Trente ans de Paris/Villemessant

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Marpon et Flammarion (p. 25-44).

VILLEMESSANT[1]

Je vais quelquefois — quand mon besoin personnel et le hasard de mes courses coїncident — me faire rogner la barbe ou tailler les cheveux chez Lespès. Un coin curieux et bien parisien, cette grande boutique de barbier, tenant tout l’angle de la maison Frascati, entre la rue Vivienne et le boulevard Montmartre ! Comme clients, le Tout Paris, c’est-à-dire cet infiniment petit morceau de Paris qui mène son train entre le Gymnase et l’Opéra, Notre-Dame-de-Lorette et la Bourse, et s’imagine exister seul : des coulissiers, des comédiens, des journalistes ; sans compter la légion agitée, affairée, des bons boulevardiers qui ne font rien. Vingt ou trente garçons en permanence frisent et rasent tout cela.

Surveillant tout, l’œil aux rasoirs et aux pots de pommade, çà et là, rôde le patron, Lespès, petit homme alerte que la fortune faite (car il est très riche) aurait pu engraisser, mais que certaine ambition déçue entretient dans un état de fièvre convenable. C’est dans cette maison vraiment prédestinée, qu’il y a vingt ans, à l’entre-sol même où Lespès fait la barbe, le Figaro avait ses bureaux. Voici le couloir, les abonnements, la caisse et, derrière une grille en fil de fer, l’œil rond et le bec du père Legendre, toujours irrité, rarement aimable, comme un perroquet qui serait caissier. Voici la salle de rédaction (Le public n’entre pas ! sur les vitres dépolies de la porte) ; quelques chaises, une grande table avec un immense tapis vert. Je vois encore tout cela distinctement et je me vois moi-même timide, assis dans un coin, serrant sous le bras mon premier article paternellement roulé et ficelé. Villemessant n’était pas rentré, on m’avait dit d’attendre : j’attendais.

Ils étaient ce jour-là une demi-douzaine autour de la table verte, en train de dépouiller des journaux, d’écrire. On riait, on causait, on grillait des cigarettes ; la cuisine infernale se faisait gaiement. Parmi eux, un petit homme à figure rouge, sous des cheveux tout blancs, relevés, qui lui donnaient un air de Riquet à la Houppe. C’était M. Paul d’Ivoy, le chroniqueur célèbre, enlevé au Courrier de Paris à prix d’or, Paul d’Ivoy, enfin, dont les appointements fabuleux (ils étaient fabuleux pour l’époque, mais le paraîtraient moins maintenant) faisaient l’envie et l’admiration des brasseries littéraires. Il écrivait en souriant comme un homme content de lui-même ; les carrés de papier allaient se noircissant sous sa plume ; moi, je regardais écrire et sourire M. Paul d’Ivoy.

Tout à coup un bruit de pas lourds, une voix joyeusement éraillée : Villemessant !


Les plumes grincent, les rires cessent, les cigarettes se dissimulent, Paul d’Ivoy seul relève la tête et, familièrement, ose contempler le dieu. Villemessant : « Très bien, mes enfants, je vois qu’on est en train… ( À Paui d’Ivoy, d’un air bon garçon) : Êtes-vous content de votre chronique ? » — Paul d’Ivoy : « Je la crois réussie. » — Villemessant : « Allons, tant mieux ; ça se trouve parfaitement, comme ce sera votre dernière… » — Paul d’Ivoy (tout pâle) : « Ma dernière ? » Villemessant : « Parfaitement ! je ne plaisante pas… votre copie est assommante… il n’y a qu’un cri sur le boulevard… voilà assez longtemps que vous nous embêtez. »


Paul d’Ivoy s’était levé : « Mais, monsieur, notre traité ? — Notre traité ? elle est bien bonne ! Essayez de plaider, ce sera drôle ; je donnerai lecture de vos articles en plein tribunal, et nous verrons s’il y a un traité qui me force à fourrer dans mon journal de pareilles niaiseries ! » Villemessant était homme à faire comme il le disait, et Paul d’Ivoy ne plaida point. Mais c’est égal, cette façon de secouer sa rédaction par la fenêtre, comme un vieux tapis, me donna froid dans le dos, à moi naїf. J’aurais voulu être à cent pieds sous terre avec mon malheureux manuscrit ridiculement roulé. C’est une impression sur laquelle je n’ai jamais pu revenir. J’ai vu souvent Villemessant depuis, toujours il s’est montré fort aimable, et toujours j’ai ressenti en le voyant le frisson de désagréable terreur que dut ressentir le petit Poucet à sa rencontre avec l’ogre.

Ajoutons pour être juste que, plus tard, à la mort de ce même Paul d’Ivoy si brutalement exécuté, ce fut Villemessant — ogre doublé d’un saint Vincent de Paul — qui voulut se charger de la pension de ses enfants.

« Est-il bon ? est-il méchant ? » On est embarrassé pour répondre, et la comédie de Diderot semble écrite à son intention. Bon ? il l’est, certainement ! Méchant aussi, suivant le jour et l’heure ; et un peintre pourrait, sans mentir d’une ligne ni d’un ton, faire de lui deux portraits : l’un paterne, l’autre cruel, l’un tout en noir, l’autre tout en rose, qui ne se ressembleraient pas entre eux et pourtant ressembleraient au modèle.

À vouloir raconter sur cette singulière dualité les anecdotes caractéristiques, on n’aurait vraiment que l’embarras du choix.

Avant la guerre, j’avais fait la connaissance d’un brave homme, père de famille, employé au bureau central des postes, dans la rue Jean-Jacques Rousseau. Au moment de la Commune, cet homme resta à Paris. Avait-il au fin fond du cœur quelque faiblesse pour l’insurrection ? Je n’en jurerais pas. S’était-il dit qu’après tout, les lettres continuant d’arriver à Paris, il fallait quelqu’un pour les classer, les distribuer ? C’est possible encore. Peut-être aussi qu’avec une femme, de grandes filles, un déplacement subit ne lui était pas facile. Paris s’est trouvé à cette époque contenir pas mal de pauvres diables dans une situation pareille, barricadiers par la force des choses, insurgés sans savoir pourquoi.


Toujours est-il que si, malgré les ordres de M. Thiers, mon ami resta à son bureau, derriére sa grille, triant ses lettres au bruit de la bataille comme si de rien n’était, il ne voulut accepter de la Commune ni avancement, ni augmentation. La Commune vaincue, il ne s’en vit pas moins — heureux d’échapper aux conseils de guerre — jeté sans ressources sur le pavé, destitué à la veille d’obtenir sa retraite.


Dès lors une existence lamentable et comique commença pour lui. Il n’avait pas osé annoncer à sa famille son renvoi de l’administration ; tous les matins ses filles lui préparaient la chemise frais empesée (il faut qu’un employé soit propre !), lui faisaient soigneusement, joyeusement, comme autrefois, son nœud de cravate et l’embrassaient sur la porte, à l’heure réglementaire, s’imaginant qu’il allait à son bureau. Le bureau ? Ah ! il était loin, le bureau, frais l’été, bien chauffé l’hiver, où les heures coulaient si paisibles. Il fallait maintenant battre Paris, sous la pluie, à travers la neige, cherchant un emploi qu’on ne trouvait jamais, et rentrer le soir, la mort dans l’âme, mentir, inventer des histoires sur un sous-chef qui n’existait pas, sur un garçon de bureau fantastique, tout en se donnant un petit air gai. (Je me suis servi du pauvre homme pour le type du père Joyeuse dans mon roman du Nabab ; en quête d’une place, lui aussi, mentant à ses filles.) Je le rencontrais quelquefois, c’était navrant. Sa détresse me décida à aller trouver Villemessant. Villemessant, pensais-je, lui trouvera bien un petit coin au Figaro, dans l’administration. Impossible : toutes les places étaient prises. Et puis un communard, pensez donc ! le beau tapage si on avait découvert que Villemessant employait dans ses bureaux un communard ! Pourtant, l’histoire des petites filles, des chemises blanches, des nœuds de cravate, avaient, paraît-il, attendri l’excellent ogre.

— Une idée ! dit-il, combien gagnait par mois votre protégé ?

— Deux cents francs.

— Eh bien ! je vous remettrai pour lui deux cents francs par mois jusqu’à ce qu’il ait trouvé une place. Il aura toujours l’air d’aller à son bureau, ses filles lui feront toujours ses nœuds de cravate… — Et, pour conclusion à son discours, l’éternel : « Elle sera bien bonne ! »

Elle fut bien bonne en effet : trois mois durant, le bonhomme toucha sa petite rente. Au bout de trois mois, ayant trouvé enfin une place, il économisa tant et tant, et se serra si fort le ventre, qu’un beau matin il m’arriva avec les six cents francs et une belle lettre de remerciements pour M. de Villemessant, dont je lui avais révélé le nom, et que, malgré le dissentiment politique, il appelait noblement son bienfaiteur. Je portai le tout à Villemessant :

— Elle est bien bonne ! Mais je l’avais donné, cet argent !… il veut me le rendre… C’est la première fois que ça m’arrive. Et un communard, encore, elle est bien bonne !

C’étaient des exclamations, des rires, un enthousiasme ! Villemessant s’en renversait dans son fauteuil. Mais voici qui va achever de vous peindre l’homme : joyeux, ravi, et de la bonne action qu’il avait faite, et du plaisir bien naturel qu’on éprouve — si sceptique soit-on — à ne pas se sentir dupe et à ne pas avoir obligé un ingrat, Villemessant, tout en causant, s’amusait à manier les six cents francs et à les ranger en six petites piles sur la table. Tout à coup, se retournant vers moi :

— Eh ! dites donc, Daudet, il manque cent sous à notre compte !

Il manquait cent sous en effet, une malheureuse piécette en or oubliée dans un pli de doublure. Au plus beau de l’enthousiasme, l’homme pratique apparaissait.

Tel est cet homme compliqué, très réfléchi, très malin au fond sous une apparence de bonhomie et de prime-saut, à faire croire que Toulouse est proche voisine de Blois et que les tourelles de Chambord se mirent dans un des bras de la Garonne.

Dans la vie privée et même publique, Villemessant a érigé la familiarité en principe, vis-à-vis des autres, bien entendu ! car il exige volontiers le respect dès qu’il s’agit de lui-même. Au lendemain d’un de ces échos au picrate qu’il avait coutume d’introduire dans le journal, au dernier moment, quand les presses roulent, Villemessant est mandé à la présidence du Corps législatif. (Ceci se passait sous l’Empire.) Il s’agissait, je ne crois pas me tromper, du fameux « Morny est dans l’affaire », dont les vieux boulevardiers doivent se souvenir. Le duc était très fáché ou feignait de l’être, mais le garçon de Blois ne se démonta point :

— Comment ! monsieur le duc, ce n’est donc pas pour me décorer que vous m’avez fait appeler ?… Ce garde de Paris avec son pli cacheté, son casque, peut se vanter de m’en avoir donné une d’émotion… mes rédacteurs illuminent déjà… Cette fois, par exemple, elle est bien bonne !… — Puis vite une histoire, une anecdote, un mot bien fin, bien parisien, enveloppé dans un gros rire ; avec cela des airs pénétrés, une joie intime et visible de dire : « Monsieur le duc ! » et le grief était oublié.

Ailleurs, chez Persigny, par exemple, la familiarité réussissait moins ; et Villemessant vit certain jour, dans la froide atmosphère officielle, ses plus tourbillonnantes bouffonneries geler en l’air, et retomber raides. Mais Morny, lui, pardonnait tout ; cet homme raffolait de Villemessant, et grâce à sa souveraine protection le Figaro pouvait se permettre mille frasques. Aussi, quel respect, quelle vénération pour le président : je vis le moment où on allait lui construire une petite chapelle dans l’épaisseur des murs du bureau de rédaction, comme au génie protecteur du lieu, comme à un dieu Lare. — Ce qui n’empêcha pas le Figaro de publier un matin, en belle place, à propos du théâtre de M. de Saint-Rémy, (c’est le pseudonyme que prenait le duc pour faire de la littérature), un article d’Henri Rochefort, corrodant comme une éprouvette d’acide, pénétrant et désagréable comme un cent d’aiguilles oublié sur un fauteuil.

— Pourquoi ce monsieur Rochefort m’en veut-il ? Je ne lui ai jamais rien fait ! disait le duc avec la vanité naїve à laquelle n’échappent point les plus délurés hommes d’État, quand ils ont trempé le doigt dans l’encre ; et Villemessant, prenant des mines désolées, s’écriait :

— C’est épouvantable !… Avec moi, un pareil article n’aurait jamais passé… vous me voyez désolé… Mais, ce jour-là, précisément, je ne suis pas allé au journal… les gredins en ont profité… je n’ai pas revu les épreuves.

Le duc pensa ce qu’il voulut de l’excuse ; mais le numéro faisait du bruit. On se le montrait, on se l’arrachait. Villemessant n’en désirait pas davantage.

Villemessant, on le voit d’après cela (et c’est ce qui fait au fond l’unité de cette nature en apparence diverse et contradictoire) est avant tout, par-dessus tout, l’homme de son journal. Après les tâtonnements du début, des bordées tirées çà et là un peu au hasard dans l’existence, des pointes poussées à tous les coins de la rose des vents, une fois la voie trouvée, il s’est fixé et a filé droit. Son journal est devenu sa vie.

L’homme et l’œuvre se ressemblent ; et jamais personne, on peut le dire, ne fut plus exactement taillé à la mesure de son destin. D’une activité étonnante, vivant, remuant, déplaçant une quantité d’air énorme, sobre avec cela, comme on l’était jadis, ce qui étonne les gens d’aujourd’hui ; ne buvant pas, ne fumant pas, ne craignant ni le bruit, ni les coups, ni les aventures ; peu scrupuleux au fond, toujours prêt à jeter les préjugés par-dessus bord, et n’ayant jamais eu de foi politique bien profonde, mais aimant à faire parade d’un légitimisme assez platonique et d’un certain respect qu’il suppose bien portés, Villemessant était le capitaine qu’il fallait pour commander ce hardi corsaire qui, vingt ans durant, sous pavillon du Roy semé de fleurs de lys, a fait la course un peu pour son compte.

Il est tyrannique, capricieux ; mais allez au fond, et toujours l’intérêt du journal vous donnera le pourquoi de sa tyrannie et de son caprice. Nous sommes en l’an de grâce 1858, au Café des Variétés, ou au Café Véron, sur les onze heures, un jeudi.


Le Figaro vient de paraître, Villemessant déjeune. Il cause, essaie des anecdotes qu’il mettra dans le prochain numéro, si elles font rire, qu’il oubliera si elles font four. Il écoute, interroge : — « Que pensez-vous de l’article d’un tel ? « — Charmant ! — Du talent, n’est-ce pas ? — Énormément de talent ! » Villemessant monte au journal radieux : « Où est un tel ? Faites-moi venir un tel !… énormément de talent !… il n’y a que lui !…, tout Paris parle de son article ! » Et voilà un tel félicité, choyé, augmenté. Quatre jours après, à la même table, le même convive déclare l’article du même un tel ennuyeux, et Villemessant se dresse encore, non plus radieux, mais furieux, non plus pour l’augmenter, mais pour lui régler son compte. C’est sans doute à la suite d’une de ces consultations entre poire et fromage que se produisit la scène entre Villemessant et Paul d’Ivoy, qui scandalisa si fort ma candeur première.

Qu’importe un rédacteur à Villemessant ! Celui-ci parti, un autre se retrouve ; et le dernier venu est toujours le meilleur. Selon lui, tout homme a son article dans le ventre, il ne s’agit que de le faire sortir. Monselet avait brodé là-dessus une ravissante légende : Villemessant rencontre un ramoneur dans la rue ; il l’amène au Figaro, le débarbouille, l’assied devant du papier et lui dit : « Écris ! ». Le ramoneur écrit, et l’article se trouve charmant. C’est ainsi que le Tout Paris, illustre ou obscur, qui tient une plume, a traversé le Figaro. C’est ainsi que de braves garçons — voyant se renouveler en leur faveur l’histoire du quatrain de Saint-Aulaire, — ont eu, pour une heureuse trouvaille de quinze lignes, leur quart d’heure de célébrité. Après, le miracle ne se renouvelant plus, on les déclarait vidés, et vidés par Villemessant. J’ai connu un Paris rempli ainsi de gens vidés. Époque de candeur où l’on était vidé pour quinze lignes !

Non pas que Villemessant méprise la littérature, au contraire ! Peu lettré lui-même, il a pour les gens qui écrivent bien, qui tiennent leur langue (c’est son terme), un respect de paysan pour le latin de son curé. Mais il se rend compte instinctivement, et non sans raison, que ce sont là choses de gros livres et d’académie. À des galettes de ce poids et de cette taille, il préfère pour sa boutique le fin feuilleté parisien. Il disait un jour à Jouvin devant moi, avec la cynique franchise que sa rondeur fait pardonner :

— Vous soignez vos articles, ils sont d’un lettré, chacun le constate, remarquables, savants, admirablement écrits, je les publie. Eh bien ! dans mon journal, personne ne les lit.

— Personne ne les lit ? par exemple !

— Voulez-vous faire un pari ? Daudet est là et sera témoin. J’imprimerai le mot de Cambronne au beau milieu d’un de vos morceaux les plus soignés, et j’ai perdu si quelqu’un s’aperçoit de la chose !

Mon impartialité de témoin m’oblige à dire que Jouvin ne voulut pas parier.


  1. Écrit en 1870.