Appel à la justice de l’État/Introduction

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Appel à la justice de l’État
1784

Introduction.



Voici l’histoire succincte des événements antérieurs qui font naître l’occasion de la publication de ces lettres.

M. du Calvet tient un rang de considération dans la classe des principaux de Montréal. Après la conquête du Canada, il fut chargé par le général Murray d’une importante négociation pour ramener dans le sein de leur terre natale, les Acadiens fugitifs et dispersés. Le succès ayant pleinement justifié cette confiance publique, il fut élevé à la dignité de juge de paix, magistrature qu’il exerça pendant un long cours d’années sans jamais accepter d’autre salaire que la gloire de juger ses concitoyens, ou plutôt de les réconcilier l’un à l’autre ; il ne crut pas acheter trop cher cet honneur que de le payer au prix d’un clerc d’office à ses gages. Sous quelque appareil que l’indigence s’offrit à lui, jamais elle n’éprouva de sa part ni des oreilles sourdes ni un cœur rétréci dans ses dons, que la générosité et l’humanité dispensèrent de ses mains. Une bienveillance si publique compta peu d’imitateurs ; mais en revanche, elle fit bien des jaloux. L’envie, irritée d’une vertu qui l’offusquait en la condamnant, déchargea son venin contre la personne de M. du Calvet ; de prédilection exclusive, on le surchargea de logements de gens de guerre, souvent par bandes, sans jamais lui assigner d’indemnité pour ses frais. On porta l’audace jusqu’à l’assaillir chez lui ; on fit feu dans l’intérieur de sa maison ; un homme d’épée travesti en magistrat, actuellement en office, était l’objet vrai ou faux des soupçons généraux : par égard pour l’honneur des armes, mariées ici si originalement à la magistrature, toute enquête juridique pour la manifestation du coupable fut prohibée et interdite dans les papiers publics de Québec. Aussi en vint-on à briser la galerie et à forcer les portes et les contrevents, quoiqu’en fers ; et l’offensé resta encore sans ressource, en proie à la violence et à l’oppression. Telles furent les premières scènes de la persécution qui éclata contre la personne de M. du Calvet.

Le feu des discordes civiles, qui, en 1775, commença à embraser toutes les colonies anglaises, étendit bientôt ses fureurs jusques dans la province de Québec. M. du Calvet y tenait du gouvernement une place de distinction : il avait hérité de ses ancêtres d’une assez riche fortune qui s’était bien amplifiée dans ses mains par les soins et les succès de son industrie. La reconnaissance, l’intérêt, ses inclinations, les passions les plus chères et les plus victorieuses du cœur humain, tout en un mot le liait de fidélité à son souverain ; personne ne s’avise d’être traître à son honneur, à sa félicité, à son existence et à soi-même à moins qu’une espérance fondée d’amélioration d’état, ne vienne justifier l’essai de cette trahison ; or quel sort tous les États américains ensemble pouvaientils faire à M. du Calvet, en compensation de la prospérité domestique dont il jouissait chez lui ? Aussi tint-il, durant tous les troubles de la guerre, cette ligne de conduite loyale qui sieait bien à un homme dont la destinée était attachée à la destinée de la cause de son roi et qui ne pouvait que perdre de la voir échouer. Une fidélité si décidée n’annonçait pas la catastrophe destructive qui l’attendait.

Le règne de la paix était presque rétabli dans le Canada : M. du Calvet y goûtait dans le sein de sa famille les fruits de la tranquillité publique, lorsque, le 27 de septembre de l’année 1780, il se vit tout à coup arrêté par le capitaine Laws, du 84e régiment, dépouillé pendant le jour de ses papiers et la nuit de son argent, qui par parenthèse a toujours été retenu comme de bonne prise, traduit sous une escorte à Québec et de là traîné de violence à bord du Canceaux, vaisseau armé en guerre alors à l’ancre dans la rade : on commença dans cette prison marine par arracher de la cabane qui lui était destinée tout l’appareil qui y formait auparavant un lit raisonnable pour un humain ; et on lui assigna d’autre couche pour reposer que le plancher nu du navire même, sous un climat où l’automne égale, surpasse même quelquefois, la rigueur de nos plus sévères hivers d’Europe. M. du Calvet prit d’abord cette soustraction subite pour un acte d’économie matelote qui voulait faire grâce à ses effets : il offrit donc à se pourvoir, de ses deniers, d’un équipage complet de nuit ; mais le peu indulgent maître du vaisseau, M. Atkinson, alors en fonction de commandant, lui appris que tant de condescendance ne s’ajustait point à la nature de ses ordres, ajoutant avec une politesse tout-à-fait marine que « la dure était encore trop douce pour un prisonnier de son estoc » : M. du Calvet fut constamment condamné, à bord du bâtiment, à une nourriture salée et moisie qui appauvrit bientôt sa constitution au point de cracher du sang et de n’étaler plus dans sa personne que le spectacle pitoyable d’un fantôme émacié et d’un squelette vivant, méconnaissable à sa garde même ; car ses amis n’eurent jamais accès jusqu’à lui que tard, rarement, à la volée et toujours sous l’œil de témoins. Et son fils, âgé alors de six à sept ans ! ah ! jamais il ne fut admis une seule fois à aller par sa présence consoler son malheureux père dans ses fers.

Enfin le 14 de novembre, on crut devoir céder pour la montre aux représentations de M. du Calvet et faire mine au moins de se prêter à adoucir son sort. Il fut donc charrié en cérémonie soldatesque dans une prison militaire de Québec. C’était une barbarie raffinée qui avait ordonné ce changement de théâtre contre l’infortuné prisonnier. Son nouvel appartement représentait l’image d’un vrai tombeau, inabordable aux rayons du soleil et empreint d’une humidité si infecte qu’il semblait n’être pas fait pour être le domicile d’une créature raisonnable ; aussi le gouvernement français l’avait-il destiné à être une écurie à chevaux. C’était en effet une voûte spacieuse, à rez-de-chaussée, pavée de grosses pierres brutes, parée ou plutôt déparée par une longue enfilade d’une douzaine de grands vilains lits à la dragonne, flanquée de cinq à six larges auges, pleines jusqu’à la gorge de balayeures, de graillons ou guenillons moisis et pourris, de cendres et autres immondices de tout espèce. Quelques-unes de ces cuves avaient même, de longue main, servi de chaise d’affaires à cette file de goujats prisonniers, devanciers de M. du Calvet dans cet abominable lieu et recelaient encore les ordures humaines dont on les avait comblées.

Quel séjour pour une homme d’un famille respectable en France, honoré par le gouvernement d’Angleterre d’une place de dignité dans la magistrature et d’une fortune de distinction, même parmi la noblesse canadienne ! M. du Calvet n’eut pas plutôt respiré l’air de ce cloaque infect, qu’il fût presque renversé par le fumet saisissant et empoisonné des premières vapeurs. Au nom de la faiblesse qui le saisit et de l’humanité en pleurs qui sous tout gouvernement civilisé devait protéger la personne jusque dans les fers, il sollicita, la larme à l’œil, la liberté de faire à ses dépens purger ces divers retraits, au moins, de leurs tristes reliques des indécences ou plutôt des indignités soldatesques : cette lessive, qu’on croit devoir à la sûreté des animaux immondes eux-mêmes, fut, haut la main, reniée au suppliant. On fit, de ces ordures, les compagnes inséparables de sa captivité, tant on semblait l’avoir condamné à pourrir tout vivant dans le sein des horreurs de la pourriture même. Cette visible condamnation fit frémir le chirurgien même, député de la garnison, à la première inspection de santé qu’il fit à cette prison du roi. Il s’éleva hautement contre une si monstrueuse abomination. Il s’écoula cependant quelques semaines avant que ces remontrances, appuyées de celle du patient, pussent prévaloir sur celle de la barbarie à se relâcher de ses excès.

Enfin le 13 décembre, pour dernière transmigration, M. du Calvet fut transféré au couvent des Récollets, dont l’aile du bâtiment destinée auparavant aux chaînes et aux fustigations des moines réfractaires, avait été convertie en prison militaire d’État. La garde en était confiée à son premier geôlier monacal, le père Berry, homme qui, sous le froc et la cucule, cache, non seulement le cœur brutal d’un dragon, mais l’âme féroce d’un bourreau. La peinture n’est pas outrée : ses amis mêmes et ses partisans reconnaîtront l’original au tableau.

Voilà le digne ministre sur qui le général Haldimand se reposa pour décharger le fiel de ses vengeances sur M. du Calvet. Le moine se chargea de grand cœur d’un office qui cadrait si bien avec ses inclinaisons et son premier apprentissage ; et il s’en acquitta en homme qui s’entendait, de longue pratique, dans le cruel métier de tourmenter les humains. Le détail de ses ingénieuses cruautés est tracé sous ses couleurs naturelles dans le mémoire du prisonnier, imprimé depuis peu en un volume de 284 pages. L’échantillon suivant suffira pour donner ici une esquisse de l’ensemble.

Le père Berry décréta d’abord que M. du Calvet serait claquemuré dans l’infirmerie, c’est à dire dans le cloaque général où les moines, périodiquement, et quelques fois par bandes, venaient, dans les jours fréquents de leurs infirmités et de leurs purgations, se décharger de l’amas de leurs ordures : mais, comme si ce n’était pas assez de l’infection de ces Récollets à la lessive, on plaça successivement dans l’appartement supérieur à celui de M. du Calvet, deux fous, qui, depuis les premiers jours d’avril jusqu’à la fin d’août, dans les accès de leur frénésie, ne lui laissaient, nuit et jour, pas un seul moment de tranquillité et de repos. Ce vacarme assommant et éternel était ce que le père Berry, dans ces humeurs outrageusement enjouées, appelait le bal, dont le gouvernement, par voie de passe-temps, régalait par députés les oreilles du prisonnier.

C’est ainsi que ce moine endurci se faisait un jeu barbare des douleurs d’un malheureux : mais voici le comble de l’abomination : les excréments dont ces deux furieux inondaient leur plancher se dissolvaient en une pluie empoisonnante, qui, par les crevasses, découlait quelquefois à torrent dans la chambre de M. du Calvet, sans que le père Berry voulut jamais condescendre, que, durant l’espace de plus de deux années révolues, elle fût lavée et écurée une seule fois, aux frais mêmes du prisonnier ; tant ce moine, jaloux de la crasse et de ses ordures, avait peur que la propreté ne vint à régner dans le plus petit retrait de son couvent. Il n’est qu’un homme de sa profession qui pût ne pas rougir d’une si fière indécence et de tant d’audace d’incivilité sociale : qu’on pardonne ici à M. du Calvet, de rappeler la caricature sous laquelle le fameux Voltaire peignait, dans leur vrai coloris, tous ces torchons monacaux dans La Pucelle,

cochon de Saint-Antoine,
ce sacré porc, emblème de tout moine.

Le dépérissement de la santé de M. du Calvet, qu’un dégoût général précipitait vers la phtisie, lui fit juger que quelques bassins de bouillon devenaient le seul restaurant nécessaire et propre à suspendre l’activité du mal ; mais le Cerbère des Récollets, qui, assis autour d’une table friande servie en grande partie aux frais du gouvernement, appelait tout les jours de sa règle pénitente, crut devoir faire une amende honorable à sa règle violée en chargeant un étranger de la pénitence de tout son couvent. Il renia donc, sur un ton rébarbatif, cette légère douceur, quoique le prisonnier s’offrit à la payer journellement au prix de six livres tournois. Ce n’est qu’avec le dernier regret que ces traits infamants échappent à la plume de M. du Calvet : il est protestant de naissance, d’éducation et de principes ; mais le fanatisme n’entre pour rien dans sa créance religieuse ; et il goûterait un plaisir bien plus sensible et plus délicat de pouvoir peindre tous ses moines ce qu’ils devraient être que ce qu’ils ont indignement été.

Mais, tandis que tant d’étude et tant d’art monacal était déployé pour aggraver sa captivité au dedans, les injustices les plus atroces se mettaient de la partie et se liguait de complot pour ruiner de fond en comble sa fortune au dehors. Ses magasins, sa belle maison de Montréal, ses domaines seigneuriaux étaient livrés à un pillage général. Il s’était élevé un litige entre lui et son commissionnaire à Londres : la contestation avait été déférée à un tribunal de judicature : on attendit un jour de dimanche, veille du jugement, pour lui intimer une assignation à comparaître en personne le lendemain matin à la cour, quoiqu’une baïonnette, en faction nuit et jour devant la porte de sa chambre, fut pointée pour y en disputer la sortie à la dragonne. À peine lui resta-t-il le temps de faire parvenir à un avocat la commission de répondre par substitut à la semonce. L’homme de loi n’ouvrit la bouche que pour requérir de la cour un répit pour prendre, à loisir, connaissance d’une cause qu’il n’avait en mains que depuis quelques moments : la justice de la demande frappait les yeux. N’importe ; le chirurgien major de la garnison, juge tout à la fois de la province par le contraste le plus inouï, décida, la lancette à la main, que tant de condescendance, ou plutôt d’équité, n’était pas faite pour un prisonnier d’État. En France, on aurait cru insulter tout un peuple que de faire asseoir sur les fleurs de lys, pour le juger, un charcutier de profession : mais tout est bon pour des Canadiens. Au moins à un jugement si inique, après une dégradation infamante, on se serait fait un devoir d’État de le renvoyer à ses premiers bistouris et à ses seringues : mais à Québec, sa tranchante et sanglante décision fit loi, dont le gouverneur Haldimand lui-même ne rougit pas d’être l’écho.

Ce général ne siégeait jamais et il ne siégea même jamais plus depuis sur les tribunaux : aucune autre cause ne l’appelait alors à la cour ; mais il s’offrait, dans M. du Calvet, ainsi indéfendu, une victime du choix de sa vengeance : il ne put se refuser au plaisir délicat de le frapper lui-même et de l’accabler. Ce Suisse, qui avait fait son apprentissage de jurisprudence française autour d’une ferme de son pays et y avait cultivé ses premiers essais civils au milieu des camps et des armées de l’Angleterre en Amérique, prononça, lui-même, une sentence complète de condamnation immédiate contre M. du Calvet, qui l’exécution immédiate et arbitraire qui s’en fit, toute voie d’appel au Conseil du roi ayant été rejetée, essuya une perte d’environ 5000 livres sterling. En Cafrerie, si cependant il y existe des cours de judicature, peut-être rougiraient-elles de déshonorer le nom sacré de la Justice par des injustices si décidées ; mais si, au lieu de magistrats cafres, il n’y règne que des brigands, au moins leurs brigandages ne pourraient se signaler par des extorsions et des violences plus notoires et plus atroces. Enfin, voici une trait unique qui caractérise pleinement une persécution décidée, qui a levé le masque et qui, pourvu qu’elle frappe et qu’elle écrase, ne s’inquiète pas de l’injustice la plus manifeste des coups. On avait sursis toutes les causes où M. du Calvet pouvait se porter pour demandeur ; mais dans celles où il ne jouait que le personnage de défendant, on était très bien venu de le poursuivre à toute outrance et sans laisser une seule fois à son choix la voie d’appel pour recours. On laisse au public à pénétrer jusqu’à quel degré d’acharnement cette dernière liberté doit avoir portée contre un prisonnier d’État, qu’un succès infaillible invitait d’attaquer, et à prononcer sur la violence et la tyrannie de tous ces procédés.

Durant le cours de tant d’injustices, les respectables amis de M. du Calvet ne l’abandonnèrent pas dans ses infortunes : ils s’offrirent au général Haldimand pour garants et cautions du prisonnier ; mais néant fut fait à toutes leurs offres. M. du Calvet lui-même ne s’oublia pas : il proposa d’abord de mettre en séquestre, dans les mains d’un délégué par le gouvernement, la masse totale de sa fortune pour gage de sa fidélité passée et future ; néant fut fait à sa requête. Il somma juridiquement le général Haldimand de le livrer à la sévérité et à la vengeance des lois s’il les avait violées ; néant encore à cette nouvelle requête de sa part. Il ne tarda pas d’en appeler hautement au Conseil du roi et de requérir judiciellement d’être transporté comme prisonnier d’État en Angleterre, pour y être jugé d’après les lois et la constitution du Royaume ; néant enfin à cette dernière requête : le sanctuaire des lois n’en autorisait aucune autre.

C’est par ces dénis multipliés de toute équité que sa captivité a été prolongée jusqu’à 948 jours, sans aucun respect pour toutes les lois divines et humaines, et dans une province qui fait partie des domaines d’une nation qui se vante d’être libre et de n’être gouvernée que par les lois. Ce n’était pas cependant là l’intention du Général Haldimand, du moins dans le cors des procédés. Après la saisie du prisonnier, ce gouverneur ne fut pas longtemps à se convaincre que les soupçons étaient dénués de tout fondement et de tout appui, et que l’instigation malicieuse de ses suppôts l’avait emporté trop loin. Il confessa lui-même assez hautement son erreur et ses écarts, lorsqu’il donna les mains à l’élargissement du prisonnier à la sollicitation d’un des plus respectables membres du Conseil législatif de la province, (M. Levesque) : mais ce ne fut-là qu’une lueur de justice qui ne brilla quelques moments que comme un éclair ; le lendemain, le Général Haldimand redevint lui-même. Sans ancien ni nouveau délit constaté, ni même raisonnablement allégué, il rétracta sans façon sa parole d’homme d’honneur et de juge, en vraie girouette, (c’est l’expression technique de son lieutenant-gouverneur, M. Cramahé), dont la raison et l’équité variaient au gré des vents de ses caprices ou de ses passions : mais après quelques mois de détention, il fallait sauver les apparences et justifier la violence aux yeux de tout un peuple, scandalisé de l’emprisonnement d’un ancien magistrat dans la colonie. On crut y réussir en laissant entre les mains de M. du Calvet la voie presque ouverte pour recouvrer la liberté. Sa prison fut souvent très-mal gardée au dehors ; au dedans, les fenêtres de sa chambre n’étaient exhaussées que d’environ une toile et demi au dessus du jardin : aucune barricade n’en défendait la sortie. On s’imagina qu’à force de tortures et d’oppressions, on le réduirait à prendre le parti d’une fuite, qui était tout à son choix : mais il n’eut garde de donner dans le piège tendu et de fournir à ses ennemis des armes contre son innocence. Il souffrit tout constamment, résolu et déclarant ouvertement sa résolution de faire tout punir par la loi. Témoin de cette inébranlable fermeté, on leva enfin le masque.

Le 2 mai de l’année 1783, c’est à dire deux ans et huit mois depuis la détention, M. Prenties, prévôt martial, se rendit officiellement dans la prison de M. du Calvet, pour lui signifier à la militaire que ses fers étaient brisés, par voie de fait, et qu’il était désormais libre. Le prisonnier dédaigna hautement d’une liberté que l’oracle même de la justice légale n’aurait pas prononcé de sa propre bouche : mais c’était la force qui avait signalé les prémisses de son emprisonnement ; ce fut la force dont on emprunta le ministère pour en marquer l’époque finale. M. du Calvet fut donc chassé de la prison sans pouvoir obtenir même la copie de l’acte original en vertu duquel il était élargi. Le despote Haldimand commença l’oppression et il la finit en despote.

La personne de ce général, élevée au-dessus des lois en vertu de sa dignité, est inabordable à Québec à tous les traits de la justice civile. M. du Calvet ne fut donc pas plus occupé de ses préparatifs pour réclamer celle d’Angleterre : il consacra les premiers jours de sa liberté à multiplier les précautions de sagesse, pour obvier, durant son absence, à l’entier dépérissement des tristes restes de sa première fortune. Ce soin paternel qu’il devait à la destinée future de son fils, une fois rempli, peu de jours après son élargissement, il fit inscrire son nom dans la liste des passants en Angleterre, à l’office public érigé dans la province à cette fin. À peine eut-il obtenu par les instances réitérées la signature de son passe-port, que, bravant la fureur des vents contraires, il ne balança pas de voguer dans une frêle nacelle vers un vaisseau détenu par le mauvais temps vers l’extrémité de l’île d’Orléans ; heureux d’avoir ainsi brusqué son départ ; car il lui est revenu depuis, sur de bonnes autorités, que le repentant de sa malavisée indulgence, le gouverneur, avait fait des recherches après lui, sans doute pour le rengager dans les fers.

À son arrivée à Londres, le 24 septembre de l’année 1783, c’était le Lord North qui tenait en main les rênes du ministère pour le département de l’Amérique. Visites, lettres, sollicitations personnelles, protections étrangères, tout fut mis en usage pour extorquer une audience de ce ministère et en arracher au moins une lueur d’espérance de justice : mais rien ne fut capable de réveiller la dormante seigneurie de la léthargie inanimée où était ensevelie son équité. Son sous-secrétaire d’État même, quoique plus alerte d’âge et de caractère, affecta, de commande sans doute, l’assouplissement de son principal. M. du Calvet fut seulement informé par des personnes de confiance et de crédit, qu’à la lecture de ses plaintes, le Lord North s’était écrié, « que ce n’était pas à un homme ruiné et isolé tel que M. du Calvet, à lutter contre un Grand de la fortune et du crédit du général Haldimand, à qui après tout il restait toujours ouverte la voie de la Suisse, où les lois d’Angleterre ne s’aviseraient pas de le poursuivre et beaucoup moins de l’atteindre. »

M. du Calvet projetait de déférer cette inique réponse et ces indignes procédés au Tribunal général de la nation, lorsque Sa Majesté jugea devoir à la gloire de sa couronne et à celle de son règne la déposition de ce trop léthargique ministre. À l’avènement du présent ministère, les matériaux, que M. du Calvet avait confiés dans les mains de ses amis, avaient été digérés et mis en œuvre : il avait sous presse son mémoire dédié au roi, où est tracée sous les couleurs naturelles l’histoire lamentable des persécutions despotiques et tyranniques du général Haldimand. Dans ses adresses à Milord Sydney, M. du Calvet débutât par présenter à ce seigneur, le 18 du mois de mars dernier, une requête en vertu de laquelle il réclamait, en forme juridique, un ordre royal à son persécuteur de comparaître à Londres, voie unique pour l’amener sous la juridiction des tribunaux d’Angleterre. Après ce premier pas, le mémoire se trouvant imprimé en entier, il eut l’honneur de le présenter à ce ministre, qui, avec une bonté digne de lui, se chargea personnellement, le 20 du dit même mois de mars, de l’exemple destiné pour Sa Majesté. C’est la variation des réponses ministérielles en conséquence, expliquées dans les lettres suivantes, qui a décidé de leur publication, afin, à tout événement, de ménager à l’opprimé une ressource pour une satisfaction que tout lui fait une devoir de poursuivre partout où les lois pourront la lui offrir.

Si la tyrannie exercée avec une insolente audace à Québec ne trouvait à Londres que des protecteurs, des fauteurs, des coopérateurs de connivence et d’inaction, c’est-à-dire que serait fait de la province de Québec ; cette colonie, opprimée non-seulement dans la personne de M. du Calvet, mais encore d’une foule d’autres, que la même tyrannie a déjà ou exterminée sourdement de dessus la face de la Terre, ou précipités dans l’abîme d’une indigence qui ne peut plus désormais que gémir et souffrir ; cette infortunée colonie, dis-je, serait donc autorisée, par les statuts du contrat social et par l’esprit même humain et libre de la constitution d’Angleterre, à pourvoir efficacement elle-même, contre la nuée de tyrans qui menaceraient de la foudroyer de toutes parts : terrible autorisation, pour un peuple aussi brave et aussi élevé de sentiments que les Canadiens se sont constamment montrés, jusques sous l’empire de leurs premiers souverains. Mais les Anglais, voyant alors siéger au milieu d’eux un despotisme sourd, qui s’essayerait d’abord sur des sujets éloignés, ne devraient-ils pas trembler de le voir bientôt se rabattre sur eux-mêmes ? La cause de M. du Calvet est donc la cause de toutes les parties de la nation. Au reste, on a cru devoir publier, avec ces lettres, l’épître dédicatoire au roi, déjà placée au frontispice du mémoire imprimé, parce que cette application au souverain, étant le premier appel public fait à la justice de l’État, il doit figurer à la tête de ceux quil’ont suivi.