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Éditions Albert Lévesque (p. 9-204).


PROLOGUE



UN bruit de pas se fit entendre. Surpris dans sa besogne, l’homme se retourna.

Soudainement, avant qu’il eût ramassé ses outils, une lumière jaillit, l’exposant brutalement dans toute sa honte.

Dans l’embrasure de la porte, quelqu’un guettait.

En un éclair, il passa dans le cerveau de l’homme toute une série d’images : Sa femme malade ; son fils, cinq ans, petit être innocent qu’il chérissait ; la cour d’assises, le stigmate, et pour les siens, la honte.

Des pensées mauvaises le saisirent comme une proie.

Tête baissée, il courut en avant. Une poitrine le reçut, deux bras s’abattirent sur lui. Inerte, le long de la cuisse, la main retomba, frôlant dans la poche un objet dangereux et puissant, prometteur de liberté.

Un geste rapide… un bruit crépitant… un soupir étouffé… la chute d’un corps.

C’était fini. Le cauchemar s’abolissait.

La voie était libre maintenant.

Il ne pensait plus. Il n’était plus qu’un automate que ses jambes, de toute leur force, poussaient vers la rue.

… Puis, la notion du temps et du réel disparut.

Dans l’espace froid, où le jour ne pénétrait qu’à travers le grillage ferré, il n’éprouvait plus qu’une lassitude morne, et, à la tête, une douleur cuisante. Assis sur le lit bas de sa cellule, Lucien Bernier retrouvait, d’abord vague, puis se précisant, le souvenir des événements derniers.

Depuis plus d’un mois, le chômage.

Une à une, les économies s’en étaient allées.

À son foyer, la misère hideuse et sordide s’était installée, et, avec elle, en compagne fidèle, la maladie. Louise, sa femme, épuisée par les privations, gardait le lit. Une mauvaise grippe menaçait de dégénérer en pneumonie.

Gagné, tenaillé par le désespoir, il regardait l’avenir avec crainte, avec horreur.

Qu’adviendrait-il de Louise, qu’adviendrait-il de Jacques, si rien ne survenait ?

Toutes ses démarches en quête de travail, se résumaient en ce mot : Insuccès.

Un soir, en parcourant, dans le journal, la colonne des faits divers, une idée lui était venue qui, après s’être infiltrée sournoisement en lui, s’était emparé de son cerveau, de sa volonté. Coûte que coûte, il se procurerait l’argent, les vivres, les remèdes nécessaires.

Il n’avait plus le choix des moyens.

Il embrassa sa femme, caressa l’enfant de sa main rude, et partit.

Il rentrerait tard dans la nuit.

Il ne rentra pas.

Un agent de police, en faisant sa tournée, avait surpris sur le fait l’audacieux cambrioleur. Il s’abîma bientôt sur le plancher, tué raide d’une balle au cœur, victime de son devoir. Lucien Bernier, par ce geste instinctif et brutal de destruction avait cru retrouver la liberté un instant perdue.

Attiré par le bruit, un autre agent était survenu. Voyant l’homme qui s’enfuyait, il lui donna la chasse, le saisit, et, de son bâton court, l’assomma, terminant la lutte.

Ces scènes, avec leurs détails, le prisonnier les évoquait. Son inconscience, son impassibilité, se changeaient en détresse, en terreur, en désespoir.

Les larmes l’étranglaient.

Soudain, il s’écrasa sur le lit, secoué de sanglots spasmodiques.

Dans la serrure, une clef tourna.

Le gardien le venait chercher pour la comparution.

L’opinion publique, stimulée par les journaux, ne tarda pas à s’emparer du meurtre. La ville s’apitoya sur la victime malheureuse du Devoir, tandis que vers l’assassin montaient les malédictions.

Quand, au jour du procès, il pénétra dans la boîte aux accusés, des yeux innombrables se braquèrent sur lui, sans indulgence ni sympathie.

La Cour d’Assises était remplie à sa capacité. Des badauds flairant la satisfaction morbide d’une condamnation certaine, s’y étaient rendus, comme les amateurs de boxe envahissent l’arène dans l’espérance d’un knockout.

Un défenseur habile aurait peut-être pu émouvoir les jurés et la foule, faire ressortir les circonstances atténuantes en brossant le tableau pathétique de la misère et du désespoir, mais le prisonnier, ayant peu de parents, et parce qu’il n’avait plus d’argent, plus d’amis, se présentait devant ses juges, seul, sans avocat, sans soutien, sans conseil.

Sa seule attitude ! Il pleurait, il sanglotait.

Par moments, il se sentait devenir fou, et roulait autour de lui des yeux hagards de bête traquée.

Il souhaitait un dénouement rapide. Au moins, ce serait fini.

Le juge lui nomma un défenseur d’office, un jeune homme d’une bonne volonté certaine, mais sans l’expérience ni les capacités voulues. Le Procureur de la Couronne eut tôt fait de détruire les quelques arguments de son plaidoyer. Le réquisitoire fut terrible. Il y déploya une ardeur et une violence inouïe, flétrissant au nom de la Vertu et de la Société qu’il fallait venger, l’acte odieux de l’individu appuyé à la barre.

Les délibérations furent courtes ; le verdict unanime.

Quelques mois plus tard, une femme faible et pauvre et un petit enfant demeurèrent dans la vie, sans ressources et seuls et, portant à jamais, attaché à leur nom, le stigmate de la honte.


I




SOUS le fouet de la nécessité, Louise Bernier, retrouva, latente au fond d’elle-même, une énergie et une force qu’elle ne se connaissait pas.

Quelques bonnes âmes s’étaient intéressées à son sort, lui procurant, avec les soins que sa santé exigeait, des vêtements et des vivres, pour elle et son fils.

Aidée par le désir violent de fuir les lieux qu’elle abhorrait et des visages où elle soupçonnait trop de curiosité méchante, elle se rétablit vite. Pour cacher sa détresse et sa honte, elle abandonna le logis qu’elle habitait, la rue où elle vivait, pour se terrer dans un fond de cour au milieu d’un quartier sale de l’Ouest qu’empuantissait, jour et nuit, la fumée des locomotives.

Comme si le malheur, en s’abattant trop lourd sur l’individu, épuise, par son intensité, la capacité de souffrir qu’il porte en lui, Louise Bernier avait atteint le degré suprême de l’insensibilité morale.

Rien ne l’émouvait plus, ni la joie, ni la peine. Son cœur, son âme, s’étaient repliés, refermés, sans plus s’ouvrir. Et cela, semblait-il, à jamais.

Elle allait en journée, lavant les planchers, accomplissant sa besogne, machinalement, avec les gestes instinctifs. Une voisine, aussi pauvre qu’elle, gardait l’enfant. Le soir venu, elle l’allait chercher, lui préparait son repas et le sien, et, sans dire une parole, l’esprit perdu dans une sorte de nirvanah, elle mangeait à ses côtés, regardant parfois fixément sur la muraille, un point, toujours le même.

Elle ne songeait pas, ne pouvait pas songer, qu’il avait besoin de tendresse et d’affection, ce petit être humain qu’elle avait formé de sa chair ; que son enfance solitaire réclamait sa part d’amour.

Pouvait-elle donner ce qu’elle ne possédait plus ?

Tout était mort en elle des sentiments qui jadis la soutenaient.

Longtemps, Jacques devait se souvenir des années grises de sa prime enfance. Elles le marquèrent d’un sceau qui jamais ne s’effacera, imprimant à son caractère malléable quelque chose de farouche, de dur, de fataliste aussi.

Quand il fut devenu un peu plus grand, il se glissait jusque dans la rue, où des petits garçons comme lui jouaient, criaient, couraient. Il aurait voulu se joindre à eux, partager en la faisant sienne la gaieté qu’il voyait. Dès qu’il apparaissait, on le fuyait.

La consigne était sévère dans le quartier. Les mauvaises nouvelles voyagent vite. Les mamans ne voulaient pas que leurs petits viennent en contact avec lui. Ce contact aurait pu les souiller. Il était le lépreux, l’être qu’il faut fuir, parce que chargé des péchés d’Israël.

Et les années passaient, pareilles, désespérément pareilles.

Et, un matin, — il avait alors dix ans — un matin glorieux d’avril, chargé, même dans ce coin perdu de ville, des effluves troublantes que le printemps, on ne sait d’où, charrie, l’enfant traversa chez la voisine, la seule âme compatissante envers lui, parce qu’elle souffrait, elle aussi, mariée à une brute ivrogne.

— Mama Blanchard… Mama Blanchard, cria-t-il du seuil de la porte.

Dans la cuisine, une voix répondit :

— Dis moé don dans le monde, qu’esque t’as à crier comme ça ? Tu vas réveiller Édouard.

— Y a que m’man…

— Ta mère ? Quoi ce qu’elle a ta mère ?

— J’sais pas. À veux pas s’réveiller. J’tire dessus. Pis a r’mue pas… Est frette comme d’la glace.

La voisine comprit. Pour toute réponse, elle serra l’enfant dans ses bras, bien fort et l’accompagna chez lui.

Louise Bernier était morte.

Et Jacques comprit aussi. Il comprit que sa solitude serait plus grande, que jamais plus, ne s’assoierait avec lui, celle que, malgré l’indifférence témoignée, il aimait de toute la force de sa petite âme.

Une semaine plus tard, un train l’amenait au loin.

Quelques pieds de terre sur les flancs du Mont-Royal recouvraient cette petite chose inerte qui fut sa mère. Là, elle reposait enfin, soulagée du fardeau lourd de l’existence.

Des parents éloignés, les seuls qui restaient avaient rempli les formalités dernières, et pressentant les services qu’il pouvait leur rendre, adoptèrent l’orphelin.

Déjà, la satisfaction qu’apporte avec soi l’accomplissement d’un acte bon les réconfortait.

Ils regardaient Jacques qui, appuyé à la fenêtre du wagon, le nez aplati sur la vitre, contemplait le spectacle, inédit pour lui, des routes, des champs, des rivières, des villages que le train traversait dans un halètement rauque.

… Et ils se félicitaient de l’amener avec eux, de lui donner un foyer.

L’homme songeait qu’il était grand pour son âge, que l’air pur aurait tôt fait d’atténuer la pâleur de ses joues, qu’il l’aiderait aux travaux du dehors, que, dans quelques années, il remplacerait un homme sans qu’il ait des gages à payer ; la femme, dévote, qu’elle acquérait des mérites spirituels.

Et le train roulait… roulait… roulait…


II




IL y a dans les pays de colonisation, aux jours de grisaille, une tristesse latente qui s’infiltre en l’âme, la noyant toute d’une mélancolie terne.

L’idée s’impose de la désolation.

La hache a abattu les arbres. Elle a fait reculer la forêt. À sa place, se dressent des villages hâtivement construits, aux maisons rustiques de bois brut.

Pas d’enclos, pas de verdure, pas de jardins.

L’homme, aux prises avec la Nature qu’il s’acharne à dompter, n’a pas eu le temps de songer à la beauté des choses. Pour se garer des feux de forêts, il a fait le désert autour de lui. Sans relâche, il a abattu les trembles, les bouleaux, les épinettes et les sapins, aucun ne trouvant grâce devant sa hache.

Des souches entassées, entremêlant leurs racines, apparaissent, çà et là, comme des monceaux de cadavres, empilées pêle-mêle.

Plus loin, un chicot calciné dresse son torse noirci et nu où, parfois, des branches dépouillées se tordent, dans le vent, comme des bras fantastiques.

Les maisons se ressemblent toutes, sans histoire, sans poésie, sauf le souvenir d’un labeur ardu, de sacrifices obscurs, d’efforts, de privations.

L’église est pauvre, elle aussi. Son clocher domine à peine les alentours. Une seule cloche s’y abrite qui annonce de la même voix dolente et grêle, les mariages, les baptêmes et les services.

Quand le train stoppa à la gare de Valdaur, une pluie fine tombait.

Les yeux agrandis, Jacques, d’un long regard curieux et timide, embrassa le quai grouillant de colons. Les uns étaient vêtus de mackinaws, sorte de manteau court d’étoffe épaisse, les autres de chemises de laine grossière, resserrées et ajustées à la taille. La pluie les avait détrempés, et il se dégageait d’eux une buée où se mêlait l’odeur du cuir, de la sueur, et aussi celle des animaux qu’ils venaient de soigner.

Un geste du conducteur, debout sur le marchepied d’un wagon, et le train, l’instant d’après, disparut dans une courbe, signalant son passage par un sifflement nostalgique et strident.

Les colons s’engouffrèrent dans une sorte de hangar à un étage, en planches embouvetées, et qui servait en même temps de magasin, de bureau de poste et de lieu de réunion par les soirées trop longues.

Tenant l’enfant par la main, l’homme et la femme y entrèrent à leur tour.

— Tiens, bonjour Mame Jodoin, salua le marchand, le père Savard, que les colons dénommaient entre eux : « le vieux Torvisse ». Qu’est-ce qu’y a de neuf à Morréal ?

— Pas grand chose, m’sieu Savard, mais ça profite, c’t’effrayant.

Elle était contente d’être interpellée devant tout le monde et de montrer qu’elle arrivait de loin, de la grande ville mystérieuse que plusieurs n’avaient jamais vue et dont le nom seul évoquait toute une féerie.

— C’est votre neveu que vous avez ramené ? s’enquit un colon, et s’adressant à l’enfant :

— Comment-ce tu t’appelles, toé, mon bonhomme ?

Jacques regarda autour de lui, décontenancé. Tout ce monde l’intimidait. Il se sentait petit, et dans sa bouche qui devenait sèche, sa langue, inerte, lui semblait paralysée.

— Dis à monsieur comment-ce tu t’appelles.

Alors, faisant un effort, il balbutia :

— Jacques Bernier.

La classification des lettres était terminée. Florence ouvrit le guichet du bureau de poste. Par ordre alphabétique, l’appel commença, et, chacun, au fur et à mesure, s’avançait recevoir son courrier.

Le magasin s’emplit de silence, un silence que seul rompait le froissement des journaux qu’on déplie et des enveloppes qu’on déchire.

Et bientôt, la curiosité première satisfaite, chacun, dans la nuit tombante, regagna son logis.

Plus heureux que la plupart de ses concitoyens, Philibert Jodoin, quand il vint s’établir à Valdaur, possédait quelqu’argent.

La terre qu’il exploitait jadis dans le comté de Champlain était pauvre et maigre, et c’est à peine s’il y faisait sa vie. À la vérité, il y végétait, ne réussissant point à joindre les deux bouts et s’endettant chaque année. Un ruisseau la traversait à une extrémité sur un lit de roches calcaires. Des ingénieurs, après examen, constatèrent que le ruisseau harnaché produirait une force motrice suffisant à activer un concasseur et que la pierre broyée fine serait apte à chauler les terres. Sur leur rapport, un syndicat de marchands de l’endroit acheta la propriété. Ses dettes payées, Philibert avait en banque quinze cents dollars. Ce n’était pas le pactole, mais dans un pays neuf aux possibilités innombrables, c’était presque une petite fortune. Sur la foi des brochures que publie périodiquement le ministère de la Colonisation, il se rendit à Valdaur. La chance le favorisa. Il y rencontra un de ces défricheurs dont le type se conserve encore dans les pays neufs, qui, ses quinze acres de forêts abattues, et ses lettres patentes obtenues, n’attend qu’un acheteur pour s’enfoncer plus avant dans le bois recommencer sa dure et auguste besogne.

Philibert Jodoin, peu après son arrivée à Valdaur, se trouva donc possesseur de deux lots de cent acres chacun, attenant au village, et dont une partie déjà se prêtait à la culture.

Le vent d’est venait de s’élever, un vent qui poussait la pluie en rafale.

Se tenant blotti derrière ceux qui, dorénavant, lui serviraient de parents, Jacques avançait péniblement par le chemin cahoteux et défoncé où il menaçait à chaque instant de trébucher.

De temps à autre, il rejetait de la main les mèches de cheveux que la pluie collait à son front, et sa petite âme sombrait dans la tristesse envahissante.

La maison fermée depuis des jours suintait la crudité. Au milieu de la pièce unique qui occupait le rez-de-chaussée, un gros poèle rond reposait sur ses courtes pattes.

Philibert enleva son gilet, revêtit un court manteau de cuir doublé de mouton et sortit au dehors chercher du bois. L’instant d’après, il était accroupi devant le poèle qu’il faisait prendre, après l’avoir bourré de papier, d’écorce de bouleau, et de bûches d’épinettes rouges.

Le poèle se mit à ronfler et répandit une chaleur tiède, humide.

Jacques fit l’inspection de la pièce. Les murs étaient blanchis à la chaux, avec, comme seuls ornements, un crucifix, un calendrier découpé dans un journal, et deux portraits au fusain, de ces portraits impersonnels que des colporteurs font exécuter d’après des photographies agrandies.

Madame Jodoin mit la table pour le souper.

L’enfant avait le cœur gros. Il pensait à sa mère que des inconnus avaient emportée, après l’avoir couchée dans une boîte. Il pensait à la voisine qui le gardait, à la cour sale et poussiéreuse où il jouait, et tous ces êtres, et toutes ces choses qu’il ne reverrait plus, il les regretta. De sa mère, il ne conservait qu’un souvenir, la dernière image d’elle, dans la pâleur du repos final.

— T’as pas faim ? demanda Madame Jodoin, en contemplant l’assiette de soupanne encore intacte devant lui.

Les lèvres frémirent ; l’aile des narines se plissa, et tout à coup, des sanglots le secouèrent, et de grosses larmes perlèrent dans ses yeux, et, goutte à goutte, tombèrent.

L’homme et la femme se regardèrent, impuissants devant ce chagrin.

Philibert renifla, se leva de table, fit quelques pas.

La femme s’approcha de l’enfant, et, de la main lui caressa les cheveux.

— Mon petit Jacques… Mon petit Jacques…

C’est tout ce qu’elle trouvait à dire. Les mots la fuyaient qui auraient pu, par leur douceur, engourdir la peine.

Les sanglots continuaient, spasmodiques.

À son tour, Philibert s’approcha. Il enleva le petit dans ses bras, l’assit sur lui, le berça un instant.

— Voyons… Faut être raisonnable ! Un homme, ça pleure pas… Tu vas être ben avec nous autres ; on va prendre soin de toé.

Il le déposa par terre, et, le tenant par la main, le ramena vers la table.

Refoulant ses larmes, l’enfant s’essuya les yeux.

Des spasmes périodiques le secouaient encore, mais il essayait de les surmonter.

Son oncle avait dit vrai : un homme ça ne pleure pas.

Comme s’il accomplissait un devoir, et, pour ne pas faire de peine à ceux qui l’accueillaient sous leur toit, il fit honneur au souper.

À cet âge, les chagrins s’apaisent vite.

Dans la soirée, le ciel s’éclaircit, la pluie cessa et la lune se leva, qui fit couler par l’unique fenêtre une traînée de lumière laiteuse.

Comme Philibert, avant que la maison repose, allait au dehors chercher une brassée de bois pour la nuit, il le suivit.

Et de ce qu’il vit de ces vingt acres de terre « déserrées » que la forêt encerclait, il en perçut une sensation d’isolement et d’abandon qui lui gonfla le cœur.

Une fois couché, bien bas, pour que personne ne l’entendît, il pleura à nouveau, pleura lentement des larmes qui coulaient le long des joues, du nez et, en touchant ses lèvres, lui communiquaient à la bouche un goût d’amertume et de sel.

La vie s’acharnait à le meurtrir à l’âge où, maternelle et clémente, elle prodigue à d’autres les trésors de sa tendresse.

La tendresse ! Il avait désappris à la connaître. Les événements qui suivirent le malheur en avaient effacé jusqu’au souvenir.


III




PHILIBERT Jodoin avait prévu juste. Le grand air, la régularité des habitudes et de la vie, le travail physique qui développe et durcit les muscles atténuèrent sur les joues de l’orphelin la pâleur qui les recouvrait et donnèrent à ses membres une vigueur nouvelle.

Depuis plus d’un an qu’il vivait à Valdaur, il s’était développé si sensiblement que la voisine, qui, à Montréal en prenait soin, l’aurait à peine reconnu. Sous le baiser de l’âpre Nature, sa jeune force s’était épanouie, et il avait grandi comme un plant robuste et sain.

Philibert ne regrettait pas sa bonne action.

Jacques l’aidait dans les travaux du défrichement : il ébranchait les arbres, empilait les déchets, conduisait les chevaux, et, souvent, faisait le train. Le bétail était peu nombreux : une vache que Madame Jodoin trayait elle-même, deux chevaux, quelques dizaines de poules et un cochon. Mais c’était autant de gagné. Philibert en profitait pour vaquer à d’autres occupations.

Quand il supputait l’économie de gages ainsi réalisée, il se félicitait en lui-même d’avoir accueilli l’orphelin. Pour rien au monde, cependant, il n’aurait admis ces motifs intéressés. Seule l’impulsion de son cœur l’avait guidé.

Une bouffée d’orgueil lui montait alors au cerveau de se savoir si bon.

Jacques ne leur causait guère de soucis. Il ne jouait pas, ne parlait presque pas, n’exigeait rien, acceptant tout, sans remercier si c’était une faveur — ce qui était rare — mais aussi sans récriminer, si c’était une corvée.

Son intrusion dans la vie des époux ne l’avait modifiée en rien. Si Madame Jodoin avait parfois la tâche de repriser des hardes supplémentaires, elle se dédommageait en lui faisant balayer la cuisine chaque samedi, et, tous les quinze jours, laver les planchers.

Jamais il n’y eut de protestations. Aucune parole ne sortait de ses lèvres qui aurait pu trahir de la mauvaise volonté.

Il était soumis, impassiblement soumis.

Il posait bien quelques questions par ci par là, quand un fait autour de lui se produisait qu’il ne comprenait pas. Mais l’horizon était si restreint, la monotonie des jours et des actes laissait si peu de place à l’imprévu, qu’il n’avait guère l’occasion de s’émerveiller de quelque phénomène ou d’en être intrigué.

Enfin, les pluies abondantes du dernier mois avaient cessé.

Octobre s’annonçait d’une douceur estivale. Depuis une semaine, le beau temps ne s’était pas démenti. Les flaques de boue commençaient à sécher et le bois jadis impraticable, avec sa mousse détrempée où l’on enfonçait presqu’à mi-jambes et les interstices traîtres entre les souches pleines d’une eau roussâtre, se peuplait derechef de colons. L’on entendait, d’un lot à l’autre, le bruit de la hache sur les troncs d’arbres, le craquement sinistre de leur chute et le fracas des branches qu’on empile en abattis.

Ce jour-là, la chaleur était telle qu’on se serait cru en juillet.

Dans le lointain Nord, sauf la chute ou la fonte des neiges, rien ou presque, dans le paysage, n’indique la marche des saisons. Seuls, quelques rares bouleaux, poussés par touffes, font chanter l’or de leurs feuilles dans la frondaison sombre des épinettes, des cyprès et des sapins.

— M’est avis que ça va être en plein le temps de faire brûler nos abattis à soère. Ça commence à être pas mal sec, dit Philibert, une fois le repas terminé.

Suivi de Jacques, il se dirigea vers un morceau de terrain défriché de l’été et situé à quelques arpents de la maison.

La vaisselle lavée, Madame Jodoin soigna ses poules, balaya le perron, y transporta son unique chaise berceuse, et, profitant du rare soleil, s’y installa pour ravauder les bas de son homme.

Sur la route, une silhouette sombre attira son attention. Elle reconnut à sa démarche pesante et lourde, l’abbé Boudrias se dirigeant de son côté.

— Monsieur le curé profite du beau temps lui aussi, pour faire sa promenade, songea-t-elle. Mais quand elle le vit enfiler le sentier qui conduisait chez elle, elle se demanda :

— Qu’est-ce qui peut bien l’amener à venir nous voir.

Elle se leva, défit vivement son tablier, remisa son ouvrage et s’apprêta, solennelle et digne, à recevoir le visiteur. C’est toujours un événement dans une paroisse que la visite du curé.

— Bonjours, m’sieu le curé, s’empressa-t-elle de saluer, obséquieuse.

Intérieurement, elle s’inquiétait : « Qu’est-ce qu’il peut bien nous vouloir ? » Elle s’énuméra les raisons possibles d’une pareille visite. Sa cotisation des Dames de Sainte-Anne était payée ; la dîme également. Elle n’avait parlé en mal de personne. Tout à coup elle songea qu’il venait peut-être à cause de Jacques qui n’allait pas à l’école. Au fait, pourquoi l’enverrait-on à l’école ? Philibert n’y était jamais allé lui. Leur faudrait-il garder l’enfant à ne rien faire, comme un petit monsieur de la ville ? S’ils l’avaient adopté, c’était pour qu’il les aidât, non pour le faire instruire. C’est vrai qu’il n’avait pas fait sa première communion. Onze ans et demi, ce n’était pas si vieux après tout.

Le Curé lui rendit son salut.

— Bonjour Madame Jodoin. Votre mari n’y est pas ?

— Y est dans la pièce du nord à ramasser ses abattis. Y veut faire brûler à soère pendant que le vent est pas du mauvais bord. Si vous voulez j’m’en vas l’appeler.

— C’est pas nécessaire, j’irai le rejoindre.

— Vous allez tout’ vous salir, c’est plein de boue par là.

Les mains en cornet autour de la bouche, elle appela longuement dans la direction du bois.

— Philibert… Philibert… Viens citte…

L’abbé Boudrias, qui, depuis deux ans, c’est-à-dire depuis l’érection de la paroisse, occupait la cure de Valdaur, appartenait au peuple et avait conservé dans ses manières un peu de la franchise brusque de ses origines. Il était grand, taillé en hercule et doué d’une force physique qui lui valait l’admiration de ses paroissiens. Sa famille, devinant une vocation, accumula sacrifices sur sacrifices pour le faire instruire. Le collégien ne démentit pas leur attente. Ses études terminées, il s’acheminait vers le grand Séminaire d’où il sortait, quelques années plus tard, prêtre du Seigneur. Après avoir été vicaire dans une paroisse du bas de Québec, il partait bientôt pour Valdaur dont il devait être le curé fondateur.

Il ne se cachait pas les difficultés des débuts : les dissensions inévitables dans chaque nouvelle paroisse et qu’il fallait apaiser à la satisfaction de chaque clan ; l’ignorance des paroissiens contre laquelle il faut lutter ; le manque de confort matériel et autres ennuis inhérents à la fonction qu’il assumait. Rien de cela ne l’avait effrayé. Son zèle au contraire s’en était trouvé stimulé.

Il s’était vite familiarisé avec ses paroissiens, sachant à l’occasion, parler leur langue, payer de sa personne. Lors de la construction de l’église, on l’avait vu, la soutane retroussée, travailler de ses propres mains, maniant la hache et la scie, le pic et la pelle.

Chacun l’aimait, parce qu’il les aimait tous et qu’il les comprenait.

Il réprimandait peu. Mais quand il se décidait à faire une observation, elle était définitive. Personne ne se serait cru le droit de l’ignorer.

En l’apercevant, Philibert ôta sa casquette qu’il tint entre ses doigts, bredouilla un salut vague, et, suivi de sa femme et du visiteur, pénétra dans la maison.

Jacques s’assit sur le perron, l’oreille tendue vers la porte. Poussé par sa curiosité d’enfant, il lui tardait de savoir le but de l’entrevue.

Bientôt, son attention se concentra davantage. On parlait de lui ; il venait d’entendre mentionner son nom. Sans bruit, il se glissa plus près, ne voulant rien perdre de ce qui s’allait dire.

La voix du prêtre s’élevait, grave et sévère :

— Je ne conçois pas que des catholiques comme vous, monsieur Jodoin, que l’on songe à nommer marguiller, l’an prochain (l’abbé savait à l’occasion se servir de la diplomatie) vous, madame Jodoin, l’une de nos plus zélées dames de Sainte-Anne, vous agissiez comme vous le faites avec votre fils adoptif. Il a presque douze ans, il ne sait rien de son catéchisme ; il n’a pas encore fait sa première communion.

Jacques entendit la voix aigre de madame Jodoin :

— On se proposait ben de l’envoyer marcher au catéchisme, l’an prochain, m’sieu le curé.

Et Philibert, surenchérissait :

— Voyez-vous, m’sieu le curé, moé, j’en avais besoin pour m’aider. J’suis pas riche, j’peux pas payer de gages.

À nouveau, la voix du curé s’éleva ; cette fois, péremptoire, décisive :

— Ça fait au-delà d’un an que vous avez l’enfant avec vous. Jusqu’ici, je n’ai rien dit. Je pensais que cette année, vous l’enverriez à l’école. Depuis un mois que la classe est commencée, Jacques n’y est pas encore allé. Je vous le répète et je veux que vous me compreniez bien, vous n’avez pas le droit de le tenir dans l’ignorance, et moi, je manquerais à mon devoir de prêtre et de curé, si je ne vous en avertissais pas.

— M’sieu le curé, Philibert est pas instruit lui ; ça l’a pas empêché de réussir.

Le curé ne répondit pas, il regarda tour à tour la femme et le mari, et ceux-ci lurent tant de blâme dans ce regard et ce silence, qu’il baissèrent la tête, confus et honteux.

Jacques entendit un bruit de chaises. On se levait, l’entrevue terminée.

— Je veux que ce soit bien compris. À partir de demain, vous allez envoyer l’enfant à l’école.

Pour atténuer l’effet immédiat de ses paroles, l’abbé Boudrias frappa amicalement dans le dos de Philibert, et onctueux, avec autant de douceur qu’il avait montré de fermeté, il ajouta :

— C’est entendu comme ça ? Le Bon Dieu vous récompensera ; il vous fera vendre votre bois plus cher, cet hiver, vous verrez.

— C’est correct m’sieu le curé, on va l’envoyer drè demain.

Jacques s’empressa de dégringoler les marches du perron, pour ne pas être pris en flagrant délit d’indiscrétion.

Il remarqua cependant, quand la vie commune les réunit, que ses parents le regardait avec un drôle d’air, et, que dans leur attitude à son égard, il y avait quelque chose d’hostile.

Il n’y prêta pas attention.

Quelqu’un, dans sa vie, venait d’apparaître qui s’était intéressé à son sort.

Il se sentit attiré vers ce prêtre qu’il ne voyait auparavant qu’à travers une sorte de crainte respectueuse.

De savoir qu’au moins quelqu’un pouvait lui vouloir du bien, lui inonda l’âme d’une joie inconnue. Ce fut comme une coulée de lumière dans la tristesse de ses jours.


IV




DÈS lors, une vie nouvelle commença.

Si autour de lui, à présent qu’il ne pouvait rendre tous les services qu’on attendait, régnait une atmosphère sourde d’antipathie, le plaisir qu’il éprouvait, chaque matin, à s’en aller, un livre à la main, son unique livre, un syllabaire où il apprenait à épeler b-a ba, b-o bo, lui était une compensation suffisante.

Et puis, il se savait un ami. Quand il rencontrait le prêtre, il le saluait, levant vers lui des yeux agrandis de reconnaissance et de respect, des yeux de caniche fidèle.

Il apprenait avec facilité. La maîtresse, contente de ses progrès, s’était attaché à lui.

Si ses manières avaient quelque chose de fruste, de farouche, s’il était peu expansif, peu communicatif, par contre, c’était un écolier modèle, écoutant avec attention, avec docilité, s’efforçant de comprendre. Conscient de la brièveté de son stage à l’école, il voulait emmagasiner, dans son cerveau d’enfant, le plus de notions possibles.

Cette année première, qui lui apparaissait comme son année unique, passa sans incidents, rapide, avec ses jours identiques où les seuls événements se résumaient aux variations de la température.

La classe terminée, il ne s’attardait pas. Pendant que ses compagnons jouaient ou flânaient devant l’école, il s’empressait de courir chez lui. On lui comptait ses heures d’absence, heures inutiles et coûteuses, puisqu’il ne travaillait pas, puisqu’il ne rapportait pas à ses parents adoptifs les bénéfices, tous les bénéfices qu’ils avaient espérés de leur bonne action.

Il enlevait ses habits, pour ne pas les user, enfilait une paire de salopettes trop courtes qui laissaient voir ses mollets, et, tant que la noirceur ne venait pas interrompre son travail, il besognait, compensant le temps perdu.

Comme il avait grandi beaucoup, et qu’il était fort pour son âge, Philibert ne se gênait pas de l’exploiter, de lui confier des travaux parfois trop durs.

Animé de son implacable fatalisme, il ne se révoltait jamais.

Maintenant que fleurissait dans son cœur l’espérance de pouvoir, un jour, lire dans les livres, comme il avait vu la maîtresse, un horizon agrandi s’ouvrait devant sa jeune imagination.

Au printemps, il fit sa première communion.

Pour la circonstance, faisant taire sa lâdrerie, madame Jodoin lui acheta un habit. Pour la première fois, il endossa un complet qui ne provenait pas des hardes de Philibert. En proie à une sorte de fierté vaniteuse il s’examina longuement dans la glace, au magasin du père Savard.

Mais, parce qu’il communiait dans quelques jours, et qu’on lui avait dit qu’il ne fallait jamais être trop fier de soi, parce que c’était un péché capital, il s’efforça à réprimer ses sentiments d’orgueil et de les combattre.

Il était donc maintenant comme les autres enfants. Au moins une fois de temps à autre, il serait vêtu comme eux ; il fréquentait l’école comme eux ; la maîtresse lui parlait comme à eux, sans lui marquer de froideur, sans lui marquer de dédain ; et le curé, en venant au catéchisme, l’avait caressé de sa main rude.

À certains indices, il avait deviné qu’un drame autrefois s’était produit, dont il devait être la victime.

Quel était ce mystère dont son passé s’enveloppait ?

Il ne le savait pas.

Il se rappelait la solitude des premières années, le visage triste de sa mère. De son père, parti un soir pour ne plus revenir, il ne gardait qu’un souvenir vague. Il savait seulement qu’il était mort.

Où ? Comment ?

Jamais on ne l’avait renseigné sur sa disparition subite.

Ce que le grand air et l’exercice avait fait pour son corps, cette année d’étude l’avait accompli pour son esprit. Son intelligence s’était développée, la curiosité d’apprendre lui était venue, une curiosité ardente de savoir le pourquoi des choses.

Les mois d’été, les mois de vacances passèrent vite, plus rapidement que les mois scolaires.

Les époux Jodoin espéraient bien ne plus se départir de Jacques ; le bois s’était bien vendu l’hiver d’avant, le troupeau s’était enrichi et l’étendue en culture augmentée d’une couple d’acres.

Mais Philibert était marguiller à présent et le curé qui avait à cœur de promouvoir la cause de l’instruction dans sa paroisse venait de faire un sermon sur la fréquentation aux écoles.

Une fois encore, bien malgré eux, ils s’étaient résignés, ne voulant pas encourir de blâme ni passer pour arriérés. Monsieur Boudrias ne l’avait-il pas déclaré en chaire : « Les parents qui ne permettent pas à leurs enfants de s’instruire sont des parents arriérés ; pis que cela, ce sont des parents sans cœur. »

… Et voilà comment, par cette journée tiède et moite de septembre, Jacques Bernier reprit le chemin de l’école.


V




ET l’année qui suivit également…

Cette fois, à la demande expresse du curé émerveillé des progrès de l’enfant.

Tandis que les autres écoliers pour la plupart, considéraient les heures de classes comme une corvée, s’ennuyant, bâillant aux corneilles, surtout les jours ensoleillés, où ils auraient voulu jouer, courir par l’unique rue du village ou dans les bois, lui, attentif, ne perdait pas un mot des leçons, se les assimilait, l’esprit toujours en éveil.

Il commençait à porter en lui des désirs obscurs, désirs de s’élever au-dessus de sa condition, de sortir du milieu où s’écoulait sa jeunesse.

Le monde, entrevu dans les livres, ne se résumait plus à cet étroit village de Valdaur. Souventes fois, emporté par son imagination, il s’en évadait, voyait du pays, évoluait parmi des gens autres que ceux côtoyés journellement, dans un décor qui se parait de toute la féerie de son rêve.

Dans cet atmosphère factice qu’il se créait, il oubliait la mesquinerie de la vie qu’on lui faisait et son absence de sympathie et d’amour.

Philibert ne se félicitait plus d’avoir adopté l’orphelin.

Il ne calculait plus les services rendus, mais le pain qu’il mangeait, les vêtements et les livres qu’il coûtait.

S’ils n’avaient pas été aussi lâches, sa femme et lui, — et à de certains moments, ils se reprochaient leur manque de fermeté — ils auraient répondu au curé comme il convenait. En matière d’éducation ils étaient les juges, et les seuls juges.

Mais ils avaient peur de lui déplaire. Ils avaient peur aussi de Jacques. Ce n’était plus un enfant. S’il allait exiger une rémunération pour son travail ! S’il allait les quitter, un beau jour, considérant effacée vis-à-vis d’eux sa dette de reconnaissance.

Tandis qu’à présent…

À présent, ils se l’attachaient davantage par des liens plus forts.

Durant de longues années, ils escomptaient lui faire payer cette fréquentation à l’école qu’ils lui permettaient.

Cette perspective adoucissait l’amertume de ne pouvoir exiger tout ce qu’il était en mesure de rendre, et qu’ils attendaient.

À chaque occasion, ils énuméraient leurs bienfaits, les lui reprochaient. Un soir, ils allèrent même jusqu’à le traiter d’ingrat.

Comme toujours, il avait avalé l’affront.

À quoi bon récriminer, se plaindre ?

Qui le comprenait ? Qui l’aimait ?

Un jour, la situation se tendit davantage.

Dans l’oubli de la colère, des paroles furent prononcées, des paroles qui entraient dans la chair, qui blessaient, incurablement.

Le prétexte, les époux l’avaient trouvé de se débarrasser enfin de toute la rancœur accumulée, de lui cracher à la figure la vérité terrible de ses origines, de se soulager d’une haine trop contenue.

Parmi les enfants qui fréquentaient l’école, il y en avait un, un nouveau, un innocent, et sur qui les autres élèves assouvissaient l’instinct natif de cruauté que tout être humain porte en soi.

C’était le souffre-douleur, le pâtira de l’école.

Il n’est pas de tours qu’on ne lui jouait.

Quelques fois, lassé de tant de vexations, il en pleurait d’humiliation et de rage impuissante. Autour de lui, les rires, les huées, les moqueries pleuvaient, quand ce n’était pas les horions.

— R’gardez-moé don ce grand veau qui braille.

Il se sauvait alors, et les huées, jusque sur la route, le poursuivaient dans sa fuite.

Un après-midi, vers la fin de la classe, pendant qu’il était debout à réciter sa leçon, un voisin avait déposé sur le siège une épingle tordue, la pointe en l’air.

À peine assis, sa récitation terminée, l’enfant se releva aussitôt du mouvement brusque des polichinelles qui sortent de leurs boîtes dès qu’on en lève le couvercle.

Les coups de baguettes, sur le pupitre de la maîtresse, empêchèrent l’éclat de rire qui s’ensuivit d’être trop communicatif.

À la sortie, le supplice commença.

— Bébé s’est fait bobo, dit l’un, le plus grand de l’école, une espèce de jeune chenapan, que tous craignaient, parce qu’il était prompt à se battre.

— Montre le bobo, j’vas le guérir.

Ce disant, il le fit pirouetter, et, sur la partie du corps où l’épingle avait piqué, il appliqua un solide coup de pied.

Jacques avait vu le manège. Révolté, indigné, les narines frémissantes sous la colère qui le gagnait, il cria aux agresseurs :

— Vous n’êtes qu’une bande de lâches.

— Toé, mêles-toé de tes affaires, si tu veux pas qu’on t’en fasse autant.

— T’es trop lâche ; tu t’attaques rien qu’aux petits.

Les deux poings serrés, prêts à s’abattre, il fonça en avant.

La mêlée commença.

Jacques frappait, frappait. Sans relâche, sans merci, ses deux poings s’abattaient, se relevaient, se rabattaient à nouveau.

Il était animé d’une juste fureur ; ne voyait rien, n’entendait rien, ne ressentait rien des coups qui pleuvaient sur lui.

Tout à coup, un cri immobilisa le petit monde en ébullition.

— V’la la maîtresse !

Ceux qui, au début, s’étaient jetés dans la mêlée, s’en étaient retirés après avoir reçu quelqu’horion. Il ne restait aux prises que les deux combattants. Dans le feu de la bataille, ils étaient roulés par terre. Jacques à cheval sur son adversaire le labourait de coups quand, celui-ci implora :

— Arrête, j’en ai assez.

— Qu’est-ce que vous avez à vous battre comme cela ? demanda la maîtresse. Elle avait son air sévère des grands jours.

— On se bat ; on se tiraille pour le fun, répondit Jacques ne voulant pas, dans sa magnanimité de vainqueur incriminer ses camarades.

— Je ne veux plus que ces jeux-là recommencent, vous m’entendez. Allez-vous-en chacun chez vous.

… Et l’essaim des écoliers se dispersa par le chemin.

— Dis moé don dans le monde, ousque tu viens ? demanda madame Jodoin, dès qu’elle vit arriver son neveu, le visage barbouillé de sang, les habits souillés et déchirés.

— De l’école.

Elle l’examina. Le nez qui saignait, les ecchymoses aux genoux ne l’apitoyèrent pas. Elle songea au raccommodage qu’elle aurait à faire ; les accrocs aux bas, les boutons arrachés au gilet excitaient sa colère.

Elle appela son mari.

— Philibert, viens voir ton Jacques, s’il est beau.

— Tu t’es battu, s’enquit l’homme ?

Il n’y eut pas de réponse.

— Cré enfant insupportable, glapit la femme. J’ai pas assez d’ouvrage. Faut que tu m’en donnes encore.

— Tu nous coûtes pas assez cher comme ça ? Avec qui c’est que tu t’es battu ?

Le mutisme qui persistait exaspéra les époux.

— C’est ben pour dire qu’on peut pas faire un honnête homme d’un vaurien. Y a de qui tenir.

Cette fois, Jacques se retourna vers madame Jodoin, les joues exsangues, les traits contractés, l’œil en feu.

— Oui, il manquait pus rien que ça. Un batailleur. Pourquoi ce qu’on a été le cri à Monréal pour l’amener avec nous autres ?

— Parce que vous pensiez que je vous aiderais.

— P’tit misérable… P’tit misérable… T’es comme ton père.

— Tu vas trop loin, Mélanie, essaya de concilier Philibert. Il connaissait sa femme et savait qu’une fois lâchée, rien ne l’arrêtait plus.

— Oui… T’es ben comme ton père… Tu finiras comme lui… Pendu. Entends-tu : Pendu.

Elle s’arrêta brusquement, effrayée d’avoir trop parlé.

Trop tard.

Un coup de massue sur la tête aurait produit sur l’orphelin un effet moins grand que ces quelques paroles méchantes et cruelles.

Il en demeura abasourdi, comme figé à sa place, cloué au sol, incapable de mouvements.

C’était donc ça, le mystère caché de son existence !

Cette révélation foudroyante et inattendue annihilait ses facultés, le paralysait.

Les époux se regardaient, atterrés.

Jacques était toujours immobile, et si pâle, que sa pâleur avait quelque chose d’effrayant.

Tout à coup, il passa dans son œil une lueur inquiétante, et qui les fit se reculer, dans la peur de quelque chose qu’ils ne savaient pas et qui les terrifiaient.

Un son inarticulé sortit de sa gorge, et, retrouvant l’usage de ses membres, il se retourna et s’enfuit en courant comme une bête traquée qui veut déjouer la poursuite.

La porte se referma avec un bruit sourd qui se répercuta dans le silence tragique de cette minute.

— Pendu… Pendu… Ton père a été pendu…

Ces mots bourdonnaient à ses oreilles ; ils le suivaient dans sa course.

Le bois, avec sa solitude, l’attirait.

Il s’y dirigea, et, quand il fut assez loin pour n’être vu ni entendu de personne, il s’écrasa dans la mousse à plat ventre.

Durant longtemps, il n’y eut par terre qu’une masse inerte. Seul le mouvement rythmique et saccadé des épaules, indiquait la souffrance et partant, la vie.

Combien de temps demeura-t-il ainsi prostré dans l’oubli total de ce qui n’était pas sa douleur ?

Lui-même n’aurait pu le dire, mais quand il se releva, le crépuscule fondait le contour des choses estompé dans l’agonie vermeille du jour.

L’enfant qu’il était encore l’instant d’avant, avait cessé de vivre. Il se relevait un homme dans la pleine capacité de la souffrance.

L’œil sec, les lèvres dures, il réintégra le logis.

Un sentiment qu’il venait de connaître et d’éprouver, la haine emplissait son cœur.

Le jour suivant, il en connut un autre : le mépris.

L’âme humaine, après lui être apparue dans sa cruauté, lui apparut sous un autre aspect : sa lâcheté.

La foule de ses camarades, qui, la veille encore, le couvrait de moqueries parce qu’il s’était fait le défenseur de l’opprimé, l’entoura, dès son arrivée à l’école, d’une considération où la crainte se mêlait au respect.

Chacun avait reconnu le plus fort, et devant sa force nouvellement constatée, ils rampaient à la façon des chiens couchants qui lèchent la main qui les a battus.

Ils ignoraient la pitié. Mais la force leur en imposait parce qu’ils avaient peur, parce qu’ils étaient des lâches.

Et lui, le fils du Déshonneur, le fils de l’Infamie, sentit monter en son cœur le dégoût profond de ses semblables.


VI




SA quinzième année venait de sonner. Cependant, on lui aurait donné beaucoup plus que son âge. Il était grand, bien décuplé. Pour avoir, dès son bas âge, connu de près la misère, il était dur pour lui-même et à l’ouvrage, d’une force de résistance que rien, ou presque, ne semblait en mesure d’ébranler.

Pour n’avoir connu ni la tendresse, ni la sympathie, ni l’amour, il y avait en lui un je ne sais quoi de farouche et de brutal qui en chassait la délicatesse et la sensibilité.

Depuis le jour de la révélation, il était bien décidé à quitter, et définitivement, le toit des époux Jodoin. Même la date de son départ en était fixée. D’ici là, il travaillerait ferme, remboursant de ses sueurs, la dette contractée, capital et intérêts.

Les parents adoptifs sentaient planer sur eux la menace de ce départ.

Ils n’en concevaient ni peine ni chagrin, mais, attachés à la matière dont leur âme grossière difficilement s’évadait, ils envisageaient dans ce départ une perte d’argent par la main-d’œuvre supplémentaire qu’il exigerait. Et cela les affligeait.

Le jour de l’échéance arriva. Jacques se considéra libéré de tous sentiments de gratitude ou de reconnaissance. Il ramassa ses hardes, et sans aucune explication, franchit, pour ne plus revenir, le seuil de la porte et s’engagea chez un autre colon.

Ce départ, auquel elle s’attendait pourtant, augmenta chez madame Jodoin un dépit qui la rongeait et qu’elle ne pouvait plus celer. Son aigreur s’envenima. Elle éprouva le besoin de l’extérioriser, de la faire partager.

Dans une conversation entre femmes, l’une de ces conversations innocentes d’apparence mais où, avec des mots, l’on assassine le prochain aussi sûrement qu’avec des balles, elle donna libre cours à sa rancune ; elle s’épancha.

— Pensez-donc, mame Dubois, un enfant dont personne ne voulait… Ça prenait nous autres, pour s’en charger.

Confidentiellement, elle conta l’histoire familiale, la faute du père, la honte, l’ignominie du châtiment.

Cette confidence dont elle était dépositaire troubla madame Dubois, la poursuivit, la tortura. Partout, elle la traînait avec elle, écrasante comme un poids mort. Finalement, à bout de patience, n’en pouvant plus, elle s’en déchargea sur une autre, et ainsi, d’oreille en oreille, de foyer en foyer, la nouvelle s’envola par tout Valdaur.

À certains regards posés sur lui, une froideur plus marquée à son endroit, Jacques comprit bientôt qu’on savait.

Le passage, trois fois par semaine, du Transcontinental, qui charrie les nouvelles de l’extérieur et apporte la nostalgie des voyages est le grand événement des villages neufs.

Longtemps d’avance, avant l’arrivée du train, la population presqu’entière se transporte sur le quai de la gare.

La plateforme de bois qui longe la voie ferrée se remplit de colons, de femmes, d’enfants. Les groupes se forment. L’on commente les derniers potins, l’on suppute les prix probables du bois, l’on cause de la venue prochaine des « colleurs » des acheteurs. Les cancans vont leur train, les commérages où s’égratignent les réputations.

Ce jour-là qui était un dimanche, Jacques se promenait seul, n’osant se mêler aux groupes.

L’isolement, de toutes parts, l’environnait.

Au passage, quelqu’un, plus brave que les autres, l’interpella, d’une question banale posée avec l’idée probable de protester contre l’ostracisme.

Il répondit, pour la forme, lui aussi, et continua sa route.

À peine éloigné de quelques pas, il entendit un murmure confus où vaguement il distinguait des reproches. Prêtant l’oreille, des bribes de phrases lui parvinrent, le renseignant sur l’objet des reproches.

— Comment ! Tu y parles… toé… Un gars dont le père a tué… Tu sais pas qu’y a été pendu, son père…

Il se retourna, marcha vers le groupe.

À son arrivée, les têtes se détournèrent ; les yeux se baissèrent.

Il comprit que l’ostracisme était complet, que la vie à Valdaur, dorénavant ne serait plus tenable, que chaque jour le supplice s’aggraverait des regards méprisants, et qu’on lui cracherait au visage l’opprobe dont il n’était pas coupable.

La tentation le saisit de se dresser devant ces gens, de les narguer, de les défier.

À quoi bon ?

Une solution s’imposait, la seule, la plus logique.

Il avait en poche son salaire des derniers mois.

Comme le train arrivait, il y sauta, et, debout sur la plateforme, la tête haute, il regarda avec un air de bravade, la foule de ses concitoyens.

Dans un grincement de roues, les wagons s’ébranlèrent.

Dominant le bruit, de toute la force de ses poumons, pour que chacun l’entende bien, il cria à ceux qu’il laissait derrière lui :

— Vous n’êtes qu’une bande de lâches.

Et se laissa emporter vers un destin inconnu et nouveau.


VII




DURANT des années, il vagabonda d’une place à l’autre, travaillant, l’été, à la confection des routes, l’hiver, dans les bois, pour le compte de colons faisant chantier.

On ne lui demandait ni qui il était, ni d’où il venait.

Son passé importait peu.

Il était consciencieux au travail, et, ses patrons, pour cette raison, le tenaient en haute estime.

Quant aux hommes avec qui il besognait, ils haussaient les épaules en parlant de lui.

Il était taciturne, se tenait à l’écart, ne se faisait pas d’amis. Pour tous, il demeurait l’étranger.

Parce qu’il était fort, et qu’une fois, à l’aide de ses poings, il avait imposé l’idée de sa force, on le craignait. Nul ne se serait permis devant lui une remarque désobligeante.

Il ne s’attachait nulle part, ne s’arrêtant jamais plus de quelques mois au même endroit. Chaque village, chaque localité le laissait indifférent. Ce n’était pour lui que des déserts d’hommes où il se sentait seul, irrémédiablement seul.

Il connaissait déjà pour en avoir été la victime, l’humaine cruauté. Il savait les hommes pires que les animaux, et qu’ils s’acharnaient à la curée, quand une proie facile pantelait devant eux.

Toujours une image hantait son cerveau, celle d’un être dont il était le fils, et qui se balançait dans le vide, la figure violacée, la langue pendante hors de la bouche, les yeux vitreux.

Son cœur se fondait de tristesse en songeant à ce que cet être, son père, avait souffert dans l’expiation d’un crime qu’un instant de folie avait permis.

Un sentiment de rage s’emparait de lui, de rage froide contre ceux, tous ceux qui avaient frappé le coupable et dont la vengeance implacable se poursuivait jusque par delà la mort, atteignant les innocents : sa mère et lui.

La Société s’était vengée. Il faut qu’elle se venge.

Qu’est-ce que la Société ?

Il en avait vu les échantillons.

Ceux qui se mouvaient autour de lui, cet amas d’individus en proie aux passions, aux instincts sordides et bas, c’était cela la Société, mais agrandie, mais amplifiée. Cette misérable agglomération d’hommes avait répondu au crime de son père, froidement, après avoir bien mûri la gravité de l’acte, par la loi barbare du talion : œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie, en y ajoutant, par un raffinement de civilisation, cette chose horrible, épouvantable : l’infamie.


VIII




UN printemps, sa fantaisie aventureuse le conduisit à Durant, petit centre forestier, situé à quinze milles de Valdaur, et établi de l’année d’avant.

Des maisons érigées çà et là, se dressaient entre les souches, reliées entre elles par de petits sentiers, « des trails », comme ils disent là-bas.

De mauvais chemins, impraticables l’été, s’enfonçaient dans la forêt. C’est par là que l’hiver d’avant l’on avait charrié le bois de pâte à papier. Le long des voies d’évitement, des milliers de cordes attendaient d’être chargées sur les chars à destination des pulperies.

Jacques Bernier s’informa des conditions du travail. Elles étaient bonnes. Il y avait de l’ouvrage pour qui voulait. Un représentant d’une compagnie de papier s’était porté acquéreur de tout le bois empilé le long de la voie ferrée, et offrait deux dollars pour chaque corde écorcée à la main.

La localité lui plut.

Elle était isolée, d’un aspect primitif et sauvage sans rien, ou presque, qui lui rappelât une civilisation qu’il abhorrait sans la connaître.

Devant la gare, une maison plus grande que les autres servait d’hôtellerie. Il s’y dirigea.

L’intérieur était rustique ; les divisions et l’ameublement sommaires. Des colombages reliés par un papier épais, démarquaient entre elles les quelques chambres du haut. Un drap tendu, qu’on écartait pour passer, servait de porte.

L’air de propreté qui y régnait l’impressionna favorablement.

Il annonça son intention de séjourner quelques semaines, déposa à sa chambre le paqueton qui contenait ses effets et son linge, et descendit dans la salle à manger.

Quelques personnes déjà étaient à table : deux colons nouveaux venus, et qui s’y pensionnaient en attendant d’avoir terminé la construction de leur « shac », un autre voyageur et un grand jeune homme élancé et sec, et qui était le fils de la maison.

Sans saluer personne, il prit place à l’endroit indiqué.

L’un des colons l’interpella :

— Vous venez de loin, associé ? Avez-vous envie de vous acheter un lot ?

— Non. J’viens travailler au bois.

Une jeune fille s’approcha de lui.

Il leva les yeux vers elle et les baissa immédiatement, intimidé sans savoir pourquoi.

— Qu’est-ce qu’on peut vous servir ? demanda-t-elle. Et de sa voix qu’elle avait chantante, elle énuméra le menu peu compliqué.

Jacques fit son choix et s’absorba dans ses pensées, indifférent à ce qui se passait autour de lui.

— Ça m’a l’air du bon monde, ici, se dit-il à lui-même.

Incontinent, il décida d’y passer l’été.

Le propriétaire de l’établissement, Wilfrid Lambert, appartenait à cette catégorie de gens sur qui le malheur semble s’acharner avec une prédilection particulière. Par une suite de malchance : grange brûlée, récolte manquée, mauvais placements, il avait dû vendre sa terre pour faire face à ses obligations.

Trop fier pour demeurer dans un village, témoin d’une fortune meilleure, il ramassa le peu d’économies qui lui restait, et avec sa famille, vint s’établir à Durant, qu’on venait d’ouvrir à la colonisation.

Arrivé l’un des premiers, il choisit pour son fils et lui, deux lots avantageux à proximité du chemin de fer, s’y construisit une maison, accepta des pensionnaires. Madame Lambert et Mariette, dont les dix-huit ans se paraient d’une taille bien tournée et souple, d’un visage agréable aux couleurs fraîches et du rire joyeux et clair de la jeunesse, vaquèrent aux soins du ménage et de la cuisine. Quant à lui, aidé par Joseph, son fils, il se mit résolument à la besogne, avec l’ambition tenace de revoir un jour l’aisance disparue.

Dans ce milieu, Jacques Bernier connut la sensation inaccoutumée d’une intimité, d’un foyer.

Les charmes de Mariette opérèrent ce miracle de faire disparaître peu à peu sa misanthropie et d’atténuer la sauvagerie de son caractère.

Au bout de quelques mois de vie en commun, il était presque de la famille.

Il travaillait avec plus d’ardeur, dépensait peu, et déjà des rêves d’avenir commençaient à percer, à prendre corps.

Si, depuis un an au-delà qu’il vivait avec eux, il n’avait pas encore avoué à Mariette tous les sentiments que sa seule présence éveillait en lui, c’était par amour propre et dans la crainte d’une désillusion. L’esprit combattait le cœur ; le pessimisme, du moins ce qui en restait, noyait l’enthousiasme naissant.

Il était alors dans la vingtaine. De sa personne émanait une impression de puissance et de sécurité. D’une taille au-dessus de la moyenne, il était haut sur jambes et large de poitrine. Quand il travaillait, l’on voyait, sous la chemise de flanelle les muscles saillir. C’était un mâle dans toute l’acception du mot. Les traits accentués, les yeux gris fer, les pommettes des joues saillantes, le nez large aux narines mobiles. Aux rares moments où il riait, il laissait apercevoir deux rangées de dents fines et blanches, de vraies dents de carnassier.

Mariette, les premiers temps, s’était sentie intimidée devant la dureté de son regard, mais bientôt son intuition de femme lui fit pressentir que ce grand jeune homme au teint bronzé, à l’expression désabusée, souffrait d’un chagrin ignoré.

À son insu, la pitié évolua en un autre sentiment plus doux, plus tendre.

Pas plus qu’il n’avait avoué l’affection naissante qu’il nourrissait pour elle, pas plus elle n’avait laissé deviner qu’il pouvait être autre chose que ce qu’il était présentement : un ami.

L’année passa, et la demie d’une autre.

Mais quand, l’automne venu, il annonça à ses hôtes que Joseph et lui, avaient l’intention de s’enfoncer plus avant dans la forêt, et d’y trapper l’hiver durant, elle pâlit un peu et ses yeux levés sur le jeune homme la trahirent.

Il en ressentit comme une sensation de chaleur à l’endroit du cœur.

Le lendemain, il l’invita pour une promenade.

Durant ne possédait pas encore de rues ; la voie ferrée servait d’artère principale.

Ils s’y engagèrent et sans rien se dire, marchèrent côte à côte.

Chacun cherchait à part soi, comment rompre le silence.

Ils se parlaient, mais intérieurement se formulant à la fois les questions et les réponses. La phrase que, tout bas, le jeune homme murmurait, il ne parvenait pas à l’articuler.

Il se rapprocha de la jeune fille, et leurs mains se frôlèrent.

Les doigts s’étreignirent.

Ils n’avaient plus besoin de parler. Toute l’éloquence de leur amour se réfugia dans cette pression.

Passé les dernières habitations, la voie ferrée traverse un ruisseau. Sur ces bords, vestiges des temps encore proches de la construction de la ligne et de la pose des rails, subsistent quelques cabanes qui servaient d’abris aux ingénieurs et à leurs aides. Le terrain déboisé s’étend en pente douce jusqu’au bord de l’eau. Un banc rustique invite à la halte, au repos.

Les jeunes gens s’y installèrent.

Ils se regardèrent profondément, chacun scrutant le regard de l’autre pour y découvrir le mystère qui les troublait.

— Mariette… commença-t-il, et l’émotion, une émotion subite et qu’il ne pouvait dominer le paralysa. Il fit un effort sur lui-même et continua :

— Mariette… Je pars demain avec Joseph…

— Vous allez être longtemps sans revenir ?

— Jusqu’au printemps… Avant de partir, je voulais te demander quelque chose.

— Parles…

Pour la première fois, ils se tutoyaient d’un accord tacite et spontané.

— Je voulais… te dire… te demander… Je voudrais t’embrasser.

Troublé tout à coup jusque dans sa chair, il appuya longuement ses lèvres sur les siennes, comme s’il avait voulu y boire tout ce qui était sa vie.

Il sentit qu’elle répondait à son baiser et, dans cette minute suprême du premier amour, son passé s’abolit ; toute la tristesse lugubre qui s’y était amoncelée se dispersa comme, sur les lacs argentés, la brume flottante se disperse sous la caresse chaude des rayons du soleil.

Il desserra l’étreinte, se laissa couler à ses pieds, et lui murmura :

— Que je t’aime… Que je t’aime… Mariette,… Ma petite Mariette…

— Et moi aussi, Jacques, je t’aime.

Les mots qui grisent, les mots éternellement jeunes et éternellement vieux, ils venaient de se les dire et, semblait-il, à jamais.

Le jour commençait à décliner.

La dentelure des sapins se découpait, fantastique et sombre, sur un ciel de sang et d’or.

Serrés l’un contre l’autre, et la main dans la main, insoucieux du présent, et voyant devant eux, lourd de bonheurs, l’avenir se dresser, ils revinrent lentement pendant que chantaient dans leur âme, la jeunesse et la vie.


IX




POUR la première fois, Jacques Bernier éprouva le déchirement du départ.

Dans cette maison qu’il quittait pour six longs mois, il avait connu cette chose exquise et troublante : un regard de femme posé sur soi, un regard baigné de tendresse.

Le jour n’était pas encore levé que Joseph et lui, ployant sous la lourde charge des bagages qu’ils portaient sur leur dos, se mettaient en route. Le père Lambert et un voisin les accompagnaient jusqu’à cinq milles plus au nord, à l’endroit où coule la rivière aux Castors.

Là, ils devaient s’embarquer dans un canot que Joseph possédait et qu’un amas de branchages dérobait à la vue des trappeurs ou des prospecteurs qui auraient pu être tentés de s’en emparer.

Silencieusement, à la file indienne, ils allaient tous les quatre, enjambant les corps d’arbres, évitant les trous.

Le jour se leva bientôt, un jour pâle et gris.

Le soleil ne parvenait pas à percer les nuages amoncelés.

Pourvu que la neige ne se mette pas à tomber et qu’il ne gèle pas trop fort d’ici quelques jours !

Sortir le canot de la « cache »… Le glisser à l’eau… Le charger.

Un bonjour, des souhaits de bonne chance, et puis, deux avirons qui s’élèvent, s’abattent, déchirent l’eau.

Le père Lambert et le voisin s’en retournent ; les deux trappeurs s’enfoncent dans la sauvagerie, sans regret de la civilisation, ou plutôt de l’embryon de civilisation qu’ils laissaient derrière eux.

Ils étaient accoutumés de vivre au milieu de la forêt, isolés et libres, dans le voisinage unique des bêtes qu’ils pourchassaient et trappaient.

Jacques, cependant, regrettait la lumière de deux grands yeux.

Et pendant qu’il ramait à l’avant du canot, il revivait la scène de la veille et le goût courait sur ses lèvres de deux lèvres charnues, deux lèvres rouges et sensuelles.

— Un canard !… Ta carabine !…

Cet appel à la réalité l’arracha à ses réminiscences. Il déposa l’aviron, saisit la carabine qu’il tenait à portée de la main.

Une détonation ébranla l’air, se répercutant, affaiblie, dans le lointain boisé.

— J’pense que tu rêvais trop… Tu l’as manqué.

Comme pour les narguer, le canard évoluait au-dessus d’eux.

Une autre détonation.

Les ailes s’immobilisèrent dans leur vol, et l’oiseau s’abattit d’une masse dans la rivière. Le coup, cette fois, avait porté juste.

— C’est comme cela qu’on tire.

L’humiliation de l’échec fut de courte durée.

L’heure approchait du dîner, et Joseph qui connaissait le pays, surveillait la rive, pour y découvrir un endroit de campement.

Il fit dévier le canot qui s’engagea dans les aulnages.

Quelques pierres noircies par la fumée, un tronc d’arbre tiré auprès en guise de siège, indiquaient que d’autres déjà étaient passés par là.

Ils ramassèrent de l’écorce de bouleau, des branches sèches.

Le feu crépita et commença de répandre sa tiédeur dans l’air ambiant.

— Je te pensais meilleur que ça, taquina Joseph, pendant qu’il préparait le repas.

— J’étais distrait… Tiens, tu vois l’écureuil qui grimpe dans cet arbre ? Tu le feras cuire ce soir avec ton canard.

Le temps d’épauler, et une petite chose jaune qui gambadait et sautillait, s’arrêta net dans sa course et retomba inerte sur la mousse.

— Qu’est-ce que tu penses de ce coup-là ? Remarque que j’ai tiré l’animal en mouvement.

— Pour un coup de fusil, c’est un beau coup de fusil.

L’honneur était sauf, l’échec effacé.

Le dîner achevé, ils allumèrent leurs pipes, se délassèrent quelque temps et le voyage reprit.

La rivière décrivait par endroits des méandres serrés et qui retardaient le trajet.

Vers le milieu de l’après-midi, ils avaient atteint le lac Moose, ainsi nommé à cause de l’orignal qui pullule dans ses parages. Il pouvait avoir une dizaine de milles de long.

— On est bon pour le traverser cet après-midi ?

— J’pense ben. Y a pas gros de vent. Mais on a besoin de se démener si on veut coucher au shac de la Rivière Jaune.

— Il est loin ?

— Non. Quatre milles passé le lac.

— Eh ben ! On va avironner plus fort.

Le souvenir de Mariette commençait à s’évanouir, à disparaître dans le vague.

Dans ce silence qui les recouvrait, ils avaient peine à concevoir qu’il existait quelque part des villages, des villes, des cités. L’influence de la sauvagerie, de la solitude pesait sur eux. Ils en oubliaient le monde extérieur. Une surabondance de vie était en eux, une vie physique, animale.

Malgré l’obscurité qui les surprit, reculant les rives ou les rapprochant, causant des illusions d’optique, ils atteignirent l’objectif de la journée.

Le shac était petit, suffisant pour y étendre leurs sleeping-bag. Ils s’y glissèrent demandant au sommeil des forces nouvelles pour le jour du lendemain. Ils dormirent d’une traite, la nuit entière, d’un sommeil de plomb qu’aucun rêve ne traversait.

Quand ils se levèrent, le soleil commençait d’argenter la rivière.

Faire chauffer le thé, déjeuner de croûtons de pain et de quelques tranches de lard coupées à même le morceau qu’ils se passaient de main à main, et le voyage recommença.

Le paysage variait peu. Seulement on s’apercevait à la végétation plus rabougrie qu’on avançait vers le nord et que le terrain était moins fertile.

Des ruisseaux, çà et là, venaient se jeter dans la rivière Jaune. De loin en loin, une colline dressait son dôme de verdure.

En cadence, les avirons frappaient l’eau.

Les trappeurs avaient hâte d’arriver, de se dégourdir les jambes. Accroupis dans le canot, chargé presqu’à fleur d’eau, ils y allaient de toute la force de leurs bras robustes.

Quand le courant devenait plus rapide, ils en profitaient pour se reposer ; Joseph, à l’arrière, se contentant de maintenir la direction.

— Tu penses qu’il y a bien de la chasse par ici ?

— En masse. D’abord le territoire est pas bien couru. Ensuite, quand il y aura de la neige, tu vas voir toutes les pistes qu’il y a. Moé, ça fait mon deuxième hiver. J’sais où étendre mes trappes. J’ai trois p’tits shacs de bâtis. On peut se faire une ligne pour marcher trois jours, avec une place à chaque soir, pour coucher.

— Vas-tu suivre le même chemin que l’an passé ?

— Non. Demain, quand on va être installé, on va commencer à se blazer notre trail… Attention à toé… Un corps mort.

Un coup d’aviron vigoureux, et le canot frôla le tronc d’arbre entre deux eaux.

— J’pense que ça sera pas long à c’t’heure… C’est à trois milles à peu près du petit coteau de cyprès.

— Eh ben ! On va quasiment arriver de clarté.

En effet, le soleil venait à peine de se coucher, laissant subsister des traînées violettes et rouges, qu’ils aperçurent sur le rivage la cabane en troncs d’arbres qui devait leur servir d’abri.


X




LA chasse s’annonçait fructueuse.

Le gibier était en abondance, la fourrure de belle qualité.

Depuis plus d’un mois déjà, les deux trappeurs accomplissaient quotidiennement la même besogne, parcourant leurs lignes de pièges, y dégageant les bêtes, écorchant, posant de nouveaux appâts.

À tous les deux soirs, ils se retrouvaient à une cabane plus grande et un peu plus confortable que les autres.

Étendues sur les murs ou enroulées sur des planchettes, les peaux séchaient.

Pour peu que leurs tournées soient aussi profitables, ils descendraient au printemps munis d’un butin intéressant.

Peu de jours après leur arrivée, ils avaient dû chausser leurs raquettes.

Toute la nuit, la neige tomba, poudrant les arbres, étendant sur la rivière une couche de ouate que le gel qui suivit avait solidifiée.

Depuis, le temps s’était maintenu au froid, un froid vif, sibérien, mais que l’absence d’humidité rendait supportable.

Jacques Bernier aimait cette grande vie, son compagnon aussi.

Quand ils se retrouvaient, ce leur était une joie de se raconter les péripéties de leurs chasses : Un renard argenté, pièce rare et de valeur, qui s’était pris au piège ; un ours encore vivant que l’on avait dû abattre d’une balle, etc.

À chaque voyage, la collection des peaux à sécher sur les moules s’augmentait d’unités nouvelles.

Depuis quelques jours, le temps s’était adouci, s’était mis au dégel. Une pluie lente tombait. Puis, un midi, brusquement, le vent tourna. Il venait du nord âpre et mordant.

Les gouttes de pluie se muèrent en grésil d’abord, en neige ensuite, poussée violemment.

Ce soir-là, les deux trappeurs devaient coucher sous le même toit.

Ils arrivaient par des chemins différents.

Jacques ne souffrit pas trop de cette transition violente. Dans la forêt où il cheminait, les arbres le protégeaient contre la tempête, et il s’en allait vent arrière.

Le cou rentré, le col de son mackinaw relevé, il avançait rapidement.

Une peau de vison et une peau de martre pendaient à sa ceinture.

Il était content de sa chasse et avait hâte d’arriver pour la montrer à son compagnon.

Il faisait encore jour, quand il aperçut le shac. À l’absence de fumée, il comprit qu’il était le premier arrivé et cela ne manqua pas de l’inquiéter.

D’habitude, il trouvait pour l’accueillir, la chaleur du poèle de tôle et Joseph apprêtant le souper.

Il songea que ce dernier qui longeait la rivière et venait du sud, devait foncer dans la tempête, sous l’affreux vent du nord qui le frappait en face.

Une fois le seuil franchi, il se débarrassa de son paqueton et, pour que l’autre à son retour, retrouve dans ce coin perdu de forêt, l’accueil réconfortant d’un foyer, il alluma le poèle pour tempérer et attiédir le shac.

Le vent sifflait, hurlait, sinistre.

Les arbres, lourds de neige et de verglas, se tordaient. Leurs têtes se courbaient, se relevaient, se recourbaient.

Sous les coups de fouet du vent, ils gémissaient, ils sanglotaient.

Une heure passa.

Joseph ne rentrait pas.

Dans l’âme de Jacques, l’inquiétude se précisa.

Un malheur était-il arrivé ?

Aurait-il perdu son chemin ? Pourtant, il n’avait qu’à suivre la rivière.

Peut-être est-il blessé ?

La nuit maintenant était tombée.

Jacques ouvrit la porte. Une rafale la fit claquer sur lui.

Une autre heure passa.

L’inquiétude devenait de l’anxiété.

Qu’il fût demeuré à l’autre poste à quinze milles plus loin, c’était peu probable.

Jacques s’habilla chaudement, apporta un peu d’alcool qui restait d’un flacon, chaussa ses raquettes et partit.

Le froid augmentait d’intensité, et toujours le vent persistait, le vent qui poussait la neige, la soulevait, la faisait tourbillonner dans un tournoiement infernal.

Il jeta dans la nuit un appel prolongé et strident.

Pas d’écho.

On distinguait à peine la trouée que faisait la rivière dans la masse sombre des épinettes qui la bordait.

Il devinait le sentier accoutumé parce que là où il passait la neige était plus dure sous les pieds.

À intervalles, il s’arrêtait, et lançait son cri, son appel. Il attendait quelques secondes et repartait. Ses yeux habitués à l’obscurité, essayaient de la percer.

Soudain, il s’arrêta. Un bruit faible venait vers lui. Il entrevit une forme blanche, toute ployée et qui se mouvait péniblement.

C’était Joseph.

Le frimas recouvrait sa tuque et le col de son manteau ; aux cils, à la moustache, des glaçons pendaient.

Ils étaient à un demi-mille du camp.

Jacques procéda au plus pressé. Dans l’état d’épuisement de son compagnon, il savait que la distance relativement courte serait une étape trop grande à franchir et une épreuve au-dessus de ses forces déclinantes.

D’un coup de canif, il coupa les mèches glacées des raquettes. Il fit ingurgiter à Joseph un peu d’alcool, puis, se baissant au ras de terre, il le chargea sur ses épaules comme un colis et retourna, dans le vent et la nuit, vers la chaleur bienfaisante de la cabane.

Le vent le fouettait, le cinglait, le mordait.

Éperonné par la nécessité, il n’éprouvait ni fatigue, ni froid, et marchait à grandes enjambées.

Une lumière apparut comme un phare dans la tourmente : la lampe qu’il avait déposée sur le rebord de la fenêtre.

Il hâta le pas, stimulé par le but entrevu.

Joseph grelottait ; ses dents claquaient.

La porte franchie, il le déshabilla, l’enroula dans les couvertures, activa le feu.

— J’ai fret… j’ai fret partout…

Jacques examina le flacon d’alcool. Il en restait une goutte. Il fit chauffer de l’eau et en prépara une ponce.

Joseph prit le bol dans ses mains tremblantes, le porta à ses lèvres et d’une traite, en avala le contenu.

— Viens, j’m’en vas te coucher.

Étendu sur le lit, la tête seule émergeant des couvertures, il commença à sentir l’effet de la chaleur et de la boisson qu’il venait de prendre.

Son corps frissonnait moins ; ses dents claquaient moins.

Il put reconstituer les faits. La veille au soir, après avoir marché tout le jour dans la pluie tombante, il s’était senti indisposé, mal en train. Après une nuit d’un sommeil agité, il éprouvait ce matin, en se levant, des lourdeurs dans chaque membre et une oppression à la poitrine.

Il résolut quand même de se mettre en route, croyant que le malaise disparaîtrait. La pluie tombait toujours, imprégnant ses vêtements. Des flaques d’eau se formaient sur la neige, et, quand il avait passé, il voyait la trace fraîche de ses raquettes se dessiner toute humide sur le sentier.

La transition brusque de la température l’avait saisi. Il s’était senti faiblir. Arrêter, se reposer, il ne le pouvait pas ; c’était s’exposer à un danger plus grand encore. Il ramassa ses forces, ce qui lui en restait, et continua d’avancer, chancelant, titubant, dévoré par la fièvre.

— Ça sera pas grand chose, conclut-il. J’vas me reposer quelques jours, pis après ça, je serai correct. Je me sens un p’tit brin mieux. Ça commence à chauffer en dedans.

— Es-tu bien abrillé ? As-tu assez de couvertes ?

— Oui, ça va faire comme ça.

— Essaye de dormir, moé j’vas entretenir le feu.

Le lendemain, il avait des lueurs hagardes dans les yeux, sa respiration était rauque, saccadée, sifflante. La fièvre le brûlait.

— J’ai du feu dans la poitrine… Pis je gèle dans le dos.

Jacques ne savait que faire. Il regarda sur les tablettes s’il n’y avait pas quelque remède, du moins quelque cordial susceptible d’activer la circulation du sang. La provision d’alcool était épuisée.

Comme une âme en peine, il rôdait dans le shac et au dehors, ne sachant quel parti prendre. Finalement, il décida de construire un traîneau, d’y coucher son compagnon, de le ramener chez lui avant qu’il ne fût trop tard.

— Joseph, veux-tu que je te ramène à Durant. J’vas faire un traîneau aujourd’hui et demain, si ça va pas mieux…

— Non, j’te dis que j’vas être correct dans quelque temps.

Mais le jour suivant, son état empira.

Dès le matin, d’une voix affaiblie, il appela :

— Jacques, j’pense que ça ira pas. J’suis fini. Ça me dit ça.

Mets-toi donc pas de ces idées-là dans la tête. Un jeune homme fort comme tu l’es, c’est bon pour passer au travers. J’vas te conduire chez vous ; le docteur va venir ; tu verras que ça ira mieux.

Le soleil se montrait par la fenêtre. Il annonçait une journée radieuse.

Regarde, il fait beau dehors.

— Oui, c’est ça ; j’voudrais voir chez-nous, avant de mourir.

Parle donc pas de même. Tu sais bien que t’es pas pour mourir. C’est rien qu’une petite maladie.

Mais Jacques disait cela pour l’encourager. Il avait peur, terriblement peur de ne pas arriver assez tôt.

Un dilemme se posait auquel il devait faire face.

Ici, sans secours, sans aide, le dénouement s’imposait dans toute sa fatalité, tandis qu’un espoir restait, minime, mais suffisant pour s’y accrocher, de le confier à la tendresse et à l’affection des siens.

La veille, il avait confectionné son traîneau rustique.

Il y étendit les couvertures disponibles, habilla le malade chaudement, le glissa dans le sleeping-bag, et, douillettement, avec des gestes quasi-maternels, le déposa sur le traîneau.

Le froid n’était pas très vif ; le soleil brillant se jouait sur les arbres tout blancs, les irisait.

Le ciel était pur, sans aucun nuage, un ciel de fête, un ciel joyeux.

Jacques chaussa ses raquettes, assujettit les courroies autour de ses épaules.

Une belette sortit du bois, le regarda un instant de son petit œil rouge et traversa la rivière en courant.

Il songea qu’il aurait fait bon, une journée semblable de s’en aller, Joseph et lui, faire l’inspection de leurs trappes.

Il secoua la tristesse qui l’envahissait, se pencha en avant, ébranla le traîneau et partit dans la solitude glacée et blanche.

Quand il eût marché quelques instants, il s’arrêta, s’approcha du malade, s’informa. Souffrait-il ? Avait-il froid ?

— J’ai froid, c’t’effrayant.

Il étendit sur lui la peau d’ours qu’il avait apportée, lui recouvrit la figure et retourna à sa pénible tâche, remorquer son fardeau humain.

Il avançait, avançait. Ses larges raquettes se levaient, retombaient, battant la neige, qui, par ses amoncellements, rendait la marche difficile.

Les heures passaient ; les milles s’ajoutaient aux milles.

— Pourvu qu’il fasse beau pour traverser le lac !

Sans souci de la fatigue, il allongeait le pas soutenu par le désir d’arriver assez tôt.

Il entendait, quand sa propre respiration s’arrêtait, la respiration sifflante du malade et ses geignements sourds.

Il avait hâte d’arriver ; supputait les milles accomplis, ceux à faire, observait la marche du jour par la course du soleil.

Il ne s’arrêta pas pour dîner, se contentant de grignoter, tout en marchant, quelques biscuits secs qu’il avait dans sa poche.

Il faisait encore clair, que la première étape fût franchie.

Il prépara un lit aussi confortable qu’il le pouvait dans les circonstances, et y transporta le malade.

Dans la soirée, tandis qu’il reposait, assoupi par terre, il entendit un appel qui le secoua d’un frisson :

— Jacques… Jacques…

Il se leva d’un bond, courut vers le lit, se pencha sur la masse humaine qu’il contenait.

— J’vas mourir… J’vas mourir… J’voudrais embrasser mouman avant.

Jacques entr’ouvrit la porte. La nuit était sereine. La lune dans son plein, baignait le paysage d’une clarté douce.

— Mais non ! Tu vas en revenir… Tu vas en revenir.

Et pour convaincre son ami, il essayait de se convaincre lui-même.

— Non. J’suis fini… J’le sais… J’le sens…

— Veux-tu qu’on reparte tout de suite. Il y a un beau clair de lune.

— Oui… Oui… Tout de suite…

Les yeux chavirèrent dans l’orbite : il commença à divaguer.

Oubliant sa propre fatigue, Jacques Bernier replaça le malade sur le traîneau et repartit dans la nuit claire.

Il était jour depuis longtemps, quand des colons aperçurent le tragique équipage se diriger vers la maison des Lambert.

Jacques flageolait sur ses jambes. S’il se tenait encore debout et s’il avançait, c’était au prix d’un effort surhumain, toute sa volonté tendue vers la réussite de sa mission.

Il monta les deux marches qui conduisent à la porte, et dès qu’il l’eut entr’ouverte, son énergie l’abandonna et il s’écrasa de tout son long sur le plancher.

Dans la soirée, Joseph Lambert mourut.

Grâce à l’héroïsme de son compagnon, son vœu d’embrasser sa mère s’était réalisé.

Durant vingt-quatre heures, Jacques dormit d’un sommeil de brute.

Quand il se réveilla, il aperçut, tout près de lui, Mariette Lambert qui pleurait.

La conscience des faits lui revint.

Il se rappela tout.

Une lassitude immense l’accablait. Ses membres étaient lourds ; ses pieds meurtris par la marche, avaient peine à le supporter, et ses épaules gardaient la douleur de la charge tirée.

— Et Joseph ? demanda-t-il.

Elle fit signe de la suivre.

Il descendit dans la grande salle.

Étendu sur des planches que supportaient deux chevalets, un cierge de chaque côté de lui, Joseph reposait.

Autour de lui, son père, sa mère, quelques amis.

Dès que Jacques parut, on l’entoura, on l’enveloppa.

Chacun voulait savoir, chacun posait sa question.

Il raconta la maladie, le voyage triste. Et des larmes, dans les yeux perlèrent, regret de ce qui, déjà, n’était plus.


XI




À CAUSE de sa faible population, le village ne possédait pas encore de prêtre résident. Un missionnaire, de temps à autre, y venait confesser, faire communier les fidèles, y dire la messe.

La grande salle de l’hôtel servait alors de chapelle. Le prêtre déposait sur une table la pierre bénie, la pierre d’autel, revêtait ses ornements, et l’office commençait. Un silence recueilli succédait aux conversations.

Aux grandes fêtes, on faisait du chant ; Mariette accompagnait les voix sur un harmonium essoufflé.

Pour le service, on manda le curé de Valdaur.

Un menuisier avait fabriqué la bière : une simple boîte de bois recouverte de drap noir.

D’ornements, de tentures, point. Les murs de papier jaune pour tout décor.

Par les fenêtres sans rideaux, le soleil, rieur, narquois, faisait jouer des rayons où, infimes points blancs des atômes innombrables s’agitaient.

Dans ce jour cru, la flamme aux cierges qui veillaient, semblait falote et pâle.

Au dehors, tout était blanc, lilas ou mauve, selon les jeux de la lumière.

Rien de tragique, rien de triste, rien de lugubre. Plutôt, oui. Ce contraste violent entre la nature claire et le deuil des âmes avait quelque chose de déchirant et de tragique. Agenouillée par terre, les deux mains appuyées sur le dossier d’une chaise, la mère Lambert sanglotait, statue vivante de la maternelle douleur ; monsieur Lambert retenait avec peine les larmes qui lui obscurcissaient la vue ; Mariette, pâle dans sa robe noire, tenait les yeux fixés sur la boîte sombre où tant de jeunesse vigoureuse et saine ne serait plus dans quelques jours qu’une charogne putride ; et Jacques Bernier, appuyé au mur, regardait à la fois, la jeune fille et la tombe, souffrant doublement dans son amitié pour Joseph et son amour pour Mariette, parce qu’il savait sa souffrance.

Le prêtre entonna la messe des morts.

Des chantres improvisés répondirent, des amis du défunt pour la plupart.

Ils écorchaient le texte ; ils écorchaient la mesure, n’ayant personne pour les accompagner ni les guider. Mais les voix étaient belles et graves et le chant gardait, dans sa simplicité, un caractère émouvant.

L’office terminé, l’animation reprit.

Un seul devoir restait à accomplir : le dernier.

Quelques arpents seulement séparaient du cimetière dont Joseph Lambert devait être le premier occupant. Il voisinait l’emplacement de la future église.

Ce matin, on avait pelleté la neige et creusé la terre gelée. La fosse était prête : elle attendait.

Quatre vigoureux gaillards soulevèrent le cercueil à la force de leurs poignets, le hissèrent sur leurs épaules et le cortège se mit en marche, pêle-mêle.

Dans l’embrasure de la porte, Madame Lambert le regarda passer. Jamais plus Joseph ne reviendrait, jamais plus il ne franchirait ce seuil.

Jacques Bernier à ses côtés, Mariette suivait. Elle était courageuse et stoïque ; mais quand elle entendit le bruit des mottes de terre sur les parois du coffre, son courage faiblit. Elle s’abandonna dans les bras de Jacques et, la tête appuyée sur son épaule, en silence, elle pleura.

Puis, la fosse comblée, les groupes se disloquèrent, le vide se fit.

La vie recommençait.

Une croix rustique indiqua seulement qu’il y avait là, les débris de ce qui fut un homme, de ce qui pensait, parlait, avait un cerveau, un cœur, une âme.


XII




UNE semaine plus tard, Jacques reprenait le chemin du bois. Il partait sans enthousiasme, avec l’intention d’écourter son séjour. Il n’éprouva plus pour la solitude blanche qui l’attendait, l’irrésistible attrait de jadis.

Son cœur restait à Durant, là où était Mariette.

Elle le voyait partir avec angoisse. Elle détestait cette forêt mystérieuse et lointaine où il s’enfonçait, cette forêt qui lui ravit son frère en pleine force et jeunesse, pour ne lui renvoyer qu’un cadavre à la place.

Elle redoutait pour son ami la traîtrise de l’hiver. Son imagination s’effarait à la pensée qu’il vivrait seul, exposé à tous les périls, perdu dans cette immensité.

S’il allait, à son tour, être malade ? S’il se blessait ? Qui donc prendrait soin de lui, si loin, si loin ? Aucun secours à espérer ! Personne pour lui venir en aide ! Il crèverait là comme un chien, ne laissant aucune trace de ce qui aurait été lui.

Le matin du départ, elle frissonna en l’embrassant pour la dernière fois.

Quant à Jacques, un pressentiment l’avertissait de ne pas partir : un malheur rôdait, dont il devait être la victime.

Tout le temps que dura le trajet solitaire, le souvenir de Mariette le hantait, des détails l’obsédaient : l’effarement que trahissait le regard, la pâleur des joues que le contraste de la robe noire accentuait, le tremblement de la voix.

Des pensées amollissantes dissolvaient son énergie. Alors, il hâtait le pas, espérant semer ses craintes en route, retrouver sa belle confiance en l’avenir et en lui-même.

Quelques mois, c’est vite passé. Il reviendrait, chargé de butin. Une maison nouvelle s’élèverait à Durant et, dans cette maison…

Le portrait de Mariette au jour du premier aveu, surgit en lui, et l’aiguillon du désir traversa sa chair.

Les pensées sombres, une à une, se dissipèrent ; l’ardeur de vivre le saisit et dans ses veines, le sang coula plus rapide et plus chaud.

............

Le dépit causé par l’abandon et la fuite de Jacques Bernier n’était pas encore disparu dans l’âme de Philibert Jodoin, encore moins dans celle de son épouse.

Philibert se considérait volé des années d’exploitation qu’il s’était proposées. Il n’avait pas retiré de sa bonne action tous les bénéfices qu’il en espérait.

Quant à sa digne épouse, son exaspération s’augmentait de tous ses propres torts. Les reproches de Philibert qui l’accusait dans ses moments d’humeur d’avoir causé, par ses paroles méchantes, le départ du fils adoptif, elle les ajoutait au dossier de la haine qu’elle nourrissait envers Jacques.

Le télégraphe, les chemins de fer, les journaux, les inventions modernes que l’homme s’est plu à multiplier pour son malheur, en supprimant les distances, permettent aux nouvelles présentes partout de jouir, à des centaines de milles de leur lieu d’origine, d’une actualité renouvelée.

Si elles passent pour la plupart rapidement et sans laisser de trace aucune, il en est cependant qui sont captées en cours de route, nourries, entretenues, grossies. Celles-là séjournent longtemps dans les esprits pour l’aliment des conversations.

À Valdaur, aussi bien qu’à Durant, rares sont les événements qui tranchent par leur importance, sur la banalité courante.

La mort de Joseph Lambert était de ceux-là.

Pourtant, y a-t-il quelque chose de plus banal que la mort ?

Quand elle se produit logiquement, quand elle apparaît dans l’ordre établi des choses. Soit. Mais l’idée de jeunesse et l’idée de mort sont contraires. Elles s’entrechoquent, elles se combattent. C’est une association vicieuse et qui ne se comprend que par un effort de l’imagination.

Les circonstances dramatiques de cette mort, l’effort surhumain de Jacques Bernier, abattant tout d’une traite, ou presque, une distance de cinquante milles en raquettes pour permettre à son compagnon d’embrasser une dernière fois la maman qu’il adore, devint bientôt la grande actualité. Cet exploit remettait à l’ordre du jour l’énigmatique personnage. Les uns vantaient sa force de résistance, le courage et l’énergie déployés, les autres cherchaient des circonstances atténuantes pour amoindrir le mérite de l’acte.

Au magasin du père Savard, à Valdaur, des colons, leurs femmes ou leurs filles attendaient la distribution du courrier. Pour écourter les minutes de l’attente, ils discutaient ou causaient par groupes.

Quelqu’un de temps à autre, élevait la voix, prenant l’assistance entière à témoin de la véracité de ses dires. Le prix du bois, la venue prochaine des acheteurs, ce sujet rabâché sans cesse des conversations entre colons, faisait place aux commentaires sur l’événement de Durant.

Pour la dixième fois peut-être, madame Jodoin entendait exalter le dévouement de Jacques. À chaque fois, elle en percevait une sensation désagréable et qui allait s’aggravant.

Elle imaginait tout le monde ligué contre elle pour la narguer.

Ne voilà-t-il pas que le père Savard, qui profitant de la minute de répit qui précède la distribution du courrier pour se lancer dans d’interminables discussions où il voulait toujours avoir le dernier mot, se tourne de son côté et l’interpelle :

— Qui c’est qui aurait dit ça du p’tit morveux que vous avez ramené de la ville, il y a bien des années, que ça ferait une jeunesse aussi résistante et aussi endurante ?

Cette fois la mesure était comble ; c’en était trop.

— Parlez-moé z’en pas, M’sieu Savard. Fiez-vous y pas trop.

Le besoin la démangeait de détruire une réputation par des paroles fielleuses, mensongères, mais qu’à force de ruminer dans sa tête, elle avait fini par croire l’expression de la vérité.

Elle s’approcha du père Savard, regarda vers la porte, regarda autour d’elle.

— Y a rien de ben à attendre de Bernier. La chasse est bonne cette année. La pelleterie se vend un gros prix. Tout empocher tout seul, ça paye plus que de diviser en deux.

L’insinuation était lancée. Elle n’avait plus qu’à cheminer, qu’à s’introduire, sournoisement d’abord, puis à se montrer au grand jour.

Elle pénètrerait dans la croyance populaire comme une vrille qui s’enfonce, élargissant et élargissant sa trouée.

Elle devait finir bientôt, par s’emparer et définitivement, de l’opinion publique.

— On a pas pensé à ça, opina quelqu’un, précisément le jeune homme avec qui Jacques Bernier quelques années auparavant, avait eu maille à partir, à la porte de l’école.

— D’après vous, madame Jodoin, vous croyez qu’il aurait pu…

— Je dis ce que je dis… Vous savez on peut s’attendre à tout de lui. Dans la peau mourra le crapaud. Vous savez comment-ce qu’est mort son père.

La distribution du courrier interrompit ces charitables commentaires.

D’autres préoccupations absorbaient les colons. Les lettres reçues, les journaux fournissaient à leur curiosité un aliment suffisant pour la minute présente.

Ils se plongèrent dans leur lecture, et, bientôt, chacun de son côté, regagna sa demeure, emportant avec lui, l’hypothèse nouvelle sur l’affaire de Durant.

Subitement, par l’énoncé d’une simple proposition, la mort de Joseph Lambert devenait une affaire.

On en parla entre soi aux heures des repas ; on en causa à la porte de l’église ; on la commenta sur le quai de la gare.

Pourtant un instant de réflexion aurait révélé la faiblesse fondamentale de cet échafaudage de pseudo-preuves.

Pourquoi Jacques Bernier, après avoir empoisonné son ami, l’avait-il ramené chez lui, au lieu de le laisser mourir en plein bois, se mettant ainsi à l’abri de tout soupçon. Assez de moyens s’offraient de s’en débarrasser sans recourir à celui-là.

La population de Valdaur s’embarrassait peu de ces détails. Elle trouvait une occasion, et magnifique, de se venger du jeune homme qui, en quittant leur village, les avait collectivement traités de lâches. Vipère qu’ils avaient réchauffée dans leur sein. Il fallait, pour eux, qu’il fût coupable et ils le crurent.

— J’vous dis, moé, qu’y a dû l’empoisonner.

Celui qui parlait ainsi était un homme suffisamment âgé pour jouir de la considération des siens. Il pérorait en attendant l’arrivée du train, au milieu de jeunes gens qui, avidement, écoutaient ses paroles.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça, père Chaput ?

— Ça crève les yeux, mon garçon. D’abord le Bernier, c’est pas une croix de St-André. Un gars renfermé, avec des yeux qui font peur, qui parlait pas à personne. Moé, j’m’en suis toujours douté. Quand t’as un animal vicieux, ses petits sont vicieux. Tu peux pas sortir de là ; y ont ça dans le sang, lui, y avait ça dans le sang, le mal. Son père, vous le savez, c’était un bon à rien : un homme qui en a tué un autre pour voler. La fourrure se vend cher, c’t’hiver ! Y avait du poison à renard ; il a pensé que personne le saurait. En tous cas, si c’est pas comme j’te dis, ça paraît louche.

— C’est vrai que ça a ben du bon sens, c’que vous dites.

— Demandez à mame Jodoin c’qu’elle en pense. Elle le connaît, elle… mais ousque tu t’en vas toé, mon jeune homme, demanda-t-il à son interlocuteur ?

— J’prends le train pour Cartier (Cartier est le chef-lieu de la région.)

Parle pas de ça là-bas. Ici on peut se dire ça entre nous autres ; tu comprends qu’on a pas de preuves, de vraies preuves.

Mais allez donc empêcher le dépositaire d’une si belle théorie de ne pas essayer à la faire valoir.

Il n’était pas plutôt installé dans le train où des connaissances l’avaient rejoint, que la conversation roulait sur la mort de Joseph Lambert.

Il gradua ses effets, énonça d’abord une simple proposition, et finalement, comme s’il était sûr de ce qu’il avançait, affirma que le trappeur était mort empoisonné.

Par qui ?

La conclusion s’imposait.

On lui objecta que le poison agissait vite, que Joseph n’aurait pu durer si longtemps, qu’il serait mort avant d’arriver chez lui.

Le narrateur sourit. Ces objections qu’il qualifiait d’enfantines, il les avait prévues ; il les avait résolues.

— Pauvre toé, tu sais ben qu’il y a donné ça à petites doses. Il l’a empoisonné lentement, pis, quand y a vu qu’y était ben malade, il l’a charrié chez eux. De même, ça paraissait mieux.

Une étincelle tombe dans la mousse desséchée des grands bois ; sournoisement, par en-dessous, elle fait son travail. Un souffle passe, la soulève ; elle va plus loin, embrase une autre étendue. Sûrement, le feu qu’elle communique se propage, gagne du terrain. Bientôt la forêt entière est en flammes.

Ainsi les nouvelles se propagent : les médisances, les mensonges, les calomnies. Ainsi la parole insinuante de Madame Jodoin s’était propagée. Toute la région en devint la proie, comme la forêt celle des flammes.

À force d’en parler, tout le monde crut à la culpabilité de Jacques Bernier.

D’entre les voyageurs, qui, sur le train, partagèrent le même sujet de conversation et jusqu’à l’épuisement, l’un descendait à Durant.

L’étincelle fatale, il la portait en lui, comme d’autres l’emportaient plus loin.

Peu de jours suffirent pour que tout Durant adoptait à son tour l’attitude de Valdaur.

Pouvait-on contre tout le monde, avoir raison ?

Tout le monde à Valdaur et ailleurs croyait à un crime.

Donc, il y avait crime.

Tout paradoxal que cela paraisse, le peuple a une tendance à croire ce qui sort de l’ordinaire, tendance d’autant plus grande qu’elle est plus paradoxale.


XIII




MARIETTE Lambert, quand elle fut seule dans sa chambre, loin des pensionnaires, loin des siens, s’abandonna à son chagrin.

Sur la blancheur de l’oreiller, où les cheveux noirs s’épandaient en fils soyeux, des larmes tombaient qui dessinaient de petits ronds bleus.

À la douleur de la perte d’un frère unique, une autre douleur, plus âpre, s’ajoutait.

Elle doutait… Elle voulait douter…

Elle avait défendu, sauvagement d’abord comme un bien cher, puis faiblement, l’homme qu’elle aimait. Des paroles ardentes lui étaient venues, qui en la trahissant, lui attirèrent la pitié de la désillusion.

Sa confiance était atteinte, sa belle confiance qu’elle croyait inébranlable.

Le germe était déposé du doute, du doute affreux qui détruit tout, qui sape, impitoyable, dans leurs fondements les plus secrets, les sentiments les meilleurs.

Était-il possible que lui, Jacques, son Jacques…

Une, deux, trois personnes lui affirmaient des faits qu’ils considéraient établis à l’égal de vérités.

Ce soir, son amour se fondait, se dissolvait.

Pauvre cœur de jeune fille frappé, blessé dans son amour premier !

L’homme qu’elle adorait, celui qui, de ses lèvres pures avait arraché l’aveu de la tendresse, était le fils d’un assassin… pour plusieurs, un assassin lui-même.

Il avait tué son frère.

Quelques jours plus tard, la conviction, à son tour, la gagnait de la culpabilité certaine.

Quelle pitié !

Pour quelques misérables pelleteries, celui qu’elle ne voulait plus nommer, avait sacrifié, comme son père autrefois, une vie précieuse, une vie humaine comme la sienne.

Elle aurait dû se méfier, se demander le pourquoi de certaines choses qui l’intriguaient : son air mystérieux, sa peur des autres hommes, son silence obstiné sur ses antécédents.

Pauvre cœur de jeune fille, torturé, déchiré dans son amour et qui n’avait pas le courage de braver son entourage et les siens, et de croire, malgré eux, malgré elle-même, malgré tout ce que les apparences avaient de contraire, à l’innocence d’un être jadis cher.

Pouvait-elle réagir contre cette ambiance hostile qui l’entourait, la circonvenait ?

Ceux qui l’aimaient, qui la chérissaient, qui n’auraient voulu, pour rien au monde, lui causer de la peine, veillaient sur elle, lui dessillaient les yeux.

Avec les jours, la douleur devint moins aiguë, elle s’adoucit. Ce n’était plus qu’un chagrin, mais immense.

Elle pleurait une chimère, une illusion.

Un peu d’elle-même était mort, un peu de sa jeunesse quiète et joyeuse.

Elle n’en voulait pas à l’absent ; ne le détestait pas. Il n’existait plus.

En un repli profond de son cœur, elle conservait le souvenir très doux d’un quelqu’un qui, par un crépuscule glorieux, lui avait murmuré à l’oreille les mots grisants d’amour. Ce quelqu’un était mort.

Et un matin, Jacques Bernier revint à Durant.

À cette nouvelle, son cœur qu’elle croyait insensibilisé, se remit à battre et bien fort.

La garde autour d’elle se resserra des phrases accusatrices.

Des sentiments contradictoires la ballotaient comme sur les eaux d’un lac, les éléments en furie ballotent la frêle embarcation.

Des velléités lui vinrent de croire en lui.

Elle se rappela des mots, des phrases, des affirmations, et ces mots, ces phrases, ces affirmations excluent l’homme de sa pitié.

Il rentrait chargé de bagages, chargé de butin, abrégeant son séjour au loin.

Avait-il peur de lui-même, peur de son remords ?

Heureux d’être de retour, le trappeur se précipita vers la cuisine où il savait la trouver.

Au bonjour joyeux qu’il lança vers elle, elle opposa la froideur de son accueil.

Refusant la main qu’il lui tendait, sans un mot, sans une explication, elle se retourna et courut vers la retraite de sa chambre où elle se réfugia.

Que signifiait ce changement ? Quelles raisons l’avaient motivé ? Dans son désir de savoir, il monta l’escalier, derrière Mariette. Il voulait lui parler, savoir le mobile de cette étrange conduite.

— Laissez-moi… Laissez-moi… lui cria-t-elle et de la détresse perçait dans sa voix.

— Mariette… Ma petite Mariette…

Sous la caresse du nom qu’il murmurait avec ferveur, elle faillit faiblir ; elle ne voulait pas faiblir. La honte d’elle serait trop grande.

— Allez-vous-en ! répétait-elle,… Je ne veux plus vous voir. Jamais… Jamais…

Il essaya de briser cette obstination.

Peine perdue.

Le silence, effrayant par tout ce qu’il comportait de signification, accueillait ses appels, ses prières, ses supplications.

Le cœur lourd, il redescendit.

Il croisa au passage madame Lambert. Il voulut lui parler. Elle se sauva, comme s’il lui faisait peur.

Intrigué, inquiet, il chercha Wilfrid Lambert. De lui, il saurait la vérité, la cause de cette mise à l’index. Il appréhendait le dévoilement du mystère de son passé, et de la honte de ses origines. Pourtant, après ce qu’il avait fait pour Joseph, les préventions auraient dû tomber.

Il trouva le père Lambert à l’arrière de la maison. À peine lui eût-il adressé la parole que celui-ci s’excusa, prétextant une commission urgente.

Comme un véritable paria qu’il était, Jacques se vit portant le poids d’une hostilité marquée.

Il passa la journée à se promener de ci de là, cherchant et ne trouvant pas le mot de l’énigme.

Chacun le fuyait comme on fuit un pestiféré.

La persistance de la rumeur força les autorités à l’action. Le procureur-général, mis au courant, venait d’ordonner l’enquête. Le lendemain de son arrivée, Jacques se vit accosté par deux hommes de haute taille qui, avec d’autres étrangers, étaient descendus du train.

D’une façon qui n’admettait pas de réplique, bien qu’avec certaines formes, ils lui annoncèrent leur regret de le détenir pour quelques jours, le temps d’éclaircir une affaire d’une gravité exceptionnelle.

Sa chambre, qu’encombraient des pelleteries de toutes sortes, se muait en prison.

À la porte, quelqu’un veillait, qu’il savait armé, épiant ses faits et gestes, ses allées et venues.

Inexorable, le Destin le poursuivait, acharné, dans l’expiation de la faute paternelle.

Par la fenêtre, il vit des gens dans le cimetière, qui creusaient la terre gelée ; il vit un coffre sortir des entrailles de la terre, un coffre où il y avait de la chair, des os que la Vie avait animés de son souffle.

Un sourire méchant erra sur ses lèvres.

Il ne dura pas.

Une expression d’abattement voila son regard.

Il songea à Mariette qui n’avait pas eu confiance en lui.

Plus que de toute autre chose au monde, il souffrait de sa défection.

Comme autrefois, dans le bois, l’après-midi où lui fut révélée l’identité de son père, quelque chose était mort de ce qui était lui, il se produisit dans son cœur et dans son cerveau un vide douleureux et quelque chose mourut : Sa croyance en l’amour, sa confiance en la femme.

Comme pour Mariette, l’illusion cessa, la chimère s’évanouit…


XIV




UNE partie de la gare, bâtie en prévision de l’avenir, était inoccupée. Dans une de ses chambres, convertie, pour la circonstance, en salle de dissection et en laboratoire de chimie, le médecin légiste établit ses quartiers généraux. C’est là qu’on transporta le cadavre.

Sa mission se résumait à un travail positif : Pratiquer l’autopsie, faire l’analyse du sang, des viscères…

Ils n’avaient pas, ses assistants et lui, à s’inquiéter des commérages, à recueillir des indices.

Ils taillaient dans la matière inerte, demandant à quelques lambeaux de chair en putréfaction le secret du mystère. Les acides, les réactifs, tels étaient leurs agents les meilleurs, ceux qui ne se trompent pas.

Le coroner attendait le résultat de leurs expériences pour commencer l’enquête.

Les policiers à qui incombait la garde du témoin se divisaient la besogne. Tandis que l’un demeurait de faction à la porte de la chambre, l’autre errait çà et là, de maison en maison, questionnant l’un, enregistrant les déclarations de l’autre, s’ébauchant une théorie personnelle.

Une grave présomption pesait contre le détenu : ses origines. Quant à ses antécédents directs, ils étaient indifféremment favorables ou défavorables, c’est-à-dire nuls.

Dans sa chambre étroite, où il pouvait à peine faire quelques pas, il se morfondait dans la monotonie des heures longues.

Une fois, par faveur, il était sorti se délasser par la marche, de son immobilité prolongée. Le gardien l’accompagnait.

Cette promenade fut la seule.

Trop de regards se portaient sur lui où il lisait ce que personne, impunément, ne lui aurait dit en face.

Fort de son innocence, il endura, mais ne voulant pas tenter l’expérience à nouveau, il se renferma dans son étouffante réclusion.

Pris de zèle, le détective, en une occasion, essaya de lui arracher des paroles d’aveu.

Inutilement.

Un mutisme persistant scellait ses lèvres.

Le détective revint à la charge, se fit menaçant, se fit insinuant.

Aucune déclaration ne couronna ses efforts.

Une fois, il fit mine de vouloir frapper. Mais l’être qu’il vit spontanément dressé devant lui, lui parut décidé à se défendre, insoucieux des conséquences probables.

Comprenant que le temps n’était pas encore mûr des confidences volontaires ou forcées, il résolut d’attendre l’enquête du coroner. Alors, si le résultat apparaissait tel que prévu, il recourrait aux moyens infaillibles qui descellent les lèvres les mieux fermées, y font jaillir le secret jalousement gardé.

Pendant les heures qu’il passait, étendu sur son lit, la nuque appuyée sur ses mains ouvertes, Jacques Bernier se livrait à des réflexions que son état présent rendait plus amères.

C’était là sa récompense !

L’énergie déployée, la fatigue surmontée, les nuits consécutives d’insomnie, c’est à cela qu’elles se résumaient !

Les soucis et les misères du voyage macabre, la dépense inouïe de ses forces les plus vives dans l’accomplissement d’une mission d’amitié qu’il croyait sacrée ne lui avaient apporté comme consolation, avec la haine de ses concitoyens, que sa mise au ban de la société et le cortège des tortures morales que cette même société lui faisait souffrir en l’assimilant aux assassins les plus ignobles.

Et Mariette ?

Mariette, comme les autres, ne voyait en lui que le paria le plus infime.

Lâchement, bassement, Mariette manquait à ses serments ; Mariette l’abandonnait.

Pour avoir connu son identité, pour avoir su l’odieuse vérité de ses origines, elle reniait, répudiait le don d’elle-même promis un jour, le don de son cœur librement consenti.

Rageusement, il se mordait les poings.

Qu’importait ce que d’autres, avant lui avaient commis de forfaits ou de crimes, lui, il était pur, il était franc, il était fier, prêt toujours à se dévouer, à se dévouer tout entier, sans que l’idée l’effleurât d’un quelconque marchandage.

Mariette !…

Elle le dégoûtait à présent.

Et cependant, malgré l’aversion qu’elle lui inspirait, il la plaignait.

Sa frêle personnalité se dédoublait.

Il y avait deux Mariette : Mariette d’autrefois, Mariette d’aujourd’hui. Celle-ci avait tué celle-là. Pour cette raison, il lui en voulait ; il lui en voulait de tout le mal causé, et surtout d’avoir terni une mémoire sacrée qu’il aurait voulu pieusement conservée intacte et touchante dans un recoin profond de son âme.

Chaque fois qu’il s’était dévoué pour ses semblables, son dévouement avait abouti en catastrophe.

Pour avoir frémi d’indignation devant la conduite de ses petits camarades et s’être constitué le défenseur d’un pauvre opprimé impuissant à se défendre, il avait reçu, lancée vers lui comme un crachat, l’éclaboussure de l’ignominie.

Pour avoir obéi à une impulsion d’humanité secourable, charitable, il voyait sombrer son honneur et son amour et tout ce qui faisait le charme de sa vie.

Quel Destin ironique le poursuivait de ses coups ?

Quand donc s’apaiserait l’acharnement de sa fureur ?

… Soudain, voilà qu’un frisson d’angoisse le saisit. Il a peur… Une peur folle… une peur dominante qui l’étreint, qui dégénère en terreur, qui détraque ses nerfs.

Si Joseph, par mégarde, s’était empoisonné ! Si l’autopsie révélait des traces de poison !

La sueur perlait sur son front… Ses yeux s’embrouillaient… L’air lui manquait…

Si cela était !

Il vit le gibet où malgré son innocence, il se balancerait.

Non ! Pas cela !

On ne le prendrait pas. Il crierait son innocence : il la crierait si fort que les juges l’écouteraient, que les juges le croiraient.

— Jacques Bernier, suivez-moi.

À cet appel, il tressaillit. Sous l’effet de l’exaltation croissante l’horrible perspective l’avait jeté, il ne remarqua pas dans la voix qui lui parlait, une déférence plus accentuée.

Depuis que sur sa tête, la menace planait, il se débattait dans une atmosphère d’angoisse.

Le coroner l’attendait au bas.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, médecin de profession, doué d’une sensibilité aiguë, et qui, à chaque fois que les circonstances le forçaient à déclarer quelqu’un coupable d’homicide, volontaire ou non, en avait pour une semaine à subir en lui la réaction de ce verdict. Chaque enquête devait être la dernière. Par paresse, il remettait toujours à plus tard le soin de résigner ses fonctions. Depuis plusieurs années, il ruminait une lettre de démission, qu’il n’avait jamais écrite. Au demeurant, le meilleur homme du monde, connu dans tout Cartier où il pratiquait et les alentours comme le médecin des pauvres. Il était humain et bon.

— Jacques Bernier, dit-il, en s’adressant au jeune homme, vous êtes libre. Les médecins légistes ont conclu à une mort naturelle. Il n’y a rien qui puisse motiver votre arrestation. À l’enquête tenue tantôt pour la forme, j’ai disposé du cas sans imputer de crime ni même de négligence à quiconque.

Après lui avoir serré la main, il le félicita de sa tenue héroïque et regretta les racontars à son endroit.

— Jacques Bernier, conclut-il, je vous souhaite bonne chance et que votre action méritoire trouve un jour sa récompense.

Libre ! Il était libre, libre d’aller où il voulait, de faire ce qu’il voulait.

Son innocence s’affirmait, elle s’étalait au grand jour, publique, officielle.

Par un revirement subit de l’opinion, par une de ces inconséquences si fréquentes chez les masses, les mêmes gens qui désiraient sa condamnation, et s’en seraient réjouis, auraient voulu se presser vers lui, le féliciter, et du fond de leur cœur, de sa libération.

Comme ceux de Valdaur, les habitants de Durant lui étaient devenus odieux.

Il ne voulait pas, ne pouvait pas les voir. Leur vue seule, lui donnait des nausées.

Il n’avait qu’une pensée : Les fuir, et au plus tôt : fuir ce pays maudit où il avait épuisé la gamme des humiliations ; où il s’était repu jusqu’à l’écœurement des désillusions les plus complètes ; où ce qu’il y avait de meilleur en lui avait irrémédiablement sombré dans le désenchantement.

Pour les éviter, il se constitua prisonnier, se confinant à sa chambre jusqu’à son départ par le premier train du lendemain.

Timidement, avec des airs humbles et gauches, monsieur Lambert s’était présenté ; il voulait lui exprimer combien il regrettait ce qui s’était passé.

Aux premières paroles, aux premières protestations de dévouement, — trop tardives, hélas ! Jacques l’interrompit.

À quoi bon revenir sur le passé ?

Il ne voulait pas le voir ; il ne voulait pas l’entendre.

Avant de partir, il lui règlerait son dû, et ce geste terminerait leurs relations.

Piteux de son insuccès, il descendit vers la cuisine où sa femme et Mariette attendaient le résultat des démarches. Il en était désolé.

Dans son for intérieur, il s’en voulait d’avoir accordé de l’importance aux racontars. Son vieux fonds de justice se révoltait contre sa propre faiblesse. Il regrettait, et sincèrement, de n’avoir pas réagi contre le courant populaire, de n’avoir pas pris ouvertement la défense d’un homme à qui le liaient des attaches de reconnaissance.

Mariette pleurait sa lâcheté. D’être sorti victorieux de l’épreuve, Jacques, celui qu’elle appelait son Jacques, lui apparaissait grandi.

D’avoir été refoulé, comprimé, son amour éclatait plus ardent, plus fort.

À chaque minute, la tentation s’emparait d’elle, de monter les marches de l’escalier, de frapper à la porte, de quêter le pardon qu’elle ne méritait pas.

À mesure que son père parlait, la tentation se précisa ; elle devint résolution.

Ramassant son courage, elle quitta la cuisine à son tour, et se dirigea vers la chambre de l’homme.

Il entendit les pas dans le corridor et les reconnut.

Ces jours derniers, la hantise d’elle l’avait poursuivi. Depuis qu’il avait juré de la bannir de son existence, elle s’était imposée davantage à son esprit. Son image le poursuivait.

Pouvait-il sans déchoir, renouer la trame rompue du roman ébauché ?

Pourtant, s’il n’écoutait que le cri de sa chair, toutes ses préventions tomberaient, s’écrouleraient et il la serrerait fort contre son cœur dans une étreinte passionnée et rude.

Avant même qu’elle ne frappât à sa porte, il en franchit le seuil, et ils se retrouvèrent face à face, dans le corridor.

D’un regard, il prit possession d’elle pour la dernière fois.

Toute sa colère, sa haine tombait ; elle ne lui inspirait plus qu’une immense pitié.

Il regardait ses pauvres yeux, les yeux lumineux dont, si souvent, il avait rêvé, et qui étaient rougis, tuméfiés.

Il la vit effondrée toute dans le désespoir…

Elle baissait la tête, et n’osait parler. Elle ne savait quoi dire. De temps à autre, elle levait les yeux vers lui, des yeux qui trahissaient sa détresse.

D’une voix faible, presque dans un souffle, elle demanda :

— Jacques, me pardonnerez-vous jamais ?

Elle ne pouvait espérer qu’une chose : le pardon. Elle le voyait à son attitude. Elle comprenait que son orgueil l’empêcherait de céder. Si son cœur parlait, il le foulerait aux pieds, il le piétinerait.

Avec une douceur plus grande qu’elle ne s’y était attendue, il répondit :

— Oui, Mariette, je vous pardonne et je vous plains… Si j’ai eu tort de vous cacher certaines choses, j’en ai été bien puni… J’ai fait la folie de croire en un avenir de bonheur ; j’ai fait la folie de croire en vous… Vous avez eu peur de croire en moi comme je croyais en vous… Mariette Lambert, je vous plains… Difficilement, vous m’oublierez ; le remords vous en empêchera.

Par bravade, il ajouta :

— Moi, je vous oublierai… Je me consolerai ; je suis même consolé… Maintenant, nous n’avons plus rien à nous dire… Demain, je pars, et jamais plus vous ne me reverrez. Adieu.

La laissant seule, abîmée dans sa peine, il retourna à sa chambre, et, pour chasser au loin la tristesse de ses pensées, il s’enferma dans la lecture d’un magazine que le détective avait laissé.

Il ne voulait plus souffrir. Il ne voulait plus connaître ni amitié, ni amour, ni douceur, ni pitié.

Il venait de payer le dernier tribut.

Il regardait le monde d’un autre œil, enveloppant chaque individu dans la haine qui l’animait.

Il considérait la vie comme une lutte. L’instinct seul, et le premier, la cruauté, guidait les hommes. Dans les rapports futurs que la force des circonstances l’obligerait d’avoir avec ses semblables, il bannirait toute sensibilité.

C’était l’écroulement définitif de ses illusions. Il se draperait dans son orgueil, dans son isolement, et malheur à qui le voudra forcer dans ses intimes retranchements.

Le lendemain, il solda sa note, et, avant que de partir, il jeta aux pieds de ses hôtes les pelleteries, toutes les pelleteries qu’il avait apportées.

— Gardez-les, je vous les donne… et mon mépris avec.

Il en portait tellement en lui, qu’il en pouvait dispenser sans compter.

Cela lui était une consolation que de mépriser l’humanité, une manière de s’élever au-dessus d’elle.


XV



. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


DEUX années s’étaient écoulées.

Il avait voyagé, vu du pays. Partout il avait traîné avec lui le poids mort de son amour.

Il s’était menti à lui-même le jour où il avait déclaré à Mariette, qu’il l’oublierait, que déjà il l’avait oubliée.

On ne se débarrasse pas facilement d’un amour dont on a vécu, ne fût-ce que quelques jours.

C’est l’un des tristes privilèges du cœur humain que de se souvenir.

Jacques s’était souvenu ; il avait souffert de se souvenir.

Comme il s’était vengé de Mariette, elle se vengeait de lui, s’attachant à chacun de ses pas, le poursuivant de toutes les séductions entrevues, faisant luire le mirage trompeur des voluptés repoussées.

À certains soirs de fatigue, où, parmi la foule de ses compagnons de travail, il se sentait seul, irrémédiablement, il entendait de vagues et nostalgiques appels de tendresse comme si sa sensibilité morte s’éveillait dans le cercueil de son cœur.

Ces velléités duraient peu. Il s’acharnait à les étouffer, à les détruire, et, il y réussissait. À mesure que les mois fuyaient, la plaie davantage se cicatrisait ; les évocations de bonheur perdu se faisaient de plus en plus rares.

Et maintenant, rien ne subsistait de ces déprimantes songeries.

L’oubli s’est fait ; le calme est recouvré.

Physiquement, il n’a pas changé. Les misères inhérentes aux existences nomades, ont passé sans laisser de traces.

Son regard est un peu plus dur ; le pli qu’il porte au front est gravé plus profondément dans l’espace étroit qui sépare les sourcils ; ses traits sont figés, immuables dans une expression de désabusement.

Il n’attend rien des événements ni des hommes.

D’avoir beaucoup roulé, d’avoir observé, le cycle de ses connaissances s’est agrandi. Il s’est passionné pour la lecture. Fuyant toute société, toute réunion, il a accoutumé de chercher dans les pages d’un livre, la fuite du temps. Ainsi les soirées qui auraient pu être trop longues se sont peuplées d’images, d’observations, de pensées.

S’il a ramassé quelque pécule dans ses pérégrinations ?

Très peu.

Il n’est pas attaché outre mesure à la matière.

L’argent, par sa possession, lui fera-t-il une autre âme ?

Il ne le croit pas, et, cependant, c’est à sa conquête, à la découverte du Pactole ou de la Toison d’Or qu’il se dirige.

À l’arrière de son canot où s’entassaient tente, provisions, carabine, pics, pelles, marteau, voire une enclume, Jacques Bernier, la chemise ouverte sur la poitrine, les manches retroussées au-dessus des coudes, avironnait vers la région merveilleuse qui recèle dans son sein des réserves inépuisables d’or.

Depuis six mois il s’est fait prospecteur.

À force d’entendre raconter dans les hôtels ou les maisons de pension les découvertes extraordinaires de tel ou tel chercheur d’or, il a adopté cette carrière.

Elle coïncide avec ses goûts. Pas de maîtres à servir ; pas de conventions à observer. Pour horizon, l’immensité, les bois, les lacs, les rivières.

Dans un guide pratique, il s’est initié aux secrets de la géologie. Il connaît les notions élémentaires indispensables et un peu plus. Il sait distinguer le shiste, le porphyre, la serpentine, le quartz. Il sait différencer la pyrite de fer ou de cuivre — que d’aucuns appellent « the fools gold », de l’or véritable.

Et puis que lui importe que ses recherches soient couronnées de succès ?

Sa chère solitude ne sera pas profanée ; il n’aura plus devant les yeux le spectacle des hommes qu’il déteste.

Et cela, déjà, c’est beaucoup. C’est un résultat ; c’est un succès.

On était au printemps. Les pluies chaudes d’avril avaient aidé les rivières et les lacs à se débarrasser de leur manteau de glace.

Sur la foi de renseignements puisés au hasard d’une conversation, il se dirigeait vers le Kiénawisik. Tout le pourtour du lac était fortement minéralisé. Déjà quelques claims étaient « stakés » qui promettaient de beaux rendements. L’un était sous option. Un puits creusé à quatre-vingts pieds indiquait une forte teneur en or. On prétendait l’évaluer de quatorze à dix-huit dollars la tonne de minérai ; c’est du moins ce que l’analyse des échantillons avait révélé.

La chance aidant, il trouverait peut-être.

Peut-être le Destin mauvais était-il las de le frapper ?

Parti de bon matin, dès le lever du jour, Jacques Bernier, rude gaillard sur l’aviron ne connaissant pas la fatigue, campa le premier soir sur les bords du Lac Lamothe.

Au jour du lendemain, qui était lumineux et tranquille, il traversa le lac dans sa largeur et se dirigea vers l’embouchure de la « Milky River » qui prend sa source dans le Kiénawisik.

Étroite et méandreuse, cette rivière qui tire son nom de la couleur laiteuse de ses eaux, ne manque pas, dans son parcours de pittoresque ni de charme.

Le paysage sur ses bords est varié. Des bois francs alternent avec ceux d’essence résineuse et adoucissent, par la couleur plus tendre de leurs feuilles, surtout à cette époque printannière, le vert sombre de la forêt.

Ici c’est un marécage couvert d’herbes hautes, où il aperçut au passage un jeune orignal qui folâtrait et buvait. Dès qu’il entendit le bruit de l’aviron, l’animal leva la tête, renifla l’air et partit au grand trot vers la forêt broussailleuse ; là, c’est une succession de collines qui vont s’échelonnant.

Le lac Kiénawisik est parsemé d’îles et d’îlots. Les bords en sont irréguliers. D’innombrables pointes en découpent le contour.

Il ventait quand Jacques l’atteignit. À cause du peu de profondeur de l’eau, les vagues sont courtes, traîtresses. Dans les jours de tempête, il n’est pas prudent de s’y aventurer en canot ou en chaloupe. La vague est difficile à prendre. Elle arrive de toutes les directions, brisée et formidable ; quelques-unes atteignent de 7 à 8 pieds de hauteur.

Jacques ne voulut pas prendre le risque de le traverser dans sa longueur. Il aborda dans une baie, glissa son canot à terre, déballa ses effets, leva sa tente pour la nuit.

Il remit à plus tard de choisir un endroit plus central de campement d’où il pourrait rayonner dans la région qu’il se proposait d’explorer.

L’on a trouvé, pour qualifier l’état d’esprit des prospecteurs dans leurs pérégrinations, une expression qui le définit bien. Ils sont atteints ou possédés de ce que les anglais appellent la « gold fever », la fièvre de l’or.

C’est, en effet, une névrose véritable qui les étreint, une sorte d’exaltation constante qui décuple leurs facultés sensitives.

S’en aller au hasard, se pencher sur le sol, gratter l’humus pour voir si, dessous, il n’y a pas quelque roche indicatrice ; fouiller la terre, la creuser pour découvrir la veine aurifère ; se dire que peut-être sous la mousse où le pied se pose gît un trésor fabuleux qui fera de soi un homme riche et puissant, il y a de quoi fournir à l’imagination un élément capiteux qui la grise, et va jusqu’à la détraquer.

Cette fièvre de l’or, Jacques Bernier l’éprouva.

Il connut cette ivresse des sens et du cerveau.

Certaines formations de rocher lui ont causé à leur seul aspect des émotions dont pourtant, il se croyait à l’abri.

Bien des nuits d’été, sous la tente, dans le bruit assourdissant du vol des moustiques, il a fait des rêves, éveillé, où des villes fourmillantes d’activité, surgissaient là où il n’y avait aujourd’hui que désert et abandon.

Chaque matin, il partait à l’aventure, après avoir, la veille au soir, sous la lumière clignotante du fanal, tracé son itinéraire sur la carte de la région.

Une fois, il crut avoir frappé le filon.

C’était à l’intérieur des terres à six milles environ du rivage. Au déclin d’un coteau, il aperçut un effleurement rocheux et qui fuyait vers le bois.

Il s’était penché sur le sol et, de son marteau avait gratté la mousse. Une veine de quartz de dix-huit pouces de largeur se dessinait entre les murs de shiste fortement minéralisés ; tout indiquait la présence des précieux métaux.

Il ramassa quelques fragments de roche qu’il mit dans son sac et, à l’aide de sa carte et du soleil, s’orienta.

À travers bois, se guidant sur des points de repère établis au fur et à mesure, il se dirigea vers la ligne du rang. Quand il l’eut atteint, son enthousiasme s’évanouit.

À côté du poteau posé par les arpenteurs, s’en trouvait un autre sur lequel il lut gravé au couteau :

POST NO. I
Mining License
M. Cross, Haileybury.

La découverte qu’il croyait avoir faite ne lui appartenait pas. Un autre avant lui était passé qui avait « staké » le « claim ».

Sa désillusion fut de courte durée ; le pays était grand.

Il n’avait qu’à ne se pas décourager, qu’à chercher ailleurs.

L’été n’était qu’à son milieu.

Il espérait, il était convaincu que d’ici peu, il trouverait.

… Et il trouva.

Pour une fois, la chance lui sourit. Durant quelques jours, l’eau du lac lui parut plus belle, plus limpide ; le ciel lui apparut plus clair, et il respira avec une frénésie plus grande l’air qui lui semblait plus doux.


XVI




TOUT concourait à rendre la découverte avantageuse : sa situation topographique, la largeur de la veine principale, les facilités de la prospection.

Comme beaucoup de gens qui vont chercher au loin ce qu’ils ont à portée de la main, il avait négligé d’explorer les alentours de son campement.

C’est par un pur hasard, comme il arrive dans la plupart des cas, qu’il avait réussi.

Un après-midi, comme il canotait sur le lac, dans l’intention d’atteindre son extrémité ouest et de recommencer dans cette direction ses expériences infructueuses effectuées à l’est, son attention se porta sur la rive où une masse noire paraissait se mouvoir et grouiller.

L’éloignement l’empêchait d’en distinguer la forme, mais cela lui parut ressembler à un ours.

L’importance du coup de fusil à tirer le fit dévier de sa course.

C’était bien un ours ; il le reconnut à son trot disgracieux et pesant.

Il tira la pince de son canot sur la berge, et, sa carabine à la main, inspecta l’orée de la forêt par où l’animal s’était sauvé.

Il examina les pistes, et, tout à coup, il tressaillit.

Une veine d’une largeur inusitée, une maîtresse veine à n’en pas douter, sortait de l’eau, s’étalait sur le sol sur une distance d’une quarantaine de pieds pour s’enfoncer dans la terre et disparaître.

Ce jour-là, il n’alla pas plus loin. Il avait de la besogne devant lui, et pour longtemps. Selon toute apparence, ses pérégrinations étaient finies.

Le shiste et le porphyre par endroits étaient tout oxydés. La largeur du quartz entre les murs pouvait être de soixante pieds.

Il y fit plusieurs lignes parallèles, et, à l’aide du marteau et du pic, il échantillonna. Il aperçut, dans l’un des morceaux recueillis de l’or libre parfaitement visible.

Il alla chercher son enclume, son plat, ses outils. Il déposa le quartz sur l’enclume. Le lourd marteau s’éleva dans l’air, retomba avec un bruit sourd, concassant, pulvérisant. Puis il mit la poussière ainsi obtenue dans le plat, l’emplit d’eau, et, le pannage commença.

À mesure que le plat tournait, le quartz plus léger surnageait.

Il l’enlevait, recommençait.

Entre ses doigts fiévreux, le plat tournait, tournait, à la surface le quartz remontait.

Anxieux, retenant son souffle, il se pencha pour voir.

Dans le fond, une, deux, trois, quatre pépites d’or, brillèrent, puis d’autres.

Dans un mouvement irraisonné d’exubérance, il lança le plat par-dessus lui, et à tue-tête, comme s’il voulait prendre la nature entière à témoin de sa bonne fortune, il s’écria :

— Ça panne !… Ça panne !…

Il était riche.

Il se tailla à même un jeune cèdre un piquet qu’il ficha en terre, grava dessus avec son canif, son nom, le numéro de son permis de mineur et la date présente.

Il localisa la situation du « claim » et partit, au travers bois, « piqueter » les quatre extrémités du terrain qu’il se réservait.

Le lendemain, il sauta dans son canot, le cœur gai, l’âme en fête et se dirigea sur Amos faire recorder sa découverte.

Il avait une raison d’être : l’exploitation de son bien. Sous le miroitement des possibilités réalisables, l’ambition était venue. Elle grandissait, s’emparait de lui.

Il serait, il était par la fortune et l’argent une puissance avec qui, désormais, il faudrait compter.

Des sourires étranges erraient sur ses lèvres, des lueurs où il y avait de la férocité, traversaient ses prunelles.

Il pourrait lutter contre la société. Il la ferait s’incliner devant lui, lécher ses semelles pour la volupté âcre de la mépriser plus profondément encore.

Depuis deux ans, il n’était sorti de sa retraite que lorsque l’obligation commandait d’aller chercher des vêtements et des vivres. Il n’apportait que les plus élémentaires : de la farine, du sel, du sucre, du thé ; la chasse et la pêche lui fournissaient le reste.

On chuchotait bien à Amos et ailleurs parmi les prospecteurs et les gens de mine, qu’il possédait probablement la concession la plus riche du pays. Ce n’était que des ouï-dire. Personne ne pénétrait dans son intimité. Il vivait en ermite, en reclus et, quand, par hasard un voyageur abordait dans ses parages, il lui intimait l’ordre d’aller camper ailleurs.

Ses travaux progressaient. Déjà une grande partie du terrain était défrichée ; il avait réussi à rejoindre la veine dans son enfouissement sous terre. Par des tranchées çà et là, il en localisait l’exacte position.

Une cabane, où chaque objet, lit, table, chaises, provenaient du travail de ses mains, lui offrait un confort plus grand que la tente des débuts. Dans un coin s’entassaient les morceaux de quartz où l’on voyait les traces d’or libre. Il en avait déjà une provision assez considérable, et, dans un coffre, il déposait les lingots à l’état nature.

Malheur à qui l’aurait voulu dévaliser ! Il possédait un chien mi-loup mi-chien, qu’il tenait en liberté, et qui, durant ses absences montait la garde autour de la cabane. La nuit, un revolver pendait à son chevet à portée de la main.

Jacques Bernier était heureux, si l’absence de souffrances et de soucis peut être du bonheur.

Il avait réussi à apprivoiser quelques animaux sauvages. C’étaient ses amis. Ils remplaçaient les hommes et avantageusement. D’eux, il ne craignait ni la trahison, ni l’abandon.

Le soir, il parlait à son chien comme à un être humain, et, celui-ci, assis sur son derrière, lui répondait à sa façon par des hurlements prolongés.

Il avait des livres, qu’il lisait et relisait. La lecture empêchait son cerveau de se rouiller et il emmagasinait ainsi des connaissances et des sensations qui lui servaient d’Aliments intellectuels.


XVII




RÉPUTÉ pour ses connaissances minéralogiques, Ernest Gingras, ingénieur civil, possédait parmi sa clientèle, les plus grands capitalistes de Montréal. Sa renommée, franchissant les bornes de la Métropole, s’étendait dans tout le pays. Fréquemment des compagnies minières de Toronto et d’ailleurs requéraient ses services, pour l’expertise de « claims » qu’elles voulaient acheter ou de mines qu’elles exploitaient.

Les gisements d’or du canton Dubuisson commençaient d’attirer l’attention du monde de la finance.

Une mine en exploitation fonctionnait déjà à son plein rendement. Cotée sur le Curb de Montréal, elle avait vu ses actions doubler de valeur en un temps record.

Alléché par les bénéfices substantiels réalisés dans ces transactions, un syndicat récemment formé et confiant dans l’avenir de la région s’était porté acquéreur d’une concession voisine. Quelque temps plus tard, des marteaux-pilons et des concasseurs étaient sur place, et la mine Ogilvie avait une sœur dans la Cypress Mine Co.

Chargé par les commanditaires de voir à l’installation de la machinerie et d’enquêter sur les lieux, Ernest Gingras après une absence de deux semaines retournait à Montréal muni de renseignements précieux.

Les propriétaires de la Cypress Mine Co. étaient déjà installés en son bureau, attendant le compte-rendu de sa mission, quand il pénétra à son tour dans l’enceinte capitonnée où chacune de ses paroles devenaient des oracles.

Il salua ses clients, déposa son chapeau à la patère, et prit place à l’extrémité d’une longue table en acajou, recouverte d’une plaque de verre.

Il appela sa secrétaire.

— Apportez-moi mon dernier rapport, le numéro L-18.

Les chaises se rapprochèrent de la table ; des mentons s’appuyèrent dans la paume des mains ; des doigts tambourinèrent sur la vitre ; des moustaches furent torturées selon les tics d’un chacun dans ses moments de concentration.

Le rapport satisfit les membres du syndicat. Les perspectives étaient belles, plus que belles, encourageantes.

L’ingénieur fit distribuer des copies dactylographiées, contenant ses conclusions.

La séance levée et le bureau évacué, il retint au passage Julien Boily, l’un des hommes les plus riches comme les plus estimés de Montréal et qu’il rattrapa dans l’antichambre.

Julien Boily avait eu des débuts modestes. Arrivé de la campagne à l’âge de seize ans, il s’engagea d’abord comme messager dans une épicerie, passa quelques années à l’emploi de la Montreal Tramway où il était wattman, puis, avec ses économies, il fonda dans l’ouest de la rue Sainte-Catherine une mercerie pour hommes qu’il vendit plusieurs années plus tard, après s’être amassé une jolie fortune. Depuis, il ne s’occupait que de spéculations. On le trouvait à l’origine d’une infinité d’entreprises, dont plusieurs devenaient sa propriété, sa chose.

Quelques méchantes langues le disaient usurier et sans entrailles, le dépit, la jalousie les faisaient ainsi parler.

Dans le public, il jouissait d’une immense considération. Ses dons aux hôpitaux et aux autres institutions nationales et de charité étaient multiples. On le citait en exemple à la jeunesse pour montrer ce que l’énergie, unie à la persévérance et à l’économie, peut accomplir. Il n’est pas exagéré de dire qu’à Montréal, il passait pour un personnage des plus éminents.

— Vous voulez me voir, monsieur Gingras ?

— Oui, j’ai une communication à vous faire et aussi une proposition.

Derechef, les portes se refermèrent, isolant les deux hommes.

— Voici. Je n’ai pas perdu mon temps, là bas. J’ai recueilli en dehors de l’affaire principale, des informations intéressantes. J’ai visité presque tout le canton et j’ai fait la découverte la plus extraordinaire.

Intéressé, monsieur Boily se rapprocha. Son vieux flair d’homme d’affaires l’avertissait qu’une aubaine se présentait.

Satisfait de l’effet obtenu, l’ingénieur continua :

— Je sais où se trouve la mine la plus riche non seulement du pays, mais peut-être de tout le Canada. C’est quelque chose d’inouï comme richesse.

— Vous auriez dû prendre une option.

— J’y ai pensé.

— Alors ?

— Voilà où les choses se compliquent. Le « claim » appartient à une espèce de jeune original, fort malcommode et qu’on ne peut aborder. Il n’endure personne sur son terrain.

— Vous l’avez vu ?

— Non.

— Vous avez vu ses travaux ? vous vous êtes procuré des échantillons ?

— J’en ai volé.

Il sortit un « nugget » d’une des poches de son gilet ; c’était un morceau d’or à l’état presque pur et de la grosseur d’un pois.

— Qu’est-ce que vous pensez de cela ?

— Pour un nugget, c’est un nugget ; il n’y a pas à sortir de là. Mais comment vous êtes-vous…

— Voici. Dans une tournée d’inspection, j’ai vu, tout près de la ligne du rang, un rocher tout rougi de houille. Un prospecteur est content, quand il frappe quelque chose de ce genre. C’était dans le bois. À quelques arpents, il y avait un poteau, le poteau No 1. J’ai su de cette façon que le « claim » appartenait à un nommé Jacques Bernier. C’est en examinant la formation du roc que j’ai trouvé ce nugget.

— C’est là qu’il prospectait ?

— Non. Ses travaux sont à l’autre bout, près du lac. Ce sont mes guides qui m’ont renseigné sur son caractère.

En homme d’action, Julien Boily prenait toujours des décisions rapides.

— Quand êtes-vous libre ?

— Dans deux ou trois jours.

— Très bien. Nous partons tous les deux.

Il ajouta en souriant :

— Je suppose que cette information vaut son pesant d’or. Ernest Gingras répondit sur le même ton :

— Vous supposez juste.

— En cours de route, nous débattrons nos conditions. Ça vous va ?

— Ça me va.

— Alors nous partons jeudi.

Jacques Bernier, étendu par terre, rêvassait devant sa cabane, tout en fumant sa pipe. Il n’avait pas l’idée au travail. La chaleur était accablante. Dans l’air, aucun souffle de vent. Les moustiques, mouches noires, maringouins, voltigeaient, bourdonnaient, s’attaquaient aux bêtes comme aux hommes. La fumée, difficilement, réussissait à les éloigner.

Le prospecteur ne songeait pas à pénétrer sous bois par cette température étouffante que la moiteur de l’atmosphère rendait plus intolérable encore. Les moustiques auraient trop beau jeu de se jeter sur lui, de le meurtrir de leurs morsures.

La langue pendante, Fido, le chien-loup, soufflait bruyamment, allongé à ses pieds.

Tout à coup, il pointa les oreilles, se redressa sur ses quatre pattes d’un mouvement brusque de son corps nerveux, et se mit à hurler dans la direction du lac.

— Fido ! Ici !

Le chien retourna la tête. Il n’en continua pas moins ses hurlements. La gueule entr’ouverte montrait des crocs impressionnants, pointus et longs.

— Fido ! Ici !

Cette fois l’animal obéit. Lentement, comme à regret, il revint vers son maître en grognant de colère.

Celui-ci lui assujettit le collier qui tenait à la chaîne et l’attacha solidement à une souche.

Dans la baie, un canot automobile naviguait dans sa direction.

Il descendit vers la rive, et, la tête droite, un peu rejetée en arrière, les deux poings sur les hanches, il attendit l’arrivée des importuns visiteurs.

Que lui voulait-on ? Et pourquoi venait-on troubler la paix de sa retraite ?

Debout ainsi, dans ce décor rustique, avec son torse presque nu, et l’expression énergique et dure de ses traits, il personnifiait la force indomptée et sauvage. Il formait un tableau bien propre à séduire un peintre : Le fond sombre de la forêt, la cabane de troncs d’arbres, le chien qui se cabrait au bout de la chaîne, en roulant vers le lac les yeux torves de ceux de sa race.

— Vous aviez raison, monsieur Gingras. Votre homme n’a pas l’air commode, dit Julien Boily, pendant que le canot était encore au large.

— Nous sommes chanceux qu’il ait attaché son chien. Sans cela, vous ne me verriez pas descendre à terre.

— Faites attention ! Vous allez vous échouer !… Plus à gauche cria Bernier.

L’embarcation obliqua et glissa en crissant sur les galets.

Deux hommes descendirent, pendant qu’un troisième restait à bord.

C’était un sauvage métissé, parlant également bien le français et l’anglais, bon navigateur et bon chasseur et qui s’engageait pour conduire les « messieurs de la ville » soit aux mines l’été, soit à la chasse à l’orignal l’automne.

Julien Boily, qui pensait à tout et désirait, coûte que coûte, forcer le mineur à le recevoir, et écouter ses propositions, cria à son guide :

— Peter, retourne à la tente chercher ma valise que j’ai oubliée. Tu reviendras dans une heure.

Il accompagna ses ordres d’un clin d’œil significatif.

Avant même que Jacques ait pu protester et s’opposer à cette intrusion dans son asile, le moteur ronfla, et, dans un bouillonnement d’eau agitée, gagna le large.

— Monsieur Bernier, fit Julien Boily, en s’avançant, la main tendue, permettez-moi de vous présenter Monsieur Gingras, le meilleur ingénieur minier de Montréal. Mon nom est Boily, directeur de compagnies.

— Que me veulent ces gens ? pensa Jacques.

À leur accoutrement, il avait de suite jugé l’importance de leur position sociale. Se doutant que leur visite se rapportait à une transaction d’affaires, il se tint sur ses gardes.

— Qu’est-ce que je peux faire, pour vous être agréable ?

Le chien grognait, hurlait, se démenait au bout de la chaîne qu’il traînait avec un bruit infernal.

— Fido… Ferme-toi. Je ne te le dirai plus.

À contre-cœur, Fido obéit et se blottit à l’ombre sous l’abri qui lui servait de niche.

— Vous avez un bel endroit ici ?

Le financier venait de conclure qu’il n’était pas diplomate d’aborder de front le but de son voyage.

Oui. Surtout tranquille. C’est ce que j’aime la tranquillité ; c’est ce que je recherche.

Pour un début, ce n’était guère encourageant.

— Vous nous permettriez de visiter vos travaux… On dit que vous avez un beau « claim » ?

— Je ne vois pas quel intérêt vous auriez à le savoir.

Julien Boily décida de changer de tactique, de démasquer ses batteries.

— Plus grand que vous ne pensez. Si je vous faisais des propositions… alléchantes… mettons, des propositions avantageuses… très avantageuses pour vous.

— Vous voudriez « m’acheter » ?… Eh bien ! Ma propriété n’est pas à vendre.

— Vous ne saisissez pas…

— J’aime autant vous le dire tout de suite. Vous n’êtes pas assez riche pour payer le prix que je demande.

Le financier savait la brèche faite. Il n’avait plus qu’à manœuvrer habilement pour entrer dans la place.

Cette seule phrase venait de l’éclairer. Elle trahissait l’intérêt en éveil et le raidissement provoqué contre la tentation.

Une heure plus tard, le succès couronnait ses efforts.

Le mineur faiblissait, cédait, perdait du terrain.

La fascination de l’opulence révélée, de la vie large et somptueuse dans la ville, commençait d’opérer.

Des idées confuses de luxe germaient.

L’éloquence agissait.

Peter revenait. Ernest Gingras avait eu le temps de jeter un coup d’œil sur les promesses arrachées de terre et dévoilées au grand jour.

Quand il eut entre les mains la valise qui contenait les documents soigneusement préparés à l’avance, Julien Boily en sortit une bouteille d’un cognac siroteux et vieux.

Il escomptait l’effet de verres répétés pour l’aider et le servir dans les fins proposées. Dans l’éloignement où ils se trouvaient, c’était une faveur rare que de puiser, dans la liqueur ambrée, une chaleur réconfortante et factice.

Jacques faiblissait… mais en apparence. Il comprenait fort bien que, livré à ses ressources uniques, il ne pourrait mener à bonne fin, l’exploitation de son bien. Il lui fallait l’apport du capital étranger. Il était prêt à l’accueillir comme un auxiliaire, non comme un maître. Il avait espéré toutefois, que d’autres années se seraient écoulées ; l’occasion propice devançait ses prévisions. Il ne fallait pas la laisser passer : Il la saisit.

Après une conférence en aparté avec l’ingénieur, Julien Boily conclut que lui aussi, devait saisir l’occasion… à tout prix. Le jeu était trop beau ; le gain presque certain.

Regardant chaque être humain comme un ennemi naturel ; convaincu que pas un acte n’était désintéressé et que dans tout contrat, il devait, nécessairement y avoir une partie lésée, Jacques se tenait sur la défensive. Il étudiait chaque proposition, la pesait longuement, l’évaluait.

L’après-midi était retombée dans le néant d’où elle venait, quand deux signatures, et une troisième, celle du témoin, s’apposèrent au bas de deux copies d’actes.

Julien Boily avait dû faire des concessions et plusieurs. Il obtenait une option « working option » pour trois mois, moyennant une somme de cent mille dollars en argent, payable d’ici deux semaines à la banque d’Amos. Après quoi, il avait le privilège d’acheter la propriété sans prix nominal mais à la condition expresse de s’ériger en compagnie à responsabilité limitée et de verser à Jacques Bernier 33% des actions acquittées.

Bien qu’il avait cru faire beaucoup mieux, ce résultat le satisfaisait. Les perspectives valaient un tel risque. Elles valaient beaucoup plus.


XVIII




PEU de temps après, des ingénieurs arrivèrent sur les lieux avec des équipes d’hommes. Durant des journées entières, des foreuses à diamant fouillèrent les entrailles de la terre. Elles fouillaient perpendiculairement, obliquement, au nord, au sud, à l’est, à l’ouest. Des bûcherons abattaient les arbres ; des terrassiers creusaient des tranchées, déblayaient les veines aurifères, les poursuivaient jusque dans leurs derniers retranchements.

Les bougies de quartz extraites par le forage à diamant étaient classées, étiquetées, déposées dans des caisses, chargées sur des barges et expédiées à Montréal pour l’analyse.

Les ingénieurs parcouraient le « claim » en tous sens.

Jacques les regardait faire, et, de voir toute cette animation, cette fièvre de travail ; de constater toutes ces transformations, il en regrettait presque son marché. Il en venait à souhaiter l’insuccès des recherches pour retrouver la jouissance exclusive de son domaine.

Était-ce bien encore son domaine ? Au grand silence recueilli et calme qui planait jadis, succédaient le halètement des machines, le fracas des arbres abattus, les cris et les jurons des travailleurs.

Il passait une partie de ses journées sur l’eau. Son chien accroupi dans le fond du canot le regardait, et, dans ce regard, il y avait comme une interrogation muette. Que signifiait tout ce brouhaha ?

Les rapports de l’analyste confirmèrent les pronostics d’Ernest Gingras.

Les traces d’or étaient multiples.

Le doute s’envola, devant les chiffres, quant aux rendements futurs.

Les mois d’option expirés, Julien Boily organisa une campagne de presse colossale, capitalisa sa compagnie à cinq millions de dollars, mit les actions sur le marché. Comme les apparences étaient belles, elles s’enlevèrent.

Dès lors, des barges remontèrent l’Harricanaw chargées de machineries : des marteaux-pilons, des broyeurs, des installations pour traiter le minérai au cyanure ou au mercure. Comme par enchantement, une petite ville surgit de terre, une ville agitée, bruyante, convulsive.

Et Jacques, n’ayant plus rien à faire dans un lieu dorénavant sans charme, se rendit à Amos et monta dans un convoi à destination de Montréal.

Quand il avait quitté la Ville, il y a de cela vingt-et-un ans, il était misérable, abandonné, stigmatisé de honte. Il y rentrait en conquérant, avec le pouvoir d’envisager qui que ce soit, en pleine face, de ne se croire l’inférieur de personne. Il passerait le front haut, au milieu de ses rues. Magiquement, les portes même les plus fermées, s’ouvriraient pour lui.

Tout cela parce qu’il possédait cette chose vile pour laquelle il n’est de bassesses que l’on n’accomplisse ; d’avilissement devant lequel on ne répugne ; qui fait mentir, calomnier, trahir son ami le meilleur ; pour laquelle on tue et on se tue, on vend son âme et on se damne !

Il existe deux catégories d’individus devant lesquelles la foule s’incline ; qui commande le respect et l’admiration passionnée et sans bornes ; pour qui la femme est prête à s’immoler. Ce sont tous deux des conquérants, des maîtres : les grands militaires dont l’idéal, déguisé sous des noms sonores et pompeux se résume à la destruction d’êtres semblables à eux mais qui ont eu le tort de naître au delà de certaines limites conventionnelles de terrain ; et les autres, les conquérants de la finance, ceux qui, faisant litière de leurs scrupules, ont concentré les forces les plus vives et le meilleur d’eux-mêmes, à ramasser par des moyens qui, souvent, répugnent à la conscience, la chose infime qui s’appelle : l’argent.

Les génies bienfaisants, les savants dont les joues pâlissent durant les longues nuits d’études, et qui travaillent dans l’ombre du cabinet ou du laboratoire à secourir l’humanité ; ceux qui, au lieu de songer exclusivement à garnir leur gousset, ont considéré qu’il était plus important et plus noble de garnir leur cerveau et d’y emmagasiner les connaissances qui constituent la culture ; ceux-là, les poètes, les rêveurs, les savants, les artistes n’attirent, sur leur passage, quand ce n’est pas l’oubli, que la moquerie de la foule qui les taxe de donquichottisme et qui a prononcé le dernier mot de leur nullité, quand elle les a qualifiés d’idéalistes.

Ces réflexions, Jacques Bernier ne se les faisait pas, parce que son expérience était encore nulle des immenses collectivités.


XIX




LA transition était trop violente entre le milieu qu’il quittait, et l’ambiance où s’écoulerait son existence, pour que Jacques n’en fût pas désemparé et désaxé.

M. Boily, mis au courant de son arrivée avait dépêché vers lui, une créature à ses ordres, ancien journaliste en rupture de ban, bohème et cynique, et dont il se servait habilement dans certaines occasions où il lui était nécessaire d’agir dans la coulisse.

Paul Joyal avait un nom prédestiné, c’était un joyeux compagnon pétillant d’un esprit faubourien et rosse, sempiternellement décavé et à la recherche d’un expédient neuf.

Les malheurs — ses déboires conjugaux avaient fait un temps la risée de la ville — passaient sur lui sans l’affecter, comme l’eau sur les canards.

Dans l’esprit de Julien Boily, et il avait ses raisons d’agir ainsi, c’était en plein l’homme qu’il fallait pour « déniaiser son ours du Nord », son paysan du Danube.

Il y a des sentiments, entre autres la surprise et l’ébahissement, qu’on ne peut cacher malgré toute la maîtrise de soi-même.

C’est à cela que Joyal se faisait fort de reconnaître son homme au débarcadère de la rue Moreau.

Et, en effet, il le reconnut facilement.

À peine avait-il fait quelques pas sur la plateforme, que Jacques Bernier vit s’avancer vers lui, un petit homme au visage émacié et précocement ridé, vêtu avec élégance, quoique les habits dénonçassent l’usure, et dont les yeux pétillaient, même au repos, d’un sourire malicieux, spirituel et cynique.

— Monsieur Bernier ; monsieur Jacques Bernier ?

Interloqué, il répondit :

— C’est bien moi.

— Je suis Paul Joyal. Monsieur Boily, que vous connaissez, a pensé que vous seriez bien aise d’avoir un guide dans Montréal. C’est la première fois que vous y venez ?

Le front se rembrunit.

— La première fois depuis vingt et un ans.

— Vous ne deviez pas être vieux à cette époque. Il y a bien des raisons pour que vous ne vous reconnaissiez plus.

Il commanda un taxi, y fit monter le nouveau venu, y prit place lui-même. Après avoir traversé toute une partie de la ville, l’auto stoppa devant l’hôtel Windsor où une chambre, déjà, était retenue.

Jacques se laissait faire. L’autre s’imposait tellement. Et puis, n’y a-t-il pas une certaine satisfaction à se payer le luxe d’être servi.

Avec Paul Joyal, le danger n’existait pas d’une trahison.

Malgré sa malice et son astuce, il n’était pas dangereux. Le trajet en auto, de la gare Moreau au carré Dominion, est long suffisamment pour permettre d’étudier un homme, surtout quand cet homme parle avec une verve et une volubilité intarissables.

Comme ses moyens lui permettaient cette fantaisie, Jacques Bernier décida de s’en faire un cicerone, un garde de corps et un amuseur tout à la fois.

Ce petit homme devait avoir sur la vie et les gens des aperçus originaux.

Il connaissait les dessous de bien des affaires ; c’est probablement à cet excès de renseignements, qu’il devait le cynisme qu’à chaque circonstance favorable, il ne manquait jamais d’étaler. La futilité de ses propos cachait mal un mépris perçant.

Il méprisait les hommes avec plus d’élégance que Jacques Bernier peut-être, mais pas aussi sincèrement, et, pour des motifs tout autres.

Il rendait tout le monde responsable de sa faillite personnelle.

Celui qu’il méprisait le plus était encore lui-même. Il se connaissait trop pour nourrir quelqu’estime de sa propre personne.

Malgré la disparité des caractères et des tempéraments, Jacques se plaisait dans sa compagnie. Elle l’amusait.

Il lui savait gré de sa sincérité, parfois brutale.

Il se fit piloter dans Montréal, se laissa convaincre que sa fortune comportait des obligations, entr’autres celle d’être mis avec recherche. Il se laissa conduire chez les grands tailleurs, chez les merciers à la mode ; il s’initia aux usages stupides de la vie sociale.

Ces futiles occupations comblaient le vide de ses jours.

Paul Joyal, à l’exemple du vieux mentor de « l’Éducation de Prince », se réservait à plus tard de lui faire accomplir la « tournée des grands Ducs ».

Entre temps, il trouvait son compte, tapant sans vergogne et se donnant l’illusion d’une aisance véritable.

Jacques lui avait demandé de lui faire voir la Société dans ses diverses manifestations. Il voulait la connaître, cette Société maudite, en ses diverses fonctions, se repaître de ses ignominies et de ses bassesses pour augmenter la somme des raisons de la détester et lui baver son dédain, quand l’instant favorable viendrait.

Les fluctuations des actions de la mine Hespéride constituaient la grande sensation financière des derniers temps.

Dès le début de la mise en opération, elles avaient suivi un mouvement progressif de hausse qui semblait n’avoir pas de limite. Quelques fortunes s’étaient déjà édifiées et plus d’un petit spéculateur, plus d’un petit rentier, entraînés par l’exemple, allaient chez les courtiers investir leurs économies dans cette entreprise.

Le boom rappelait celui du « Smelters », il y a quelques années, et celui plus récent de l’International Nickel aux jours de la prospérité.

La publication des rapports en page financière des grands quotidiens, la forte teneur en or du minérai, les envois de métal stimulaient la curiosité publique et maintenaient l’enthousiasme à son niveau.

… Et, tout à coup, une dégringolade se produisit, suivie de l’inévitable réaction.

Ce n’était qu’une panique temporaire.

La situation ébranlée se stabilisa à nouveau.

Un entrefilet paru dans les journaux annonça simplement que les ingénieurs de la mine ordonnaient le percement d’autres puits et d’autres galeries souterraines ; celles déjà en opération menaçant de s’épuiser.

Les envois d’or diminuèrent… Puis cessèrent tout à fait.

Le public, malgré tout, avait confiance.

Jacques Bernier, qu’intriguaient ces manipulations diverses, courut au bureau du président, Julien Boily.

Il tenait à la main un numéro de journal où les nouvelles pessimistes s’étalaient sur deux colonnes.

Devant son air effaré, le président eut un sourire énigmatique qui se perdit dans les coins de sa moustache.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Rien du tout. Vous ne connaissez pas encore les jeux de la Bourse.

— Pourquoi avez-vous fermé le puits No 1 ?

— J’ai mes raisons.

— C’est le plus riche.

— Je le sais comme vous.

— Alors ?…

— Vous le verrez plus tard.

Le lendemain, une nouvelle parut, qui provoqua le krach.

Les mineurs, impayés depuis deux semaines au dela, menaçaient, si, d’ici quelques jours, l’on ne faisait droit à leurs justes demandes, de se livrer à des déprédations.

La nouvelle concluait : « La mine Hespéride, serait au dire de quelqu’un dont nous ne pouvons mentionner le nom et qui nous paraît bien renseigné, qu’un « fake » monumental. »

La dégringolade fut terrible.

Les actions tombèrent presqu’à zéro.

Jacques Bernier se présenta derechef chez le président.

Celui-ci souriait, le visage épanoui. Il exultait.

— Je ne comprends plus rien, dit Jacques.

— Vous êtes jeune et inexpérimenté. Cela se voit.

Le téléphone sonna, interrompant l’entrevue.

M. Boily prit l’appareil. La conversation fut courte. Elle se borna à une phrase unique :

— Achetez tout ce que vous pourrez de l’Hespéride.

Jacques n’avait plus rien à faire dans ce bureau. Cette phrase l’éclairait. Il venait de se rendre compte que quelque chose de louche s’était tramé dans la coulisse.

L’homme qu’il avait devant les yeux lui apparut sous son vrai jour, cruel, froidement cruel, sans pitié, capable d’anéantir des fortunes, des vies entières, ne reculant devant aucun moyen, même s’il était criminel, pour assouvir sa passion immodérément âpre du gain.

En un éclair, il reconstitua la machination : l’abandon du puits No 1, l’exploitation dirigée, concentrée en un endroit improductif et stérile, les mineurs soudoyés pour créer l’impression que la faillite était imminente, la panique, le sauve qui peut des petits actionnaires s’efforçant d’arracher à la ruine totale une parcelle de leur mise.

C’était Julien Boily, l’auteur de cette accumulation de ruines. Et il en souriait, satisfait de lui-même et du coup magistralement monté.

Il passait la tête haute, jouissant de la considération publique.

On le vantait : on l’enviait.

Il réussissait ; il était riche.

Dès qu’il fut dans la rue, les journaux du soir étaient en vente. Au coin de la rue Saint-Jacques et Saint-Laurent, la foule des chercheurs d’emploi, le dos appuyé à la pierre des bâtisses, scrutaient avec avidité la page des petites annonces.

À intervalles, on en voyait mettre le journal dans leur poche et partir en toute hâte dans l’espoir d’une situation.

Les camelots, leur pile de journaux sous le bras, traversaient la rue en courant, regagnaient leurs postes.

Jacques acheta un numéro et entra dans une taverne. Assis à la table devant son verre de bière intact, il parcourut les dernières nouvelles.

Soudain, une imprécation s’arrêta dans sa gorge.

Il venait de lire qu’un homme d’affaires ruiné par le krach de l’Hespéride s’était suicidé.

Serrant le poing convulsivement, il aurait voulu le brandir vers le coupable, l’assassin réel, celui qui avait acculé le malheureux à l’acte du désespoir.

Le dénoncer ! Le traduire devant la Justice !

Quelle folie ! Quelle ironie !

Lui le traitait d’assassin ; la Société le qualifiait d’homme d’affaires !

Il était riche. Il réussissait.

Donc, il n’était pas coupable.

Il tuait… mais dans les limites de la Loi.

Cette Société, que le supplice de son père avait réjouie, que ses instincts de sadisme auraient poussé à l’exécution si l’assistance n’en était pas interdite ; cette Société-là, absolvait Julien Boily, elle le choyait ; elle le regardait de bas en haut comme un être supérieur.

Inconséquence de la Justice humaine !

Dans la rue, l’animation coutumière régnait. Cet incident laissait la foule indifférente.

Le drame était trop banal, pas assez théâtral pour qu’on s’en occupe.

Il regarda passer, évoluer les gens : les avocats se rendant au Palais de Justice défendre contre les leurs, les idées éternelles d’équité ; les hommes d’affaires chez les courtiers, les notaires ou à la Bourse. Plus l’habilité était grande, plus dans les transactions ils lésaient la partie adverse pour en retirer des bénéfices substantiels, plus leur réputation grandissait, plus ils se haussaient dans l’estime de leurs concitoyens.

Il fit un parallèle avec les bêtes chez qui il avait accoutumé de vivre. Seule la nécessité, le besoin de se sustenter, les rendaient féroces. Ils ne déchiraient pas, ne dévoraient pas pour le plaisir, pour l’accaparement du superflu. Leur faim apaisée, la cruauté native s’engourdissait.

Et puis, il n’édictaient pas de lois.

Formidable et amer, le dégoût lui vint de tout ce qui se mouvait, s’agitait, pensait.

Son pauvre père !

Son souvenir le torturait encore et il maudissait la Société qui n’avait soulagé ni son infortune ni sa misère, et l’avait exclu de la liste des vivants pour sa folie passagère et criminelle, cette même Société qui laissait libre et sans atteinte, des criminels mille fois plus dangereux.


XX




DEPUIS le matin, Paul Joyal essayait, par de multiples appels téléphoniques, de localiser Jacques Bernier.

Nulle part, on n’avait eu de ses nouvelles, sauf au bureau de Julien Boily où l’on signalait sa courte apparition.

Dans l’ignorance de ses allées et venues, il s’était décidé de l’attendre à son hôtel.

Après avoir fait les cents pas dans le corridor, causé avec des connaissances, il se cantonna dans le lobby où il grillait cigarettes sur cigarettes.

Deux raisons motivaient son attitude : la première, une impasse où il se trouvait et qui l’obligeait à taper quelqu’un ; la deuxième : une proposition d’aller passer la fin de la soirée dans une boîte de nuit sélect que « rehaussait » la présence d’une actrice réputée dans le tout-New-York où l’on s’amuse.

Le dernier service rendu à Julien Boily : l’entrefilet paru dans les journaux sur l’état alarmant des affaires à la mine Hespéride, était demeuré sans récompense.

À ses récriminations, à ses colères le financier, prévoyant que d’ici longtemps il pourrait se dispenser de ses bons offices, lui avait répondu sans se départir un instant de son sourire aimable :

— Je vous ai fourni les moyens de bien vivre et une situation excellente. À vous d’en profiter.

Il attendait donc avec impatience l’homme qui le tirerait de sa gêne momentanée.

Vers cinq heures, au moment où il commençait à désespérer de le voir apparaître, il l’aperçut, qui se dirigeait vers l’escalier.

Le feutre rabattu sur les yeux, la mine longue, Jacques Bernier paraissait accablé.

Paul Joyal eut tôt fait de courir après, de le rattraper.

— Je vous ai cherché toute la journée. Je me suis informé partout. On ne vous a vu nulle part.

Sans plus s’occuper de lui que d’un étranger, Jacques continua de marcher. Il s’arrêta devant la porte de la chambre, l’ouvrit et pénétra à l’intérieur.

Attaché à ses pas, le parasite l’avait suivi.

Jacques se retourna, l’examina, le détailla.

— Vous avez du front. Me suivre jusqu’ici ! Fichez-moi la paix. Je veux être seul, vous m’entendez. J’ai vu assez de visages aujourd’hui ; je ne veux plus en voir d’autres.

La nécessité rend opiniâtre et Joyal avait un besoin pressant d’argent. Un créancier qu’il croyait semé en route depuis longtemps, venait de donner signe de vie et menaçait de causer les pires ennuis, si dès le lendemain matin, on ne lui soldait sa note.

Sans tenir compte du désir obtempéré, le journaliste en rupture de ban s’installa confortablement dans l’un des fauteuils de la chambre comme s’il était chez lui, attendant que son compagnon revienne à des sentiments moins moroses et moins chagrin.

— Eh bien ! Vous ne vous en allez pas ?

Feignant la surprise :

— Vous voulez que je m’en aille ? Excusez-moi si je n’ai pas saisi le sens de vos paroles tout à l’heure. J’avais une proposition à vous faire. Je voulais vous amener aux Follies ce soir. Il paraît que le « show » va être bon.

La mélancolie de Jacques Bernier avait besoin de réactif. Il déclina d’abord, puis accepta. Cette distraction folle chasserait peut-être les idées noires qui l’assaillaient.

La tristesse s’infiltrait en lui, comme aux heures grises de son enfance malheureuse. Sans y parvenir, il s’essayait à la secouer, à chasser le spleen où il menaçait de sombrer.

— Vous avez soupé, demanda-t-il ?

— Non.

— Eh bien ! Sonnez le boy, nous mangerons ensemble.

Sous l’effet des quelques verres de vin dégustés au cours du repas, sa langue se délia un peu et il raconta les péripéties de l’après-midi et ses impressions déprimantes.

— Votre expérience s’enrichit. Vous n’êtes pas dans le bois ici. Il faut se faire aux mœurs, ne pas s’affliger des injustices. Sans cela on serait trop malheureux.

C’était encourageant comme réconfort !

Profitant des bonnes dispositions momentanées, Paul Joyal glissa sa demande de secours pécuniers.

Cette absence de pudeur amena sur les lèvres de l’ancien prospecteur un sourire qui ressemblait à un rictus.

Il lui semblait à chaque turpitude dont il était le témoin, qu’il vengeait un peu plus la mémoire de son père.

Il mit la main à son gousset, en sortit quelques billets que, dédaigneusement, il tendit.

— À quelle heure se rend-on à la boîte dont vous parlez ?

— Un peu avant onze heures si l’on veut commander les vins. Il serait préférable que vous endossiez votre habit. Moi, je me sauve ; je reviendrai vous prendre vers les dix heures.

C’était la deuxième fois que Jacques endossait un habit. Chaque fois, c’était un supplice. Il apparaissait guindé et son allure d’homme des cavernes se trahissait encore plus dans ce vêtement cérémonieux.

À dix heures, tel que convenu, Paul Joyal frappait à la porte de la chambre. Il était svelte et élégant et formait avec son compagnon le contraste le plus frappant.

Le taxi les attendait dans la rue.

En pénétrant dans le café, richement décoré, rutilant de lumières, Jacques Bernier perçut une impression complexe assez difficile à démêler. Cette profusion d’éclairage et de faux luxe l’éblouissait. Cette foule d’hommes et de femmes bas-vêtues, riant aux tables, lui inspirait quelque chose de pénible, un sentiment inavoué de gêne. Les accords frénétiques et disgracieux du jazz agissaient sur ses nerfs.

Se laissant guider par son compagnon, il se dirigea vers une table, dans un coin d’où il pouvait embrasser d’un coup d’œil la salle toute entière. Au milieu, un espace libre où sur le parquet luisant et ciré, des couples évoluaient. Sur une estrade, les musiciens en jaquettes rouges, galonnées d’or rythmaient le pas des danseurs. Autour, les tables.

Le garçon s’approcha. Paul Joyal, à l’aise dans cette atmosphère factice, comme dans son élément naturel, ordonna le menu. Comme un autre payait, il n’y alla pas mesquinement ; les vins qu’il commanda étaient des meilleurs crus, et il s’y connaissait en la matière.

— Vous allez voir ce soir un autre aspect de l’humanité. Vous allez connaître la catégorie des gens qui s’amusent ou du moins qui prétendent et croient s’amuser. Regardez l’expression de leur physionomie. Regardez leur teint. Il est typique. Comparez dans quelques heures. Sous l’excitant de l’alcool et de l’animation fébrile vous verrez les visages changer. Vous y verrez la fatigue s’y imprimer ; le désabusement… même l’abrutissement.

Un bruit de chaises et des applaudissements nourris — la salle était maintenant remplie — interrompirent sa conférence.

Les lumières s’atténuèrent, s’adoucirent. Dans l’espace du milieu un projecteur lança un jet de clarté blanche et crue, et une femme vêtue sommairement, du strict minimum que la loi exige, fit son apparition. La bouche large ouverte, sans rien de la grâce et du charme qui de tout âge, furent l’apanage de son sexe, elle salua autour d’elle ceux qui l’acclamaient.

C’était la grosse attraction, la vedette annoncée que la réclame auréolait de célébrité.

— Regardez l’expression des visages, murmura Joyal à l’oreille de Jacques.

Ils reflétaient la bestialité sous les regards brillants d’une ardeur trouble.

Les applaudissements cessèrent.

L’orchestre attaqua un « blues ». L’actrice chanta.

La voix était grave et rauque, presque masculine. Elle mimait ses paroles par des inclinations de tête, des gestes de ses bras nus.

Puis, elle se tut, et se mit à danser, agitée, tournoyante, dévergondée.

— Elle a du pep !

De la table voisine, Jacques entendit cette observation. L’intonation lui en sembla admirative.

Elle avait du pep en effet. Elle en était animale ; ses inflexions n’avaient rien de gracieux. C’étaient des mouvements sans ordre, sans cohésion, exécutés rapidement avec un entrain diabolique qu’elle savait communiquer.

Jacques s’apitoya sur tous ces malheureux, arrachant au sommeil les heures les meilleures, payant de beaux deniers comptant pour demander à ce pauvre spectacle la distraction de leur esprit.

Il avala coup sur coup deux grands verres de vin, espérant qu’un commencement d’ivresse le mettrait au diapason.

Quand la grande vedette eut fini son numéro, ce fut des applaudissements, éclatant en salves, des acclamations : un délire.

Elle triompha.

Paul Joyal lui nommait les personnalités attablées, en agrémentant son énumération de détails piquants inconnus du gros public.

Comme l’on connaît mal et sous un jour qui n’est pas véritable des gens que l’on côtoie journellement et devant qui l’on s’incline !

Des filles devinant en cet homme d’aspect rude et qui semblait dépaysé dans cette ambiance, quelqu’un dont le gousset bien garni d’argent leur serait une belle conquête, s’approchaient de sa table.

À leur conversation, il se rendait compte combien dépravées elles étaient et combien vénales.

Il ne connaissait pas encore toute la vénalité des femmes. Ce soir, elle lui était révélée dans toute sa perversité et son hypocrisie.

Il les laissait parler un instant puis les cinglait de paroles dures où s’étalait sa brutale franchise.

Elles le regardaient étonnées, comme s’il constituait une sorte d’anomalie, haussaient les épaules et retournaient recommencer auprès d’un autre leur manège intéressé et cauteleux.

La fumée des cigarettes emplissait l’air et aussi des odeurs de parfums, de poudre et de chair.

Des rires s’élevaient ; des cris, plus clairs, à mesure que l’heure avançait, que l’ivresse montait.

Jacques étouffait ; l’abrutissement le gagnait.

La soirée ou plutôt la nuit n’était qu’à son début qu’il ordonnait :

— Paul, appelez-moi un taxi.

— Quoi ! Vous partez déjà ? Le plaisir ne fait que commencer.

— Pour moi, c’est l’ennui qui commence. Je m’en vas.

Dehors, il respira profondément, trouvant à l’air pourtant pollué de cette rue de ville une saveur réconfortante. La fraîcheur de la nuit baigna son front que la fièvre brûlait. Et il se sentit renaître comme au sortir d’un sommeil traversé de cauchemars.

Le lendemain, il se leva, la tête lourde, la bouche amère avec comme un arrière-goût de cendre.

L’expérience était suffisante. Il résolut de ne plus la tenter.

Des relents de parfums lui venaient aux narines qui l’entêtaient. Il était las. Rien ne l’intéressait. Il aurait voulu se retrouver dans la tranquillité de sa chère forêt.

Il éprouvait la nostalgie des grands bois, avec leur silence calme, leur solitude apaisante.

Il avait cru, en se plongeant dans le tourbillon des plaisirs, s’étourdir lui-même, dissiper le trouble et le désarroi de son âme révoltée devant le spectacle de l’iniquité triomphante.

Et voilà que le spleen victorieux s’emparait de lui ; l’ennui le guettait, obsédant ; la neurasthénie s’attachait à ses pas, menaçante.

Qu’avait-il à faire dans la vie ?

Sans l’amour, la vie est vide.

L’amour commande le dévouement.

Se dévouer, c’est amplifier son être, le dédoubler, le multiplier.

La haine ne suffit pas à combler le vide des jours, surtout quand elle n’est pas une forme déguisée d’amour, ou son succédané.

Jacques haïssait l’humanité, surtout la Société qui en est l’expression juridique. Et, dans sa haine, aucune passion ne rentrait. Elle était froide, raisonnée, méthodique.

Quelle satisfaction espérait-il en retirer, sauf un droit plus grand de mépris.

Ce droit, il le possédait.

Quelles raisons de plus fallait-il chercher pour étayer ses sentiments ?

Il possédait la satisfaction âpre et qui aurait dû contenter son orgueil exalté de regarder de haut en bas, l’agglomération d’individus qui se mouvaient autour de lui.

Son mépris haineux de la Société en était à son état de paroxysme.

Qu’espérait-il dans cette ville tumultueuse ?

Il considérait la mémoire de son père suffisamment vengée.

Pendant des jours, il promena son ennui hautain dans les rues de Montréal où il déambulait superbement isolé.

Il était riche, capable de se payer la fantaisie qu’il voulait. Ses actions de l’Hespéride valaient de l’or.

Avec cet or, il pouvait s’acheter des consciences… Et ce sport ne l’intéressait plus.

Sans amour, peut-on avoir de l’ambition ?

Dans le lointain de ses souvenirs, un après-midi sa jeunesse chanta. Il se promenait, rue Craig quand il vit deux individus dans leur pittoresque costume de lumberjacks. Par un besoin irraisonné et auquel tout être, même le plus fort, succombe, de soulager son âme par des confidences spontanées, Jacques Bernier les suivit dans un bar, s’attabla avec eux. Il se laissa gagner à la magie de leurs récits et la vie large du lointain nord lui apparut dans toute la séduction de sa poésie.

Il envia leur sort. Ils n’étaient à Montréal que pour quelques jours. Ensuite, ils retournaient vers le bois :

— Vois-tu l’ami, dit l’un des deux, le bois c’est plus fort que nous autres. Faut qu’on y retourne. Quand même ça paye pas gros, on aime ça.


Le mépris dans lequel Jacques Bernier enveloppait tout être était si puissant que lui-même en était l’esclave.

Il en était rendu au point où il aspirait à s’en évader.

De tous les hommes qu’il avait connus, un seul s’était intéressé à lui, un seul lui avait montré un peu d’affection : le curé de Valdaur, l’abbé Boudrias.

Abandonnant définitivement la vie des grandes villes, il voulut que la richesse dont il ne savait que faire et qui maintenant lui pesait parce qu’il ne trouvait pas les moyens de l’employer à sa satisfaction, servît au moins à une juste cause.

Le seul homme qui s’était jadis intéressé à son misérable sort lui parut le seul apte à en faire un judicieux emploi.

Avant de retourner, et pour toujours à la sauvagerie d’où il venait il voulut, par un dernier sursaut d’orgueil blessé, revoir des lieux témoins de son humiliation. Il voulut voir les gens qui l’avaient dédaigné, ramper à ses pieds, ignobles et bas, et se repaître du spectacle de leur abjection.

Ses affaires réglées, il prit le train pour Valdaur.

Durant le trajet, il se représentait Philibert Jodoin et sa femme, s’empressant autour de lui ; il voyait la multitude vile de ses anciens concitoyens quémandant un regard, une marque d’attention.

Ah ! comme cette minute du retour le paierait des humiliations passées !

Tous, ils en seraient pour leurs frais.

Il s’arrêterait chez un seul homme, celui-là seulement qui avait eu pitié de lui.

Les gens se comportèrent comme il l’avait prévu. Dès qu’il eut mis le pied à terre et qu’on l’eut reconnu, un cercle se forma autour de lui.

Chacun se rappelait à son bon souvenir, ressuscitait le passé, quelque incident, rappelait des heures écoulées dans l’accomplissement d’un travail identique et commun.

Il répondit à peine, dédaigneux et lointain. Clairement, il expliqua qu’il n’était pas venu pour eux, qu’aucune sympathie ne le liait à Valdaur.

Philibert lui-même tourna autour de lui, prêt à s’humilier, à se prosterner devant la puissance de son argent.

La tête haute, et fier, Jacques Bernier traversa le village, se dirigea vers le presbytère.

Longtemps dans la nuit, les passants auraient pu voir la lueur de la lampe briller aux fenêtres. L’entrevue fut longue. Elle fut cordiale.

Sous les paroles onctueuses et ardentes du prêtre, des préventions tombaient. L’humanité apparut sous un aspect nouveau, inconnu. L’abbé Boudrias faisait défiler devant ses yeux la foule innombrable des êtres dont le but ultime réside dans le dévouement. Tout n’était pas mauvais dans le monde. De la bonté, du désintéressement s’y réfugiaient. C’est parce qu’il n’avait pas bien regardé qu’il n’avait pas vu.

Insensiblement, Jacques se formait une conception toute autre de la vie. La pitié naissait ; le pardon lui venait.

L’accumulation de haine et de mépris s’écroulait, qui écrasait sa personnalité véritable.

— Croyez-moi, Jacques Bernier, il vaut mieux aimer que détester, même quand on se trompe… À propos, je suis passé par Durant ces jours derniers.

Inconsciemment une interrogation jaillit :

— Vous avez vu Mariette Lambert ? Est-elle mariée ?

— Non, et je crois qu’elle ne se mariera jamais à moins que certaine personne…

Le front se plissa.

— C’est bon… C’est bon.


Le lendemain Jacques repartait pour le bois, et cette fois pour de bon. Il s’était porté acquéreur d’un beau territoire de chasse, parsemé de lacs, boisé d’arbres aux essences les plus diverses, accidenté, giboyeux, un paradis terrestre en miniature.

Et, l’année d’après, par un matin tout glorieux de printemps, un matin surabondant de vie, où la sève faisait craquer les arbres gonflés, une femme pénétra dans le domaine.

Elle y devait régner, comme elle régnait, souveraine et maîtresse sur le cœur de l’homme qui les possédait toute, la nature et elle.