville ; il était assis sur un âne, et les enfants des Hébreux, tenant dans leurs mains des palmes qu’ils agitaient et levaient en l’air, criaient : « Salut au fils de David ! » tandis que les pères étendaient leurs manteaux sur son chemin en criant : « Salut à celui qui est dans les cieux ! salut à celui qui vient au nom du Seigneur ! »

Les Juifs qui étaient les plus rapprochés du prétoire entendirent cette réponse, et crièrent au messager :

— Comment se fait-il que, toi qui es Grec, tu aies compris des paroles dites en hébreu ?

Le messager se tourna vers ceux qui l’interrogeaient :

— C’est tout simple, dit-il, je me suis approché de l’un des Juifs lui demandant : « Que cries-tu donc, et que crient tous ces hommes ? » et lui me l’a expliqué.

— Et quelle était l’exclamation qu’ils poussaient en hébreu ? demanda Pilate.

Hosannah, Seigneur, répondirent les Juifs.

— Et que signifie cette exclamation ? continua le procurateur.

— Elle signifie : Salut, Seigneur.

— Alors, dit Pilate, puisque vous-mêmes criiez sur le passage de cet homme : « Salut, Seigneur ! » et jetiez vos manteaux au-devant de lui, en quoi mon messager est-il coupable de l’avoir appelé Seigneur, et d’avoir étendu un manteau sous ses pieds ?

Puis, au messager :

— Retourne dire à Jésus de venir, ajouta-t-il.

Le messager descendit, et, s’inclinant de nouveau devant le Christ :

— Seigneur, lui dit-il, tu peux continuer ton chemin.

Jésus s’avança, et, comme il passait entre les deux porte-enseignes, les enseignes s’inclinèrent d’elles-mêmes, et parurent adorer Jésus.

À cette vue, les Juifs s’écrièrent :

— Mais regardez donc ce que font les porte-drapeaux ! voilà qu’ils adorent cet homme !

Pilate, comme les autres, avait vu les enseignes s’incliner, et n’avait rien compris à ce mouvement.

Alors, interpellant les porte-drapeaux :

— Pourquoi, dit-il, avez-vous fait ce que vous venez de faire ?

Mais eux :

— Seigneur, dirent-ils à Pilate, nous sommes païens et serviteurs des temples ; comment donc pouvez-vous supposer que nous adorions cet homme ?

— Cependant ?… fit Pilate.

— Ce n’est pas nous qui avons abaissé nos enseignes ; ce sont nos enseignes qui se sont abaissées d’elles-mêmes, et qui ont salué cet homme malgré nous.

— Vous entendez ? dit Pilate s’adressant aux Juifs.

— C’est un mensonge ! répondirent ceux-ci, et les porte-enseignes sont partisans de ce faux prophète !

— Je ne crois pas, dit Pilate ; mais faites mieux : choisissez les plus forts d’entre vous, et les plus ennemis de Jésus ; qu’ils prennent les enseignes des mains de mes soldats, et nous verrons s’ils les tiennent d’une façon plus ferme.

Les Juifs choisirent deux hommes taillés en hercules, et les présentèrent à Pilate.

— C’est bien, dit le procurateur ; que les porte-enseignes cèdent à ces deux hommes leurs places et leurs insignes.

Les deux robustes Israélites prirent les enseignes des mains des soldats, se placèrent sur la première marche de l’escalier, s’appuyèrent à la rampe, et attendirent en rassemblant toutes leurs forces.

Alors, Pilate, s’adressant au messager :

— Reconduis Jésus sur la place, dit-il ; qu’il monte une seconde fois l’escalier comme il vient de le faire une première, et que nous voyions si les nouveaux porte-enseignes ont la main plus solide que les anciens.

Jésus sortit du prétoire avec le messager, mais par une autre porte, afin qu’il n’eût point à repasser sous les enseignes en redescendant l’escalier.

Pendant ce temps, Pilate dit aux deux porte-enseignes :

— Maintenant, je vous jure par César que, si vos étendards s’inclinent quand Jésus passera, je vous fais couper la tête !

Puis, au messager, qui reparaissait sur la place conduisant le Christ :

— Que Jésus monte l’escalier une seconde fois ! commanda-t-il.

— Seigneur Jésus, dit le messager, étendant de nouveau son manteau sous les pieds du Christ, le procurateur Ponce Pilate t’ordonne de venir à lui.

Les Juifs murmurèrent encore de cet hommage rendu à l’accusé ; mais, bien plus préoccupés des porte-enseignes que du reste, ils tournèrent aussitôt leurs regards vers l’escalier.

Jésus s’avança lentement et gravement, et, à mesure qu’il approchait, les étendards s’inclinaient devant lui malgré les efforts de ceux qui les portaient, et si bas, que les aigles touchèrent la terre, et que le divin martyr, s’il eût voulu, eût pu mettre le pied dessus en passant.

Pilate se leva, effrayé lui-même de ce prodige ; — les efforts des deux Juifs, pour empêcher les enseignes de s’incliner, avaient été visibles ; le Christ, au contraire, n’avait pas prononcé une parole, n’avait pas fait un signe !

— Eh bien ! crièrent les Juifs, ne t’avions-nous pas dit que c’était un magicien ?

Pilate était ébranlé : il préférait croire à un pouvoir diabolique plutôt qu’à un pouvoir divin ; et, cependant, tout ce que lui avait dit Claudia vint se présenter de nouveau à sa pensée.

Alors, s’approchant de la balustrade, et s’adressant aux Juifs :

— Vous savez, dit-il, tous, tant que vous êtes ici, que ma femme Claudia Procula est païenne et parente de l’auguste empereur ; vous savez qu’elle a construit pour vous de nombreuses synagogues ; eh bien, elle est venue me trouver cette nuit, et m’a dit : « Ne fais rien contre Jésus, car un songe m’a révélé que cet homme était un juste. »

Mais les Juifs répondirent :

— S’il a envoyé un songe à ta femme, il l’a envoyé par le même pouvoir qui vient de forcer les enseignes à s’incliner devant lui… C’est un magicien, et Tibère Auguste porte la peine de mort contre les magiciens !

Tout à coup, il se fit un grand bruit au milieu des Juifs. — Un homme qui venait d’accourir par la rue qui conduisait à la porte Judiciaire, parlait haut, et gesticulait vivement.

— Pilate ! Pilate ! crièrent les Juifs.

— Eh bien, dit celui-ci, que voulez-vous encore ?

— Nous demandons que l’épreuve de l’enseigne soit renouvelée une troisième fois.

— Et qui sera assez hardi pour renouveler cette épreuve ? reprit le préfet romain.

— Moi ! dit une voix forte et retentissante.

En même temps, au milieu de l’espace laissé libre entre le peuple et les soldats, un homme s’avança, qui paraissait âgé de quarante à quarante-cinq ans.

C’était évidemment un homme de condition inférieure, quoique les traits de son visage, d’une parfaite régularité, fussent réellement beaux ; ses yeux noirs lançaient les flammes de la colère ; ses dents, blanches comme celles d’un animal carnassier, débordaient ses lèvres minces et pâles ; ses longs cheveux flottaient comme une crinière, et, par un mouvement de tête habituel qui les rejetait en arrière, balayaient à chaque instant ses épaules.

Le reste du corps était bien proportionné, et conservait, sous sa tunique, garantie par un grand tablier de cuir relevé sur le côté, une certaine allure militaire.

Arrivé en face de Pilate, il croisa les bras, et regarda le procurateur d’un air de défi.

— Oui, moi ! répéta-t-il.

— Et qui es-tu, toi ? demanda le procurateur.

— Je suis Isaac Laquedem, fils de Jonathan, de la tribu de Zabulon, répondit le Juif ; je ne crains ni magicien ni enchanteur : j’ai servi, au temps de l’empereur Auguste, dans la légion orientale, recrutée en Syrie par Quintilius Varus ; j’étais avec lui dans le pays des Bructères, lorsque les Germains, conduits par Arminius, nous attaquèrent, après nous avoir attirés dans une embuscade, et nous taillèrent en pièces… Je portais l’aigle, dans cette fatale journée, et, si elle tomba, c’est que je tombai avec elle, la poitrine percée d’un coup d’épée dont voici la cicatrice… Or, n’ayant pas incliné l’étendard que je portais devant le terrible chef des Germains, je ne l’inclinerai pas devant ce faux prophète ! Donne-moi donc un étendard, et que, pour la troisième fois, l’épreuve se renouvelle !

— Soit ! dit Pilate. — Soldat, donne ton enseigne à cet homme.

Le soldat obéit, et, pour que le Christ ne descendît pas une seconde fois, ce fut le Juif qui, prenant l’étendard des mains du porte-enseigne, franchit les dix premières marches de l’escalier, au bas duquel Jésus s’était arrêté, et, se plaçant au milieu du palier, il attendit qu’en continuant de monter, Jésus vînt à lui.

Jésus avait déjà un pied sur la première marche lorsque s’était élevé le débat ; il avait attendu, humble, résigné, presque passif, que la question fût vidée.

Alors seulement, il leva les yeux vers l’ancien légionnaire.

— Viens, magicien, lui dit celui-ci, je t’attends !…

Jésus mit le pied sur la seconde marche, puis sur la troisième, puis sur la quatrième, et, à mesure qu’il montait un degré, on voyait le vétéran de Varus serrer contre sa poitrine, de toute la vigueur de ses bras nerveux, le bâton de l’étendard ; — mais, quels que fussent ses efforts, courbée sous la pression d’une main invisible et puissante, l’aigle s’inclinait par un mouvement contraire à celui de Jésus, s’abaissant à mesure que Jésus montait ; de sorte que, lorsque le Christ eut atteint la dixième marche, l’aigle était à ses pieds, et le légionnaire, le front touchant presque à la dalle, semblait l’adorer à genoux.

Un instant au milieu du plus profond silence, le Christ demeura debout, dominant de toute la hauteur de sa taille ce superbe que la main du Seigneur venait de plier comme un roseau.

Mais tout à coup, celui-ci se releva plein de haine et de menace.

— Oh ! magicien ! faux prophète ! blasphémateur ! sois maudit ! s’écria-t-il.

Et, au milieu des huées, il descendit les degrés, courbé et chancelant, comme un autre Héliodore, sous le fouet de l’ange !

Quant à l’étendard, il avait été forcé de le laisser aux pieds de Jésus !


fin du troisième volume.


Volume IV


Pages.
 5
Chap. XVI. 
 39
Chap. XVII. 
 67
Chap. XVIII. 
 99
Chap. XX. 
 167
Chap. XXI. 
 211
Chap. XXII. 
 245
Chap. XXIII. 
 285


CHAPITRE XV.

de pilate à hérode.


Il y eut, dans toute cette multitude témoin du triple miracle, un moment de profonde terreur ; puis la haine l’emporta, et, les cris ayant redoublé, Pilate fit signe à Jésus de s’approcher.

Jésus obéit.

Pilate le regarda pendant quelques secondes avec une grande curiosité. C’était la première fois qu’il voyait cet homme dont tant de fois il avait entendu parler, et dont sa femme même l’avait entretenu une partie de la nuit.

Jésus attendait patiemment qu’il l’interrogeât.

— Es-tu véritablement le roi des Juifs ? lui demanda Pilate.

À cette question inattendue, Jésus releva la tête : elle s’écartait complétement de celles qui lui avaient été faites jusque-là.

Aussi, avec sa douceur habituelle :

— Dites-vous cela de vous-même, demanda-t-il au préteur, ou parlez-vous d’après d’autres qui vous ont dit cela de moi ?

— Je parle d’après d’autres, répondit Pilate ; tu sais bien que je ne suis pas Juif… Ceux de ta nation et les princes des prêtres te livrent entre mes mains afin que je te juge : réponds donc à mes questions.

Jésus secoua la tête avec mélancolie.

— Mon royaume n’est pas de ce monde, dit-il ; si mon royaume était de ce monde, mes disciples eussent combattu pour m’empêcher de tomber aux mains des Juifs, tandis que, au contraire, je leur ai défendu de résister.

Pilate réfléchit un instant ; la réponse était péremptoire : elle niait toute prétention au pouvoir temporel ; c’était une renonciation à la royauté du monde, non-seulement dans le présent, mais encore dans l’avenir.

— Bien, dit Pilate, je comprends, tu es chef de secte. Maintenant, quelle secte as-tu fondée, ou à quelle secte appartiens-tu ? Ce n’est pas celle des pharisiens, puisque tu les attaquais publiquement, et que, tous les jours, tu prêchais contre eux.

— Préteur, dit Jésus, ce n’est pas parce que j’ai attaqué publiquement les pharisiens, et que, tous les jours, je prêchais contre eux, que je ne suis point des leurs ; c’est parce que les pharisiens placent la morale dans les actes extérieurs de l’homme, et non pas dans sa conscience intime ; c’est parce qu’ils croient avoir atteint la perfection suprême en s’attachant strictement, non pas à l’esprit, mais à la lettre de la loi. Ils se sont scandalisés de me voir assis à la table des publicains, ayant autour de moi des gens de mauvaise renommée ; mais moi, je leur ai répondu : « Ce sont les malades qui ont besoin de médecin, et non pas ceux qui sont en bonne santé ; ce ne sont donc point les justes, ce sont les pécheurs que je suis venu appeler à la pénitence. » Les pharisiens suivent la loi de Moïse, qui recommande la vengeance, et réclame œil pour œil, dent pour dent, tandis que moi, j’ai dit : « Si l’on vous frappe sur une joue, mes frères, tendez l’autre joue ! » Les pharisiens gardent la rancune, et vengent l’affront ; tandis que, moi, j’ordonne à mes disciples d’aimer leurs ennemis, de bénir ceux qui les maudissent, et de rendre le bien à ceux qui leur ont fait le mal. Les pharisiens font l’aumône à son de trompe, et se montrent constamment avec un visage pâli par le jeûne ; et, moi, au contraire, je ne veux pas que la main gauche sache ce que fait la main droite ; et moi, au contraire, je réprouve les abstinences pratiquées par ostentation… Vous voyez bien que je ne suis pas pharisien !

— Mais, alors, demanda Pilate, tu es donc saducéen ?

Jésus secoua de nouveau la tête.

— Les saducéens, dit-il, croient que l’âme périt avec le corps, et appliquent la doctrine de l’immortalité et de la résurrection, non pas aux âmes mais aux races ; ils nient la puissance supérieure et l’inspiration surhumaine ; ils affirment que le bien comme le mal dépend de nous seuls, et n’admettent pas que Dieu se préoccupe de nos actions ; — tandis que, moi, je dis, au contraire, que l’âme est immortelle ; tandis, que, moi, je prêche la résurrection des corps ; tandis que moi, je prie et j’adore Dieu comme le grand régulateur des actions humaines ; tandis que, moi, je crois au péché originel, que je suis descendu combattre ; tandis que, moi, je montre le Seigneur jugeant les vivants et les morts à la fin des siècles… Vous voyez bien que je ne suis pas saducéen !

Pilate écoutait avec une profonde attention ce que disait Jésus, et plus il parlait, plus il trouvait dans ses paroles un sujet d’éloge au lieu d’y trouver un sujet de blâme.

— Ah ! dit-il, je comprends, tu es essénien.

Jésus secoua encore la tête.

— Les esséniens, dit-il, ont rejeté le mariage parce que la femme leur paraît d’une trop inconstante nature ; les esséniens regardent la fatalité comme le seul pouvoir qui plane sur le monde ; les esséniens exigent un noviciat de trois ans, et vous font subir l’initiation avant de vous admettre dans leur communauté ; — moi, au contraire, j’ai prêché le mariage en disant que l’époux et l’épouse étaient une même chair ; moi, au contraire, j’ai fait une prière dont les premiers mots sont : « Notre Père qui êtes aux cieux… » Moi, au contraire, enfin, j’appelle tout le monde à mon banquet fraternel, et, en envoyant mes disciples propager ma doctrine sur la face du globe, je leur ai dit : « Allez ! enseignez les nations sans faire de préférence entre elles ; vous portez dans le creux de la main un océan de vérité, laissez-le déborder sur la terre… » Vous voyez bien que je ne suis pas essénien !

— Mais qu’es-tu donc, alors ? demanda Pilate.

— Je suis le Messie, répondit Jésus, envoyé ici-bas pour y répandre la vérité.

— La vérité, dit Pilate en riant ; oh ! Jésus, tâche de m’expliquer ce que c’est que la vérité !

— La vérité, c’est à l’intelligence ce que la lumière est au monde matériel.

— Il n’y a donc pas de vérité sur la terre, dit Pilate, que tu es forcé de nous l’apporter du ciel ?

— Si fait ! reprit Jésus ; seulement, ceux qui disent la vérité sur la terre sont jugés par ceux qui ont le pouvoir sur la terre… Et la preuve, c’est que je suis amené près de toi par les Juifs, et condamné par eux à mort pour avoir dit la vérité.

Pilate se leva, fit dans la galerie deux ou trois tours en long et en large, regardant, chaque fois, Jésus avec un étonnement qui ressemblait presque à de l’admiration.

Puis, enfin, se parlant à lui-même :

— Claudia avait raison, dit-il, cet homme est un juste !

Alors, il s’approcha de la balustrade, et, s’adressant à cette multitude, qui, craignant toujours de se souiller, se tenait dehors :

— Accusez sur d’autres points, dit-il, car jusqu’ici je ne trouve aucune faute dans cet homme.

Il se fit aussitôt un grand murmure, et de nouvelles accusations s’élevèrent de tous côtés.

Au milieu de ces accusations, Pilate saisit celle-ci, qui avait une tendance plus directe que les autres à la magie :

— Il a dit qu’il pouvait détruire le temple, et le relever en trois jours !

— Quel temple ? demanda Pilate.

— Celui de Salomon, celui qu’on a mis quarante-six ans à bâtir… Comprends-tu bien, Pilate ? il a dit qu’il pourrait le renverser et le rebâtir en trois jours !

— Ce que je comprends bien, dit Pilate, c’est que, pour une cause ou pour une autre, vous avez soif du sang de cet homme ; mais, quant à moi, je ne trouve rien qui mérite la mort dans l’inobservance du sabbat lorsqu’elle n’a d’autre but et d’autre résultat que le bien, ni dans ce propos, qui est probablement quelque parabole, de détruire le temple, et de le relever en trois jours.

En effet, les Juifs avaient mal compris ou voulu mal comprendre ; les paroles de Jésus étaient celles-ci : « Détruisez le temple du Seigneur, et je le rebâtirai en trois jours ! » ce qui signifiait : « Tuez-moi, moi qui suis le vrai temple du Seigneur, puisque c’est de moi que sort la vérité, et, au bout de trois jours, je ressusciterai ! »

Cette seconde réponse de Pilate irrita les ennemis de Jésus, mais, en même temps, rendit quelque courage à ses amis. Nicodème était au milieu de cette foule, n’attendant, comme il l’avait fait au grand conseil, qu’un moment pour élever la voix en faveur de l’accusé.

Il crut le moment propice, et sortit des rangs.

— Pilate, je te prie, dans ta justice, dont tu viens de donner une preuve si éclatante, de me laisser dire quelques paroles.

— Approche au pied de cette galerie, et parle, dit Pilate.

Nicodème s’avança jusqu’au pied de la galerie.

— J’ai déjà plaidé pour cet homme, continua Nicodème, devant le grand conseil, et j’ai dit aux anciens, aux prêtres, aux lévites, à la multitude : « Quelle plainte portez-vous contre Jésus ? Il faisait de nombreux et éclatants miracles, tels que personne jusqu’ici n’en a fait. Renvoyez-le, et ne le punissez pas. Si ces miracles viennent de Dieu, ils seront stables et éternels ; s’ils viennent du démon, ils seront éphémères, et se détruiront d’eux-mêmes. Il en sera de lui comme de ces magiciens d’Égypte que le pharaon suscita contre Moïse : en face des miracles de ce dernier, qui venaient de Dieu, leurs miracles avortèrent, et eux périrent. » Eh bien, Pilate, prends cet exemple tiré de notre propre histoire, et renvoie Jésus en laissant au temps à décider s’il est imposteur ou messie, faux prophète ou fils de Dieu.

Alors, les Juifs, furieux contre Nicodème, crièrent :

— N’écoute pas cet homme, Pilate ! ne l’écoute pas ! il est son disciple !

— Je suis son disciple ? s’écria Nicodème.

— Oui, oui, oui ! hurlèrent les Juifs, tu es son disciple, puisque tu parles en sa faveur !

— Mais, objecta Nicodème, le préteur de César, qui parle en sa faveur comme moi, est-il son disciple aussi ? Non, César l’a élevé en dignité pour que, du faîte où il est placé, il dominât nos pauvres passions et nous rendît justice aux uns comme aux autres, aux grands comme aux petits, aux faibles comme aux puissants.

— Alors, puisque tu prends une part de ses crimes, répondit le peuple, tu prends donc aussi une part dans son châtiment ?

— Je prends la part que mon seigneur Jésus voudra me donner dans son martyre et dans son triomphe, dit Nicodème, — et, en attendant, je le répète, justice, Pilate ! justice !

Pilate fit un signe de la main pour réclamer le silence, et, montrant Nicodème :

— Outre cet homme, dit-il, qui mérite croyance, puisqu’il est membre de votre conseil, y a-t-il encore d’autres personnes disposées à témoigner en faveur de l’accusé ?

Alors, un homme s’avança et dit :

— Puis-je parler, moi ?

— Parle ! répondit Pilate.

— Eh bien, voici ce qui m’est arrivé à moi-même. Depuis trente-huit ans, je gisais dans mon lit en proie à d’horribles souffrances, et à chaque instant en danger de mort. Jésus vint à Jérusalem ; alors, j’entendis raconter que des aveugles, des muets, des démoniaques avaient été guéris par lui ; quelques jeunes gens me prirent et m’apportèrent devant Jésus avec mon lit, et lui, me voyant, fut touché de compassion, et dit : « Lève-toi, prends ton lit, et marche ! » Aussitôt, je fus complétement guéri : je pris mon lit, et je marchai.

— Oui, oui, crièrent les Juifs ; mais demande-lui quel jour il fut guéri.

— Quel jour cette guérison eut-elle lieu ? demanda Pilate.

— Je dois dire qu’elle eut lieu le jour du sabbat, répondit le témoin.

Alors, le préteur, se retournant vers Jésus :

— Tu guérissais donc le jour du sabbat comme les autres jours ? demanda-t-il.

— Pilate, répondit Jésus avec son triste sourire, quel est le berger qui, voyant une de ses brebis tombée dans le fleuve, et entraînée vers un abîme, ne se mettra à l’eau, fût-ce le jour du sabbat, pour sauver la pauvre brebis qui se noie ?

Pilate passa sa main sur son front mouillé de sueur.

— Cet homme a toujours raison ! dit-il.

Puis, s’adressant de nouveau au peuple :

— Quelqu’un témoigne-t-il encore en faveur de l’accusé ? demanda Pilate.

— Oui, moi ! dit un homme sortant à son tour des rangs de la foule. J’étais aveugle de naissance ; j’entendais parler autour de moi, et je ne voyais personne ; mais, Jésus étant passé par Jéricho, et des gens charitables m’ayant conduit sur son passage, je criai à haute voix : « Fils de David, prends pitié de moi ! » et il prit pitié de moi, et il posa sa main sur mes yeux, et, moi qui n’avais jamais vu, je vis !

Alors, une femme s’approcha à son tour, et dit :

— Depuis douze ans, je perdais mon sang, et m’en allais mourante ; je me fis porter sur le chemin où devait passer Jésus, et, manquant de voix, même pour l’implorer, je me contentai de toucher la frange de son manteau : à l’instant même, je fus guérie.

Elle avait à peine achevé, qu’un homme s’avança.

— Tout le monde, à Jérusalem, m’a connu boiteux et contrefait, dit-il ; je marchais ou plutôt je me traînais à l’aide de deux béquilles ; Jésus a étendu la main vers moi, a prononcé un mot, et j’ai été guéri.

Un lépreux s’avança et dit :

— Moi aussi, j’ai été guéri d’un mot.

Un démoniaque s’avança et dit :

— Moi aussi, par un mot, j’ai été délivré du démon.

— Tu vois bien que cet homme a puissance sur les démons ! crièrent les Juifs.

Pilate se retourna vers Jésus, comme pour lui demander : « Qu’as-tu à répondre ? »

— Oui, dit Jésus, j’ai puissance sur les démons, mais pour les faire rentrer en enfer, et cette puissance prouve, au contraire, que je viens de la part de Dieu.

— Pour la troisième fois, s’écria Pilate s’adressant au peuple, je vous répète que cet homme est innocent !

— Et nous, s’écrièrent les Juifs, nous te répétons à notre tour, préteur romain, que cet homme soulève le peuple par sa doctrine depuis la Galilée, où il a commencé, jusqu’à Jérusalem, où il va finir !

— Comment, depuis la Galilée jusqu’ici ? demanda vivement Pilate voyant, dans cette réponse qui venait de lui être faite, un moyen d’écarter de lui la responsabilité du jugement ; — cet homme est-il donc Galiléen ?

— Oui, oui, hurla la foule, il est Galiléen, et les Écritures disent qu’aucun prophète ne peut venir de Galilée… Mort au faux prophète ! mort au Galiléen !

Alors, Pilate, se retournant vers Jésus :

— Es-tu vraiment Galiléen, comme le disent ces hommes ? demanda-t-il.

— Je suis né à Bethléem, dit Jésus ; mais mon père et ma mère selon le monde sont de Nazareth en Galilée.

— En ce cas, dit Pilate saisissant avec empressement cette voie nouvelle qui s’ouvrait devant lui, ce n’est point à moi, qui suis procurateur de César à Jérusalem, que tu as affaire : c’est à Hérode, tétrarque de Galilée.

Et, s’adressant au peuple :

— Puisque cet homme est Galiléen, dit-il, il est justiciable d’Hérode, et non de moi. En conséquence, je le renvoie à Hérode, qui se trouve justement à Jérusalem, à cause de la fête.

Puis, aux gardes :

— Conduisez cet homme chez Hérode, et dites au tétrarque que c’est moi, le procurateur romain, qui le lui renvoie, ne me croyant pas le droit de juger un de ses sujets.

Les gardes entourèrent Jésus, qui descendit l’escalier du prétoire avec son humilité et sa résignation habituelles.

Pendant ce temps, Pilate, ayant entendu les anneaux d’une tapisserie grincer derrière lui sur leur tringle, se retourna.

Sa femme était debout sur le seuil de la porte qui conduisait du prétoire aux appartements intérieurs.

— Eh bien, Claudia, lui demanda-t-il, tout joyeux encore du moyen qu’il venait de trouver, es-tu contente ?

— Cela vaut mieux que de l’avoir condamné, répondit Claudia ; mais cela vaut moins que de l’avoir absous !

Cependant, on entraînait Jésus vers le palais des Hérodes.

En suivant la ligne droite, le chemin pouvait être accompli en dix minutes à peine : il ne s’agissait que de traverser la grande Place ; de prendre une des rues qui y aboutissaient — en laissant, à droite, la prison et le palais de Justice ; à gauche, la maison connue, depuis la parabole du Christ, sous le nom de la Maison du mauvais Riche ; — et d’entrer au palais par la grille qui s’ouvrait à cent pas à peine au-dessous de cette maison, en face du mont Acra ; mais le supplice eût été trop court, la torture trop tôt finie ; Jésus fut entraîné par la seconde ville ; on le fit passer devant le monument d’Alexandre Jannée, roi et pontife des Juifs ; on le poussa de la seconde ville dans la troisième, qu’il parcourut depuis le mont Bezetha jusqu’à la hauteur des tours des Femmes ; puis le cortége revint, après ce long circuit, traverser de nouveau la seconde ville, près du mausolée du pontife et roi Jean Hyrcan, regagna la ville inférieure, et entra enfin au palais par la grille donnant, ainsi que nous l’avons dit, sur le mont Acra.

Le palais des Hérodes était encore un de ces monuments gigantesques comme en élevait l’antiquité. Bâti tout en marbres de différentes couleurs par ce même Hérode l’Ascalonite qui empoisonna sa femme Mariamne, tua ses deux fils, et ordonna le massacre des innocents, il était regardé comme imprenable, tant à cause du mur de trente coudées qui l’entourait, qu’en raison du voisinage des trois tours Hippicas, Mariamne et Phasaël, qui passaient pour les plus hautes de l’univers. Quant aux appartements, ils étaient si vastes, que la seule salle destinée aux festins pouvait contenir cent de ces lits sur lesquels les Romains se couchaient pour prendre leurs repas.

Hérode Antipas, tétrarque de Galilée, ne connaissait pas Jésus, et avait grande envie de le voir ; aussitôt donc qu’il sut qu’on l’amenait devant lui par l’ordre de Ponce Pilate, il descendit dans la salle d’audience, et s’apprêta à le recevoir.

Jésus était déjà arrivé.

Son œil, fixe et sévère pour la première fois peut-être, s’arrêta sur le tétrarque : Jésus ne pouvait oublier qu’il avait devant lui le meurtrier de Jean Baptiste.

Cette expression de son regard donnait à Jésus une majesté qui fit qu’Hérode lui-même demeura un instant muet de surprise.

— Ah ! ah ! dit-il enfin avec un accent d’ironie, c’est donc toi, grand prophète ?… Tu ne m’es pas inconnu, et le bruit de tes prodiges est venu jusqu’à moi. Par le salut de César ! j’étais brouillé avec Pilate ; mais te renvoyer à moi, voilà une condescendance qui me raccommode avec lui ! — Voyons, jusqu’à présent, j’ai douté ; mais, probablement, Dieu veut que je sois convaincu, et il t’adresse à moi pour que tu fasses sous mes yeux quelques-uns de ces miracles qui ne laissent pas de doute dans l’esprit des plus incrédules… Mets-toi donc à l’œuvre, Jésus ; je regarde, j’attends.

Mais le Christ ne daigna point répondre ; son regard demeurait fixé sur Hérode ; seulement, il avait changé d’expression : de sévère, et nous dirons presque de menaçant, qu’il avait été d’abord, il était redevenu majestueux et tranquille.

Hérode sentit que, pour soutenir ce regard sans se troubler, il avait besoin de l’excitation de sa propre parole.

Il reprit donc.

— Eh bien, tu restes immobile, au lieu d’agir ! Qu’attends-tu donc, Messie ?… Ah ! tu cherches sans doute dans ton esprit, quel miracle peut le mieux me convaincre… Alors, je vais t’aider, car je veux t’admirer hautement, toi qui te dis plus vieux que Moïse, toi qui te dis antérieur à Abraham, toi qui te dis contemporain du monde ! Eh bien, regarde : d’ici l’on voit la cime du mont Moriah, sur lequel est bâti le temple, dis au pinacle doré de ce temple : « Salue-moi, car je suis le fils de Dieu ! » si le pinacle s’incline et te salue, non-seulement je t’absous, mais encore je te glorifie.

Jésus garda le silence.

— Ah ! continua Hérode, je te demande trop aussi ! et je dois rentrer dans les miracles que tu as l’habitude de faire… Tu as ressuscité la fille de Jaïre ; tu as ressuscité Lazare ; eh bien, tournons-nous de l’est au midi, du temple vers le tombeau des rois. Dans ce tombeau dorment les restes du grand roi David ; ce serait probablement une grande joie pour lui de revoir, après mille ans, un homme de sa race couronné comme lui. Eh bien, dis ces simples paroles : « David, mon aïeul, sors du tombeau, et apparais-nous ! » Tu vois, je suis raisonnable dans mon désir : je ne te demande que ce que Saül a demandé à la pythonisse d’Endor à l’endroit de Samuel… Eh bien, tu hésites ? tu refuses ?

Jésus, en effet, ne répondait pas une parole, ne faisait pas un mouvement.

— Ainsi, reprit Hérode, tu gardes le silence… Passons à autre chose, alors. — Puisque tu ne peux commander ni au temple, ni aux morts, commande aux eaux des fleuves et de la mer ; les eaux ne te sont-elles pas soumises ? ne dit-on pas que tu as marché sur les eaux du lac de Genesareth sans y enfoncer ? Tiens, d’ici tu peux voir les étangs de mon jardin : les cygnes aussi marchent dessus sans enfoncer ; eh bien, descends, marche sur l’un des trois étangs à ton choix ; marche sans enfoncer, et, moi, — moi, le premier, — au lieu de cette couronne d’épines qui t’ensanglante la tête, je mets sur ton front ma couronne de tétrarque de Galilée !

Cette troisième apostrophe n’eut pas le pouvoir de tirer Jésus de son silence.

— Tu vois, s’écria Caïphe, qui, avec les principaux du conseil, avait suivi Jésus de chez Pilate chez Hérode, tu vois, tétrarque ! Crois-tu, maintenant, aux miracles d’un homme qui refuse de faire un miracle par lequel non-seulement il sauverait sa vie, mais encore il deviendrait roi ?

— Qu’a-t-il besoin de devenir roi, dit Hérode, puisqu’il l’est déjà ? — N’es-tu pas roi des Juifs, en effet ? Réponds, Jésus ! n’es-tu pas entré dans Jérusalem comme un conquérant, avec les honneurs du triomphe, avec les palmes de la victoire ?… La robe blanche du triomphateur à Jésus de Nazareth ! passez-lui la robe blanche, et reconduisez-le à Pilate. Il a déjà le sceptre, il a déjà la couronne ; il va avoir la robe blanche : il ne lui manquera plus que le manteau de pourpre… Pilate le lui donnera !

Et il fit un signe pour qu’on emmenât l’accusé.

Les gardes, qui n’attendaient que ce signe, se jetèrent sur Jésus, et l’entraînèrent.


CHAPITRE XVI.

d’hérode à pilate.


Pilate se croyait délivré de cette terrible responsabilité, d’avoir à condamner un innocent ou bien à absoudre un homme dont la mise en liberté pouvait faire éclater une émeute dans la ville, lorsque les cris, les vociférations et surtout le murmure puissant de cette foule qui gronde comme l’Océan, vinrent de nouveau ébranler les murs du prétoire et les puissantes assises de la citadelle Antonia.

Le procurateur était encore près de sa femme dans les appartements intérieurs, où il venait de faire avec elle le repas du matin ; en entendant ce bruit, tous deux se levèrent en même temps, et coururent à la fenêtre qui donnait sur la place : alors, ils virent la foule qui ramenait Jésus avec un air de triomphe, en criant :

— Chez Pilate !… chez Pilate !…

Claudia pâlit.

— Réfléchis bien à ce que tu vas faire, dit-elle à son mari, et rappelle-toi ce que je t’ai dit.

— Tu as ma promesse, répondit Pilate : tant que cet homme ne sera pas accusé d’avoir porté atteinte au pouvoir de l’empereur Tibère, la vie de cet homme ne court aucun danger.

— Donne-moi un gage, dit Claudia.

— Voici mon anneau, dit Pilate.

— Va donc, et souviens-toi que Jésus est un juste !

Pilate rentra dans le prétoire et trouva un messager d’Hérode qui lui dit :

— Le tétrarque Hérode, mon maître, est satisfait de la déférence que tu lui as montrée en lui renvoyant le Galiléen. Il te déclare qu’il le regarde comme un fou, et non comme un criminel ; en conséquence, il te le renvoie à son tour, afin que tu agisses vis-à-vis de lui selon ton plaisir ou ta conscience… Il me charge, en outre, de te dire qu’il t’adresse ses compliments, et de t’annoncer que, si quelque nuage s’était élevé entre lui et toi, ce nuage est dissipé.

Derrière le messager d’Hérode entra Jésus, brutalement poussé par les soldats. En montant les escaliers, ses pieds s’étaient embarrassés dans sa robe trop longue ; il était tombé : sa tête avait porté contre l’angle d’une marche, et le sang ruisselait sur son visage.

Pilate ne put s’empêcher de murmurer :

— En vérité, cet homme est, non pas aux mains des prêtres, mais aux mains des bouchers, et les voilà qui commencent leur immolation avant le temps !

Puis, s’avançant sur le bord de la terrasse du haut de laquelle il avait plusieurs fois déjà adressé la parole au peuple :

— Que me voulez-vous encore, dit-il, en me ramenant cet homme ? Vous me l’aviez livré comme faux prophète, blasphémateur, agitateur du peuple : je l’ai interrogé devant vous, et n’ai rien trouvé à redire, ni à sa doctrine ni à ses actions. Je l’ai, alors, renvoyé à Hérode, qui n’a rien trouvé non plus contre lui. Si, pour vous satisfaire, il faut absolument lui infliger une punition quelconque, je vais le faire fouetter, et le relâcher ensuite.

Mais cette peine, si douloureuse qu’elle fût, ne suffisait pas à la multitude : elle avait vu couler le sang, ce n’était point la flagellation qu’elle voulait, — c’était la mort !

Aussi s’écria-t-elle tout d’une voix :

— Non ! non !… La mort ! la mort !… Crucifiez Jésus ! crucifiez-le !… À la croix ! à la croix ! au Golgotha !

Mais Pilate, sans s’inquiéter de ces cris, s’assit à une table, et, sur un papyrus, avec un roseau d’Égypte, écrivit, en langue latine, la sentence suivante :

Jesum Nazarenum, virum seditiosum, et mosaïcæ legis contemptorem, per pontifices et principes suæ gentis accusatum, expoliate, liqate et virgis cedite.

I, lictor, expedi virgas[2].

Puis il remit l’ordre au licteur, qui s’élança rapidement hors du prétoire, montrant l’arrêt et appelant les exécuteurs.

La peine de la flagellation était, selon le texte de la loi, fixée à quarante coups moins un ; une espèce de grâce dérisoire exemptait le coupable du dernier coup.

De ces trente-neuf coups, treize devaient être donnés sur l’épaule droite, treize sur l’épaule gauche, treize au-dessous des épaules.

La colonne où l’on attachait le condamné était isolée, haute de dix pieds, avec des anneaux qui permettaient d’attacher les bras à la hauteur de sept pieds ; de sorte que toute la peau du corps se trouvait tendue, et, par conséquent, ne perdait rien de la force du coup.

On appelait cette colonne la colonne aux outrages ou la colonne aux affronts, parce que, pendant l’exécution, le peuple insultait et outrageait le condamné.

Les soldats emmenèrent Jésus ; mais, loin de désarmer la multitude, ce jugement semblait l’irriter davantage ; en effet, ce n’était là ni ce que demandaient les prêtres, ni ce que voulaient les pharisiens : aussi, les uns par leurs paroles, les autres par leur argent, réchauffaient-ils la colère du peuple, chaque fois que cette colère paraissait près de faiblir.

Avant que Jésus eût traversé la foule, et fût arrivé à la colonne, les exécuteurs étaient déjà à leur poste : c’étaient six hommes petits et bruns, anciens malfaiteurs devenus bourreaux ; leur teint cuivré, leurs bras maigres mais nerveux indiquaient qu’ils étaient nés sur les frontières d’Égypte. Ils s’élancèrent sur Jésus lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques pas de la colonne, l’arrachèrent des mains des soldats, déchirèrent les manches de sa robe et de sa tunique afin de mettre le dos à nu, et, lui appuyant le visage contre le marbre, ils lui lièrent les mains aux anneaux les plus élevés, de sorte que ses pieds ne touchaient la terre que de leurs orteils.

La flagellation commença avec des baguettes de coudrier réunies en faisceau, les quatre exécuteurs qui attendaient leur tour de frapper comptant lentement les coups.

Mais la plus grande partie du peuple continuait de crier :

— Crucifiez-le ! crucifiez-le !

Le bruit était tel, que, pour se faire entendre, Pilate fut obligé d’appeler un clairon.

Le clairon sonna, et le silence se fit.

Pendant ce silence, on put entendre trois choses douloureuses : le bruit des baguettes frappant sur le corps du condamné, les plaintes pleines de prières et de bénédictions qui tombaient des lèvres de Jésus, et les tristes bêlements des agneaux de Pâque, qu’on lavait à la piscine des Brebis, et qui devaient être immolés dans la journée.

Ces bêlements avaient quelque chose de singulièrement touchant : c’étaient les seules voix qui se mêlassent aux gémissements de celui qui allait mourir pour les hommes.

Toutes les autres n’étaient que clameurs, cris, imprécations !

Les treize premiers coups donnés, deux autres bourreaux reprirent l’œuvre avec de nouvelles baguettes : celles-là étaient faites d’un bois plein de nœuds et d’épines ; aussi, aux premiers coups qu’ils frappèrent, de la peau, marbrée de taches bleues et rouges, le sang commença-t-il à jaillir.

Le peuple, cependant, continuait de hurler au pied du prétoire, et, de temps en temps, on entendait la trompette qui commandait le silence ; puis, à la suite de la trompette, ce triple bruit, si douloureux, des coups de verges, des soupirs de Jésus, et du bêlement des agneaux !

Mais, dès que Pilate voulait parler, les clameurs couvraient sa voix, et l’on n’entendait plus que ces mille cris de mort répétés avec acharnement :

— Crucifiez-le ! crucifiez-le !

Après le vingt-sixième coup, les seconds bourreaux firent place aux derniers ; ceux-ci n’avaient plus ni baguettes de coudrier, ni baguettes d’épines : ils avaient des lanières toutes garnies de crochets de fer qui enlevaient la chair à chaque coup.

La trompette sonna une troisième fois ; une troisième fois le silence se fit ; la voix de Jésus était presque éteinte, et l’on entendait à peine ces paroles :

— Pardonnez-leur, mon père, car ils ne savent ce qu’ils font !…

Le trente-neuvième coup donné, on détacha Jésus : son corps n’était plus qu’une plaie ; toute force l’avait abandonné, à ce point que, lorsqu’il ne fut plus soutenu par les bras, il s’affaissa sur lui-même, et tomba au pied de la colonne.

Alors, celui qui eût dû donner le quarantième coup, et qui ne l’avait pas donné, s’approchant de lui, et voyant qu’il avait la tête renversée en arrière :

— À un autre, dit-il, nous ferions tort du dernier coup ; mais, à toi Christ, à toi Messie, à toi fils de Dieu, il te faut la bonne mesure !

Et il le frappa de sa lanière à travers le visage !

Jésus tomba à la renverse presque évanoui.

Pendant ce temps, quelques femmes perdues sortirent de la foule, et les unes après les autres vinrent l’injurier et lui cracher au visage, échangeant des paroles obscènes avec les bourreaux, lesquels s’essuyaient le visage et les bras pour en effacer les gouttes de sang qui, sous leurs verges, avaient rejailli du corps divin jusqu’à eux.

Dans un coin de la place était un groupe auquel, par bonheur, nul ne faisait attention, tant chacun était occupé, les uns à regarder la flagellation, les autres à pousser des cris de mort ; — ce groupe était celui des saintes femmes.

Là était Marie. Aux premiers coups, elle était tombée à genoux, puis la face contre terre ; puis, enfin, elle s’était évanouie. — Au moment où il avait été conduit à la colonne, Jésus lui avait jeté un regard plein de tendresse ; mais, malheureusement, par la façon dont il était attaché, le rédempteur ne pouvait tourner les yeux vers sa mère, et la soutenir de ses regards.

Madeleine s’inquiétant peu qu’on la reconnût pour la sœur de Lazare, et pour une femme de la suite du Christ, jetait des cris de douleur à chaque coup qui frappait Jésus, se roulant dans la poussière, et arrachant à pleines mains ses beaux cheveux dorés.

Marthe et Marie Cléophas pleuraient à genoux.

Jean essayait de soutenir la Vierge, tellement pâle, qu’on eût pu croire, sinon qu’elle était morte, au moins qu’elle allait mourir.

Sans doute, au milieu de ces clameurs, de ces imprécations, à travers cet air chargé de plaintes et de gémissements, un ange passa invisible, et vint murmurer à l’oreille de Jésus quelque divine parole ; car il se souleva, la tête inclinée, les deux mains appuyées sur la terre, puis il se dressa sur ses genoux avec peine ; puis, enfin, aidé des soldats, il parvint à se mettre debout.

Il semblait, au reste, que Marie revînt à la vie au fur et à mesure que son fils y revenait lui-même : chacun des mouvements que faisait Jésus, elle les faisait, et, lorsqu’il fut debout, elle aussi se retrouva sur ses pieds.

Alors, Jésus, de ses deux mains sanglantes, essuya ses yeux pleins de sang, et, à l’autre bout de la place, il put voir sa mère qui lui tendait les bras…

Pilate avait ordonné qu’après la flagellation, Jésus fût couvert d’un manteau rouge, et amené devant lui.

Espérait-il désarmer le peuple en jetant, par dérision, sur les épaules du Christ la pourpre royale, ou bien voulait-il, à ses propres yeux, cacher le sang de sa victime ?

Jésus fut donc conduit d’abord dans la cour du prétoire ; là, on le fit entrer dans un corps de garde, et on le revêtit d’un vieux manteau de licteur ; puis, par un escalier intérieur, on le fit monter sur le pont qui reliait le palais de Pilate à la citadelle Antonia.

Pilate y avait précédé Jésus ; il fit sonner de la trompette, afin de commander le silence, et d’appeler tous les regards de son côté.

Alors, soutenu par deux soldats, parut Jésus pâle, livide, chancelant, le roseau à la main, la couronne d’épines sur la tête, le manteau rouge sur les épaules.

Ecce homo ! dit Pilate.

À cause du changement opéré dans son costume, beaucoup n’avaient pas reconnu Jésus ; mais à peine le peuple eût-il vu quel était l’homme qu’on lui montrait, que, comprenant l’intention de Pilate, il rugit dans un cri unanime ce vœu de mort :

— Crucifiez-le ! crucifiez-le !

Alors, le grand prêtre fit signe qu’il voulait parler.

Sur une nouvelle fanfare, le silence s’établit.

Au milieu de ce silence, on entendit la voix de Caïphe qui disait :

— Prends garde, Pilate ! si tu délivres cet homme, tu n’es pas l’ami de César ; car il s’est nommé et déclaré roi, et quiconque se nomme et se déclare roi, se révolte contre César !

Pilate sentit le coup : accusé de révolte contre César, Jésus n’était plus un faux prophète, un blasphémateur, un magicien même : c’était un rebelle ; il ne s’agissait plus pour lui de verges : il s’agissait du gibet.

Une dénonciation à Tibère, et le soupçonneux empereur pouvait envelopper dans la même proscription le rebelle impuni et le juge trop indulgent !

Le procurateur résolut néanmoins de tenter encore un dernier moyen.

Il donna tout bas un ordre au centurion qui se trouvait près de lui ; le centurion descendit avec quatre soldats, et marcha droit vers la prison, située à quelques pas seulement du palais : il allait y chercher un misérable assassin condamné à mort, et qui n’attendait que l’heure de son exécution.

Cet assassin se nommait Bar Abbas, c’est-à-dire fils d’Abbas.

Quand il entendit des pas dans le corridor qui conduisait à son cachot, quand il entendit grincer les verrous de sa porte, il crut qu’on venait le chercher pour le crucifier, et, se faisant une arme de sa chaîne, il s’apprêta à se défendre.

À la lueur des torches, le centurion et ses quatre soldats aperçurent le condamné, retiré dans l’angle le plus profond de son cachot, ramassé sur lui-même, les yeux flamboyants, les dents serrées, les mains au-dessus de sa tête, et prêt à frapper de sa chaîne le premier qui s’avancerait.

Mais ces démonstrations hostiles effrayèrent médiocrement le centurion et ses quatre hommes : ils s’avancèrent contre le prisonnier en se cachant derrière leurs boucliers, qui amortirent les coups de la chaîne. D’ailleurs, avant que Bar Abbas eût pu redoubler, ils l’avaient saisi par cette chaîne même, et deux le traînaient en avant, tandis que deux autres le poussaient par derrière.

En sortant de la prison, Bar Abbas salua ce jour qu’il croyait être son dernier jour par d’horribles blasphèmes.

Toute cette foule qui attendait, il pensa que c’était pour lui qu’elle était venue ; ces cris : « Crucifiez-le ! crucifiez-le ! » il crut que c’était contre lui qu’ils étaient proférés.

Des hommes fatigués de porter une lourde croix se désaltéraient à la fontaine qui faisait face à la prison ; cette croix, il se figura que c’était la sienne.

Alors, il se jeta à terre, se roulant, hurlant, rugissant.

Les soldats appelèrent un renfort de quatre hommes ; on prit le misérable par les bras et par les jambes, et on le monta ainsi jusque sur le Xystus.

— Voici l’homme que demande ta grandeur, dit le centurion à Pilate.

— C’est bien, répondit le préteur ; qu’on le mette à côté de Jésus.

Les soldats déposèrent Bar Abbas près du Christ.

Un instant, le peuple put voir côte à côte l’homme du démon et l’homme de Dieu, l’un les yeux enflammés, la bouche tordue, les bras crispés, criant et blasphémant ; l’autre doux, humble, résigné, priant et bénissant.

En les regardant tous deux, Pilate ne douta point que Jésus ne fût sauvé, et, faisant sonner de la trompette pour éteindre le bruit, qui avait redoublé depuis l’apparition de Bar Abbas :

— Juifs, dit-il, il est d’habitude que, le jour de Pâque, je vous délivre un condamné à mort… Choisissez entre ce scélérat, dont, il y a un mois, le nom seul vous faisait trembler, et ce prophète que, il y a huit jours, vous appeliez l’oint du Seigneur.

Bar Abbas pâlit, tant, au premier regard qu’il avait jeté sur Jésus, il lui paraissait impossible qu’on le préférât à cet homme.

Un tumulte immense s’éleva.

— Dites, continua Pilate, lequel de ces deux hommes vous paraît le plus digne de pitié, et lequel des deux doit recevoir grâce de la vie.

Alors, sans qu’une seule voix se fit entendre en faveur de Jésus :

— Bar Abbas ! répondit la foule, Bar Abbas !

Le meurtrier secoua joyeusement ses chaînes.

— Tu l’entends, Pilate ! tu l’entends !… Délivre-moi ! dit-il.

— À la croix, Jésus ! à la croix ! reprit la multitude.

— Oh ! troupeau de tigres ! cria Pilate ; mais quand je vous dis, quand je vous répète que je l’ai interrogé, et que je l’ai trouvé innocent !

— Il a conspiré contre César ! il a conspiré contre César !… Qu’on relâche Bar Abbas, et qu’on nous livre Jésus !… À la croix, Jésus ! au Golgotha, Jésus !… Crucifiez-le ! crucifiez-le !…

— Vous le voulez ? dit Pilate ; mais attendez, du moins…

Et il donna tout bas un ordre à l’un de ses esclaves.

— Qu’il meure ! qu’il meure ! continua de vociférer la foule.

— Il mourra, dit Pilate ; mais, je vous en préviens, son sang retombera sur vous !

— Soit ! que son sang retombe sur nous, sur nos enfants et sur les enfants de nos enfants, mais qu’il meure !…

En ce moment, l’esclave rentra portant, d’une main, un bassin de bronze, et, de l’autre, une aiguière pleine d’eau.

— Qu’il meure, dit Pilate, puisque vous voulez qu’il meure ; mais je ne m’associe pas à votre forfait, et mes mains, du moins, resteront pures du sang de ce juste !

Et solennellement, devant le peuple assemblé, au milieu des rires, des huées, des imprécations de la foule, Pilate se lava les mains.

Mais, au fond du bassin de bronze, il trouva son anneau.

— Qu’est-ce que cet anneau ? demanda-t-il.

— Je ne sais, dit l’esclave ; la femme de ta grandeur, l’illustre Claudia, l’a tiré de son doigt, et l’a jeté dans le bassin en disant : « C’est le gage de Pilate que je lui renvoie, ne voulant pas qu’il se parjure ! » Et, toute éplorée, elle a abaissé son voile sur son visage, et est entrée dans ses appartements.

Pilate poussa un profond soupir, et murmura :

— Elle a raison, cet homme est un juste !…

Cinq minutes après, les archers ôtaient les chaînes de Bar Abbas, qui, se sentant libre, s’élança hors du prétoire, et bondit au milieu de la foule, effrayée de son épouvantable joie, tandis que Pilate écrivait cette sentence :

« Conduisez au lieu ordinaire des exécutions Jésus de Nazareth, perturbateur de la société, contempteur de César, faux Messie, comme il est prouvé par le témoignage de la plus grande partie des gens de sa nation, et, en dérision de la majesté royale, crucifiez-le entre deux larrons.

« Va, licteur, expédie les croix[3]. »


CHAPITRE XVII.

la malédiction.


La sentence écrite et signée, Pilate rentra chez lui.

Le préteur se sentait mal à l’aise avec sa conscience ; il était sombre dans son cœur, et avait besoin d’être seul.

Claudia ne demandait pas à le voir : elle comprenait que sa présence serait un reproche pour son mari ; elle s’était retirée au fond de son appartement, et avait fait fermer les volets extérieurs et intérieurs, afin d’empêcher, s’il était possible, le jour et le bruit d’arriver jusqu’à elle.

Cependant, on conduisait Jésus sur le forum. La croix, faite d’avance, apportée d’avance, l’y attendait.

Il y arriva en même temps que les deux voleurs Gestas et Dimas, qui devaient être crucifiés avec lui, et qu’on extrayait de la prison.

Leur supplice était avancé de deux jours. — L’un blasphémait ; l’autre priait.

Mais à peine remarqua-t-on ces deux hommes, tant Jésus absorbait l’attention de tous.

Lorsqu’il parut entre les archers, au sommet de l’escalier du prétoire, les ouvriers qui avaient apporté la croix se hâtèrent de la traîner au bas de cet escalier.

En arrivant auprès de la croix, Jésus se mit à genoux, et baisa trois fois l’instrument de son supplice, dont il allait faire le symbole de la rédemption.

De même que les prêtres païens avaient l’habitude d’embrasser l’autel nouveau qu’ils consacraient, de même Jésus embrassait cet éternel autel du sacrifice expiatoire.

Alors, les soldats s’avancèrent, et, à grand’peine, lui chargèrent l’énorme fardeau sur l’épaule droite, en même temps que, sur les épaules des deux larrons, on ne chargeait que la pièce transversale de leurs croix, à laquelle, comme à un joug, on leur attachait les deux mains. — L’arbre de ces deux dernières croix était porté par des esclaves.

Vingt-huit hommes à cheval destinés à accompagner les condamnés étaient rangés au pied de la citadelle Antonia.

Lorsque la croix fut chargée sur les épaules de Jésus, la trompette sonna, et deux soldats, le prenant par-dessous les bras, l’aidèrent à se relever.

Le chef de cette petite troupe de cavaliers prit, avec quatre hommes, la tête du cortége, et cria :

— En avant !

Ce chef, c’était Longin.

À l’instant même, avec de grands cris de joie, toute cette masse s’ébranla. Jusque-là, le condamné n’avait subi que la torture préparatoire : le supplice allait commencer.

Derrière Longin et ses quatre cavaliers, venait un sonneur de trompe ; il devait s’arrêter à chaque angle de rue, à chaque centre de carrefour, sonner de sa trompe, et lire à haute voix l’arrêt rendu par le procurateur.

Puis arrivait une troupe de soldats à pied, armés de cuirasses, de boucliers et d’épées ; cette troupe était suivie d’un jeune homme marchant au milieu d’un intervalle vide, et portant, peinte sur un morceau de bois blanc, cette inscription en samaritain, en grec et en latin :

jésus de nazareth, roi des juifs.

Derrière le jeune homme, venait Jésus ; — autour de Jésus et derrière Jésus, d’autres soldats, et, enfin, la foule, foule immense, incalculable, inouïe !

Comme il eût été impossible au divin martyr de traîner sa croix, si l’extrémité en eût touché le pavé raboteux de Jérusalem, cette extrémité était soulevée à l’aide de deux cordes par des hommes portant, dans des paniers, des marteaux, des tenailles et des clous.

Un de ces paniers, pleins d’instruments de supplice, était porté par un bel enfant aux longs cheveux, aux joues roses, aux blanches dents, qui jouait, en riant, avec tous ces objets infâmes !

De sa main droite, Jésus essayait, en la soulevant, de diminuer le poids écrasant de sa croix ; de la main gauche, il relevait sa robe trop longue, dans laquelle ses pieds s’embarrassaient.

Ses pieds nus étaient sanglants ; son corps meurtri était sanglant ; son visage déchiré était sanglant, et, sous le sang de son visage, la pâleur de ses joues paraissait plus grande encore.

Depuis la veille, c’est-à-dire depuis la cène, Jésus n’avait ni bu, ni mangé, ni dormi ; il était épuisé par la perte du sang, brûlé par la fièvre, dévoré par la soif.

Il prit la route qui reçut, de ce douloureux et suprême voyage, le nom de Chemin de la Croix. — Depuis, les pas qu’il avait à faire, et qu’il fit, ont été scrupuleusement et religieusement comptés par les pèlerins : il y avait, du palais de Pilate à l’endroit où la croix fut enfoncée dans le rocher, mille trois cent vingt et un pas, ou trois mille trois cent trois pieds.

Au bout de quatre-vingts pas, les forces manquèrent à Jésus, et il tomba pour la première fois.

Il y eut, alors, un instant de trouble dans le cortége ; au lieu d’aider Jésus, en le soutenant par la main qu’il leur tendait, les bourreaux le frappaient avec des cordes, et les soldats le piquaient de la pointe de leurs lances.

Sans doute, le même ange qui avait déjà assisté Jésus vint encore à son aide, et prit cette main que les hommes refusaient de toucher ; car, sans aucun secours apparent, il se releva.

Seulement, sa tête avait porté contre une pierre, et, de ce côté, la couronne d’épines avait, par la violence du choc, été profondément clouée à sa tête.

Et la foule criait sur une espèce de rhythme qui faisait ressembler ses cris à un chant :

— Salut à Jésus de Nazareth, roi des Juifs !… Pourquoi donc vas-tu ainsi au Calvaire avec tout ton cortége ?… Ah ! oui, c’est pour regarder toute la Palestine du haut de ton trône ; c’est pour avoir sous tes pieds cette Jérusalem dont tu as prédit la destruction… Dis-nous, quand cela arrivera-t-il, que, du temple, il ne restera plus pierre sur pierre ? dis-nous, quand cela arrivera-t-il, que les lézards et les couleuvres ramperont à travers les marches de nos escaliers ? dis-nous, quand cela arrivera-t-il, que les ronces et les épines croîtront sur les sommets écroulés de nos tours ? Dis-nous cela, Jésus le prophète ! dis-nous cela, oint du Seigneur ! dis-nous cela, divin messie !

Et les éclats de rire de la foule qui venait, couvraient la voix de la foule qui était passée, comme, sur le rivage où elle se brise, le grondement d’une seconde vague couvre le grondement de la première.

Soixante pas plus loin, — toutes ces distances ont été calculées depuis, nous l’avons dit, — soixante pas plus loin, la Vierge attendait le passage de Jésus. Après la flagellation, elle avait quitté le forum, où sa vue avait soulevé une sombre émotion, et elle avait prié Jean de la conduire sur la route que son fils devait parcourir pour se rendre au Calvaire.

Là, elle attendait.

Aux cris de cette foule, au bruit de cette mer humaine montant et hurlant comme une marée ; à l’aspect des premiers soldats, derrière lesquels elle commençait à entrevoir son fils, marchant courbé sous le poids de sa croix, un tremblement suprême s’empara d’elle, et elle ne put retenir ses gémissements.

Des hommes qui couraient sur les flancs du cortége entendirent cette douloureuse plainte, et s’arrêtèrent pour regarder celle qui pleurait ainsi.

— Quelle est cette femme qui se lamente ? demanda l’un d’eux.

— Eh ! dit un autre, ne la reconnais-tu pas ? C’est la mère du Galiléen !

Alors, celui qui avait parlé le premier fouilla, de la main droite, dans un tablier de cuir dont, en le relevant de la main gauche, il avait fait une vaste poche, et, en tirant une poignée de clous :

— Tiens, dit-il à la Vierge, ceci est à l’intention de ton fils !

La Vierge, pour ne pas tomber, fut forcée de s’appuyer à la muraille. En ce moment, Longin et ses quatre cavaliers passaient devant elle ; puis venait le sonneur de trompe, et, comme on se trouvait à l’angle d’une rue, il sonna, et lut l’arrêt ; puis il continua son chemin. Derrière lui, venait le groupe de soldats ; derrière le groupe de soldats, le jeune homme qui portait l’écriteau ; enfin, derrière le jeune homme qui portait l’écriteau, Jésus.

Jésus tourna la tête du côté de sa mère, et, comme il voulait lui tendre les bras, ses pieds s’engagèrent dans sa robe : il chancela, et tomba, pour la seconde fois, sur les genoux et sur les mains.

Alors, la Vierge ne put résister à cet amour profond qui la poussait en avant : elle écarta peuple, soldats, bourreaux, et apparut aux premiers rangs de l’immense haie criant :

— Mon fils ! mon fils !

— Salut, ma mère ! répondit Jésus.

Et, comme l’ange du Seigneur continuait de le suivre pour lui rendre des forces quand les forces l’abandonnaient, Jésus se releva. On repoussa la Vierge en l’insultant, mais sans la maltraiter, et, reculant toujours, la tête renversée en arrière, elle alla tomber entre les bras de Jean et de Madeleine.

Sans s’inquiéter d’elle, le cortége reprit sa marche, et la foule criait :

— Bar Abbas ! où est Bar Abbas ?… Pourquoi a-t-on laissé fuir Bar Abbas ?… C’était à lui qu’il fallait donner une trompe ; c’était lui qu’il fallait envoyer à tous les angles de rue, dans tous les carrefours, aux quatre coins des murailles… Il eût crié aux esclaves, aux raccommodeurs de filets, aux tourneurs de meule, aux larrons, aux meurtriers : « Écoutez ! écoutez la grande nouvelle ! Jésus de Nazareth, votre roi, vous attend sur son trône du Golgotha. Venez du dehors et du dedans ! venez tous ! accourez tous !… » Vive Bar Abbas !

De loin, en face de cette maison de Seraphia où Jean avait été chercher le calice, et où Jésus, enfant, avait été recueilli pendant les trois jours que ses parents le crurent perdu, le Christ apercevait un homme dont la tête dépassait toutes les têtes. Cet homme, afin de mieux voir le cortége, était monté sur le banc de pierre qui, s’élevant près du seuil de sa porte, s’étendait le long de sa croisée ; il avait, à sa droite, sa femme, contre laquelle, en se haussant sur la pointe des pieds, s’appuyait une belle jeune fille de quinze ans, et il maintenait, à sa gauche, un petit garçon de huit à neuf ans debout sur le rebord de la fenêtre. Une vigne aux bourgeons déjà verts courait palissadée sur la façade de la maison, que, dans les beaux jours du printemps, de l’été et de l’automne, elle devait couvrir de son rideau de feuillage, couleur d’émeraude pendant ces deux premières saisons, couleur de rubis pendant la dernière.

L’homme dont nous parlons semblait attendre l’arrivée de Jésus avec une sombre impatience, battant des mains à la foule, et criant avec elle : « Venez du dedans et du dehors, meurtriers, larrons, tourneurs de meule, raccommodeurs de filets, esclaves, venez tous ! accourez tous ! Votre roi vous attend sur son trône du Golgotha ! »

Puis, comme Jésus commençait à approcher :

— Oh ! oh ! disait-il à sa femme, vois-tu cette auréole qui brille autour de la tête du magicien ? Ne jurerait-on pas que c’est l’auréole d’un vrai prophète ?

Et la femme répondait :

— J’ai beau regarder, Isaac, je ne la vois pas.

— C’est possible ; mais je la vois, moi, je la vois… Elle semble formée des plus purs rayons du soleil : c’est encore là un de ses enchantements !

Jésus approchait toujours.

— Ah ! reprenait l’homme, c’est maintenant que je voudrais tenir entre mes mains l’aigle césarienne ; nous verrions si tu serais toujours assez puissant pour te faire saluer par elle comme un empereur, toi qui chancelles ! toi qui plies ! toi qui vas tomber sous ta croix !

Et, en effet, Jésus pliait, chancelait et semblait près de tomber encore sous le lourd fardeau.

Aussi, dès qu’il aperçut le banc de pierre, se détourna-t-il de la ligne droite, et fit-il un pas vers celui qui était monté dessus.

— Isaac Laquedem, dit Jésus, est-ce toi ?

— Oui, répondit Isaac ; que me veux-tu, magicien ?

— J’ai soif… donne-moi un peu d’eau de ton puits.

— Mon puits est tari.

— Je suis las, Isaac : aide-moi à porter ma croix, continua Jésus.

— Je ne suis pas ton porte-croix… Tu te dis fils de Dieu ; appelle un des anges de ton père : il t’aidera !

— Isaac, il m’est impossible d’aller plus loin… Laisse-moi me reposer quelques minutes sur ton banc.

— Il n’y a, sur mon banc, place que pour moi, ma femme et mes enfants… Marche !

— Laisse-moi m’asseoir sur ton seuil : il est vide.

— Mon seuil n’est pas fait pour les magiciens, les faux prophètes et les blasphémateurs… Marche !

— Étends la main, et prends un des escabeaux de ta boutique.

— Non ; car, après que tu t’y serais assis, je serais obligé de le brûler… Marche !

— Isaac ! Isaac ! cet escabeau serait pour toi un trône d’or dans le royaume de mon père !

Et Jésus, suppliant, fit un pas vers le Juif.

— Arrière ! arrière ! cria celui-ci ; ne vois-tu pas ma vigne qui sèche à ton approche ?… Arrière ! ne vois-tu pas ma maison qui tremble, rien que parce que tu demandes à t’appuyer contre elle ?… Arrière ! ton chemin est devant toi : suis ton chemin !

Et, s’élançant de son banc, et le repoussant avec tant de brutalité, que, pour la troisième fois, Jésus chancela et tomba sous sa croix :

— Marche ! marche ! marche ! dit-il.

Mais, alors, Jésus se relevant sur un genou :

— Malheureux ! j’ai voulu obstinément te sauver ; mais, toi, obstinément, tu as voulu te perdre… marche ! as-tu dit ? Malédiction sur toi pour avoir prononcé ce mot !… Moi, j’ai encore quelques pas à faire en portant mon fardeau, et tout sera fini ; mais, le fardeau que j’aurai laissé, c’est toi qui le reprendras ! D’autres hériteront de ma parole, de mon corps, de mon sang, de mon esprit : toi, tu hériteras de ma douleur ; seulement, pour toi, cette douleur n’aura de fin que celle des temps !… Tu m’as dit : marche ! malheureux ! c’est toi qui marcheras jusqu’au jour du jugement dernier ! Va préparer tes sandales et ton bâton de voyage… De ceinture, pas n’est besoin, car le désespoir serrera tes flancs et ceindra tes reins : tu seras le juif-errant ; tu seras le voyageur des siècles ; tu seras l’homme immortel ! J’ai soif, et tu m’as refusé à boire : tu videras la lie que j’aurai laissée dans mon calice ; le fardeau de ma croix écrasait mes épaules, et tu as refusé de le partager : nul ne t’aidera à porter le fardeau de ta vie ; j’étais fatigué et tu m’as refusé ton banc, ton seuil, ton escabeau pour m’asseoir : je te refuse, moi, une tombe pour dormir !

— Oh ! balbutia Isaac en essayant de rire, quoique ses dents se choquassent les unes contre les autres, quoique la sueur de l’agonie coulât glacée sur son front, quoique ses genoux fussent plus tremblants et plus brisés que ceux de Jésus lui-même, — tu me laisseras bien aujourd’hui encore dîner avec ma femme et mes enfants, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Jésus, et je ne fais pour toi que ce que l’on fait pour le condamné, à qui ses juges accordent le repas libre… oui, tu dîneras avec eux ; mais, ce soir même, tu te mettras en chemin pour ton voyage éternel ; et, à force de te voir venir, passer et repasser, depuis l’homme jusqu’au rocher, toute la création te connaîtra. À ton aspect, l’aigle qui planera dans les airs s’arrêtera au bord de la nue, et il te dira : « Marche, maudit ! » le vautour sortira son cou fauve de son nid, et, te regardant avec ses yeux sanglants te dira : « Marche, maudit ! » le serpent sortira sa tête plate de son trou, et, en agitant son triple dard, te dira : « Marche, maudit ! » Tu verras pâlir et s’éteindre l’étoile qui, durant mille ans, aura, dans le silence de la nuit, entendu tes larmes tomber une à une dans l’abîme de l’éternité, et, en mourant, l’étoile te dira : « Marche, maudit ! » tu verras le fleuve se tordre à travers les plaines, les forêts, les prairies ; tu suivras son cours immense, allant comme lui sans te reposer jamais, et, en se perdant au sein de l’Océan, qui l’arrêtera, lui, et qui ne t’arrêtera point, il te dira : « Marche, maudit ! » tu reviendras vers des villes que tu avais laissées florissantes, qui, florissantes, t’avaient repoussé, et, quand tu reviendras, ces villes ne seront plus que des ruines, et le spectre de ces villes mortes se lèvera, ramassera une pierre de ces ruines, et te la jettera en disant : « Marche, maudit ! » Et tu marcheras ainsi, je te le répète, ne t’arrêtant que pour accomplir contre moi ou pour moi l’œuvre de la destinée, jusqu’au jour où je reviendrai sur la terre !

Et Jésus, épuisé, retomba sous le poids de sa croix.

Alors, de la maison opposée à celle du Juif sortit une femme qui, voyant le visage de Jésus couvert de larmes, de sang et de poussière, lui tendit des deux mains une blanche nappe d’autel en lui disant :

— Mon doux seigneur Jésus, faites-moi la grâce de vous essuyer le visage avec ce fin suaire ; il sort des mains du tisserand, a été blanchi par la rosée du matin sur l’herbe des prairies et n’a encore été souillé par aucun attouchement.

Alors, Jésus répondit :

— Merci, bonne Seraphia, ton offre est la bienvenue, car tu vois ce que je souffre… Seulement, essuie-moi toi-même le visage : je ne puis lever mes mains de la terre…

Et la sainte femme appuya doucement le linge sur la face de Jésus, essuyant les larmes, essuyant le sang, essuyant la poussière.

— Bien, dit Jésus ; et, maintenant, regarde ton suaire, Seraphia.

Seraphia regarda son suaire et jeta un cri.

La face de Jésus s’y était imprimée et y éclatait d’une façon indélébile ; seulement, du milieu de cette couronne d’épines qui ensanglantait le front du Christ, jaillissaient des rayons de lumière, symbole de sa divinité.

Chacun eut le temps de voir la miraculeuse empreinte, car Seraphia resta un moment les deux bras étendus de toute la largeur du suaire, ne pouvant croire à une pareille faveur.

— À partir de ce moment, lui dit Jésus, quitte ton nom de Seraphia, et appelle-toi Véronique[4].

— Je ferai ainsi qu’il m’est ordonné par mon seigneur et maître, dit Seraphia en tombant à genoux.

Et, tout autour de Jésus, ceux qui avaient entendu la malédiction murmuraient d’épouvante.

Longin disait :

— Pourquoi donc, pendant tout le temps que le condamné parlait, mon cheval pleurait-il ?

Un soldat à pied disait :

— Pourquoi donc, pendant tout le temps que le condamné parlait, mon épée gémissait-elle dans le fourreau ?

Un porte-lance disait :

— Pourquoi donc, pendant tout le temps que le condamné parlait, ma lance tremblait-elle dans ma main ?

Et ceux qui avaient vu le miracle étaient plus épouvantés encore.

Un homme secouait la tête et disait :

— Je n’ai jamais connu la peur ; mais voilà que mon cœur bondit dans ma poitrine comme un faon de biche effarouché !… Ouvre la porte, ma femme, que je rentre pour ne plus sortir de cette journée.

Une femme secouait la tête, et disait :

— Si, cependant, c’était un Dieu ; si c’était le Dieu inconnu que l’univers attend, à ce que l’on dit… Oh ! moi qui l’ai insulté, hué, battu !… Ma mère, ouvre-moi la porte, afin que je rentre cacher mon visage dans ton sein… Peut-être ne m’a-t-il pas vue, et passera-t-il devant moi sans me connaître, au jour du jugement dernier.

L’enfant qui portait un panier à son bras, et des clous dans sa petite main, secouait la tête, et disait :

— Pourquoi ces clous me brûlent-ils ainsi, et pourquoi ne puis-je les lâcher ?… Mon père, ouvre-moi la porte, et arrache de ma main ces clous qui me brûlent !

Et l’homme se tirait de la foule, et fuyait.

Et la femme se tirait de la foule, et fuyait.

Et l’enfant se tirait de la foule, et fuyait.

Le cortége reprit sa marche, et le reste du peuple qui n’avait rien vu ni rien entendu, — multitude aveugle et insensée, — continuant ses cris et ses chants, disait :

— Prends ton aiguière d’argent et ton bassin de bronze, Pilate, vertueux Pilate ! et lave tes mains au nom de Rome !… Ah ! tu ne nous avais pas encore dit cela, que Rome fût une vierge si innocente, qu’elle n’osât pas porter à son doigt une bague de sang… Lave tes mains, Pilate ! peu nous importe, à nous ! Nous avons, — outre toi, procurateur de César ; outre Hérode, tétrarque de Galilée, — nous avons notre souverain, Jésus de Nazareth, roi des Juifs ! et, si quelqu’un en doute, qu’il lise cet écriteau écrit en trois langues… Viens, mon beau roi, viens au Calvaire avec tes deux larrons, qui te servent, l’un d’échanson, l’autre de porte-queue ; viens au Calvaire, et, demain, l’aigle du Carmel descendra de son rocher pour prendre ta couronne d’épines sur ta tête, et, la tenant dans sa serre, il volera d’orient en occident, du midi au septentrion, en criant : « Terre, regarde-moi passer ; je porte aux limites du monde la couronne de Jésus le Nazaréen ! »

Et les éclats de rire de la foule qui venait, couvraient la voix de la foule qui était passée, comme, sur le rivage où elle se brise, le grondement d’une seconde vague couvre le grondement de la première.

Et la multitude s’écoula ainsi, pareille à un fleuve qui se jetterait tout entier dans la mer, laissant son lit vide et desséché…

Isaac Laquedem, seul, était resté debout, immobile, muet et, pour ainsi dire, pétrifié, à la place même où l’avait atteint la malédiction de Jésus.

Cependant, comme le bruit, les cris, les rires, les imprécations et les blasphèmes se perdaient du côté de la porte Judiciaire, le maudit parut reprendre peu à peu ses sens : il regarda de tous côtés, se vit seul, frappa son front de ses deux mains, et s’élança dans sa maison, dont il referma au verrou la porte derrière lui.


CHAPITRE XVIII.

le golgotha.


Pendant ce temps, Jésus était arrivé au pied du mont Calvaire.

Un peu au-dessous de l’endroit où il avait maudit Isaac, et empreint son visage sur le suaire de Seraphia, se trouvait un carrefour où aboutissaient trois rues ; là, Jésus trébucha contre une pierre, et tomba ; sa croix roula à quelques pas de lui.

Des gens qui se rendaient au temple eurent compassion, et dirent tout haut :

— Mais ne voyez-vous pas que le pauvre homme se meurt ?

Alors, quelques pharisiens qui voulaient jouir du supplice jusqu’au bout crièrent aux soldats :

— Ces gens ont raison, et nous ne l’amènerons jamais vivant au sommet du Golgotha, si vous ne trouvez pas quelqu’un qui l’aide à porter sa croix.

Les soldats regardèrent autour d’eux, et, — comme la plupart, quoiqu’ils fussent au service de l’empereur Tibère, étaient Juifs, — ayant distingué dans la foule un homme suivi de ses trois enfants, lequel était païen et adorateur de Jupiter, ils s’emparèrent de lui, et le conduisirent jusqu’à Jésus.

Cet homme se nommait Simon ; il était natif de Cyrène, et jardinier de son état. Les soldats lui arrachèrent une espèce de fagot de petit bois qu’il tenait sous son bras, et le forcèrent de porter sur son épaule une des extrémités de la croix.

Simon avait bonne envie de résister ; mais il n’y avait pas moyen : les soldats le menaçaient, les uns du pommeau de leurs épées, les autres du bois de leurs piques. Il se mit donc en chemin, marchant derrière Jésus, et ses trois enfants le suivirent en pleurant ; — car ils n’avaient pas compris ce que l’on voulait de leur père, et ils craignaient qu’on ne l’emmenât pour le crucifier lui-même.

Des femmes qui étaient mêlées au cortége les rassurèrent et les prirent par la main ; deux étaient déjà grands, c’est-à-dire âgés de dix à douze ans ; le troisième avait six ans à peine.

D’abord, Simon avait rempli son office avec beaucoup de répugnance ; mais, en se relevant, Jésus lui avait jeté un regard si reconnaissant, il lui avait adressé quelques paroles avec un accent si doux, que Simon le Cyrénéen commença à comprendre vaguement qu’il aurait à retirer peut-être, un jour, plus de joie que de honte de ce bienheureux hasard qui lui avait fait rencontrer Jésus.

Après avoir passé sous la voûte de la porte Judiciaire, après avoir franchi le pont jeté sur la vallée des Cadavres, après avoir laissé à sa gauche le tombeau du prophète Ananie, Jésus se trouva en face d’un groupe de femmes et de filles de Jérusalem.

En ce moment, il faillit s’évanouir.

Mais Simon le Cyrénéen, posant le bout de la croix à terre, courut au Christ, et le soutint.

Ces femmes, qui attendaient là Jésus, étaient celles qui avaient écouté ses prédications ; quelques-unes même étaient liées avec Jeanne Chusa et Marie, mère de Marc ; elles venaient donc plutôt pour le plaindre que pour l’insulter. Aussi, quand elles le virent si pâle, si défait, si meurtri, elles poussèrent des cris de douleur, et tendirent vers lui leurs voiles pour qu’il s’en essuyât le visage.

Mais, lui, se tournant de leur côté :

— Filles de Sion, dit-il, ne pleurez pas sur moi ; mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants, car il viendra un temps où l’on dira : « Heureuses les femmes qui n’ont pas été mères ! heureuses les entrailles qui sont restées stériles ! heureux les seins qui n’ont pas allaité ! » et alors, je vous le dis, la désolation sera telle dans Jérusalem, que ses habitants fuiront hors de ses murailles, et crieront éperdus : « Tombez sur nous, montagnes ! collines, couvrez-nous ! terre, ouvre-toi ! »

Les femmes tentèrent d’arriver jusqu’à Jésus ; une d’elles portait, dans une espèce de calice d’argent, du vin aromatisé qu’elle avait préparé dans l’espoir qu’elle approcherait assez près de Jésus pour le lui offrir ; mais les soldats les repoussèrent violemment, et le vin tomba répandu à terre.

On se remit en marche. Un chemin rocailleux et plein de détours conduisait au haut du Calvaire ; Jésus gravit péniblement ce sentier ; enfin, après un quart d’heure à peu près employé à faire cent soixante pas, il tomba pour la cinquième fois.

Jésus était presque au but ; aussi on le déchargea de sa croix, et l’on renvoya Simon ; — Simon voulait rester, tant il s’était pris d’une tendre pitié pour Jésus ; mais les soldats ne le permirent point, et, n’ayant plus besoin de lui, ils le chassèrent.

Jésus le consola et le récompensa d’un mot :

— Soyez tranquille, Simon, dit-il, nous nous retrouverons dans le royaume de mon père !

Toute la montagne était entourée de soldats qui stationnaient depuis deux heures au lieu de l’exécution ; car Caïphe ne pouvait croire que les apôtres et les disciples de Jésus ne tentassent point quelque coup de main pour délivrer leur maître.

Ces soldats étaient commandés par le centurion Aben Adar.

Ce qui expliquait surtout ce déploiement de forces, c’est qu’on disait que Judas, comme l’apôtre Simon, appartenait à la secte des zélateurs, c’est-à-dire à cette confrérie de patriotes qui avaient juré de délivrer la Judée à quelque prix que ce fût, et que c’était, non point par cupidité, non point par envie, mais pour pousser son maître à quelque résolution politique, qu’il l’avait dénoncé et livré aux prêtres.

Caïphe avait donc demandé ce renfort à Pilate, qui, de son côté, avait donné ordre que de nombreuses patrouilles parcourussent Jérusalem, et particulièrement le quartier de Bezetha et le faubourg d’Ophel, où se trouvait grand nombre de partisans de Jésus.

Hélas ! si Pilate eût vu Jésus, Jésus debout près de sa croix, chancelant à chaque minute, aussi facile à courber au souffle de la douleur qu’un roseau au souffle du vent, il eût commencé de croire à ce que Jésus lui avait dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde ! »

Il s’agissait de préparer la croix, dont tous les morceaux n’étaient pas assemblés ; aussi le divin condamné dut-il se coucher sur l’instrument de son supplice, pour que ses bourreaux y prissent la mesure de ses membres ; puis la mesure prise, on le repoussa du pied.

Alors, comme il pouvait à peine marcher, deux soldats le saisirent par-dessous les bras, le relevèrent d’une seule secousse, et le conduisirent à vingt pas de là.

C’était l’endroit où il devait être dépouillé de ses vêtements, et cloué sur la croix.

À cet endroit, en effet, les bourreaux faisaient leurs derniers préparatifs. Là, c’est-à-dire au point culminant du rocher du Calvaire, devaient être élevées les trois croix, et, par conséquent, on y creusait trois fosses ; — tandis que, comme nous l’avons dit, à vingt pas au-dessous, on affermissait le croisillon à l’arbre de la croix, on clouait le morceau de bois destiné à supporter les pieds, on perçait des trous pour fixer l’inscription, et l’on faisait quelques entailles pour les parties saillantes du corps ; — car il fallait que le corps fût soutenu : s’il eût été suspendu, et que tout le poids eût porté sur les mains, les mains d’ailleurs si délicates de Jésus se fussent infailliblement déchirées.

Il y avait en tout, dix-huit soldats, dix-huit archers, dix-huit bourreaux sur la plate-forme ; ils étaient occupés, les uns autour des deux larrons, les autres autour de la croix du Christ, ou autour du Christ lui-même ; leur teint brun, leurs figures étrangères, leurs dents blanches, leurs cheveux crépus comme ceux des nègres leur donnaient l’apparence d’autant de démons s’occupant de quelque œuvre infernale.

Le dépouillement commença.

D’abord, on ôta à Jésus son manteau rouge, puis cette ceinture doublée de pointes de clous qui lui ceignait les flancs, et dont les deux bretelles, croisées sur sa poitrine, lui avaient profondément sillonné le sein ; ensuite, on lui enleva la robe de laine blanche dont Hérode l’avait fait revêtir. Venait, alors, la tunique rouge, cette tunique qui, disait-on, avait été tissée par sa mère, faite pour l’enfant, et qui, toujours neuve, toujours pure, avait grandi avec l’adolescent et avec l’homme ; tunique sans couture, miraculeuse comme tout ce qui se rapportait à cet homme de miracles. La tunique fut ôtée avec précaution, car les soldats espéraient bien la vendre, et, pour ne point la partager comme les autres vêtements, il était déjà convenu entre eux qu’ils la joueraient aux dés.

Restait la dernière tunique de lin ; mais celle-là était adhérente à la peau, à cause du nombre infini de blessures qui couvraient le corps du Christ ; de larges taches de sang la diapraient sur toute la surface de la poitrine et du dos, et en avaient complétement changé la couleur primitive. En humectant cette tunique d’eau fraîche, on eût pu adoucir les douleurs qui devaient naturellement accompagner son extraction ; mais les bourreaux ne jugèrent pas utile d’user de tant de précautions vis-à-vis du patient : comme ils avaient déjà fendu les manches lors de la flagellation, ils arrachèrent violemment, l’un la partie qui couvrait la poitrine, l’autre celle qui couvrait le dos. Jésus poussa un faible gémissement auquel répondirent les trompettes du temple, qui annonçaient l’immolation de l’agneau pascal ; toutes ses plaies s’étaient rouvertes à la fois ; il tomba assis sur une pierre en demandant un peu d’eau : les archers, alors, lui présentèrent un verre qui contenait un mélange égal de vin, de myrrhe et de fiel, comme on en donnait aux condamnés pour affaiblir en eux l’impression des tourments ; mais Jésus, ayant goûté à ce breuvage, détourna ses lèvres, et refusa de boire.

La croix était prête ; on la traîna jusqu’à l’endroit où elle devait être élevée ; on plaça son pied près du trou préparé d’avance pour sa plantation ; puis, deux des bourreaux saisirent Jésus afin de procéder au crucifiement.

C’était le moment où les criminels vulgaires essayaient de résister, se raidissant contre les exécuteurs, blasphémant et hurlant ; Jésus murmura la prophétie d’Isaïe : « Il a été mis au nombre des scélérats ! » et, s’avançant vers la croix, — d’un pas faible, il est vrai, mais parce que les forces commençaient à lui manquer, — il se coucha de lui-même, humblement et sans résistance, sur l’arbre infâme dont son sang allait faire l’arbre du salut.

Alors, les bourreaux lui prirent le bras droit, et le lièrent sur le bras droit de la croix ; un d’eux lui appuya les genoux sur la poitrine pour comprimer les mouvements d’angoisse ; un autre lui ouvrit la main ; le troisième, au milieu de la main ouverte, appuya la pointe d’un clou, et, de cinq coups de marteau, cloua à la croix cette main qui ne s’était jamais étendue que pour bénir !

Au premier coup de marteau, le sang jaillit au visage de celui qui ouvrait la main et de celui qui la clouait.

Jésus poussa un cri de douleur.

Les bourreaux passèrent à la main gauche ; mais ils s’aperçurent qu’il s’en fallait de deux ou trois pouces que cette main n’atteignît la place à laquelle elle devait arriver.

Alors, un des tortureurs noua une corde autour du poignet de Jésus, et, arc-boutant ses pieds à un rocher qui sortait de terre, comme un ossement d’un monde mal enseveli, il tira avec force et sans relâche jusqu’à ce que la main gauche, grâce à la double dislocation des deux épaules, eût atteint la place voulue.

Pendant ce temps, la poitrine de Jésus se soulevait, malgré le poids de l’homme qui la tenait comprimée sous ses genoux, et ses jambes se retiraient vers son corps.

La main gauche fut liée comme l’autre, ouverte comme l’autre, clouée comme l’autre de cinq coups de marteau.

Les clous étaient longs de huit ou dix pouces, triangulaires, avec une tête bombée ; — l’extrémité en sortait de l’autre côté de la croix.

À travers les coups de marteau, on entendait les gémissement de Jésus, auxquels répondirent, cette fois, d’autres gémissements.

C’étaient ceux de la Vierge.

Soit pitié, soit cruauté, — qui osera prononcer entre ces deux mots ? — on avait permis à la mère de Jésus de pénétrer dans l’enceinte formée par la ligne des soldats, et d’assister au supplice de son fils.

Elle était donc à vingt pas de la croix, pâle, demi-morte, chancelante comme un lys brisé aux bras de ceux qui essayaient de la soutenir.

Quant à Madeleine, pour ne pas torturer la sainte mère par les cris de douleur qui s’amassaient dans sa poitrine, elle mordait ses cheveux à pleines dents, et déchirait son visage avec ses ongles.

Quoique couché sur la croix, quoique ne pouvant regarder autour de lui, quoique en proie à ses propres douleurs, Jésus reconnut ce douloureux gémissement, qui semblait être l’écho du sien, pour être sorti du sein de la Vierge ; alors, il murmura ses paroles habituelles :

— Ô ma mère ! soyez bénie entre toutes les femmes pour les douleurs que vous avez déjà souffertes, et que vous avez à souffrir encore !

Restaient les pieds à clouer.

Un morceau de bois en saillie et formant une espèce d’entablement avait été ajusté à la croix, afin, comme nous l’avons dit, que, le corps trouvant un appui, son poids ne déchirât point les mains, auxquelles, sans cela, il eût été suspendu. Mais, de ce côté aussi, soit que la mesure eût été mal prise, soit que les jambes en se retirant vers le corps, se fussent raccourcies par la torsion des nerfs, il se trouva que, de même que les bras avaient été trop courts, les jambes étaient trop courtes.

Les bourreaux entrèrent en fureur : c’était, selon eux, pour leur donner plus de peine que le patient refusait de s’allonger.

Ils se jetèrent sur lui pleins de rage, et, lui ayant lié les bras à la barre, et le torse à l’arbre de la croix, afin de ne pas déchirer les mains, ils tirèrent à l’aide d’une corde et par trois secousses, la jambe droite d’abord ; — à chaque secousse, les os de la poitrine craquèrent, et l’on entendit Jésus murmurer ces paroles :

— Ô mon Dieu !

Puis, comme un écho de douleur, la Vierge répondre :

— Ô mon fils !

Puis ce fut le tour du pied gauche, que l’on ramena sur le pied droit, et que l’on perça d’abord avec une espèce de vrille, parce que l’on craignait que l’os ne fît dévier la pointe de fer ; puis, dans cette blessure, on introduisit le clou, que l’on enfonça à grands coups de marteau.

Il fallut quatorze coups pour que la terrible aiguille d’acier traversât les deux pieds, et pénétrât dans le bois de la croix à une profondeur suffisante.

Pendant cette horrible torture, Jésus se contenta de répéter ces paroles du psalmiste : « Ils ont percé mes mains et mes pieds, et ils ont compté tous mes os ! »

Quant à la Vierge, elle ne prononçait aucune parole : elle pleurait, elle sanglotait, elle mourait de mille morts !

Cette opération terminée, on cloua au-dessus de la tête du Christ l’inscription en trois langues qui avait été rédigée par ordre de Pilate.

Le moment était venu de dresser la croix.

Sept ou huit archers se réunirent pour la soulever ; deux ou trois la maintinrent au bord du trou creusé pour elle. À mesure que la croix s’élevait, et que les bras des hommes qui la dressaient devenaient trop courts, on y suppléait par des crocs et des lances ; arrivée à une ligne presque verticale, la charpente s’enfonça de tout son poids dans le trou, qui était de trois pieds de profondeur.

La secousse fut terrible : Jésus jeta un nouveau cri de douleur ; ses os disloqués s’entre-choquèrent, ses blessures s’élargirent, et le sang, qui avait été gêné dans sa circulation par la compression des cordes, jaillit impétueusement de toutes les plaies.

Ce fut un instant suprême dans la vie de l’humanité, que celui où cette croix chancelante s’affermit, et où l’on sentit tressaillir la terre à ce bruit sourd que fit le pied de la croix en se heurtant au rocher sur lequel le rédempteur du monde apparaissait debout.

Il y eut un instant de silence : plaintes de Jésus, gémissements de sa mère, insultes des bourreaux, imprécations des pharisiens, trompettes du temple, tout se tut !

Seulement, les oreilles des anges entendirent le bruit des mille mondes qui errent dans l’infini, et qui se répétaient les uns aux autres ces paroles que Jésus venait, pour la troisième fois, de prononcer dans son âme, — car il n’avait plus la force de les prononcer tout haut : « Pardonnez-leur, mon père ! ils ne savent ce qu’ils font ! »

Alors, on put voir Jésus, ayant Dimas à sa droite, et Gestas à sa gauche ; les bourreaux lui avaient tourné le visage au nord-ouest, parce qu’il fallait que les paroles des prophètes s’accomplissent en tous points, et que Jérémie avait dit : « Je serai à leur égard comme un vent brûlant ; je les disperserai devant leurs ennemis ; je leur tournerai le dos, et non le visage, au jour de leur perdition ! » En outre, bien auparavant, le roi-prophète avait dit, dans le psaume LXV : « Ses yeux sont tournés du côté des nations ! »

En ce moment, Jésus offrait le plus sublime et le plus douloureux spectacle : — le sang ruisselait de son front et emplissait ses yeux ; le sang ruisselait de ses mains ; le sang ruisselait de ses pieds ; ses cheveux ensanglantés retombaient sur son front ; sa barbe ensanglantée adhérait à sa poitrine ; ses épaules, ses bras, ses poignets, ses jambes, tout son corps, enfin, tendu jusqu’à la dislocation, permettait de compter les os de la poitrine, depuis les clavicules jusqu’aux plus basses côtes, et s’en allait blêmissant peu à peu, au fur et à mesure que son sang l’abandonnait…

Il se fit, comme nous l’avons dit, dans toute la nature, un moment de profond silence, lorsque la croix fut élevée, et que la douleur de la secousse éteignit jusqu’aux cris du patient ; mais bientôt Jésus releva la tête… À ce mouvement de son fils, rien ne put retenir la Vierge : elle s’élança et vint, chancelante, tomber à genoux au pied de la croix, qu’elle serra entre ses bras aussi tendrement qu’elle eût serré son fils.

Jésus abaissa les yeux vers elle.

— Ma mère, murmura-t-il, vous rappelez-vous ce que je vous dis, il y a trente ans, en Égypte, en vous montrant ce mauvais larron qui voulait nous empêcher de passer, et ce bon larron qui lui rachetait notre passage ?… Je vous dis : « Ô ma mère ! dans trente ans, les Juifs me crucifieront, et ces deux voleurs seront mis à mes côtés, Dimas à ma droite, et Gestas à ma gauche ; et, ce jour-là, Dimas, le bon larron, me précédera dans le Paradis ! »

Les deux voleurs entendirent ces paroles et relevèrent la tête.

— Ah ! s’écria Gestas, tu veux dire par là que tu es le Messie… Eh bien, si tu es le Messie, sauve-toi et sauve-nous… Mais, non, tu n’es pas le Messie, puisque tu te laisses crucifier : tu es un faux prophète, un blasphémateur, un magicien !

Mais Dimas, à son tour :

— Comment peux-tu injurier cet homme ! dit-il. Quant à moi, je le prie et l’implore ; car je le reconnais pour un prophète, pour mon roi, pour le fils de Dieu !

À ces paroles du bon larron, un grand tumulte s’éleva parmi les assistants ; les soldats avaient rompu leurs rangs et avaient laissé les curieux s’approcher jusqu’au pied des croix. Le Golgotha était couvert de spectateurs depuis le haut jusqu’en bas ; des milliers d’hommes étaient entassés sur le mur extérieur, sur les tours et sur la terrasse du palais d’Hérode.

Alors, ceux qui se trouvaient les plus rapprochés du Christ se mirent à l’injurier, lui criant :

— Eh bien, imposteur ! tu n’as donc pas voulu renverser le temple, et le rebâtir en trois jours ?… tu n’as donc pas su évoquer les morts comme tu t’en étais vanté ?… tu as donc refusé de faire remonter le Jourdain jusqu’au lac de Genesareth ?… Voyons, toi qui viens, dis-tu, pour sauver les autres, sauve-toi toi-même : si tu es le fils de Dieu, descends de la croix !… Descends, fils de Dieu ! descends ! et, alors, nous te le promettons, nous croirons en toi !…

— Eh ! criait le mauvais larron, ne voyez-vous pas que c’est un malfaiteur, un brigand, un magicien ? D’ailleurs, je n’en veux que cette preuve : c’est que Bar Abbas, notre ami, notre compagnon, Bar Abbas lui a été préféré !

— Tais-toi, Gestas ! tais-toi ! dit le bon larron ; Bar Abbas, au contraire, avait été condamné justement ; nous, au contraire, nous avons été condamnés justement ; si nous souffrons, nous, c’est justice, car nous recevons la peine de nos crimes… mais lui est innocent ! Songe à ta dernière heure, Gestas, et, au lieu de blasphémer, repens-toi !

Et, se tournant vers Jésus :

— Seigneur ! Seigneur ! dit-il, je suis un grand coupable, et c’est avec justice que j’ai été condamné… Seigneur, Seigneur, ayez pitié de moi !

Et Jésus lui dit :

— Sois tranquille, Dimas, je te reçois dans ma miséricorde !

À peine Jésus avait-il achevé de prononcer ces paroles, qu’un épais brouillard rougeâtre monta de la terre au ciel, que le soleil pâlit, et que le vent du désert commença de souffler.

Il était un peu plus de midi et demi.


CHAPITRE XIX.

elohi ! elohi ! lema sabakht anny ?


Au moment où, comme un divin baume, Jésus versait sur l’agonie du bon larron l’espérance de la vie éternelle, Isaac Laquedem, dans sa maison, aux portes soigneusement fermées, aux fenêtres strictement closes, faisait la pâque en famille.

À la table commune étaient assis, — dans une pièce prenant jour sur la cour intérieure, et à laquelle on arrivait par la boutique, donnant sur la rue, — son père et son grand-père, double génération à la tête blanchie, dont la tête la plus blanche comptait cent années ; sa femme, âgée de trente-quatre ans ; sa fille, âgée de quinze ; son fils, âgé de neuf.

Un enfant de six mois dormait dans un berceau. La grand’mère de la femme d’Isaac, pauvre créature devenue impotente et idiote, marmottait, en branlant la tête, des paroles sans suite, dans un fauteuil où elle s’asseyait le matin, et d’où elle ne se levait que le soir.

Isaac, homme de quarante-trois ans, était le lien entre ces différents âges, qui marquaient tous les jalons de la vie, depuis le berceau jusqu’à la tombe.

L’agneau pascal avait été dépecé ; chacun en avait une part sur son assiette ; ces parts, plus ou moins entamées, indiquaient le plus ou le moins de préoccupation des convives.

Tous étaient sombres et silencieux, car la terrible malédiction pesait sur la famille tout entière, que la flamme mouvante des lampes fixées à la muraille éclairait d’une lumière tremblante et sans fixité.

Seul, l’enfant de dix ans, encore étranger aux impressions morales de la rue, riait et chantait.

Il chantait une de ces chansons comme en chantent les enfants, et dont ils composent à la fois l’air et les paroles. Les autres parlaient tout bas ; Isaac était immobile, la tête sur la poitrine, ses deux mains enfoncées dans ses cheveux. Sa femme le regardait avec des yeux pleins d’angoisse.

Voici ce que chantait l’enfant :

« Quand j’aurai été soldat, soldat comme mon père, — je reviendrai à la maison avec une belle cuirasse à écailles, avec un beau casque doré, avec une belle épée tranchante, — quand j’aurai été soldat, soldat comme mon père !

» Quand j’aurai été marchand, marchand comme mon grand-père, — je reviendrai de Tyr et de Joppé, avec un grand sac de cuir plein de pièces d’or et d’argent, — quand j’aurai été marchand, marchand comme mon grand-père !

» Quand j’aurai été marin, marin comme mon aïeul, — je reviendrai de la mer que l’on voit du haut de la tour, avec une belle barbe blanche et un beau manteau bleu de la couleur des vagues, — quand j’aurai été marin, marin comme mon aïeul !

» Il n’y a que lorsque je serai mort, mort comme le père de mon aïeul, que je ne reviendrai plus, — car on dit que l’on dort éternellement, — lorsque l’on est mort, mort comme le père de mon aïeul !

» Il n’y a que Caïn, Caïn ! qui ne puisse pas mourir, — car ce n’est pas vrai, ce que l’on a dit, qu’il avait été tué par son neveu Lamech : Caïn n’est pas mort, Caïn est condamné à vivre toujours, parce qu’il a tué son frère Abel ; — il n’y a que Caïn, Caïn ! qui ne puisse mourir !

» Et, quand un conquérant, quand un conquérant se met en campagne avec son armée, — Caïn, le premier meurtrier, monte sur le cheval Semehé, qui sue le sang, et il s’avance en criant : « Marche ! marche ! marche !… » — quand un conquérant, quand un conquérant se met en campagne !

» Et, quand la peste voyage, — Caïn, le premier meurtrier, monte sur l’oiseau Vinateyna, qui vole aussi vite que la peste, et il dit à la peste : « Marche ! marche ! marche !… » — quand la peste, quand la peste voyage !

» Et quand la tempête, quand la tempête soulève la mer, — Caïn, le premier meurtrier, monte sur le poisson Macar, qui va aussi vite que le vent, et il dit à la tempête : « Marche ! marche ! marche !… »

Isaac ne put pas supporter plus longtemps la répétition de ce mot terrible, qui avait été prononcé par le Christ ; il frappa du poing sur la table, et se leva en disant :

— Par le salut de César ! femme, fais donc taire cet enfant !

L’enfant regarda son père d’un air étonné, et se tut.

Il se fit un silence effrayant.

Au milieu de ce silence, la vieille grand’mère se mit à marmotter des mots inintelligibles ; puis ces mots commencèrent peu à peu à revêtir une forme, et à renfermer une pensée. Alors, on entendit ce chant étrange et sans nom :

« Il y a une petite herbe à trois feuilles qui a, sur chacune de ses feuilles, une tache de sang, et au milieu, à la place de fleur, une couronne d’épines.

» — Petite herbe, pourquoi as-tu, sur chacune de tes feuilles, une tache de sang ? pourquoi as-tu, au lieu de fleur, une couronne d’épines ?

» — Vieille grand’mère, toi qui sais tant de choses, tu devrais savoir cela ! Tu ne le sais pas, vieille grand’mère ? eh bien, je vais te le dire.

» Hier, dans le jardin silencieux qui s’ouvre sur les hauteurs de Gethsemani, le Sauveur s’est agenouillé, l’âme triste jusqu’à la mort !

» Le ciel était tout couvert, et pas la moindre petite étoile n’y brillait ; tous les disciples étaient endormis, et le Seigneur veillait seul avec son angoisse.

» Mais bientôt Satan se présenta à lui, et, aux choses que lui dit Satan, de son front pâli le sang dégoutta en guise de sueur.

» Une goutte après l’autre tomba sur moi ; tout était morne à l’entour : le Seigneur, le Seigneur lui-même n’avait plus la force de gémir.

» Et moi, je dis, alors, avec ma petite voix de plante : « Seigneur ! Seigneur ! voilà que ton sang précieux coule sur mes feuilles, et, de mes feuilles, va tomber à terre !

» Donne-moi des mains, Seigneur, afin que je recueille ce trésor merveilleux, afin que j’empêche de couler sur la terre ce précieux sang, ce sang du salut ! »

» Et le silence était tellement profond, que ma voix, si faible qu’elle fût, arriva jusqu’au trône de Dieu, et que Dieu dit :

« Qu’il soit fait ainsi que tu le désires, pauvre petite plante, et que jamais, de tes feuilles, ne s’efface la trace du sang de mon fils !

» En outre, au lieu de fleur, tu auras une couronne d’épines semblable à celle qu’ils mettront sur la tête de mon fils, à l’heure de sa passion ! »

» Et voilà pourquoi on m’appellera désormais le trèfle de Judée ou le trèfle épineux ; c’est que, sur chacune de mes feuilles, je porte une marque de sang, et qu’au lieu de fleur, j’ai une couronne d’épines… »

Chacun avait écouté cette espèce de chant avec une terreur profonde ; depuis plus de trois ans, la vieille paralytique n’avait parlé avec tant de raison et tant de suite. Il est vrai qu’à peine eut-elle fini, sa langue s’embarrassa de nouveau, et, de même que, par des sons inarticulés, elle avait monté jusqu’à la parole, par des sons inarticulés, elle redescendit jusqu’au mutisme.

Isaac avait déjà fait un pas pour lui imposer silence, lorsqu’elle se tut d’elle même : sa chanson était finie.

— Lia, dit Isaac à sa fille, prends ta cithare, avec laquelle tu accompagnes les cantiques au temple, et chante-nous quelque chose qui nous fasse oublier ce qu’a dit cet enfant, et ce qu’a dit cette vieille femme.

La belle jeune fille aux yeux de velours noir, aux cheveux de jais, au teint de bistre, aux lèvres de corail, aux dents de perle, se leva, détacha sa cithare, suspendue à la muraille, l’accorda, et chanta en s’accompagnant :

« — D’où viens-tu, beau messager ? viens-tu de Tyr ou de Babylone, de Carthage ou d’Alexandrie ? viens-tu de la montagne ou de la plaine ? viens-tu du lac ou de la forêt ?

» — Je ne viens ni de la forêt ni du lac, ni de la montagne ni de la plaine, ni d’Alexandrie ni de Carthage, ni de Babylone ni de Tyr ; je viens de plus loin, et surtout je viens de plus haut !

» — Beau messager, qui t’a donné ce manteau bleu ? a-t-il été trempé dans l’azur de la mer ? a-t-il été taillé dans un coin du firmament ? est-il fait de laine ou de soie ?

» — Il n’est fait ni de laine ni de soie, il n’a point été taillé dans un coin du firmament ; il n’a point été trempé dans l’azur de la mer ; ce n’est point un manteau : ce sont deux ailes pour planer au-dessus des nuages, et descendre au fond des abîmes.

» — Beau messager, de la part de quel roi viens-tu ? Est-ce lui qui t’a mis à la main cette baguette d’aubépine ? est-ce lui qui t’a mis sur la tête ce beau pétase tout brodé d’or ?

» — Ce n’est point un pétase brodé d’or que j’ai sur la tête : c’est une auréole ; ce n’est point une baguette d’aubépine que j’ai à la main : c’est le glaive de feu, et le roi de la part de qui je viens est le roi du ciel !… »

Au moment où Lia prononçait ces derniers mots, on frappa un si rude coup à la porte, que toute la maison trembla.

Les convives tressaillirent et se regardèrent les uns les autres.

Isaac pâlit jusqu’à la lividité ; cependant, rappelant tout son courage :

— Qui frappe ? demanda-t-il.

— Celui que tu attends, répondit une voix.

— Que veux-tu ?

— Savoir si tu es prêt.

— De la part de qui viens-tu ?

— De la part du Seigneur !

Et, en même temps, la porte barricadée s’ouvrit d’elle même, et, sur le seuil, apparut un ange vêtu de blanc, avec de longues ailes pliées derrière lui, une auréole d’or au front, une épée flamboyante à la main.

C’était Eloha, le plus beau des anges du Seigneur : Dieu le créa au fond d’un océan de nuages d’or et de pourpre ; pour former son corps, il prit la plus pure, la plus fraîche, la plus transparente des lueurs qui précèdent le lever du jour ; la première aurore fut sa sœur, et le premier soleil, en montant dans les cieux, le vit en adoration aux pieds de Jehovah. — C’était le messager le plus rapide du Seigneur : quand il apportait la paix, son œil était doux comme le regard de l’aube matinale ; quand il apportait la menace, son œil était terrible comme l’éclair.

À cette apparition, les deux vieillards, l’aïeule, la femme, Lia et son frère tombèrent à genoux en joignant les mains ; l’enfant lui-même s’agenouilla dans son berceau.

Isaac seul demeura debout, les bras croisés, frissonnant, les cheveux hérissés, mais regardant l’ange.

— Tu as demandé au Seigneur, dit Eloha, à faire la dernière pâque avec ta famille… La pâque est terminée : le moment de ton départ est venu !

— Et pourquoi quitterais-je mon puits, dont l’eau m’est si pure ; mon sycomore, dont l’ombre m’est si fraîche ; mon figuier, dont le fruit m’est si doux ; ma famille, dont l’amour m’est si cher ?

— Parce que c’est le jugement.

— Ce jugement, qui l’a rendu ?

— Dieu !

— Je ne partirai pas ! dit Isaac.

Et il s’assit sur un escabeau.

L’ange s’avança lentement, emplissant de lumière la chambre qu’il traversait ; puis, arrivé à portée d’Isaac, il leva son glaive de flamme, et le toucha au front.

Isaac poussa un cri, porta ses deux mains à son visage, et se dressa sur ses pieds.

— Qu’as-tu fait ? demanda-t-il.

— Je t’ai marqué du sceau de Caïn, afin que les hommes te reconnaissent pour le frère du premier meurtrier.

— Écoute, dit Isaac, laisse-moi un an encore avec ceux que j’aime, et puis je partirai…

— Pas un jour !

— Laisse-moi un jour…

— Pas une heure !

— Laisse-moi une heure…

— Celle qui te fut accordée par Jésus est écoulée… Marche !

— Laisse-moi lacer mes sandales à mes pieds… laisse-moi jeter mon manteau sur mes épaules… laisse-moi ceindre mon épée à mes flancs… laisse-moi passer ma cotte de mailles !

— Tu n’as besoin ni de sandales, ni de manteau : tes pieds s’endurciront au point de briser les cailloux sur lesquels ils marcheront ; tu auras pour manteau la vapeur du matin et la nuée du soir… Tu n’as besoin ni de cotte de mailles ni d’épée, puisque ni le fer ni le feu ne pourront rien sur toi… Marche !

— Quel chemin vais-je suivre ?

— Tu suivras sur la terre le chemin que suivent dans l’air les oiseaux voyageurs.

— Comment ferai-je dans les pays inconnus où aucun chemin n’est tracé ?

— Tu traceras le premier chemin… Marche !

— Comment ferai-je quand je serai au bord de l’Océan, et que je ne verrai sur le rivage ni barque ni vaisseau ?

— Tu marcheras de vague en vague, et chaque vague sur laquelle ton pied se posera deviendra solide comme une pyramide de granit… Marche !

— Quelles sont les villes à travers lesquelles je dois passer ?.

— Que t’importe ! puisque toutes s’écrouleront derrière toi… Marche !

— Laisse-moi embrasser une dernière fois ma femme et mes enfants.

— Soit ! embrasse ta femme, tes enfants, et pars ! Je t’attends dehors.

Eloha sortit.

Isaac embrassa tour à tour sa femme et ses enfants ; celui qu’il pressa le plus longtemps dans ses bras, ce fut le plus petit, celui qui était dans le berceau.

Puis, entraîné par une irrésistible attraction, il s’avança vers la porte, mais à reculons, mais les bras tendus vers les êtres chéris qu’il quittait, mais se cramponnant aux meubles, aux piliers, aux angles, qui, les uns après les autres, échappaient à ses mains en gardant la trace de ses ongles.

Il arriva ainsi jusqu’au seuil de la porte.

— Oh ! s’écria-t-il désespéré, tu es bien décidément le plus fort, puisque je suis contraint de t’obéir… Indique-moi donc le chemin que je dois suivre, et je pars.

L’ange indiqua du doigt à Isaac le chemin qu’avait suivi Jésus.

— Marche ! lui dit-il.

— Et toi ? demanda Isaac.

— Moi, je retourne d’où je viens.

Et, déployant ses ailes, aussi vite que la foudre en descend, l’ange remonta vers le ciel.

— Adieu, cria Isaac, adieu, le banc de mon père ! adieu, le seuil de la maison de mon père !… Adieu, mon père ! adieu, père de mon père !… Adieu, femme ! adieu, enfants ! adieu ! adieu ! adieu !…

Et il s’éloigna rapidement du côté de la porte Judiciaire.

À peine eut-il fait quelques pas, qu’un phénomène qu’il n’avait point d’abord remarqué le frappa : c’est que, quoiqu’il fût tout au plus deux heures de l’après-midi, les ténèbres étaient répandues sur la face de la terre.

Il leva les yeux en l’air, et vit quelque chose comme un monde qui s’interposait entre le soleil et la terre : un cercle pareil à un anneau de fer rougi dans une fournaise était tout ce qui restait du soleil.

De grands nuages cuivrés couraient au ciel, chassés par l’aile de feu du simoun.

Des éclairs d’un rouge de sang gerçaient le firmament dans toute son étendue.

Des étoiles paraissaient de place en place, puis disparaissaient, comme des yeux qui s’ouvrent et se ferment.

Le tonnerre grondait sourdement.

Les hommes se demandaient les uns aux autres ce que voulait dire ce bouleversement de la nature ; les femmes traversaient rapidement les rues, pour passer d’une maison à une autre, tirant par la main leurs enfants qui pleuraient.

Quelques-uns s’arrêtaient au milieu des carrefours, et, levant les bras au ciel, s’écriaient :

— Nous l’avions bien dit ! nous l’avions bien dit !

D’autres secouaient la tête, et disaient :

— Je n’y suis pour rien, moi, Dieu merci !… Que son sang retombe sur ses meurtriers !

Les animaux domestiques fuyaient, plus épouvantés encore que les hommes.

Deux chevaux qui avaient renversé leurs cavaliers passèrent près d’Isaac, hennissant, soufflant la fumée par leurs naseaux, et tirant, à chaque pas, des gerbes d’étincelles des pavés.

Tout à coup, il sembla à Isaac que la terre tremblait, que les maisons chancelaient comme des arbres que le vent secoue.

Tous ceux qui étaient allés sur le Golgotha pour assister à l’exécution, tous ceux qui se tenaient sur les remparts, tous ceux qui étaient montés sur les tours et sur les terrasses rentraient dans la ville, les uns par la porte Judiciaire, les autres par la porte des tours des Femmes, se hâtant, se pressant, courant pour regagner leurs maisons.

Au milieu de cette foule éperdue, il y avait des gens vêtus de longs manteaux blancs qui marchaient avec lenteur. Isaac frissonna, car il crut reconnaître que c’étaient là, non pas des vivants qui regagnaient leurs maisons, mais des morts qui désertaient leurs tombeaux.

Ces longs manteaux blancs, c’étaient des suaires !

En arrivant à la porte Judiciaire, il vit le tombeau du prophète Ananie dont le couvercle se soulevait ; ce tombeau était situé à cent pas en dehors de la porte.

Le mort en sortit, et rentra dans la ville au moment où Isaac en franchissait les portes.

Le maudit s’élança au delà du pont jeté sur le gouffre des Cadavres ; il avait le mont Gihon à sa droite, le mont Calvaire à sa gauche, devant lui le chemin de Gabaon.

En jetant un regard en arrière, il aperçut le roi David debout sur cette même tour qui a conservé son nom, et du haut de laquelle, vivant, il jeta un regard adultère sur la femme de son fidèle capitaine Urie ; le roi-prophète avait la couronne sur la tête, le sceptre à la main ; il saluait le Golgotha.

Isaac pouvait prendre ou devant lui ou à sa gauche : il prit à sa droite, et commença de gravir la pente rocailleuse du Calvaire. — Une main invisible le poussait vers Jésus.

Mais lui, au lieu de se courber sous cette main, et d’adorer ; lui, pareil à ces esprits de l’abîme révoltés contre leur créateur, lui blasphémait et maudissait.

Et, cependant, il montait toujours, cédant à une volonté plus forte que la sienne ; et, à mesure qu’il montait, il découvrait Jérusalem, qui semblait une ville condamnée se débattant avec la mort dans l’obscurité.

Lorsqu’un éclair bleuâtre ou couleur de sang faisait jaillir la lumière dans les profondeurs de ses rues, on les voyait, les unes désertes, les autres peuplées de fantômes, les autres sillonnées d’hommes, de femmes, d’enfants courant éperdus.

Au haut du Calvaire, les trois croix se détachaient sombres sur un ciel en feu, et, — tandis qu’à la croix du milieu Jésus pendait sans mouvement et entouré d’une pâle lumière, — dans le peu de liberté laissée à leurs membres, les deux larrons se tordaient en hideuses convulsions.

Les bourreaux, restés sur ce sommet désolé, s’agitaient, pareils à des démons ; Longin, seul, à cheval sur la crête du mont, debout, immobile, sa lance à la main, semblait une statue de bronze sur une base de granit.

À quelques pas de la croix, un groupe se tenait dans l’attitude de la douleur ; ce groupe se composait de Marie, de Jean et des saintes femmes.

Isaac montait toujours.

Il entendit Jésus dire :

— J’ai soif !

Longin, alors, se détacha de son rocher, et, au bout de sa lance, lui présenta une éponge imbibée de vinaigre.

En ce moment, la tempête, puissante, terrible, menaçante, commença de mugir ; on entendait rouler dans les entrailles de la terre un tonnerre plus retentissant que celui qui grondait au ciel ; l’ouragan, ce fils aîné de la destruction, s’avança hurlant à travers les cèdres, les sycomores, les palmiers, brisant tout sur son passage, et, à son souffle, Jérusalem balança ses palais, ses maisons, ses tours, comme l’Océan balance les débris d’une flotte en perdition.

Les cris de l’orage annonçaient l’arrivée de la foudre.

Tout à coup, il se fit un profond silence, et l’on entendit la voix de Jésus poussant ce grand cri qui est arrivé jusqu’à nous à travers les siècles :

Elohi ! elohi ! lema sabakht anny ?… Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi vous êtes-vous isolé de moi ?…

La nature entière s’était tue pour écouter ces paroles ; mais à peine furent-elles prononcées et emportées aux quatre coins de la terre sur les ailes des anges, que la tempête redoubla.

Quelque chose de pareil à un voile de cendres se répandit sur la terre.

À travers ce voile, Isaac vit le flanc de notre mère commune se déchirer pour un sombre et terrible enfantement.

Comme au jour du jugement dernier, la terre rendait ses morts !

Ses yeux se portèrent d’abord sur le gouffre des Cadavres, où l’on jetait les corps des suppliciés avec les instruments de leur supplice, et qui s’étendait à sa droite.

Il vit s’agiter la poussière de l’immense charnier.

Tout ce qui avait appartenu à l’homme redevenait homme, tout ce qui avait appartenu au bois redevenait bois, tout ce qui avait été fer redevenait fer.

Chaque condamné, — ceux dont les corps gisaient là depuis des siècles, comme ceux dont les corps y avaient été jetés à la dernière exécution, — reprenait sa croix entre ses bras sanglants, et, se traînant sur ses genoux dans l’attitude de la prière, tendait ses mains vers Jésus.

Les yeux du Juif se reportèrent à droite, et il vit une longue file de patriarches et de prophètes enveloppés de leurs suaires ; ils avaient été réveillés dans le sépulcre au bruit et à la secousse de la croix, tombant verticale sur le rocher ; ils s’étaient levés aussitôt, et, de tous les points de la Judée, ils étaient venus pour assister à la mort de celui qui devait les conduire triomphalement au ciel ; et tous, dans l’attitude de la prière, étendaient leurs mains vers Jésus.

Isaac ramena ses regards devant lui : à ses pieds, la terre se fendait juste à l’endroit où la tradition racontait qu’Adam et Ève avaient été enterrés ; un grand vieillard sortit du sol jusqu’à la ceinture ; sa barbe blanche tombait sur sa poitrine ; ses cheveux blancs flottaient au souffle de l’ouragan. — Près de lui, une femme qui avait hésité un instant à se lever de sa tombe était debout, presque entièrement voilée par ses cheveux, et moins pâle de ses quatre mille ans de sépulcre que de terreur.

— Oh ! murmura la femme, moi aussi, j’ai vu mourir mon fils Abel comme Marie voit mourir son fils Jésus !…

— Femme, répondit le vieillard, oubliez tout pour ne vous souvenir que d’une chose : c’est que c’est à cause de votre faute que ce juste va expirer aujourd’hui sur la croix !

Et tous deux tendaient vers Jésus ces mains qui avaient guidé les pas des premiers hommes, et criaient :

— Grâce ! grâce, Jésus ! grâce pour le père et la mère du genre humain !…

Isaac voyait tout cela comme un songe effroyable, à la lueur des éclairs, au sifflement de la tempête, au grondement de la foudre.

Une troisième fois, alors, le silence se fit dans la nature, et l’on entendit la voix de Jésus qui disait :

— Tout est consommé !… Mon père ! mon père ! je remets mon âme entre vos mains !…

Et, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, le fils de Dieu poussa un faible gémissement, et expira…

En même temps, la foudre éclata en vingt endroits différents, on sentit passer des vols d’anges qui s’élançaient dans toutes les directions, pour aller annoncer aux mondes roulant dans l’espace la mort du Rédempteur… Le temple frémit, s’inclina, se releva, et s’inclina de nouveau ; le voile du saint des saints se déchira du haut en bas, et, avec un craquement terrible, la terre s’ouvrit au pied de la croix.

L’abîme venait de voir le jour !

Devant un pareil miracle, un titan fût tombé à genoux, et eût adoré.

Isaac, chancelant pendant quelques secondes au milieu du bouleversement universel, se redressa, étendit la main vers le Christ, et dit :

— Ou tu es homme, ou tu es Dieu ; si tu es homme, je te vaincrai facilement… si tu es Dieu, je lutterai contre toi, car ta malédiction t’a fait mon égal : quiconque est immortel, est Dieu !

Et, passant au pied de la croix avec un geste de menace qui fit cabrer le cheval de Longin, reculer les bourreaux, il descendit la pente orientale du Calvaire, sautant de rocher en rocher, et se perdit bientôt dans l’obscurité, qui, à chaque instant, se faisait plus épaisse.


CHAPITRE XX.

la résurrection.


Jésus était mort !

À ce terrible cataclysme qui, pendant son agonie, avait agité toute la nature, succédaient une stupeur et une atonie générales ; on eût dit que sa dernière haleine avait soufflé sur la vie tremblante de l’humanité, et l’avait éteinte.

La création, qui avait arrêté sa marche au moment de la naissance de l’homme-Dieu, l’avait arrêtée aussi au moment de sa mort.

À cet instant suprême, il n’y avait sur le Calvaire que le groupe sacré — composé de Marie, la mère divine, de Jean, de Madeleine, de Marie, fille de Cléophas, et de Salomé ; — Longin, à cheval ; les soldats épouvantés ; les morts sortant de leurs tombeaux pour glorifier Jésus, et Isaac passant entre la croix du mauvais larron et celle du Christ pour blasphémer et pour maudire.

Isaac disparu, tout rentra dans le silence et l’immobilité.

Puis un long soupir sortit de la création entière : c’était la nature qui respirait en se reprenant à la vie.

À ce souffle universel d’existence, les morts s’évanouirent, et les tombeaux se refermèrent…

Alors, on vit sortir de la porte Judiciaire huit soldats envoyés par Pilate : six portaient des échelles, des bêches et des cordes ; le septième portait une lourde barre de fer ; le huitième, qui les conduisait, c’était le centurion Aben Adar.

Les six soldats portant les échelles, les bêches et les cordes venaient pour descendre et enterrer les crucifiés ; le soldat qui portait la barre de fer venait pour briser leurs membres, comme c’était la coutume ; Aben Adar venait pour surveiller l’opération.

En les voyant s’approcher, Jean, Marie Cléophas et Salomé s’éloignèrent pour leur faire place ; mais la sainte mère de Jésus s’élança vers la croix de son fils, qu’elle serra entre ses bras, tandis que Madeleine, par un mouvement qui avait sa source dans le même sentiment, c’est-à-dire dans la crainte que l’on n’outrageât encore le cadavre du Sauveur, se jetait au-devant des soldats.

— Il est mort ! il est mort ! s’écria Marie ; que voulez-vous de plus ?

Et Madeleine tomba à genoux, sanglottante et les bras étendus, répétant après la Vierge :

— Il est mort ! il est mort !…

L’homme qui portait la barre de fer jeta sur Jésus un regard oblique, et, sans rien promettre :

— C’est bien, dit-il, commençons d’abord par les larrons.

Alors, il s’approcha de Gestas, et, de deux coups de sa barre de fer, il lui brisa les deux jambes entre le genou et le cou-de-pied, et, de deux autres coups, les deux cuisses entre le col du fémur et le genou.

Et, ordonnant à un soldat de placer l’échelle contre la croix, il monta rapidement les échelons, et, de quatre nouveaux coups, brisa les bras du patient chacun en deux endroits.

À chaque coup, Gestas faisait entendre un cri suivi d’horribles blasphèmes.

Pour l’achever, le soldat lui appliqua trois coups de sa barre de fer sur la poitrine ; au troisième, le misérable expira en maudissant ses juges et ses bourreaux.

Vint ensuite le tour de Dimas ; il avait les yeux tournés vers Jésus, et semblait puiser en lui toute sa force ; à chaque coup, il poussa seulement un soupir ; puis, entre l’avant-dernier coup et le dernier, il prononça ces mots :

— Ô divin Rédempteur ! souviens-toi de la promesse que tu m’as faite !

Et, sans quitter Jésus du regard, il expira ; et, comme ses yeux restèrent ouverts même après sa mort, on put croire que, de l’autre côté de sa vie, il regardait encore celui dans lequel il avait mis toute son espérance.

Alors, tandis que les soldats s’approchaient des deux larrons pour descendre leurs cadavres, l’homme à la barre de fer, de son côté, s’approcha de Jésus.

Mais la Vierge, se précipitant vers Longin, sur le visage duquel — les mères ne se trompent point à cela — elle avait cru lire quelque signe de pitié :

— Oh ! s’écria-t-elle, par grâce ! dites donc à cet homme que mon fils est mort, et que ce serait une cruauté que de le mutiler !…

Aben Adar, qui veillait à l’exécution des ordres de Pilate, s’avança à son tour, et demanda à Longin :

— Est-il bien vrai, Longin, que celui qu’ils appellent le Christ soit mort ?

— Au nom du salut de César, répondit Longin, je le jure !

Et, comme Aben Adar paraissait douter, comme le bourreau faisait un pas pour se rapprocher de la croix, Longin piqua son cheval, s’élança lui-même en avant, et, de sa lance, traversant du côté droit au côté gauche le corps de Jésus :

— Voyez plutôt ! dit-il.

La Vierge poussa un grand cri ; elle n’avait pas compris l’intention de Longin : elle avait vu l’action, voilà tout, et il lui avait semblé que la lance du décurion venait de percer son propre cœur !

Alors, les forces lui manquant, elle se renversa en arrière, les mains sur ses yeux ; et elle fût tombée à la renverse, la tête contre le rocher, si Madeleine n’avait point été là pour la soutenir entre ses bras.

Mais, en ce moment, s’accomplissait ce que, vingt ans auparavant, Jésus avait dit à Judas :

« Ils perceront mon côté droit de la lance, et, par la blessure qu’ils me feront, sortira le reste de mon sang et le reste de ma vie ! »

Et, en effet, une grande quantité de sang mêlé d’eau s’échappait de la blessure que venait de faire au côté de Jésus la lance de Longin.

Tout à coup, celui-ci tomba à genoux, en criant :

— Miracle !

Quelques gouttes du sang divin avaient jailli jusqu’à ses paupières, et ses yeux, si faibles, qu’à peine Longin voyait-il à se conduire, étaient tout à coup devenus clairs et lucides.

Et, le Seigneur permettant que les yeux de son âme s’ouvrissent en même temps que les yeux de son corps, il était tombé à genoux en criant : « Miracle ! »

Peut-être, cependant, ce miracle n’eût-il pas suffi pour empêcher les nouveaux venus de traiter le Christ comme ils avaient traité les deux autres crucifiés ; mais les soldats qui, sous les ordres de Longin, étaient là depuis le commencement de l’exécution, entourèrent la croix, et, secouant la tête :

— Non, dirent-ils, celui-là est mort, bien mort, et l’on n’y touchera pas !

Au milieu de son évanouissement, la Vierge entendit ces paroles.

— Soyez bénis, murmura-t-elle, vous qui avez pitié d’une mère !

Aben Adar fit un signe, et les soldats qu’il avait amenés s’éloignèrent de quelques pas.

En ce moment, deux hommes enveloppés dans de grands manteaux, et suivis de plusieurs valets dont les uns portaient des échelles, les autres des tenailles, ceux-ci des ballots de linge roulé, ceux-là des onguents et des aromates, s’approchèrent de la croix.

Les soldats voulurent leur barrer le passage ; mais l’un d’eux tira un parchemin de sa poitrine, et montra au centurion le sceau du procurateur de César, Ponce Pilate.

Ce parchemin contenait l’autorisation d’enlever le corps de Jésus, et de l’ensevelir dans un sépulcre particulier.

La Vierge jeta un cri de joie : elle venait de reconnaître dans l’homme qui présentait le parchemin au centurion, Joseph d’Arimathie, et, dans celui qui se tenait debout à sa droite, Nicodème, lequel, n’ayant pas hésité à défendre Jésus devant Caïphe et devant Pilate, restait fidèle au mort comme il l’avait été au vivant.

Tous deux s’étaient présentés devant Pilate, et avaient sollicité du préteur romain la grâce d’ensevelir Jésus dans une tombe particulière. Pilate avait hésité d’abord, craignant de se compromettre ; mais Claudia était survenue, s’était jointe à Joseph d’Arimathie et à Nicodème, et Pilate n’avait pu résister à leurs instances réunies.

De plus, la permission accordée, Claudia avait fait un signe aux deux sénateurs, et elle avait été chercher dans sa chambre et leur avait remis une urne du plus précieux baume.

Munis du parchemin, porteurs de l’urne, les deux membres du grand conseil avaient aussitôt fait prendre par leurs valets tous les objets nécessaires à la descente de croix et à l’ensevelissement, et s’étaient acheminés vers le Golgotha.

L’ordre de Pilate tranchait toute difficulté. Aben Adar et ses hommes s’occupèrent donc seulement des corps de Dimas et de Gestas, et laissèrent le corps du Christ à ses parents et à ses amis.

Alors, sur un rocher plat comme une table, et offrant toute facilité pour l’œuvre funéraire qui allait s’accomplir, les valets de Nicodème et de Joseph d’Arimathie déposèrent les deux ou trois petits tonneaux d’écorce qu’ils avaient apportés, et qui contenaient des aromates ; plus quelques sacs de cuir renfermant des poudres différentes, et l’urne d’albâtre donnée par Claudia.

L’un d’eux versa à terre les marteaux, les tenailles, les éponges, les outres et les différents outils qu’il portait dans son tablier de cuir.

Puis, dans le recueillement et dans la tristesse, commença l’œuvre pieuse de la descente de croix.

Les soldats venus en dernier lieu pour briser les os des larrons, et les jeter dans le charnier qui, par suite de cette destination, avait reçu le nom de vallée des Cadavres, achevaient leur œuvre, traînant sur le versant méridional du Golgotha les corps des suppliciés et les croix qui devaient être jetées dans le gouffre avec eux, et laissaient le sommet du Calvaire tout entier à Longin, aux soldats de son escorte, et aux parents et aux amis de Jésus.

Nicodème et Joseph d’Arimathie placèrent chacun une échelle derrière la croix, et montèrent en tirant après eux un grand linceul auquel étaient solidement cousues trois courroies.

Leur premier soin fut de lier chaque bras à la traverse de la croix, et le corps à l’arbre ; puis, sûrs de la solidité de leurs liens, ils commencèrent à détacher les clous des mains en les repoussant par la pointe à l’aide d’un autre clou.

Les clous tombèrent de la croix assez facilement, et sans que la secousse ébranlât trop les mains ; cependant, à chaque coup de marteau, écho terrible de ceux qui avaient arraché à Jésus de si douloureux gémissements, la Vierge, les bras tendus vers le corps de son fils, poussait un soupir, et Madeleine, se roulant dans la poussière, jetait un cri.

Jean recevait dans son manteau les clous, à mesure qu’ils tombaient de la croix ; quand il les eut tous les trois, il les baisa respectueusement, puis alla les déposer aux pieds de la Vierge, et revint aider Joseph et Nicodème à opérer la descente.

C’était surtout dans ce but qu’avait été apporté le linceul garni de courroies.

Une des échelles fut laissée derrière la croix, l’autre transportée devant.

Outre les crochets qui leur permettaient de se maintenir contre le croisillon, les échelles avaient à différentes distances, à cinq, à huit et à douze pieds de hauteur, d’autres crochets auxquels devaient s’adapter les courroies du suaire.

Deux de ces courroies furent attachées, l’une à la première échelle, l’autre à la seconde ; un homme, avec une fourche passée dans la troisième courroie, forma une espèce de récipient, et un autre homme tint le quatrième coin, pour que, une fois dans le linceul, le cadavre pût, sans secousse, glisser jusqu’à terre.

On commença par dénouer la ceinture qui maintenait le corps de Jésus à l’arbre de la croix, et ses pieds furent posés sur la pente inclinée du drap ; puis Nicodème délia le bras gauche ; puis Joseph d’Arimathie, le bras droit ; et, soulevé par Jean, le corps descendit doucement de la croix dans le suaire ; quand il fut là, Nicodème, Joseph et Jean, sans le lâcher, descendirent marche à marche les degrés des échelles, soutenant le haut du corps, et prenant les mêmes précautions que si Jésus eût été vivant, et qu’ils eussent craint de renouveler ses douleurs.

Longin aidait, mais avec une certaine hésitation ; — non qu’il doutât : depuis qu’il voyait, au contraire, il était complétement converti ; mais il ne se sentait pas encore, lui profane, digne de toucher ce corps divin.

À part quelques soupirs poussés par la Vierge, à part quelques sanglots échappés à Madeleine, il se faisait un grand silence, silence solennel et pieux que ceux qui travaillaient, pris d’un suprême respect, n’interrompaient que de temps en temps, et en cas d’absolue nécessité, pour se parler à voix basse, et s’entr’aider.

À chaque mouvement imprimé à ce corps bien-aimé, la Vierge et les saintes femmes craignaient d’entendre un cri sortir de la bouche de Jésus ; — à chaque mouvement, elles s’affligeaient de ce que cette bouche restât muette, et prouvât ainsi que son dernier cri était jeté.

Quand Jésus fut complétement descendu, sans cesser de tendre les bras à son fils, la Vierge s’assit à terre sur une couverture préparée à cet effet, et indiqua qu’elle réclamait ce droit maternel, si chèrement acheté, de rendre les derniers devoirs à son fils.

Jean, Nicodème et Joseph apportèrent le corps de Jésus, et le déposèrent sur les genoux de la Vierge, tandis que Marie Cléophas et Salomé glissaient leurs manteaux roulés entre le dos de la sainte mère et le rocher contre lequel elle était appuyée, afin lui rendre aussi facile que possible la triste tâche qu’elle allait accomplir.

Madeleine s’était traînée à genoux jusqu’aux pieds du Christ, et, sans oser les toucher, la tête penchée dessus, elle les arrosait de ses larmes.

Les yeux de Jésus étaient restés ouverts ; la première idée de la Vierge fut de les fermer avec ses lèvres ; mais un sentiment de respect l’arrêta : Jésus mort n’était plus son fils que par l’amour qu’elle lui portait ; Jésus mort était un Dieu !

Elle lui ferma doucement les yeux.

Puis elle se mit en devoir de retirer la couronne d’épines.

Cette couronne n’était pas facile à détacher du front : le poids de la croix d’un côté, et, de l’autre, la chute qu’avait faite Jésus, l’avaient profondément enfoncée dans la tête. La Vierge coupa chacune des épines adhérentes au crâne, puis elle enleva la couronne, qu’elle posa près des clous. Restaient les épines : Marie les tira, une à une et avec des tenailles, des plaies qu’elles avaient faites, et les déposa près de la couronne.

Pendant ce temps, les hommes préparaient, à quelques pas de là, les aromates, les poudres et les parfums nécessaires à l’embaumement, et, sur un feu de charbon allumé entre deux rochers, les femmes faisaient tiédir de l’eau dans un bassin de cuivre.

Après avoir retiré la couronne d’épines, la Vierge lava doucement le beau et mélancolique visage de Jésus, sur lequel la mort venait de poser le sceau de sa suprême majesté ; ce visage, méconnaissable, reprenait peu à peu, sous la main pieuse d’une mère, son ineffable expression de douceur et de miséricorde.

Et Madeleine, le contemplant les mains jointes, ne disait rien autre chose que ces mots :

— Mon beau Seigneur Jésus !… Jésus, mon beau Seigneur !…

Le visage de son fils lavé, la Vierge sépara les cheveux sur le haut de la tête, et les fit passer derrière les oreilles ; puis elle peignit la barbe, parfuma barbe et cheveux, et continua la pénible opération.

Hélas ! tout ce corps divin n’était qu’une plaie, et la vue de chaque plaie ouvrait une plaie pareille dans le cœur de la pauvre mère !

L’épaule était entamée par une affreuse blessure qu’avait faite l’angle de la croix ; toute la poitrine était meurtrie et labourée des coups que Jésus avait reçus soit pendant la flagellation, soit pendant le dernier voyage ; sous la mamelle gauche était la petite plaie par laquelle était sortie la pointe de la lance de Longin ; entre les côtes inférieures du côté droit, la large plaie par laquelle elle était entrée…

Marie lava toutes ces plaies l’une après l’autre, et, sous l’eau parfumée qui ruisselait de sa main, le corps reparaissait blanc et marbré de ces teintes bleuâtres particulières aux cadavres dont tout le sang s’est écoulé ; seulement, aux places où la peau avait été meurtrie ou arrachée, les taches étaient brunes ou rouges, selon que la plaie avait été plus ou moins vive.

Chaque blessure fut enduite de nard et couverte de parfum ; les blessures des mains et des pieds furent embaumées comme les autres ; seulement, avant de croiser pour jamais les mains de son divin fils dans le linceul, la Vierge y appuya doucement et respectueusement les lèvres.

Alors, dans un abattement profond, et comme si ses forces eussent été mesurées au temps que devait durer l’œuvre de l’ensevelissement, elle laissa, immobile et presque évanouie, tomber sa tête sur la tête de Jésus.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, et regarda autour d’elle, elle vit Joseph et Nicodème debout devant elle, et attendant.

Jean était à genoux.

— Que voulez-vous ? demanda la Vierge presque avec terreur.

Jean, alors, lui expliqua que le temps passait, que l’heure où allait s’ouvrir le jour du sabbat était proche, et qu’il lui fallait se séparer du corps de son fils.

Marie laissa tomber ses deux mains à ses côtés, et, renversant sa tête en arrière :

— Prenez-le donc ! dit-elle.

Puis, levant ses deux mains jointes au ciel :

— Ô mon fils ! mon divin fils ! dit-elle, donne-moi la force de te dire adieu !…

Pendant ce temps, Joseph et Nicodème tirèrent doucement le corps de Jésus de dessus les genoux de sa mère, et l’emportèrent avec le drap dans lequel il était couché.

Lorsque la Vierge sentit ses genoux déchargés du poids divin, elle poussa un cri de douleur, et laissa retomber ses mains à terre, et sa tête sur sa poitrine.

Elle resta ainsi jusqu’à ce que, le corps étant embaumé, serré dans ses bandelettes, et enveloppé dans son suaire, Jean la vint chercher pour qu’elle accompagnât jusqu’au tombeau les restes mortels de son fils.

Ce tombeau est celui que Joseph d’Arimathie avait fait creuser pour lui-même dans le jardin qu’il possédait sur le versant du Golgotha ; il était long de huit pieds, et était situé à quarante pas de l’endroit où Jésus avait été crucifié.

Le cortége funèbre se mit en marche : le corps était placé sur une civière recouverte du manteau de Jean ; Nicodème et Joseph portaient les brancards antérieurs ; Jean et Longin, les deux autres. — Des soldats les précédaient avec des torches, car la nuit était venue, et l’obscurité se doublait sous la voûte sombre qui recouvrait le sépulcre.

Derrière le corps venait Marie, soutenue par Madeleine, Salomé et Marie Cléophas. — Véronique, Jeanne Chusa, Suzanne, et Anne, nièce de Joseph, les rejoignirent en route.

On s’arrêta à l’entrée du jardin de Joseph d’Arimathie ; mais, comme il n’était fermé que par quelques pieux, on enleva ces pieux, et l’on put passer.

Le caveau était ouvert, et attendait le précieux dépôt.

Les saintes femmes s’assirent à la porte ; la Vierge entra seule avec les hommes. Madeleine se mit à cueillir les plus belles fleurs du jardin.

La Vierge remplit d’aromates la couche creusée dans le roc, et fit un oreiller d’herbes odoriférantes pour l’endroit où devait reposer la tête ; alors, les hommes, ayant mis la civière à terre, étendirent un drap dans le sépulcre, et, ensuite y couchèrent le corps en rabattant le drap, d’abord sur les pieds, puis sur la tête, puis sur les deux côtés.

Pendant tout ce temps, la Vierge était assise au fond du caveau, et pleurait.

On allait refermer la pierre du sépulcre, lorsque Madeleine entra avec une large brassée de fleurs.

— Attendez ! attendez ! dit-elle.

Et elle sema les fleurs sur le linceul du Christ en murmurant :

— Heureuses fleurs !…

Alors, Joseph, Nicodème, Jean et Longin firent glisser à eux quatre la lourde pierre sur le tombeau auquel elle servait de couvercle, poussèrent doucement et respectueusement devant eux la Vierge et Madeleine, et sortirent de la grotte, dont ils fermèrent la porte derrière eux.

On rentra dans la ville ; aux premiers pas qu’on y fit, on rencontra Pierre, Jacques le Majeur et Jacques le Mineur ; tous trois pleuraient, mais Pierre plus amèrement que les autres : il ne pouvait se consoler de ne point avoir assisté à la mort et à l’embaumement de Jésus, et, à chaque instant, il murmurait en se frappant la poitrine :

— Pardonne-moi de t’avoir renié, mon divin maître ! pardonne-moi ! pardonne moi !…

Les hommes rentrèrent au cénacle, changèrent d’habits, mangèrent à la hâte le reste de la pâque de la veille, tandis que les saintes femmes rentraient, à la suite de Marie, dans la petite maison située au pied de la forteresse de David, et où les attendait Marthe, arrivée de Béthanie avec Dina, la Samaritaine, et la veuve de Naïm, dont le fils avait été ressuscité par Jésus.

Quant à Longin, il se rendit droit chez Pilate pour lui faire son rapport. Pilate avait déjà reçu celui du centurion Aben Adar ; il écouta néanmoins le récit de Longin.

Le procurateur était fort ébranlé : ce que lui avait dit sa femme pendant la nuit précédente, ce qu’il avait vu de ses yeux dans la journée, ce que lui racontait Longin, tout cela formait une chaîne non interrompue de faits miraculeux, d’événements surnaturels qui causait un violent doute dans son esprit.

Cependant, il s’efforça de sourire.

— Écoute, répondit-il à Longin, les princes des prêtres et les pharisiens sortent d’ici. « Seigneur, m’ont-ils dit, cet imposteur qui vient d’être mis à mort sur ton arrêt, n’a pas craint d’annoncer qu’il ressusciterait trois jours après sa mort. Commande donc que son sépulcre soit gardé pendant trois jours, de peur que, nuitamment, ses disciples ne viennent dérober son corps, et ne prétendent ensuite qu’un nouveau miracle s’est opéré. » Alors, je leur ai dit : « Vous avez des soldats, faites-le donc garder comme vous voudrez, et, j’en suis sûr, il sera encore mieux gardé par vos soldats que par les miens… »

— En effet, reprit Longin, en venant chez toi, seigneur, j’ai rencontré le centurion Aben Adar et six hommes qui s’acheminaient du côté du Golgotha.

— C’est cela, dit Pilate. Eh bien, joins-toi à eux, et, s’il se passe quelque chose d’extraordinaire, accours m’en instruire à l’instant même.

— Mais, objecta Longin, si Aben Adar me renvoie comme n’étant point de ceux qu’a désignés le grand prêtre, que ferai-je ?… Aben Adar est mon chef, et je suis forcé de lui obéir.

— Tu diras que tu viens de ma part… D’ailleurs, je te fais centurion comme lui ; va revêtir les insignes de ton grade, et rends-toi au tombeau.

Longin s’inclina et sortit.

En arrivant au sépulcre, il y trouva Aben Adar et ses six hommes ; deux étaient assis dans la grotte, et quatre gardaient la porte. Pour plus de sûreté, on venait de faire sceller par un serrurier et par un plombier la pierre qui couvrait le corps de Jésus.

Toute la journée du lendemain, qui était celle du sabbat, se passa, selon l’habitude israélite, dans la prière et dans le repos. — Que firent Marie et les saintes femmes pendant cette journée ? La réponse est facile : elles pleurèrent !

Puis, lorsque eut commencé la journée du dimanche, elles se procurèrent de nouveau du nard, des parfums et des aromates, voulant une dernière fois embaumer le corps de Jésus.

Il était trois heures du matin, à peu près, lorsqu’elles eurent réuni tous les objets dont elles avaient besoin. Elles partirent de la petite maison de Marie, et, craignant que la porte Judiciaire ne fût gardée, et qu’on ne les empêchât de sortir par cette porte, elles passèrent de la cité de David dans la ville inférieure, suivirent la vallée de Tyropéon, sortirent par la porte des Poissons, contournèrent toute la face occidentale de la ville, passant entre le mont Gihon et le gouffre des Cadavres, et, au moment où les premières lueurs du jour apparaissaient sur le mont des Oliviers, elles atteignirent le pied du Golgotha. — La Vierge était restée en arrière, et devait les rejoindre.

La porte ou plutôt l’ouverture du jardin était libre. Les saintes femmes entrèrent, Madeleine d’abord, les autres ensuite ; celles-ci formaient un groupe timide et tremblant qui s’arrêta près de la porte.

Mais, au cri que poussa Madeleine en approchant du tombeau, elles accoururent.

Les soldats étaient renversés la face contre terre ; la pierre de la tombe était descellée, le sépulcre vide, et, debout au chevet, se tenait un bel adolescent vêtu d’une longue robe blanche, avec des ailes aux épaules et une auréole autour de la tête !

C’est à cette vue que Madeleine avait jeté un cri.

Mais l’ange, étendant la main vers elle et vers les saintes femmes :

— Ne craignez rien, dit-il ; vous cherchez Jésus de Nazareth, qui a été crucifié… Il n’est plus ici, car, cette nuit, il est ressuscité et est remonté au ciel, où il avait sa place à la droite de son père !… Maintenant, allez dire à Pierre et aux autres disciples, que Jésus va devant vous en Galilée, et que vous le retrouverez sur le Thabor.

Les saintes femmes, à cette voix, à cette apparition, en face de ce sépulcre ouvert, de ces soldats renversés et que, dans leur immobilité, on eût pu croire morts, ressentirent une effroyable épouvante ; elles revinrent sur leurs pas tout effarées, fuyant chacune selon sa force, et criant :

— Malheur ! malheur ! ils ont enlevé le Seigneur de son sépulcre, et nous ne savons pas où ils l’ont mis !…

Mais Madeleine resta ; le saint amour qu’elle portait au Christ était si profond, qu’il n’y avait pas, dans son cœur, place pour un autre sentiment. Elle tomba à genoux, sanglotante et les bras tendus vers le sépulcre vide.

Alors, l’ange la regarda, et, d’une voix pleine de miséricorde :

— Pourquoi pleures-tu, femme ? lui demanda-t-il.

— Oh ! je pleure, dit Madeleine, incrédule aux paroles de l’ange, je pleure parce qu’ils ont enlevé le corps de mon Seigneur bien-aimé, et que je ne sais pas où ils l’ont mis.

Mais, en même temps, elle aperçut comme une lueur à côté d’elle, et, se retournant, elle vit un homme debout, et une bêche à la main :

— Femme, dit cet homme répétant la question de l’ange, pourquoi pleurez-vous ?

Et elle, pensant qu’elle parlait au jardinier de Joseph, lui répondit :

— Oh ! mon ami, si c’est vous qui l’avez enlevé, dites-moi où vous l’avez mis ?

Mais, alors, ce jardinier, qui n’était autre que Jésus, prononça de sa voix naturelle, et de son plus doux accent :

— Madeleine !…

À ce mot, Madeleine tressaillit, et, avec un cri plein de joie :

— Mon doux maître ! s’écria-t-elle.

Et elle se jeta aux genoux de Jésus.

— Madeleine, dit le Christ, je t’ai promis, en récompense de ton amour, que tu serais la première à laquelle j’apparaîtrais… Tu vois que je tiens ma parole.

Madeleine cherchait, pour les baiser, les pieds de Jésus, et ne trouvait qu’une insaisissable vapeur.

— Et, maintenant, continua Jésus, va dire à Pierre et aux autres disciples ce que tu as vu et entendu, et qu’ils aillent m’attendre sur le Thabor.

Puis, comme un nuage qui se volatilise et s’évanouit peu à peu, le corps céleste devint de plus en plus transparent, et finit par se fondre et par disparaître dans l’éther.

Aussitôt, Madeleine se leva, et, toute éperdue, sortit en criant :

— Joie à tous ! le Seigneur est ressuscité !…

Et ce fut ainsi que, par la voix d’une pauvre pécheresse, le monde apprit que son Rédempteur était monté au ciel.

Alors, un des soldats couchés à terre parut se réveiller ; il ouvrit les yeux, et, se soulevant sur son coude :

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-il à ses camarades ; j’ai senti le sol trembler sous mes pieds, et je suis tombé le front dans la poussière !

Et un second soldat, revenant à lui, balbutia :

— Ai-je rêvé, ou ai-je bien réellement vu une flamme descendre du ciel, et entrer dans ce tombeau ?

Et un troisième soldat dit :

— Amis, l’avez-vous vu comme moi ? Il a brisé la pierre du sépulcre avec sa tête, et il est monté tout resplendissant au ciel !

Aben Adar se dressa à son tour sur ses pieds.

— Que tous ceux qui vivent encore, dit-il, se lèvent, répondent et se nomment.

Les six soldats se levèrent ensemble, chacun disant :

— Me voici !

— Bien, fit le centurion, il ne nous manque que Longin.

Longin était allé rendre compte à Pilate de ce qu’il avait vu.

— Amis, notre tâche est terminée, reprit alors Aben Adar ; allons au palais de Caïphe. Attestez comme moi ce que vous avez vu, et annonçons au grand prêtre et au conseil des sénateurs que le sépulcre est vide.

Aben Adar, suivi de ses soldats, quitta précipitamment le jardin, et le sépulcre resta sous la garde de l’ange.

Et c’est ce sépulcre — le seul qui n’aura rien à rendre au jour du jugement — que le monde chrétien adore, depuis dix-huit cents ans, sous le nom du saint-sépulcre.

Car le prophète Isaïe avait dit :

« Son sépulcre sera glorieux ! »

Dieu accorde à celui qui écrit ces lignes la grâce d’y faire son humble prière avant que de mourir !


CHAPITRE XXI.

apollonius de tyane.


Ô Corinthe ! Corinthe ! toi que les heureux de la terre avaient seuls autrefois le privilége de visiter ; Corinthe, qui n’offres plus au voyageur arrivant aujourd’hui par la route de Némée qu’une pauvre ville fortifiée au-dessus des murs de laquelle s’élèvent sept colonnes, derniers débris d’un temple dont on ignore le dieu ; Corinthe, fille d’Éphyre, sœur d’Athènes et de Sparte, patrie de Sisyphe et de Nélée, royaume de Médée et de Jason, que tu devais être belle, le jour où Apollon et Neptune, amoureux de toi, réclamèrent ensemble ta possession, et, ne voulant y renoncer ni l’un ni l’autre, prirent pour arbitre le titan Briarée, qui t’adjugea au dieu de la mer, à la condition que la montagne qui te domine appartiendrait au dieu du jour !

Corinthe ! Corinthe ! toi que Vénus aimait tant, qu’elle accorda ton salut aux prières de tes courtisanes, ses prêtresses ; toi qui, après avoir acheté, des Athéniens, Laïs pour esclave, en faisais ta fille la plus chérie, et lui bâtissais un tombeau surmonté d’une lionne tenant un bélier sous sa griffe, groupe merveilleux qui symbolisait son irrésistible pouvoir ! Corinthe, qui te désaltérais aux pleurs intarissables versés par une nymphe sur la mort de son fils, que la déesse de la chasse avait, involontairement, percé de l’une de ses flèches ; Corinthe, que tu devais être belle, au jour où tes jeux isthmiques attiraient la Grèce entière sur l’étroite digue qui sépare le golfe Saronique de la mer d’Alcyon, et où, gracieusement et mollement étendue sur la pente de la montagne sacrée, tu voyais entrer dans ton double port les vaisseaux de Tyr et de Massilia, d’Alexandrie et de Cadix, qui venaient entasser dans tes vastes entrepôts les richesses de l’orient et de l’occident !

Corinthe ! Corinthe ! toi qui avais des rues où les temples étaient aussi nombreux que les maisons, des places où les statues poussaient comme dans un champ les épis ; Corinthe, qui, lorsque tu regardais à l’est, voyais Athènes ; au nord, Delphes ; à l’ouest, Olympie ; au midi, Sparte ; Corinthe, à qui Salamine, Marathon, Platée, Leuctres et Mantinée faisaient une ceinture de victoires sur laquelle étaient brodés les noms de Thémistocle, de Miltiade, de Pausanias, d’Épaminondas et de Philopœmen ; Corinthe, que tu devais être belle, lorsque Aratus, après t’avoir délivrée des Macédoniens, tes vainqueurs, te fit entrer dans la ligue achéenne, qui devait causer ta perte en soulevant contre toi Rome, la conquérante du monde, laquelle, hélas ! de toute la Grèce allait bientôt faire une seule province, et, de cent villes libres, une chaîne de cités esclaves !

Corinthe ! Corinthe ! toi qu’un vainqueur sans pitié livra à un incendie de huit jours, et qui, de l’or de tes vases, de l’argent de tes trépieds, du bronze de tes statues, fondus par la flamme qui te dévorait, créas un métal plus précieux qu’aucun de ceux que la terre mûrit dans ses entrailles ; Corinthe, toi qui échappas à Xerxès et qui succombas sous Mummius ; Corinthe, que tu devais être belle, lorsque, sortant de tes ruines, tu te relevas toute de marbre aux mains de Jules César et d’Auguste, plus riche que tu ne l’avais jamais été, avec ton théâtre, ton stade, ton amphithéâtre, tes temples à Neptune, à Palæmon, aux Cyclopes, à Hercule, à Cérès, à la Persuasion et aux Courtisanes, — dont les prières t’avaient sauvée une première fois, et ne purent te sauver une seconde ; — avec tes statues d’Amphitrite, d’Ino, de Bellérophon, de Vénus, de Diane, de Bacchus, de la Fortune, de tes deux Mercure, de tes trois Jupiter et de tes cent athlètes vainqueurs ; avec tes bains d’Hélène, tes bains d’Euriclès, tes bains d’Octavie ; enfin, avec tes tombeaux de Xénophon, de Diogène, des enfants de Médée, des Scyoniens et de Lycus de Messène !

Aussi, belle Corinthe, toi que n’avait pas encore ruinée la triple moisson de statues et de tableaux que Rome vint successivement enlever à tes temples, à tes places et à tes promenades, combien dut-il te sembler étrange de voir, un jour, vers la fin du mois hélaphébolion, un voyageur descendre de l’un de ces légers bâtiments qui glissent comme des alcyons entre les îles de la mer Égée ; passer au pied du pin solitaire qui s’élevait sur ton rivage oriental ; laisser à sa gauche, l’autel de Mélicerte ; à sa droite, le bois de cyprès entourant l’enceinte consacrée à Bellérophon ; s’informer au gardien de la porte de Cenchrées où il rencontrerait le philosophe Apollonius de Tyane, et, — sur la réponse de cet homme, qu’il trouverait probablement le personnage qu’il cherchait dissertant avec ses disciples sous les platanes qui ombragent la fontaine Pyrène, — commencer, sans même jeter un coup d’œil dans l’intérieur de la ville, à gravir le tortueux sentier qui conduisait au sommet de l’Acro-Corinthe.

Celui que demandait le voyageur était, en effet, à l’endroit indiqué ; et il n’y avait rien d’étonnant à ce que la première personne à laquelle le nouveau débarqué s’était adressé lui eût répondu d’une manière aussi précise : depuis un mois, le philosophe dont le nom emplissait alors le monde d’étonnement et d’admiration était arrivé à Corinthe accompagné de cinq ou six de ses disciples avec lesquels il venait de visiter l’Asie, l’Inde, l’Égypte et l’Italie ; or, on comprend que la curiosité qui s’attachait à cet homme extraordinaire avait fixé sur lui tous les regards dès le moment où, — contrairement à notre inconnu, qui était arrivé par le golfe Saronique, et avait abordé au port de Cenchrées, — il était arrivé, lui, par la mer d’Alcyon, et était débarqué au port de Lechée.

C’est que personne plus qu’Apollonius de Tyane ne concentrait en soi tous les merveilleux éblouissements qui, à cette époque surtout, élevaient un homme, du rang des sages, des philosophes et des héros au rang des demi-dieux : génie, renommée, beauté, naissance presque divine, il avait tout !

Soit science acquise, soit don de la nature, soit faveur du ciel, Apollonius, en effet, jouissait de ces avantages qui frappent, au premier aspect, et les esprits vulgaires et les âmes élevées. Quoique âgé de près de soixante ans, il semblait à peine avoir franchi le cercle de la première jeunesse ; sans qu’on l’eût vu s’adonner ostensiblement à l’étude des langues, tous les idiomes du monde connu lui étaient familiers, et parfois même, écoutant avec attention le murmure des arbres, le chant des oiseaux, ou le cri des animaux sauvages, il s’amusait à traduire à ceux qui l’entouraient ces différents sons de la nature, morte ou animée. Comme les disciples de Pythagore, il soutenait que les animaux avaient une âme, et n’étaient que des frères inférieurs de l’homme ; comme Pythagore, il professait cette maxime, que Dieu est l’unité absolue et primordiale, que le monde est un tout harmonieusement combiné dont le soleil est le centre ; tandis que les autres corps célestes, ses satellites seulement, se meuvent autour de lui en formant une musique divine. De même que Dieu est l’unité au ciel, le bien, selon le philosophe de Samos, — et c’était aussi l’avis d’Apollonius, — le bien était l’unité, et, le mal, la diversité sur la terre. Ainsi que Pythagore, Apollonius était profondément versé dans les mathématiques, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique ; les nombres avaient pour lui des vertus prodigieuses, surtout le nombre X, et, à l’aide des nombres, il prétendait arriver à la connaissance des choses les plus abstraites. Une espèce de divination surhumaine, qu’il devait à une faveur particulière du ciel, lui permettait, en outre, de lire jusqu’au plus profond de la pensée des gens qui venaient à lui, avant même que ceux-ci eussent ouvert la bouche, et exprimé un désir, les vît-il pour la première fois, et lui fussent-ils aussi inconnus de réputation que de vue.

Il avait longtemps habité Égès, et avait passé presque tout le temps qu’il était resté en cette ville à étudier la médecine dans le temple d’Esculape, avec les sacrificateurs et les prêtres de ce fils d’Apollon, que ses bienfaits répandus sur l’humanité avaient fait mettre au rang des dieux ; cette étude achevée, il avait opéré des cures qui pouvaient passer pour des miracles : il avait chassé un démon du corps d’un homme ; il avait chassé la peste du sein d’un royaume ; il avait évoqué des morts, et avait causé avec eux ! Enfin, décidé à joindre aux sciences qu’il avait déjà étudiées en Grèce les sciences qu’il était permis d’acquérir en parcourant les autres pays, il était parti, avec deux ou trois de ses disciples seulement, pour un voyage immense ; avait visité l’Asie Mineure, la Mésopotamie, Babylone ; puis il avait franchi le Caucase, suivi les bords de l’Indus ; s’était arrêté quelque temps chez le roi Phraote ; avait pénétré dans l’Inde ; était arrivé au château des Sages ; avait conféré avec les brahmes les plus savants, et surtout avec Iarchas qui était à l’Inde ce que lui, Apollonius, était à la Grèce ; avait continué son voyage après s’être assuré qu’il n’avait rien à apprendre chez ces aînés du monde ; était revenu par l’Égypte ; s’y était lié avec Euphrate et Dion ; avait expliqué les merveilles de Memnon ; avait essayé de retrouver les sources du Nil ; était remonté plus loin que la troisième cataracte ; y avait rencontré et apprivoisé un satyre ; était redescendu jusqu’à Alexandrie, où il avait étonné toute l’école par un discours qu’il avait fait sur l’or que charrie le Pactole, et sur l’antiquité du globe ; était arrivé à Antioche au milieu d’un tremblement de terre dont il avait expliqué la cause et prédit la fin ; avait découvert un trésor qu’il avait abandonné à un pauvre père de famille qui avait quatre filles à marier ; avait ramené à la raison un jeune homme amoureux de la statue de Vénus ; avait guéri un malade de la rage ; avait été reçu comme un dieu dans l’Ionie ; était passé, de l’Ionie, dans l’Attique ; puis, enfin, d’Athènes, — en visitant Éleusis, et en traversant la Mégaride, — il était venu à Corinthe, où, depuis quelques jours, il tenait, comme nous l’avons déjà dit, tous les regards attachés sur sa personne.

Il faut dire aussi que les Corinthiens avaient, de tout temps, été grands amis du merveilleux, et que, sachant l’âge d’Apollonius, et attendant presque un vieillard, ils avaient été stupéfaits de voir arriver un homme de trente ans à peine — car c’était l’âge que paraissait Apollonius, — avec de beaux cheveux flottants retenus par un cercle d’or, une barbe noire élégamment frisée, à la manière asiatique, des yeux vifs et pleins de jeunesse, marchant nu-pieds, et vêtu d’une longue robe blanche serrée à la taille par une ceinture de lin, et qui formait son seul et unique vêtement. Alors, ils avaient eu grande peine à croire que cet homme fût Apollonius ; mais un vieillard qui avait habité Tyane dans sa jeunesse avait raconté la merveilleuse naissance du philosophe, et les Corinthiens, voyant dès lors en lui, non plus un homme, mais un demi-dieu, avaient cessé de douter.

Cette tradition poétique de la naissance d’Apollonius, la voici :

Apollonius, comme l’indiquait la seconde partie de son nom, était né à Tyane, ville de Cappadoce située entre Tarse et Césarée. Sa mère, étant enceinte, rêva qu’elle voyait Protée, fils de Neptune et de Phénice, et qu’ayant demandé au dieu quel enfant elle mettrait au monde, celui-ci lui avait répondu : « Un autre Protée ! » À cette prédiction étrange, — car, chez les anciens, les rêves extraordinaires passaient presque toujours pour des prédictions, — à cette prédiction étrange, disons-nous, la mère d’Apollonius s’était informée auprès d’une sibylle en grande vogue dans les environs, et celle-ci avait répondu à son tour que, par ces mots : « Vous mettrez au monde un autre Protée, » le dieu avait voulu dire que l’enfant qui naîtrait d’elle revêtirait, relativement à la science, autant de formes que le dieu Protée en revêtait relativement à la matière. — Apollonius de Tyane était donc désigné d’avance comme l’homme le plus savant qui dût jamais exister.

Et, lors de cette naissance, tous les présages indiquèrent, d’ailleurs, que celui qui allait voir le jour n’était pas un enfant ordinaire. Sur le point d’accoucher, sa mère fit un second rêve : elle songea qu’en se promenant dans une prairie située à un quart de lieue à peu près de Tyane, elle trouvait, à chacun de ses pas, des fleurs si belles, si rares, si inconnues, qu’elles étaient dignes d’être offertes en hommage sur les autels de Flore. Le matin même de la nuit où elle avait fait ce rêve, elle voulut aller visiter cette prairie, célèbre, en outre, pour sa fontaine Asbamée, qui, froide à sa source, et bientôt bouillante, frappait les parjures de maux si cruels, lorsqu’ils y trempaient leurs mains, soit volontairement, soit comme épreuve forcée, que, après avoir fait quelques pas pour s’éloigner de ces eaux merveilleuses, ils s’arrêtaient vaincus par la douleur, et, se roulant dans des tortures atroces, étaient obligés de confesser leur crime.

Eh bien, la prairie, chose inouïe ! était toute couverte de ces magnifiques fleurs étrangères à la contrée ; aussi, dès qu’elles furent arrivées près de la fontaine, les suivantes de la mère d’Apollonius s’éparpillèrent-elles comme des nymphes, luttant à qui composerait le plus riche bouquet. Pendant ce temps, au lieu de suivre l’exemple de ses femmes, la mère d’Apollonius, se sentant prise d’un irrésistible sommeil, s’endormit sur le gazon ; alors, un troupeau de cygnes blancs comme la neige, et qui paissaient dans la prairie, commença de former un cercle immense, et, resserrant toujours ce cercle, arriva à envelopper entièrement la dormeuse ; puis, comme s’ils eussent obéi à un ordre céleste, tous se mirent à chanter harmonieusement, et à battre des ailes pour rafraîchir l’air ; au bruit de ce chant presque divin, à l’impression de cet air si doux, la dormeuse se réveilla, ouvrit les yeux, et, dans l’étonnement que lui causait le spectacle étrange qui s’offrait à sa vue, elle mit au jour le plus bel enfant qui eût été vu depuis que les déesses avaient cessé d’accoucher sur la terre.

Cet enfant, c’était ce même Apollonius de Tyane, qui, au sommet de l’Acrocorinthe, debout, vêtu d’une longue robe blanche, les cheveux pressés autour des tempes par un cercle d’or, la barbe frisée à la manière des Perses, ayant la fontaine Pyrène à ses pieds, et l’ombre des platanes sacrés sur sa tête, discutait avec ses disciples, non-seulement les hautes questions de la philosophie pythagoricienne, mais encore celles des autres sectes, qui lui étaient tout aussi familières que si les âmes de Zénon, d’Aristote, de Platon, de Chrysippe, se fussent fondues dans la sienne.

De ce haut sommet, — d’où ils dominaient les deux mers et tout le pays environnant ; à l’est, jusqu’au cap Sunium ; au nord, jusqu’au mont Cithéron ; à l’occident, jusqu’à l’Achaïe ; au midi, jusqu’à Mycènes ; — Apollonius et ses disciples voyaient s’avancer vers eux, par le chemin abrupt montant à la citadelle, cet homme qui, une demi-heure auparavant, était débarqué au port de Cenchrées.

À mesure qu’il approchait, et comme il paraissait évident que c’était à Apollonius qu’il avait affaire, l’attention des disciples qui entouraient l’illustre philosophe se détournait peu à peu de la discussion, et se fixait sur le voyageur. Contre son habitude, Apollonius, auquel il suffisait d’un coup d’œil pour juger un homme, dire quel était son pays, son âge, sa religion, et jusqu’au sentiment qui le préoccupait ; contre son habitude, disons-nous, Apollonius regardait venir ce voyageur avec une curiosité qui tenait de l’étonnement. Alors, comme cet étonnement se trahissait à la fois et par son silence, et par la fixité de son regard, et par son doigt qui se levait lentement et se rapprochait de ses lèvres, un de ses disciples nommé Philostrate lui dit :

— Maître, quel est cet inconnu qui nous arrive, et dont l’approche paraît si fort te préoccuper ?… que te veut-il ? Est-ce un ami ? est-ce un ennemi ? est-ce un admirateur de ta doctrine ? est-ce un adversaire de notre école ? ou plutôt n’est-ce point un simple messager de ces rois chez lesquels nous avons séjourné, ou de ces sages avec lesquels nous avons vécu ?

Apollonius secoua la tête.

— Ce n’est rien de tout cela, dit-il, et c’est quelque chose de plus que tout cela… Cet homme n’est point un messager de la royauté ou de la science : cet homme vient pour son propre compte ; nos doctrines et nos écoles le préoccupent peu ; quelque chose de plus actif que la discussion, — l’action elle-même emplit sa pensée ; il se présente plutôt en ami qu’en ennemi ; des extrémités du monde, il vient pour chercher en moi un auxiliaire : il le trouvera. L’adversaire qui lui est échu est digne de nous ; car il est autant au-dessus des hommes ordinaires que la cime de ces platanes est au-dessus de cette source, que cet aigle qui plane dans les nuages est au-dessus de la cime de ces platanes. Enfin, à la honte de la science, je dois vous avouer, à vous, mes chers disciples, que son but est si élevé, qu’il m’échappe, et que la question qu’il doit me faire est si difficile, et si supérieure aux questions qu’ont l’habitude de faire les simples mortels, que je serai obligé de lui répondre : « Je ne sais pas ! »

Les disciples se regardèrent avec surprise : c’était la première fois qu’ils entendaient ces mots sortir de la bouche du maître.

— Mon humilité vous étonne, reprit en souriant Apollonius ; mais souvenez-vous de ceci, c’est que la vraie sagesse est dans le doute, et que les seuls savants réels sont ceux-là qui, de temps en temps, osent à certaines questions répondre : « Je ne sais pas ! »

— N’importe ! repartit un second disciple nommé Alcmeon, dis-nous toujours, de cet homme, ce que tu en sais.

— C’est un caractère sombre et altier, dit Apollonius, et, si, comme notre divin maître Pythagore, il a assisté au siége de Troie, ce dut être sous le nom d’Ajax fils d’Oïlée, ce grand contempteur des dieux !

— Mais d’où vient-il ? demanda un troisième disciple.

— Sa trace se perd au bord des rivages, aux limites des déserts, aux lisières des forêts… D’où il vient ? De l’Inde… Où il a été depuis qu’il marche ? Dans des pays si lointains, que nous n’en savons pas même les noms !… Sur cette question qu’il se dispose à me faire, et pour laquelle je serai obligé de le renvoyer à un autre que moi, il a tout interrogé : mages de l’Asie, prêtres de l’Égypte, brahmes de l’Inde, et nul n’a pu lui répondre.

— Mais, enfin, cette question qu’il se dispose à t’adresser, la connais-tu ?

Apollonius regarda avec une nouvelle attention le voyageur, qui n’était plus qu’à vingt pas de lui.

— Oui, dit-il.

— Que désire-t-il savoir ?

— Où il retrouvera le rameau d’or d’Énée…

— Veut-il donc, comme Énée, descendre jusqu’aux enfers ?

— Il veut aller plus loin encore !

Les disciples se regardèrent de nouveau : seulement, leur surprise avait dépassé l’étonnement, et arrivait à la stupéfaction.

— Et où veut-il donc aller, l’audacieux ? demanda Philostrate.

— Silence ! dit Apollonius ; c’est là son secret, et, s’il m’est donné de pénétrer les secrets des autres hommes, il ne m’est point permis de les révéler.

S’avançant alors vers le voyageur, et lui tendant la main :

— Isaac Laquedem, lui dit-il, au nom de Jupiter Hospitalier, Apollonius de Tyane te salue !

Le voyageur s’arrêta tout étonné, mais sans répondre, ni de la voix, ni de la main.

— Tu ne me réponds pas, reprit Apollonius avec le doux et bienveillant sourire qui lui était habituel ; ce n’est, cependant, point faute de me comprendre : quoique tu sois un fils de Moïse, tu n’en connais pas moins la langue d’Homère.

— C’est vrai, répondit Isaac, — car c’était bien le voyageur maudit auquel Apollonius s’adressait, — je comprends, mais je doute.

— De quoi doutes-tu ?

— Je doute que tu sois vraiment Apollonius de Tyane.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que Apollonius de Tyane est né dans la douzième année du consulat d’Auguste, qu’il a étudié à Tarse avec le stoïcien Antipater, le philosophe Archedamus, les deux Athénodore, et que, par conséquent, il doit avoir aujourd’hui près de soixante ans… tandis que, toi, tu parais à peine la moitié de cet âge.

— Ne sais-tu pas mieux que personne, Isaac, répondit Apollonius, qu’il y a des hommes qui ne vieillissent pas ?

Isaac tressaillit.

— Voyons, continua Apollonius, tu as une lettre à mon adresse : remets-la moi.

— Si tu sais que j’ai une lettre pour toi, tu dois savoir aussi de qui est cette lettre.

— Elle vient d’un homme que tu as trouvé sur une colline située au centre du monde ; il y habite, avec six autres sages, un palais visible ou invisible, à la volonté de ses habitants. Lorsque Bacchus envahit l’Inde avec Hercule, la forteresse qui surmonte cette colline refusa de se rendre : les deux fils de Jupiter ordonnèrent aussitôt aux satyres qui les accompagnaient d’y donner l’assaut ; mais les satyres furent repoussés. Hercule et Bacchus s’informèrent alors quelle garnison tenait cette citadelle, et ils surent que cette garnison n’était composée que de sept sages ; mais que, comme ces sages étaient les plus savants hommes de la terre, leur sagesse réunie avait une telle force, qu’elle pouvait lutter contre les dieux. Ils respectèrent donc cette colline, qui, depuis ce jour, a constamment été habitée par les sept brahmes les plus savants de l’Inde. — Tu viens à moi au nom de leur chef, et ce chef se nomme Iarchas.

— C’est vrai… Maintenant, sur quel siége était-il assis en me remettant cette lettre ?

— Sur un siége d’airain noir entouré de statues d’or.

— Que m’a-t-il dit à propos de la question que je lui ai adressée, et sur laquelle il n’a pu me satisfaire ?

— Qu’il te serait répondu trois fois : « Je ne sais pas ! » avant qu’on te répondît : « Je sais ! »

— Et à quel signe dois-je te reconnaître ?

— En me faisant trois questions à ton choix, sur les animaux, les choses ou les hommes qui m’entoureront.

— C’est cela, dit Isaac tirant des plis de son manteau un parchemin roulé ; tu es bien véritablement Apollonius de Tyane, et voici la lettre d’Iarchas.

Apollonius décacheta cette lettre, en baisa la signature, et, après avoir lu, se retournant vers le voyageur :

— Maintenant, dit-il, Isaac, en attendant que cette grande question qui te préoccupe soit résolue par un plus savant que moi, quelles sont les questions secondaires que tu as à m’adresser ?

Isaac chercha des yeux autour de lui, et, voyant un moineau qui arrivait à tire-d’aile, voyant un arbre qui tremblait de toutes ses branches, quoiqu’il n’y eût pas un souffle de vent ; voyant une femme jeune et belle qui sortait du temple de Vénus Armée :

— Je désire savoir, répondit-il, ce que ce moineau vient dire à ses compagnons qui picorent si pauvrement sur le chemin ; je désire savoir pourquoi ce peuplier tremble sans brise ; je désire savoir, enfin, quelle est cette femme ?


CHAPITRE XXII.

la forêt de némée.


Apollonius sourit en homme qui paraissait s’attendre à trois questions plus difficiles à résoudre :

Il écouta le rapide babillement de l’oiseau, et, se retournant vers Isaac :

— Ce qu’est venu dire ce moineau à ses compagnons, reprit-il, le voici mot pour mot. Il leur a dit : « Vous êtes bien fous de vous amuser à chercher ici quelques pauvres grains de millet, de navette ou de chènevis, tandis qu’un meunier a passé tout à l’heure derrière la forteresse, portant sur son âne un sac de blé qu’il va maudire ; que le sac de blé a crevé, et que le chemin est tout couvert du grain qui s’en échappe. Venez vite ! venez vite ! tous les moineaux des environs sont déjà au festin, et, si vous ne vous pressez pas, il n’y en aura plus pour vous… Venez vite ! venez vite ! »

Et, en effet, juste au moment où Apollonius achevait de donner cette explication à Isaac, tous les moineaux, qui semblaient avoir écouté avec la plus grande attention ce que leur avait dit ou plutôt chanté leur camarade, s’envolèrent à tire-d’aile, et allèrent s’abattre à une centaine de pas de là.

— Mais, demanda Isaac, qui me dit que vous avez compris le chant de cet oiseau, et que la traduction est exacte ?

— Oh ! c’est bien facile, dit Apollonius ; viens, et tu verras.

Alors, Isaac et Apollonius, suivis des disciples de ce dernier, firent un léger détour, et, par ce détour, arrivèrent au point culminant du chemin qu’avait indiqué Apollonius ; de là, le regard pouvait suivre la route pendant une longueur de cinq ou six stades.

La route était toute semée de blé, et toute couverte d’oiseaux joyeux qui profitaient avec ardeur de la bonne fortune qui leur advenait ; — dans le lointain, et presque à perte de vue, on apercevait encore le meunier, l’âne et le sac.

— C’est vrai ! dit Isaac. Maintenant, passons au peuplier.

— Pourquoi le peuplier tremble-t-il, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de brise, reprit Apollonius, je vais le savoir de lui-même.

Et, pendant quelques minutes, il écouta attentivement ce que lui racontait l’arbre avec la voix plaintive de son murmure.

Puis, quand il eut écouté, ainsi qu’un interprète chargé d’expliquer à un étranger une langue que lui seul comprend, il se retourna vers Isaac, et lui dit :

— Le dieu annoncé par Eschyle, le dieu qui devait mourir pour les hommes était cloué sur sa croix, et agonisait lentement en proie aux douleurs les plus affreuses… Où cela ? continua Apollonius cherchant comme un homme qui voudrait saisir une image fugitive, où cela ?… Je n’en sais rien… Quand cela ? Je l’ignore…

Les poings d’Isaac se crispèrent ; les quelques mots que venait de prononcer le philosophe de Tyane lui rappelaient un terrible souvenir.

— Je le sais, moi, dit-il ; continuez.

— Toute la création prenait part à cette agonie, poursuivit Apollonius : le soleil s’enveloppait d’un voile de sang ; le tonnerre creusait dans le ciel des sillons de feu ; l’homme, épouvanté, attendait, la face contre terre ; les animaux des forêts se retiraient dans leurs plus profondes cavernes ; les oiseaux de l’air se réfugiaient dans l’ombre la plus épaisse des arbres ; pas une cigale ne chantait ; pas un grillon ne criait ; pas un insecte ne bourdonnait ; tout était muet, abattu, sinistre dans la nature…

Le Juif passa la main sur son front.

— Oui, oui, murmura-t-il à voix basse, j’ai vu cela… Continuez.

— Seuls, reprit Apollonius, les arbres, les buissons, les fleurs, murmuraient dans leur langage, et formaient un chœur sourd et redoutable que les hommes entendaient, mais ne comprenaient pas. Le pin de Damas murmurait.

« — Il va mourir ! et, en signe de ma tristesse, à partir d’aujourd’hui, mon feuillage se revêtira d’un vert plus sombre… »

Le saule de Babylone murmurait :

« — Il va mourir ! et, en signe de ma douleur, à partir d’aujourd’hui, mes branches s’abaisseront jusque dans les eaux de l’Euphrate… »

La vigne de Sorrente murmurait :

« — Il va mourir ! et, en signe de mon angoisse, à partir d’aujourd’hui, le vin que l’on tirera de mes grappes sera appelé le Lacryma-Christi… »

Le cyprès du Carmel murmurait :

« — Il va mourir ! et, en signe de mon désespoir, à partir d’aujourd’hui, je veux être l’hôte assidu des cimetières, le gardien fidèle des tombeaux… »

L’iris de Suze murmurait :

« — Il va mourir ! et en signe de mon deuil, à partir d’aujourd’hui, je couvrirai d’un manteau violet mon calice d’or… »

La belle-de-jour murmurait :

« — Il va mourir ! et, en signe de mes regrets, à partir d’aujourd’hui, je fermerai tous les soirs mon calice, et ne le rouvrirai que le matin, plein des larmes de la nuit… »

Et tout le peuple végétal se lamentait ainsi depuis le cèdre jusqu’à l’hysope, tressaillant, frémissant, frissonnant de son faîte à sa racine. Le peuplier, seul, orgueilleux et froid, demeura impassible au milieu de la douleur universelle.

« — Eh ! murmura-t-il à son tour sans qu’aucune de ses branches bougeât, sans qu’aucune de ses feuilles fît un mouvement, que nous importe, à nous, la souffrance de ce Dieu qui meurt pour les crimes des hommes ? Est-ce que nous sommes des hommes, nous ? Non, nous sommes des arbres. Est-ce que nous sommes des criminels, nous ? Non, nous sommes des innocents. »

Mais, en ce moment, l’ange qui portait au ciel un calice plein du sang de ce Dieu entendit ce que disait l’arbre égoïste, qui, au milieu de la douleur universelle, réclamait pour lui seul le privilége de l’insensibilité. Il pencha légèrement le vase, et, sur les racines de l’arbre infortuné, il laissa tomber, avec ces paroles, une goutte du sang divin :

« — Toi qui n’as pas tremblé quand toute la nature frissonnait, tu t’appelleras le tremble, et, à partir d’aujourd’hui, même pendant ces lourdes journées d’été où meurt toute brise, même lorsque les autres arbres des forêts resteront immobiles, répandant l’ombre fraîche autour d’eux, toi, de ta racine à ton faîte, tu trembleras éternellement !… »

— C’est bien, interrompit le Juif avec une impatience qu’il essayait en vain de déguiser ; voilà pour le moineau, et voilà pour l’arbre… maintenant, reste la femme… Je vous ai demandé quelle était cette femme jeune et belle qui sortait du temple de Vénus Armée ; pouvez-vous me répondre ?

— Ah ! dit en souriant Apollonius, du moment où nous abandonnons les animaux et les arbres pour arriver à l’homme, c’est autre chose : il y a, dans l’homme, le masque et le visage, l’apparence et la réalité. Tiens, voici mon disciple Clinias qui va se charger de te montrer le masque et l’apparence ; puis, moi, à mon tour, je te montrerai le visage, et te ferai toucher la réalité.

En effet, du côté où avait dû disparaître la femme inconnue, un beau jeune homme accourait ; ses longs cheveux parfumés flottaient au vent, serrés seulement autour de ses tempes par une couronne de myrte ; l’amour rayonnait dans ses grands yeux noirs pleins de flammes, et la jeunesse dans toute sa fleur éclatait sur son visage.

Il marchait les bras en avant comme s’il eût été prêt à saisir le fantôme du bonheur.

Il se précipita vers Apollonius, dont il baisa les mains avec effusion ; et, sans remarquer le sombre visage d’Isaac :

— Oh ! maître ! dit-il, vous voyez en moi le plus heureux des hommes !

— Raconte-nous ta joie, Clinias, dit Apollonius ; la joie est comme une essence parfumée : il suffit qu’un seul homme la répande sur lui pour que tout le monde en jouisse.

— Maître ! j’aime et je suis aimé ! dit Clinias.

— Tu viens de prononcer là les deux mots magiques de la langue humaine.

— Aussi n’ai-je qu’une crainte, c’est que les dieux soient plus jaloux de moi !

— Raconte-nous comment cet amour t’est venu, mon fils.

— Oh ! volontiers, maître ! je voudrais que toute la terre m’entendît chanter l’hymne de mon bonheur… Écoutez-moi donc, arbres au doux murmure, oiseaux au doux chant, fleurs à la douce haleine ! écoutez-moi, nuages qui glissez sur l’azur du ciel ! écoute-moi, ruisseau qui coules à mes pieds ! écoute-moi, zéphyr qui passes ! je vais te dire comment j’ai connu Meroë !…

Isaac fit un geste d’impatience ; mais, lui posant la main sur le bras :

— Ignores-tu, dit Apollonius en hébreu, que le vent qui paraît le plus contraire au matelot inexpérimenté est souvent celui qu’un pilote habile juge le plus favorable pour conduire le navire au port ? Je suis le pilote, et tu es le matelot ; aveugle, laisse-toi guider par celui qui voit clair !

— Mais sais-tu où je veux aller ? demanda le Juif dans la même langue.

— Oui… seulement, j’ignore comment tu iras.

— Dis-moi un seul mot qui prouve que tu as compris ce que je désire de toi, et j’attendrai avec la patience d’un disciple de Pythagore.

— Ce que tu désires de moi ? Tu désires que je te conduise ou te fasse conduire là où il y a un rouet qui file, un fuseau qui tourne, des ciseaux qui coupent.

Isaac tressaillit.

— C’est cela ! s’écria-t-il, Apollonius ! Apollonius, tu es bien le savant philosophe que m’a dit Iarchas ! À partir de cette heure, je suis à toi, et l’aveugle se laissera guider par celui qui voit clair !

Alors, Apollonius, se retournant vers Clinias :

— Parle, dit-il ; nous t’écoutons.

Le jeune homme n’attendait que cette permission pour commencer le récit de ses amours, précédé, comme on va le voir, du récit de ses terreurs.

— Avant-hier, dit-il, je revenais de Mycènes, où je m’étais attardé ; j’avais promis à ma mère d’être de retour le soir : c’était, le lendemain, le jour anniversaire de sa naissance, et elle m’avait dit qu’elle regarderait comme une chose de mauvais présage que ce jour se levât tandis que je serais loin d’elle. Maître, tu connais ma mère ; tu sais son amour pour moi, ma tendresse pour elle… Je ne voulus donc pas, quoiqu’on essayât de me retenir, passer la nuit hors de Corinthe : je me fis seller un cheval, et je partis comme le jour tombait. L’ami que je quittais est le riche Palæmon, renommé pour avoir les plus beaux et les meilleurs coursiers de la Corinthie ; celui qu’il m’avait choisi était un magnifique cheval thessalien à la longue crinière, à la queue flottante, — il en avait, au reste, quatre de la même taille et de la même couleur : ils sont blancs, tachés de feu comme des léopards, et leur maître leur a donné le nom des quatre coursiers du soleil, Éôos, Éthon, Pyroïs et Phlégon. — Pyroïs était celui que je montais, et il était vraiment digne de ce nom ! on eût dit qu’il respirait et soufflait la flamme ! Je fis en quelques minutes, et en suivant les bords de l’Asterion, les vingt stades qui séparent Mycènes de Némée, et je me trouvai, à l’heure des ténèbres, au delà du village et sur la lisière de la forêt… Vingt fois j’ai traversé cette forêt soit le jour, soit la nuit ; enfant, elle m’était aussi familière que le jardin de ma mère, et bien souvent j’entrai, avec mes jeunes camarades, dans cette fameuse caverne dont Hercule boucha une des issues afin que son hôte terrible ne pût lui échapper ; je ne craignais donc point de m’égarer, et je m’enfonçai avec toute assurance sous l’ombre épaisse des chênes, m’en rapportant, au reste, à l’intelligence de mon cheval pour qu’il ne s’écartât point du chemin. Mais, soit que la coupe du festin eût, ce soir-là, circulé, parmi les convives, plus prodigue que d’habitude de la liqueur enivrante, soit qu’effectivement quelque chose d’étrange se passât dans la forêt, il me sembla voir tous les objets sous un aspect différent de leur forme ordinaire et bien connue ; les troncs des arbres me paraissaient autant de fantômes enveloppés de leurs linceuls, et qui, loin d’être attachés à la terre par leurs racines, rampaient à l’aide de ces racines comme si elles eussent été des serpents. Quelque temps, je crus être en proie à une illusion ; je passai ma main sur mes yeux pour m’assurer que je ne dormais pas : mes yeux étaient parfaitement ouverts, et erraient avec inquiétude d’un objet à un autre. De son côté, mon cheval n’avançait que par bonds et par écarts, soufflant bruyamment, et à chaque instant se cabrant, comme s’il eût rencontré sous ses pas des obstacles visibles pour lui seul ! Je passai la main sur son cou robuste, afin de le flatter et de le calmer tout à la fois ; sa crinière était hérissée, et une goutte de sueur tremblait à chacun de ses poils.

« — Eh bien, Pyroïs, lui demandai-je, qu’y a-t-il donc ? »

Et, comme s’il eût compris ma demande, l’intelligent animal se mit à hennir, et je remarquai, non sans terreur, que ce hennissement avait un certain rapport avec les sons de la voix humaine. Je me tus ; mais, de mes deux genoux, je pressais l’allure de Pyroïs ; je pensais que, monté sur un si bon coureur, j’en avais pour une demi-heure à peine à traverser toute la forêt. Pyroïs semblait partager mon impatience : du trot, il avait passé au galop, et, sous cette nouvelle allure, il dévorait le chemin ! du train dont il marchait, il devait bien faire cent stades à l’heure ; or, la forêt, dans toute sa longueur n’avait pas plus de soixante stades. Et, cependant, soit que je fusse sous l’influence d’un pouvoir magique, soit que ma préoccupation ne me permît pas de calculer le temps d’une façon bien exacte, il me parut qu’il y avait déjà plus d’une heure que je galopais, au milieu de ces arbres spectres qui semblaient galoper aussi vite que moi.

« — Allons, Pyroïs ! allons ! dis-je à mon cheval, du courage ! et, dans dix minutes, nous serons à Corinthe. »

Mais lui, secouant la tête, et hennissant avec une voix humaine :

« — À Corinthe ? répondit-il, à Corinthe ? nous n’y serons pas cette nuit ! »

Mon épouvante fut telle en entendant ces paroles, que je faillis tomber ; un long frisson passa par toutes mes veines ; une sueur froide glaça mon front. Et, pourtant, si terrible que fût ce dialogue du cavalier avec son cheval, j’eus le courage de répondre à Pyroïs :

« — Et pourquoi, mon bon coursier, n’arriverons-nous pas cette nuit à Corinthe ?

» — Parce que la forêt marche avec nous ! répondit Pyroïs. Ne vois-tu pas les arbres qui courent à notre droite et à notre gauche ? »

Et, en effet, comme je l’ai dit, les arbres couraient en froissant leurs branches avec un effrayant murmure ; de grands oiseaux effarouchés volaient au-dessus de nos têtes, et les racines des arbres, se déroulant en longs anneaux, faisaient, dans la mystérieuse obscurité, autant de nids de serpents ardents à la course qu’il y avait de chênes, de hêtres et de platanes dans la forêt… Tout à coup, Pyroïs s’arrêta en se cabrant ; si bon cavalier que je sois, je manquai rouler à terre.

« — Eh bien, Pyroïs, m’écriai-je, que fais-tu donc, et pourquoi cette terreur ? Quelques minutes encore, et, je te le répète, nous serons à Corinthe… Là, tu auras une excellente litière de paille fraîche mêlée de fleurs ; de l’orge dorée dans ton râtelier, et, dans un seau d’érable cerclé d’argent, l’eau pure que j’irai moi-même puiser à la source. »

Mais lui, reculant sur ses pieds de derrière, et battant l’air de ses pieds de devant :

« — Ne vois-tu pas ? ne vois-tu pas ? » disait-il.

Et, d’épouvante, il soufflait le feu par la bouche et par les naseaux ! Mes regards essayèrent, alors, de percer l’obscurité, et, à quelques pas devant moi, dans l’atmosphère bleuâtre et nuageuse d’une clairière qu’il nous fallait traverser, il me sembla voir tourner en rond des formes indécises, et entendre des chants inarticulés.

« — Je ne passerai jamais, murmurait Pyroïs : l’herbe sur laquelle elles ont marché brûlerait mes pieds ! l’air dans lequel elles secouent leurs torches nous empoisonnerait tous deux !

» — Essaye ! essaye, mon bon coursier, lui dis-je ; n’oublie pas que tu portes le nom d’un des chevaux du dieu du jour… Le feu craint-il la flamme ?… Essaye, Pyroïs !

» — Non, non, je ne passerai jamais ! Il y a avec elles, conduisant leur cercle magique, une sorcière de Thessalie habile aux charmes mortels… Non, non, je ne passerai jamais ! »

Et il continuait de reculer en hennissant :

« — Eh bien, alors, mon bon coursier, retourne chez Palæmon, lui dis-je ; tu sais le chemin qui conduit aux écuries de ton maître, et, tu le vois, je te rends la bride. »

En effet, je lui jetai la bride sur le cou. Pyroïs profita de la liberté, et, faisant une volte rapide, il reprit sa course avec une fureur qui prouvait que le pauvre animal avait lui-même le désir de sortir de la terrible forêt. — Mais, de même que les arbres nous avaient suivis courant du midi au nord, ils nous suivaient maintenant se précipitant du nord au midi ; et les mêmes oiseaux volaient dans leurs branches : seulement, ils volaient plus vite ; et les mêmes serpents rampaient à leurs pieds : seulement, ils rampaient plus rapidement. Et, derrière nous, ces formes indécises s’étant ralliées en file, au lieu de tourner en cercle, glissaient sur nos traces, en secouant, de leurs torches à demi éteintes et fumeuses, des étincelles auxquelles se mêlaient les étincelles qui jaillissaient sous les pieds de Pyroïs… Nous courûmes pendant plus d’une demi-heure de cette course effrénée, et je croyais être arrivé à la lisière de la forêt, quand je m’aperçus que le cours de la rivière Asterion avait changé : au lieu de passer entre les monts Tretos et Apesas, dont je voyais les sommets nus et noirs au-dessus de la cime des arbres ; au lieu de couler de Cléonès au temple de Junon, elle semblait envelopper la forêt d’un cercle infranchissable. Pyroïs arriva bondissant sur sa rive ; mais, tout à coup, il se cabra, comme il avait fait en arrivant à la clairière : — ce n’était plus de l’eau que roulait l’Asterion, c’était du feu !… J’essayai de pousser mon cheval en avant ; je commençais à croire que toutes ces visions étaient l’effet d’un songe ; que tous ces bruits n’existaient que dans mon imagination ; que toutes ces flammes s’éteindraient si je soufflais dessus. Mais Pyroïs se cabrait toujours.

« — Allons, mon bon coursier, lui dis-je, tu dois te rappeler qu’il y a un pont entre Némée et Bembina… Tourne, Pyroïs, tourne jusqu’à ce que tu trouves ce pont, et, à la première ville, nous nous arrêterons, je te le promets ! »

Pyroïs secoua la tête.

« — Le pont est tombé dans la rivière, dit-il ; la Thessalienne l’y a poussé du bout du pied… Nous ne trouverons pas le pont !

» — N’importe ! répondis-je, va toujours !… Ne vois-tu pas que les fantômes se rapprochent de nous ? ne les entends-tu pas rire ? ne les entends-tu pas murmurer ?… Que murmurent-ils ?… Attends donc, je ne comprends pas bien : « Au gouffre ! au gouffre ! » Que veulent-ils dire ?… Ah ! les voilà qui se rapprochent ! Pyroïs, prends les ailes de la chimère, et fuyons ! »

Et je pressais mon cheval de la voix, des genoux, des talons, et lui, fou de terreur, s’élança plus rapide que l’aigle, que la flèche, que l’éclair ! Alors, commença une course, non plus directe du midi au nord, ou du nord au midi, mais circulaire et se rétrécissant toujours ; et le murmure des arbres disait : « Au gouffre ! » et le cri des oiseaux disait : « Au gouffre ! » et le chant des sorcières disait : « Au gouffre ! »

« — Au gouffre ! au gouffre ! répétait Pyroïs ; entends-tu, Clinias ? Au gouffre !… Tu ne reverras plus la petite maison de ta mère, des fenêtres de laquelle tu comptais, enfant, les vagues du golfe de Crissa !… Et moi, je ne reverrai plus les écuries de Palæmon, dont les auges sont de marbre, dont les râteliers sont de cèdre !… Adieu, mes compagnons, Éôos, Éthon, Phlégon ! adieu !… Au gouffre ! au gouffre ! »

Je commençais à comprendre avec une épouvante jusque-là inconnue à mon âme ce que voulait dire le murmure des arbres, le cri des oiseaux, le chant des sorcières : il y avait, au centre de la forêt de Némée, un profond abîme sur le bord duquel plus d’une fois, enfant ou jeune homme, je m’étais penché en pâlissant, car cet abîme, rendu plus sombre encore par les branches épaisses des arbres qui formaient au-dessus une voûte de feuillage, semblait n’avoir pas de fond. — On l’appelait le Gouffre. — C’est là que nous conduisait la ronde terrible qui tournait autour de nous ; c’est parce que le gouffre sans fond allait nous engloutir que Pyroïs disait que nous ne reverrions jamais, moi, la maison de ma mère, et, lui, les écuries de son maître Palæmon. J’avais bien le désir de me laisser glisser le long des flancs de Pyroïs, ou de m’élancer à terre ; mais notre course était si rapide, mais les arbres étaient si voisins, mais les rochers étaient si proches, qu’il me semblait impossible de risquer une pareille tentative sans me briser contre eux. D’ailleurs, en supposant qu’arbres et rochers voulussent bien s’amollir pour moi, ne tomberais-je pas aux mains de cette file de sorcières plus terribles que les bacchantes qui avaient déchiré Orphée sur les bords de l’Èbre, et jeté dans le fleuve sa tête et sa lyre !… Le galop insensé continuait donc, toujours plus rapide et plus resserré ; je commençais à reconnaître le pays, couvert jusque-là pour moi d’un voile fantastique : nous approchions de l’abîme ! Ici, enfant, j’avais cueilli des fleurs ou ramassé des glands ; là, jeune homme, j’avais, mon arc à la main, attendu la biche ou le chevreuil ; là, enfin, sur un lit de mousse, j’avais reçu le premier baiser de ma première maîtresse, par une belle soirée de printemps où le soleil couchant, dardant ses rayons d’or à travers la forêt, semblait la percer de flèches de feu…

« — Oh ! malheur ! malheur ! m’écriai-je en me sentant entraîné vers l’abîme par une irrésistible attraction ; Pyroïs, mon bon coursier, ne peux-tu donc pas changer de route ? ne peux-tu donc pas franchir ce cercle d’arbres ? ne peux-tu pas bondir parmi ces rochers ? ne peux-tu pas traverser l’Asterion à la nage ? »

Mais lui, secouant toujours la tête :

« — Non, non, disait-il, tu vois, les arbres se resserrent, les rochers grandissent ; la flamme de l’Asterion s’élève comme une muraille… Comment veux-tu fuir, quand la meute des sorcières thessaliennes, conduite par Canidie, est sur notre trace ?… Au gouffre ! au gouffre ! au gouffre !… »

Et toutes les voix de la nature répétaient : « Au gouffre ! » Nous nous rapprochions, en effet, de l’abîme ; j’entendais gronder à ma gauche, et à quelques pas de moi seulement, ce bruissement terrible des choses sans fond ! À travers les troncs des arbres qui couvraient l’abîme de leurs branches, je voyais s’ouvrir le gouffre, sombre comme l’Érèbe, profond comme la nuit !… Pyroïs hennissait, frissonnait, pleurait ; mais le cercle se rétrécissait de plus en plus, et, à moins que les ailes de Pégase attachées à ses épaules ne me permissent, comme à un autre Bellérophon, de m’enlever à travers les airs, je pouvais calculer le moment où nous serions précipités. — Ce moment arriva. Le gouffre béant attendait : Pyroïs poussa un hennissement d’agonie, et, comme s’il eût jugé qu’il était inutile de disputer plus longtemps son existence à la fatalité, il s’élança dans l’abîme… Par un mouvement instinctif, irréfléchi, incalculé, je levai les deux mains vers le ciel, et m’écriai :

« — Adieu, ma mère !… »

Mes mains rencontrèrent la branche d’un arbre qui surplombait l’abîme : elles s’y cramponnèrent avidement. Je sentis Pyroïs s’engloutir sous moi, et je restai suspendu au-dessus du gouffre, où j’entendis, comme un écho venu du centre de la terre, le bruit de la chute de mon cheval… — Ah ! maître ! maître ! s’écria Clinias en pâlissant et en serrant les mains d’Apollonius, je puis mourir maintenant ; je sais ce que c’est que les angoisses de la mort ! — J’étais suspendu au-dessus de l’abîme, et la branche, pliant sous mon poids, trempait déjà, pour ainsi dire, mes pieds dans la nuit du tombeau… Cependant, l’horrible vision continuait : les racines des arbres allongeaient leurs têtes de serpent au bord du gouffre ; les oiseaux volaient au-dessus du gouffre ; la ronde des sorcières tournait autour du gouffre ! Tout cela semblait attendre patiemment l’instant où les forces me manqueraient, et où je serais précipité ; serpents, oiseaux, sorcières savaient bien que je ne pouvais leur échapper ! Moi aussi, je le savais, et c’est ce qui faisait mon agonie ; je me demandais combien de minutes mes bras roidis auraient la force de soutenir mon corps ; mes cheveux se hérissaient sur ma tête ; la sueur roulait de mon front sur mes joues !… Peu à peu, je sentis mes muscles se détendre ; j’aurais voulu pouvoir, à la force de mes bras, me hausser jusqu’à la branche et la saisir avec mes dents ; mais la branche, trop faible, pliait sous mes efforts ; je m’épuisais en essais inutiles ; tout le poids de mon corps pendait à mes jambes : il me semblait que les esprits de l’abîme attachaient à chacun de mes pieds l’enclume d’un cyclope ! Toute ma vie se représentait à ma pensée, depuis le jour où les objets extérieurs creusèrent une première empreinte dans mon esprit, et y firent éclore la mémoire, jusqu’au moment où Palæmon vint m’apporter la coupe du voyage, et où je la vidai, déjà monté sur Pyroïs, à la santé des convives, couronnés de fleurs, et qui secouaient les flambeaux de résine parfumée brûlant à leurs mains. Pourquoi les avais-je quittés ? nous étions si mollement couchés, dans nos longues robes de lin, sur des lits de pourpre ! Les lumières étaient si brillantes ! les chants si joyeux ! les vins si pétillants ! Peut-être pensaient-ils à moi, et disaient-ils :

« — À cette heure, Clinias est arrivé chez sa mère, et le dieu du sommeil effeuille des pavots sur son chevet. »

Oh ! comme ils se trompaient !… Les cheveux hérissés d’épouvante, les bras raidis de fatigue, tout le corps tressaillant d’angoisse, suspendu au-dessus de l’abîme, ne se rattachant à la vie que par une branche d’arbre pliante que ses mains meurtries étaient près d’abandonner, Clinias repassait en quelques secondes sa vie tout entière : jeunesse, études, adolescence, amour, — tableaux mouvants qui tournoyaient à ses yeux dans le tourbillon du vertige !… Enfin, je sentis que les forces commençaient à mourir dans les principaux organes de mon corps : mes entrailles se tordirent ; mon cœur battit avec une telle force, que j’en entendais le bruit au milieu de tous les bruits ; le sang affluait à mes tempes, et montrait à mes yeux chaque objet à travers un voile de flamme ! Un de mes bras lâcha la branche, et un soupir s’échappa de ma poitrine… À ce soupir, les arbres redoublèrent leurs murmures, les oiseaux leurs cris, les sorcières leurs chants ; tous disaient :

« — Au gouffre ! au gouffre ! au gouffre ! »

Je fis, pour ressaisir la branche avec ma seconde main, des efforts aussi inutiles que ceux que j’avais faits pour la saisir avec mes dents. Un seul bras portait tout le poids de mon corps : je sentais ce bras près de se rompre aux articulations ; je regardais autour de moi avec des yeux sanglants et presque sortis de leurs orbites. J’aurais voulu parler, appeler, crier au secours ; mais toute ma pensée se concentrait dans ces cris incessants qui retentissaient à mon oreille :

« — Au gouffre ! au gouffre ! au gouffre ! »

Enfin, je compris que le moment était venu. Je poussai d’une poitrine haletante quelques soupirs douloureux ; ma main s’ouvrit malgré moi ; je lâchai la branche ; je murmurai à mon tour le cri : « Au gouffre ! » et je m’évanouis en me sentant rouler dans l’espace de l’incommensurable abîme !…

Et le souvenir de cet instant suprême se représenta si terrible à l’esprit de Clinias, qu’il pâlit, et que, ne pouvant plus se soutenir sur ses genoux fléchissants, il glissa entre les bras d’Apollonius, et, la tête renversée en arrière, tomba assis sur un fragment de marbre.


CHAPITRE XXIII.

meroë.


— Quand je rouvris les yeux, dit Clinias relevant la tête, et secouant ses beaux cheveux noirs après un moment de silence, — quand je rouvris les yeux, je me trouvai couché sur un lit de mousse, à l’extrémité d’un charmant jardin à travers les arbres duquel je voyais blanchir, à cent pas de moi à peu près, les murailles d’une maison. Les premières brises du matin passaient au-dessus de ma tête, tout imprégnées de senteurs nocturnes ; l’étoile de Vénus montait rapide à l’horizon, annonçant la prochaine naissance du jour, et, de la terre, sortait cette vapeur transparente qui précède le lever du soleil. — Une femme se tenait debout près de moi, secouant sur mon visage un bouquet de fleurs tout humide de rosée, et me rappelant à la vie par la fraîcheur embaumée de cette pluie matinale ; son voile, rejeté en arrière, laissait à découvert son front, couronné d’une branche de verveine ; son œil de velours brillait d’une douce flamme sous un sourcil de jais ; son nez droit et d’une régularité parfaite partageait, de sa ligne pure, l’ovale d’un visage charmant que terminait un menton arrondi au-dessus duquel s’ouvraient, pour laisser voir un double fil de perles, deux lèvres du plus riche et du plus ardent corail ; la taille était celle d’une nymphe de Diane ; le pied et la main ceux d’Hébé ! Le voile qui tombait derrière sa tête, le peplum qui couvrait ses épaules, la tunique qui enveloppait son corps semblaient être tissus de ces fils de soie qu’on voit flotter dans l’air lorsque arrivent les mois de Cérès et de Pomone ; ses bras étaient nus dans des manches ouvertes, et, pour tout ornement, le droit portait, enroulé d’un triple nœud autour de son poignet, un aspic aux écailles d’or et aux yeux de rubis.

Ma première idée fut que je m’étais tué dans ma chute, et que, transporté aux champs Élysées par les génies de la mort, j’avais près de moi la reine du royaume sombre ; seulement, une chose m’étonnait : c’était de ne pas voir, dans les longues allées de ce charmant jardin, d’autres ombres compagnes de ma nuit éternelle. — Quand la belle inconnue vit mes yeux, après avoir erré tout autour de moi, se fixer sur elle, un sourire charmant effleura ses lèvres.

« — Eh bien, me demanda-t-elle d’une voix si douce, que je crus que c’était, non pas une voix humaine, mais le dernier soupir de la nuit qui passait dans l’air, — eh bien, beau voyageur, es-tu enfin réveillé ? »

Je la regardai avec étonnement : — du moment où ce sourire et cette voix appartenaient à la reine des ombres, je comprenais le rapt de Pluton.

« — Si la vie est un songe dont la mort est le réveil, en effet, belle déesse, je suis réveillé !

» — Et, moi, d’après cette réponse, je croirais bien plutôt que ton rêve se prolonge, mais seulement change de nature en se prolongeant ; car voilà que le sourire succède, sur tes lèvres, aux plaintes et aux gémissements… Es-tu donc un autre Oreste, que ton sommeil soit si pénible ? et vas-tu d’Argos à Athènes, pour demander ton absolution à l’aréopage ? »

Ma surprise allait croissant.

« — Je suis Clinias de Corinthe, lui dis-je, et non le fils de Clytemnestre et d’Agamemnon. Hier, j’ai dîné chez mon ami, le riche Palæmon, de Mycènes, lequel m’a prêté son cheval Pyroïs, pour franchir les cent soixante stades qui séparent la ville de Persée de la ville d’Éphyre. La nuit m’a surpris en route ; et, poursuivi, dans la forêt de Némée, par d’horribles apparitions, mon cheval s’est effrayé, et, après une course insensée, s’est précipité le premier dans le gouffre qui s’ouvre entre Cléonès et l’antre du lion… Quant à moi, quelque temps j’ai essayé de lutter contre la mort, en me suspendant à une branche d’arbre ; mais bientôt mes mains se sont lassées, la branche leur a échappé, et j’ai roulé précipité dans l’abîme !

» — Beau Clinias, dit la jeune femme d’un air moqueur, il faut que le vin de Palæmon ait été versé bien abondamment dans la coupe de ses hôtes, ou possède de bien enivrantes vertus, pour avoir mené ton imagination par de si terribles chemins ! Je le regrette au point de vue poétique, mais ce n’est pas tout à fait ainsi que s’est dénoué ton voyage… Non, ton cheval Pyroïs le premier, et toi le second, vous n’êtes point tombés dans le gouffre d’où rien ne sort ; et la preuve, c’est que te voici doucement couché sur la mousse de mon jardin, tandis que Pyroïs mange, en hennissant et en frappant la terre du pied, le trèfle savoureux et le sainfoin parfumé dans les splendides écuries de son maître ; non, Pyroïs s’est simplement débarrassé de son cavalier, dont la main mal assurée lui fatiguait la bouche de son mors d’argent, et il est retourné à l’écurie, laissant l’ami de son maître couché, les pieds au bord de la mer, la tête contre la vieille muraille qu’il avait suivie, n’ayant pu la franchir. C’est là que, après avoir été faire une promenade nocturne dans le port, je t’ai trouvé… tu dis évanoui ; moi, je dis dormant… Alors, j’ai ordonné à mes esclaves de te prendre et de t’apporter ici. — Et maintenant te reconnais-tu ?… Tu es, non pas aux champs Élysées, mais au bord de la mer d’Alcyon : voici, à ta droite, au-dessus de la cime des arbres, l’Acrocorinthe, dont la citadelle se dore des premiers rayons du soleil levant ; nous avons, derrière nous, Melissus aux pampres dorés ; et ce ruisseau qui passe en murmurant, à ta gauche, va se jeter dans la rivière Némée. Quant à moi, je ne suis ni déesse, ni reine, je suis la Phénicienne Meroë, qui, depuis trois mois, ai traversé la mer Égée pour venir demeurer à Corinthe, libre que je suis de mes actions, et n’ayant ni frère ni mari qui ait le droit de m’en demander compte.

» — Belle Meroë, lui dis-je alors, puisque tu m’assures que je vis, je ne veux pas démentir une si charmante bouche ; mais, je t’en préviens, je serai moins facile à admettre que tu ne sois ni reine ni déesse… Je suis né à Corinthe, dont les femmes sont si belles, que c’est parmi les Corinthiennes surtout que Vénus choisit ses prêtresses ; j’ai vu Athènes, dont les femmes sont si majestueuses, qu’à cause de la majesté de ses femmes, on a dit qu’Athènes était la ville de Minerve ; j’ai été à Argos, dont les femmes sont si fières, que, lorsqu’on les voit passer dans leurs longues robes blanches sans ornements et sans broderies, on les prend pour autant de déesses Junon ; eh bien, je te le déclare, Meroë, — puisque c’est là le nom dont tu veux être appelée pendant ton séjour parmi les hommes, — avec la beauté des femmes de Corinthe, avec la majesté des femmes d’Athènes, avec la fierté des femmes d’Argos, le peintre Zeuxis ou le sculpteur Praxitèle ne feraient pas quelque chose qui te ressemble !

» — En effet, on m’avait dit cela quand j’ai quitté la Phénicie pour la Grèce, Tyr pour Corinthe ; on m’avait dit : « Défie-toi des paroles dorées des jeunes gens qui portent le cothurne de pourpre, et qui habitent entre les deux mers ; leur esprit pense d’une façon, leur bouche dit de l’autre, et il est rare — tant ils sont amoureux d’eux-mêmes et courtisans de leur propre mérite ! — que leur cœur soit pour quelque chose dans ce que dit leur bouche ou pense leur esprit ! »

Mais je regardais Meroë avec tant d’amour, tout en me soulevant lentement sur un genou, — lentement, car il me semblait que tous les os de mon corps avaient dû se briser dans ma chute, et qu’à chaque mouvement, j’allais ressentir une douleur ; — mais je la regardais avec tant d’amour, que, par un geste plein de grâce et de voluptueuse pudeur, s’il est possible d’allier ces deux mots, elle ramena son voile sur son visage, et mit ce rempart d’air tissu entre l’ardeur de mes yeux et le trouble des siens… En ce moment, les premiers rayons du soleil inondèrent l’orient d’une clarté rose irisée d’opale ; mais on eût dit que, pareille à ces fleurs dont le parfum se répand plus suave dans les ténèbres, et qui ferment leur calice au retour de la lumière, Meroë désirait retrouver dans l’intérieur de ses appartements fermés l’ombre qu’emportait avec elle la robe traînante de la nuit ; son regard semblait fixé avec inquiétude sur la clarté grandissante du jour, et, de même qu’elle avait tiré son voile sur son visage pâle, elle tirait ses manches de mousseline sur ses bras et ses mains, d’une blancheur si glacée, qu’ils paraissaient empruntés à quelque statue de marbre de Paros. Je voulus prendre une de ses mains, elle la retira vivement.

« — Clinias, dit-elle, rappelez-vous qu’il y a, en ce moment, une personne qui vous attend dans des angoisses que vous pressentiez hier, et que vous oubliez ce matin… une personne qui me maudirait, Clinias, si elle pouvait deviner que vous êtes près de moi, et que ma présence l’écarte de votre mémoire : cette personne, c’est votre mère ! »

Ce mot me rappelait la promesse que j’avais faite, la veille, à ma mère ; promesse par laquelle je m’étais exposé à tous les dangers de cette nuit terrible… Oh ! c’est donc une bien irrésistible passion que celle de l’amour, puisque, en naissant, elle chasse, éteint, anéantit tous les autres sentiments ?… Ma mère, qui, la veille encore, était la moitié de mon âme ; ma mère, à qui s’était adressé mon dernier cri au moment où je m’étais cru précipité dans le gouffre ; ma mère, je l’avais oubliée dans la contemplation d’une femme que je venais de voir pour la première fois, il y avait un quart d’heure à peine ! d’une femme à laquelle un quart d’heure auparavant, je ne pensais pas plus qu’à ce monde de choses inconnues qui gisent entassées dans le néant de notre ignorance, et qui, venant d’entrer dans ma vie, m’y semblait si indispensable, que mon cœur me paraissait plus facilement devoir quitter mon corps que sa présence mes yeux, que son souvenir ma pensée !

« — Ma mère ? répétai-je presque sans penser à ce que je disais ; oui, vous avez raison… Mais, vous, Meroë ! mais vous, où vous reverrai-je ? quand vous reverrai-je ?… vous savez bien que maintenant, je ne saurais plus vivre sans vous !

» — Ce n’est pas trop d’une journée pour vous reposer d’une si terrible nuit, Clinias, dit en souriant Meroë ; mais, si, ce soir, vous pensez encore à moi, promenez-vous sur le rivage à l’endroit où le mont Oneïus projette son ombre dans la mer, à l’heure où la constellation de la Lyre commence à briller au ciel, et attendez là celle qui n’a pas le courage de vous dire : « Clinias, je ne crois pas à vos paroles ! »

» — Oh ! Meroë ! Meroë ! m’écriai-je, votre main… votre main, par grâce ! »

Meroë fit un mouvement pour m’accorder la faveur que je lui demandais ; mais réfléchissant sans doute, elle secoua la tête, et, retirant sa main, dont mes deux mains et mes lèvres allaient s’emparer :

« — Non ! non ! dit-elle ; à ce soir… »

Alors, s’éloignant avec rapidité, elle me jeta de loin, et du bout des doigts, un baiser qu’emporta la brise du matin dans un rayon de lumière dorée, et disparut sous le sombre vestibule de sa maison… Je restai seul. — Pour la première fois, ô maître ! je sentis la valeur et l’étendue de ce mot : seul ! La nature s’éveillait souriante ; les brises des eaux et des montagnes passaient par les airs ; les oiseaux commençaient à chanter en voltigeant d’arbre en arbre ; la cigale cherchait le premier rayon de soleil pour y faire grincer ses ailes frileuses ; les scarabées d’azur et d’émeraude se glissaient sous l’herbe ; le grillon saluait la lumière au bord de son trou ; le lézard, inquiet et familier à la fois, courait le long de la muraille. On entendait le bourdonnement de Corinthe passant du sommeil à la vie, les chansons du pêcheur allant tirer ses filets nocturnes, les cris aigus des matelots levant l’ancre ; enfin, à deux cents pas à peine, ma mère m’attendait dans l’inquiétude et dans les larmes, et j’étais aussi perdu, aussi isolé, aussi abandonné dans cette nature que si un naufrage m’eût jeté, la veille, sur le rivage de quelque île déserte et inconnue de la grande mer Érythrée ! j’étais seul, enfin ! j’étais sans vie, sans joie, sans soleil ; Meroë n’était plus là !… Je regagnai lentement la maison de ma mère. À la façon dont j’ouvrais et refermais la porte, au bruit de mes pas dans le vestibule, ma mère me reconnut et accourut au-devant de moi.

« — Oh ! méchant fils ! me dit-elle, maudite soit l’heure où Lucine permit que je te misse au monde pour qu’un jour, tu me causasses de si amères inquiétudes ! Qu’est donc devenue ta promesse d’hier, d’être rentré avant les premières heures du matin ?… Vois, je me suis un seul instant jetée sur mon lit, et j’ai passé la nuit à t’attendre… Oh ! quelles visions affreuses m’ont poursuivie, tout éveillée que j’étais, en songeant qu’il te fallait traverser cette sombre forêt de Némée ! Je croyais que le temps des bandits antiques était revenu, que tu allais trouver sur la route quelque Geryon ou quelque Sinnis ; le lion de Némée me semblait mal tué par Hercule, et prêt à sortir de nouveau de son antre pour te dévorer !… Mais, enfin, te voici… je te vois, je t’embrasse, je te serre dans mes bras, je te presse sur mon cœur : Jupiter soit béni ! tout est oublié !

» — Oh ! ma mère, répondis-je, qu’elle est belle ! »

Ma mère me regarda avec étonnement.

« — Belle ? répéta-t-elle.

» — Ce n’est pas une mortelle, c’est une déesse !

» — Mais de qui parles-tu donc, mon fils ?

» — Qu’il y a loin, ô Vénus ! d’ici à ce soir ! »

Ma mère chercha dans sa pensée.

« — Oh ! s’écria-t-elle, tu aimes, mon pauvre enfant !

» — Pour la première fois, ma mère je le sens…

» — Prends garde, Clinias ! l’amour c’est, ou un voile de deuil jeté sur le cœur, ou un voile d’or et de pourpre jeté sur les yeux ; il y a l’amour heureux et l’amour funeste ; l’amour qui vit dans les sourires, et l’amour qui se consume dans les larmes… Mon fils, dis-moi qui tu aimes, du moins, afin que je puisse prévoir les joies ou les douleurs à venir de ton amour. Toutes les jeunes filles de Corinthe, de Mégare ou de Sicyone, je les connais… Voyons, est-ce Thélaïre ? Ses yeux noirs, prends-y garde, promettent plus d’heures orageuses que de moments sereins : ses sourcils sont deux nuages sombres qui, toutes les fois qu’ils se rapprochent, lancent l’éclair et font éclater la foudre… Est-ce la blonde Myrthé ? Son œil bleu réfléchit à la fois l’azur du ciel et l’azur de la mer ; mais prends garde : son cœur est sans fond, comme le double infini qui se reflète dans son regard !… Est-ce Thaïs ? Oh ! prends garde encore ! jamais le dieu Protée, que l’on dit le père de cet Apollonius qui eût dû t’apprendre la sagesse, et qui ne te l’a pas apprise, jamais le dieu Protée n’a revêtu tant de formes qu’en sait prendre sa coquetterie : c’est le serpent qui se glisse, c’est l’oiseau qui s’envole, c’est l’eau qui s’échappe entre les doigts, c’est la flamme qui dévore, c’est… c’est Thaïs, enfin, qui a fait soupirer d’amour les plus beaux jeunes gens de Corinthe… Oh ! Clinias, je suis femme : permets-moi de craindre les femmes ! »

Je secouai la tête.

« — Ce n’est aucune de celles que tu viens de nommer, ma mère… Il est même inutile que tu la cherches dans tes souvenirs ; tu ne la connais pas, et, moi-même, je l’ai vue ce matin pour la première fois.

» — Elle est donc étrangère à Corinthe ? demanda ma mère avec inquiétude.

» — Elle arrive de Tyr.

» — Oh ! prends garde aux Phéniciennes, mon fils ! la Vénus qu’elles adorent n’est point celle de Paphos, de Cythère ou de Gnide ; ce n’est ni la Vénus Anadyomène, mère de la création, ni la Vénus Uranie, reine du ciel, ni la Vénus Alma, qui nourrit le monde. C’est la Vénus de l’Inde, descendue par le Nil jusqu’en Syrie ; c’est Anahid, c’est Ényo, c’est Astarté ; c’est, enfin, non pas la Vénus née du sang d’Uranus et de l’écume de la mer ; sortant des flots, où un jour de printemps la vit éclore, telle qu’une fleur marine, et qui, poussée par les tritons et les océanides, à peine sur le sable du rivage, relève sa longue chevelure, en exprime l’onde salée, se parfume, se couronne de roses, et brillante comme un rayon, légère comme un nuage, monte jusqu’à l’Olympe à travers l’azur de l’empyrée ; non, non ! C’est la sœur du sombre Moloch, la déesse à la fois des amours terribles et des guerres acharnées ! À la nôtre, il suffit de l’offrande de deux colombes, et parfois même elle se contente de celle de deux passereaux ; mais à la Vénus virile et sauvage de la Phénicie, il ne suffit pas même du sang des bêtes fauves, il faut des massacres de victimes humaines !… Oh ! mon pauvre enfant, mieux vaudrait pour toi être tout ensemble amoureux de la brune Thélaïre, de la blonde Myrthé et de la coquette Thaïs, plutôt que d’une fille de Tyr ou de Sidon !

» — Ma mère, répétai-je, j’aime Meroë ! »

Et, comme elle voulait insister, j’étendis la main en signe que toute observation serait perdue, et me retirai dans ma chambre en murmurant ce doux nom, que ma bouche, avec une joie infinie, répétait à demi-voix comme une musique délicieuse : Meroë ! Meroë ! Meroë ! — Oh ! la solitude ! c’est la seule confidente réelle de l’âme. Il y a, dans tout amour qui commence, une pudeur sainte, velouté charmant de la passion naissante qui concentre, pour ainsi dire, dans le cœur de notre cœur, les plus purs désirs et les plus chastes espérances ; tout homme véritablement amoureux hésite à soulever devant un autre homme parlant la même langue, vivant de la même vie, le voile qui couvre le sanctuaire de sa tendresse. C’est que deux cœurs ne sentent jamais de la même façon ; aussi, lorsque notre cœur trop plein déborde malgré nous, notre voix, dans son besoin d’expansion, s’adresse particulièrement à la solitude, et choisit pour ses confidents le lac, l’étoile, le ruisseau, le nuage, qui non-seulement ne peuvent pas lui répondre, mais ne peuvent pas même l’entendre !… Pourtant, cette solitude de ma chambre me semblait restreinte : rien ne m’y parlait d’elle ; aucun des objets qu’elle renfermait ne l’avait vue, touchée, connue… Ce que j’eusse désiré, c’eût été de me plonger dans l’air qu’elle avait respiré, dans la poussière qu’avaient soulevée ses pas, dans l’ombre qu’elle avait éclairée de sa présence ! Oh ! quel bonheur c’eût été pour moi de me jeter sur son passage, afin de voler un rayon à ses yeux, un souffle à son haleine, un atome au tourbillon qui la suit en la caressant… Je ne pus demeurer plus longtemps enfermé ; j’étouffais ! comme l’hyacinthe, j’avais besoin de mon soleil. Je sortis et me retrouvai au milieu de la rue ; je ne savais me garantir ni des chevaux, ni des chars ; dans ma préoccupation, je heurtais tous les passants ; mes meilleurs amis, je ne les reconnaissais plus, et, lorsque le bruit de leur voix m’envoyant un heureux salut me faisait tressaillir, je les regardais d’un œil atone ; et, comme s’ils eussent été des étrangers ou des importuns, je continuais hâtivement mon chemin. Enfin, je me retrouvai hors de Corinthe. À trois cents pas, au bord de la mer, j’aperçus, perdu dans les arbres, et apparaissant au-dessus de la muraille qui l’entourait, ce charmant petit palais auquel je n’avais jamais fait attention, dont je n’avais pas même remarqué l’existence, et qui, aujourd’hui, était devenu pour moi le point unique de la terre ! Je montai sur une colline du sommet de laquelle mon regard plongeait presque à pic sur ce jardin et sur cette maison. C’est là que j’étais le matin ; c’est là qu’elle était avec moi… Sous ce laurier-rose, elle avait secoué, pour me rappeler à la vie, les perles liquides de son bouquet ; en se retirant chez elle, elle en avait éparpillé toutes les fleurs ; ces fleurs qui marquaient sa trace, je les voyais couchées et mourantes sur la pelouse… Oh ! si j’avais pu, seul, et en liberté dans ce jardin, baiser l’herbe encore mal relevée sous la pression de son pas ! si j’avais pu recueillir une à une ces fleurs qu’elle avait cueillies ! toucher de mes lèvres les pétales imbibés de carmin qui enrichissent le front penché de l’anémone ; les flèches qui jaillissent du disque d’or de la marguerite ; l’albâtre du jeune lys qui, pareil à une coupe, avait reçu et gardé dans son calice les pleurs de la nuit ; oh ! je crois que j’eusse été heureux, que je n’eusse rien demandé davantage, et que j’eusse dit aux dieux : « Ne soyez point si fiers de vos trônes de nuages, de vos tapis d’azur brodés d’étoiles, de votre ambroisie, de votre nectar, de votre Olympe, car un regard, un mot, une caresse de Meroë peut me faire votre égal !… » Une chose m’inquiétait, cependant : c’est que la maison était close et semblait inhabitée ; pas un être vivant n’y entrait ou n’en sortait ; on eût dit un élégant tombeau. Que faisait Meroë dans cette maison muette ? Sans doute, elle se reposait des fatigues de la nuit ; ne m’avait-elle pas dit que c’était en revenant d’une promenade sur la mer qu’elle m’avait trouvé évanoui ? — Comment s’écoula cette journée, la plus longue que j’aie jamais vécue ? Partie sur la colline, d’où je plongeais inutilement mes regards dans le jardin ; partie à prier dans le temple de Vénus Victorieuse ; partie à errer au bord de la mer. Bien avant l’heure convenue, quand pas une étoile encore ne brillait à l’empyrée, j’étais déjà assis sur le rivage, les yeux fixés vers le point du ciel où devait apparaître l’heureuse constellation ; de même que j’avais vu, degré à degré, naître l’aurore, je vis, teinte par teinte, s’effacer le jour. Enfin, Phœbé se leva derrière le mont Cithéron, suivit lentement sa route nacrée dans le ciel, et disparut derrière le mont Oneïus, dont l’ombre grandissante s’étendit, alors, jusqu’à la mer. Je levai les yeux vers le midi : la constellation de la Lyre y brillait dans tout son éclat. En même temps, arriva jusqu’à moi un chant doux et plaintif comme celui qui est habituel à nos matelots corinthiens, et j’aperçus une barque qui, glissant sur les vagues, s’approchait avec rapidité. Ce chant, deux rameurs le faisaient entendre alternativement : l’un disait la première strophe ; l’autre, la seconde ; comme, dans les Églogues du poëte latin, un berger dit le premier vers, et l’autre le second. À mesure que la barque avançait, les paroles devenaient plus distinctes, et chaque strophe semblait prendre son vol, et venir, rapide et rasant les flots, aborder à tire-d’ailes au rivage. — Ils racontaient les amours de Céyx, roi de Trachine, et d’Alcyone, fille d’Éole. — En ce moment, tout avait pour moi une si grande importance, que, depuis la première jusqu’à la dernière parole, j’ai retenu ce chant, que je n’ai pourtant entendu qu’une fois. Le voici :

« Ô mon père ! puissant Éole ! toi à qui le dieu de la mer a confié la garde des vents, tiens soigneusement enfermés dans tes outres Borée à la froide haleine, Euros, qui s’enveloppe d’un ample manteau, et Notos, qui de son urne penchée verse incessamment la pluie, et ne laisse sortir de tes cavernes de Strongyle, ô mon père ! que l’amant de Flore, que le doux Zéphyre aux ailes de papillon.

» Car mon époux, le roi Céyx, est parti du port de Dymès sur son beau navire bâti dans les chantiers de Sicyone, riches en hêtres et en sapins ; sa proue est tournée vers le port de Crissa, où je l’attends impatiente et les yeux au ciel, afin de conjurer le plus petit nuage, et, depuis huit jours et huit nuits, je prie et je l’attends !

» Hélas ! la nuit dernière seulement, accablée de fatigue, je me suis endormie, et l’on m’a dit que, pendant mon sommeil, l’éclair avait lui, la foudre avait grondé, la tempête avait mugi ; et, ce matin, quand, au point du jour, je suis venue sur le rivage, la mer était houleuse, et chaque flot portait à son sommet un flocon d’écume…

» Mais que vois-je, là-bas, à l’horizon ?… Est-ce une vague élevant sa tête au-dessus des autres vagues ? est-ce une mouette qui rase le flot ? est-ce une voile d’Ithaque ou de Leucade qui sillonne la mer ?… Non, c’est une chose qui flotte inerte et sans guide, un débris de mâture… un naufragé peut-être !

» Il approche, il approche, l’objet inconnu, et l’on en distingue plus facilement la forme… Hélas ! divin Neptune, il n’y a plus de doute, c’est une malheureuse victime de ta colère qui vient demander une tombe au rivage ! Voilà déjà que l’on peut distinguer la couleur de sa tunique et celle de ses cheveux : sa tunique est verte comme l’herbe de la prairie ; ses cheveux sont blonds comme ceux du dieu du jour.

» Hélas ! hélas ! quand Céyx m’a quittée, lui aussi portait une tunique verte, et, pour conserver quelque chose de lui, j’ai coupé une boucle de ses blonds cheveux… Pourquoi ce cadavre qui vient à moi a-t-il donc une tunique verte comme mon époux, des cheveux blonds comme mon Céyx ? — Ô mon père ! aurais-tu été insensible à ma prière ? Ô divin Neptune ! serait-ce ainsi que tu me rendrais mon époux ?

» Et, à mesure que le cadavre approche, Alcyone, qui le reconnaît, s’incline toujours davantage sur le rocher ; et, quand le cadavre se balance au-dessous d’elle, elle étend les bras, jette un cri, et se précipite ; mais son père Éole ne la laisse pas descendre jusqu’à la mer : il lui attache, pendant sa chute, des ailes aux épaules ; il couvre son corps de plumes… Alcyone pousse un gémissement, et plane au-dessus du cadavre de son époux !

» Et Céyx, à son tour, revit sous la même forme. Depuis ce temps, tous deux rasent les vagues en annonçant par leurs cris la tempête aux matelots ; et, quand vient pour eux le temps de bâtir leur nid, qu’ils construisent sur les flots, Neptune à la prière d’Éole, leur accorde sept jours de calme que ne trouble aucun vent, et que l’on appelle les sept jours Alcyoniens. »

Comme les rameurs achevaient cette dernière strophe, la barque abordait le rivage, et, d’un seul bond, je sautais dans la barque, et tombais aux genoux de Meroë, qui m’attendait sur des coussins de soie, et sous une tente de pourpre… Ô maître, quelle douce nuit j’ai passée, au chant des matelots, au murmure de la mer, au balancement de la barque, ma main dans la main de Meroë, mes yeux sur ses yeux, mes cheveux mêlés à ses cheveux, mon haleine confondue avec son haleine ! Comment les heures si longues étaient-elles devenues si courtes ? et comment ne suis-je pas mort de bonheur, quand, au point du jour, à la porte de sa maison, elle m’a dit au moment de me quitter : « Ô Clinias ! je t’aime ? »

Apollonius sourit, et, posant sa main sur l’épaule du jeune homme éperdu de joie :

— À quand les noces ? demanda-t-il.

— À ce soir, mon divin maître, dit Clinias ; je te cherchais pour te le dire ; car il y a une demi-heure à peine que j’ai rencontré Meroë sur le chemin de la forteresse, sortant du temple de Vénus Armée, et que, cédant à mes prières, elle a consenti à devenir ma femme.

— Et elle est jeune, elle est belle, elle paraît de noble race ?

— Jeune comme Hébé, belle comme Vénus, fière et noble comme Minerve !

Apollonius se retourna vers Isaac :

— Voilà le masque, dit-il, voilà l’apparence… Viens avec moi, ce soir, aux noces de ce pauvre fou, et je te montrerai le visage et la réalité.

— Soit ; mais n’oublie pas la cause pour laquelle je suis venu te trouver, Apollonius, répondit Isaac.

— Suis-moi sans hésitation, car je te fais prendre le chemin le plus court pour arriver à ton but, et je commence à croire que les Dieux veulent que ton projet réussisse, puisque, par ce fol amour de Clinias, ils t’ouvrent la route qui y conduit.


fin du quatrième volume.


Volume V


Pages.
Chap. XXIV. 
 5
Chap. XXV. 
 49
Chap. XXVI. 
 87
Chap. XXVII. 
 115
Chap. XXVIII. 
 151
Chap. XXIX. 
 181
Chap. XXX. 
 208
Chap. XXXII. 
 261
Chap. XXXIII. 
 296


CHAPITRE XXIV.

les noces de clinias.


Deux heures après, Corinthe tout entière savait la grande nouvelle : Clinias, disciple du philosophe Apollonius de Tyane, épousait la belle Meroë.

La curiosité était d’autant plus excitée, que personne ne savait, ni dans la ville ni aux environs, qui était ni d’où venait la fiancée. Un jour, — il y avait deux mois à peu près de cela, — elle était arrivée à Corinthe par le port de Cenchrées, avec une suite de cinq ou six femmes aux costumes asiatiques, jeunes et belles comme elle. Des coffres de cèdre, de platane et de santal soigneusement fermés, et que l’on supposait contenir un trésor, avaient été débarqués par quatre esclaves nubiens portant des tuniques blanches que serraient autour de leur corps des écharpes de l’Inde, avec des cercles d’argent aux chevilles, et des colliers d’argent au cou ; puis conduits à dos de mulets jusqu’à l’auberge où s’arrêtaient d’habitude les riches voyageurs ; et, le lendemain, définitivement déposés à la charmante villa où Clinias s’était réveillé de son évanouissement, — cette villa ayant été achetée par Meroë, et payée six talents d’or, le soir même de son arrivée dans la capitale de la Corinthie.

Quoique la grande quantité d’étrangers venant d’orient et d’occident, qui affluaient à Corinthe par son double port, quoique les mœurs diverses, les religions différentes de ces étrangers donnassent à chacun, dans les actes de sa vie, une somme d’indépendance qu’il eût été difficile de trouver ailleurs, on n’avait pas été sans remarquer la singulière façon dont vivait la riche Phénicienne.

D’abord, aucune femme de la ville n’avait été admise près d’elle ; aucun serviteur autre que ceux qu’elle avait amenés avec elle n’avait franchi le seuil de sa maison. En outre, tant que durait le jour, comme l’avait remarqué Clinias, cette maison demeurait hermétiquement fermée aux rayons du soleil ; il est vrai que, le soir venu, à l’instar de ces fleurs qui ne respirent que les brises nocturnes, la villa, comme un calice de marbre, commençait à s’épanouir, et, ouvrant portes et fenêtres s’éclairait, s’illuminait, s’embrasait même, eût-on pu dire, tant s’y allumaient de nombreux flambeaux. La vie, qui semblait s’en retirer avec l’aube, y entrait avec le crépuscule ; alors, on y entendait dans une langue étrangère, des chants pleins de merveilleuses mélodies ; il en sortait des sons d’instruments dont on cherchait vainement le nom, et qui semblaient appartenir à des orchestres inconnus ; on sentait flotter dans l’air des vibrations de harpes, de lyres, de cithares qui portaient le trouble au fond des cœurs ; puis, à cette atmosphère toute chargée de voluptueux frémissements, se mêlaient des bouffées de parfums âcres et enivrants. Et, jusqu’au jour, il en était ainsi, à moins que, capricieusement amoureuse de la solitude, la belle Meroë n’abandonnât l’enceinte de son mystérieux domaine, cherchant, portée en litière par ses quatre esclaves noirs, le murmure de la brise à travers les feuilles de la forêt, ou préférant le reflet tremblant de la lune sur les flots, sous sa tente de pourpre, dans sa barque à deux rameurs, ne glissât à la surface argentée du golfe Saronique, ou sur le profond azur de la mer d’Alcyon.

Aussi, nous le répétons, la curiosité de Corinthe tout entière était-elle vivement éveillée.

Quant à Clinias, il avait, en quittant Apollonius, couru, éperdu d’amour, annoncer cette nouvelle à sa mère ; celle-ci avait aussitôt compris que toute observation était inutile ; le peu que possédait Clinias était à lui. Elle se contenta de prier Vénus Diôné de protéger le bonheur de l’enfant qui lui était plus cher que la vie.

C’était le soir, quand les dernières lueurs du soleil couchant auraient disparu derrière les montagnes de l’Arcadie, que le cortége nuptial devait sortir de la maison de Meroë. — Dans la journée, l’acte de leur engagement avait été dressé par un officier public sur les notes de la fiancée : elle apportait en dot cent talents d’or, et en reconnaissait dix à son époux ; Clinias avait voulu refuser ; il avait dit qu’il serait toujours trop riche tant que lui resterait l’amour de la belle Phénicienne, mais il avait fallu céder ; — ce qu’il avait fait sans longue discussion, au reste, tous ces détails lui semblant si petits, qu’ils devaient se perdre dans le grand événement qui allait changer la face de sa vie.

À l’heure indiquée, les portes de la maison de Meroë s’ouvrirent, et le cortége se mit en marche pour le temple de Vénus Mélænide, qui s’élevait sur la route de l’Isthme à Cenchrées, près du temple de Diane, au milieu de la levée qui s’avance dans la mer. Il était inutile de traverser Corinthe ; on longeait simplement ses murailles en suivant une magnifique allée de pins dans les intervalles desquels on comptait cent statues de bronze : c’étaient celles des athlètes qui avaient remporté le prix des jeux isthmiques ; — elles avaient été respectées par Mummius lors de la prise de la ville.

Toute la route, qui pouvait être de quinze à dix-huit stades, était complétement garnie de spectateurs, et, comme, pour combattre l’obscurité, la plupart de ces spectateurs avaient apporté des torches, le chemin présentait aux regards le splendide spectacle d’une immense et riche illumination.

Les deux époux parurent les premiers. Clinias était vêtu, selon l’usage, d’un magnifique costume que, dans la journée, avait fait porter chez lui sa fiancée : c’était une tunique blanche toute brodée d’or, et un manteau trempé dans la plus fine pourpre de Tyr ; sa chaussure était un brodequin de forme persane fermé avec un lacet d’or.

Meroë portait une longue tunique blanche de la plus souple étoffe de l’Inde ; cette tunique, relevée jusqu’à la moitié de la cuisse droite par une attache de diamants, laissait voir la jambe, qui était d’une forme parfaite ; ses pieds étaient chaussés de sandales nouées autour des chevilles par des fils de perles ; les doigts de ses pieds resplendissaient de bagues précieuses, et un voile couleur de feu — le flammeum romain — tombait de sa tête sur ses épaules, laissant voir, à travers son tissu transparent, les perles qui s’enroulaient en triple rang autour de son cou, et les bracelets qui étincelaient à ses poignets et à son épaule.

Tous deux portaient sur leurs cheveux parfumés une couronne de pavots, de sésames et de marjolaines, plantes consacrées à Vénus.

Un char les attendait à la porte, attelé de deux chevaux blancs, conduits par un esclave noir qu’on eût pris pour un roi d’Éthiopie, tant il était lui-même couvert de pierres précieuses !

Les femmes de Meroë et les amis de Clinias suivaient. Parmi ces amis, le fiancé avait inutilement cherché son maître Apollonius ; mais il espérait le voir se joindre au cortége pendant la route, ou le trouver chez Meroë à son retour.

L’absence d’Apollonius avait produit un effet tout opposé chez la belle Phénicienne ; d’abord, son regard rapide et inquiet avait interrogé le groupe des jeunes Corinthiens, et, voyant qu’Apollonius n’était point parmi eux, elle avait respiré avec plus de liberté, et souri avec plus de joie.

Apollonius n’était pas venu, et, probablement, ne viendrait pas.

Au reste, à l’aspect des deux époux, si jeunes et si beaux, toute prévention fâcheuse, si toutefois il en existait, avait disparu. Les Corinthiens étaient, avant tout, les amants passionnés de la forme, et il était impossible de voir, même dans les temples, où les dieux ont leurs statues, même dans l’Olympe, qu’ils habitent, un plus beau couple que celui qui passait. Aussi les jeunes filles effeuillaient-elles des fleurs, et les jeunes gens brûlaient-ils des parfums devant les fiancés.

Et les uns et les autres s’écriaient :

— Ce ne sont point de simples mortels ; c’est Bacchus et Hébé, c’est Apollon et Clythie, c’est Vénus et Adonis !

D’autres ajoutaient :

— L’union sera favorable, nous l’espérons ; car on a vu, ce matin, deux tourterelles se reposer sur le platane qui ombrage la porte de Clinias.

Et d’autres disaient encore :

— Prenez garde, prenez garde, vous qui marchez devant ! prenez garde que, du haut d’un arbre élevé, quelque corneille solitaire ne croasse à leur gauche ! Prenez garde aussi que le hibou aux yeux ronds ne leur jette au passage un de ses regards funèbres, ou que quelque chouette effarée ne les salue de son cri nocturne !

Et le plus grand nombre chantait l’hymne du mariage.

« Habitant de la colline Hélicon, fils de la Vénus Uranie, frère de l’Amour, Hymeneus, toi qui, pour voir celle que tu aimais, te glissas, sous des habits de femme, dans un groupe de jeunes filles athéniennes, — ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus !

» Toi qui, pris avec ces jeunes filles par une bande de pirates, et leur inspirant un courage d’hommes, parvins, grâce à leur secours, à tuer tes ravisseurs, et qui rendis à leur patrie les plus belles vierges de l’Attique, — ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus !

» Toi qui, pour récompense, obtins, alors, d’épouser celle que tu aimais, et qui, devenu un dieu pour les Grecs reconnaissants, ne vois pas se célébrer un mariage, de la pointe de Malée au mont Orbèle, et du promontoire de Phalasie au détroit de Leucade, sans que les nouveaux époux rappellent ta mémoire, et glorifient ton nom, — ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus !

» Toi qui entraînes vers son époux la jeune fille rougissante, viens, dieu charmant ! accours le front ceint de la marjolaine odorante, et le pied chaussé du brodequin couleur de feu, — ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus !

» Viens ! accours ! mêle ta douce voix aux chants joyeux ; effeuille des fleurs, répands des parfums avec nous ; secoue avec nous le pin enflammé qui brûle en pétillant, — ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus !

» Conduis au temple, puis ramène à sa demeure la belle fiancée ; qu’à partir d’aujourd’hui, l’amour l’enlace à son époux comme le lierre enlace son feuillage flexible autour du tronc robuste de l’ormeau, — ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus ! »

Et tous répétaient en chœur :

« Et nous, jeunes vierges ; et nous, jeunes garçons, qui verrons naître pour nous une pareille journée, répétons ensemble l’hymne que Simonide de Céos a composé en ton honneur, — ô Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus ! »

On arriva ainsi au temple de Vénus Mélænide, à la porte duquel trois autels avaient été dressés :

Un à Diane, un à Minerve, un à Jupiter et à Junon.

À Diane et à Minerve, parce que ce sont de chastes divinités qui n’ont jamais connu le joug de l’hymen ; — en conséquence, pour les apaiser, on leur sacrifiait à chacune une génisse.

À Jupiter et à Junon, au contraire, parce que, à part les petites querelles inséparables d’une éternelle cohabitation, leurs amours, qui avaient eu un commencement, ne devaient pas avoir de fin.

On implorait encore, mais sans leur élever d’autels particuliers, le Ciel et la Terre, dont le concours produit l’abondance et la fertilité ; les parques, qui tiennent dans leurs mains la vie des hommes, et les grâces, qui embellissent les jours des époux heureux.

Sur le seuil du temple de Vénus, un prêtre de la déesse présenta à chacun des fiancés une branche de lierre, symbole des liens qui ne devaient être rompus que par la mort ; puis l’on chanta des hymnes devant l’autel ; puis l’on passa à l’artemisium, où Clinias et Meroë déposèrent chacun une boucle de leurs cheveux : celle de Clinias roulée autour d’une branche de myrte en fleurs, celle de Meroë autour d’un fuseau ; puis on entra dans le temple, où les prêtres, ayant examiné les entrailles des victimes, déclarèrent que les dieux approuvaient l’hymen du jeune Corinthien avec la belle Phénicienne.

Le mariage était consacré ; — les deux époux sortirent les premiers du temple, comme les premiers ils étaient sortis de leur maison ; seulement, à la porte du temple, les attendait un double groupe de musiciens et de danseurs.

Et l’on reprit la marche : d’abord les porte-flambeaux, puis les musiciens, puis les danseurs, puis Clinias et Meroë sur leur char, l’un radieux d’amour, l’autre éblouissante de beauté ; puis les amis et les invités, puis le peuple de Corinthe tout entier.

Les deux époux, en sortant du temple, jetèrent tous deux un long regard sur la foule : regard de reproche de la part de Clinias, qui cherchait Apollonius, et ne le trouvait pas ; regard d’inquiétude de la part de Meroë, qui cherchait Apollonius, et qui craignait de le trouver.

En l’absence de Clinias et de Meroë, la maison de l’épouse avait été, par les soins des esclaves, décorée de guirlandes, et illuminée ; des tapis de Smyrne et d’Alexandrie étaient déroulés de la porte extérieure au seuil de la maison, et permettaient de traverser toute la cour sans que les pieds des jeunes époux ni ceux des convives touchassent le sol ; le seuil disparaissait sous les fleurs, et sur des fleurs, on arrivait jusqu’à la salle du festin, jonchée elle-même de fleurs.

Clinias et Meroë s’arrêtèrent un instant au seuil : on plaça sur leurs têtes une corbeille de fruits, présage de l’abondance dont ils devaient jouir ; puis deux poëtes leur récitèrent chacun un épithalame, et l’on pénétra dans la salle du festin.

C’était là que se trouvaient ceux des conviés qui n’avaient pas accompagné les époux au temple de Vénus, ou qui ne les avaient pas attendus à la sortie ; c’était là que Clinias espérait voir Apollonius ; c’était là que Meroë craignait de le rencontrer.

Apollonius était absent.

Un dernier nuage, à peine visible au reste, et que les yeux d’un amant pouvaient seuls distinguer, s’effaça du front de la belle Phénicienne.

Elle prit joyeusement la main de son jeune époux, et le conduisit sur l’espèce de trône qui avait été élevé au milieu de la table, disposée en fer à cheval. Tous deux s’assirent sur des peaux de panthères aux ongles d’or, aux yeux de rubis, aux dents de perle.

Les autres convives se placèrent à leur fantaisie.

Cette salle était ravissante de goût ; on eût dit que Mnésiclès, l’architecte des propylées, avait lui-même présidé à son embellissement.

C’était un carré long dont les murailles étaient de marbre blanc, et dont la voûte, ouverte au milieu, mais fermée momentanément par un velarium de pourpre brodé d’or, était soutenue par vingt-quatre colonnes ; ces colonnes d’ordre ionique, et de marbre blanc, comme la muraille, étaient peintes, jusqu’au tiers de leur hauteur ; ces peintures, rappelées aux chapiteaux, représentaient des fleurs dont il semblait que le calice vînt de s’ouvrir, des oiseaux et des papillons aux ailes de nacre, de pourpre et d’azur, dont le plumage éclatait des plus vives couleurs. De place en place, de légères touches d’or brillaient comme les étincelles d’un foyer à moitié éteint, ou comme ces insectes nocturnes qui, à chaque battement de leur aile, font jaillir une flamme. Les murailles étaient divisées en compartiments au centre desquels les premiers artistes du temps avaient peint les paysages célèbres de la Grèce : Delphes et son temple, Athènes et son parthénon, Sparte et sa citadelle, Dodone et sa forêt. Une chasse où des Amours montés des chars traînés par des licornes poursuivaient, aux abois d’une meute de molosses, une troupe de daims, de cerfs, de chevreuils, de loups et de sangliers, courait tout le long de la frise, laquelle servait de lien entre la muraille et un plafond figurant une voûte de feuillage peuplée des plus riches oiseaux de l’Inde et du Phase. Enfin, le pavé était formé d’une mosaïque que l’on attribuait à Hermogènes de Cythère, et représentant cette ravissante fable de Pyrame et Thisbé, qui a donné naissance à la non moins ravissante histoire de Romeo et Juliette.

À peine les convives eurent-ils pris leurs places sur des lits aux couvertures et aux oreillers de pourpre, qu’une fine pluie de parfums, tamisée par le velarium du plafond, tomba sur les convives en gouttelettes imperceptibles, et, cela, en même temps que de jeunes filles et de jeunes garçons apportaient à chaque convive deux couronnes : une grande, l’autre plus petite ; la grande pour la passer autour du cou, la petite pour la poser sur la tête ; ces couronnes étaient de myrte, de lierre, de lys, de roses, de violettes, de safran ou de nard ; mais, invariablement, entre les feuilles et les fleurs, se tordait une branche d’ache, plante préservatrice de l’ivresse.

Ce repas eût fait honte aux repas des deux gourmands contemporains dont l’histoire nous a conservé les noms : Octavius et Gabius Apicius. Outre les vins grecs de Chypre et de Samos ; outre le vieux falerne consulaire dont parle Tibulle, et qui datait de l’an 632 de Rome, outre ce breuvage nommé mulsum que l’on composait avec du vin de Corinthe dans lequel on faisait fondre du miel de l’Hymette, et infuser du nard et des roses ; outre tous ces vins, disons-nous, qui, selon qu’on devait les boire chauds ou froids, s’attiédissaient dans l’eau chaude ou se glaçaient dans la neige, les trois parties du monde semblaient avoir été mises à contribution pour fournir les viandes, les poissons et les fruits qui composaient ce repas.

En effet, avec une rapidité qui tenait de la magie, ou qui indiquait combien les magasins de Corinthe étaient richement approvisionnés sous le rapport de la table, Meroë s’était procuré des paons de Samos, des francolins de Phrygie, des faisans du Phase, des grues de Melos, des chevreaux d’Ambracie, des thons de Chalcédoine, des esturgeons de Rhodes, des huîtres de Tarente, des pétoncles de Chios, des jambons de la Gaule, des escargots d’Afrique, des noix de Thasos, des avelines d’Ibérie, et des dattes de Syrie.

Le souper commença ; les deux époux présidaient le magnifique festin. Fou d’amour, éperdu de bonheur, Clinias mangeait au hasard et sans s’inquiéter de ce que lui servaient les esclaves noirs, regardant Meroë comme s’il eût voulu la dévorer des yeux.

Mais elle, grave, presque triste, pâle d’une pâleur de marbre, souriait distraitement sans toucher à aucun des mets qu’on lui présentait ; seulement, dans un verre d’une forme charmante, et qui représentait une tulipe, on lui avait servi, d’une petite urne d’or, un vin particulier qui avait la couleur du sang et l’épaisseur du sirop ; de temps en temps, elle portait la coupe d’opale à ses lèvres, et avalait, avec une volupté étrange, quelques gouttes du breuvage inconnu, et, à mesure qu’elle buvait, ses joues reprenaient cette transparente fraîcheur que donnerait extérieurement à une urne d’albâtre un vin couleur de pourpre versé dans cette urne.

Alors, elle commença à abandonner à Clinias sa blanche main, jusqu’à laquelle semblait s’étendre une légère vapeur rose ; cette main, que lorsqu’il l’avait touchée par surprise, — car Meroë l’écartait avec soin, — Clinias avait trouvée froide comme celle d’une statue couchée sur une tombe, cette main tiédissait peu à peu, et serrait, par secousses et presque convulsivement, celle du jeune homme ; on eût dit que Meroë vivait dans l’attente de quelque événement terrible et prévu par elle seule, ou plutôt que, dans l’attente de cet événement, elle n’osait pas vivre. En outre, quoi que lui dît Clinias, ou quoi qu’elle lui répondît, Meroë ne détournait pas son regard de la porte, comme si, d’un moment à l’autre, par cette porte, eût dû entrer quelque formidable apparition.

Le repas s’écoula ainsi, au milieu des rires et des propos joyeux des convives. À minuit, selon l’habitude, les nouveaux époux devaient passer dans la chambre nuptiale.

À minuit moins quelques minutes, une longue file de jeunes vierges que, même dans les autres parties de la Grèce, on appelait la théorie de Corinthe, entra dans la salle. Lorsque, pour lui donner passage, la tapisserie qui pendait devant la porte de cèdre fit grincer ses anneaux d’or sur sa tringle de cuivre, Meroë pâlit, et serrant avec terreur la main de Clinias, ne retrouva la voix qu’en apercevant les deux premières jeunes filles vêtues de blanc, et tenant une branche d’aubépine à la main.

La théorie se divisa en deux files qui s’écoulèrent entre les colonnes et la muraille, enfermant la table, les convives et les esclaves servants, de leur cercle virginal.

Puis, accompagnées par des instruments invisibles, elles se mirent à chanter :

« Nous sommes au printemps de notre âge, nous sommes l’élite des filles de Corinthe, si renommées pour leur beauté… Et, cependant, ô Meroë ! il n’est aucune de nous dont la beauté ne cède à la vôtre !

» Plus légère que le coursier de Thessalie, plus flexible que le roseau de Sicile, plus gracieuse que le cygne de l’Ilissus, vous êtes, à nous autres jeunes filles, ô Meroë ! ce que, dans un jardin aimé de Flore, le lys est aux autres fleurs.

» Tous les amours, ô Meroë ! sont dans vos yeux ; tous les arts sont dans vos doigts : vous maniez avec une égale adresse le pinceau d’Apelles et l’aiguille d’Arachné… Reine des femmes, nous irons demain dans la prairie, et nous vous en rapporterons une couronne de fleurs.

» Puis nous la suspendrons au plus beau des platanes de votre jardin ; sous son feuillage, nous répandrons des parfums en votre honneur, et, sur son écorce argentée, nous graverons ces mots : « Mortels, offrez-moi votre encens ; je suis l’arbre de Meroë ! »

» Salut à vous, heureuse épouse ! salut à toi, heureux époux ! Puisse Latone, mère de Diane et d’Apollon ; puisse Junon Lucine, qui préside aux naissances, vous donner, ô Clinias ! ô Meroë ! des fils qui vous ressemblent !

» Et, maintenant, l’heure est venue : allez vous reposer dans le sein des plaisirs ; ne respirez plus que l’amour et le bonheur… Demain, au lever de l’aurore, nous reviendrons et nous chanterons une dernière fois : « Hymeneus ! Hymen, Hymen, Hymeneus ! »

Les jeunes vierges se turent ; alors Clinias et Meroë se levèrent ; alors, tous les convives se levèrent comme eux, et jetèrent leurs couronnes sur le chemin qu’ils allaient parcourir.

Et, doucement, Clinias tira à lui la belle Phénicienne en lui disant :

— Ô Meroë ! l’heure est venue où la femme la plus chaste et la plus sévère n’a rien à refuser à son époux… Viens Meroë ! viens !

Mais il l’appelait vainement, mais il l’attirait vainement à lui : les pieds de Meroë paraissaient avoir pris racine en terre comme ceux de la nymphe Daphné, maîtresse d’Apollon.

Clinias jeta les yeux sur la belle Phénicienne : il la vit pâle, frissonnante, les dents serrées et mises à nu par la crispation de ses lèvres ; elle se cramponnait à lui de sa main gauche, tandis que sa main droite, étendue vers la porte, semblait montrer du doigt cette vision si longtemps attendue, et qui paraissait enfin.

Le jeune Corinthien suivit du regard la ligne indiquée par les yeux, par la main, par le doigt de Meroë, et, à l’autre extrémité de la salle, dans la pénombre de la porte, écartant la tapisserie avec son bras, il reconnut Apollonius de Tyane, et derrière lui, la tête pâle et sombre du Juif.

C’était évidemment cette apparition qui causait le trouble de Meroë. Que pouvait-elle avoir à craindre d’Apollonius de Tyane, dont elle ne lui avait pas dit un mot, et qui, de son côté, ne lui avait point parlé d’elle ?

Et, cependant, quand elle vit Apollonius entrer dans la salle, et se diriger vers elle, de pâle qu’elle était Meroë devint livide, son sein se souleva haletant, et Clinias la sentit près de glisser entre ses bras.

À mesure qu’Apollonius approchait, elle tirait Clinias en arrière, et, d’une voix étouffée, sans songer que, évidemment, la force lui manquerait pour faire seulement dix pas, elle murmurait :

— Viens ! viens !… Fuyons !

Mais, comme si Apollonius eût eu le pouvoir de commander aux mouvements de cette femme, il étendit vers elle sa main ouverte, et la Phénicienne demeura immobile.

Le Juif était entré derrière l’illustre philosophe ; mais il était resté près de la porte, et se tenait debout, adossé à la muraille, une jambe croisée sur l’autre.

Apollonius continuait d’avancer.

— Maître, disait Clinias, que voulez-vous ? que demandez-vous ? et que vous a donc fait Meroë, que vous paraissez la menacer, et qu’elle paraît vous craindre ?

Mais Apollonius, sans répondre à Clinias :

— Femme, dit-il, tu me connais, n’est-ce pas et tu sais que je te connais ?

— Oui, répondit Meroë d’une voix sourde.

— Eh bien, annonce la première, et de toi-même, à ce jeune homme qu’il ne peut rien y avoir de commun entre toi et lui.

— Que dites-vous, maître ? s’écria Clinias ; elle est ma femme ; je suis son époux… Un lien indissoluble nous a unis dans le temple de Vénus !

— Femme, continua Apollonius, dis donc à ce pauvre insensé que tout ce qu’il croit une réalité n’est qu’un songe, et que tu vas lui faire tes adieux pour ne le revoir jamais !

Une expression de profonde douleur passa sur le visage de Meroë ; celui de Clinias n’exprimait encore que l’étonnement.

— Mais ne l’entends-tu pas, Meroë ? s’écria-t-il, n’entends-tu pas qu’il dit que tu vas me quitter ?… Réponds-lui donc que c’est impossible ; réponds-lui que tu m’aimes ; que tu m’as choisi parmi de plus riches et de plus beaux, parce que tu m’aimes… Ce n’est pas à moi qu’il parle ; tu le vois bien ; ce n’est pas à moi qu’il s’adresse… Moi, je ne sais que lui répondre !

— C’est justement parce qu’elle t’aime qu’elle doit te quitter, car son amour est mortel… Allons, femme, ajouta Apollonius d’un ton menaçant, retourne d’où tu viens ; quitte à l’instant cette maison ; abandonne sur l’heure ce jeune homme, et je te garderai le secret, mais pars ! pars sans perdre une minute ! pars, je te l’ordonne ! pars, je le veux !

Un combat terrible semblait se livrer dans le cœur de la Phénicienne ; il était évident qu’elle était forcée d’obéir à Apollonius, soit qu’il fût maître de quelqu’un de ces secrets terribles avec lesquels un homme force la volonté des autres hommes, soit qu’il eût, dans un art inconnu du vulgaire, mais qui leur était familier à tous deux, acquis un pouvoir supérieur au sien.

Mais, tout à coup, Meroë parut prendre une résolution désespérée.

— Non, jamais ! s’écria-t-elle les yeux pleins d’éclairs.

Et, soufflant, comme une cavale, la flamme de son cœur par ses narines dilatées, elle jeta autour du cou de Clinias ses bras, roides et froids comme une chaîne de marbre.

Apollonius la regarda un instant, le sourcil froncé, pour voir si la menace de ses yeux ferait plus que la menace de sa bouche ; puis, voyant que Meroë, serrant de plus en plus Clinias entre ses bras, continuait de braver sa puissance ;

— Allons, dit-il, il faut en finir !

Alors, étendant la main, il prononça à voix basse les mêmes paroles avec lesquelles, à Athènes, quelques mois auparavant, il avait délivré du démon un jeune homme de Corcyre, descendant du Phéacien Alcinoüs, qui avait si bien accueilli Ulysse, à son retour du siége de Troie.

À peine ces paroles furent-elles prononcées que Meroë poussa un cri comme si elle eût été frappée au cœur. En effet, à l’instant même, tous ces prestiges de jeunesse et de beauté qui l’entouraient disparurent ; ces teintes rosées qu’avait fait monter à ses yeux la liqueur magique qu’elle avait bue l’abandonnèrent pour faire place à une couleur terreuse ; son front se rida ; ses beaux cheveux noirs grisonnèrent ; le corail de ses lèvres pâlit ; le double rang de perles de ses dents s’effila ; et Clinias ne vit plus suspendue à son cou qu’une vieille femme hideuse et décharnée.

Il poussa un cri d’effroi qui se perdit au milieu des cris que poussèrent les spectateurs.

Puis, par un effort subit, dénouant avec violence le lien que les bras de la fausse Meroë formaient autour de son cou :

— Arrière ! magicienne ! cria-t-il, arrière !

Et, pâle, les cheveux hérissés, la sueur au front, il s’élança hors de la salle, suivi des convives épouvantés.

Apollonius resta seul au milieu des flambeaux pâlissants avec le Juif, qui s’était rapproché peu à peu de lui, et la magicienne, qui se roulait désespérée sur le pavé couvert de fleurs.

— Voilà le visage ! voilà la réalité ! dit-il.

Puis, s’adressant à la fausse Meroë :

— Allons, continua-t-il, de même que tu as repris ta vraie forme, reprends ton véritable nom… Lève-toi, Canidie, et écoute ce que je vais te dire.

La magicienne eût bien voulu résister ; mais un pouvoir supérieur au sien la contraignit d’obéir. Elle se souleva sur un genou, les yeux encore mouillés des larmes du désespoir, la bouche grinçante, les mains enfoncées dans ses cheveux.

— Ordonne donc, dit-elle, puisque tu as le droit d’ordonner.

— C’est bien, reprit Apollonius, pars la première ; va nous attendre en Thessalie, dans la campagne qui s’étend entre le mont Phyllius et le Penée… Rassemble, là, pour la nuit de la pleine lune prochaine, sorcières, démons, larves, lamies, empuses, centaures, sphinx, chimères, tous les monstres enfin qui prennent part aux incantations nocturnes… Nous avons besoin, pour une œuvre immense, de toutes les ressources de la magie, ces ressources fussent-elles empruntées à l’enfer !

— Je pars, répondit Canidie.

— Soit ; mais, afin d’être plus sûr de ton obéissance, je veux te voir partir, dit Apollonius.

— Alors, viens !

Apollonius et le Juif suivirent la magicienne, qui, sortant de la salle du festin, les conduisit dans une espèce de laboratoire éclairé par une petite fenêtre sans vitre ni volet, et dont l’ouverture laissait passer un rayon de lune, seul flambeau de cette sombre et mystérieuse retraite, qui servait à Canidie pour ses enchantements.

Apollonius et son compagnon se tinrent à la porte.

— Regarde ! dit le philosophe au Juif.

Isaac n’avait pas besoin de cette recommandation : il commençait à comprendre combien cet homme allait lui être un puissant auxiliaire dans l’œuvre surhumaine qu’il entreprenait ; les yeux de son corps et de son intelligence étaient donc fixés sur la magicienne.

Canidie, dans le coin le plus reculé de son cabinet magique, alluma d’abord une petite lampe dont la flamme rouge contrastait avec le rayon bleuâtre de la lune ; à cette lampe, elle brûla, en murmurant quelques paroles inintelligibles, une boule de la grosseur d’un pois qui répandit à l’instant même une forte odeur d’encens. Ensuite, elle ouvrit un coffre d’airain dans lequel était renfermée une quantité de fioles de diverses formes pleines de liqueurs de couleurs différentes, en choisit une contenant une espèce d’huile ayant presque la consistance d’un onguent ; puis, laissant tomber ses vêtements, elle frotta, depuis les pieds jusqu’à la tête, son corps décharné avec cette huile, en commençant par le bout des ongles ; — et, à mesure qu’elle se frottait, son corps diminuait et se couvrait de plumes ; des serres lui poussaient au lieu de mains ; son nez se recourbait et devenait un bec ; ses yeux s’arrondissaient, et, de leurs prunelles jaunes, lançaient une double flamme. Enfin, elle devint, en quelques minutes, de femme oiseau, et, se sentant suffisamment empennée, elle battit des ailes, poussa le cri lugubre dont l’orfraie fait retentir les ruines, et disparut par la fenêtre.

— Maintenant, dit Apollonius, je suis tranquille ; voilà notre messager parti : nous trouverons chacun à son poste.

— Et, nous-mêmes, quand partirons-nous demanda le Juif.

— Demain, répondit Apollonius.


CHAPITRE XXV.

le voyage.


Apollonius employa la matinée du lendemain à consoler Clinias, et à prendre congé de ses disciples ; puis, vers une heure de l’après-midi, les voyageurs descendirent dans une petite barque dont le patron s’engageait à les conduire le même soir au petit village d’Egosthènes, où ils comptaient passer la nuit, afin d’être prêts, le lendemain, au point du jour, à franchir les gorges du Cithéron.

Pour un homme qui n’eût point été fatigué de voyages, comme l’était déjà le compagnon d’Apollonius, c’eût été une belle chose que cette petite traversée, coupant, à son extrémité orientale, la mer d’Alcyon dans toute sa largeur, et ne s’éloignant jamais assez de la plage pour qu’on pût perdre de vue ces côtes merveilleuses de l’Isthme, tout ombragées de pins, de cyprès et de platanes au milieu desquels on voyait blanchir le temple de Neptune, à qui l’Isthme était particulièrement consacré ; le temple de Diane, qui renfermait la statue en bois de cette déesse, c’est-à-dire un des plus anciens monuments de l’art, attribué au sculpteur Dédale, qui vivait du temps de Minos, et qui, le premier, marqua les yeux des statues, et détacha de leur corps les jambes et les bras ; le stade, où se célébraient les jeux isthmiques institués par Sisyphe en l’honneur de Melicerte fils d’Ino ; et, enfin, l’amphithéâtre. — Vers deux heures, la petite barque doublait le promontoire d’Olmies, à la pointe duquel viennent s’abaisser les dernières croupes du mont Géranien ; à cinq heures du soir, elle longeait la petite ville de Pagœ, mirant coquettement ses maisons, perdues au milieu des rameaux de la vigne, dans le flot bleu qui vient baigner le pied de leurs murailles ; enfin, à la nuit tombante, selon l’engagement pris, on débarquait sur le rivage d’Egosthènes, à deux stades de la ville.

On était passé de la Corinthie dans la Mégaride.

Le lendemain, au point du jour, les deux voyageurs se remirent en route. Ils avaient devant eux le versant méridional du Cithéron, dont les mamelons, bas et onduleux à mesure qu’ils descendaient vers les côtes, s’élevaient et s’escarpaient en s’enfonçant au nord-est, c’est-à-dire vers le détroit d’Eubée ; et, à leur gauche, au nord-ouest, dans la vapeur matinale, ils apercevaient la cime verdoyante de l’Hélicon. — Plutarque, âgé de seize ans, et qui étudiait alors à Delphes, recueillit, au milieu de leurs rochers mêmes, l’histoire de ces deux montagnes, poétiques légendes qu’il devait raconter plus tard.

Hélicon et Cithéron étaient deux frères, mais différents de mœurs, opposés de caractère. Le premier était doux, généreux, plein d’amour pour ses parents, dont il soutenait la vieillesse ; le second, au contraire, dur et avare, cherchait à s’approprier la fortune de la famille. Un jour, il annonça à son frère que leur père était mort pendant la nuit ; et, comme Hélicon le regardait avec terreur en murmurant le nom de parricide, il le prit à bras-le-corps, et tenta de le précipiter dans un abîme ; mais la victime, s’attachant au meurtrier, l’entraîna dans sa chute : tous deux roulèrent de rocher en rocher, et arrivèrent brisés au fond du gouffre… Jupiter, alors, les changea en deux montagnes qui portent leurs noms. Le sombre et sauvage Cithéron, à cause de son double crime, — parricide et fratricide, — devint le séjour des furies ; Hélicon, doux et tendre de cœur, élevé et poétique d’esprit, fut la retraite favorite des muses.

Et, en effet, encore aujourd’hui, comme pour donner créance à cette tradition, les deux montagnes conservent un aspect opposé. Rien de plus riant, de plus frais, de plus ombreux, de plus aimé de l’éther, qui la baigne de son azur fluide, du soleil, qui la baise de ses rayons dorés, que la montagne favorite des muses. Des groupes de chênes ondoyants comme des panaches gigantesques la couronnent, et frémissent, en s’inclinant à chaque souffle du vent ; les collines qui surgissent à ses vastes flancs, les vallons qui serpentent à ses pieds, sont tapissés d’oliviers, de myrtes et d’amandiers, tandis que partout où une source, un ruisseau, une fontaine jaillit du sol, que cette source se nomme l’Aganippe, que ce ruisseau se nomme le Permesse, que cette fontaine se nomme l’Hippocrène, elle descend et bondit, en brillantes cascades, entre une double haie d’oléandres et de lauriers-roses.

C’est sur l’Hélicon qu’était né Hésiode, le rival d’Homère et que l’on montrait une copie de ses œuvres, écrite tout entière de la main de l’auteur de la Théogonie et des Travaux et des jours. C’est sur l’Hélicon que l’on conservait encore, au siècle des Antonins, les statues des neuf muses sculptées par trois artistes différents ; un groupe d’Apollon et Mercure se disputant le prix du chant : une statue de Bacchus, chef-d’œuvre de Myron ; celle de Linus ; celle de Thamyris touchant une lyre brisée ; celle d’Arion sur son dauphin ; celle d’Hésiode tenant sa harpe sur ses genoux, et celle d’Orphée environné des animaux qu’il apprivoisait par ses chants. C’est sur l’Hélicon, enfin, que poussaient ces fruits à la douceur exquise, dont parle Pausanias, et ces plantes si salutaires, qu’à glisser seulement entre leurs tiges, les serpents perdaient leur venin.

Le Cithéron, dont nos voyageurs gravissaient la pente méridionale, présentait, comme nous l’avons dit, un aspect tout différent : c’était une montagne brumeuse, sauvage, inhospitalière, consacrée à Erinnis, et retentissant, chaque nuit, des cris frénétiques des bacchantes. Tout ce qui s’était passé sur cette montagne terrible avait quelque chose de fatal, comme l’aspect même de la montagne. C’est sur le Cithéron, à l’ombre des pins noirs et des sombres cyprès qui couronnent ses pics aigus, que Penthée, roi des Thébains, ayant eu l’imprudence de monter sur un arbre pour épier les mystérieuses orgies des bacchantes, fut découvert et mis en pièces par sa mère Agavé, et par ses tantes Ino et Antonoë, qui, aveuglées par Bacchus, croyaient voir en lui un jeune taureau. C’est sur le Cithéron que le malheureux fils d’Aristée, fatigué de la chasse, et mourant de soif, vint pour se désaltérer, à une fontaine où se baignait Diane, laquelle, jalouse de l’outrage involontaire fait à sa pudeur, changea Actéon en cerf, et lâcha sur lui ses propres chiens qui le dévorèrent. C’est sur le Cithéron qu’Œdipe, condamné par l’oracle, exposé par l’ordre de Laïus, son père, fut retrouvé par le berger Phorbas. C’est sur le Cithéron, enfin, à l’endroit même où, d’une hauteur de quatre mille pieds, la montagne domine l’emplacement de l’ancienne Platée, que s’élevait l’autel de Jupiter Cithéronien, auquel les quatorze cités de la confédération béotienne apportaient, tous les soixante ans, à la fête des Dédalia, quatorze statues de chêne qui étaient brûlées sur un autel de bois.

Arrivés à cette plate-forme, les deux voyageurs s’arrêtèrent ; ils avaient sous leurs pieds les sources de l’Asope, et, à travers la plaine mémorable de Platée, ils voyaient serpenter le fleuve, qui, foudroyé par Jupiter, séducteur de sa fille, pour avoir enflé son cours et désolé le pays, roule du charbon avec ses eaux.

Ce n’était pas l’histoire de ces vieilles traditions héroïques que venait chercher le Juif dans les champs de la Béotie ; car, en ce cas, au lieu de descendre par le rapide défilé des Dryoscephales, il se fût arrêté sur le plateau d’où la vue s’étendait jusqu’au lac Hylica, situé à vingt-cinq stades au delà de Thèbes, et se fût fait raconter par son savant compagnon tous les détails de cette terrible journée où, sur trois cent mille hommes, les Perses en perdirent deux cent soixante mille. De cette hauteur, il eût vu la place ou Masisteus tomba au commencement de la bataille, et Mardonius, à la fin ; il eût pu suivre Artabase fuyant, avec ses quarante mille hommes, sur le chemin de la Phocide, tandis que Pausanias et Aristide, faisant ramasser le butin sur le champ de bataille, en consacraient la dixième partie à Apollon Delphien, et, jugeant que ce n’était pas une occupation à donner à des hommes libres, laissaient la garde du reste, estimé quatre cents talents, c’est-à-dire plus de deux millions de notre monnaie, aux cinquante mille esclaves que les Lacédémoniens leur avaient envoyés.

Mais le Juif ne s’inquiéta point de cette grande lutte de l’Orient contre l’Occident, dans laquelle Xerxès essayait de venger Troie ; et après avoir donné à Apollonius un quart d’heure pour se reposer, l’infatigable marcheur reprit son chemin, et comme nous l’avons dit, gagnant les sources de l’Asope, descendit vers la plaine par ce défilé que les Béotiens appellent les Trois têtes, et les Athéniens la Tête de Chêne.

Malgré la fatigue qu’avaient dû éprouver les voyageurs, ils ne s’arrêtèrent à Platée que le temps de prendre leur repas, et poursuivirent leur route vers Thèbes, où ils arrivèrent à la nuit tombante. Avec les montées, les descentes, les tours et les détours du Cithéron, ils avaient fait dans la journée à peu près quatorze de nos lieues.

Thèbes était encore, à cette époque, une ville méritant qu’on s’y arrêtât, non seulement à cause de ses souvenirs mais même à cause de son importance présente. Et, cependant, les beaux jours de la ville aux cent portes étaient passés : sur elle avaient régné Cadmus, Labdacus, Laïus, Œdipe, Étéocle et Polynice ; contre elle avaient eu lieu la guerre des sept chefs, immortalisée par Eschyle, et celle des Épigones, qui n’eut pas le bonheur d’avoir son poëte et resta dans la demi-obscurité de l’histoire. — Amphion, Pindare, Épaminondas, étaient de Thèbes. — Alexandre la détruisit de fond en comble, pour la punir de s’être révoltée contre lui, et, de la capitale de la confédération béotienne, ne laissa debout que la maison du chantre des Olympiques.

Et, cependant, comme devaient plus tard le faire Athènes et Corinthe, ses sœurs, Thèbes était sortie de ses ruines ; puis elle avait été prise dans ce vaste filet de conquêtes que Rome jetait sur le monde : il en résultait qu’une partie de la population était italienne, et que, de même qu’on entendait, à chaque instant, parler grec dans les rues de Rome, de même, dans les rues de Thèbes, à chaque instant, on entendait parler latin.

Le lendemain, à la même heure que la veille, les voyageurs se remirent en route ; au bout d’une heure et demie de marche, ils avaient atteint le lac Hylica ; puis ils avaient, en le côtoyant, traversé le Schœnus ; laissé à leur droite le mont Hypate, à leur gauche la ville d’Acrœphia ; et, deux autres heures écoulées, ils s’arrêtaient sur les degrés du temple d’Apollon, d’où ils embrassaient, dans toute son étendue, le lac Copaïs, ce grand impluvium de la Béotie, qui avait seul le privilége de fournir au reste de la Grèce les roseaux harmonieux avec lesquels les joueurs de flûte soutenaient leurs luttes musicales, à Orchomène, dans les fêtes des grâces, à Libethra, dans les fêtes des muses, et à Thespis, dans les fêtes de l’Amour.

La nuit surprit les voyageurs à Copœ ; mais le jour les retrouva traversant le Platanius pour se rendre à Oponte. Le royaume d’Ajax, fils d’Oïlée, la patrie de Patrocle, ami d’Achille, ne les retint qu’une heure ; puis, vers le milieu du jour, ils se remirent en route, côtoyant la mer d’Eubée, traversant Thronium, voyant grandir, à leur gauche le mont Œta, du sommet duquel Hercule, dans un nuage de feu, monta vers l’Olympe, et se resserrer devant eux le défilé des Thermopyles.

En sortant de Thronium, le chemin s’était croisé plusieurs fois avec le Boagrius ; la route et le fleuve semblaient deux serpents qui, luttant l’un contre l’autre, se fussent étreints de leurs replis, jusqu’à ce que le fleuve, en formant le port de Tarphe, allât se jeter dans le golfe Maliaque, et que la route, continuant de longer la mer, se trouvât, un peu au-dessous de la pierre d’Hercule, rétrécie au point qu’un char pouvait à peine y passer.

C’était là que, quatre siècles auparavant, Léonidas, ayant campé avec ses trois cents Spartiates et ses sept cents Lacédémoniens, fut rejoint par mille soldats de Milet, quatre cents de Thèbes, mille de Locres, et autant de la Phocide.

Cela faisait au roi de Sparte sept mille quatre cents hommes à peu près. — Qu’attendait-il là ? Xerxès, un million de Perses, et deux cent mille auxiliaires !

Xerxès avait une terrible revanche à prendre au nom de son père Darius. Aussi avait-il dit : « Je traverserai les mers, je raserai les villes coupables, et j’emmènerai leurs citoyens captifs ! »

Alors, il avait fait un appel aux peuples de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe.

Il avait levé neuf cent mille soldats dans son royaume ;

Carthage lui avait envoyé cent mille Gaulois et Italiens ;

La Macédoine, la Béotie, l’Argolide et la Thessalie cinquante mille hommes ;

La Phénicie et l’Égypte, trois cents vaisseaux tout montés et tout équipés.

Trois rois et une reine marchaient sous ses ordres :

Le roi de Tyr, le roi de Sidon, le roi de Silicie, la reine d’Halicarnasse.

Il partit, jeta un pont de bateaux sur l’Hellespont, éventra le mont Athos, se répandit comme un torrent dans la Thessalie, et vint couvrir de ses tentes le pays des Maliens.

On lui avait dit que, près d’Anthela, il y avait une armée grecque qui l’attendait ; seulement, il ignorait que cette armée se composât de sept mille hommes.

Chaque Lacédémonien, Spartiate, Thébain, Thespien ou Locrien, avait cent cinquante ennemis à combattre.

Eux savaient cela, par exemple ; aussi venaient-ils pour mourir.

Avant de quitter Sparte, les trois cents élus de la mort avaient célébré leurs jeux funèbres, en signe qu’ils se regardaient déjà comme dormant dans le tombeau.

Au moment où Léonidas avait pris congé de sa femme, celle-ci l’avait prié de lui exprimer son dernier vœu, afin qu’elle s’y conformât.

— Je vous souhaite, avait répondu Léonidas, un époux digne de vous, et des enfants qui lui ressemblent.

Alors, aux portes de la ville, — ou plutôt aux dernières maisons, car Sparte n’avait ni murailles ni portes, — les éphores l’avaient rejoint.

— Roi de Sparte, lui avaient-ils dit, nous venons te représenter que tu as bien peu d’hommes pour marcher au-devant d’une si nombreuse armée.

Mais lui avait répondu :

— Il ne s’agit point de vaincre, il s’agit de donner à la Grèce le temps de rassembler son armée. Nous sommes peu pour arrêter l’ennemi ; mais nous sommes trop pour le but que nous nous proposons : notre devoir est de défendre le passage des Thermopyles, notre résolution est d’y périr. Trois cents victimes suffiront à l’honneur de Sparte, et Sparte serait perdue si elle me confiait tous ses guerriers, car je présume que pas un seul d’entre eux n’oserait prendre la fuite.

Il partit, traversa l’Arcadie, l’Argolide, la Corinthie, hésita un instant entre l’Isthme et les Thermopyles, opta pour ces dernières, franchit les montagnes de la Béotie, et vint camper à Anthela, où il occupa aussitôt ses hommes à relever l’ancienne muraille qui barrait la route, et qu’on appelait la muraille des Phocéens, parce que ceux-ci l’avaient fait bâtir au temps de leur guerre avec les Messéniens. Ce fut chose facile et vite achevée : le chemin n’avait de largeur, en cet endroit, que pour le passage d’un char.

Un poste de Spartiates fut placé derrière la rivière Phœnix ; il était destiné à défendre les approches du défilé.

Un sentier connu des pâtres seuls s’escarpait aux flancs de l’Anopée, suivait son sommet, et, redescendant un peu au-dessus du bourg d’Alpenus, aboutissait à la pierre d’Hercule Mélampyge. Léonidas envoya, pour le défendre, ses mille Phocéens, qui s’établirent sur les hauteurs du mont Œta, dominant le mont Anopée.

Ces précautions étaient prises, non pas pour vaincre, mais pour mourir aussi lentement que possible : plus la mort serait lente, plus la Grèce aurait de temps pour réunir son armée.

C’était une question de semaines, de jours, d’heures.

Les Spartiates et leurs alliés étaient arrivés les premiers ; c’était déjà beaucoup : ils étaient sûrs d’avoir pour tombeau la place qu’ils avaient choisie.

Ils avaient vu venir cette multitude asiatique ; ils avaient entendu le bruit des chars et des chariots de ce million d’hommes ; ils avaient senti la terre trembler au bruit de leurs pas.

À peine daignèrent-ils lever la tête pour regarder de quel côté arrivait la mort !

Un jour, un cavalier perse parut : c’était un envoyé de Xerxès qui venait reconnaître à quels ennemis le roi des rois avait affaire.

Les uns s’exerçaient à la lutte, tandis que les autres peignaient et lissaient leurs chevelures ; car le premier soin du Spartiate à l’approche du danger était de parer ses cheveux et de se couronner de fleurs.

Le cavalier put pénétrer jusqu’à l’avant-poste, regarder les jeux, compter les joueurs, et se retirer à loisir. Les Spartiates ne parurent pas l’avoir remarqué.

N’ayant vu que les Spartiates, — car le mur des Phocéens lui avait dérobé le reste de l’armée, — le cavalier revint vers Xerxès, et lui dit :

— Ils sont trois cents !

Xerxès n’y put croire ; il craignait quelque embûche, il attendit quatre jours.

Le cinquième, il écrivit à Léonidas :

« Roi de Sparte, si tu veux te soumettre, je te donne l’empire de la Grèce. »

Léonidas répondit :

« J’aime mieux mourir pour ma patrie que de l’asservir. »

Alors, Xerxès écrivit cette seconde lettre :

« Rends-moi tes armes. »

Au-dessous de cette laconique sommation, Léonidas écrivit cette non moins laconique réponse :

« Viens les prendre ! »

Après avoir lu, Xerxès appelle à lui un corps d’armée composé de Mèdes et de Cissiens.

— Marchez contre ces trois cents insensés, dit-il, et amenez-les-moi vivants.

Le corps d’armée se mit en marche ; il était de vingt mille hommes.

Un soldat accourut à Léonidas, en criant :

— Voici les Mèdes, ô roi ! ils sont près de nous !

— Tu te trompes, répondit Léonidas : c’est nous qui sommes près d’eux.

— Ils sont si nombreux, ajouta le soldat, que leurs traits suffiront pour obscurcir le soleil.

— Tant mieux ! repartit un Spartiate nommé Diénecès, nous combattrons à l’ombre.

Alors, Léonidas ordonna, non point d’attendre les soldats de Xerxès, mais de sortir des retranchements, et de marcher à eux !

Là, ils n’étaient que trois cents ; — il est vrai que les Mèdes et les Cissiens n’étaient que vingt mille.

Au bout d’une heure de combat, les vingt mille soldats de Xerxès étaient en fuite !

Xerxès envoya à leur secours les dix mille immortels.

On les appelait les dix mille immortels, parce que les brèches faites dans leurs rangs par la mort étaient à l’instant même remplies ; ils se recrutaient parmi les plus braves de l’armée, et ne restaient jamais un jour incomplets.

Hydarnès les commandait.

Après une lutte acharnée, ils furent repoussés à leur tour.

Ô Sparte, Sparte ! que tu avais raison de dire que ta meilleure muraille était la poitrine de tes enfants !

Le lendemain, le combat recommença.

Le lendemain, les Perses furent battus une seconde fois.

La nuit vint sur cette seconde défaite. Xerxès, sous sa tente, soucieux, la tête appuyée dans sa main ; Xerxès, désespérant de forcer le passage, se demandait si mieux ne valait pas renoncer à son expédition.

Il se rappelait que, lorsqu’il avait été à Babylone pour voir le tombeau du roi Belus, il avait fait ouvrir ce tombeau.

Le tombeau renfermait deux cercueils, un plein, l’autre vide.

Une inscription placée dans le cercueil vide présentait ces mots :

« J’attends la fortune de celui qui m’ouvrira. »

Cette fortune, après deux pareils échecs contre trois cents hommes seulement, n’était-elle pas sur le point d’être ensevelie avec le cadavre du roi Belus ?

Hydarnès entra dans la tente du roi ; il amenait un homme : cet homme était un traître ; ce traître s’appelait Épialtès.

Garder le nom des braves est une piété, garder le nom des traîtres est une justice ; ce n’est pas assez que l’histoire soit pieuse, il faut qu’elle soit juste.

Les Grecs avaient une divinité qu’ils appelaient Nemesis, — Vengeresse !

Ce traître venait dénoncer au roi des Perses le sentier du mont Anopée.

Hydarnès et ses dix mille immortels partirent à l’instant même, ayant pour guide Épialtès.

À l’aide des chênes qui couvraient les flancs de la montagne d’une ombre rendue encore plus épaisse par celle de la nuit, ils arrivèrent jusqu’aux Phocéens.

Ceux-ci tinrent un instant : ils étaient mille, et combattaient seulement un contre dix ; mais ils n’étaient ni Spartiates ni Lacédémoniens.

Léonidas entendit le bruit du combat qui se livrait au-dessus de sa tête ; puis des sentinelles accoururent, et lui dirent que le passage était forcé.

À l’instant même, il rassembla les chefs de ses auxiliaires. Tous étaient d’avis de se retirer et de défendre le passage de l’Isthme.

Mais Léonidas secoua la tête.

— C’est ici, dit-il, que Sparte nous a ordonné de mourir : c’est ici que nous mourrons… Quant à vous, poursuivit-il, réservez-vous, vous et vos soldats, pour des temps meilleurs !

Eux voulaient rester ; Léonidas parla au nom de la Grèce, et les hommes du Péloponèse, les Locriens, les Phocéens, se retirèrent.

Mais les Thespiens et les Thébains déclarèrent qu’ils n’abandonneraient pas les Spartiates.

Les hommes du Péloponèse étaient trois mille cent ; les Locriens, treize cents ; les Phocéens, mille.

C’étaient cinq mille quatre cents hommes qui se retiraient ; — c’étaient deux mille cent hommes qui restaient.

Ceux qui se retiraient eurent le temps de regagner Thronium avant que les dix mille immortels leur eussent coupé le chemin.

Le soir, on vint dire à Léonidas qu’Hydarnès était à Alpenus, et que, le lendemain, il attaquerait en queue en même temps que Xerxès attaquerait en tête.

— Alors, répondit Léonidas, n’attendons pas à demain.

— Que ferons-nous donc ? lui demanda son frère.

— Nous marcherons, cette nuit, sur la tente de Xerxès, et nous le tuerons ou nous périrons au milieu de son camp… En attendant, soupons !

Le repas fut léger ; le passage qui fournissait les vivres était coupé.

On en fit l’observation à Léonidas.

— Ce n’est qu’un à-compte, dit-il ; nous souperons mieux, cette nuit, chez Pluton !

Puis, se retournant, il aperçoit deux Spartiates, tous deux jeunes et beaux, tous deux ses parents.

L’un parlait bas à l’autre ; — sans doute lui confiait-il quelques-uns de ces secrets du cœur que, près de mourir, l’homme aime à verser dans le cœur d’un ami.

Léonidas les appelle tous deux, donne au premier une lettre pour sa femme ; au second, une mission secrète pour les magistrats de Lacédémone.

Tous deux sourient à la ruse dans laquelle ils reconnaissent la tendre pitié de Léonidas.

— Nous ne sommes pas ici pour porter des ordres, disent-ils, nous y sommes pour combattre !

Et ils vont se replacer au rang qui leur est assigné.

Au milieu de la nuit, Léonidas sort sans bruit de ses retranchements, et, au pas de course, à la tête de sa petite armée, renverse les postes avancés, et entre comme un coin de fer dans le camp des Perses avant que ceux-ci aient pu se mettre en défense. La tente de Xerxès est au pouvoir des Spartiates ; mais le roi des rois, comme il s’intitule, a eu le temps de fuir ! sa tente est mise en lambeaux ; puis, avec des cris terribles, Spartiates, Lacédémoniens, Thespiens, Thébains, se répandent dans le camp, frappant au hasard au milieu de cette multitude épouvantée parmi laquelle les bruits les plus terribles circulent : on dit qu’Hydarnès et ses dix mille immortels ont été précipités du haut des rochers ; on dit qu’un renfort est arrivé aux Spartiates, et que c’est ce renfort qui leur a donné le courage d’attaquer ; on dit que toute l’armée grecque suit ce renfort, et va entrer en ligne.

Si les Perses eussent pu fuir, ils étaient perdus ; mais, la nuit, ignorants du chemin, avec la mer à leur gauche, les montagnes de Trachis à leur droite, les gorges de la Thessalie derrière eux, ils ne peuvent qu’opposer l’inerte résistance du nombre.

Toute la nuit, on tua.

Mais le jour vint : les premiers rayons du soleil dénoncèrent le petit nombre des assaillants ; alors, toute cette multitude n’eut qu’à se serrer pour dévorer, comme un gouffre, les quelques hommes de Léonidas.

Et, cependant, la lutte continua plus acharnée que jamais. — Léonidas fut tué ! — L’honneur d’enlever son corps, l’honneur de le défendre double autour du cadavre l’ardeur du combat ; deux frères de Xerxès, les principaux des Perses, deux cents Spartiates, quatre cents Lacédémoniens, quatre cents Thespiens, deux cents Thébains lui font une hécatombe digne de lui ! Puis, enfin, par un suprême effort, les Grecs repoussent leurs ennemis, restent maîtres du corps de Léonidas, se mettent en retraite, repoussent quatre fois l’ennemi, laissent des hommes dans chacune de ces attaques, mais repassent le Phœnix, mais s’arrêtent derrière leur muraille, et tiennent là jusqu’à ce qu’Hydarnès et ses dix mille immortels viennent les attaquer du côté d’Alpenus.

Tous tombèrent.

Trois étaient absents. Un presque aveugle était resté au bourg d’Alpenus ; là, il apprend qu’Hydarnès et ses dix mille hommes ont suivi le sentier de la montagne, sont descendus à la pierre d’Hercule, et marchent contre ses compagnons ; il prend son bouclier, son épée, se fait conduire par son esclave, se jette au hasard dans les rangs des Perses, et tombe percé de coups ! Les deux autres s’étaient éloignés, ne sachant pas l’attaque si imminente, afin d’accomplir un ordre de leur général ; soupçonnés, à leur retour, de n’avoir pas mis tout en œuvre pour arriver à l’heure du combat, l’un se tue de ses propres mains, l’autre se fait tuer à Platée.

Xerxès continua sa route, et Salamine fut le pendant de Marathon…

Apollonius et son compagnon s’arrêtèrent un instant au tombeau de Léonidas ; si préoccupé que fût Isaac Laquedem de la lutte gigantesque entreprise pour son propre compte, il était impossible que lui, qui allait relier l’ancien monde au monde nouveau, ne donnât point un regard à ce glorieux paysage.

Ce fut pendant ce temps qu’Apollonius lui raconta ce grand dévouement, qui demeurera un immortel exemple pour les hommes et pour les peuples.

Puis tous deux reprirent leur chemin.


CHAPITRE XXVI.

le voyage.


Les voyageurs approchaient du but de leur longue course. Ils venaient d’entrer dans la Thessalie ; ils quittaient le mont Œta, encore noirci de la flamme du bûcher d’Hercule ; ils avaient traversé Hypate et Lamia, les villes des magiciennes ; ils allaient s’engager dans les gorges du mont Othrys, sur la cime duquel les géants avaient lutté dix ans contre Jupiter ; enfin, ils laissaient, à leur droite, le fleuve Acheloüs, qui avait tenté de disputer Déjanire à Hercule, lorsque celui-ci l’emportait à travers ses flots, et qui, vaincu trois fois par le fils d’Alcmène sous trois formes différentes, — fleuve, serpent, taureau, — avait fini par laisser une de ses cornes entre les mains de son vainqueur.

Les gorges de la Thessalie traversées, on allait se trouver au cœur du vieux monde, aux sources des traditions mythologiques, sur une terre tout empreinte des pas gigantesques des héros et des demi-dieux. C’est dans le vaste bassin vers lequel descendaient Apollonius et Isaac, et où les attendait Canidie pour les faire assister à ces nocturnes mystères que la magie antique a légués à nos sorcières du moyen âge ; c’est là, disons-nous, qu’une mer intérieure, une autre Caspienne, avait séjourné jusqu’au moment où Neptune, frappant de son trident les monts, autrefois réunis, de l’Olympe et de l’Ossa, lui avait donné passage en créant la vallée de Tempé, dont le nom même signifie ouverture.

À mesure que la mer, se précipitant dans le golfe Thermaïque par la vallée de Tempé, qui venait de lui être creusée, laissait à découvert la plaine, grasse de limon, les peuples de l’Olympe, du Pinde, de l’Ossa, du Pélion et de l’Othrys descendaient sur cette terre nouvelle ; — seuls, les centaures, fils d’Ixion et de la Nue, restèrent sur les hauts plateaux de leurs montagnes.

Alors, commencent les temps épiques de la Thessalie, qui, par plusieurs points se reliant à notre sujet, nous forcent de jeter sur eux un rapide regard.

À l’horizon le plus lointain, là où l’histoire se confond encore avec la fable, le premier drame que nous voyons se dérouler s’accomplit au milieu d’une fête nuptiale. Le Lapithe Pirithoüs, fils lui-même d’Ixion, épouse Hippodamie, fille d’Adraste, et invite à son mariage les centaures, ses frères, et leur roi Erichtion. — La fiancée était belle, et, au milieu du repas, Erichtion s’approche d’elle, la prend dans ses bras, et tente de l’enlever ; alors, tout devient une arme, jusqu’aux tisons du foyer. Dans cette première lutte, les centaures sont vaincus, Erichtion est pris, et Pirithoüs ne rend à la liberté son insolent convive qu’après lui avoir, en souvenir et en vengeance de l’injure reçue, coupé le nez et les oreilles.

Ce fut le signal d’une guerre à outrance. Le roi mutilé se mit à la tête d’une armée, et commença par détruire une tribu tout entière de Lapithes commandée par Cenée, qui, d’abord, sous le nom de Cenis, avait été femme. — Neptune avait sollicité et obtenu son amour, et, comme, en récompense de cet amour, il lui avait offert d’exaucer un de ses souhaits, Cenis avait souhaité d’être homme ; alors, Neptune, comblant son désir, non-seulement l’avait faite homme, mais aussi invulnérable. — Cette première lutte avait été terrible. Cenée s’était battu comme un lion : entouré par les centaures, qui n’avaient pu lui arracher la vie, ceux-ci, à force de le frapper de leurs massues, l’avaient enfoncé comme une enclume vivante dans les entrailles de la terre ; puis, sur la place où il avait disparu, ses farouches ennemis avaient abattu une forêt tout entière à laquelle ils avaient mis le feu.

Mais, du sein des flammes s’était envolé un oiseau aux ailes d’or : c’était l’immortel Cenée qui remontait au ciel !

Les centaures continuèrent leur course vers la capitale du pays des Lapithes ; mais un secours inattendu venait d’arriver à ceux-ci.

Thésée, importuné de la renommée de Pirithoüs, était parti d’Athènes pour le combattre : et, se jugeant digne d’un pareil adversaire, Pirithoüs avait pris les armes, et avait marché au-devant de lui. Or, lorsqu’ils se trouvèrent en face l’un de l’autre, chacun des deux héros sentit l’admiration succéder au désir de combattre ; les mains fermées, qui apportaient la mort, s’ouvrirent et se jurèrent, en s’étreignant, une éternelle amitié ; et tous deux revinrent appuyés l’un à l’autre comme les Dioscures.

Ce fut alors que Pirithoüs apprit l’invasion des centaures, et la défaite de Cenée. Thésée et lui marchèrent aussitôt contre les agresseurs : les ennemis de Pirithoüs étaient devenus les ennemis de Thésée. La guerre dura trois ans. Enfin, les centaures, vaincus dans toutes les rencontres, ne devant leur salut qu’à la rapidité de leur course, furent détruits ou chassés. Chiron resta seul sur le Pelion : son titre de précepteur de Thésée, et les bienfaits qu’il avait répandus sur toute la contrée en s’adonnant aux sciences et surtout à la médecine, lui méritèrent cette faveur.

Après Pirithoüs, qui, amoureux de Proserpine, essaye de descendre aux enfers, et se fait étrangler par le chien à la triple gueule, arrive l’argonaute Jason.

Jason naît à Iolchos ; son père Eson vient d’être détrôné par Pelias, son frère ; aussi, tremblant pour son fils, Eson répand-il le bruit de sa mort, tandis que, à peine délivrée, Alcimède prend l’enfant dans sa tunique, et le porte au centaure Chiron, qui se charge d’en faire un héros.

L’enfant, en sûreté, grandit aux mains de Chiron, et devient jeune homme ; alors, l’oracle des Magnésiens lui ordonne de prendre deux javelots, et, vêtu d’une peau de léopard, de rentrer à Iolchos pour y réclamer le trône paternel.

Jason obéit à l’oracle, descend de sa montagne, se présente devant Pelias, se fait reconnaître pour son neveu, et hasarde l’aventureuse demande.

— Soit, répond Pelias ; mais il faut que quelque exploit digne d’Hercule me prouve que tu es bien le fils d’Eson.

À cette époque, toute la Grèce jurait par Hercule, qui venait d’accomplir ses douze travaux.

— Ordonne, répondit Jason.

— Eh bien, reprit Pelias, après avoir réfléchi un instant, va en Colchide, rapporte-moi la toison d’or, et le trône d’Iolchos est à toi !

Qu’était-ce que cette toison d’or ambitionnée par Pelias ? Nous allons le dire.

Athamas, roi d’Orchomène en Béotie (en passant près du lac Copaïs, des degrés du temple d’Apollon, où ils s’étaient assis, deux jours auparavant, nos voyageurs, à cette heure de la soirée où l’atmosphère s’épure, avaient pu, sur l’autre rive du lac, apercevoir Orchomène dans les bleuâtres lointains du mont Parnasse), Athamas, roi d’Orchomène en Béotie, avait eu de sa première femme, Néphelé, un fils nommé Phryxus, et une fille nommée Hellé.

Bientôt Athamas, s’étant lassé de Néphelé, la répudia, et, en secondes noces, épousa Ino, fille de Cadmus ; mais la marâtre, comme c’est l’habitude, prit en haine les enfants du premier lit, et résolut de se débarrasser d’eux.

Voici de quelle façon elle tenta d’arriver à ce but.

Elle corrompit le blé renfermé dans les greniers publics et destiné à ensemencer la terre ; le blé avorta dans les sillons, la récolte fut perdue, une famine se déclara.

On eut recours à l’oracle de Delphes pour savoir ce qu’il y avait à faire en cette extrémité.

Ino gagna à prix d’or les messagers d’Athamas, et ceux-ci rapportèrent que, si l’on voulait conjurer le fléau qui désolait le pays, il fallait, suivant l’oracle, immoler aux dieux les enfants de Néphelé. — Dans les premiers âges des religions, les dieux sont toujours anthropophages ; ce n’est que plus tard, dans la seconde période, qu’on parvient à tromper leur goût pour la chair humaine, en y substituant la chair des animaux. Le Dieu des Juifs lui-même, Jehovah, demande à Abraham le sacrifice de son fils Isaac, et accepte celui de la fille de Jephté.

Phryxus et sa sœur Hellé étaient déjà au pied des autels, la tête couronnée de fleurs : ils tendaient déjà la gorge au couteau des sacrificateurs, lorsque, pâle, les cheveux épars, folle de douleur, Néphelé perce la foule, s’empare des deux victimes, et disparaît sans qu’un seul des spectateurs essaye d’arrêter cette mère qui arrache ses deux enfants à la mort.

Maintenant, que va-t-elle en faire, et comment échapperont-ils à la haine de leur marâtre ? Mercure y a pourvu : il a donné à Néphelé le bélier Chrysomallos, qui vole et qui parle ; en outre, comme l’indique son nom, sa toison est d’or pur.

Le bélier attendait Néphelé au bord du lac Copaïs. La mère, effarée et tremblante, lui mit les deux enfants sur le dos, et le bélier s’enleva dans les airs prenant la direction de la Colchide.

À moitié de la route à peu près, Hellé, prise du vertige, se laissa tomber dans le canal qui conduisait de la mer Égée à la Propontide. C’est depuis lors que, du nom de celle qu’il avait engloutie, ce canal s’appela Hellespont.

Phryxus aborda sain et sauf en Colchide, immola, par ordre de Mercure, le bélier sauveur, à Jupiter, qui le plaça au rang des signes du Zodiaque, mais il garda la toison, et, de cette toison, paya l’hospitalité que lui donna le roi Éetes.

Cette précieuse toison que, dès ce moment, on regarda comme le palladium du royaume, fut suspendue à un chêne, et mise sous la garde d’un dragon.

C’est cette toison que demandait Pelias à son neveu Jason.

Lui demander cette toison, c’était, s’il se chargeait de l’entreprise, l’envoyer à la mort.

Jason accepte.

Alors, commence le merveilleux voyage des argonautes ou des navigateurs sur Argo.

Il s’agissait, d’abord, de construire un navire, science complétement inconnue des Grecs du Nord, qui, par tradition seulement, connaissaient ces nefs hasardeuses qui, des rives de la Phénicie ou de l’Égypte, avaient transporté dans la Grèce du Midi les colonies conduites par Cadmus, Cecrops, Ogygès et Inachus.

On se mit à l’œuvre, on abattit les plus beaux sapins du Pelion pour en faire le pont et la carène du bâtiment ; puis Minerve apporta elle-même de Dodone, c’est-à-dire de la forêt où les arbres parlent, le chêne qui devait fournir au vaisseau son unique mât.

Le bâtiment est construit à Pagase ; Argus, fils de Polybe et d’Argée, en dirige le travail ; jusque-là, les navires étaient de forme ronde : Argus, le premier, donne au sien la forme allongée du poisson ; en outre, il le fait pour marcher à la rame et à la voile.

Cinquante-six guerriers, dont nous connaissons les noms, — tandis que nous avons oublié ceux des compagnons de Christophe Colomb, de Vasco de Gama et d’Albuquerque, — accompagneront Jason dans l’aventureuse entreprise.

Comment les noms de ces cinquante-six héros sont-ils parvenus jusqu’à nous, et, argonautes de l’immortalité, ont-ils, voguant à travers les écueils des siècles, sur la mer du temps, abordé dans le port de l’avenir ? C’est qu’il y a deux mille ans, un poëte, en soufflant dessus, a, dans le ciel de l’antiquité, où tant d’étoiles ont sombré comme des bâtiments de flamme, ravivé ces astres guerriers ! Suprême et majestueux pouvoir de la poésie, qui fait la lumière là où elle brûle, les ténèbres là où elle est éteinte, et qui, pareille aux Dieux, parfume d’immortalité les têtes qui lui sont chères !

Maintenant, quels seront les chefs entre tous ces héros ?

Hercule, qui commandera jusqu’à ce qu’il abandonne tout pour chercher son cher Hylas.

Un mot sur cette gracieuse tradition.

Au milieu de la tempête qui a, pendant douze jours, battu le navire Argo, Hercule a laissé tomber à la mer sa massue, son arc et ses flèches.

La tempête se calme enfin ; le navire jette l’ancre à l’embouchure du Rhindaque.

D’immenses et sombres forêts s’étendent sur la croupe des montagnes, Hercule y voit un moyen de remplacer ses armes perdues. Suivi du fidèle enfant qu’il a amené de Mysie, il s’avance vers le bois le plus proche, coupe un chêne dont il fait une massue, un frêne dont il fait un arc, et il envoie Hylas cueillir, pour en faire des flèches, des roseaux dont il voyait les cimes flexibles se balancer au vent.

Le bel enfant le quitta ; mais l’eau de la fontaine où se balançaient les roseaux était si pure, qu’il ne put résister à la soif qui le pressait ; — d’ailleurs, comment soupçonner le danger ? — Il se mit à genoux, et approcha de l’eau son frais visage : c’était une trop puissante tentation pour les nymphes de ce rivage solitaire ; jamais si charmante bouche n’avait effleuré leur cristal humide ; les longues boucles de cheveux blonds de l’adolescent trempaient dans l’onde : les nymphes le saisirent par les boucles de ses cheveux, et l’attirèrent à elles ; il voulut jeter un cri, et n’eut que le temps de pousser un soupir !

Hercule, à ce soupir, leva la tête ; mais il prit pour une haleine de la brise ce dernier souffle terrestre de son jeune compagnon.

Cependant, quand la massue fut taillée, quand l’arc fut façonné, il appela Hylas. — Hylas, entraîné dans les grottes profondes de la fontaine, ne put répondre.

Les cris d’Hercule redoublèrent. Les argonautes, restés sur le rivage, entendirent les appels désespérés du fils de Jupiter retentir, du matin jusqu’au soir, dans la forêt, puis s’éloigner du côté du midi. Toute la nuit, ces cris arrivèrent jusqu’à eux s’affaiblissant de plus en plus ; au point du jour, ils s’éteignirent. — Présumant, alors, qu’ils ne reverraient plus Hercule, les argonautes reprirent la mer.

Les chefs de cette expédition étaient donc :

Hercule, qui commanda pendant la première partie du voyage ;

Jason, qui lui succédera ;

Tiphys, qui sera le pilote ;

Orphée, qui chantera l’expédition ;

Esculape, qui sera le médecin de l’équipage ;

Lyncée, qui signalera les écueils ;

Calaïs et Zethès, qui commanderont aux rameurs ;

Enfin, Pelée et Telamon, qui veilleront à la poupe, tandis qu’Hercule veillera à la proue.

Jason fit prêter à tous ses compagnons le serment de ne pas revenir sans la toison d’or ; on offrit un sacrifice aux Dieux ; puis on déplia la voile, et on laissa tomber les rames à la mer.

Alors, le navire Argo, aux acclamations des douze villes qui s’élevaient au bord du golfe Pagasétique, et que, pareille à une reine, dominait Iolchos, s’avança vers la mer Égée, et doubla majestueusement le cap Sepias.

Là, sur un rocher du mont Pelion surplombant la mer, se tenait le centaure Chiron, précepteur de Thésée et de Jason. On pouvait voir, appuyé à sa robuste épaule, un enfant qui pleurait de douleur d’être trop jeune encore pour prendre part à cette illustre expédition.

Cet enfant, c’était Achille.

Le vaisseau s’éloigna vers le nord-est, et disparut dans la direction du détroit d’Hellé.

Abandonnons aux caprices de la mer l’aventureux navire, qui, six ans plus tard, vainqueur des flots, des vents, des écueils, des hommes, des monstres et des Dieux, rentrera dans ce même golfe où il a été construit, rapportant la toison d’or conquise, et Médée enlevée.

Cet enfant qui pleurait, avons-nous dit, c’était Achille.

Achille ! c’est encore un fils de la Thessalie.

Un oracle a prédit à sa mère Thétis, la plus belle des néréides, qu’elle mettrait au jour un fils plus grand que son père. Apollon, Neptune, Jupiter, l’avaient tour à tour demandée pour femme ; mais, à cette prédiction d’un oracle qui avait la réputation de ne jamais mentir, — c’était l’oracle de Thémis, — chacun avait retiré sa demande. Thétis en fut donc réduite à épouser un simple mortel. Au moins voulut-elle qu’il fût digne d’être dieu ; elle déclara qu’elle ne serait la femme que de celui qui l’aurait vaincue. Beaucoup essayèrent inutilement ; enfin, guidé par les conseils de Chiron, Pelée, petit-fils d’Éaque, roi d’Égine, vainquit la sauvage déesse. Les noces se firent sur le Pelion ; tous les dieux y avaient été invités, sauf Éris, fille de la Nuit, sœur du Sommeil et de la Mort.

On sait comment la terrible déesse se vengea de cet oubli en jetant au milieu du festin une pomme d’or sur laquelle étaient écrits ces mots : À la plus belle !

Que faisait Achille, fils de Thétis et de Pelée, près du centaure Chiron ? Il attendait cette guerre de Troie à laquelle donna lieu l’enlèvement d’Hélène par Pâris, et où il devait mourir pour revivre éternellement dans les vers d’Homère !

C’était aussi un Thessalien, cet Admète qui faisait partie des cinquante-six compagnons de Jason, et qui, pour le suivre, avait quitté la belle Alceste, qu’il adorait.

Alceste était fille de Pelias, et, par conséquent, cousine de Jason ; son père avait déclaré qu’il ne la donnerait en mariage qu’au héros qui entrerait dans Iolchos sur un char traîné par deux bêtes farouches d’espèce différente. La condition était difficile à remplir. Par bonheur, pendant l’exil d’un an qu’il avait passé sur la terre pour avoir tué les cyclopes, Apollon avait reçu l’hospitalité chez Admète, et lui avait payé cette hospitalité en gardant ses immenses troupeaux. — Admète s’adresse, alors, au dieu qui fut son hôte, et Apollon lui donne un lion et un sanglier que lui-même a façonnés au joug. Admète entre donc à Iolchos sur un char traîné par ces deux animaux, et obtient la main d’Alceste ; puis, comme nous l’avons dit, il fait l’expédition des argonautes, et ne rentre dans ses États que pour tomber malade d’une maladie mortelle. Alceste, désespérée, consulte l’oracle, qui répond que la vie d’Admète sera sauvée, pourvu qu’une autre personne consente à mourir pour lui ; alors, Alceste n’hésite pas : elle prend congé de ses enfants bien-aimés, se dévoue, et meurt… À peine est-elle morte, qu’Admète, en effet, se lève sain et sauf de son lit d’agonie, et apprend au prix de quelle sainte existence la sienne lui est conservée ! Au milieu des funérailles, Hercule arrive, s’informe d’où vient ce repas funèbre ; d’où viennent ces habits de deuil, ces gémissements, ces chants funéraires, ces larmes ; on lui raconte la douleur d’Admète, le dévouement d’Alceste. Alors, il entre dans le sépulcre, lutte avec la mort, lui arrache le cadavre d’Alceste, et replace la noble femme, immobile et silencieuse, sur le lit, où, neuf jours après, elle rouvrira les yeux, et reviendra à la vie !…

Tel était le pays magique à travers lequel s’avançaient Apollonius et son compagnon ; telles étaient les traditions qu’Isaac écoutait avec une sombre avidité.

En effet, quel était le nœud éternel de tous ces drames ? La lutte de l’homme contre les éléments ou contre la divinité.

Si Cenée avait succombé, Jason avait réussi ; si Achille était mort, Hercule, immortel, était monté aux cieux.

En luttant contre le nouveau dieu qui venait de réclamer l’empire du ciel et de la terre, il ne ferait donc que continuer, à travers les âges modernes, la tradition du vieux monde, dont il était le représentant.

Et, dans sa bouche, les interrogations succédaient aux interrogations ; et, dans sa mémoire, prenaient place les unes à côté des autres toutes ces légendes merveilleuses, comme dans l’arsenal d’un vassal qui se prépare à une révolte contre son souverain, prennent place, de quelque espèce qu’elles soient, et de quelque pays qu’elles viennent, toutes les armes qu’il peut se procurer, n’ayant de préférence que pour les plus tranchantes, les plus aiguës, les plus empoisonnées, et, par conséquent, les plus mortelles !


CHAPITRE XXVII.

le voyage.


Comme Apollonius achevait de raconter à son compagnon de route cette touchante et poétique tradition d’Alceste, on arrivait à l’extrémité des gorges de l’Othrys, et, de même que, du haut du Cithéron, les deux voyageurs avaient découvert toute la Béotie, depuis le Parnasse jusqu’à l’Eubée, ils découvraient alors toute la Thessalie, enfermée dans l’immense triangle formé par l’Olympe, le Pinde et l’Ossa.

Dans les profondeurs bleuâtres de l’horizon, ils voyaient, comme un fil d’argent, se tordre le Penée, chanté par Simonide, Théocrite et Virgile.

Sur sa rive blanchissait, dans le limpide éther du soir, Larisse, la ville d’Achille.

À droite, se mirant dans son golfe, Iolchos, la ville de Jason.

À gauche, sur un affluent du Penée, Tricca, la ville de Pirithoüs.

Sous leurs pieds, Pharsale !…

À ce mot de Pharsale, Isaac tressaillit ; Pharsale lui rappelait deux noms qui reliaient l’histoire de l’Orient à celle de l’Occident.

Pour la première fois depuis qu’il était en Grèce, il entendait s’éveiller ce double écho qui avait un retentissement et dans l’histoire de son pays, et dans sa propre histoire.

Ces deux noms que lui rappelait Pharsale, c’étaient les noms de César et de Pompée.

C’était Pompée qui avait conquis la Judée, et fait de la Syrie une province romaine.

Isaac avait été porte-enseigne sous Auguste, neveu de César.

Puis, pour avoir eu lieu entre deux mortels, la lutte de ces deux hommes n’avait été ni moins acharnée, ni moins importante que si elle se fût accomplie entre des dieux.

À Pharsale s’était décidée la question de savoir à qui appartiendrait l’empire du monde.

L’empire du monde était resté à César.

Qu’avaient donc de plus que d’autres ces deux hommes qui avaient résumé en eux les deux grands, les deux derniers mots de toutes les luttes sociales, de toutes les sociétés humaines : République, empire, — despotisme, liberté ?

Étaient-ils les fils de leurs œuvres ou des instruments aux mains de la Providence ?

Savaient-ils ce qu’ils faisaient, où ils allaient, dans quel but ils étaient nés, pour quelle cause ils devaient mourir ?

Marchaient-ils comme des aveugles sublimes sur cette route du passé à l’avenir où voyagent les hommes, mais qui est le chemin de Dieu ?

C’étaient là de ces questions que ne soulevait pas la philosophie antique.

Mais, sous son seul point de vue matériel, l’événement avait bien assez d’importance pour exciter la curiosité d’Isaac.

— Pharsale ! répéta-t-il lentement après Apollonius. Ainsi, nous avons sous nos pieds le champ de bataille de Pharsale !… On m’a montré, à Alexandrie, la place où Pompée a été assassiné ; montre-moi celle où il a été vaincu.

Apollonius étendit la main, et lui indiquant une colonne élevée sur le versant même de la montagne au sommet de laquelle tous deux étaient debout :

— Là était le camp de Pompée, dit Apollonius, et, là, au confluent de ces deux ruisseaux dont l’un se nomme l’Apidane, et dont l’autre n’a pas de nom, était le camp de César.

Isaac fit signe qu’il écoutait.

— Pompée avait avec lui neuf légions de citoyens romains : cinq amenées d’Italie ; une de vétérans venue de Sicile, et nommée la jumelle, formée qu’elle était de deux légions ; une fournie par la Macédoine que nous avons devant nous, au delà de l’Olympe, et par la Crète, que nous avons derrière nous, au delà des Cyclades ; deux autres levées en Asie par Lentulus. Il avait, en outre, trois mille archers de Lacédémone et du Pont, douze cents frondeurs des îles Baléares et de la Syrie, six cents Gaulois amenés par Dejotarus, cinq cents Thraces envoyés par Cotys, cinq cents Cappadociens conduits par Ariobarzane, deux cents Macédoniens obéissant aux ordres de Rascipolis, cinq cents Gaulois et Germains appelés d’Alexandrie, huit cents cavaliers recrutés parmi ses bergers et ses esclaves ; enfin, trois cents Galates, des Dardaniens, des Besses, des Thessaliens ; en tout, près de deux cent soixante mille hommes ; — de plus, les chevaliers, les sénateurs et la belle jeunesse de Rome, tous accourus là pour en finir d’un seul coup avec l’ennemi commun : César et le peuple ! — À part cette fameuse dixième légion qui ne le quittait jamais, César avait avec lui peu de Romains, mais beaucoup de ce que, en Italie, on appelait des barbares. Ces barbares, c’étaient la pesante infanterie de la Belgique, et l’infanterie légère de l’Avernie et de l’Aquitaine ; c’étaient des cavaliers germains et gaulois, des archers rutènes, une garde espagnole. Au reste, tous soldats dévoués et terribles : à Massilia, un seul de ces hommes s’était rendu maître de tout un vaisseau. En Afrique, Scipion, voulant épargner la vie à l’un d’eux qui avait été fait prisonnier :

« — Les soldats de César, répondit celui-ci, sont habitués à donner la vie, et non à la recevoir ! »

Et il se coupa la gorge. — À Dyrrachium, un autre avait reçu trois blessures et cent trente coups sur son bouclier ! — Dans le camp de Pompée, on ne doutait pas de la victoire ; on s’étonnait seulement que Pompée tardât tant à combattre. Domitius lui demandait :

« — Agamemnon, combien de temps comptes-tu faire durer cette guerre ? »

Cicéron et Favonius conseillaient à leurs amis qui se trouvaient sous les ordres du vainqueur de Sertorius et de Mithridate de renoncer pour cette année aux figues de Tusculum. Afranius, qui avait vendu l’Espagne à César, disait :

« — C’est un marchand qui sait acheter les provinces, mais qui ne sait pas les conquérir ! »

Tout ce qui était resté en Italie était traître, et méritait la mort.

« — Sylla n’est qu’un enfant, disaient les Pompéens ; il ne se doute pas de ce que c’est que proscrire ; nos listes, à nous, sont faites : nous proscrirons, non point par têtes, mais par masses ! »

On se disputait les consulats et les prétures ; on envoyait à Rome retenir les maisons les mieux placées pour la brigue des emplois. Une seule chose embarrassait les plus ambitieux, c’était de savoir qui aurait la charge de grand pontife, dont César était revêtu. La veille de la bataille, il y eut grande fête : on dressa des tables, et l’on joncha les tentes de fleurs et de feuillages. — Un seul homme ne partageait point la confiance commune : c’était Sextus, le fils cadet de Pompée ; — l’aîné, Cneus, était resté couché sur la terre d’Espagne. — La nuit venue, Sextus prit ce chemin que tu vois, et, suivi d’un esclave seulement, gagna ce bois qui s’élève au bord de l’Énipée. Là, dit-on, il consulta la magicienne Érichto, et, par la bouche d’un cadavre à qui elle rendit momentanément la vie, celle-ci lui prédit la défaite du lendemain, l’assassinat de son père en Afrique, et sa mort à lui-même en Asie…

Le Juif sourit à ce récit, qui caressait son espérance.

— Crois-tu, demanda-t-il, les magiciennes d’aujourd’hui de la force des magiciennes du temps de Pompée ?… Crois-tu que Canidie soit aussi savante qu’Érichto ?

— Ne crains rien, dit Apollonius, si Canidie ne te répond pas suivant tes désirs, nous consulterons Érichto elle-même.

— Mais, répondit Isaac, depuis cent ans que Sextus Pompée l’a consultée, elle a eu le temps de mourir.

— Qu’importe ! ne t’ai-je pas dit que c’est par la bouche d’un mort qu’elle a répondu à Sextus ?… Morte ou vivante, Érichto te répondra, si Canidie ne peut te répondre.

— Alors, ne perdons pas de temps, dit Isaac, et allons la joindre où elle nous attend.

— D’autant plus, reprit Apollonius, en se remettant en route, et en commençant à s’avancer, avec le Juif, sur la déclivité de la montagne, d’autant plus que je puis te dire le reste en marchant… — Le combat était décidé ; au point du jour tout fut en mouvement dans le camp de Pompée. Il était temps : César avait pris le parti de se retirer en Macédoine ; l’ordre était déjà donné de plier les tentes, lorsqu’il vit Pompée descendre, avec son armée, des hauteurs où il s’était retranché.

« — Ah ! dit César, il paraît qu’on va nous présenter le combat ; il ne s’agit plus de retraite : on nous offre l’occasion de vaincre ; saisissons-la, elle ne s’offrirait peut-être plus ! »

Pompée fit une longue harangue à ses soldats. César dit seulement aux siens ces trois mots :

« — Frappez au visage ! »

Il prévoyait que cette brillante jeunesse romaine, ces élégants chevaliers, ces beaux des portiques d’Octavie, du champ de Mars et de la via Appia, aimeraient mieux être déshonorés que défigurés… Les deux armées marchèrent l’une contre l’autre. Un vieux centurion placé à l’avant-garde, et qui devait commencer l’attaque, dit à César en passant près de lui au pas de course avec ses hommes :

« — César, tu me loueras aujourd’hui, mort ou vivant ! »

Parmi les soldats de César, cent vingt s’étaient dévoués aux dieux infernaux, à la condition que leur général obtiendrait la victoire. — Pompée, outre sa cavalerie thrace, thessalienne, numide, avait sept mille chevaliers romains, c’est-à-dire toute la noblesse de Rome ; cette troupe, qui haïssait César surtout comme patricien, s’était chargée d’envelopper, par un mouvement rapide, la dixième légion. Labienus, l’ancien lieutenant de César, conduisait l’attaque, et il avait juré de ne déposer les armes que lorsqu’il aurait vaincu son général. Mais César avait prévu cette tactique : il avait renforcé sa dixième légion de six cohortes ; au moment de la charge, ces six cohortes devaient se porter au premier rang, et, au lieu de lancer le javelot, en présenter la pointe en criant le mot de César : « Frappez au visage ! » Cette manœuvre s’exécuta à la lettre. Après une lutte qui ne dura pas une demi-heure, tous ces cavaliers tournèrent bride, et s’enfuirent le visage caché dans leurs mains ! Au centre, César avait donné l’ordre de courir sur l’ennemi en poussant de grands cris ; les cris des barbares étaient encore plus terribles que leurs coups ! d’ailleurs, au moment où le centre chargeait, les chevaliers revenaient en désordre, poursuivis par la cavalerie gauloise de César. — Pompée jugea la journée perdue, et, comme Antoine à Actium, n’essaya pas même de la disputer. Il y a un moment où les plus forts sentent leurs forces s’éteindre, les plus courageux leur courage les abandonner, et où, comprenant que leur heure est venue, et que les dieux leur sont contraires, ils ne songent plus qu’à fuir, et à sauver le seul bien qui leur reste, la vie. Pompée, qui dominait le combat, du haut de ce rocher que tu vois, sauta à cheval, jeta ses insignes afin de ne pas être reconnu, gagna la mer, et s’embarqua pour Lesbos, où il avait laissé sa femme, la jeune et belle Cornélie… Tu as vu sa tombe, tu sais comment il mourut ! — Dès que César vit la victoire décidée, il s’élança au milieu des combattants en criant :

« — Sauvez les citoyens romains ! »

On lui amena Brutus et les sénateurs prisonniers ; il leur demanda leur amitié, et leur offrit la sienne. Puis, parcourant le champ de bataille, il dit avec douleur, voyant les morts dont la terre était jonchée :

« — Ce sont eux qui l’ont voulu ! Me voilà maître du monde par un crime ; et, si j’eusse déposé les armes, ils me mettaient à mort comme un bandit ! »

De tous les prisonniers, il n’en fit tuer que trois : c’étaient de jeunes chevaliers qui s’étaient amusés à faire égorger ses affranchis, ses esclaves et ses lions…

Isaac resta pensif un instant ; puis :

— Crois-tu, demanda-t-il à Apollonius, que tous ces événements naissent, grandissent, s’achèvent par un simple effet du hasard, ou, que, préparés, combinés par la Providence, ils servent à l’accomplissement d’un but arrêté d’avance dans la pensée des dieux ?

— Je ne sais pas ce qu’enseigne ta religion à ce sujet, et peut-être ne le sais-tu pas non plus, répondit Apollonius ; car on dit que la religion juive a des secrets connus de ses prêtres seuls, et que quelquefois Jehovah s’est laissé fléchir par les prières de ceux qu’il aime ; mais il n’en est pas ainsi chez nous, et Jupiter est le premier esclave de cette divinité immuable, sourde, inflexible, que les Grecs appellent Imarmène, et les Latins Fatum : elle existait quand rien n’existait encore, avant le Chaos, avant la Terre, avant l’Érèbe, avant l’Amour ! Tu as visité les adorateurs du feu ; notre destin, à nous, c’est quelque chose comme le Zervane-Akérène des Parsis, qui plane sur Ormuzd et la création tout entière ; c’est la loi-mère : cette loi nous reste inconnue et cachée ; les faces sous lesquelles elle nous apparaît sont : Eros, l’amour, — Thémis, la loi, — Dicé, la justice, — Ananké, la nécessité, — Tyché, la multiplicité des événements, l’inégalité des circonstances, les unes principales, les autres épisodiques ; l’inattendu et le bizarre des détails ; mais tout cela était écrit d’avance, et, par conséquent, ne pouvait subir de changement… Quant à ce mot de providence que tu viens de prononcer, c’est un mot nouveau, et que je ne connais pas.

— C’est vrai, répondit Isaac avec un soupir ; j’oubliais que c’est un mot que je n’ai entendu dire que par les disciples du Christ, et que tu ne peux pas plus le connaître que je ne saurais l’expliquer… Marchons, Apollonius ; car voici la nuit.

En effet, le soleil se couchait derrière le Pinde, teignant de rose les sommets neigeux de la montagne consacrée à Apollon, tandis que, du côté de l’orient, la nuit commençait à descendre en larges ondes.

Mais cette nuit était étrange ; on eût dit que c’était, non pas seulement l’absence de la lumière qui la causait, mais encore l’épaississement de l’atmosphère ; puis, dans cette obscurité qui venait, comme vient le vent, avec des ailes, il semblait à Isaac entendre toutes sortes de bruits inaccoutumés, tels que des cris d’oiseaux, des sifflements de serpents, des plaintes de fantômes. Mais que lui importait à lui ! ne savait-il pas que nul être créé, qu’il appartînt à la terre, à l’eau, à l’air, n’avait action sur lui ?

Seulement, comme tout lui devait être un enseignement, il interrogeait sur tout.

En tournant la dernière rampe de la montagne, on se trouva sur le chemin qui coupait en deux le champ de bataille de Pharsale.

La plaine était parsemée de monticules qui n’étaient autre chose que les tumuli sous lesquels gisaient enfermés les cadavres ; ces tumuli avaient fait du champ de bataille une espèce de mer à flots solides, grisâtres et immobiles.

Mais, au moment où le dernier rayon du jour s’éteignit à l’occident, Isaac crut remarquer que cette mer commençait à s’agiter et à se plaindre ; que chaque flot devenait mouvant ; que le gazon disparaissait et laissait voir cette terre friable qui couvre les fosses nouvellement remplies.

Puis il lui sembla encore — car tout empruntait à l’obscurité cette apparence vague et presque informe des vapeurs qui flottent sur les marais — il lui sembla que chaque fosse crevait à son sommet, et que des spectres armés en sortaient lentement, secouant la terre qui ruisselait sur leurs cheveux et sur leurs épaules, et, choisissant chacun son adversaire, s’attaquaient sans bruit.

Un instant, il regarda ce combat muet en homme qui veut s’assurer qu’il n’est pas le jouet d’une illusion ; puis, enfin, s’adressant à Apollonius :

— Ne vois-tu pas comme moi, lui demanda-t-il, ces ombres qui luttent dans la plaine ?… ou l’idée que nous marchons sur une terre magique ne crée-t-elle point pour mon imagination des fantômes qui n’existent pas ?

— Je ne saurais te dire que ce que tu vois existe en réalité ; mais, au moins, l’apparence est devant tes yeux, répondit Apollonius.

— Que font, alors, tous ces spectres, et pourquoi, eux morts, se battent-ils avec une haine de vivants ?

— Il en est ainsi de ceux qui tombent dans les guerres civiles, de ceux qui ont combattu contre leurs amis, contre leurs concitoyens, contre leurs parents… La guerre civile est chose impie, et ils portent la peine de leur impiété ! Ceux que tu vois là, ou plutôt dont tu vois les ombres, sont ceux qui, dans les rangs opposés, reconnaissant un père, un fils, un frère ou un ami, se sont de préférence attaqués à cet adversaire, l’ont tué, ou sont morts de ses mains ; leur punition est de n’avoir pas de repos dans leurs tombes ; de se réveiller, chaque nuit, avec une colère toujours neuve dans le cœur, une épée toujours tranchante à la main ; de commettre, en apparence et sur des fantômes, le même crime qu’ils ont commis une fois, en réalité, sur des êtres vivants. Aussi, la nuit venue, personne ne se hasarde à passer par la plaine que nous traversons : elle est maudite ! nul ne l’ensemence, aucun troupeau n’y pâture, aucun animal n’y gîte, aucun oiseau n’y fait son nid ; les herbes malfaisantes y poussent seules, et c’est ici que les sorcières viennent, maintenant, de tous les coins de la Thessalie, cueillir, à minuit, les plantes magiques avec lesquelles elles accomplissent leurs sacrifices… Mais marchons, Isaac ; nous avons encore du chemin à faire !

Et tous deux continuèrent leur route ; seulement, Isaac se retournait de temps en temps pour voir ce semblant de mêlée, cette apparence de carnage, ce simulacre d’égorgement qui se mouvait effroyable dans l’obscurité.

Mais ils marchaient d’un pas rapide, et chaque pas les éloignait du champ maudit.

À mesure qu’ils s’avançaient, ils voyaient les bouviers, qui poussaient devant eux les bœufs aux longues cornes ; les pâtres, qui pressaient leurs troupeaux ; les cavaliers, qui éperonnaient leurs coursiers ; car tous sentaient que la nuit qui venait de commencer n’était pas une nuit ordinaire, et que les ténèbres qui les enveloppaient étaient des ténèbres fatales.

Tout à coup, on entendit dans l’air un bruit pareil à celui d’une troupe d’oiseaux qui eussent battu l’obscurité avec des ailes de cuivre ; en même temps, le ciel, déjà sombre, s’assombrit encore. Le nuage ailé venait du midi, et allait vers le nord.

— Qu’est-ce là ? demanda le Juif.

— Les oiseaux du lac Stymphale, qui arrivent d’Arcadie, et qui viennent à la curée. Ce sont des monstres à têtes, à ailes, à griffes de fer ; Mars lui-même leur a enseigné l’art de la guerre ; ils lancent contre ceux qu’ils attaquent leurs plumes d’airain, dont ils percent cuirasses et boucliers… La chair humaine est leur élément favori ; la nuit ils s’abattent sur les champs de bataille couverts de morts, et, laissant aux loups les cadavres, ils dévorent de préférence les blessés qui respirent encore… Viens ! ils vont où nous allons.

Et les voyageurs continuèrent leur chemin.

Au bout d’un quart d’heure, un nouveau bruit passa dans l’obscurité : c’était encore un vol, mais, cette fois, accompagné d’une odeur empestée ; il venait de l’est, et traçait dans l’air un sillon bleuâtre.

— Sont-ce encore des stymphalides ? demanda le Juif.

— Non, dit Apollonius, ce sont les harpies, filles de Neptune et de la Mer ; les principales s’appellent Aëllo, Ocypète et Céléno. Tu les verras avec leur visage de vieille femme, leur bec crochu, leur corps de vautour, leurs mamelles pendantes, leurs serres de bronze. Longtemps elles ont tourmenté l’aveugle Phinée, roi de Salmydesse en Thrace ; mais, en passant avec les argonautes pour se rendre en Colchide, Calaïs et Zéthès, les deux fils de Borée et de la nymphe Orithye, se mettant à leur poursuite à travers les airs, les forcèrent de se réfugier dans les îles Strophades ; c’est là qu’Énée les rencontra, et que Céléno lui prédit cette terrible famine qui contraindrait les Troyens à manger leurs tables… Sans doute, Canidie a besoin d’une de leurs plumes pour tracer quelques caractères magiques… Viens ! elles vont où nous allons.

Et les voyageurs continuèrent leur chemin.

Un autre quart d’heure ne s’était pas écoulé, qu’un nouveau bruit, toujours traversant les airs, s’éveilla dans les ténèbres ; c’était un vol, comme les deux premiers, mais accompagné de cris qui n’avaient rien de terrestre. Il venait du nord, et allait au midi, complétant le triangle monstrueux déjà ébauché par les oiseaux du lac Stymphale et par les harpies.

— Quels sont ces nouveaux monstres à corps de femme, à ailes de vautour, et à queue de serpent, précédés d’une lueur sanglante, demanda Isaac, et par quel prodige l’un d’entre eux tient-il à la main sa tête fraîchement coupée et toute dégouttante de sang ?

— Ne reconnais-tu pas les trois filles de Phorcys et de Céto, les hideuses gorgones ? répondit Apollonius. Elles n’ont à elles trois qu’un œil, qu’une corne et qu’une dent. Cachées dans les entrailles de la terre, elles se croyaient à l’abri de toute attaque ; d’ailleurs, qu’avaient-elles à craindre ? leur œil unique n’avait-il pas la fatale puissance de changer en pierre tout ce qu’il regardait ? Persée, armé par Minerve de son égide, par Mercure d’une faux de diamant, par Neptune d’un casque qui le rendait invisible, entra dans leur caverne, tandis qu’elles étaient endormies ; coupa la tête de Méduse, l’une d’elles, et la remporta sur la terre. Tout le temps qu’il y resta, Persée se servit de cette tête pour combattre ses ennemis ; mais, au moment de remonter au ciel, il la rendit à Méduse, en ayant soin, toutefois, de substituer à l’œil terrible qui pétrifiait un œil de diamant qui éclaire. Voilà pourquoi Méduse tient à la main sa tête tranchée ; et c’est cet œil de diamant qui, illuminant la route des trois horribles sœurs, permet que tu les voies traverser les airs… D’ailleurs, si tu tiens à les regarder de plus près, la chose te sera facile tout à l’heure. Viens ! elles vont où nous allons.

Et les voyageurs continuèrent leur chemin.

Au bout de cent pas à peu près, Isaac vit quelque chose se mouvoir sur la route ; des étincelles semblaient se jouer tantôt rampant dans la poussière du chemin, tantôt s’élevant à la hauteur d’un ou deux pieds. En approchant il reconnut que c’étaient deux longues couleuvres qui se battaient ; ce qu’il avait pris pour des étincelles, c’étaient leurs yeux de rubis ; ces étincelles s’élevaient ou s’abaissaient selon que les couleuvres rampaient à terre ou se dressaient sur l’extrémité de leur queue.

Isaac voulait chasser les deux reptiles de son bâton ; mais Apollonius le retint, et, allant à une touffe de coudrier, coupa une baguette longue de trois pieds, et grosse comme le pouce ; puis il revint vers les deux couleuvres, et, avec un sifflement qui paraissait un ordre, jeta entre elles sa baguette de coudrier.

Aussitôt le combat cessa, et les couleuvres s’enroulèrent autour de la baguette.

Apollonius ramassa ce nouveau caducée, et continua son chemin.

Il était facile, au reste, de s’apercevoir que l’on approchait du lieu terrible. — Un monticule bornait l’horizon, et, de l’autre côté de ce monticule, on entendait une de ces rumeurs profondes auxquelles il est impossible de désigner une cause, et qui tiennent à la fois du sifflement du vent dans les arbres desséchés, du mugissement de la mer roulant sur les cailloux, des cascades se précipitant dans les ravins ; en outre, une de ces lueurs comme on en voit flotter de loin au-dessus des incendies illuminait l’air, et faisait paraître d’un rouge de sang les rares étoiles que l’on apercevait à travers sa sombre vapeur.

Des météores rayaient sans bruit le ciel, et se croisaient en tous sens.

Le chemin se resserrait peu à peu, et n’offrait plus pour passage qu’une gorge étroite.

Tout à coup, un sifflement terrible se fit entendre, et un gigantesque serpent dont les énormes anneaux interceptaient la route dressa sa tête, et, en la balançant, menaça les voyageurs de ses yeux de braise, de son triple dard et de ses dents aiguës.

Mais Apollonius s’avança, et, lui présentant son caducée :

— Ne me reconnais-tu pas, Python ? lui dit-il ; ce n’est cependant pas la première fois que nous avons affaire l’un à l’autre… Allons, fils de la boue ! allons, symbole de la matière ! au nom d’Apollon, dieu du jour, fais place à l’esprit !

Le serpent poussa un dernier sifflement, et, s’affaissant sur lui-même, retomba, boue et fange fétide, au milieu du chemin.

Les voyageurs passèrent en évitant de toucher de leurs pieds cette boue et cette fange, et continuèrent leur route.

À peine avaient-ils fait un stade, que la terre s’ouvrit à vingt pas d’eux : un lion énorme en jaillit, rugissant, la crinière hérissée, battant ses flancs de sa robuste queue.

Apollonius marcha à lui, et, lui présentant le caducée, comme il avait fait pour le serpent :

— Lion de Némée, lui dit-il, tu oublies que je viens de Corinthe. Il y a huit jours, j’ai visité ta caverne : elle était vide ! Lion de Némée, j’ai vu ta peau sur les épaules d’Hercule… Va ! et tente d’effrayer un autre que moi ; car, moi, je sais que tu n’es qu’une ombre. Au nom de ton vainqueur, laisse-nous passer !

Le lion s’abîma dans les entrailles de la terre, qui demeura béante à l’endroit où il avait disparu.

Les deux voyageurs contournèrent le gouffre, et poursuivirent leur route.

Mais, presque au même instant, un nouveau monstre parut au haut du monticule, et descendit au-devant des voyageurs : il avait la tête d’un lion, le corps d’une chèvre, la queue d’un dragon ; par sa gueule ouverte, il lançait des tourbillons de flamme.

Apollonius ne s’effraya pas plus de cette flamme qu’il ne s’était effrayé des rugissements du lion, et des sifflements du serpent. Il marcha vers le monstre, le caducée toujours en avant.

— Fille de Typhon et d’Échidna, fantastique Chimère, dit-il, je n’ai ni les flèches ni le cheval ailé de Bellérophon ; mais je sais le mot magique avec lequel te dompta le roi de Lycie… Chimère, disparais ! et livre-nous le passage.

Et Apollonius prononça un seul mot en touchant la chimère du bout de son caducée ; à l’instant même, elle se résolut en fumée.

Alors, se retournant vers Isaac :

— Viens, dit-il, rien ne nous empêche plus d’avancer.

Et tous deux, en quelques minutes, atteignirent le point le plus élevé du monticule. De là, leur regard dominait toute la plaine.

La lune, en ce moment, montait lentement au ciel derrière le Pelion, sanglante comme le bouclier d’airain sur lequel on vient de rapporter à sa mère un jeune Spartiate égorgé.


CHAPITRE XXVIII.

centaure et sphinx.


Les voyageurs avaient à leurs pieds le fleuve que, du haut de l’Othrys, ils avaient vu se tordre dans la plaine ; seulement, en face d’eux, il décrivait une demi-courbe pareille à celle d’un immense fer à cheval, et c’était de l’autre côté de sa rive que se tenait l’infernale assemblée commandée pour eux par Canidie.

Tout le terrain compris dans ce circuit du fleuve, qui, à la lueur des flammes fantastiques courant sur sa rive, semblait le repli d’un gigantesque serpent dont la tête s’abreuve à la mer, tandis que la queue rampe encore dans les rochers du Pinde, paraissait être devenu, pour cette nuit, le domaine de Canidie et de sa terrible cour.

Pas un des monstres de la mythologie antique ne manquait au rendez-vous : satyres aux pieds de bouc, cyclopes à l’œil unique, arimapses du mont Riphée, sphinx d’Asie aux ailes d’aigle, aux griffes de lion, au visage et au sein de femme ; sphinx d’Égypte aux têtes ceintes de bandelettes d’Anubis, oiseaux stymphalides au bec de fer, gorgones aux cheveux de serpents, harpies aux mains immondes, griffons de l’Inde, gardiens des trésors ; syrènes épanouissant à fleur d’eau leurs têtes de déesses, empuses au pied d’âne, hydre de Lerne aux têtes renaissantes, — tout s’était rendu à l’appel de la reine de la magie.

Chaque monstre faisait l’œuvre de son caprice ou obéissait aux ordres d’une sorcière ; de là venait ce bruit impossible à décrire qui tenait tout ensemble du sifflement du vent et du mugissement de la mer ; de là venait cette lueur que l’on voyait de loin comme la vapeur d’un incendie, et qui couvrait toute cette portion de la plaine d’un dôme de fumée rougeâtre dans laquelle, ainsi que dans leur élément familier, nageaient des chauves-souris aux ailes gigantesques.

Aucun bateau n’était amarré à la rive du fleuve ; mais à peine les deux voyageurs, éclairés par le reflet des flammes, apparurent-ils rougissants au sommet du monticule, que les syrènes s’approchèrent de la rive, et, avec cette voix ravissante qui avait failli perdre Ulysse et ses compagnons, invitèrent Apollonius et Isaac à se confier à elles pour gagner l’autre bord.

Mais Apollonius, sans les écouter, haussant la voix :

— Holà ! vieux Chiron, cria-t-il, viens à nous, et transporte-nous sur l’autre rive. Je te donnerai, pour récompense, des nouvelles de ton élève Achille, qui m’est apparu sur les côtes de la Troade, et qui m’a chargé d’un message pour toi.

Apollonius n’avait pas encore prononcé le dernier mot, que déjà le maître de tant de héros fendait de sa robuste poitrine les eaux du Penée, et se dirigeait vers eux ; quelques secondes lui suffirent pour traverser le fleuve ; quelques autres, pour franchir l’espace qui séparait la rive du monticule.

Isaac regardait avec une curieuse attention l’homme-cheval, symbole de la science antique, dont le nom veut dire main habile, et qui devait le jour aux amours de Saturne et de la nymphe Philyre. Il savait que magie, divination, astrologie, médecine, musique, étaient des choses familières à l’être singulier qu’il avait devant lui ; il savait que, dans sa longue carrière, toute consacrée à l’immortalisation de l’humanité, si cela peut se dire, Chiron avait vu passer, non-seulement sous ses yeux, mais encore entre ses mains, les principaux héros de l’antiquité : Céphale, Phœnix, Aristée, Hercule, Nestor, Amphiaras, Thésée, Pelée, Jason, Méléagre, Hippolyte, Castor et Pollux, Machaon et Podalyre Ménesthée, Diomède, Ajax, Palamède, Esculape, Ulysse, Antiloque, Enée, Protésilas, Achille, avaient été ses élèves ; or, tous ces hommes, tous ces héros, tous ces demi-dieux dont le génie, l’adresse ou la force avait veillé sur le berceau de l’humanité, — les uns sages législateurs, les autres dompteurs de monstres, les autres destructeurs de brigands, les autres fondateurs d’empire, les autres ancêtres de peuples, — leur génie, leur adresse, leur force même, c’était au divin centaure qu’ils le devaient.

Celui-ci s’arrêta devant les deux voyageurs.

— Ah ! c’est toi, Apollonius, dit-il ; sois le bienvenu, toi et celui qui est à ta droite, dans notre vieille Thessalie… Je t’attendais : un songe m’avait prévenu de ton arrivée, et je savais que l’ombre d’Achille t’était apparue. Raconte-moi ce qu’il t’a dit, afin que je fasse pour lui ce qu’il désire.

— Illustre centaure, répondit Apollonius, laisse-moi te dire d’abord comment me fut accordée cette faveur de voir ton divin élève. — C’était à mon retour de l’Inde ; j’avais résolu de visiter la Troade, et de faire, comme Alexandre de Macédoine, des libations au tombeau du fils de Thétis et de Pelée. Je savais que, lorsque Ulysse avait voulu évoquer son ombre, il avait creusé la terre sur sa tombe, et y avait répandu le sang des agneaux ; je ne pouvais agir ainsi, étant pythagoricien, et, par conséquent, ennemi de ceux qui répandent le sang. Mais je m’approchai du monument l’âme pleine de respect et de terreur, et je dis :

« — Ô divin Achille ! le vulgaire te croit mort ; mais ce n’est l’avis ni de Pythagore, mon maître, ni celui des sages de l’Inde, ni celui des savants d’Égypte, ni le mien… Si tu vis donc, comme je le crois, divin Achille, daigne m’apparaître, et me donner tes ordres ou tes conseils ! »

J’eus à peine prononcé ces paroles, que le tombeau trembla légèrement, et que, sans que je visse les pierres se fendre, il en sortit un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, à la taille surhumaine, aux cheveux parfumés et serrés autour du front par une bandelette de pourpre brodée d’or. Il était vêtu d’un habit militaire à la thessalienne, portait son glaive à sa ceinture, et tenait dans sa main deux javelots au fer doré. Homère l’a peint bien beau, mais je le trouvai plus beau encore que ne l’avait dit Homère. — À sa vue, je fis un pas en arrière, frappé tout à la fois de crainte et d’admiration ; mais lui, avec un sourire charmant et presque féminin :

« — Apollonius, me dit-il, ne crains rien, car tu es aimé des dieux ! C’est avec plaisir que je te vois, et il y a longtemps que j’ai été prévenu que tu devais me visiter ; aussi t’ai-je attendu pour te charger de dire aux Thessaliens que je regrette de les voir négliger de me faire les sacrifices que me font ces mêmes Troyens à qui j’ai coûté tant de braves guerriers. Il est vrai que, de tous côtés, les sacrifices deviennent plus rares ; il est vrai que les temples sont de plus en plus désertés ; il est vrai que les prières et l’encens se détournent de l’Olympe… Peut-être quelque grand changement se prépare-t-il au ciel et sur la terre ; mais, en attendant, va en Thessalie, et dis aux Thessaliens, s’ils ne veulent pas ressentir les effets de ma colère, d’être plus fidèles à mon souvenir !

» — J’obéirai, divin Achille, répondis-je ; mais puisque vous voici, puis-je me hasarder à vous demander une grâce ?

» — Je t’entends, dit Achille ; tu désires me faire trois questions sur ce qui s’est passé dans la ville de Priam… Parle, je te répondrai.

» — Eh bien, je désire apprendre de vous-même si vos funérailles se sont faites de la façon que disent les poëtes ; si vous avez été véritablement trempé dans le Styx, et si Polyxène a été égorgée pour l’amour de vous.

» — Beaucoup ont raconté mes funérailles d’une manière différente, répondit Achille ; mais voici ce que je te dis, à toi, et ce que tu pourras répéter. La tombe m’est douce, attendu que je la partage avec mon ami Patrocle ; une seule urne — une urne d’or — renferme nos deux cendres, confondues comme si nous n’étions qu’un seul et même corps. Quant à mon invulnérabilité, et à mon immersion dans le Styx, c’est une fable des poëtes ; et voici la vérité. Tu sais que ma mère Thétis avait épousé contre son gré le roi Pelée, à qui mon maître, le centaure Chiron, avait appris à lancer l’arc et le javelot, et donné les conseils à l’aide desquels il subjugua ma mère ; or, Thétis, qui était déesse, ne voulant conserver que ceux de ses enfants qui naîtraient immortels, plongea ses sept premiers fils, le jour même de leur naissance, dans une chaudière d’eau bouillante placée au-dessus d’un vaste foyer : tous succombèrent. Le jour où elle me mit au monde, elle me prit par le talon pour en faire autant de moi que des autres, et sans doute allais-je succomber à mon tour, — car ma divinité ne m’est venue que des grandes choses que j’ai accomplies, et des louanges des poëtes, — lorsque mon père accourut, m’arracha de ses mains au moment où j’étais déjà suspendu sur la chaudière fatale, et me confia aux soins de celui qui, trente ans auparavant, avait été son précepteur. Enfin, quant à Polyxène, elle ne fut pas tuée par les Grecs ; mais elle se rendit volontairement à mon tombeau, et, y ayant trouvé mes armes, elle tira du fourreau cette même épée que je porte aujourd’hui encore à mon côté, se jeta dessus, et se tua en honneur de notre amour.

» — Maintenant, divin fils de Thétis, lui dis-je, une dernière question. »

Achille sourit et me fit signe de la tête qu’il était prêt à me répondre.

« — Il s’agit de Palamède, » continuai-je.

Achille poussa un soupir.

« — Parle, dit-il.

» — Palamède était-il réellement au siége de Troie, et, s’il y était, d’où vient qu’Homère ne parle pas de lui ? Homère a-t-il pu passer sous silence un homme qui trouva les poids et mesures, fixa le mois lunaire, inventa la tactique, les échecs, les dés ; qui ajouta à l’alphabet grec les cinq lettres : Φ, Χ, Θ, Σ, Υ, sans lesquelles notre alphabet serait incomplet ; un homme, enfin, qui a reçu les honneurs divins dans l’Eubée, et au pied de la statue duquel j’ai, de mes yeux, lu cette inscription : Au dieu Palamède ? »

» — Je vais t’expliquer le silence d’Homère, me répondit Achille. Non-seulement Palamède est venu au siége de Troie, mais encore j’oserai dire que, sans lui, il n’y aurait pas eu de siége de Troie, puisqu’il fut un des instigateurs les plus zélés de cette guerre, et déjoua la ruse d’Ulysse, qui voulait se dispenser d’y prendre part…

» — Et quelle était cette ruse ? demandai-je.

» — Ulysse contrefaisait l’insensé, ne voulant reconnaître personne de ceux qui lui étaient chers, et s’occupant, dans sa feinte folie, de labourer le sable de la mer, et d’y semer des cailloux. La multitude était dupe de ce jeu, et les chefs des Grecs étaient déjà résolus à se passer d’Ulysse, quand Palamède prit Télémaque dans son berceau, et le déposa sur la ligne du sillon que devait tracer Ulysse. Arrivé là, Ulysse, pour ne pas blesser l’enfant, leva le soc de sa charrue ; alors, Palamède s’écria : « Vous voyez bien que sa folie est feinte, puisqu’il a reconnu son fils ! » Ulysse fut donc forcé de prendre part à la guerre ; mais il conçut une grande haine pour l’homme qui l’avait obligé de quitter sa femme et son fils ; Palamède paya cette haine de sa vie. Après avoir fait voile pour Troie avec trente vaisseaux, après avoir fait reconnaître l’autorité d’Agamemnon, après avoir tué de sa main Déiphobe et Sarpedon, après avoir inventé une foule de jeux pour distraire les soldats pendant ce long siége, Palamède, que le regard oblique d’Ulysse n’avait jamais perdu de vue, Palamède tomba victime de la ruse du roi d’Ithaque : Ulysse chargea un prisonnier phrygien de fausses lettres à l’adresse de Palamède, et fit tomber le prisonnier dans une embuscade où il périt ; en même temps, il déposait une somme d’argent dans la tente de Palamède. Or, les lettres trouvées sur le messager furent portées au conseil des Grecs ; dans ces lettres, Palamède parlait de vendre l’armée grecque à Priam, et disait au vieux roi qu’il avait reçu l’argent envoyé par lui pour prix de sa trahison ! On courut à la tente de Palamède, on trouva la somme énoncée dans la lettre, et, avant qu’il eût eu le temps de se défendre, Palamède était lapidé !… Maintenant, pourquoi Homère n’a-t-il point parlé de Palamède ? C’est que c’était une tache à faire à la mémoire de son héros bien-aimé… Oh ! continua Achille les larmes aux yeux, que n’ai-je été prévenu de ce qui se faisait contre toi, mon cher Palamède ! Je fusse venu à ton aide, et je t’eusse sauvé !… Mais, toi, Apollonius, ajouta-t-il, puisque tu as prononcé le nom de Palamède, sois deux fois le bienvenu : occupe-toi de lui, au lieu de t’occuper de moi ; visite son tombeau ; il est dans l’île de Lesbos, près de Méthymne. Relève sa statue, si elle était renversée ; et, toi, l’ami des sages et des poëtes, venge Palamède de l’oubli d’Homère ! »

Et, à ces mots, comme un coq chantait dans une pauvre chaumière qui s’élève à quelques pas du tombeau d’Achille, et dont les assises sont faites des pierres écroulées de ce tombeau, le héros jeta un éclat pareil à celui d’une étoile qui glisse dans les cieux, et disparut. — Voilà, illustre Chiron, ce que j’avais à te dire de la part de ton élève Achille.

— Merci, sage Apollonius, répondit le centaure ; et, maintenant, dispose de moi, pour toi et ton compagnon… Ne désirez-vous pas que je vous transporte sur l’autre bord ?

— Oui, répondit Isaac, surtout si vous voulez, illustre centaure, aborder en face de ce sphinx, auquel j’ai quelque chose à demander… Cependant, si cela vous dérangeait trop de votre chemin, prenez Apollonius sur votre dos, et je traverserai le fleuve tout seul.

— Ne tente pas cela, étranger ! dit le centaure. Les eaux du Penée sont profondes et rapides, et pourraient, fusses-tu aussi bon nageur que Léandre, rouler ton cadavre à la mer !

— Chiron, dit Isaac avec un sourire mélancolique, j’ai traversé des fleuves plus rapides et des mers plus profondes que le Penée, et ni mers ni fleuves n’ont rien pu contre moi : je suis immortel !

Chiron regarda le Juif avec une extrême compassion.

— Tu es homme et immortel à la fois ? dit-il ; je te plains !… Moi aussi, j’ai été immortel, et, aujourd’hui, j’ai le bonheur de n’être plus qu’une ombre ! Hercule, par mégarde, m’avait blessé d’une de ses flèches ; les douleurs que je ressentis de l’inguérissable blessure furent telles, que Jupiter eut pitié de moi, et me permit de mourir… Oh ! tu es immortel, répéta Chiron, immortel ! je te plains !…

Le Juif fit un mouvement d’impatience.

— C’est bien, dit Chiron ; peut-être n’as-tu pas encore eu le temps de te lasser de l’immortalité, et de désirer la tombe… Marche dans ta voie, et, lorsque tu seras gémissant et désespéré comme je l’étais, je te souhaite, pour te permettre la mort, un Dieu aussi compatissant que le fut Jupiter… Maintenant, je vais te conduire à ce sphinx à qui tu as affaire, et à qui j’ordonnerai de te répondre.

Et, pliant les genoux, Chiron offrit sa large croupe aux deux voyageurs, renversant sa tête en arrière pour que sa longue chevelure blanche pût leur servir de bride.

Tous deux se placèrent sur le dos du centaure, qui prit le galop, se plongea dans le fleuve, passa au milieu des syrènes, dont la merveilleuse voix échoua contre l’indifférence d’Isaac et la sagesse d’Apollonius, et il les déposa de l’autre côté du Penée, en face du sphinx, qui, morne et immobile, les regardait venir avec ses yeux de granit.

Chiron cueillit une herbe qu’il chercha pendant quelque temps sur le bord du fleuve, en frotta la bouche de l’animal séculaire : à l’instant même, les lèvres se desserrèrent, et le souffle de vie entra dans son corps.

— Que veux-tu, divin Chiron ? demanda le sphinx.

— Je veux que tu répondes à cet étranger, qui m’est amené par Apollonius, lequel vient lui-même de la part de mon élève Achille, et qui a des questions à te faire.

— Qu’il parle, dit le sphinx, je répondrai.

Isaac s’avança vers le sphinx. Il était facile de deviner, à l’expression de son visage, que la question qu’il allait adresser au monstre égyptien avait pour lui une grande importance.

— Ne t’ai-je pas vu, lui demanda Isaac, à Alexandrie, en face du tombeau de Cléopâtre, à mon retour de Nubie ?

— Oui, dit le sphinx ; seulement, si tu as suivi le Nil, si tu as visité Éléphantine, Philæ, Luxor, Memphis, comment me reconnais-tu au milieu de ce troupeau d’animaux de mon espèce que tu as vus, immobiles et muets, regardant s’écrouler les villes des pharaons, et couler le vieux dieu Noute-Fen, que les profanes appellent le Nil ?

— Je te reconnais à ta griffe brisée, dit Isaac ; je me suis assis sur ton socle, et, pensant que j’aurais, un jour, affaire à toi, j’ai ramassé et conservé le fragment de granit qui te manque. — Le voici.

Le Juif tira de son manteau l’extrémité de la griffe du sphinx, qu’il avait, en effet, conservée.

Le sphinx leva sa patte droite ; Chiron s’avança, prit des mains d’Isaac le fragment de granit, et, comme il eût fait pour une blessure vivante, il le rajusta au membre mutilé de l’animal. Le sphinx laissa lentement retomber sa patte ; puis, l’allongeant à l’égal de son autre patte, se retrouva couché le ventre contre terre dans sa posture accoutumée.

— Étais-tu depuis longtemps à la place où je t’ai vu ? demanda Isaac.

— Depuis la fondation d’Alexandrie, c’est-à-dire depuis près de quatre cents ans. Il y avait quinze cents ans que le pharaon Aménophis, fils de Toutmosis, m’avait fait tailler dans le même bloc de granit dont il tira la statue de Memnon, et m’avait rangé sur la route du temple de Luxor avec deux cents autres sphinx comme moi. Dinocrates, l’architecte d’Alexandre, nous fit venir de Thèbes, moi et cent de mes compagnons, pour veiller aux portes des palais, à l’angle des rues, et sur les places d’Alexandrie. Je fus chargé de veiller à la porte du Lac, et, depuis près de quatre cents ans, j’accomplis ma mission sans avoir une seule fois fermé la paupière.

— Bien, dit Le Juif ; alors, tu as vu Cléopâtre ?

— Laquelle ?… L’Égypte a eu plusieurs reines de ce nom.

— La fille de Ptolémée Auletès, la femme de Ptolémée XII, la maîtresse de Sextus Pompée, de César et d’Antoine.

— As-tu oublié ce que tu disais toi-même tout à l’heure : que je veillais près de son tombeau ?

— Il y a bien des tombeaux vides… Le tombeau de Cléopâtre pourrait être de ce nombre.

— Cléopâtre est dans son tombeau.

— Tu en es sûr ?

— Je l’ai vue revenir d’Actium tout éplorée ; je l’ai vue se préparer à la mort en essayant des poisons sur les esclaves ; je l’ai vue bâtir son tombeau ; je l’ai vue presser elle-même les ouvriers, car elle craignait qu’il ne fût point achevé pour l’heure de sa mort ; je l’ai vue, au moment où Octave marchait de Péluse à Alexandrie, se réfugier dans ce tombeau avec Charmion, sa suivante, et Iras, sa coiffeuse. Puis bientôt je vis apporter Antoine blessé : il était poursuivi par les soldats d’Octave, et, comme Cléopâtre craignait, en ouvrant la porte de fer du tombeau à Antoine, de l’ouvrir aussi aux soldats, je la vis, aidée de ses deux femmes, hisser avec des cordes le blessé jusqu’à la fenêtre, et, par cette fenêtre, l’introduire dans le tombeau. Une heure après, j’entendis des sanglots et des gémissements dans le mausolée : Antoine était mort !… Le lendemain, Octave lui-même vint frapper à la porte du tombeau, et ce fut Cléopâtre qui lui ouvrit la porte. Il entra, et, un quart d’heure après, je le vis sortir disant durement à Cléopâtre de s’apprêter à le suivre à Rome, pour orner son triomphe ; puis la porte se referma derrière lui. Un instant après, Iras, à son tour, se glissa furtivement par la porte entr’ouverte ; je la vis causer avec un paysan qui venait de vendre des figues au marché d’Alexandrie ; ils parurent convenir d’un fait. Iras donna au jardinier quelques pièces d’or, et rentra dans le tombeau ; toute la journée, j’en entendis sortir des sanglots et des gémissements ; le soir venu, je vis le paysan s’avancer dans l’ombre avec précaution : il tenait à la main une corbeille pleine de figues ; il frappa trois fois à la porte du tombeau. La porte s’entr’ouvrit ; la main blanche de la reine d’Égypte reçut la corbeille, et laissa tomber une bourse ; après quoi, la porte se referma. Le paysan vint s’asseoir sur mon socle, compta trente pièces d’or, et, secouant la tête :

« — Singulière fantaisie ! murmura-t-il, de payer trois mille sesterces un pareil reptile ! »

Puis, sûr qu’il avait bien son compte, il se leva, et disparut du côté du lac. Presque au même instant, j’entendis dans le tombeau un léger cri, et, toute la nuit, des soupirs et des plaintes… Le lendemain, au point du jour, Octave vint pour chercher Cléopâtre. Cette fois, du plus loin que Charmion et Iras l’aperçurent, elles ouvrirent les portes devant lui ; alors, à travers l’ouverture, je pus voir Cléopâtre froide, inanimée, vêtue de son costume de reine, et couchée sur son tombeau : elle s’était fait mordre par l’aspic que lui avait apporté le paysan dans son panier de figues, et elle était morte presque aussitôt. Ce faible cri que j’avais entendu, c’était celui que lui avait arraché la morsure… Depuis ce jour, Cléopâtre dort sur son tombeau, dont Octave a fait sceller sur elle la porte d’airain.

— Merci, répondit Isaac, voilà tout ce que je voulais savoir… Maintenant, si j’ai besoin de toi, où te retrouverai-je ?

— Ici, dit le sphinx ; à moins que Canidie, qui m’a fait venir d’Égypte, et qui, pour que je pusse traverser la mer, m’a attaché aux épaules ces ailes de bronze, ne m’appelle et ne dispose de moi.

— En ce cas, ne crains rien, dit Apollonius ; c’est nous qu’elle attend ; et elle n’a d’ordres à donner, cette nuit, que ceux que nous lui donnerons nous-mêmes.

Et, se retournant vers le Juif :

— Tu sais tout ce que tu voulais savoir relativement à Cléopâtre ?

— Oui, dit Isaac.

— Eh bien, alors, ne perdons pas de temps, car je vois là-bas, au milieu de ce cercle de flamme, Canidie, qui nous attend, et qui s’impatiente en nous attendant.

— Allons, dit le Juif.

Ils s’éloignèrent dans la direction indiquée par Apollonius, et le sphinx rentra dans le silence et l’immobilité qu’il gardait depuis deux mille ans !


CHAPITRE XXIX.

incantations.


Une fois sur la rive gauche du Penée, les voyageurs s’étaient trouvés au milieu des mystères magiques que chacun accomplissait pour son compte et dans un but personnel.

Ainsi qu’il arrive dans une maison de fous, où chaque insensé poursuit son idée sans s’inquiéter de celle de son voisin, il était rare de voir un lien ou même un rapprochement quelconque s’établir entre deux êtres agissants, ou entre les choses qu’ils faisaient. Les satyres pourchassaient les nymphes à travers les grandes herbes de la plaine et les lauriers-roses du fleuve ; les arimaspes fouillaient la terre, pour y chercher des trésors ; les sphinx d’Asie coiffaient artistement leurs cheveux de femme, et, comme les courtisanes grecques, faisaient signe à ceux qui passaient de s’arrêter ; les sphinx d’Égypte proposaient des énigmes que nul ne s’inquiétait de résoudre ; les oiseaux du lac Stymphale combattaient contre les harpies ; les griffons de l’Inde défendaient l’or qu’ils étaient chargés de garder ; les sirènes chantaient des vers d’Orphée en s’accompagnant de la lyre ; les empuses essayaient de se faire passer pour des nymphes, et de tromper dans l’obscurité quelque satyre amoureux ; l’hydre de Lerne cherchait, avec des sifflements horribles, deux de ses têtes, qu’elle ne pouvait retrouver ; enfin, Cerbère aboyait avec acharnement contre les gorgones, qui, lui présentant sans résultat la tête de Méduse, dont Persée avait détruit l’efficacité, le menaçaient de leur unique corne et de leur seule dent.

On comprend quel bruit, quel tumulte, quelle agitation insensée devait produire, dans un si étroit espace ; une pareille agglomération d’êtres si divers accomplissant des œuvres si différentes.

Cependant, grâce au caducée d’Apollonius, chacun s’écartait devant les voyageurs ; mais, derrière eux, le chemin ouvert se refermait comme s’efface le sillage à la suite d’un vaisseau.


Sur la route parcourue par Apollonius et Isaac, deux magiciennes, compagnes de Canidie, faisaient leur mystérieuse besogne ; l’une d’elles, une baguette à la main, tournait rapidement. autour d’un brasier ardent dans lequel, à chaque tour, elle jetait un des nombreux objets qu’elle avait à la main.

C’était d’abord du sel, puis une branche de laurier, puis une petite figure de cire, puis des lames d’airain sur lesquelles étaient gravés des caractères inconnus, puis des flocons de laine de brebis teinte en pourpre, puis des cheveux d’un homme assassiné, arrachés à un crâne à moitié dévoré par les bêtes fauves ; puis, enfin, une fiole pleine du sang d’un enfant tué par sa mère, une heure après sa naissance.

Et, en tournant, elle chantait sur un air bizarre :


« Je répands ce sel dans ce feu en disant : Je répands les jours de Polyclète ! Je jette cette branche de laurier dans la flamme en disant : Que le cœur de Polyclète devienne la proie d’une flamme aussi inextinguible que celle qui dévore cette branche ! Je jette cette statue de cire dans ce brasier en disant : Que la santé de Polyclète fonde sur le brasier de la fièvre comme dans le brasier fond cette cire !… Que ses os rougissent comme rougit cette lame d’airain où est écrite la malédiction à laquelle nul ne résiste !… Que le sang qui jaillira de son front rende ses cheveux de la couleur de cette laine pourpre !… Que son crâne se sèche comme ce crâne que j’ai arraché dans un charnier à un chien et à un loup affamés qui se le disputaient !… Que son sang soit maudit, enfin, comme celui de cet enfant, tué par sa mère au moment où il venait de voir le jour ! Et qu’il tourne sans cesse, sans relâche et sans repos, autour de la maison de celle qu’il a trahie, comme je tourne autour de ce bûcher !… »


Les voyageurs passèrent et n’en entendirent pas davantage.

Vingt pas plus loin, ils rencontrèrent la seconde magicienne. Celle-là avait enlevé, sur un lieu de supplice, une croix à laquelle était cloué un condamné et l’avait emportée de l’Epire en Thessalie, de Buthrotum à Larisse, avec une telle rapidité, que le patient avait franchi quatre cents stades entre son avant-dernier et son dernier soupir. Là elle avait planté la croix en terre, et, tandis que le condamné n’était pas encore refroidi, elle, cramponnée à ses jambes, lui coupait les cheveux de la main gauche, arrachait avec ses dents les clous qui l’attachaient à la croix et recueillait dans une petite urne lacrymatoire le sang à demi figé qui découlait des plaies.

Les voyageurs passèrent et n’en virent pas davantage.

Vingt pas plus loin encore, au milieu d’un cercle magique, les cheveux épars, les jambes nues, vêtue d’une tunique couleur de cendre, une baguette à la main, Canidie les attendait assise sur la pierre d’une tombe.

Elle se leva en voyant les deux voyageurs s’approcher d’elle.

— Eh bien, demanda-t-elle en s’adressant à Apollonius, es-tu content, seigneur, et t’ai-je servi selon tes souhaits ?

— Oui, dit Apollonius. Maintenant, passons à la chose importante. Voici un étranger qui m’est recommandé par mes amis les sages de l’Inde ; il a trois questions à t’adresser auxquelles personne n’a encore pu répondre. Y répondras-tu, toi ?

— La science est bornée, et il y a des questions auxquelles il est défendu aux simples mortels de répondre.

— Il lui faut une réponse, cependant ; et c’est pour cela que je t’ai ordonné, non seulement de te trouver ici, mais encore d’y réunir autour de toi les plus savantes de tes compagnes.

— Quelles sont donc ces trois questions, alors ? Que ton ami s’avance et le dise.


Isaac s’avança et, regardant sans pâlir la hideuse magicienne :

— D’abord, dit-il, je veux savoir en quel lieu de la terre, du ciel ou des enfers demeurent les parques ; – ensuite qu’il faille monter ou descendre, comment on parvient jusqu’à elles ; – enfin, par quelle conjuration on peut leur arracher le fil d’une personne qui a déjà vécu, et que l’on veut faire revivre…

— Malheureux ! s’écria Canidie effrayée, quelles sont donc tes intentions ?

— Je croyais n’avoir pas à te rendre compte de mes intentions, je croyais qu’il me suffisait de t’exprimer mes désirs, répondit froidement Isaac.

— Ignores-tu que nul n’a de puissance sur les Mères, et que le grand Jupiter lui-même reconnaît leur empire ?

— Je te dis ce que je veux… Peux-tu ou ne peux-tu pas ?

Canidie secoua la tête.

— Nous pouvons bien, dit-elle, rendre pour un instant la vie aux morts ; mais, ceux à qui nous rendons la vie, la mort nous les amène par la main, et ne les quitte pas.

— Trois mortels, cependant, on repassé l’Achéron : Eurydice, Alceste, Thésée.

— Eurydice n’a pas même revu le jour !

— Parce qu’Orphée a manqué aux conventions faites ; mais les deux autres sont revenus sur la terre, et y ont vécu de longues années.

— Soit ! nous essaierons !

Et, ramenant à sa bouche ses deux mains réunies, elle fit entendre par trois fois le cri du hibou.


Au premier cri, les deux autres magiciennes près desquelles étaient passés Apollonius et Isaac levèrent la tête.

Au second cri, celle qui tournait autour du feu cessa de tourner, et accourut.

Au troisième cri, celle qui avait torturé l’agonie du criminel sauta en bas de la croix, et accourut.

Toutes trois se prirent par la main de manière à former un cercle, rapprochèrent leurs têtes hideuses, et semblèrent se concerter.

— Eh bien ? demanda le Juif au bout d’un instant.

— Eh bien, dit Canidie, nulle de nous ne peut résoudre tes questions ; mais nous allons te faire parler à une plus savante que nous.

— A l’œuvre ! dit le Juif.

— Allons, Sagane ! allons, Mycale ! dit Canidie ; toi, les herbes ; toi, l’agneau noir.

De longues ailes de chauve-souris se déployèrent aux épaules des deux sorcières, qui disparurent chacune dans une direction différente.

Canidie s’approcha de la tombe sur laquelle elle était assise lorsque les deux voyageurs étaient arrivés, et, soulevant avec effort la pierre qui recouvrait cette tombe, elle la dressa et l’abattit du côté opposé.

Puis, avec ses ongles, elle se mit à creuser la fosse, qui se trouvait découverte.

Les deux voyageurs regardaient, – Apollonius avec curiosité, Isaac avec impatience, – s’accomplir l’œuvre infernale.

Sous les ongles de Canidie, on voyait apparaître et blanchir les os d’un squelette.


Comme la poitrine du cadavre commençait à être dégagée, Sagane revint, tenant entre ses bras un faisceau d’herbes et Mycale, portant sur ses épaules un agneau noir.

Canidie fit glisser à travers les os de cette poitrine, à laquelle il fallait rendre la vie, les viscères d’un lynx, le cœur d’une hyène, la moelle d’un cerf, les yeux d’un basilic, le foie d’un céraste ; le tout arrosé de la salive d’un chien hydrophobe et de l’écume qui tombe de la lune quand les conjurations la forcent de descendre sur la terre.

Puis, prenant l’agneau noir des mains de Mycale, elle lui ouvrit avec les dents la veine du cou, et fit couler le sang dans les veines desséchées du cadavre.

Ensuite, prenant les herbes des mains de Sagane elle en fit un amas au dessus de l’endroit où le sang avait coulé et y mit le feu.

Alors, les trois magiciennes, se prenant par la main, tournèrent en rond autour de ce feu en chantant un chant magique.

Et elles tournèrent ainsi jusqu’à ce que deux d’entre elles tombassent de fatigue, Sagane la première, Mycale la seconde. Canidie seule resta debout.

Mais aussitôt elle se mit sur ses genoux et sur ses mains et, approchant sa bouche de la terre, elle hurla, rugit, imita la plainte de l’orfraie, le sifflement des aspics, le gémissement du flot qui se brise contre le rocher, la plainte des forêts qui se courbent sous le vent de l’orage, le fracas du tonnerre qui tombe, enfin, tous ces bruits terribles de la création qui peuvent faire tressaillir un mort sous la pierre de son sépulcre.


Puis, se relevant, presque menaçante, les yeux fixés sur la terre, la baguette étendue vers les dernières flammes flottantes au-dessus du foyer magique :

— Pluton ! monarque des enfers ! dit-elle, toi qui, las de l’immortalité, te plains de ne pouvoir mourir ; Proserpine ! toi qui hais la clarté du jour ; triple Hécate qui nous regardes du haut de ton disque pâlissant ; Euménides vengeresses, par qui je commerce et m’entretiens avec les mânes ; vieux nautonier du Styx, à qui je fournis tant d’ombres ; noires divinités que j’invoque d’une bouche souillée de sang, exaucez mes vœux, et réunissez-vous, afin d’obtenir des parques qu’elles renouent pour un instant le fil de celle qui dort dans le tombeau !

Puis, trois fois, à voix haute :

— Je t’adjure de reprendre la vie, et de m’apparaître… Lève-toi ! lève-toi ! lève-toi ! cria Canidie.

Alors, la terre de la fosse frissonna, se fendit, et laissa grandir le spectre d’une femme d’une cinquantaine d’années, qui, de retour sur la terre, conservait les restes de cette beauté terrible et menaçante que donne le séjour du tombeau.

Elle était enveloppée d’un suaire sous lequel le corps dessinait sa raideur cadavérique.

— Qui m’appelle ? demanda le spectre, d’une voix qui n’avait rien d’humain.

Apollonius allongea le bras pour pousser Isaac ; mais celui-ci avait déjà fait un pas vers le fantôme.

— Moi ! répondit-il.

— Qui es-tu ? demanda le spectre.

— Qui es-tu toi-même ? demanda Isaac.

— Je suis, répondit le spectre, celle qui a prédit Pharsale à Pompée, Philippes à Brutus, Actium à Antoine.

— Tu es Erichto, dit le Juif. Eh bien, Erichto, je veux savoir quelle est la demeure des parques, comment on peut arriver jusqu’à elles, et par quelle conjuration on peut en obtenir le fil d’un mortel qui a vécu, et que l’on veut faire revivre.

Erichto secoua sa tête, où les vers du sépulcre avaient, comme des larmes vivantes, creusé leurs sillons.

— Aux regards les plus perçants, dit-elle, il y a une limite ; à la science la plus étendue, il y a des bornes… Adresse ta question à une autre : je ne sais pas.

— Et à qui faut-il que j’adresse ma question ?

— A notre aïeule, à notre maîtresse, à notre divinité, à celle qui a rajeuni le vieil Eson, à la toute-puissante Médée.

— Et quant à toi ?

— Quant à moi je n’ai rien de plus à te dire… Laisse-moi donc me recoucher dans ma tombe : le sommeil de la mort est bon pour ceux qui désirent oublier qu’ils ont vécu.

— C’est bien, dit le Juif ; recouche-toi, et dors.

Le spectre se renfonça dans la terre lentement, et comme une épée qui rentre dans son fourreau ; puis, sur un geste du Juif, Sagane et Mycale, dressant la pierre du tombeau dans le sens opposé où l’avait fait Canidie, la laissèrent retomber sur la fosse.

Alors, Isaac, s’adressant à Canidie :

— Tu as entendu, dit-il ; je veux interroger Médée.

Canidie se tourna vers le sud.

— O Médée ! dit-elle, puissante enchanteresse ! toi dont la science a sondé tous les mystères de la vie et de la mort ; toi dont le nom signifie à la fois énergie et magie, amour et beauté, virginité et meurtre ; Médée, au nom de ton frère Absyrte, déchiré par tes mains ; au nom de ta rivale Glaucé, empoisonnée par toi : au nom de tes deux fils, Mermère et Phérès, égorgés par leur mère, – parais !

A peine cette invocation était-elle prononcée, qu’un double sillon de flamme brilla aux plus lointains horizons du ciel ; il venait du midi, et, s’approchant avec rapidité, permit bientôt de distinguer, à travers une vapeur rougeâtre comme celle qui sort d’une fournaise, une femme arrivant debout sur un char traîné par deux dragons volants.

Le double sillon de lumière, c’était l’haleine de feu de ces coursiers ailés.

Le char descendit en face du groupe composé des trois magiciennes, d’Apollonius et d’Isaac.

La femme qu’il amenait était merveilleusement belle, et surtout royalement majestueuse et fière ; elle avait le front ceint d’une couronne de cyprès ; elle portait, sur une longue robe blanche, un péplum de pourpre, et tenait à la main une baguette dorée ayant la forme d’un sceptre.

La seule chose qui indiquât qu’elle n’appartenait plus au monde des vivants, c’était la pâleur sépulcrale répandue sur son visage.

De même, dit-on, que le lion reconnaît, au milieu des chasseurs, celui dont la main l’a blessé, et se retourne contre lui, de même Médée ne se trompa point à la voix qui l’avait évoquée, et, s’adressant, sombre et le sourcil froncé, à Canidie :

— Que me veux-tu ? demanda-t-elle et pourquoi me fais-tu venir du fond de la Phénicie, où je dormais si bien dans mon tombeau royal ?

— C’est elle qui t’a appelée, il est vrai, dit Isaac ; mais c’est moi qui veux t’interroger.

Et, se séparant du groupe au milieu duquel il était confondu, il s’avança vers la magicienne.

— Parle ! dit Médée.

— J’ai trois questions à te faire, reprit Isaac ; trois questions auxquelles personne n’a répondu jusqu’ici. – Où demeurent les parques ? – Comment arrive-t-on jusqu’à elles ? – Par quelle conjuration peut-on tirer de leurs mains le fil d’une personne qui aurait déjà vécu, et que l’on voudrait faire revivre.

Médée secoua la tête.

— Il était inutile de me tirer violemment du sommeil éternel pour me faire ces trois questions, dit-elle. Si j’eusse su où demeurent les parques, comment on pénètre jusqu’à elles, et par quelle conjuration on en obtient le fil qui renoue la vie, j’eusse dû les chercher partout où elles eussent été, et je les eusse forcées de renouer le fil de la vie de mes deux enfants, que j’avais, dans un moment de rage. de désespoir, de folie, tranché de mes propres mains !

— N’as-tu donc pas, dans la chaudière mystique, dans l’argha mystérieuse, à l’aide d’herbes magiques cueillies à minuit, et au clair de lune, rajeuni le vieil Eson, père de ton amant ?

— Rajeunir n’est pas ressusciter, fit Médée. Les dieux seuls ont parfois vaincu la mort, et je ne suis pas une déesse.

— J’ai, cependant, vu, moi, dit Isaac, un homme opérer de pareils miracles.

— Tu te trompais, dit Médée ; celui que tu prenais pour un homme était un dieu…

Isaac frappa violemment la terre du pied.

— Il faut, pourtant, dit-il, que, de toi ou d’un autre, j’apprenne ce que je veux savoir.

— Ecoute, dit Médée, il te reste encore un espoir.

— Lequel ? Parle.

— Il existe, enchaîné sur le Caucase, un homme ou plutôt un titan dont le crime est d’avoir donné une âme à ce qui n’existait pas… Peut-être ce titan pourra-t-il t’indiquer le moyen de rendre une âme à ce qui n’existe plus.

— Prométhée ? murmura Apollonius.

— Prométhée ? répéta le Juif.

— Prométhée ! redit la magicienne.

— Je le croyais délivré par Hercule, dit Isaac.

— Hercule a tué le vautour qui lui rongeait le foie ; mais il n’a pu briser les attaches de diamants qui l’enchaînaient au rocher.

— C’est bien, dit Isaac ; j’irai trouver Prométhée sur le Caucase.

— Attends, dit Médée ; peut-être ne le verras-tu point d’abord, et, ne le voyant point, douteras-tu de sa présence… Jupiter, dont cette longue et implacable vengeance faisait accuser la justice, a pour dérober Prométhée aux yeux des hommes, amassé autour de lui les vapeurs et les nuages du ciel ; mais lorsque tu te trouveras en face de ces vapeurs et de ces nuages appelle trois fois Prométhée et le titan te répondra.

— Merci, dit Isaac. Et puisqu’il vous en coûte tant, à vous autres morts, de sortir de vos tombes, rentre dans la tienne, et tâche de t’y rendormir.

Et, d’un geste, il fit signe à Médée qu’il lui rendait sa liberté.

Le char s’enleva, reprit la direction qu’il avait suivie pour venir, et disparut entre le Pélion et l’Othrys.

— Et, maintenant, magicienne, dit Isaac à Canidie, indique-moi le moyen le plus rapide de me rendre au Caucase.

Canidie fit entendre un sifflement aigu comme celui d’un Thessalien appelant son cheval, et, à travers la vapeur qui, ainsi que nous l’avons dit, s’élevait de la plaine, et formait au-dessus d’elle un dôme de fumée, on vit arriver une troupe de sphinx et de griffons.

— Choisis la monture qui te sera le plus agréable, dit-elle. et, si, comme Hellé, le vertige ne te précipite pas dans quelque fleuve, dans quelque détroit, ou dans quelque mer, au point du jour, tu seras sur le Caucase.

Isaac reconnut son sphinx parmi les animaux de la même espèce qui étaient venus à l’appel de Canidie.

Il alla à lui, et, lui posant la main sur la tête comme fait un cavalier sur le cou de son cheval :

— Allons, dit-il mon vieil enfant de l’Égypte, conduis-moi où je veux aller, et je te ramènerai d’où tu viens.

Puis, à Apollonius :

— Au revoir, mon savant compagnon de voyage ! lui dit-il ; si je réussis dans mon entreprise, je n’oublierai pas ce que je te dois.

— Isaac ! Isaac ! murmura Apollonius, j’ai bien peur que, comme ce Prométhée que tu vas interroger, tu ne t’attaques à un dieu plus puissant que toi !

— Qu’importe ! dit Isaac en enjambant son mystérieux coursier, il est peut-être aussi grand que son vainqueur, le vaincu que l’on est obligé de clouer à une montagne avec des anneaux d’airain et des chaînes de diamants !

Alors, et comme s’il n’eût attendu que ce dernier mot le sphinx s’éleva, battant l’air de ses ailes de bronze, et, prenant sa route entre l’Ossa et le Pélion, s’élança, rapide comme la flèche d’un Parthe, dans la direction duPont-Euxin.


CHAPITRE XXX.

le titan.


Le chemin que suivait Isaac à travers les vastes champs de l’air était le même à peu près qu’avaient suivi à travers les écueils de la mer Égée, les rochers de la Propontide, et les tempêtes du Pont-Euxin, ces hardis argonautes dont nous avons nommé les principaux chefs.

Dans sa course, rapide comme celle de l’aigle, Isaac vit bientôt fuir derrière lui la Thessalie ; puis se perdirent dans le sombre azur des nuits les sommets neigeux de l’Ossa et du Pélion ; puis la terre disparut, et le voyageur aérien ne distingua plus au-dessous de lui, dans l’abîme du vide, que la mer Egée, qui réfléchissant les étoiles, semblait un ciel inférieur à la surface duquel apparaissaient, comme des nuages immobiles, irréguliers et de formes différentes, les îles de Sciathos, d’Halonèse, d’Hiera, de Lemnos, d’Imbros et de Dardanie ; puis, semblable à un immense serpent se déroulant au fond d’un ravin, apparut à son tour le détroit d’Hellé ; puis, comme un vaste bouclier macédonien, la Propontide ; puis, enfin le Pont-Euxin, dominé, à son extrémité orientale, par la gigantesque masse caucasique, courant du Phase aux Palus-Méotides.

Le sphinx s’abattit de lui-même sur une des cimes inférieures de la montagne, ayant devant lui le pic principal, qui a donné son nom à toute la chaîne, et aux flancs duquel roulait – sombre et mouvante ceinture – un océan de nuages.

Isaac mit pied à terre ; et, débarrassé de son cavalier, le sphinx replia ses ailes, et s’accroupit gravement à la pointe d’un rocher qui surplombait un abîme.

Le voyageur ne doutait point qu’il ne fût arrivé en face de l’endroit désigné par la magicienne Médée, et que ces nuages amassés autour de la montagne ne lui dérobassent le corps du titan.

C’était bien là, d’ailleurs, le paysage grandiose et sauvage à la fois qu’il s’était représenté comme servant de théâtre à la tragédie d’Eschyle. Pareil à une île sortant du sein de la mer, on voyait s’élever au-dessus des nuages le double sommet du Caucase, étincelant, aux premiers rayons du jour, comme une double pyramide de diamants, tandis que plus sombre et plus profonde que la nuit, une immense forêt de chênes et de sapins surgissait au pied de la montagne, et, se hissant le long de ses hanches robustes, semblait une armée de vaillants guerriers montant à l’assaut d’une forteresse, et se perdant dans des tourbillons de fumée ; enfin, une troupe de vautours tournait, d’un vol lent et circulaire, autour du géant de granit, et, cela, à une hauteur si grande, qu’elle semblait une troupe d’éperviers, et que ses cris les plus aigus arrivaient à peine jusqu’à terre.

Une cascade bondissante blanchissait au fond d’une ravine, et, parvenue au bas du rocher, prenait sa course rapide et bruyante vers le Pont-Euxin.

Isaac rassembla toutes ses forces, et, à trois reprises différentes, d’une voix qui alla éveiller les plus profonds échos de la montagne, il cria :

— Prométhée ! Prométhée ! Prométhée !

Un bruit pareil à celui d’un ouragan se fit entendre ; un mouvement d’oscillation ébranla les nuages, qui s’écartèrent devant un souffle puissant, et qui, à travers une large déchirure, laissèrent voir le visage du titan.

Il se penchait en avant de toute la longueur de sa chaîne tendue, pour voir qui l’avait appelé.

Mais, s’étant assuré qu’il n’avait sous les yeux qu’une de ces faibles créatures qu’on désigne sous le nom d’hommes, il laissa retomber sa tête en arrière, en poussant un soupir qui courba la cime des chênes et des sapins comme eût fait une rafale du vent d’ouest.

Isaac avait seulement entrevu le visage sublime du titan ; mais cette apparition lui avait suffi pour reconnaître qu’il était devant celui qu’il cherchait.

Il cria donc de nouveau :

— Prométhée ! Prométhée ! Prométhée !

L’océan de nuages s’agita une seconde fois : sous une haleine pareille à celle qui sort des cavernes de Strongyle quand Eole livre aux quatre vents les plaines du ciel et, lancée en avant par un violent effort, la tête du titan sortit tout entière, déchirant le voile de vapeurs qui la cachait.

— Fils de la terre, demanda Prométhée, qui es-tu ?

Et sa voix, éclatante comme le bruit du tonnerre, gronda avec un si formidable retentissement, qu’Isaac, surpris, frissonna… Le sphinx, inquiet, se dressa sur ses pieds et les vautours qui planaient au-dessus de la montagne donnèrent, épouvantés, un si puissant coup d’aile, qu’ils disparurent à l’instant même dans les profondeurs azurées du ciel.

— Qui je suis ? répondit Isaac, un titan comme toi ! un maudit comme toi ! un immortel comme toi !

— Et de quel suprême bienfait as-tu donc doté l’humanité pour que Jupiter t’ait maudit ? demanda le titan avec amertume.

— Ce n’est pas Jupiter qui m’a maudit, répondit Isaac, c’est un dieu nouveau à qui j’ai nié sa divinité.

Et le Juif, en quelques mots, raconta au titan ce que nous avons nous-même raconté.

Prométhée l’écouta avec une profonde attention ; et quelque chose comme un éclair de joie illumina son visage sillonné par la foudre.

— Un dieu nouveau ! répéta-t-il après le Juif ; ne disait-on pas qu’il était né d’une vierge, qu’il venait de l’Égypte, et qu’il devait mourir pour les hommes ?

— Oui, répondit Isaac étonné, l’on disait cela.

— Et n’est-il pas mort, en effet ? demanda le titan.

— Il est mort, en effet ! répéta le Juif.

— Ah ! s’écria Prométhée joyeux, voilà donc pourquoi, depuis quelque temps, je me sens mourir moi-même !… Jupiter ! Jupiter, je vais donc enfin t’échapper !

Et, de son poing captif et meurtri, le titan essaya de menacer le ciel.

— Tu te sens mourir ? répéta Le Juif. étonné tu n’es donc pas immortel, toi ?

— Non, par bonheur ! Un oracle bienfaisant m’a annoncé que je cesserais d’exister, et, par conséquent, de souffrir, lorsqu’un dieu, en mourant pour les hommes, et en descendant aux enfers, me rachèterait ; non pas de la mort, mais de la vie… Ce dieu doit faire, du vieux monde d’Ouranos, de Chronos et de Zeus, un monde nouveau et moi, contemporain de ce vieux monde je vais mourir avec lui ! Sois le bienvenu, toi, qui m’apportes cette bonne nouvelle, et demande-moi, en échange, ce que tu voudras :

Isaac passa la main sur son front couvert de sueur. Pour la troisième fois, il entendait dire – la première fois ç’avait été par les hommes ; la seconde fois, par les morts, et, la troisième fois, c’était, par les dieux – que la vie était un supplice, et la mort un bienfait.

Or, il était condamné à la vie.

Cependant, l’offre que lui faisait le titan lui rendit son courage.

— Tu me demandes ce que je veux en échange de la bonne nouvelle que je t’apporte ? dit Isaac ; le voici. – Je veux savoir où demeurent les parques, – comment on arrive jusqu’à elles, – et par quelle conjuration je puis en obtenir le fil d’une personne ayant déjà vécu, et que je veux faire revivre… Peux-tu me dire cela, toi ?

Et il attendit avec anxiété :

— Oui répondit Prométhée, je puis te le dire.

— Ah ! fit à son tour Isaac joyeux.

— Mais à une condition, reprit Prométhée.

— Laquelle ? demanda anxieusement le Juif.

— Oh ! sois tranquille, elle n’est pas difficile à accomplir, répondit le titan ; il s’agit d’arracher mon cadavre à la vengeance du dieu qui, depuis quatre mille ans, torture mon corps.

— Tu ordonneras, dit le Juif, et je ferai selon tes ordres… Seulement, puisque, je t’ai raconté, moi, pourquoi j’étais maudit, dis-moi, à ton tour, pourquoi tu as été condamné.

— Oui, dit Prométhée ; si tu dois me survivre jusqu’au jour de la destruction de ce monde, il est bon que tu transmettes mon histoire aux hommes car les hommes pourraient encore croire à la justice de ces dieux qui vont enfin être détrônés… Ecoute.

Au commencement fut le Chaos, puis la Terre au vaste sein, mère prédestinée et base inébranlable de tous les êtres, ayant le ténébreux Tartare dans le fond de ses abîmes, et, à sa surface, l’Amour, le plus beau des dieux immortels.

Telles sont les quatre essences primordiales du monde, les quatre agents primitifs de la création, incréées et préexistant à tout, même aux dieux.

Le Chaos, c’est-à-dire le vide, l’infini, le lieu de toutes choses, l’abîme confus, ténébreux, insondé, du sein duquel sortira plus tard le monde organisé et visible.

Puis, au sein même du Chaos, la Terre ou plutôt la surface terrestre flottant dans le vide, et centre futur du futur univers.

Puis, dans les profondeurs de la Terre, le Tartare, région sombre et inférieure opposée à la région supérieure et lumineuse : – symbole de ce penchant que conservera la Terre dégagée du Chaos, à se replonger partiellement dans ce Chaos.

Enfin, à la surface de la Terre, Eros ou l’Amour, agent suprême de la création, principe de mouvement et d’union. qui rapproche tous les êtres, cause efficace des générations divines et humaines.

Nul – pas même le plus savant des dieux – ne sait depuis combien de temps les choses étaient ainsi, lorsque, du Chaos, source éternelle et indéterminée des ténèbres, sortirent l’Erèbe et la Nuit, c’est-à-dire les ténèbres inférieures et supérieures, déterminées et accidentelles.

L’Erèbe fut les ténèbres déterminées du Tartare, ténèbres inférieures ; la Nuit fut les ténèbres accidentelles de la Terre, ténèbres supérieures.

En ce moment, pour la première fois, l’Amour secoua son flambeau, et, par ce premier effet du grand procréateur, de la Nuit unie à l’Erèbe, naquit le Jour. – Dès lors le Jour alterna avec la Nuit dans les régions supérieures de la Terre tandis que l’Erèbe restait seul dans les régions inférieures, et y faisait les ténèbres éternelles.

L’Amour secoua une seconde fois son flambeau, et, d’elle-même, La Terre enfanta Ouranos, c’est-à-dire l’Espace. – L’Espace, c’était le ciel étoilé, la voûte céleste qui couvre la Terre ; c’était l’opposé du profond Tartare.

Puis elle s’unit à son fils, et, de l’hymen de la Terre et du Ciel, naquit l’Océan, le fleuve des fleuves, et Téthys, la mère des eaux douces et nourricières, et dix autres enfants dont le dernier fut Chronos, le Temps.

Ainsi, la première période fut Ouranos ou l’Espace :

Ouranos savait qu’il devait être détrôné par son fils Chronos, c’est-à-dire que le Temps devait succéder à L’Espace ; aussi, à mesure que ses enfants naissaient, les replongeait-il dans le sein de la Terre, leur mère.

Mais la Terre prit parti pour les fils contre le père ; elle tira Chronos de son sein, l’arma d’une faux tranchante, et le plaça sur le chemin de son époux : – puis quand le grand Ouranos, amenant la nuit sur ses pas, vint pour la visiter, d’un coup de la faux terrible, Chronos mutila son père, dont le sang tombé sur la Terre y produisit les furies, les géants et les nymphes, et dont le sang tombé dans la mer, et mêlé à son écume, produisit Aphrodite, la fille du ciel et des eaux, la déesse de la beauté.

A partir de ce moment, Chronos succède à Ouranos, le Temps à l’Espace, et la seconde période commence.

Puis, comme Chronos savait que lui aussi devait être détrôné par Zeus, c’est-à-dire par la Création, il résolut à l’exemple d’Ouranos, de se défaire de ses enfants ; mais au lieu de les confier à sa femme Rhéa, – c’est-à-dire à l’éternel effluve de la vie, à la source de toutes les choses qui vivent, meurent et se reproduisent, il prit des mains de Rhéa ses enfants, au fur et à mesure de leur naissance, et les dévora…

Mais nul ne peut s’opposer aux arrêts du destin : Chronos eut beau engloutir successivement Hestia ou Vesta, Demeter ou Cérès, Héra on Junon, Hadès ou Pluton, Poseïdon ou Neptune : arriva, à son tour, Zeus, que Rhéa résolut de sauver comme la Terre avait sauvé Chronos. En conséquence, après avoir accouché secrètement, elle donna à son époux une pierre en forme d’enfant qu’il avala croyant avaler le nouveau-né.

Pendant ce temps, le futur roi du monde, nourri par la chèvre Amalthée, grandissait en force et en volonté, et, au bout d’un an, se trouvait assez puissant pour déclarer la guerre à son père.

La guerre dura dix ans, Zeus ou Jupiter ayant pour lui les titans, Chronos ayant pour lui les géants. – Chronos fut vaincu ; Jupiter, armé de la foudre forgée par les cyclopes, détrôna son père, et le monde entra dans la troisième période, c’est-à-dire que la Création succéda au Temps, comme le Temps avait succédé à l’Espace.

J’étais au nombre des titans. Quoique fils d’Ouranos et de Thémis, j’aidai Zeus de mes conseils, et, grâce à mes conseils, il triompha ; car ma mère, qui est la loi, m’avait donné la sagesse.

Une fois Zeus roi du monde, il s’agissait pour lui de peupler la terre. – Je t’ai déjà dit que son nom voulait dire création. – Il forma la chaîne des animaux, qui, du polype, monte aux quadrupèdes, et du poisson, aux oiseaux ; puis, enfin, le dernier de tous, comme devant être le plus parfait, il créa l’homme. – Mais l’homme, plus parfait de forme, puisque c’était la forme divine qu’il avait reçue ; l’homme demeura l’égal des autres animaux. Zeus, craignant, sans doute à son tour, d’être détrôné par l’homme, lui avait refusé l’intelligence… L’homme marchait courbé, l’homme n’avait pour règle que l’instinct ; l’homme vivait, mais l’homme n’existait pas !

Je ne voulus point que cela fût ainsi.

Je dérobai au ciel le feu divin ; je l’apportai sur la terre, et j’en fis passer une étincelle dans la poitrine de chaque homme. – L’homme, à l’instant même, se releva, dressa sa tête vers le ciel, parla, pensa, agit : il avait une âme !

Mais, du moment où l’homme eut une âme, il voulut être libre, et Zeus eut un ennemi.

Zeus ne pouvait foudroyer l’homme : – dieu de la création, il ne pouvait détruire sa création ; – ce fut sur moi qu’il se vengea.

Un jour, Vulcain, secondé par la Puissance et la Force, s’empara de moi ; ils me transportèrent sur cette montagne ; ils m’y lièrent à des anneaux d’airain avec des chaînes de diamants.

Tant que durait le jour, un vautour me rongeait le cœur : la nuit venue, mon cœur renaissait, et, au jour le bec de l’oiseau vengeur retrouvait sa pâture, et, moi, je retrouvais mon supplice… Les seules déesses qui vinssent pleurer sur moi étaient les océanides ; le seul dieu qui osa me plaindre fut l’Océan.

Un jour, Mercure s’abattit à l’endroit même où tu es maintenant ; il venait, au nom de Jupiter, me proposer la liberté, si je voulais lui dire quel dieu le détrônerait un jour, et de quelle façon il pouvait combattre ce dieu. Mais je lui répondis :


« – J’ai déjà vu chasser deux rois du ciel, et je verrai la chute du troisième… Que Zeus reste assis dans sa sécurité ; qu’il compte sur ce bruit qu’il roule à travers l’étendue qu’il secoue dans sa main le dard enflammé ! appareil, qui ne le gardera pas de tomber d’une chute irréparable tant il sera terrible, cet adversaire qui trouvera un fer plus puissant que le feu de la foudre, des éclats plus retentissants que les éclats du tonnerre, et dont la volonté brisera l’arme fatale qui fait bondir la terre, et qui soulève les flots !


« – Eh bien, dit Mercure, prends garde, car Zeus te reprend ton immortalité, et tu mourras lors de la venue de ce dieu ! »


Et Mercure remonta au ciel.

Mon supplice continua et dura deux mille ans !

Au bout de deux mille ans, – sur les prières des océanides, mes fidèles consolatrices, – Hercule vint me visiter. Il eut honte pour le tyran des tortures qu’il me faisait souffrir ; il tua le vautour qui me rongeait le cœur et essaya de briser mes chaînes. Pendant trois jours et trois nuits, Hercule s’épuisa en efforts inutiles : mes chaînes étaient de diamant ; Vulcain lui-même les avait forgées : la Force et la Puissance les avaient scellées dans le roc ! Et, cependant, à chaque secousse qu’il donnait à ces chaînes, la terre tremblait ! Je fus le premier à lui dire de renoncer à cette entreprise insensée. Il s’éloigna en soupirant de rage : c’était la première fois qu’il rencontrait une résistance matérielle impossible à vaincre…

Depuis ce temps, j’appelle de mes souhaits ce dieu qui doit détrôner Zeus, et, en donnant la vie à un monde nouveau, me donner la mort ! Tu m’annonces l’arrivée de ce dieu : sois le bienvenu, titan de ce monde nouveau ! – Et maintenant, voici ce qui te reste à faire : je ne veux pas que mon cadavre, comme le fut mon corps, demeure éternellement enchaîné ; or, il n’y a que le feu qui, en les réduisant en cendres, puisse arracher mes os à mes entraves de diamant. Mets le feu à la forêt qui s’étend sous moi ; c’est un bûcher digne d’un titan ! et près de mourir, par le Styx, je te jure que, du milieu des flammes, je te dirai ce que tu veux savoir !

— Oh ! Prométhée ! murmura tristement le Juif ; c’est donc vrai, qu’il est bon de mourir ?…

— N’as-tu pas entendu ce que je t’ai dit, interrompit Prométhée, que je vivais depuis quatre mille ans, et que j’étais enchanté depuis trois mille ?… Hâte-toi donc, mon seul et unique libérateur ! toi qui auras fait pour moi plus qu’Hercule ; toi qui m’auras débarrassé de la vie, mon véritable vautour !…

Et la voix de Prométhée s’éteignit faiblissante ; les forces du titan, ces forces qui avaient lutté contre les géants aux cent bras, ces forces qui avaient roulé Pélion du haut de l’Ossa, ces forces étaient épuisées.

On eût dit qu’il n’attendait pour entrer dans son agonie que cette nouvelle que venait de lui apporter le Juif.

Aussi Isaac comprit-il qu’il n’avait pas de temps à perdre pour accomplir les vœux du mourant. Il descendit de la colline où le sphinx l’avait déposé, entra dans la cabane d’un bûcheron, y prit une hache, gravit le Caucase, se perdit dans la nuée immense, et arrivé aux limites supérieures de la forêt, se mit à l’œuvre.

Bientôt, sous la hache terrible, les chênes, les hêtres et les sapins tombèrent comme les épis sous la faux ; du fond de la vallée, on les entendait craquer dans leur chute, et l’on voyait descendre bondissants du Caucase les rochers qu’ils déracinaient en tombant.


Le soir même, un formidable entassement d’arbres s’élevait au-dessous du corps du titan.

Alors, le Juif descendit, frotta l’une contre l’autre jusqu’à ce qu’elles eussent pris feu deux branches sèches arrachées à un térébinthe, les déposa au pied d’un sapin gigantesque, et remonta sur le versant opposé, où l’attendait le sphinx, qui s’était accroupi de nouveau dans son silence et dans son immobilité.

L’incendie était allumé.

Faible et pareille à ces premiers rayons de l’aube qui, tout pâles qu’ils sont annoncent, cependant, la venue du char dévorant du Soleil, la flamme sembla d’abord hésiter à s’étendre, craindre de se développer ; on aurait pu croire qu’elle se bornerait à consumer l’écorce résineuse à laquelle elle était attachée ; mais peu à peu les deux arbres les plus proches de celui qui brûlait s’embrasèrent à leur tour ; puis ceux-ci communiquèrent la flamme à leurs voisins. Un rideau de feu s’étendit sur toute la largeur de la forêt, et commença de s’élever en rampant aux flancs de la montagne, tandis que la fumée, sombre panache de l’incendie, se mêlait aux nuages, et se confondait avec eux.

Mais, à mesure que l’incendie montait, la flamme chassait fumée et nuages, et, dans ce pur éther qui flotte au-dessus du feu, on pouvait distinguer le corps gigantesque du titan.

Isaac regardait avec épouvante ! chacun des poignets de Prométhée était scellé à l’une des assises du Caucase ; l’écartement de ses bras était de mille coudées, et la longueur du corps couvrait la montagne sur un tiers de sa hauteur.

La nuit était venue ; mais il était difficile de s’apercevoir de l’obscurité : l’immense bûcher avait remplacé le soleil, et la clarté qu’il jetait autour de lui suppléait à la lumière du jour.

Le Pont-Euxin réfléchissait l’incendie, et semblait, comme un autre Achéron, rouler des vagues de feu.

L’incendie gagnait rapidement, et le titan apparaissait splendide de majesté dans son cadre de flamme.

Tout à coup, comme un vol de cygnes, sortirent du sein des flots les océanides, ces fidèles amies de Prométhée qui depuis trois mille ans, venaient, chaque jour, se coucher une heure à ses pieds, et répandre sur sa douleur le baume de leur douce tristesse. Elles étaient neuf, comme les muses, et se nommaient Asie, Calypso, Climène, Diôné, Doris, Eudore, Ianire, Plexaure et Thoé.

Elles passèrent au-dessus de la tête du Juif, enveloppées de leurs robes transparentes, tissues du limpide azur de la mer ; elles étaient couronnées d’algues, volaient sur une seule file, et, les mains appuyées aux épaules les unes des autres, elles chantaient un chant mélancolique, le chant de mort de Prométhée.

Voici ce qu’elles chantaient :


« Titan contemporain du vieux monde, fils d’Ouranos et de Thémis, toi qui as vu la terre, souriante et sortant du chaos, s’éclairer de sa première aurore, s’obscurcir de ses premières ténèbres ; toi qui n’as connu d’être existant avant toi que l’Amour, cette âme incréée de la création ; toi qui, du sang du plus grand des dieux, et de l’écume de la mer, as vu naître Aphrodite, mère du plaisir, – il est temps que tu meures, ô Prométhée ! car le vieux monde va mourir !…

« Hélas ! tu es d’une race maudite ! Atlas, ton frère, est condamné à porter le monde sur ses épaules, Mnestée, ton frère, est précipité dans les gouffres les plus profonds du Tartare ; Epiméthée, ton frère, a épousé Pandore, la source de tous les maux ; et toi, pour avoir allumé une âme dans la poitrine de l’homme, tu es enchaîné depuis trois mille ans sur le Caucase. – Il est temps que tu meures, ô Prométhée ; car le vieux monde va mourir.

« Mais grâce à cette âme que tu as donnée à l’homme, l’homme est devenu le rival des dieux ; tout ce qu’il a fait de grand, de noble, de généreux, c’est à toi qu’il le doit ! Héroïsme, poésie, science, gloire, génie, sagesse, renommée, patriotisme, arts, rien de tout cela n’existerait, si tu n’avais pas, larron sublime, dérobé le feu céleste au profit de l’humanité. – Il est temps que tu meures, ô Prométhée ! car le vieux monde va mourir !

« Hercule, Jason, Thésée, Achille, Orphée, Esculape, Hésiode, Homère, Lycurgue, Solon, Eschyle, Léonidas, Aristote, Alexandre, Zeuxis, Apelles, Périclès, Phidias, Praxitèle, Virgile, Horace, sont tes enfants bien-aimés, tes fils reconnaissants ; tous émanés de toi, sont morts avant toi, et t’attendent aux champs Elysées pour te faire un cortège comme n’en eut jamais aucun dieu. – Il est temps que tu meures, ô Prométhée ! car le vieux monde va mourir !… »


En ce moment, du milieu des flammes, on entendit s’élever la voix du titan, à demi consumé.

Tout se tut, chant des océanides, bruissement de l’incendie, souffle des vents, murmure de la mer, et ces mots arrivèrent à Isaac à travers le voile de feu étendu entre Prométhée et lui :

— Au centre de la terre… – Par l’antre de Trophonius… – Avec le rameau d’or !

C’était la réponse aux trois questions qu’avait faites le Juif.

Les océanides reprirent leur chant interrompu.

« On t’a prédit que ton supplice finirait quand, fils d’une vierge, viendrait d’Égypte un dieu qui détrônerait ton persécuteur, rachèterait les crimes des hommes en mourant pour eux, et en descendant aux enfers. Ce fils d’une vierge est venu d’Égypte, est mort pour les hommes, est descendu aux enfers : ton bûcher, ô Prométhée ! dernier reflet du vieux monde, s’éteint sur le Caucase juste au moment où s’allume, sur le Golgotha, une étoile, phare d’un monde nouveau ! Il est temps que tu meures, ô Prométhée ! car le vieux monde va mourir ! »


Et, en chantant ainsi, elles flottaient, gracieuses et légères, les belles océanides, autour du bûcher immense qui avait fait du Caucase un Etna, de la montagne un volcan, de la forêt un cratère !

Bientôt un souffle pareil à l’haleine de l’aquilon courba la flamme, qui, un instant, vacilla comme éperdue, mais qui peu à peu reprit sa direction vers le ciel, où tend toute flamme.

Le titan venait de rendre le dernier soupir d’une vie de quatre mille ans !

Alors, les océanides, en voilant leur visage, tournèrent une dernière fois autour du bûcher, en criant l’une après l’autre : « Adieu ! » et reprirent leur vol du côté du Pont-Euxin.

La dernière, en passant au-dessus de la tête d’Isaac, laissa tomber à ses pieds un rameau d’or qu’elle tenait caché dans les plis de sa robe.

Isaac suivit des yeux les belles nymphes, qui allèrent se replonger l’une après l’autre dans le Pont-Euxin, où elles disparurent.

Puis il ramassa le rameau d’or, et, sûr que désormais rien ne s’opposerait plus à son projet, il attendit, reconnaissant envers Prométhée, que la flamme fût éteinte.


Le bûcher brûla trois jours ; à la fin du troisième jour, le corps du titan était entièrement consumé, les anneaux d’airain étaient vides, les chaînes de diamants pendaient inertes au double sommet du Caucase.

Le cadavre était libre, et ses cendres dormaient mêlées à celles de la forêt qui lui avait servi de bûcher.

Alors, Isaac remonta sur le sphinx, et, serrant contre sa poitrine le précieux rameau d’or :

— A l’antre de Trophonius ! dit-il tout haut.

Puis, tout bas :

— O fils d’Ouranos et de Thémis, murmura-t-il, le Prométhée du vieux monde est mort ; mais je sens qu’à partir d’aujourd’hui, le nouveau monde a aussi son Prométhée !

Et, de son vol rapide et inflexible, le sphinx obéissant emporta le sombre cavalier vers l’occident.


CHAPITRE XXXI.

l’antre de trophonius.


Dans cette partie de la Béotie qui touche à la Phocide, et qui s’étend de la mer d’Alcyon au lac Copaïs, sur la pente septentrionale de l’Hélicon, près de Trachis, entre Ambryssus et Orchomène, au fond d’une vallée arrosée par le Lamus, s’élève la charmante ville de Lébadée.

Une montagne la domine, et, du haut de cette montagne, descend, bondissante et roulant, une cascade de diamants, la petite rivière d’Hercyne, laavant d’arriver à Lébadée, côtoie deux sources qui, par la tranquillité et la transparence de leurs ondes, contrastent étrangement avec les eaux de la bruyante et rapide rivière.

Il est vrai que celle-ci, après s’être encaissée, pendant l’espace de dix stades, dans un ravin profond et sombre, va, reparaissant près de la ville, nouer sa fraîche ceinture de gaze autour des murailles, et, continuant son chemin, roule, par une pente douce et par une délicieuse vallée dans le lac Copaïs.

Ces deux sources dont nous venons de parler, si modestes qu’elles soient, ont, dans toute la Béotie, une réputation presque égale à celle du fameux Permesse, où s’abreuve Pégase et où se désaltèrent les muses ; mystérieuses et cachées comme toutes les choses précieuses, on les appelle le Léthé et la Mnémosyne, c’est-à-dire les sources de l'oubli et de la mémoire.

A quelques pas de ces deux sources, dans l’endroit le plus sauvage de la vallée, dominé par un sombre bois de chênes, s’élève, ou plutôt s’élevait à l’époque où se passaient les événements que nous avons entrepris de raconter, un petit temple entouré d’une balustrade de marbre blanc sur laquelle, de place en place, se dressaient des obélisques de bronze.

Ce temple était celui où le dieu Trophonius rendait ses oracles.

Comment Trophonius était-il devenu dieu, et rendait-il des oracles ? Ce n’était pas chose bien claire pour les Lébadiens eux-mêmes, qui, cependant, avaient tracé une large et belle route toute bordée de statues, et conduisant de la ville au temple.

Voici ce que l’on racontait sur cette divinité, qui, comme tant d’autres, puisait son origine dans le meurtre et dans le vol.


On sait comment fut découvert cet ancien oracle de Delphes, dont les paroles prophétiques élevèrent et renversèrent des empires. – Des chèvres errantes parmi les roches du mont Parnasse, ayant respiré les vapeurs souterraines qui s’exhalaient d’une gerçure de la terre, bondirent tout à coup, agitées de mouvements extraordinaires ; les bergers qui les cherchaient arrivèrent à la même ouverture, respirèrent les mêmes émanations, furent agités des mêmes mouvements, et, de plus que leurs chèvres, prononcèrent des paroles sans suite qui, recueillies par les assistants, furent déclarées être des oracles. Dès lors, le roi Hyriée résolut de bâtir un temple au dieu à qui la montagne était consacrée. – Ce dieu, c’était Apollon ; ce temple fut le célèbre temple de Delphes.

En conséquence, le roi Hyriée fit venir les deux plus célèbres architectes du temps, c’est-à-dire Trophonius et son frère Agamède ; ceux-ci bâtirent le magnifique temple dont il ne reste aujourd’hui d’autres traces que l’image même de ce temple, empreinte sur les médailles de la Béotie et la description que nous en a conservée l'Ion d’Euripide.

Hyriée, dans les souterrains de ce temple, n’avait point négligé la place réservée au trésor ; mais les architectes, de leur côté, dans l’espoir de puiser à ce trésor, s’étaient ménagé, à travers les murailles, un passage connu d’eux seuls, et par lequel, une fois le temple bâti, ils venaient lorsqu’ils manquaient d’argent, en emprunter au dieu de la lumière et de la poésie ; ils y revinrent si souvent, et firent de si profondes saignées à la bourse du dieu, que le roi s’aperçut de la diminution du trésor, sans pouvoir se rendre compte de quelle façon le trésor diminuait ; cependant, il mit naturellement le crime sur le compte de voleurs assez adroits pour dérober leurs traces, et, afin de faire cesser le pillage, il plaça des pièges tout autour des vases contenant l’or sacré.

Trophonius et Agamède manquèrent bientôt d’argent ; ils descendirent par leur route habituelle, et pénétrèrent dans la salle du trésor avec leur confiance accoutumée ; mais, au premier pas qu’il fit pour s’approcher d’un des vases, Agamède, qui marchait devant, jeta un cri. Il était pris dans le piège.

Le piège avait été fait par un mécanicien aussi expert dans son état qu’Agamède et Trophonius étaient habiles dans leur art ; il fut impossible à Trophonius de débarrasser son frère de l’étreinte terrible. Un seul moyen restait pour qu’Agamède ne dénonçât point Trophonius : ce moyen, Trophonius l’employa, tout extrême qu’il était : il trancha la tête à son frère, et s’enfuit, laissant pris au piège un corps tronqué et, par conséquent, méconnaissable.

Il existait, près de Lébadée, une grotte qui traversait la montagne et avait différentes issues ; Trophonius, se réfugia dans cette grotte ; il y vécut caché à tous les regards et y mourut ignoré comme il y avait vécu.

Mais Apollon, reconnaissant du magnifique temple qu’il lui avait bâti, et trouvant sans doute fort naturel que l’architecte eût voulu participer aux offrandes qui étaient faites au dieu, Apollon fut blessé de ce que les peuples, non contents d’avoir été indifférents pour Trophonius, du vivant de celui-ci, ne lui rendissent même pas les honneurs funèbres après sa mort. Comme tous les dieux, Apollon avait à sa disposition les fléaux qui peuvent affliger l’humanité ; il envoya en Béotie une sécheresse si opiniâtre, que les Béotiens crurent devoir consulter la pythie ; là pythie répondit que cette sécheresse durerait tant qu’on ne considérerait pas Trophonius comme un oracle, et qu’on ne suivrait pas ses avis. Les Béotiens ne demandaient pas mieux que d’avoir un oracle de plus. mais où trouver celui qui leur était indiqué ? Nul ne savait ce qu’était devenu Trophonius depuis le jour où il avait disparu de Delphes.

Un Acréphien nommé Saon eut l’honneur de la découverte. Il eut l’idée de suivre un essaim d’abeilles, et l’essaim le conduisit à l’antre sacré ; là, il trouva le cadavre d’un homme, et, comme, aussitôt que les honneurs funèbres eurent été rendus à cet homme, la sécheresse cessa, personne ne mit en doute que ce ne fût Trophonius.

Cette opinion reçut une confirmation éclatante lorsqu’on reconnut que l’antre dans lequel le corps avait été retrouvé rendait des oracles.

Dès lors, le temple de Delphes eut son pendant, et la pythie son oracle rival ; oracle terrible, d’ailleurs, qu’il fallait aller chercher dans les régions sombres et souterraines ; temple formidable où l’homme laissait à tout jamais le rire, pour ne revenir sur la terre que le front marqué d’une indélébile pâleur.

En effet, chacun connaissait l’ouverture par laquelle entrait le consultant ; mais nul ne savait ni le temps qu’il resterait dans les entrailles de la terre, ni l’issue par laquelle l’antre rendrait, mort ou vivant, son corps à la lumière du jour.

Le plus grand nombre des consultants restaient un, deux ou trois jours dans l’antre, et, au bout de ce temps, reparaissaient par la même ouverture qui leur avait donné entrée.

D’autres restaient huit jours, un mois, trois mois, et sortaient des ouvertures inconnues, distantes parfois de plusieurs lieues de Lébadée.


D’autres encore, ainsi que nous l’avons dit, étaient rejetés morts, et c’était seulement leurs cadavres que l’on retrouvait.

D’autres, enfin, ne reparaissaient jamais, et l’antre avare et mystérieux ne rendait pas même leurs cadavres.

C’était ce souterrain qui avait été indiqué par Prométhée à Isaac comme la voie la plus directe pour le conduire chez les parques.

Aussi, deux heures après avoir quitté le plateau du Caucase, le sphinx s’abattait-il au pied de la statue de Trophonius, ouvrage de Praxitèle représentant le dieu sous les traits d’Esculape.

Cette statue s’élevait au milieu d’une espèce de clairière formant le centre de ce qu’on appelait le Bois sacré.

Isaac mit pied à terre, laissa son sphinx s’accroupir silencieux et morne en face de la statue du dieu, et se dirigea immédiatement vers un temple situé à cent pas à peu près de l’antre, et qui était consacré a la Fortune et au bon Génie.

Ce temple était une espèce d’auberge sacrée dans laquelle descendaient les voyageurs qui venaient soit consulter l’oracle, soit visiter ce lieu, dont la réputation s’étendait par toute la terre.

Les serviteurs du temple accoururent au-devant du Juif, afin de s’informer du but de son voyage ; s’il venait simplement visiter le temple et ses environs, on lui donnerait un guide ; s’il venait consulter l’oracle, il devrait prendre son logement dans une des cellules préparées pour les consultants, et se soumettre aux formalités habituelles.

Isaac répondit qu’il voulait pénétrer au plus profond de l’antre, et qu’il était prêt à accomplir les rites en usage ; qu’il demandait seulement que ces rites fussent abrégés autant que possible.

On lui répondit que, le troisième jour, il lui serait permis de pénétrer dans l’antre.

Sûr désormais d’arriver à son but, Isaac n’avait plus cette impatience fébrile qui paraissait le dévorer auparavant ; il accepta le délai de trois jours, et se livra aux prêtres.

Pendant ces trois jours, Isaac, dut s’abstenir de vin, et se nourrir des victimes immolées par lui-même ; le troisième jour, au soir, il sacrifia un bélier, et, les prêtres ayant consulté les entrailles, et déclaré que Trophonius acceptait le sacrifice, et le tenait pour agréable, il n’eut plus qu’à accomplir les dernières formalités.

Deux enfants le prirent chacun par une main, et le conduisirent près de la rivière d’Hercyne, où ils lui firent faire trois ablutions successives, après l’avoir trois fois frotté d’huile.

Puis, à la place de l’habit qu’il portait, il fut revêtu d’une longue robe de lin, et conduit aux deux fontaines que nous avons déjà nommées, et dont l’une avait pour but d’effacer le souvenir des choses passées, tandis que l’autre devait graver dans l’esprit d’une façon indélébile la mémoire des choses que l’on allait voir.

Soit que les deux sources n’eussent point, en réalité le pouvoir qu’on leur attribuait, soit qu’elles fussent inefficaces contre l’individualité du Juif, celui-ci n’éprouva aucun des effets que l’absorption de leurs eaux produisait d’ordinaire sur le commun des hommes.

A moitié chemin de la seconde source – c’est-à-dire de la Mnémosyne – à l’ouverture de l’antre, s’élevait une espèce de petite chapelle ; Isaac s’y arrêta, et, après y avoir fait sa prière, moins par croyance que pour se conformer aux recommandations de ses guides, il franchit enfin le vestibule du temple, et se trouva dans la grotte sacrée.


Cette grotte semblait taillée à la pointe du marteau ; elle était haute de huit coudées, et large de quatre ; une échelle dont on apercevait les deux montants supérieurs à l’orifice d’un trou sombre, et s’enfonçant dans la terre à la manière d’un puits, indiquait le chemin à suivre.

Isaac marcha droit vers le trou, et, sans hésitation., s’enfonça dans l’abîme.

Après avoir descendu cinquante échelons à peu près, il se trouva sur une seconde plate-forme. Cette fois, il ne s’agissait pas d’échelle : une simple excavation dont l’ouverture laissait à peine passage au corps d’un homme se présentait à la vue, éclairée par une lampe dont la lumière pâle et tremblante ajoutait encore à la mystérieuse terreur de cette station souterraine.

Deux prêtres attendaient le consultant. S’il voulait s’arrêter là, il était libre de le faire, et la même échelle qui l’avait conduit à la nuit le ramènerait au jour.

Les deux prêtres s’avancèrent vers Isaac : l’un tenait une ceinture pliée ; l’autre, des gâteaux de farine et de miel.

— Que décides-tu ? demandèrent-ils.

— Je désire continuer mon chemin.

— Alors, nous devons te mettre ce bandeau sur les yeux.

— Mettez, dit Isaac.

Et le prêtre lui banda les yeux.

— Maintenant, demanda le Juif, que me reste-t-il à faire ?

— Prends trois de ces gâteaux dans chacune de tes mains.

— A qui sont-ils destinés ?

— Aux serpents que tu rencontreras sur ta route. A chaque sifflement que tu entendras, lâche un gâteau, et, moyennant cette offrande à ces génies de la terre, peut-être arriveras-tu au bas de la descente sans être dévoré.

Isaac haussa les épaules.

— Les serpents de ton dieu ne peuvent rien sur moi, dit-il ; mais n’importe, puisque je traverse leur domaine, il n’est pas juste que je les prive de leur droit de passage.

Et il prit trois gâteaux de chaque main.

Les formalités nécessaires pour le second voyage étaient accomplies.

— Je suis prêt, dit Isaac.

Les deux prêtres le conduisirent à l’espèce d’excavation qui béait dans l’ombre, Isaac s’assit au bord du gouffre, et se laissa glisser sur la pente, rapidement entraîné par la pesanteur de son corps.

Un autre qu’Isaac n’eût pas su mesurer le temps, préoccupé qu’il eût été de ce qui se passait autour de lui. En effet, à peine eut-il commencé la vertigineuse descente, qu’il entendit à ses oreilles un bruit semblable au mugissement d’une cataracte ou d’une eau violemment battue par des roues de moulin, en même temps qu’il sentait comme la fraîcheur d’un brouillard. Bientôt le bruit et la sensation changèrent : à travers le bandeau qui lui couvrait les yeux, il voyait reluire un vaste incendie et comme il avait ressenti la glaciale impression de l’eau, il éprouvait la cuisante chaleur du feu. Enfin, la sensation brûlante disparut, ainsi qu’avait disparu la sensation humide ; d’horribles sifflements se firent entendre ; il sentit passer sur son visage et sur ses mains des corps froids et visqueux, pareils à ceux des reptiles : alors, il lâcha les uns après les autres les six gâteaux que lui avaient remis les prêtres, glissa quelque temps encore, mais avec moins de rapidité, – ce qui indiquait que l’inclinaison de la pente diminuait, – et, enfin, cessant d’être entraîné par la double impulsion de la déclivité et de la pesanteur, il s’arrêta, couché sur le moelleux tapis d’une espèce de prairie souterraine.

Le premier mouvement d’Isaac fut d’enlever le bandeau qui fermait ses yeux.

Il était, comme nous l’avons dit, couché sur l’herbe d’une vaste prairie éclairée d’une lumière pâle et pareille à celle qui passerait au travers d’une voûte de verre dépoli.

Treize prêtres pareils à des spectres l’entouraient, le visage voilé.

Isaac se leva et se trouva debout au milieu d’eux.

— Qui que vous soyez, leur dit-il, et à quelque épreuve que vous comptiez me soumettre, je vous déclare que je suis invulnérable et immortel ; que je viens, sur l’indication du dernier titan, que j’ai vu mourir, pour pénétrer jusqu’au centre de la terre, où sont les parques, et que voici le rameau d’or qui doit me faire obtenir d’elles ce que j’ai à leur demander, et, à la rigueur, me servir contre vous de glaive et de bouclier.

Et, à ces mots, il tira de sa poitrine le rameau d’or, et l’étendit vers les prêtres voilés.

Mais l’un d’eux, s’avançant :

— C’est l’homme que nous attendions, dit-il à ses collègues.

Puis, au Juif :

— Il est inutile, Isaac, lui dit-il, que tu craignes ou que tu menaces… Tu es entouré d’amis.

Et il releva, d’une main, l’espèce de linceul qui lui couvrait le visage, tandis qu’il tendait l’autre à Isaac.

— Apollonius de Tyane ! s’écria celui-ci.

— J’ai su par les enchantements de Canidie que c’était à l’antre de Trophonius que t’avait renvoyé Prométhée, et je suis venu t’attendre… Tu vois en moi l’un des initiés de cette demeure souterraine, où j’ai vécu un an ; vingt fois j’ai tenté de faire le voyage que tu vas faire, et toujours j’ai été forcé de m’arrêter là où l’air, comprimé par les couches terrestres, cesse d’être respirable pour un simple mortel… Jusqu’où j’ai pu aller moi-même, je te conduirai : toi, tu continueras ton chemin, et, au retour, si les dieux ne t’ont pas recommandé le secret, tu nous diras ce que tu as vu.

— Mais, demanda Isaac, pourquoi, connaissant la route qui mène au centre de la terre, ne me l’as-tu pas indiquée toi-même, et sans retard ?

— Chacun de nous fait un serment, serment terrible ! de ne point révéler aux profanes ce qui lui a été découvert pendant son initiation, et je devais tenir ma parole. Après les épreuves, l’initié apprend qu’à l’extrémité de cette prairie, s’ouvre une caverne par laquelle on peut descendre jusqu’au centre de la terre ; s’il veut tenter le voyage, on lui donne une torche et des vivres, et il l’entreprend ; s’il refuse, l’oracle répond aux questions qu’il lui adressé, et il remonte vers la lumière… Ceux qui remontent ainsi, c’est le plus grand nombre, la presque totalité… Mais d’autres risquent le voyage, et s’avancent plus ou moins profondément dans les entrailles de la terre ; de là vient le plus ou moins de temps qu’ils restent parmi nous. D’autres enfin, pénètrent si avant, que l’air leur manque, et que leurs cadavres sont rejetés par une force répulsive jusqu’aux limites de l’air respirable ; de là vient la pâleur plus ou moins profonde empreinte au front de ceux qui ont visité l’antre de Trophonius ; de là aussi viennent ces cadavres que l’on retrouve parfois aux différentes ouvertures de la montagne, et qui inspirent une si vive terreur aux habitants des environs… Maintenant que le secret de la voie mystérieuse t’a été révélé par un autre, je suis venu t’attendre ici, afin de te dire : « Isaac, je suis un de ceux qui ont pénétré le plus avant dans le sombre chemin ; veux-tu me prendre pour guide ? Me voici. »

Isaac tendit la main à Apollonius ; les douze prêtres levèrent leurs voiles, et il fut convenu que, dispensé de toute épreuve, Isaac, guidé par Apollonius, tenterait, le même jour, la terrible descente que nul n’avait encore accomplie.

Une heure après, Apollonius et Isaac, munis chacun d’une torche, traversaient la pâle prairie souterraine, côtoyant un lac aux eaux mornes, profondes et sombres, puis s’engouffraient dans l’ouverture de la caverne, béante comme la gueule d’une gigantesque chimère.


CHAPITRE XXXII.

les parques.


Cette entrée de la voie mystérieuse rappelait d’abord le facilis descensus Averni de Virgile : la première pente était douce, et, quoique l’on sentît qu’elle s’enfonçait vigoureusement dans la terre, n’avait rien de trop effrayant.

Quels ouvriers souterrains avaient creusé cette sombre route ? Nul ne pouvait le dire avec assurance ; seulement, Apollonius croyait que les premiers voyageurs qui l’avaient suivie étaient les trois terribles fils d’Ouranos, lorsque, précipités de l’Olympe par leur père, les titans centimanes avaient été enchaînés au centre du monde, d’où Zeus les avait tirés pour les opposer à Chronos dans la fameuse guerre des géants. Depuis ce temps, le chemin était resté libre ; mais, ainsi que nous l’avons dit, nul n’avait jamais pu le suivre jusqu’au bout.

Si pressé que fût d’arriver au terme de sa course le morne voyageur à qui Apollonius servait de guide, il comprenait que, à coté des moyens matériels de lutte qu’il allait chercher, il devait amasser tout un arsenal de science.

Aussi, après un silence de quelques instants :

— Apollonius, dit-il, n’as-tu pas remarqué qu’au fur et à mesure que nous nous enfonçons vers le centre du monde, nous traversons des couches de terre différentes de couleur et de matière ? Ma religion, à moi, donne, par la bouche de Moïse, un peu plus de quatre mille ans d’existence à l’humanité ; – c’est aussi ce que m’a dit Prométhée ; – mais, avant l’homme, quels animaux préexistaient ? Quels sont ces ossements gigantesques que j’aperçois à droite et à gauche, et qui appartiennent, sans doute, à des races disparues, puisque je n’ai vu rien de pareil, ni dans l’Inde, ni dans la Nubie, ni en Égypte ?

— Ecoute, dit Apollonius, je vais te dire le secret du monde, ce que savent nos seuls initiés, ce qui sera, un jour, la base de toute science, ce que tu trouveras obscur et inexpliqué à l’orient de toutes les religions, et ce que nous a appris, à nous, le chemin que nous accomplissons à travers les régions souterraines. – Comme la loi de Moïse, la religion grecque prend le monde au chaos : suivant la première, c’est l’esprit de Dieu qui flotte sur les eaux ; suivant la seconde, c’est Eros ou l’Amour, le plus beau des dieux immortels, qui plane dans le vide ; puis, dans l’une et l’autre religion, un pouvoir créateur, – ici, Ouranos ; là, Jéhovah ; – sépare l’élément aride de l’élément liquide et tire du chaos la terre, qui aussitôt occupe le centre du monde… Combien de temps cette terre a-t-elle mis à se former depuis le jour où Dieu pétrit de sa main puissante ses fondements primitifs composés de schiste, de marbre et de granit, jusqu’à celui où, après avoir subi l’agglomération superposée de ses couches successives, elle fit éclore à sa surface, comme un animal plus perfectionné que les autres animaux, l’homme, ce roi futur de la création ? Nul ne le sait. Sans doute, il a fallu à ce long travail, à cet enfantement des milliers d’années ; puis, un jour, sur la couche supérieure de la terre, – quand cette terre eut revêtu l’aspect majestueux que nous lui connaissons, quand la fertilité de son sol put nourrir des centaines de millions d’êtres pareils à lui, quand l’air en fut épuré de manière que sa poitrine le respirât, quand les animaux et les végétaux appropriés à son existence eurent été créés, – l’homme parut à son tour, pour être à la surface de la terre le maître de la création, le dominateur de la nature… Comment l’homme naquit-il, alors ? de quels éléments fut-il formé ? comment cette créature si faible à sa naissance, si lente dans les premiers développements de sa force physique et de sa puissance intellectuelle, comment cette créature dont l’instinct est si inférieur à celui de l’animal le moins intelligent, et qui n’a de compensation à l’absence de cet instinct que la supériorité de sa raison ; comment cette créature, après être née, parvint-elle a la complète possession des facultés qui composent sa vie physique et intellectuelle ? comment, d’embryon, devint-elle enfant ? comment, d’enfant devint-elle homme ? comment, d’homme isolé, sauvage d’abord, enfermé dans le cercle étroit de la famille, devint-elle homme social et civilisé, répandant comme une rosée fécondante, sur la tête des autres hommes, les idées de Platon et de Socrate ? Voilà ce qui est et ce qui restera longtemps encore, selon toute probabilité, pour cet homme lui-même, se retournant vers son berceau, et étudiant son obscure origine, un mystère inexplicable, une énigme sans mot… Maintenant, dans quel milieu l’homme naquit-il ? sur quel point de la terre apparut-il d’abord ? quelle contrée réunissait, comme une manne terrestre, les sucs nourriciers qui devaient suffire à ses premiers besoins ? Quelle terre était la mieux préparée à recevoir l’homme par l’harmonie de ses éléments avec les éléments constitutifs de l’homme ? L’Inde dit : « C’est moi ! c’est moi qui suis la terre procréatrice ; c’est moi qui ai bercé sur une couche de feuilles de lotus les premiers nés du genre humain ; c’est moi qui les ai alimentés par les fluides abondants de mon exubérante nature ; c’est moi qui, au milieu de la jeunesse universelle, pus mettre l’homme en face d’une végétation si luxuriante et si expansive, qu’il n’eut qu’à respirer pour vivre, et qu’il fut nourri par mon atmosphère comme il fut vêtu par mon soleil ! » – Maintenant, continua Apollonius, regarde : voilà où le mystère commence à devenir compréhensible, voilà où l’énigme commence à s’expliquer. Tu demandes quelles sont ces couches successives, de différentes couleurs et de différentes matières, que nous traversons à mesure que nous pénétrons vers le centre du monde ? Je vais te le dire.

Et, montrant du doigt à Isaac les parois supérieures de la route souterraine :

— Vois, lui dit-il, cette couche qui s’étend immédiatement au-dessous de celle que nous habitons, et qui semble avoir été détrempée par les eaux de la mer ; c’est la couche où sont ensevelis les animaux dont la création a précédé la naissance de l’homme, et qui a préparé le sol où vivent et l’homme et les animaux que nous connaissons aujourd’hui. Cette couche, c’est le produit d’une inondation, d’un déluge ; c’est un composé de terre végétale, de sable et de limon. Sans doute, ce monde antédiluvien, auquel manquent encore le singe et l’homme, accomplissait sa période d’existence, quand, tout à coup, une révolution de notre globe déplaça les eaux, les porta sur les contrées basses habitées par ces différentes races d’animaux, les couvrit de boue, de limon, de sable argileux, et de cailloux roulés arrivant peut-être, avec les eaux, de l’autre extrémité du monde. De là vient que ces ossements que tu vois blanchir au milieu de cette couche jaunâtre sont détachés les uns des autres, brisés, fracturés… Tiens, ici, les voilà réunis, recouverts encore de certaines parties molles… Ici, sans doute, était une caverne où ces animaux, effrayés en sentant tressaillir le sol sous leurs pieds, eu entendant s’approcher le mugissement des eaux, se sont réfugiés, et ont été engloutis… La terre sur laquelle vivaient ces animaux avait déjà l’aspect de la nôtre : elle était habitée par des hôtes d’une nature presque aussi élevée que ceux qui sont nos compagnons ; les mammifères y abondaient, et leur présence prouve que cette terre se préparait à une époque de stabilité, et, par conséquent, de perfectionnement. – Tiens, voici des ossements de tigres, de panthères, de loups… voici des ours à peu de chose près analogues aux nôtres… voici un quadrupède qui ressemble au tatou et au paresseux ; seulement il est de la taille d’un bœuf ! Tiens, voici un pangolin de dix-huit coudées de long ! Tiens, voici un cerf d’une taille supérieure à la taille de l’élan, avec des bois élargis et branchus dont les courbures ont dix coudées d’une pointe à l’autre ! Tiens, voici le squelette d’un éléphant colossal ; il a quatorze coudées de haut, et ses défenses en ont huit ! Pendant cette période, tout est titanique, et le règne végétal est en harmonie avec le règne animal : c’est dans des herbes de quinze coudées que se meuvent ces monstres énormes ; c’est sous des forêts gigantesques qu’ils vont chercher l’ombre et la fraîcheur ; les chênes ont deux cents coudées, les fougères en ont quarante. Sans doute, pour recevoir l’homme et les animaux qui l’entourent, il fallait que la surface de la terre reçût des germes plus fécondants, un détritus plus épais : chênes de deux cents coudées, fougères de quarante, éléphants de quatorze, ont été les fondations de notre sol, le berceau sur lequel l’homme a vu le jour.

Isaac regardait et écoutait avec étonnement ; chaque parole, en faisant glisser un rayon de lumière dans son esprit, semblait donner une nouvelle force à sa volonté.

— Oui, dit-il, j’entends : les jours de la création sont des siècles… Moïse ne s’est point trompé. c’est seulement à nous de comprendre… Descendons.

Tous deux continuèrent leur chemin ; mais, au bout d’un instant :

— Quelle est cette seconde couche ? demanda Isaac. Elle est plus blanche que la première, et pleine de cailloux et de coquilles… Est-ce encore une des surfaces du monde antérieur au nôtre ?

— Oui, dit Apollonius, c’est celle qui marque la transition des reptiles aux mammifères. Cette fois, la mer s’est retirée, et il s’est formé de vastes lacs d’eau douce sur les bords desquels vivaient et mouraient les animaux dont nous allons retrouver les squelettes dans leurs sédiments, et qui y ont été entraînés par des ruisseaux, les rivières… Vois le sol, il est calcaire, siliceux, coquillier ; déjà les forces de la vie commencent à s’y répandre et à développer des créatures plus perfectionnées que celles que nous allons retrouver plus bas. – Tiens, voici des ossements de poissons, de reptiles et d’oiseaux qui nous conduisent à des mammifères moins parfaits que ceux que nous venons de voir, et qui sont entièrement inconnus à notre monde. Regarde, voici les êtres nouveaux qui font leur apparition dans cet univers inférieur ; ils sont loin d’atteindre à la taille de ceux qui leur succéderont. Parmi eux, voici une espèce de tapir qui tient le milieu entre le rhinocéros et le cheval, voici un autre animal qui relie l’hippopotame au cheval un autre qui sert d’intermédiaire entre le chameau et le sanglier ; voici des carnassiers qui ne sont ni des tigres, ni des lions, ni des panthères, ni des loups, et qui, cependant, ont quelque chose déjà de ces animaux ; voici des poissons d’eau douce, et des reptiles à peu près semblables aux nôtres ; voici des végétaux dont l’organisation se perfectionne, – car, à chaque acte de ce grand drame de la création, que nous prenons au rebours, animaux et végétaux font un pas de plus vers la perfection.

Les deux voyageurs continuèrent de descendre ; mais bientôt Isaac s’arrêta : on venait de traverser un immense banc de calcaire plein de coquilles fossiles, indiquant que la mer avait longtemps séjourné là, et y avait laissé sa couche de sel marin. Au-dessous de ce banc s’allongeaient de nombreuses couches de lignites d’une origine plus récente que la houille, des fragments de végétaux, un grand nombre de débris de coquilles terrestres et fluviatiles, des os de reptiles, de crocodiles et de tortues.

Isaac s’était arrêté devant le squelette d’un gigantesque lézard.

— Oui, lui dit Apollonius, nous voici arrivés à une couche inférieure ; celle-ci ne connaît encore ni les mammifères, ni les oiseaux ; les reptiles sont les animaux les plus nobles de ce troisième monde inconnu ; le squelette que tu regardes, c’est celui d’un lézard amphibie, au museau effilé, aux dents coniques et pointues ; il a quinze coudées de long, comme tu, vois ; ce corps immense est traîné par quatre pieds courts et gros, ou mû par de puissantes nageoires ; il fendait l’eau, qui était son élément naturel, avec la rapidité d’une flèche ; sur la terre, il rampait comme font les phoques et les veaux marins. Tiens, en voilà un autre avec un cou aussi long que son corps : le corps et le cou ont trente-quatre coudées à eux deux ; – le corps est celui d’un crocodile, le cou est un immense python ; – celui-là marchait au fond des lacs, et respirait en même temps à la surface. Tiens, voilà une espèce de caïman qui a cinquante coudées de long, c’est-à-dire qui est de la taille du léviathan de la Bible. Tiens, voilà une hydre avec des ailes de chauve-souris, animal plus étrange en réalité que les plus étranges fictions de nos poètes ! Nés sous des conditions particulières d’atmosphère, rampant sur une surface dont quelques points à peine s’élevaient au-dessus d’une eau tiède et boueuse, tous les monstres dont tu vois là les ossements devaient cesser d’exister sous les conditions différentes à travers lesquelles allaient passer les mondes supérieurs ; aussi s’arrêtent-ils à celui-ci, et n’ont-ils leur racine que dans les mondes inférieurs.

— Ne sont-ils donc pas les derniers êtres de la création ? demanda Isaac.

— La nature ne fait rien par secousse, répondit Apollonius, et tu n’es qu’aux deux tiers de la chaîne des êtres animés : attends que nous ayons traversé cet immense banc de craie ; mais, auparavant, arrêtons-nous à la couche qui lui sert de base. Nous y voici : c’est le dépôt d’une mer tranquille qui ne contient que des animaux appartenant à la classe des poissons et des reptiles ; vois, parmi les ossements des poissons, pas un n’accuse une forme rappelant les poissons de nos jours : voici des tortues gigantesques : mesure cette écaille, elle a six coudées ; on dirait le bouclier d’un géant ! Tiens, voilà encore un lézard du genre de ceux que nous avons trouvés dans le monde supérieur : souvent un monde a son aurore dans celui qui le précède ; seulement, plus le monde s’élève vers celui de l’homme, plus l’animal devient intelligent.

— Ici, dit Isaac, la terre change de couleur d’une façon bien prononcée ; approchons-nous donc enfin des couches primitives ?

— Nous en sommes aux sables verts et ferrugineux agglutinés avec des débris de reptiles ; mais il ne faut pas compter ces sables et ces reptiles pour une création à part, ils ne sont qu’une zone supérieure des couches calcaires. Tiens, voici, au milieu de ces schistes, des milliers de poissons, de crustacés, d’huîtres à valves recourbées ; voici des reptiles étranges qui n’ont d’analogues dans aucun autre monde. En fait de plantes, il n’y a ici, comme tu vois, que des fucus, des lycopodiacées et des fougères tropicales : nous touchons aux limites de la vie, et les animaux qui viennent derrière ces grandes couches de sable vers lesquelles nous descendons ne sont plus eux-mêmes, que des végétations. On trouve encore, il est vrai, parmi eux, des poissons et des reptiles ; mais, relativement à leur espèce, l’organisation de ceux-ci est inférieure et presque automatique ; c’est ici, en effet, le premier degré de la création la première chaîne des êtres ; au-dessous de ces polypes vivants, il n’y a plus que les zoophytes, chez lesquels la vie existe déjà, mais équivoque et dénuée de sensibilité ; puis, après les zoophytes, plus rien que la matière inerte, tu le vois… Nous venons de traverser l’un après l’autre les cinq mondes successifs par lesquels la nature animée, instinctive et pensante qui habite aujourd’hui la surface de la terre va enfoncer ses racines dans le granit des fondements primitifs de notre globe.

— Oui, dit Isaac écrasé sous la grandeur de la création, lentement élaborée aux mains du Seigneur ; oui, cinq mondes, c’est-à-dire cinq jours de mille ans chacun, après lesquels l’homme et la femme apparaissent à leur tour… Genèse de Moïse, tu m’es révélée !… Mais combien de milliers d’années a mis lui-même à se former ce granit primitif ? Voilà ce que tu ne nous dis pas, O Moïse !

— Et ce serait d’autant plus difficile à dire reprit Apollonius, que, selon toute probabilité, ce granit a été autrefois une matière en fusion. Il fut un temps, Isaac, où ce noyau de la terre, contre lequel s’émousserait l’acier le mieux trempé, devait être pareil à ces laves que tu as vues couler des cratères de l’Etna et du Vésuve ; peu à peu, il s’est refroidi au contact de l’air, et, en effet, à mesure que tu descendras, la chaleur augmentera, car de jour en jour, cette chaleur est repoussée au centre. Chaque initié qui descend, marque sur les parois du souterrain l’endroit où il a été forcé de s’arrêter. Tiens, voici des marques qui remontent au siècle de Périclès : il y a cinq cents ans qu’à l’endroit ou nous sommes la chaleur était insupportable. Voici d’autres marques contemporaines d’Alexandre ; nous allons en trouver qui datent du temps d’Epicure, d’autres du temps d’Aristarque, d’autre du temps de Sylla, d’autres du règne d’Auguste. Chaque siècle repousse cette chaleur d’une lieue à peu près. Si tu es réellement immortel, et que tu assistes à la fin de ce globe, tu le verras périr lorsque ce refroidissement aura atteint ses extrêmes limites : l’extinction de la chaleur entraînera l’extinction de la vie.

Isaac poussa un profond soupir ; l’idée de son immortalité ne l’épouvantait pas encore, mais l’inquiétait déjà.

Puis tous deux continuèrent de marcher : mais plus ils avançaient, plus l’air devenait épais et lourd, plus la chaleur devenait intense. Isaac ne remarquait même pas ce changement atmosphérique ; Apollonius, au contraire, commençait à être suffoqué, et s’arrêtait de temps en temps pour reprendre haleine ; enfin, ses haltes se multiplièrent à tel point, que force lui fut de reconnaître qu’il cessait d’être un guide, et n’était même plus qu’une gêne pour son compagnon.

Il s’arrêta donc une dernière fois, et prit congé d’Isaac en lui souhaitant un heureux voyage.

Seulement, s’il lui était impossible d’aller plus loin, il voulut demeurer à cette extrême limite, sinon de sa volonté, du moins de sa puissance, tout le temps qu’à travers les courbes du chemin, qui s’enfonçait en immense spirale, il pourrait continuer d’apercevoir Isaac, marchant du même pas, sans hésitation, sans fatigue, sans souffrance.


Trois fois le Juif se retourna ; trois fois, d’un mouvement de sa torche, il salua le philosophe de Tyane. Mais, la quatrième fois, il avait cessé d’apercevoir celui-ci, et dès lors sa course doubla de rapidité, car la faculté que possédait Isaac d’échapper à ces besoins de vie auxquels sont soumis les autres hommes, lui permettait d’accomplir sa route avec une vitesse triple à peu près de la vitesse ordinaire.

Néanmoins, au lieu de le suivre dans le sombre et périlleux voyage, nous irons l’attendre à l’autre extrémité du souterrain…

Au centre de la terre, là où l’air comprimé a, sous la pression des couches supérieures, acquis une densité plus forte que celle du mercure, existe une caverne de forme sphérique, sans issue, et éclairée par deux astres à la pâle lumière, dont l’un est appelé Pluton et l’autre Proserpine.


Dans le milieu de cette caverne, et sous la réverbération douteuse de ces astres souterrains, on voit – assises gravement sur des sièges de bronze – trois femmes ou plutôt trois statues de marbre accomplir leur œuvre mystérieuse et éternelle.

La première fait tourner sous son pied un rouet de fer ; la seconde roule entre ses doigts un fuseau d’airain d’où s’échappent des milliers de fils de différentes couleurs plus ou moins vives, et de différentes matières plus ou moins précieuses ; enfin, la troisième, d’un mouvement lent et impassible, coupe incessamment l’un ou l’autre de ces fils avec des ciseaux d’acier.

Ces trois femmes, antérieures à la création du premier homme ; ces trois sœurs qui, sans vieillir d’un jour, ont vu passer quarante siècles devant elles, – et qu’Homère fait filles de Jupiter et de Thémis, Orphée, filles de la Nuit, Hésiode, filles de l’Erèbe ; Platon, filles de la Nécessité ; – sont les moïraï des Grecs, les parques des Latins.

Elles se nomment Lachesis, Clotho, Atropos. – Lachesis file, Clotho tient le fuseau, Atropos tranche les fils.

Tous les mondes sont soumis à leur empire ; le mouvement des sphères célestes et l’harmonie des principes constitutifs du monde leur sont dûs ; le sort de chaque chose le commencement de chaque créature, la fin de chaque être, a été prévu par elles : richesses, gloire, puissance, honneurs, ce sont elles qui dispensent tout, ou qui refusent tout, selon la matière plus ou moins précieuse qu’elles emploient à tordre le fil de notre existence ; mais c’est la naissance, la vie et la mort qui sont particulièrement sous leur empire.

Pour elles, le temps n’existe point ; pour elles, aucune lumière ne mesure le jour, aucune ombre ne marque la nuit ; la même lueur blafarde et morne les éclaire éternellement.

Deux fois seulement depuis que le fil de la première existence a roulé sous leurs doigts, elles ont levé les yeux et tourné la tête vers deux hardis visiteurs descendus jusqu’à elles. L’un était Hercule, armé de sa massue, et venant réclamer la vie d’Alceste ; l’autre était Orphée, armé de sa lyre, et venant réclamer la vie d’Eurydice.

Puis, une autre fois, – et il y avait peu de temps de cela, – un grand frissonnement avait tout à coup secoué la terre de sa couche supérieure à son centre ; un craquement terrible s’était fait entendre ; un lumineux éclair avait pénétré dans l’intérieur de la caverne par une large gerçure, et les parques, épouvantées, avaient, pour la première fois, fait connaissance avec le jour.

Alors, Lachesis s’était levée, et, de son pas lent et solennel, de son pas de statue, elle avait marché vers l’ouverture lumineuse, et, à l’autre extrémité de cette ouverture, cloué à une croix qui, en se dressant, venait de donner cette secousse au monde, elle avait vu un mort qui lui était inconnu. En effet, c’était le premier dont les trois sombres sœurs n’avaient ni ourdi, ni filé, ni tranché le fil.

Puis Lachesis était venue se rasseoir, et, de sa voix sépulcrale, elle avait raconté à Clotho et à Atropos ce qu’elle venait de voir.

A partir de ce moment, les deux astres qui éclairaient la caverne avaient commencé à pâlir, et il avait semblé aux trois funèbres fileuses que la vie circulait plus lente dans leurs froides veines.

Il leur semblait aussi, à elles qui tenaient entre leurs doigts la naissance et la mort des hommes, que l’existence leur échappait peu à peu, et que le jour n’ était pas éloigné où leurs yeux de marbre se fermeraient comme des yeux humains.

Tout à coup, un bruit pareil à celui d’un battant de bronze qui frapperait sur une cloche les fit tressaillir ; elles se tournèrent lentement et d’un mouvement uniforme – car une seule existence animait leurs trois corps – vers la partie de la caverne d’où venait le bruit.

La paroi s’ouvrit et donna passage à Isaac Laquedem.

Il s’avança d’un pas ferme vers le triple trône du haut duquel les parques présidaient aux destinées humaines.

Si étrange que fût l’apparition, les trois sœurs la regardèrent s’avancer froides et impassibles.

A quelques pas d’elles, Isaac s’arrêta.

— Puissantes déesses, dit-il, qui tenez dans vos mains, et qui nouez et dénouez le fil de la vie des hommes, je viens de la part de Prométhée, j’étends vers vous ce rameau d’or et je vous dis : « Il me faut le fil d’une personne qui a vécu et que je veux faire revivre. »

Alors, Atropos, laissant ses ciseaux entrouverts, et prolongeant de quelques instants le cours d’une existence condamnée :

— Tu viens donc du ciel ? dit-elle : j’ai coupé il y a quelques jours le fil de la vie du titan, et cette brèche qui existe à mes ciseaux, c’est ce fil qui l’a faite, car ce fil était plus dur que leur acier.

— Je ne viens point du ciel, je viens du mont Caucase ! répondit Isaac ; j’étais là quand est mort Prométhée. J’ai moi-même dressé le bûcher qui l’a réduit en cendres, et c’est pour me remercier de ce suprême service qu’il m’a indiqué le moyen d’arriver jusqu’à vous, et m’a donné ce rameau d’or en vertu duquel je vous adjure.

— Comment as-tu traversé les eaux bouillantes, les laves et le feu ?

— Je suis immortel, répondit Isaac.

— Tu es donc Dieu ? demanda Atropos.

— Si c’est être dieu que d’être immortel, répondit Isaac, je suis dieu.

— Comment te nommes-tu ?

— Isaac Laquedem.

— Voilà le fil de sa vie, dit Lachesis ; il est immortel, en effet.

— Comment Jupiter t’a-t-il fait immortel, sans que nous, les dispensatrices de la vie et de la mort, nous en soyons prévenues ?

— C’est que ce n’est point Jupiter qui m’a fait immortel.

— Qui donc ?

— C’est un dieu qui n’a rien de commun avec lui, et qui vient, au contraire, pour le détrôner ; c’est le dieu des chrétiens.

— Et d’où vient ce nouveau dieu ? demanda Clotho : de l’Inde ou de la Phénicie ?

— Il vient d’Égypte.

— Dans quel Olympe habite-t-il ?

— Il est mort !

— Et comment est-il mort ?

— Sur une croix.

Les trois sœurs se regardèrent.

— S’il est mort, comment est-il dieu ? demandèrent-elles.

— Ses disciples prétendent qu’il est ressuscité trois jours après avoir été mis au tombeau.

Les parques se regardèrent une seconde fois.

— C’est donc pour cela, dit Lachesis, que je sens mon pied qui s’engourdit.

— C’est donc pour cela, dit Clotho, que je sens mes doigts qui se lassent.

— C’est donc pour cela, dit Atropos, que je sens ma main qui tremble.

Puis toutes trois, secouant la tête d’un mouvement simultané :

— O mes sœurs ! mes sœurs ! murmurèrent-elles, du moment où l’on fait des immortels que nous ne connaissons pas, du moment où l’on tranche des existences que nous n’avons pas filées, c’est que quelque chose d’inconnu s’avance, qui s’apprête à nous remplacer.

Isaac écoutait avec une profonde terreur ces lamentations des trois sombres divinités ; cette main du Christ qui l’avait courbé ne s’étendait donc pas seulement sur la terre, elle pénétrait donc encore jusqu’au centre du monde !

— Soit, dit-il, mais cela n’empêche point que vous ne me remettiez le fil que je viens chercher.

— Et quel est ce fil que tu viens chercher ? dit Atropos coupant avec effort celui que depuis quelque temps elle tenait entre ses ciseaux.

— Celui de Cléopâtre, reine d’Égypte, répondit Isaac.

— Combien de fois veux-tu le renouer ?

— Autant de fois qu’il me plaira.

— Nous ne pouvons donner un pareil pouvoir à un homme, dirent ensemble Lachesis et Clotho.

— Qu’importe, mes sœurs, reprit Atropos ; qu’importe ce qui se passera parmi les humains, quand ce ne sera plus nous qui régnerons sur eux ! Cherche les deux bouts de ce fil, Clotho ; tu les trouveras entrelacés à celui d’Antoine ; seulement, celui de Cléopâtre est tissu d’or, d’argent et de soie, tandis que celui d’Antoine n’est que de laine et d’or.

Clotho se baissa, et, avec l’extrémité de son fuseau, chercha les deux bouts de ce fil brillant. Elle les trouva enfin, mais avec peine, au milieu des fils des monarques et des empereurs.

Il y avait déjà plus d’un siècle, en effet, que la belle reine d’Égypte était morte, et, depuis cent ans, bien des fils du même genre avaient été tranchés.


Clotho remit les deux bouts du fil à Isaac.

— Tiens, lui dit-elle, voici ce que tu demandes. Quand tu voudras que Cléopâtre vive, tu noueras l’une à l’autre les deux extrémités de ce fil, et autant de fois dans l’avenir le destin le brisera, autant de fois nous te donnons la faculté de le renouer.

Isaac s’empara avidement du fil précieux.

— Merci, dit-il ; et, maintenant, si le dieu qui m’a maudit triomphe de vos dieux, ce ne sera pas du moins sans que j’aie lutté contre lui !

Atropos secoua la tête d’un air de doute.

— Prométhée ne m’a-t-il pas raconté lui-même, dit Isaac, qu’en passant dans le camp de Zeus, il avait fait pencher la victoire de son côté ?

— Oui, reprit Atropos ; mais Zeus représentait le monde nouveau et luttait contre l’ancien monde… De même que les temps étaient révolus pour le règne de Chronos, de même les temps sont aujourd’hui révolus pour celui de Zeus.

Et, après leur sœur, Lachesis et Clotho répétèrent :

— Les temps sont révolus pour le règne de Zeus !

Puis, dans un chœur sombre, toutes trois s’écrièrent :

— Malheur ! malheur à nous ! Le vieux monde se meurt : le vieux monde se meurt !

Isaac n’avait plus rien à attendre de celles qu’il était venu chercher si loin : il tenait le fil désiré. Il laissa donc les trois femmes de marbre se lamenter sur leurs fauteuils de bronze, et s’éloigna rapidement.

L’ouverture par laquelle il avait fait son apparition s’était refermée : il frappa de nouveau les parois de la caverne de son rameau d’or ; ces parois rendirent le même son retentissant, et se fendirent une seconde fois pour laisser passer le hardi voyageur.

Au moment de franchir le seuil de la caverne Isaac se retourna, afin de jeter un dernier regard sur les parques.

Alors, à la lueur mourante des deux astres qui les avaient éclairées jusque là, et qui semblaient près de s’éteindre, il vit une chose étrange.

Le rouet de Lachesis était arrêté, le fuseau de Clotho ne tournait plus, et les ciseaux d’Atropos étaient tombés de ses mains sur ses genoux.

Le peu qui restait de vie dans les trois sœurs fatales venait de s’évanouir, et, tout au contraire de Galatée, qui de statue était devenue femme, elles, de femmes, étaient devenues statues.

Isaac s’élança dans le souterrain, dont l’ouverture se referma derrière lui.

CHAPITRE XXXIII.

cléopatre.


Lorsqu’il revint au jour, Isaac ne démentait pas le proverbe : « Pâle comme un homme qui est descendu dans l’antre de Trophonius. »

Apollonius l’attendait avec les prêtres et les initiés ; tous désespéraient de le voir reparaître.

Isaac raconta son entretien avec les parques, et dit comment il avait assisté à leur agonie.

Puis, comme rien ne le retenait plus en Grèce, il prit congé d’Apollonius ; fut placé, selon l’habitude, la tête en bas, à la sortie de la seconde descente ; repassa par le sifflement des serpents, par le bruissement de l’incendie, par le mugissement des eaux ; se retrouva sur la plate-forme au pied de l’échelle, entre les deux prêtres, et, sans leur aide – ce qui était chose rare, – regagna le monde des hommes, et revit la lumière du soleil.

Le sphinx l’attendait aussi morne et aussi impassible que s’il eût compté les roseaux du lac Maréotis ou les grains de sable du désert.

Isaac vint à lui, et caressa son cou de granit en disant :

— Allons, mon beau sphinx, encore une course, et je te rends à ton immobile contemplation.

Et, en même temps, il reprenait place sur ses épaules.

Le sphinx étendit ses ailes, s’enleva lentement ; mais arrivé à une certaine hauteur, il retrouva sa rapidité première.

Il dirigea son vol vers le Midi.

Isaac vit successivement disparaître sous lui, la mer d’Alcyon, l’isthme de Corinthe, l’Argolide, la mer de Myrtos, l’île de Crète ; puis il se trouva nageant entre le double azur du firmament et de la mer Intérieure ; puis, enfin, il aperçut l’Égypte se déroulant ainsi qu’un long ruban de verdure moiré d’argent entre ses deux déserts ; puis il put distinguer le Delta, et, comme deux sentinelles avancées de Memphis, Canope avec son canal, Alexandrie avec son lac.

Le sphinx s’abattit de lui-même sur son piédestal vide où la place de son corps était marquée, entre le lac Maréotis et le tombeau de Cléopâtre, la tête tournée vers le tombeau et indiquant la porte de sa patte levée.

En mesurant le temps à notre manière à nous, il était onze heures du soir à peu près.

Isaac s’avança vers le tombeau, en toucha la porte avec son rameau d’or, et la porte s’ouvrit.

Depuis un siècle, ses pas étaient les premiers qui eussent fait tressaillir l’écho du sépulcre royal.

Le tombeau était de forme ronde, comme celui d’Auguste, comme le panthéon d’Agrippa ; une ouverture pratiquée à la voûte y laissait pénétrer l’air et la lumière ; la lune suspendue au-dessus de cette ouverture ainsi qu’une lampe gigantesque, enveloppait et éclairait de son rayon bleuâtre le sarcophage où dormait la reine d’Égypte.

Tout le reste était dans l’ombre ; mais, au bout de quelques instants l’œil, en s’habituant à cette ombre, comptait d’abord, comme une double rangée de spectres immobiles les quarante-huit colonnes qui soutenaient la voûte : puis en fouillant plus profondément encore, il arrivait à distinguer, peintes sur la muraille, des silhouettes étranges : des chiens à tête d’homme, des hommes à tête de chien, des anubis, des typhons, des osiris, hiéroglyphes divins sur lesquels devait s’user la science des siècles à venir.

Isaac ne s’inquiéta ni des pylônes massifs, ni des peintures monochromes ; il marcha droit au monument, et en souleva le couvercle de marbre.

Cléopâtre y était couchée dans son costume royal ; son sceptre à tête d’épervier, qui ressemblait à la baguette d’un enchanteur, reposait près d’elle avec un miroir d’acier.

Sa tête était coiffée d’une espèce de casque d’or formé par le corps de l’épervier sacré, dont la tête, enrichie de saphirs et gracieusement repliée, simulait le cimier, tandis que les ailes, parsemées d’émeraudes et de rubis, abritaient les tempes, s’échancraient à l’oreille, et se prolongeaient derrière le cou de la morte. Ce cou était orné d’un triple collier de perles, de serpentines et de diamants, dans les intervalles desquels pendaient des lames d’or émaillé et figurant des plumes d’oiseaux ; une robe d’une délicatesse parfaite, avec des zébrures diagonales d’or et d’azur, serrée autour de la taille par une ceinture de perles, ondulait autour du corps, dont elle avait conservé la forme vivante ; les pieds étaient chaussés de légères sandales de drap d’or nouées sur le cou-de-pied par des fils de perles ; ses bras étaient allongés de chaque côté du corps et ornés, l’un d’un serpent d’or merveilleusement travaillé qui s’enroulait du poignet au coude, l’autre de six cercles du même métal, dont trois serraient le haut du bras, et trois le poignet.

La main gauche portait une seule bague représentant un scarabée de couleur d’azur.

Des cheveux noirs comme la nuit s’échappaient du casque d’or, et descendaient jusqu’au-dessous des genoux.

Les soins que l’on avait donnés à l’embaumement du cadavre avaient conservé le corps à peu près intact ; seulement, les paupières s’enfonçaient dans l’orbite des yeux vides ; les bras amincis ne soutenaient plus à leurs places les cercles d’or ; la bague jouait autour du doigt desséché, et la peau, tendue sur les joues et sur la poitrine, avait pris la teinte plombée et la raideur cassante du parchemin.

Isaac resta un instant penché sur le sarcophage en contemplant le cadavre ; puis, haussant les épaules :

— Oh ! murmura-t-il, c’est donc pour ce peu d’ossements que j’ai là sous les yeux, qu’Antoine a perdu l’empire du monde !

Et il semblait douter que, fut-il rendu à la vie et à la beauté, ce faible corps pût l’aider dans cette gigantesque entreprise de combattre un dieu.

Mais, au bout d’un instant d’hésitation :

— N’importe, dit-il, essayons.

Et il renoua l’un à l’autre les deux fils que lui avaient donnés les parques.

Le cadavre tressaillit.

Involontairement Isaac rejeta le haut de son corps en arrière.

Alors, sous cette clarté douteuse de la lune, clarté qui semble faite pour de tels sacrilèges, il vit le prodige s’accomplir.

Peu à peu, cette peau sèche et bronzée s’amollit, changea de teinte, et redevint blonde et transparente ; les chairs affaissées reprirent une élasticité nouvelle. Chaque muscle reconquit sa forme primitive : les bras s’arrondirent, la main se modela, les pieds blanchirent et se marbrèrent de rose les cheveux ondulèrent, comme si la vie y rentrait ; le sang croisa sur les tempes, le cou et la poitrine, son réseau de veines bleuâtres ; et les lèvres, immobiles et muettes depuis cent ans, s’écartèrent pour laisser passer un soupir.

Isaac étendit la main.

— Vis, lève-toi, et parle ! dit-il.

La morte se souleva d’un mouvement lent et automatique demeura assise sur son tombeau, ouvrit les yeux, porta instinctivement la main à son miroir, l’amena devant son visage, et, avec un doux sourire :

— Ah ! murmura-t-elle, Jupiter soit loué ! je suis toujours belle !

Puis, jetant un regard autour d’elle :  

— Iras, dit-elle, viens me coiffer ; Charmion, où est Antoine ?

Mais, en ce moment, et dans le cercle qu’il parcourait, le regard de la belle reine d’Égypte rencontra Isaac.

Elle jeta un cri, et allongea une de ses jambes pour descendre de son tombeau.

— Reine d’Égypte, dit Isaac, il est inutile que tu appelles ni Iras, ni Charmion, ni Antoine ; tous trois sont morts et reposent au monument depuis plus d’un siècle, et, toi-même, regarde sur quel siège tu es assise !

Cléopâtre se pencha pour regarder la paroi extérieure du lit sur lequel elle était étendue quelques minutes auparavant, et poussa un cri de terreur en reconnaissant que c’était un sépulcre.

Puis, se retournant vers Isaac :

— Qui es-tu ? lui demanda-t-elle, et pourquoi es-tu venu m’éveiller ? Je dormais si bien et si profondément !

— Rappelle tes souvenirs, Cléopâtre, dit Isaac ; puis je te dirai qui je suis, et pourquoi je suis venu t’éveiller.

Cléopâtre ramena sa jambe droite à elle, posa son coude sur son genou, laissa tomber sa tête sur sa main, et rappela les uns après les autres ses souvenirs, lueurs incertaines d’un autre siècle, et qui arrivaient à son esprit à travers une nuit de cent années.

— Ah ! dit-elle, c’est vrai, et voici la mémoire qui me vient.

Puis, l’œil fixe, comme si, jour par jour, elle eût feuilleté le livre du passé.

— Nous avons combattu à Actium, reprit-elle ; ne pouvant supporter la vue des blessés, des mourants, des morts, j’ai fui, avec mes galères… Antoine m’a suivie : nous sommes revenus en Égypte, nous avons espéré nous y défendre, mais l’armée nous a trahis… Alors, résolue à mourir, j’ai essayé des poisons sur des esclaves, pour voir quelle était la mort la plus douce ; puis, au milieu de ces essais, Octave est débarqué ; Antoine a été au-devant de lui, et est revenu vaincu et blessé à mort. Je me suis enfermée dans ce tombeau, d’où Octave a voulu m’arracher pour me faire figurer dans son triomphe… Un paysan, sur ma demande, m’a apporté un aspic caché dans un panier de figues. Le reptile hideux a levé, au milieu des fruits, sa petite tête plate et noire ; je l’ai approché de mon sein, il s’est élancé, m’a mordue.. j’ai senti une vive douleur ; j’ai jeté un cri… un voile de sang s’est étendu sur mes yeux ; il m’a semblé que la voûte du ciel s’affaissait sur ma poitrine : j’étais morte !… – Et, maintenant demanda Cléopâtre en relevant la tête, et en interrogeant le Juif de la voix et des yeux à la fois, combien de jours se sont écoulés depuis ce jour-là ?

— Cent ans, répondit Isaac.

— Cent ans ! s’écria Cléopâtre épouvantée. Et qu’est devenu le monde pendant ces cent ans ?

— Quatre empereurs lui sont morts, et un dieu lui est né.

— Quels sont ces empereurs ? quel est ce dieu ? demanda Cléopâtre.

— De ces empereurs, le premier c’est Octave… Octave, que tu as connu, et dont je n’ai pas besoin de te faire le portrait ; le second, c’est Tibère, son beau-fils, dont tout le génie fut dans la peur, et qui, pendant vingt-trois ans, broya les Romains sous les plus lentes mâchoires qui aient jamais écrasé un peuple ; le troisième, c’est Caligula, petit-neveu de Tibère, un fou qui nomma son cheval consul, fit décerner les honneurs divins à sa fille, morte âgée de deux ans, et trouva ce mot sublime : « Je voudrais que l’empire romain n’eût qu’une seule tête pour la trancher d’un seul coup ! » le quatrième, enfin, c’est Claude, oncle de Caligula, un imbécile qui fut rhéteur, poète, philosophe, grammairien, avocat, juge… tout, excepté empereur, et qui mourut empoisonné pour avoir mangé d’un plat de champignons préparé par sa femme Agrippine. – Quant au dieu, continua Isaac en s’assombrissant, c’est autre chose. Ecoute bien ceci, Cléopâtre, car c’est pour m’aider à combattre ce dieu que je viens de te rendre la vie.

— J’écoute, dit la reine d’Égypte.

Et son visage prit un caractère réfléchi et pensif dont on l’eût cru incapable une minute auparavant.

Isaac reprit :

— Tu as connu les dieux qui ont existé jusqu’ici, n’est-ce pas ? les dieux de l’Inde : Brahma, Vishnou, Shiva ? tu as connu les dieux de l’Égypte, qui sont devenus tes dieux : Osiris, Isis, Anubis ? tu as connu les dieux de la Perse : Ahriman et Ormuzd ; les dieux de la Phénicie : Moloch, Astarté et Baal ; les dieux de la Grèce : Jupiter, Pluton, Neptune, Apollon, Mars, Vulcain, Diane, Minerve, Junon, Cérès, Cybèle et Vénus ; les dieux de la Germanie : Odin, Thor, et Freya ; le dieu des Gaulois : Teutatès ; enfin, mon dieu à moi, le dieu des Juifs ; Jéhovah ? Eh bien, tout à coup, il est sorti d’une petite bourgade de Galilée un homme que nous avions vu jouer, enfant, dans les rues de Jérusalem, et qui a dit : « Indiens, Egyptiens, Persans, Phéniciens, Grecs, Germains, Gaulois, Juifs, ce à quoi vous croyez depuis quarante siècles il faut cesser d’y croire ; ce que vous adorez depuis quatre mille ans, il faut cesser de l’adorer ; vos dieux vous ont donné jusqu’ici l’exemple du meurtre, de l’assassinat, de l’inceste, du fratricide, du vol, du parjure, de la débauche, de la luxure, de la haine, de la trahison, et le monde impie a suivi l’exemple qui lui était donné par ses dieux ; tous ces dieux étaient des idoles, tous ces dieux sont de faux dieux : il n’y a d’autre dieu que mon père qui est au ciel, et je suis son envoyé sur la terre. Au lieu de tous ces crimes encouragés par vos sanglantes divinités, je viens vous prêcher l’humilité, le dévouement, la continence, la charité, l’aumône, la miséricorde, la pauvreté, la foi, l’espérance. Je viens dire : « Ce que les hommes ont tenu jusqu’ici pour grand est petit, ce que les hommes ont regardé jusqu’ici comme petit est grand. » Je viens dire : La richesse est un délit public le despotisme un crime politique, l’esclavage un abus social ! » C’était sous Tibère qu’il parlait ainsi : le dieu fut arrêté, conduit chez le procurateur romain, condamné comme blasphémateur et rebelle, au supplice des meurtriers ; et, lorsqu’il est passé devant ma maison, courbé sous le poids de sa croix, lorsqu’il m’a demandé à se reposer sur le banc de ma porte, je l’ai repoussé, et lui m’a maudit en me condamnant, devine à quel supplice ? à l’immortalité ! puis il a continué son chemin jusqu’au lieu de son supplice, et il est mort sur la croix comme serait mort le dernier des malfaiteurs. Alors, je me suis dit : « Puisque tu es immortel, Isaac, entreprends une œuvre digne d’un immortel ; un Dieu t’a maudit ; lutte contre le Dieu maudisseur ; il t’a jeté sa malédiction au visage, ramasse sa malédiction, fais-t’en une arme, et, avec cette arme frappe sa religion naissante jusqu’à ce que cette religion s’écroule, dût-elle, en s’écroulant, t’écraser sous ses débris, comme sous ses ruines le temple des Philistins écrasa Samson !… Cette résolution prise, il me fallait un aide, un soutien, un appui ; seul l’homme ne fait rien : pour arriver à un but, il lui faut la dualité du génie. Je me suis donc demandé quelle était la femme qui, par sa beauté, son amour du plaisir, son sensualisme, devait être l’ennemie naturelle de cette religion, toute d’abnégation, de continence et de privations, et je me suis répondu : « Cette femme, c’est celle qui a été la maîtresse de Sextus Pompée, de César et d’Antoine ; c’est la reine d’Égypte, c’est la Vénus d’Alexandrie, c’est Cléopâtre ! » Mais Cléopâtre était morte. Alors, je n’ai plus eu qu’une pensée, qu’un projet, qu’un but : la faire revivre. Seulement de quelle façon vaincre la mort ? Comment arracher le cadavre à la tombe, l’âme à l’enfer ? On m’avait vanté les sages de l’Inde : j’ai été jusqu’au fond de l’Inde, et les sages n’ont rien pu me dire ; on m’avait vanté les prêtres de l’Égypte : j’ai parcouru l’Égypte, d’Eléphantine à Memphis, et les prêtres de l’Égypte n’ont rien pu me dire ; on m’avait vanté les philosophes de la Grèce : je les ai vus tous, les uns après les autres, et un seul, le dernier, m’a dit : « Viens avec moi, et consultons les magiciennes de la Thessalie. » J’ai consulté les magiciennes de la Thessalie, et Canidie n’a rien pu me dire, et Erichto n’a rien pu me dire ; Médée seule m’a dit : « Va à Prométhée ! » Et j’ai été à Prométhée, et le titan m’a enseigné par quel chemin on descendait jusqu’aux parques, et je suis descendu jusqu’aux parques, et j’ai vu face à face les trois sœurs fatales, qu’Hercule et Orphée avaient seuls vues avant moi, et je les ai adjurées, ce rameau d’or à la main, et je les ai forcées de me donner le fil de ta vie. – Le voici. Je puis le briser et le renouer à ma volonté, te tuer ou te faire revivre, te recoucher dans ce tombeau pour l’éternité ou te rendre immortelle comme moi. Que dis-tu de cela Cléopâtre ? Refuses-tu ou acceptes-tu l’offre que je te fais ? repousses-tu ma main ou me tends-tu la tienne ?

— Serai-je toujours belle ? serai-je toujours jeune ? serai-je toujours reine ? serai-je toujours puissante ? pourrai-je toujours aimer et être aimée ?

— Tu seras toujours belle, toujours jeune, toujours riche, toujours puissante ; tu pourras toujours aimer et être aimée ; mais, beauté, jeunesse, richesse, puissance, amour, tu te feras de tout cela une arme contre le dieu qui proscrit l’amour, la puissance, la richesse, la jeunesse et la beauté !

— Oh, oui ! s’écria Cléopâtre, car, ce dieu, c’est mon ennemi !

— Alors, dit Isaac, ta main dans la mienne, et à l’œuvre ! démon de la volupté, à l’œuvre !

Et il entraîna Cléopâtre hors de son tombeau.

Elle jeta un cri de joie en revoyant ce beau ciel étoilé dont le profond azur semblait brodé de diamants.

Devant la porte du tombeau, était le sphinx, immobile, debout, et la patte toujours levée.

Isaac passa près de lui.

Le sphinx laissa retomber sa patte, et, de cette patte, effleura l’épaule du Juif.

Celui-ci se retourna :

— Eh bien, morne fils du désert, demanda-t-il, qu’as-tu encore à me dire ?

— Le vieux monde est mort ! soupira le sphinx.

Et il s’accroupit, allongeant lentement ses griffes sur son socle de granit.

— Que dit-il ? demanda Cléopâtre.

— Rien, répondit Isaac. – Marchons !

— Où allons-nous ?

— A Rome.

— Qu’allons-nous y faire ?

— Donner des conseils au nouvel empereur.

— Et quel est ce nouvel empereur ?

— Un jeune prince plein d’espérances : le fils d’Ahénobarbus et d’Agrippine, Lucius-Domitius-Claudius Néron… Tu seras sa maîtresse, et je serai son favori. Je me nomme Tigellin, et tu t’appelles Poppée ! – Viens !

  1. Que nos lecteurs nous permettent de compter les heures, non à la manière dont les comptaient et dont les comptent encore aujourd’hui les Romains, mais à la manière usitée parmi nous.
  2. « Dépouillez, liez et frappez de verges Jésus de Nazareth, homme séditieux, et contempteur de la loi de Moïse, accusé par les prêtres et les princes de sa nation.

    » Va, licteur, expédie les verges. »

  3. Voici le texte latin de la sentence tel que la tradition le conserve à Jérusalem :

    Jesum Nazarenum, subversorem gentis, contemptorem Cæsari, falsum Messiam, ut majorum suæ gentis testimonio probatum est, ducite ad communis supplicii locum, et eum in ludibriis regiæ majestatis, in medio duorum latronum cruci affigite.

    I, lictor, expedi cruces.

  4. Vera icon, véritable image.