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Œuvres de Vauvenargues, Texte établi par D.-L. Gilbert, Furne et Cie, éditeurs (p. np-500).




ŒUVRES

DE

VAUVENARGUES




IMPRIMERIE MAULDE ET RENOU
Rue de Rivoli, 144


ŒUVRES

DE

VAUVENARGUES

ÉDITION NOUVELLE

PRÉCÉDÉE DE
L’ÉLOGE DE VAUVENARGUES
COURONNÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE

ET ACCOMPAGNÉE DE NOTES ET COMMENTAIRES

PAR
D.-L. GILBERT


PARIS
FURNE ET CIE, ÉDITEURS
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 45

1857


ŒUVRES

DE

VAUVENARGUES

ÉDITION NOUVELLE

PRÉCÉDÉE DE
L’ÉLOGE DE VAUVENARGUES
COURONNÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE

ET ACCOMPAGNÉE DE NOTES ET COMMENTAIRES

PAR
D.-L. GILBERT


PARIS
FURNE ET CIE, ÉDITEURS
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 45

1857



AVERTISSEMENT

SUR CETTE NOUVELLE ÉDITION.




En 1746, en même temps que l’Essai sur l’Origine des connaissances humaines de Condillac, et les Pensées philosophiques de Diderot, parut, chez le libraire Antoine-Claude Briasson, rue Saint-Jacques, à Paris, un petit volume in-12, de moins de 400 pages, dont l’auteur avait gardé l’anonyme. L’auteur était M. le marquis de Vauvenargues, et le volume se composait d’une Introduction à la Connaissance de l’Esprit humain, de vingt-deux Réflexions sur divers sujets, de onze Conseils à un Jeune homme, de cinq Réflexions critiques sur quelques poètes, de deux Fragments sur les Orateurs et sur La Bruyère, enfin d’une Méditation sur la Foi, suivie d’une Prière. Puis, le volume n’ayant pas paru assez long, disait Vauvenargues lui-même, il y avait joint un certain nombre de Maximes qu’il n’avait pas destinées à voir le jour.

L’année suivante, le même libraire publia une seconde édition de ce livre, que l’auteur avait préparée, mais que la mort l’avait empêché d’achever ; les abbés Trublet et Séguy y mirent la dernière main, et en surveillèrent l’impression. Elle ne différait de la première que par quelques corrections, retranchements, et additions, dont Vauvenargues donne le détail dans son Discours Préliminaire.

En 1797, le marquis de Fortia d’Urban, compatriote de Vauvenargues, ajouta aux deux éditions originales quelques morceaux posthumes, dont la famille et les amis du moraliste lui avaient donné communication[1]. Le travail de Fortia, et, bientôt après, les Mémoires de Marmontel, rappelèrent l’attention du public sur le livre et sur l’auteur, que Voltaire avait désignés à la gloire, et qui, toutefois, depuis près de cinquante ans, étaient, peu s’en faut, oubliés.

L’édition Suard suivit d’assez près[2]. Elle était précédée d’un travail, souvent réimprimé depuis, sur la vie et les écrits de Vauvenargues, et augmentée d’un assez grand nombre de morceaux inédits. L’éditeur donnait, en outre, des notes de Voltaire et de Morellet, auxquelles il avait joint les siennes[3].

Enfin, en 1821, parut l’édition-Brière, en 3 vol. in-8o, tirée, deux ans après, en 3 vol. in-18, dont un se composait d’œuvres nouvelles.

Ainsi, depuis plus d’un siècle que Vauvenargues est mort, il n’a été publié, en réalité, que trois éditions de ses œuvres, je veux dire celles de 1797, de 1806, et de 1821, les autres, en petit nombre d’ailleurs, n’étant que de simples réimpressions.

Je donne aujourd’hui la quatrième, et voici à quelle occasion : l’Académie française ayant proposé l’Éloge de Vauvenargues, comme sujet du prix d’Éloquence à décerner en 1856, je voulus savoir, dans le dessein où j’étais de prendre part au concours, s’il ne restait pas quelque partie inédite de l’œuvre du moraliste. Je n’eus pas lieu de regretter ma peine ; car, dès les premières recherches, à Paris, et en Provence, patrie de Vauvenargues, les découvertes que je fis[4], dans les dépôts publics et dans les collections particulières, me fournirent bientôt la preuve que l’édition-Brière, la plus complète qui eût paru jusqu’alors, était bien incomplète encore, et, d’ailleurs, souvent fautive ; que le public n’avait guère que la moitié de ce que Vauvenargues a écrit, et que le travail des précédents éditeurs était non-seulement à achever, mais presque entièrement à refaire. Dès les premiers mois de l’année dernière, je tentai l’entreprise ; mais peut-être, rebuté par sa longueur même, ne l’aurais-je pas menée à fin, si le résultat du concours ouvert pour l’éloge de Vauvenargues ne m’eût imposé, envers sa mémoire, une sorte de devoir pieux, dont j’étais tenu à m’acquitter, dans la mesure de mes forces. Aujourd’hui, le travail fait, je viens rendre mes comptes au public.

Pour la partie de ses œuvres que Vauvenargues a publiée lui-même, la tâche était tout indiquée : les deux éditions originales faisant foi, il n’y avait qu’à les suivre, tant pour l’ordre des matières que pour le texte ; cependant, elles n’avaient pas été toujours suivies par les précédents éditeurs, et bien des fautes leur étaient échappées, que j’ai dû corriger. La difficulté commençait aux œuvres posthumes : la distribution confuse qui en avait été faite jusqu’alors, avait frappé, non-seulement les critiques, qui regardent de près aux choses, mais même les lecteurs les moins attentifs. Telles Réflexions, par exemple, se rapportant à un même ordre d’idées, et souvent s’expliquant les unes par les autres, avaient été indûment séparées ; je les ai rapprochées. J’ai mis, de même, dans un ordre qui m’a semblé plus logique les Caractères, partie considérable, et trop peu connue, de l’œuvre de Vauvenargues (voir, à ce sujet, la 2e note de la page 291, et celles des pages 315 et 350). Tels Discours revenaient jusqu’à trois fois, avec des différences peu sensibles, à quelques pages de distance (voir les 1res notes des pages 151 et 190) ; de même, dans les Caractères, pour une variante de quelques lignes, et souvent de quelques mots, des pages entières étaient répétées ; de plus, tel morceau, faisant corps ici, reparaissait là, dépecé en maximes ; enfin, pour les Maximes elles-mêmes, un remaniement complet était à faire. Dans sa seconde édition, Vauvenargues en avait supprimé plus de deux cents que les divers éditeurs avaient cru pouvoir rétablir, de leur chef, d’après la première édition, malgré l’intention expresse de l’auteur (voir la 1re note de la page 472) ; déjà semblable liberté avait été prise pour plusieurs morceaux, entre autres, pour le parallèle entre Corneille et Racine (voir la 1re note de la page 239). D’un autre côté, certaines Maximes étaient répétées mot pour mot ; enfin, les pensées posthumes n’étaient pas distinguées de celles que Vauvenargues avait publiées lui-même. J’ai donné d’abord celles que l’auteur avait maintenues dans sa seconde édition, et j’ai mis à la suite les pensées posthumes, mais en marquant la séparation ; puis, j’ai joint, à titre de variantes, aux Maximes définitives, celles qui n’en différaient que par quelques détails de rédaction, et j’ai rejeté à la fin, imprimées en caractères plus petits, celles que Vauvenargues avait mises au rebut. Dans toute l’édition, d’ailleurs, en tenant un compte scrupuleux des véritables variantes, que l’on trouvera toujours placées au-dessous du texte auquel elles se rapportent, j’ai mis mes soins à retrancher les répétitions, qui, non-seulement grossissaient inutilement le volume, mais déroutaient ou fatiguaient l’esprit du lecteur, et c’est grâce à ces suppressions très-nombreuses que j’ai pu donner, en deux volumes in-8o, le double, au moins, de ce que l’édition-Brière donnait en trois.

Quant aux notes, j’ai conservé, autant que je l’ai pu, celles des précédents commentateurs ; cependant, j’ai dû en retrancher un certain nombre parmi celles de Fortia, de Morellet et de Suard ; souvent, elles remarquaient dans le texte de l’auteur, ici, une expression incorrecte, là, une phrase obscure, qui ne se trouvaient pas dans les deux éditions originales, ou dans les manuscrits que j’avais sous les yeux : la faute ayant disparu, il est clair que la correction devait disparaître en même temps. Au reste, si les trois éditeurs dont je parle tombent souvent à faux dans leurs remarques, ils ne sont pas toujours sans excuse : à part les deux editions originales qu’ils auraient pu suivre avec plus de respect, ils n’avaient entre les mains que des copies inexactes, ou des brouillons, qui ne contenaient pas l’expression dernière de la pensée de l’auteur ; bien des documents leur ont manqué, que j’ai pu réunir, et qui m’ont mis à même d’améliorer leur travail, en même temps que je le complétais.

La Bibliothèque du Louvre possède, sous le no 153, un manuscrit, petit in-4o, de 708 pages, entièrement écrit de la main de Vauvenargues. Il est composé d’une série de cahiers de grandeur inégale ; la pagination, faite après coup, n’en est pas toujours exacte ; par exemple, un Discours, commencé à la page 564, s’achève à la page 541. De plus, ce volume, mêlé de brouillons et de mises au net, est d’un dépouillement difficile : il faut chercher la version définitive d’un même morceau répété jusqu’à six ou huit fois, souvent sous des titres divers ; puis, quand on l’a trouvée, il faut reprendre, dans les versions préparatoires, les variantes qu’elles peuvent contenir. Non-seulement Vauvenargues revient sur ses idées avec une persistance qui en multiplie les expressions ; mais il en change, à tout moment, l’ordre ou la destination : c’est ainsi que telle page, placée d’abord dans une Préface, se retrouve ensuite dans un Discours, et qu’il faut prendre garde aux doubles emplois reprochés, à juste titre, aux éditions précédentes. Cependant, si confuse qu’elle soit, comment, depuis plus d’un siècle, une mine aussi riche après tout, n’avait-elle pas été exploitée ? C’est que les éditeurs, en général, contents de ce qu’ils ont, ne s’inquiètent pas de ce qui leur manque ; c’est qu’au temps de Suard, pour ne parler que de lui, l’éditeur se croyait quitte envers l’auteur, quand il en avait donné au public un texte plus ou moins pur, précédé d’une notice plus ou moins exacte ; c’est qu’enfin, pour tirer parti de la plupart des cahiers du Louvre, il fallait pouvoir les mettre en regard de manuscrits plus corrects ou plus achevés.

Heureusement, ces moyens de contrôle ne m’ont pas manqué. Les ouvrages de Vauvenargues ne sont pas nombreux ; mais il en faisait, pour ses amis et ses correspondants[5], de nombreuses copies, répandues aujourd’hui dans les collections particulières. Il est rare qu’elles soient entièrement identiques ; elles donnent presque toutes, non-seulement des variantes ou des corrections, mais des additions considérables, que j’ai relevées avec soin, et dont le texte de cette édition a profité.

Je n’ai parlé jusqu’ici que des œuvres déjà publiées de Vauvenargues ; il me reste à parler de celles qui, dans ce volume, paraissent pour la première fois ; je dis dans ce volume, et non pas dans le volume supplémentaire, qui doit le suivre, et dont un Avertissement particulier donnera le détail. Elles se composent, sans compter les variantes, de 49 morceaux inédits[6], et de plus de 200 Maximes. J’ajoute que la plupart de ces morceaux ne sont restés inédits, que parce qu’ils sont les plus intéressants peut-être ; presque tous sont d’un caractère tellement intime et personnel, que Vauvenargues ne pouvait songer à les publier, du moins dans la forme où il les a laissés. Je ne crains pas, d’ailleurs, d’annoncer à l’avance que, dans la plupart de ces pages nouvelles, la beauté de la forme se joint à l’intérêt du fond : en y regardant de près, les lecteurs délicats n’auront pas de peine à se convaincre que Vauvenargues était en progrès constant pour le style, et qu’il allait devenir, à coup sûr, un des grands écrivains de notre langue. On reconnaîtra les morceaux inédits aux crochets qui les renferment, dans le courant du volume, et à la Table des Matières : au moyen de ce signe [ ], les lecteurs qui connaissent déjà Vauvenargues, pourront aller au plus pressé, c’est-à-dire aux parties neuves de cette édition. J’avertis, toutefois, que beaucoup de parties ne sont pas désignées comme nouvelles, qui le sont néanmoins, grâce aux versions plus complètes que les manuscrits m’ont fournies. Il n’est pas, peut-être, une page de Vauvenargues, qui, sans parler des menues corrections, ne soit augmentée d’une ou de plusieurs phrases inédites. Dans un premier travail, j’avais signalé, à leur place, ces additions partielles ; mais je me suis aperçu bientôt que leur nombre même en rendait l’énumération fastidieuse, que cette énumération, en multipliant les notes outre mesure, y mettait quelque confusion, et j’ai dû sacrifier l’amour-propre de l’éditeur à la clarté de l’édition.

Dans le commentaire, aussi bien que dans les œuvres elles-mêmes, il y a une partie nouvelle, composée de notes de La Harpe et de Voltaire, que j’ai mises également entre crochets, pour les distinguer de celles qui ont déjà paru dans les éditions précédentes. Les notes inédites de Voltaire ont été recueillies sur l’Exemplaire d’Aix, dont il sera souvent question, et au sujet duquel je dois au lecteur quelques renseignements.

À la Bibliothèque d’Aix, dite Méjanes, du nom de son principal donateur, il se trouve, sous le no 490, un exemplaire de la 1re édition de Vauvenargues, chargé de notes manuscrites. On y lit en tête : « Les notes qui sont à la marge de cet exemplaire, sont de la main de M. le marquis de Vauvenargues, auteur de cet ouvrage, et c’est sur cet exemplaire qu’a été faite l’édition publiée en 1747. » Cette note n’est pas signée, mais il est avéré qu’elle est du Président Jules Fauris de Saint-Vincens, ami et correspondant de Vauvenargues.

Dans un premier voyage à Aix, en examinant les notes dont il s’agit, je fus frappé, tout d’abord, d’y reconnaître deux écritures entièrement différentes : l’une forte, même un peu pesante, et conforme, de tout point, à celle de Vauvenargues, dont, depuis plusieurs mois, j’avais les manuscrits sous les yeux ; l’autre plus déliée, plus cursive, et ne pouvant être, évidemment, de la même main. Quant aux notes elles-mêmes, elles sont également de deux espèces, corrélatives aux deux écritures : les unes, qui appartiennent incontestablement à Vauvenargues, consistent en simples corrections, ou additions de mots, telles que les peut faire un auteur révisant son ouvrage ; les autres sont des remarques critiques, tant sur le fond que sur la forme, et leur vivacité, dans la louange ou dans le blâme, exclut l’idée qu’un auteur ait pu se les adresser à lui-même. En effet, pour ne citer que quelques exemples, comment supposer que Vauvenargues se parle à lui-même, à la seconde personne, dans des observations comme celle-ci : Vous contredites le chapitre du bien et du mal moral (voir la note de la Maxime 905e) ? Comment supposer qu’il qualifie de déclamation triviale et de vieux sermons deux de ses plus célèbres Maximes, la 875e et la 933e (voir les notes de ces Maximes) ? Comment le supposer surtout, quand on voit, dans sa seconde édition, que non-seulement il a maintenu la dernière de ces Maximes, mais qu’il a même renchéri sur l’expression ? Comment supposer qu’il se traite de capucin (voir la note de la Maxime 934e) ? Enfin, comment admettre que Vauvenargues se gratifie lui-même de louanges dans le genre de celles-ci, qui reviennent à chaque moment : Beau, bien ; très-beau, très-bien ; excellent ; admirable ; profond et juste ; on ne peut mieux ; cest grand ; comment a-t-on pu faire si bien, étant si jeune !

À première vue, j’affirmai que ces notes étaient de Voltaire, et ne pouvaient être que de lui. Outre que sa lettre du 13 mai 1746 établit qu’il avait annoté, sur-le-champ, l’exemplaire de la 1re édition que Vauvenargues lui avait adressé ; outre que le mot le plus expressif de ces notes, celui de capucin, se retrouve dans sa lettre à Vauvenargues, datée du commencement de mars 1746, je n’hésitai pas un moment à reconnaître son écriture. Cependant, je ne pouvais faire encore la preuve, n’ayant pas sous la main les pièces de comparaison nécessaires ; mais, à un second voyage, muni de lettres originales de Voltaire, que je possède, et dont plusieurs sont adressées à Vauvenargues lui-même, j’ouvris une sorte d’enquête, assisté de MM. Rouard, bibliothécaire, Mouan, sous-bibliothécaire d’Aix, et Prevost-Paradol alors professeur à la Faculté des Lettres de cette ville. M. Rouard, que l’autorité, d’ailleurs si respectable, du Président de Saint-Vincens[7] tenait en suspens, jusqu’à preuve contraire, se rendit lui-même aux résultats décisifs de l’enquête, et M. Mouan en rédigea immédiatement les principales conclusions, dans une petite brochure[8].

Ces notes inédites de Voltaire, que j’ai mises entre crochets, ne font pas double emploi avec celles que Suard a publiées[9], et que je donne également ; mais on y remarquera une même façon preste et vive, qui indique assez que les unes et les autres sont de la même main. À ces annotations diverses, j’ai ajouté les miennes, dans lesquelles je me suis attaché surtout, par des rapprochements multipliés, à coordonner, autant que possible, les pensées éparses de Vauvenargues. Grâce à ces rapprochements, qui signalent tour à tour les ressemblances ou les différences, le lecteur aperçoit mieux la suite du livre, et se rend un compte plus exact de la persistance ou de l’incertitude de l’auteur sur une même idée. On trouvera d’ailleurs, à la fin du volume supplémentaire, un Index alphabétique aussi complet que possible. Quoique j’aie remarqué et noté dans Vauvenargues bien des passages contestables, ou mêmes contradictoires, cependant, je n’ai pas discuté avec lui, si ce n’est dans le Traité sur le Libre-Arbitre, où ses opinions sont tellement extrêmes que je n’ai pu me défendre de les combattre[10]. Je n’ai pas donné non plus de biographie expresse de Vauvenargues : l’histoire de la vie d’un homme à qui le temps et les occasions d’agir ont si cruellement manqué, se réduit à peu près à l’histoire de ses sentiments et de ses idées, c’est-à-dire à une biographie purement morale, que j’avais indiquée déjà dans l’Éloge, et que j’ai achevée dans le commentaire des œuvres. Toute la vie de Vauvenargues est dans son livre, et le lecteur aura peut-être quelque plaisir à soulever avec nous le voile léger qui la couvre. Je puis, d’ailleurs, en donner l’assurance, Vauvenargues n’aura rien à perdre à cette minutieuse épreuve, que peu d’écrivains pourraient soutenir ; on l’aimait, dans le demi-jour où il était resté ; on l’aimera plus encore, dans la pleine lumière où j’ai tâché de le mettre.

Il me reste à m’excuser d’un aussi long avertissement ; mais le lecteur voudra bien remarquer peut-être que si j’ai eu beaucoup à dire, c’est que j’avais eu beaucoup à faire.

G.









.
ÉLOGE


DE VAUVENARGUES


DISCOURS


QUI A REMPORTÉ LE PRIX D’ÉLOQUENCE
DÉCERNÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE
DANS SA SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU 28 AOÛT 1856.


Les maximes des hommes décèlent leur cœur.
Vauvenargues, Maxime 107e.


S’il est une classe d’écrivains dont nous aimions à connaître la vie et le caractère, c’est celle des écrivains moralistes. Le droit qu’ils prennent de nous juger nous donne le désir de les juger à leur tour, et de voir s’ils ont été aussi exigeants pour eux-mêmes qu’ils le sont pour nous d’ordinaire. Quand ils viennent nous dire ce que nous devons être, nous voulons savoir ce qu’ils ont été, et il est rare que cette curiosité, après tout légitime, ne soit pas satisfaite. En effet, si désintéressé qu’il paraisse de son travail, le moraliste y met de lui toujours plus qu’il ne sait ou qu’il n’e veut y mettre, et, alors même qu’il prétend n’étudier que les autres, par les choses qu’il approuve ou qu’il reprend en eux, par les règles de conduite qu’il propose ou qu’il condamne, il nous permet de soupçonner au moins son caractère dans son œuvre, et de surprendre l’homme sous l’écrivain. Cependant, certaines conditions de réserve et de prudence sont, dans ce cas, nécessaires ; car tel moraliste vaut mieux, et tel vaut moins que son livre ; tel autre semble craindre de se produire, et demeure dans l’ombre de son tableau : Pascal, avant que de savantes et pieuses recherches l’eussent éclairé pour nous d’un jour nouveau, ne laissait voir, même au regard le plus clairvoyant, que quelques traits de sa grande figure, et la discrétion de La Bruyère est telle qu’il a gardé l’incognito, si l’on peut dire ; sa biographie n’existe pas ; les plus patientes études n’ont pu jusqu’à présent la découvrir dans son œuvre, et il faut renoncer peut-être à pénétrer dans l’intimité d’un des grands écrivains de notre langue, que tous voudraient connaître comme tous le lisent, et qui, selon toute apparence, ne saurait rien perdre à être connu. Seul peut-être parmi les moralistes, Montaigne s’est proposé de se peindre ; seul, du moins, il avoue ce propos, et il s’est en effet raconté avec cette complaisance de bonne foi qui fait le charme immortel de son livre. Toutefois, il est, à mon sens, un moraliste qui, sans le déclarer comme Montaigne, se traduit au moins aussi fidèlement dans son œuvre, et ce moraliste, c’est Vauvenargues. Le dirai-je même ? Si la sincérité de Montaigne n’est pas douteuse, celle de Vauvenargues est moins douteuse encore. Peut-être est-il permis de penser que, préoccupé du regard qu’il sollicite, Montaigne a pu, sans le vouloir, arranger un peu son personnage, et composer son maintien ; Vauvenargues, au contraire, ne donne à craindre ni apprêt, ni surprise. Ennemi du moi, comme Pascal, dédaigneux de la vanité, parce que c’est une passion petite et qu’il n’a de goût que pour les grandes, il est d’ailleurs trop jeune, et, sinon trop ignoré de lui-même, du moins trop peu satisfait encore, pour se mettre en scène. Aussi n’est-ce pas lui qui s’annonce ; c’est son âme qui le dénonce ; c’est son âme qui lui échappe et fait irruption dans son livre, pour l’éclairer de soudaines lueurs ; âme discrète, mais ouverte, qui ne s’impose pas au regard, parce qu’elle est simple, mais qui ne le fuit pas, parce qu’elle n’a rien à en redouter. Sur ce point, on mettrait volontiers, entre Montaigne et Vauvenargues, la différence que Vauvenargues met lui-même entre les héros de Corneille et ceux de Racine, et l’on dirait que, si l’un parle afin de se faire connaître, l’autre se fait connaître parce qu’il parle.

Oui, Vauvenargues n’a qu’à parler pour se faire connaître, parce que ses écrits ne sont, à les bien prendre, que des confidences involontaires ; et, cependant, Vauvenargues n’est pas généralement connu. Dans l’esprit du plus grand nombre, c’est un sage jeune et doux, à qui la sagesse ne coûta guère d’efforts, et qui, peu fait pour la vie extérieure, se borne à en contempler de loin les agitations. J’ose dire que lui donner si peu, c’est lui faire tort ; car Vauvenargues n’est pas seulement un sage ; c’est aussi, c’est surtout, un homme d’action ; l’homme d’action précède en lui l’écrivain, et l’inspire toujours. Il a voulu conduire les hommes avant de les instruire, et il ne se résout à suivre de loin le spectacle de la vie humaine, que quand la maladie et la mort prochaine l’empêchent d’y prendre un rôle. Aussi, montrer l’homme à l’œuvre, avant de montrer l’écrivain qui en procède ; exposer dans une biographie toute morale les agitations de cette âme fortement éprise de la vie du dehors ; faire ressortir le trait le plus remarquable et le moins remarqué peut-être dans Vauvenargues, la persévérance dans l’ambition, ambition aussi généreuse qu’ardente, je me hâte de le dire ; montrer en lui l’athlète vaillant au combat de la vie, qui lutte et grandit jusqu’au bout de ses forces, et quitte l’arène, blessé a mort, mais invaincu, et emportant avec lui tout son courage, et tout son respect pour cette vie terrestre qui lui échappe ; puis, chercher, retrouver l’homme dans ses écrits ; enfin, confirmer, en la lui appliquant, l’épigraphe que je lui emprunte : « Les maximes des hommes décèlent leur cœur, » tel est le plan que je me propose de suivre. Quand l’homme sera connu, l’éloge de l’écrivain sera déjà presque achevé. En effet, par une rencontre qui est à la fois le bonheur de ce sujet et la gloire de Vauvenargues, l’homme et l’écrivain sont chez lui tellement joints et en si parfait accord, que, montrer l’un, c’est déjà louer l’autre.


Dans l’histoire des hommes célèbres, rien n’attire plus que leurs commencements. On aime à voir poindre ces lumières encore mêlées d’ombre, et à surprendre sur les fronts, prédestinés ce premier rayon, qui n’est pas encore la gloire, mais qui en est la promesse et le gage. La vie de Vauvenargues ne donne pas ce plaisir, et la médiocrité même de sa fortune nous dérobe son enfance. Né à Aix, le 6 août 1715, d’un gentilhomme d’assez bonne souche, mais pauvre et sans grandes alliances, Luc de Clapiers, fils aîné du marquis de Vauvenargues, fut obscurément élevé dans un modeste manoir que l’on voit encore aux environs d’Aix ; à peine savons-nous qu’on le mit au collège de la ville prochaine, que la faiblesse naturelle de sa santé l’empêcha d’y faire des études suivies, et qu’il ne fut jamais en état de lire une page de latin, moins encore de grec. C’est a vingt-quatre ans qu’il se révèle : il a embrassé la seule carrière qui, avec celle de l’Église, fût alors ouverte aux jeunes gentilshommes, la carrière des armes ; il a six années de service dans le régiment du Roi ; il s’est fait remarquer dans la campagne d’Italie, il est capitaine, et il porte un surnom : ses camarades l’appellent le Père. Décerné par une armée entière à Turenne ou à Catinat, un pareil titre n’a rien d’étrange, et s’explique de soi ; mais, quand il s’agit d’un homme aussi jeune, et perdu dans les rangs inférieurs d’une armée, ce nom provoque plutôt, d’abord, le sourire que l’admiration, et nous fait craindre dans celui qui le porte un de ces sages prématurés, qui ne sont jamais jeunes, ou qui cessent trop tôt de l’être. Heureusement, lorsqu’on regarde de près au caractère et à la vie de Vauvenargues, on éprouve une surprise charmante à se convaincre que jamais nom ne fut donné plus sérieusement, ni plus sérieusement justifié. Quelques exemples, tirés des passions de cet âge, en donneront la preuve.

Commencerons-nous par ce qui est le commencement et la fin de tout pour la jeunesse, par l’amour ? Déjà le père est à côté du compagnon de plaisir. Ce n’est pas qu’il soit moins entraîné que ses amis ; ces amours prompts et faciles qui séduisent les jeunes gens jusqu’à ce qu’ils s’en repentent, non-seulement il les a connus, mais il les a chantés ; il vient de mettre la dernière main peut-être à ces poésies licencieuses dont il s’accusera bientôt, auprès de Voltaire, avec une confusion qui dut embarrasser un peu, j’imagine, l’auteur secret encore de la Pucelle. Mais, déjà sérieux même dans les choses légères, s’il cède au plaisir comme les jeunes officiers qui l’entourent, il y met, du moins, de nobles conditions : en vrai gentilhomme, il veut, même dans les attachements illégitimes, le respect de la parole une fois donnée, le respect de la femme quelle qu’elle soit ; il n’admet pas, il le dit lui-même, que sur ce point on sépare son estime de son goût[11]. Parlerons-nous d’un autre penchant cher à la jeunesse, de la libéralité ? Comme ses compagnons, Vauvenargues est libéral, prodigue même de sa bourse[12], mais il l’est autrement qu’eux : ce n’est pas cette prodigalité de tempérament, qui abandonne plutôt qu’elle ne donne, qui tient autant a l’imprévoyance de l’avenir qu’à l’effusion d’un bon cœur ; ce n’est pas cette prodigalité d’ostentation, qui pousse à faire montre d’un état qu’on ne peut longtemps soutenir, faiblesse commune aux jeunes gentilshommes d’alors, qui avaient encore tout l’orgueil de la situation qu’ils n’avaient plus ; chez Vauvenargues, c’est une libéralité raisonnée dans son élan, et qui s’autorise de cette remarque, singulièrement profonde pour un jeune homme, que la mesquine économie ne fait qua de misérables fortunes, et ne crée point d’empire sur les cœurs[13] ; il donne avec la réflexion de l’homme mûr, on dirait presque avec le calcul du politique. Parlerons-nous enfin de la guerre ? Ainsi que ses compagnons, Vauvenargues l’aime ; mais comment l’aime t-il ? Est-ce cette ardeur toute juvénile qui s’éprend de toute émotion forte, et, dans ces grandes mêlées humaines, s’enivre du bruit qu’elles font, des épées qui se brisent, du tambour qui bat, et du canon qui tonne ? Est-ce ce courage, trop intéressé pour qu’on l’admire, qui poursuit à travers tout obstacle l’avancement possible, qui aime la guerre pour ce qu’elle rapporte, et place l’héroïsme à intérêts ? Non ; ce que Vauvenargues regarde dans la guerre, c’est moins la mort qu’on y donne, que la mort qu’on y reçoit, ou qu’on y brave ; c’est moins le profit qu’on en tire, que l’emploi des qualités fortes qu’elle exige, la fermeté, la patience, les nuits passées au bord des fleuves glacés, les longues marches avec la faim et la soif pour compagnes, tout ce qui trempe l’âme enfin, tout ce qui l’élève.

Par ces vues à lui sur toutes choses, Vauvenargues est en avant de ses compagnons ; mais ce qui le distingue encore, c’est que, vivant comme eux par l’action, il vit de plus par la pensée. Il vient de les quitter, il rentre sous sa tente, et, cette nuit qu’ils achèvent dans le plaisir ou dans le repos, Vauvenargues l’emploie aux plus nobles occupations de l’esprit. Il écrit un Traite en forme sur le Libre-arbitre ; il regarde en lui et autour de lui, prend note à mesure, et déjà son observation s’affine, et le moraliste se prépare. Cependant, malgré cette vie à part, il ne prend aucun air de hauteur ou de supériorité ; il reste le compagnon, l’ami prêt à tous, et donne le premier l’exemple de cette généreuse expansion du cœur, dont il fera plus tard un des points de sa morale, sous le nom de familiarité. Mais l’amitié, telle qu’il la veut, n’est pas cette stérile camaraderie qui n’est souvent qu’une complicité de plaisir ; c’est cette affection plus mâle aussi bien que plus tendre, où le dernier mot du cœur se dit, mais en même temps où les esprits s’élèvent l’un par l’autre ; c’est l’amitié à la Pélopidas, c’est l’émulation à deux vers le bien ou vers le grand. Ainsi, la maturité de l’esprit s’ajoutait en lui à la jeunesse du cœur, et c’est sans doute à cet heureux mélange qu’il faut attribuer la singulière action que sa parole exerça toujours, même sur des hommes rompus à toutes les séductions du langage, même sur Marmontel, même sur Voltaire. En effet, il aimait à parler, et il était éloquent : Marmontel assure que les écrits de Vauvenargues ne donnent qu’une faible idée de l’éloquence de ses entretiens : « Il tenait, dit-il, nos âmes dans ses mains. » Qu’on se représente, sur ses compagnons, l’effet de cette parole, et l’on s’expliquera un des penchants de Vauvenargues, le penchant à discourir, je le dis sans blâme, qui se trahit non-seulement dans le ton parfois un peu monté, mais dans le titre même de bon nombre de ses ouvrages[14]. Qu’on se représente, enfin, ce qu’avait à la fois de remarquable et d’attachant, dans un homme aussi jeune, la réunion des qualités fortes et des qualités tendres, s’excitant ou se tempérant les unes par les autres, et l’on conçoit le respect qu’il impose, et l’autorité qu’il exerce sur ses compagnons ; il part du même point qu’eux : c’est pour cela qu’ils l’aiment ; mais il va plus haut et plus loin : c’est pour cela qu’ils l’admirent.

Les hautes espérances dont il était l’objet, il n’est pas douteux que Vauvenargues ne les partageât ; il sentait en lui cette invitation secrète qui attire à la gloire ceux qui sont faits pour elle. L’ambition, cette passion ardente qui exile les plaisirs dès la jeunesse, anime déjà toutes ses actions, comme elle animera bientôt tous ses écrits. Il n’y a pas pour lui de visée trop haute ; il n’a qu’une crainte, c’est de raser trop timidement la terre. « Êtes vous né pour la gloire, s’écrie-t-il sans cesse, il faut laisser parler le monde, et suivre hardiment votre essor… S’il arrive après cela que la fortune soit contraire, elle ne peut empêcher du moins que les grandes occupations n’élèvent et ne soutiennent l’âme ; … une âme un peu haute aime à lutter contre le mauvais destin,… et le combat lui plaît sans la victoire. » En effet, l’ambition de Vauvenargues sera plus obstinée que le mauvais destin ; toujours déçue, mais jamais lasse, elle poursuivra successivement son but dans trois carrières différentes ; puis, quand la mort sera là, n’ayant pu agir, il dira du moins ce qu’il a pensé ; il se soulèvera sur son lit de douleur, pour recueillir à la hâte ses méditations éparses, et les jeter au hasard de la postérité, comme le naufragé jette au hasard des flots les quelques lignes qu’ils porteront au rivage. Le respect de Vauvenargues pour la gloire va de pair avec son ambition : tout ce qui est grand, dans la guerre, dans la politique, dans les lettres, le saisit tout d’abord, et il a d’égales admirations pour Alexandre, pour Richelieu et pour Voltaire. Il va plus loin, et tel est son goût pour le mouvement et l’action, que Catilina même ne le rebute pas ; Vauvenargues ne peut se défendre d’une certaine indulgence pour ce génie sans vertu, mais non pas sans courage.

C’est dans la carrière des armes qu’il renferme d’abord ses espérances : « Il n’y a pas de gloire achevée, dit-il, sans celle des armes » ; et cette gloire, qu’il défendra contre Boileau et J.-B. Rousseau, il y prétend : les plus grands noms militaires ne l’effraient ni ne le découragent, et, lorsque parfois sa prudence et sa réflexion réclament contre une espérance rêvée de si loin, il s’assure contre lui-même par ces fières maximes : « Ce qui est présomption dans les faibles, est élévation dans les forts ;… les espérances les plus ridicules et les plus hardies ont été souvent la cause des succès extraordinaires ; » et il aspire, avec une généreuse audace, à la renommée des Catinat et des Villars.

Mais la Providence le réservait à une gloire plus tranquille. Sans parler de quelques mécomptes plus secrets, dont on trouve la trace dans ses derniers écrits[15], en moins d’une année, la campagne et la retraite de Bohème ont enlevé à Vauvenargues son ami le plus cher, Hippolyte de Seytres, épuisé sa modeste fortune, et détruit sa santé. « Une âme guerrière, dit Bossuet, est maîtresse du corps qu’elle anime » ; l’âme de Vauvenargues était faite pour tenter une pareille victoire ; mais son corps avait reçu de telles atteintes, que la lutte même n’était plus possible : il lui faut renoncer à cette carrière toute pleine de promesses, à ces camarades enthousiastes qui lui prédisaient tout haut ce qu’il se prédisait tout bas, a cette gloire enfin que son grand cœur mettait au-dessus de toutes les autres. C’est à ce premier coup de la fortune que la fermeté de Vauvenargues se déclare : la guerre lui échappe, il se tourne vers la diplomatie. Vauvenargues diplomate ! Qu’on ne s’en étonne pas ; ce contemplatif a toujours visé à la pratique et au maniement des hommes ; il revient souvent, avec une prédilection marquée, sur certaines qualités diplomatiques par essence, entre autres, sur ce qu’il appelle l’esprit de manège, qui sert à pénétrer et à rester impénétrable[16]. Qu’on ouvre les Maximes ; on voit qu’il a toute une diplomatie à lui, et qu’elle consiste à dérouter, à étourdir les habiles par la franchise même et la droiture. Il professe pour certaine habileté vulgaire le plus souverain mépris ; la feinte n’est pas seulement pour lui le moyen le moins digne, elle est le plus faible ; aussi, ce n’est pas au plus fin qu’il joue, c’est au plus fort, et pour lui la vérité est la force souveraine.

Vauvenargues, pendant près de deux ans, demande inutilement un emploi. Il offrait cependant « de servir dans les pays étrangers sans appointement et sans caractère, jusqu’à ce qu’on l’eût mis à l’épreuve[17]. » Ses. lettres à son colonel, M. de Biron, au Roi et au ministre Amelot, restèrent sans réponse, et, en conscience, on ne saurait s’en étonner : avec sa réserve un peu hautaine, il ne produisait d’autres titres que sa bonne volonté et son courage ; le ministre, il faut bien en convenir, ne pouvait deviner une aptitude discrète à ce point, et si peu probable dans un officier de vingt-huit ans[18]. Vauvenargues se lasse enfin d’attendre ; il envoie sa démission à M. de Biron, et il écrit sa seconde lettre à M. Amelot, morceau admirable, où la fierté du gentilhomme perce sous la dignité contenue de son accent. À ce moment, sans doute, il écrivait cette maxime inédite et transparente : « Si un homme est né avec l’âme haute et courageuse, s’il est laborieux, altier, ambitieux, sans bassesse, d’un esprit profond et caché, j’ose dire qu’il ne lui manque rien pour être négligé des grands et des gens en place, qui craignent encore plus que les autres hommes ceux qu’ils ne pourraient dominer. » Le ministre ne lut pas la maxime, mais il lut la lettre ; il sentit le coup, et lorsque, à cette hauteur d’un homme qui aime mieux se démettre de son grade que de risquer d’y être inutile, il put reconnaître qu’il y avait, en effet, dans ce jeune officier, plus qu’un solliciteur ordinaire ; lorsque surtout Vol— taire intervint avec cette vivacité passionnée qu’il apportait à ses amitiés comme à ses haines, lorsqu’il fit voir au ministre quel homme il venait de rebuter, lui disant : « Vous savez votre Démosthenes par cœur, il faut que vous sachiez votre Vauvenargues,  » Amelot, qui n’était pas seulement habile ministre, mais homme de goût, promit cette fois, et promit sincèrement. Vauvenargues reprend courage, et, en attendant une vacance, va s’enfermer dans son château solitaire, pour se préparer à son nouveau rôle. Il n’avait pour cela qu’à suivre des travaux déjà commencés, car il avait étudié non-seulement l’histoire, mais le droit public. Il est à supposer même que la carrière des négociations n’était pour lui qu’un acheminement aux affaires intérieures ; il voulait être homme d’État ; outre quelques confidences éparses dans ses œuvres, on y rencontre un filon d’idées sur les lois, sur la politique, sur les partis, qui trahit son arrière-pensée ; et, pour s’encourager dans cette autre ambition secrète, il se disait à lui-même avec complaisance, que « les grandes places instruisent promptement les grands esprits,… et que les plus grands ministres ont été ceux que la fortune avait le plus éloignés du ministère. » (Maximes et Réflexions sur divers sujets.)

Mais il était dans sa destinée d’ouvrir toujours les ailes, et de ne pouvoir prendre l’essor. Vauvenargues ne sera pas plus négociateur, ou homme d’État, que général d’armée ; un dernier coup ruine à jamais sa santé déjà si chancelante. Il faut savoir l’étendue de ses douleurs pour savoir l’étendue de son courage : dans la retraite de Bohème il avait eu les jambes gelées, puis des plaies s’y étaient ouvertes, et la petite vérole survient, qui l’achève. Non-seulement il est défiguré, mais il est presque aveugle ; le contre-coup de la maladie, plus terrible que la maladie même, s’est fait sentir à la poitrine, et une toux trop significative l’avertit de sa mort prochaine. Va-t-il enfin désespérer de lui-même ? Ecoutez-le, voyez-le : « Le désespoir, s’écrie-t-il, est la plus grande de nos erreurs » (Maximes) ; et, mettant la main sur sa blessure, il regarde la mort du même œil qu’il regardait l’ennemi. Je comprends maintenant ce cœur stoïque et tendre, dont parle Marmontel dans un de ses meilleurs vers ; je comprends ce cri d’admiration de Voltaire : « Je l’ai toujours vu le plus infortuné des hommes, et le plus tranquille. » Vauvenargues va mourir ; il le sait ; mais, dans le sentiment même de l’énergie qui lui reste quand tout lui manque, il trouve encore un dédommagement, et il écrit ces lignes si poignantes et si belles : « Le malheur même a ses charmes dans les grandes extrémités ; car cette opposition de la fortune élève un esprit courageux, et lui fait ramasser toutes ses forces qu’il n’employait pas[19] ; » et ses dernières forces, il les ramasse pour un suprême effort, une suprême espérance.

Dans le temps même où il ne cherchait son avenir que dans les armes ou dans les affaires, il avait aimé les lettres et les avait cultivées ; mais ce qui n’avait été jusque-là que le besoin ou le délassement d’une intelligence naturellement active, devient pour lui un dernier but et un dernier moyen de gloire. On voit la transition dans cette Maxime : « La fortune exige des soins ; il faut être souple, cabaler, n’offenser personne, cacher son secret, et même, après tout cela, on n’est sûr de rien. Sans aucun de ces artifices, un ouvrage fait de génie remporte de lui-même les suffrages, et fait embrasser un métier où l’on peut aller à la gloire par le seul mérite. » Toutefois, ce ne fut pas sans peine qu’il embrassa ce métier, comme il l’appelle. Le temps n’était pas encore de l’autorité incontestée des gens de lettres, et, en 1745, il n’était pas facile à un gentilhomme de se ranger ouvertement parmi eux. Dans sa famille, dans son entourage, il eut des préjugés à vaincre, et c’est à ces préjugés qu’il répond dans cette Maxime : « Il vaut mieux déroger à sa qualité qu’à son génie. » Encore, malgré l’indépendance et la décision de son caractère, n’ose-t-il signer son livre : la seule édition qu’il en ait donnée a paru sans nom d’auteur.

Ainsi, de mécompte en mécompte, de souffrance en souffrance, Vauvenargues est arrivé à sa dernière épreuve. Deux ans encore il vivra[20], se hâtant parce qu’il sait que le terme approche, agité au dedans, mais calme au dehors, cachant à tous les douleurs de son corps, et surtout les douleurs de son âme, et laissant un tel souvenir, que ceux qui l’auront connu ne pourront plus parler de lui sans un respectueux attendrissement.[21] Je ne saurais mieux finir l’étude de cette vie si triste et si touchante, qu’en rapportant un fait que j’ai recueilli avec joie dans les lettres inédites de Vauvenargues. Il était déjà bien près de sa fin, lorsqu’il apprend l’invasion de la Provence par les Impériaux et le duc de Savoie : son cœur de soldat bondit ; il saisit encore une fois son épée, et il écrit à Saint-Vincens : « Toute la Provence est armée, et je suis ici, au coin de mon feu. Le mauvais état de ma santé ne me justifie pas assez, et je devrais être où sont tous les gentilshommes de la province. Offrez mes services pour quelque emploi que ce soit, et n’attendez point ma réponse pour agir ; je me tiendrai heureux et honoré de tout ce que vous ferez pour moi et en mon nom. »

L’homme nous est connu ; il me reste à montrer que l’écrivain a tenu les promesses de l’homme.


Lorsque, en 1745, Vauvenargues quittait la Provence pour n’y plus retourner, et venait s’établir à Paris, dans la rue du Paon[22], à l’hôtel de Tours, il se produisait dans le monde des lettres un mouvement nouveau. Au siècle précédent, il y avait eu des amitiés vives entre les plus illustres écrivains, mais alors les lettres n’étaient aimées que pour elles-mêmes, et ne recevaient des nobles esprits qui les aimaient ensemble qu’un hommage exclusif et désintéressé. Au dix-huitième siècle, au contraire, elles ne sont plus à elles-mêmes leur propre but, elles deviennent un moyen, et l’accord des écrivains prend le caractère d’une véritable coalition. Voltaire est chef ; son armée se forme derrière lui, et se prépare à cette guerre au passé dont l’Encyclopédie sera bientôt le manifeste. Comme ces courants d’eau douce qui traversent, dit-on, l’Océan, sans rien prendre de son amertume, Vauvenargues traversera les passions et les luttes contemporaines, sans y rien laisser de son calme et de sa douceur. Dès le premier moment, il se distinguera par la gravité, par la tenue, dans un monde qui en avait souvent trop peu, et, de même que, dans les camps, parmi ses camarades, il avait conservé son caractère propre, il conservera parmi les écrivains d’alors une place à part et respectée. Il imposera à Voltaire lui-même, et l’on ne peut s’étonner assez de voir ce jeune homme s’emparer tout d’abord d’un esprit aussi insaisissable et d’une humeur aussi mobile. Voltaire, on peut le dire, n’a reçu de personne une impression aussi vive, n’a éprouvé pour personne une déférence aussi sincère et aussi tendre. Il ne s’agit pas ici de cette déférence cruellement ironique dont il usait volontiers à l’égard de certaines médiocrités avides de louanges ; il est clair que Vauvenargues a touché le cœur, en même temps qu’il a étonné l’esprit de ce grand homme. C’est qu’avec son regard si net et si prompt, quand la passion ne le trouble pas, Voltaire avait vu dans ce jeune homme un homme d’élite. En vain Vauvenargues se présente à lui comme un respectueux disciple : Voltaire le traite en maître, ou du moins en égal ; et Voltaire a cinquante ans, et Vauvenargues n’en a pas trente ; Voltaire est au fort de son génie et de sa gloire, et Vauvenargues, qui débute à peine dans la carrière, ne peut se recommander encore que de simples essais littéraires.

Ils se réduisaient à quelques ouvrages assez courts, où l’imitation domine. Vauvenargues savait peu, et faisait bon marché du savoir ; à la veille de l’Encyclopédie, il a plus d’un trait contre les esprits qui se croient universels ou qui voudraient l’être ; « il faudrait plutôt, dit-il, corriger les hommes d’apprendre des choses inutiles. » Il rappelle volontiers que Socrate savait beaucoup moins que Bayle ou que Fontenelle, et il en conclut que la science sert de peu. L’antiquité lui était fermée, et il avait contre le moyen-âge les préventions de son temps ; en sorte que l’esprit humain ne date pour lui que de Montaigne. En effet, sa filiation littéraire ne remonte pas plus haut, et si l’on ajoute que, dans son siècle, il n’a guère d’admiration que pour Voltaire, on voit que ses modèles se réduisent à un petit nombre. Il est vrai que ce sont les meilleurs, car c’est Racine, c’est Bossuet, c’est surtout Pascal et Fénelon. Sa méthode, il l’annonce lui-même : « Penser de soi-même, et prendre, s’il se peut, la manière et le tour de ces grands maîtres. »

Dans les lettres comme dans la vie, le premier goût de Vauvenargues est pour l’action ; aussi est-ce l’éloquence qui l’attire d’abord, parce que c’est l’éloquence qui saisit le plus fortement les esprits, et s’empare le plus immédiatement des cœurs. Son principal morceau oratoire, le plus célèbre, c’est l’Éloge funèbre d’Hippolyte de Seytres. Vauvenargues avait pour cet ouvrage une prédilection singulière ; il le retouchait sans cesse, et l’envoyait à ses amis de Provence, à Mirabeau, à Monclar, à Saint-Vincens[23]. C’est qu’il aimait Hippolyte de Seytres comme on aime souvent les autres, parce qu’on se reconnaît en eux. De même pays, de même naissance, officiers tous deux, tous deux morts avant l’âge, que de tristes et saisissante rapports ! Aussi, qu’on regarde de près à ce discours, il est clair que ce n’est pas seulement un ami, mais un idéal, ou plutôt un autre lui-même, que Vauvenargues a perdu. Les qualités étonnantes qu’il attribue à cet enfant de dix-huit ans dépassent trop évidemment la portée de cet âge, les traits de cette figure sont trop fermes et trop virils, pour que Vauvenargues ne l’ait pas agrandie ou complétée, en empruntant à la sienne. Cependant, malgré son goût pour cet ouvrage, et malgré quelques parties fortes et touchantes, il faut avouer que les proportions du simple éloge y sont dépassées, et que celles de l’oraison funèbre ne sont pas atteintes.

Hippolyte de Seytres a mieux inspiré Vauvenargues dans les Discours sur la Gloire, sur les Plaisirs, et surtout dans les Conseils à un Jeune homme ; car c’est à lui que ces diverses pièces étaient adressées. Toute sa morale est en germe dans ces pages ; mais, à ne les regarder qu’au point de vue littéraire, on peut dire qu’elles comptent parmi les meilleures de Vauvenargues. Ces discours sont des entretiens, et l’on aime à s’imaginer qu’il parlait ainsi, sur ce ton à la fois grave et pénétrant, calme et doucement échauffé. Les Conseils à un Jeune homme donnent peut-être l’idée la plus complète de Vauvenargues, et, malgré quelques incorrections insignifiantes, peuvent se ranger parmi les morceaux les plus achevés de notre langue. Parler comme Fénelon était son idéal, et, nulle part, il n’en est plus près. Là, se retrouvent ces amenités et ces grâces qui le charmaient dans son maître, avec je ne sais quoi de plus jeune, de plus passionné et de plus fier.

Le principal intérêt des discours sur le Caractère des différents siècles, et sur les Mœurs du siècle, c’est que Vauvenargues y répond d’avance aux prochains paradoxes de J.-J. Rousseau. Rousseau va soutenir que les arts ont suscité les vices : « Non, dit Vauvenargues ; seulement ils n’y remédient pas, et les arts ne sont ni si pernicieux, ni si utiles que nous voulons le croire. » Rousseau va opposer la vie sauvage à la vie civilisée : « Je ne parle pas, dit Vauvenargues, des historiens qui vantent les mœurs des sauvages, leur simplicité, leur bonheur et leur innocence ; les histoires des peuples barbares me sont également suspectes dans leurs reproches et dans leurs éloges, et je ne veux rien établir sur des fondements si ruineux. »

En 1745, l’Académie française mit au concours la question de l’Inégalité des richesses ; Vauvenargues concourut, et, là encore, il répond d’avance à Rousseau, qui, huit ans plus tard, devait reprendre ce sujet avec tant de retentissement et d’éclat. Mais, s’il le traite avec plus de mesure, Vauvenargues aussi ne l’aborde que de côté, et ne descend pas au fond. Au pauvre, il ne donne pas de raisons de sa misère, ou n’en donne que d’indirectes ; il n’a d’autre consolation à lui présenter que le tableau, éloquent d’ailleurs, de la fausse félicité du riche : égalité de souffrance à côté de l’inégalite des richesses, telle est la conclusion de son discours. Il faut avouer qu’elle n’est pas décisive ; car, si le pauvre vient vous dire : Misère pour misère, j’aime encore mieux la vôtre ! la question se déplace, et c’est un autre abîme qui s’ouvre. Il est vrai que Vauvenargues n’était pas maître de son sujet ; car l’Académie française, plus prudente que celle de Dijon, n’avait pas laissé aux concurrents le choix de la solution. Mais, la question n’eût-elle pas été réduite, il l’eût traitée de même ; il ne croit pas à l’égalité : « Je désirerais de tout mon cœur, dit-il, que toutes les conditions fussent égales ; j’aimerais beaucoup mieux n’avoir point d’inférieurs, que de reconnaître un seul homme au-dessus de moi. Rien n’est si spécieux dans la spéculation que l’égalité, mais rien n’est plus impraticable et plus chimérique. » (Maximes inédites.) Quoi qu’il en soit, son discours est plein de force, et la discussion y est réellement élevée ; il y règne un ton de tristesse approprié au sujet, et qui serre le cœur quand on arrive à ce passage où, faisant sur lui-même un brusque retour, il s’écrie : « Accablé d’afflictions dans la force de mon âge, ô mon Dieu ! si vous n’étiez pas, ou si vous n’étiez pas pour moi, seule et délaissée dans ses maux, où mon âme espérerait-elle ? Serait-ce à la vie, qui m’échappe et me mène vers le tombeau par les détresses ? Serait-ce à la mort, qui anéantirait avec ma vie tout mon être ? »

Vauvenargues n’eut pas le prix, et il en conçut quelque humeur ; car il écrit dans ses Maximes ces paroles, dont je demanderais pardon à l’Académie, s’il n’y avait prescription : « Pourquoi appelle-t-on académique un discours fleuri, élégant, ingénieux, harmonieux (c’est celui de son heureux rival), et non pas un discours vrai, fort, lumineux et simple (c’est le sien) ? Où cultivera-t-on la vraie éloquence, si on l’énerve dans l’Académie ? »

Dans ses Dialogues, c’est Fénelon qu’il imite ; dans ses Caractères, c’est Théophraste, c’est Fénelon encore, plutôt que La Bruyère. Il sent vivement la perfection du style de La Bruyère, mais cette perfection même le décourage : « ce ne sont pas des beautés, dit-il, où l’imitation puisse atteindre. » Il faut le dire aussi, cette phrase savante et chargée de nuances, qui convient à un homme passionné pour les détails, n’était pas dans le tour d’esprit de Vauvenargues ; sa sobriété, parfois voisine de la sécheresse, s’accommodait mieux de la simplicité un peu nue de Théophraste, et, comme les sculpteurs antiques, il préfère la pureté des lignes à la richesse des ornements. La Bruyère, d’ailleurs, s’attache, de préférence, à la satire de nos ridicules et de nos petitesses ; Vauvenargues se propose la description sérieuse des grands mouvements de l’âme humaine, dans le bien et dans le mal ; La Bruyère, pour l’objet partiel qui l’occupe, n’a pas besoin de sortir de son temps, car il y trouve matière suffisante à ses tableaux ; Vauvenargues, dont le regard est plus général, réclame le droit de sortir quelquefois de son siècle, à la condition de ne sortir jamais de la nature, et, en même temps qu’il s’autorise, sur ce point, de l’exemple de Fénelon, il n’hésite pas à déclarer que les portraits de La Bruyère paraissent petits, quand on les compare à ceux du Télémaque[24]. Mais ce qui doit attirer surtout l’attention sur les Caractères et sur les Dialogues de Vauvenargues, c’est qu’ils sont pleins de lui ; c’est qu’il y a peu de ses Caractères où ne se rencontre quelque détail intime et personnel ; c’est que, dans les Dialogues surtout, il est presque toujours l’un des interlocuteurs. Qu’on lise, entre autres, Renaud et Jaffier, et surtout Brutus et le Jeune Romain : ce jeune Romain, c’est encore Vauvenargues ; la guerre, l’éloquence, les affaires, toutes ses ambitions, tous ses mécomptes sont là, et la peinture de ce jeune homme qui a aimé en vain toutes les grandes choses, et meurt privé de l’immortalité qu’il a rêvée, n’est que le tableau trop fidèle de la vie de Vauvenargues, et le retentissement de ses secrètes douleurs. Il en jugeait sans doute ainsi lui-même, car, bien qu’il eût mis la dernière main à la plupart de ces Caractères et de ces Dialogues, il n’en a rien publié. C’était un testament ; il ne devait être ouvert qu’après la mort.

On peut reprocher à la critique de Vauvenargues quelques excès dans la louange ou dans le blâme ; mais elle est originale, et bien des choses sont devenues communes, qu’il a dites le premier. On sait que c’est à propos de Corneille et de Racine qu’il entra en correspondance avec Voltaire. Fontenelle, dont la vie fut si longue, avait eu le temps de suivre ses rancunes ; pour lui, la question de prééminence entre les deux grands tragiques du dix-septième siècle n’était pas seulement une question de famille ; car, au neveu du grand Corneille s’ajoutait l’auteur d’Aspar, si cruellement maltraité par Racine. Longtemps, Fontenelle avait été sans autorité ; mais, en 1740, il était à juste titre un des hommes les plus considérables et les plus écoutés dans le monde littéraire. Racine donc était en discrédit, lorsque Vauvenargues vint justifier le mot célèbre de Boileau : On y reviendra. Sans doute, sa prévention contre Corneille est trop entière, et Voltaire eut raison d’en rabattre ; mais, quand on relit les jugements de ce jeune homme sur nos grands écrivains, on comprend que Voltaire ait été surpris d’un sens littéraire à la fois si délicat, et si vif. On peut encore, même aujourd’hui, trouver Vauvenargues trop sévère contre J.-B. Rousseau, et contre la poésie lyrique de son temps ; mais il faut aussi remarquer que, seul dans son siècle, il a pressenti le mouvement lyrique du nôtre, ou, du moins, déclaré que c’en était fait de la poésie lyrique, si elle ne renonçait à ses formes traditionnelles, et ne renouvelait son inspiration. S’il est arrivé, plus d’une fois, à cette sûreté de vue et à cette nouveauté dans la critique, c’est qu’il y introduisait un élément nouveau, l’âme. Non-seulement « l’âme, dit-il, et non l’esprit, fait les grands poètes, les grands orateurs, les grands ministres et les grands capitaines ; » mais, seule aussi, elle a qualité pour les juger. Cette part faite à l’âme, c’est-à-dire au sentiment, dans l’appréciation des choses de l’esprit, explique à la fois, et la force réelle, et la faiblesse de sa critique. Ainsi, parce que le ton, souvent surélevé, de Corneille choque le sentiment de Vauvenargues, son goût n’aperçoit plus les immortelles beautés de ce génie. Il semble étrange pourtant que la grandeur de Corneille n’ait pas saisi un homme aussi passionné que l’était Vauvenargues pour la grandeur : c’est que la simplicité en est pour lui la condition, et les héros de Corneille ne lui paraissent pas assez simples ; comme Fénelon, quand il entend l’Auguste de Cinna, il pense à l’Auguste de Suétone. Le sentiment de Vauvenargues répugnait au ridicule ; voilà pourquoi, comme Fénelon encore, il ne rend pas assez justice à Molière, ni même à La Bruyère. Plein de respect pour l’humanité, il lui en coûte de voir qu’on peut la prendre par le côté plaisant ; il ne veut pas qu’on raille en pareille matière, et il dirait volontiers comme l’Évangile : Malheur à ceux qui rient ! Il n’a pas senti que, dans Molière surtout, le rire n’est qu’à la surface, que la tristesse est au fond de son œuvre, comme elle était au fond de sa vie ; il n’a pas senti que Molière est au nombre des esprits les plus graves de l’humanité, et qu’à bon droit la postérité lui a confirmé le beau nom de contemplateur.

Le meilleur titre littéraire de Vauvenargues, c’est son style. Sa langue, il est vrai, n’est pas toujours sûre ; parfois même, elle est incorrecte ; mais elle est forte, elle est saine, parce qu’elle est prise aux meilleures sources. Vauvenargues ressemble à ces étrangers qui, n’ayant étudié le français que dans les modèles, en retiennent les formes les plus achevées. Dans le style, comme dans le caractère, ce sont les qualités fermes et vives qu’il estime le plus, et, comme les écrivains qui ont été militaires, on dirait qu’il se propose, avant tout, d’aller vite, et de traîner après lui peu de bagage. Préoccupé de la concision, il aime à négliger les formes intermédiaires, qui achèvent l’expression dans le style ; et, comme alors sa pensée va plus vite que son raisonnement, il est quelquefois obscur ; parfois aussi son dessin est un peu sec, sa couleur est un peu terne, parce qu’il dédaigne l’agrément, et « cet esprit qui enveloppe, dit-il, les simplicités de la nature. » Cependant, en plus d’un endroit, il se relâche de sa sévérité ordinaire ; il se laisse aller au tour fin et piquant, et c’est principalement quand il parle de la sottise ; il n’y a que les sots pour le mettre en belle humeur : « Tel qui s’habille le matin à huit heures, pour entendre plaider à l’audience, ou pour voir des tableaux étalés au Louvre, ou pour se trouver aux répétitions d’une pièce prête à paraître, et qui se pique de juger, en tout genre, du travail d’autrui, est un homme auquel il ne manque souvent que de l’esprit et du goût. » N’est-ce pas la coupe de phrase, et la chute de La Bruyère ? Parfois aussi, quand il parle des objets qui lui sont chers, de la jeunesse et de la gloire, par exemple, son style s’échauffe, s’élève comme par coups d’aile, et la force du sentiment emporte avec elle la force de l’expression ; il prend alors ses images au monde extérieur, et, comme les Grecs, il les emprunte surtout à l’aurore, au printemps, à tout ce que la nature a de plus frais, de plus jeune, et de plus beau. Cependant, si réservés que fussent ces emprunts, Voltaire trouvait la prose de Vauvenargues encore trop riche et trop métaphorique. Croirait-on, par exemple, qu’il biffait de sa main, les jugeant trop poétiques, ces deux maximes justement fameuses : « Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que la vertu naissante d’un jeune homme. — Les feux de l’aurore ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire ? » Qu’aurait dit Voltaire de ces lignes inédites, pleines d’une admirable tendresse et d’une discrète mélancolie : « La vue d’un animal malade, le gémissement d’un cerf poursuivi dans les bois par des chasseurs, l’aspect d’un arbre penché vers la terre et traînant ses rameaux dans la poussière, les ruines méprisées d’un vieux bâtiment, la pâleur d’une fleur qui tombe et qui se flétrit, enfin, toutes les images du malheur des hommes, réveillent la pitié d’une âme tendre, contristent le cœur, et plongent l’esprit dans une rêverie attendrissante ? »

Original, mais inachevé comme critique, inachevé aussi comme écrivain, Vauvenargues n’est vraiment supérieur que comme moraliste. Je dis moraliste, et non philosophe, car son Introduction à la Connaissance de l’Esprit humain ne se recommande elle-même que par la partie morale. Voltaire en admirait avec raison quelques pages, et le chapitre Du Bien et du Mal moral lui paraissait un des plus beaux morceaux philosophiques de notre langue ; mais, il faut l’avouer, la métaphysique de ce livre est faible, et se réduit à une nomenclature, sèche et incomplète d’ailleurs, de l’âme humaine, où le manque de connaissances précises et sûres est trop visible. C’est aussi le défaut de son traité sur le Libre-arbitre, où l’on est étonné de voir Vauvenargues, l’apôtre de l’action, contester à son tour la volonté humaine, déjà négligée au dix-septième siècle par Descartes, ou sacrifiée à l’envi par Port-Royal, Malebranche et Spinoza. Sans doute, dans ses divers ouvrages, son heureux instinct lui fait rencontrer de précieuses vérités de détail ; mais sa jeunesse, son inexpérience, et son dédain pour la science acquise, ne lui ont pas permis d’aller bien avant dans un ordre d’idées tout théorique, ou il faut savoir beaucoup, pour découvrir un peu. Si Vauvenargues est un moraliste de premier ordre, c’est que la morale, science avant tout pratique, se passe plus aisément de savoir ou d’études profondes ; une certaine pénétration d’esprit, un sens droit, un regard clair peuvent y suffire. Quand le moraliste a pris une vue sommaire du monde, il sait à peu près tout ce qu’il faut savoir ; il peut, dès-lors, se replier sur lui-même, ne plus étudier que lui-même, parce que la nature humaine, saut quelques variétés tout extérieures, est, au fond, simple et une à ce point, qu’elle se trouve à peu près entière dans un esprit bien fait et dans une âme bien douée. La solitude, même, est favorable, est nécessaire au moraliste : sans doute, pour connaître les hommes, il faut les avoir pratiqués, mais, pour en bien juger, il faut se mettre à distance. J.-J. Rousseau raconte qu’il ne pouvait peindre les objets en face, et sous le coup de l’impression qu’il en recevait ; il ne les démêlait bien, et ne les rendait fidèlement que de souvenir. En effet, un objet trop prochain gêne le regard, et à l’observateur, comme au peintre, il faut une certaine profondeur de perspective. Et puis, quand on le voit de trop près, le monde offusque ou irrite ; de loin, il n’excite plus que compassion et indulgence. Pourquoi Saint-Simon et La Rochefoucauld sont-ils si durs, si impitoyables pour l’homme ? C’est qu’ils le pratiquent encore au moment où ils le jugent, c’est qu’ils écrivent sur le champ de bataille même, alors que leurs blessures sont toutes vives encore, et toutes saignantes. Dans la retraite, le sentiment s’épure en se désintéressant du mouvement de ce monde, la raison se rassied, et l’œil, plus calme, voit les choses à leur point. C’est dans ces favorables conditions que se trouvait Vauvenargues : il a vécu avec les hommes, mais il les juge dans la solitude, cette solitude « qui est, dit-il, à l’âme ce que la diète est au corps. » Ce n’est pas qu’il soit dégoûté de la société, ou qu’il la dédaigne, car il aime la gloire, et c’est la société qui la décerne ; il a trop besoin de l’approbation des hommes pour rompre avec eux, ou pour en parler avec amertume. D’ailleurs, pourquoi serait-il amer ? Sans doute, il a souffert dans la vie, mais, du moins, il n’a pas souffert par sa faute. Tel moraliste n’est si mécontent des autres, que parce qu’il est mécontent de lui-méme : Vauvenargues n’a rien à regretter, et ne regrette rien de ce qu’il a fait ou de ce qu’il a voulu faire. Nous touchons ici à ce qu’il y a de plus grand dans ce grand caractère, la sérénité dans la douleur : il est jeune, et la jeunesse, on l’a remarqué, n’est pas l’âge de l’indulgence ; il semble qu’un destin jaloux ait pris à tache de détruire à mesure toutes ses espérances, et son ardeur et son infatigable persévérance n’ont pu le faire sortir de cette obscurité qui lui pèse ; quel beau texte contre le néant de la vie, contre l’injustice des hommes ou du sort ! Certes, on déclamerait à moins ; un infortuné de notre siècle n’y eût pas manqué, et j’entends d’ici les sombres plaintes des fils de Werther et de René. Ajoutez à cela qu’il souffre, non de cette souffrance indéterminée et intermittente, dont on met, comme tel moraliste de nos jours, cinquante ans à mourir, mais de ces douleurs trop cruellement précises, et toujours présentes, qui ne laissent ni répit ni trêve, et qui conduisent, en deux ou trois ans, à la mort. Parfois, la philosophie des valétudinaires est assortie à leur tempérament ; ils prêchent, comme philosophes, le repos dont ils ont besoin, comme malades ; et, par exemple, je soupçonne fort un ingénieux moraliste de notre siècle, l’aimable M. Joubert, de ne goûter si peu la liberté, que parce qu’elle vit de mouvement, parce qu’elle fait du bruit, parce qu’elle dérange. Dans Vauvenargues, au contraire, ou, du mains, dans sa morale, on n’aperçoit pas l’homme qui souffre, et, comme le jeune Spartiate, rien ne trahit sur son visage le mal qui lui dévore les entrailles. Parce qu’il lui faut renoncer à l’action, il ne veut pas pour cela qu’on y renonce, et il n’y a pas de moraliste qui encourage autant à vivre.

S’il respecte à ce point la vie, c’est qu’il respecte l’homme. Les moralistes, si divisés sur tout le reste, se rencontrent sur un point, la défiance secrète ou le mépris avoué de l’espèce humaine. Montaigne, La Bruyère et Pascal relèvent à l’envi nos faiblesses, nos inconséquences, ou nos travers ; et, tandis que Montaigne s’en accommode avec son indifférence ordinaire, que La Bruyère en fait le tableau sans conclure, Pascal en souffre et s’en irrite. Ce fier génie voudrait dans notre nature une suite qu’elle ne comporte pas, et la rigueur même de sa logique lui ôte le juste sentiment des proportions humaines. Aussi, malgré de généreux et admirables retours sur la dignité de l’homme, il le confond par l’effrayante peinture de son néant et de ses misères ; des hautes cimes qu’il habite, il fond sur cette terre, non pas comme l’ange de paix, pour soutenir l’homme et le consoler, mais comme l’ange de colère, pour l’épouvanter et l’abattre. Dans ce sentiment exagéré de la perfection, et dans cet amer désappointement de n’y pouvoir atteindre, ne reste-t-il pas quelque chose de l’orgueil qui a précipité les anges ? Se révolter ainsi contre l’homme, n’est-ce pas manquer à Dieu dont il est l’ouvrage ? Et n’est-ce pas à Pascal que Fénelon adresse ces belles paroles : « Voir sa misère et en être au désespoir, ce n’est pas être humble ; au contraire, c’est avoir un dépit d’orgueil qui ne peut consentir à son abaissement[25] ? »

Il en coûte d’aller de Pascal à La Rochefoucauld, car, tandis que l’un agrandit, l’autre rapetisse tous les objets qu’il touche. Je sens que Pascal m’estime encore, alors même qu’il me maltraite ; La Rochefoucauld n’a pas cette sublime colère, mais n’a pas non plus d’estime, et j’ose dire qu’il me calomnie, et je veux croire qu’il se calomnie lui-même. L’homme de La Rochefoucauld, c’est l’homme déjà déchu de Pascal, mais qu’un dénigrement inquiet et systématique vient rabaisser encore, lui contestant jusqu’au peu de vertus qui lui restent, pour les réduire à n’être plus que le déguisement de l’amour-propre ; c’est l’homme tel qu’aurait pu nous le montrer la philosophie chagrine de Port-Royal, si le christianisme n’en eût adouci l’amertume, et n’eût fait, comme le dit Saint Paul, « surabonder la grâce là où avait abondé le péché. » Du reste, quand on apprend de quelle manière La Rochefoucauld faisait ses Maximes, on se sent plus à l’aise : on sait que c’est dans la ruelle de madame de Sablé qu’il rendait ses arrêts, mais que signification n’en était faite qu’après révision de madame la Marquise, et de M. Esprit. Certes, composé plus sérieusement, un pareil livre pourrait me troubler ; mais, quand je vois que ces conclusions si graves contre l’humanité n’étaient, à certain égard, qu’une sorte de badinage, de petit jeu de société, qui se faisait à frais communs d’esprit entre trois ou quatre personnes, j’avoue que j’ai moins d’inquiétude sur moi-même, et que, tout en admirant le grand style de l’auteur, je n’ai pas la naïveté de m’effrayer outre mesure de son air sévère. Non, je ne puis croire que l’entourage de La Rochefoucauld, que La Rochefoucauld lui-même, aient jamais attaché à ce livre une autre importance qu’une importance littéraire ; car, s’il avait au fond la gravité que sa forme sérieuse et la consécration du temps lui donnent, on ne saurait comprendre que madame de Sablé, avec son grand sens, et madame de La Fayette, avec son grand cœur, le lui eussent pardonné[26].

Ici, l’on ne peut se défendre d’un rapprochement amené par le sujet même : La Rochefoucauld, dans un grand état de fortune et de naissance, au premier rang par le titre et la situation, s’est complu longtemps dans les grandes choses amoindries, dans les passions mesquines, dans la guerre, dans les révolutions, dans la diplomatie, réduites à l’état d’intrigues ; en somme, il a manqué sa vie, et l’a manquée par sa faute ; il le sait, il en souffre ; mais, trop orgueilleux ou trop faible, il n’a pas le courage d’être clément pour les hommes, parce qu’il lui faudrait être sévère pour lui-même peut-être, et, dans cette alternative de prononcer contre tous, ou de ne s’en prendre qu’à lui de ses fautes, il aime mieux condamner toute l’humanité avec lui, que de se condamner sans elle. Vauvenargues, au contraire, est pauvre ; sa naissance est médiocre ; il aspire à tout, et n’arrive à rien : mais il a l’âme grande dans un petit destin, et La Rochefoucauld a l’âme petite dans une haute sphère ; les bonheurs de l’un l’aigrissent, les malheurs de l’autre l’élèvent, et, quand Vauvenargues arrive, comme La Rochefoucauld, à la pensée après l’action, son œuvre, écrite, presque sur un grabat, au milieu de souffrances vives et continuelles, son œuvre est un cordial aussi fortifiant que l’œuvre de l’autre est désolée, et désolante. Tous deux, cependant, ont un point commun, la recherche et le besoin de l’approbation humaine ; mais l’un est si pur, qu’il purifie jusqu’à la vanité, jusqu’à l’amour des louanges, tandis que l’autre calomnie jusqu’à la gloire, jusqu’à l’enthousiasme, jusqu’à l’amitié, jusqu’à l’amour !

Ce qu’on a dit de Montesquieu, on peut le dire de Vauvenargues : il rend ses titres à l’humanité ; il lui restitue ses vertus, comme il le dit lui-même, et, où les autres mettent le frein, il met l’aiguillon. Il prend également à partie, et la fausse prudence qui craint d’être dupe, et la fausse humilité qui craint de faire des fautes, et l’oisiveté, et la paresse, et le désespoir, en un mot, tout ce qui retient, tout ce qui arrête. Ce qui n’est pas mouvement, ce qui n’est pas action, il le flétrit du nom de servitude, cette servitude envahissante et corruptrice, « qui abaisse les hommes, dit-il, jusqu’à s’en faire aimer ; » il veut, enfin, que l’homme vive de toute sa vie, de toutes ses forces, de toutes ses facultés, de toutes ses passions même, à charge de les conduire et d’en rester maître. Aussi, n’y a-t-il pas de morale plus pratique que la sienne. Sans doute, il y a d’autres moralistes pratiques, Franklin, par exemple ; mais son objet est plus particulièrement l’utile ; l’objet de Vauvenargues, c’est le grand. L’un prêche l’épargne, la modération, la prudence, tout ce qui fait la vie heureuse et bien réglée ; l’autre prêche la libéralité, au besoin la profusion, la hardiesse, la témérité même, tout ce qui fait la vie forte et belle ; c’est, d’une part, le bon sens un peu intéressé ; de l’autre, le bon sens héroïque.

Parce qu’elle est pratique, la morale de Vauvenargues est indulgente ; il a la sévérité en horreur, il le dit. Cependant cette indulgence n’est ni molle, ni trop accommodante, et il n’est pas de ces hommes dont il parle dans ses Maximes, « qui traitent la morale comme on traite la nouvelle architecture, où l’on cherche avant tout la commodité. » Nous l’avons vu, c’est au sentiment qui prévient la réflexion, et n’a pu être encore altéré par elle, que Vauvenargues s’en remet pour décider des choses de l’esprit ; c’est à lui qu’il s’en remet également pour décider des choses du cœur. Il croit, comme Rousseau, que nos premiers mouvements sont les meilleurs ; « la réflexion, dit-il, qui vient ensuite, les affaiblit en les polissant, et, si les mouvements acquis sont plus achevés, ils sont en même temps plus défectueux. » Aussi, comme le Thyeste dont il parle, mettez-le en face, je ne dis pas seulement de la faiblesse, mais en face du vice et du malheur mérité, il obéira plutôt au premier mouvement de la pitié, qui absout, qu’au second mouvement de la réflexion, qui condamne, et il prononcera ces paroles profondément humaines : « Le vice n’exclut pas toujours la vertu dans un même sujet ; il ne faut pas surtout croire aisément que ce qui est aimable encore soit vicieux ; il faut, dans ce cas, s’en fier plus au mouvement du cœur qui nous attire, qu’à la raison qui nous détourne. » (Maximes inédites.) Notez aussi que cette indulgence de Vauvenargues ne ressemble en rien à cette tendresse générale, vague comme une théorie, et qui, se portant sur tout, ne se fixe à rien, tendresse fort répandue au dix-huitième siècle sous le nom de sensibilité, non moins répandue au notre sous le nom de philanthropie. Sans perdre de vue l’espèce, c’est le sort de l’individu qui l’intéresse avant tout, et, sur ce point encore, il se distingue des philosophes de son siècle, qui paraissent généralement plus en souci de la destinée du genre humain que de celle de l’individu.

Mais, si Vauvenargues a mis dans un jour plus vif quelques points obscurs ou négligés de l’âme humaine ; s’il a relevé des mobiles trop dépréciés, entre autres, l’amour de la gloire ; s’il a rendu aux passions la part qui leur revient dans le champ de l’activité humaine, sa morale aussi a ses endroits faibles et vulnérables. Sans parler de ses contradictions, qui sont nombreuses, ce dédain du sens commun ou de la raison générale, qu’il n’accepte même pas comme contrôle ; cette foi exclusive au sentiment individuel, cette indépendance absolue en toutes choses, cette impatience du frein, toutes ces hardiesses voisines de la témérité, je les comprends dans Vauvenargues, mais j’en ai peur. S’il ne se fie qu’à lui, c’est que, regardant au fond de lui-même, il n’y trouve que de nobles mouvements et d’avouables désirs, et que, regardant autour de lui, dans ce siècle déjà si troublé, il ne trouve rien où la conviction puise se prendre, et la conduite s’attacher. Il n’en reste pas moins que le moyen est dangereux, et qu’on a peine à en permettre l’usage, même à des esprits de son ordre et de sa trempe. Son but, d’ailleurs, se réduit a l’approbation humaine ; Vauvenargues ne compte qu’avec les hommes ; « ils sont, dit-il, l’unique fin de mes actions, et l’objet de toute ma vie. Il ne faut pas s’y méprendre, nous ne jouissons que des hommes ; le reste n’est rien[27]. » Aussi, l’immortalité, pour lui comme pour Vergniaud, semble n’être autre chose que le prolongement de notre mémoire parmi les hommes ; ce sont nos pensées, nos sentiments, allant, par une sorte de métempsychose morale, revivre dans d’autres pensées, qu’elles suscitent ou qu’elles encouragent ; en un mot, c’est l’immortalité du souvenir sur cette terre, substituée, au moins comme objet, a l’immortalité de l’âme dans le ciel. À ce compte, il n’y en a plus que pour la gloire et les glorieux ; le commun des hommes périt tout entier dès ce monde, si rien ne l’attend au-delà, et, sur ce point comme sur bien d’autres, Vauvenargues n’a pas de conclusion définitive. Il faut donc le dire, autant son exemple et sa vie donnent une grande idée de la dignité humaine, en nous montrant ce que peut encore pour le bien une âme forte qui ne s’appuie que sur elle, autant sa doctrine, réduite à elle-même, est périlleuse, et impuissante à rendre meilleur un homme faible. La main de Vauvenargues est habile et sûre ; des armes aussi légères peuvent lui suffire ; mais au commun des hommes il en faut de plus solides et de plus résistantes. Et puis, comme il ne vise qu’à l’approbation humaine, c’est assez dire qu’il n’a pas le souci du ciel. Cependant, il ne s’agit ici que du temps où il est en pleine possession de la vie ; car, à mesure qu’il sent la mort venir, à mesure que se dérobe sous ses pieds cette terre où il avait placé tous ses intérêts et toutes ses espérances, il se demande, avec calme toutefois, et sans ce trouble des mourants qui calomnie leur vie, ce qu’il lui reste à espérer au delà. Les questions ultérieures et suprêmes, il se les est posées ; il n’a pas eu le temps de nous donner sa réponse. Toutefois, ce point n’est pas douteux, Vauvenargues, malgré son hésitation, n’a jamais été irréligieux dans le sens que l’on attache à ce mot, ou, du moins, jamais il n’a pris son parti de ne pas croire ; son esprit est partagé tour à tour entre le doute et la foi ; il ne décide pas la question, il l’ajourne. Quand il vient de lire Fénelon, cette foi humaine et pénétrante n’est pas loin de le gagner ; mais il ouvre Pascal, dont la foi contentieuse et despotique met le cilice à la vie, et Vauvenargues, qui aime la vie, retombe dans ses incertitudes[28].

Je ne reviendrai pas sur les Maximes, où il raille les esprits-forts, et les met en face de Newton, de Pascal et de Bossuet ; mais, outre le passage du Discours sur l’inégalité des richesses, que j’ai cité à un autre titre, et où Vauvenargues se montre si pénétré du besoin de croire, il faut rappeler la Méditation la Foi, et la Prière qui la suit. En vain l’on a prétendu que ces deux morceaux n’étaient qu’un simple exercice oratoire et un jeu d’esprit ; Voltaire, qui pouvait en juger mieux que tout autre, puisqu’il était plus avant que personne dans l’intimité de Vauvenargues, Voltaire, dont le témoignage est si décisif en pareil cas, ne s’y est pas trompé ; on le voit au chagrin qu’il en éprouve. On sait que c’est à propos de ces deux pièces qu’il lui fait le seul reproche qu’il lui ait jamais adressé : « Vous avez affligé ma philosophie, lui écrit-il ; ne peut-on adorer l’Être-Suprême, sans se faire capucin ? »

Une fois entré dans cette voie nouvelle, où Vauvenargues se serait-il arrêté ? Il n’est donné à personne de le dire ; mais, du moins, ce que nous savons de lui permet d’affirmer qu’il n’eût jamais donné dans les excès qui suivirent. Et même, ce triste spectacle de la philosophie qui s’égare aurait bientôt rebuté ce noble esprit, spiritualiste par essence, et, sans rien céder des droits de la raison humaine, il se serait réfugié de plus en plus vers ses maîtres et ses modèles, vers Pascal, Bossuet et Fénelon. À coup sûr, il se serait séparé, je ne dis pas seulement d’Helvétius et d’Holbach, mais de Voltaire lui-même : il l’aurait retenu, peut-être. On peut le dire, la mort de Vauvenargues fut un véritable malheur pour Voltaire, et il semble que lui-même ait senti, en ce qui le regardait, toute la grandeur de cette perte, car aucune ne l’a plus profondément touché. Dans sa douleur même, n’y a-t-il pas comme un secret pressentiment, et n’est-ce pas sa destinée qui venait l’avertir qu’en effet il perdait là son bon génie, ou, comme il le dit lui-même, la douce espérance du reste de ses jours ? Oui, s’il pouvait être donné à quelqu’un de contenir Voltaire, c’était à ce jeune homme, si digne, si imposant, et capable d’inspirer le respect, parce qu’il se respectait lui-même.

Vauvenargues a compté sur le cœur ; le cœur lui en a gardé reconnaissance. Sa gloire, il ne l’a pas connue ; elle n’a pas été cette ovation bruyante, et sujette parfois à d’amers retours, que composent les voix de tout un peuple, et qui fait le soudain retentissement du nom et des œuvres ; elle ressemble à ce murmure de l’estime, plus discret mais plus sûr peut-être, qui, se poursuivant d’âge en âge, récompense les beaux génies inspirés par de belles âmes. Telle sera la part réservée a ce jeune homme attachant entre tous les autres, aimable en sa gravité, à la fois calme et passionné, et qui n’aura pas rêvé en vain l’immortalité ; car le moraliste aura laissé une trace profonde, l’écrivain des pages durables, et l’homme un grand exemple de courage et de résignation. La gloire de Vauvenargues, c’est la plus touchante de toutes les gloires : c’est le respect tendre, c’est l’admiration recueillie, on est tenté de dire que c’est l’amitié des bons esprits et des bons cœurs.

D.-L. Gilbert.









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INTRODUCTION

À LA

CONNAISSANCE DE L’ESPRIT HUMAIN


DISCOURS PRÉLIMINAIRE


Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, dit Pascal, il ne faut que les appliquer ; mais cela est très-difficile. Ces maximes n’étant pas l’ouvrage d’un seul homme, mais d’une infinité d’hommes différents qui envisageaient les choses par divers côtés, peu de gens ont l’esprit assez profond pour concilier tant de vérités, et les dépouiller des erreurs dont elles sont mêlées. Au lieu de songer à réunir ces divers points de vue, nous nous amusons à discourir des opinions des philosophes, et nous les opposons les uns aux autres, trop faibles pour rapprocher ces maximes éparses et pour en former un système raisonnable[29]. Il ne paraît pas même que personne s’inquiète beaucoup des lumières et des connaissances qui nous manquent. Les uns s’endorment sur l’autorité des préjugés et en admettent même de contradictoires, faute d’aller jusqu’à l’endroit par lequel ils se contrarient ; et les autres passent leur vie à douter et à disputer, sans s’embarrasser des sujets de leurs disputes et de leurs doutes.

Je me suis souvent étonné, lorsque j’ai commencé à réfléchir, de voir qu’il n’y eût aucun principe sans contradiction, point de terme même sur les grands sujets dans l’idée duquel on convint. Je disais quelquefois en moi-même : Il n’y a point de démarche indifférente dans la vie ; si nous la conduisons sans la connaissance de la vérité, quel abîme ! Qui sait ce qu’il doit estimer, ou mépriser, ou haïr, s’il ne sait ce qui est bien ou ce qui est mal ? et quelle idée aura-t-on de soi-même, si l’on ignore ce qui est estimable ? etc.

On ne prouve point les principes, me disait-on. Voyons s’il est vrai[30], répondais-je ; car cela même est un principe très-fécond, et qui peut nous servir de fondement[31].

Cependant j’ignorais la route que je devais suivre pour sortir des incertitudes qui m’environnaient ; je ne savais précisément ni ce que je cherchais, ni ce qui pouvait m’éclairer ; et je connaissais peu de gens qui fussent en état de m’instruire. Alors j’écoutai cet instinct qui excitait ma curiosité et mes inquiétudes, et je dis : Que veux-je savoir ? que m’importe-t-il de connaitre ? Les choses qui ont avec moi les rapports les plus nécessaires, sans doute ? Or, où trouverai-je ces rapports, sinon dans l’étude de moi-même et la connaissance des hommes, qui sont l’unique fin de mes actions et l’objet de toute ma vie ? Mes plaisirs, mes chagrins, mes passions, mes affaires, tout roule sur eux ; si j’existais seul sur la terre, sa possession entière serait peu pour moi : je n’aurais plus ni soins, ni plaisirs, ni désirs ; la fortune et la gloire même ne seraient, pour moi que des noms ; car il ne faut pas s’y méprendre : nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien. Mais, continuai-je, éclairé par une nouvelle lumière : qu’est-ce que l’on ne trouve point dans la connaissance de l’homme ? Les devoirs des hommes rassemblés en société, voilà la morale ; les intérêts réciproques de ces sociétés, voilà la politique ; leurs obligations envers Dieu, voilà la religion.

Occupé de ces grandes vues, je me proposai d’abord de parcourir toutes les qualités de l’esprit, ensuite toutes les passions, et enfin toutes les vertus et tous les vices qui, n’étant que des qualités humaines, ne peuvent être connus que dans leur principe. Je méditai donc sur ce plan, et je posai les fondements d’un long travail. Les passions inséparables de la jeunesse, des infirmités continuelles, la guerre survenue dans ces circonstances, ont interrompu cette étude[32]. Je me proposais de la reprendre un jour dans le repos, lorsque de nouveaux contre-temps m’ont ôté, en quelque manière, l’espérance de donner plus de perfection à cet ouvrage. Je me suis attaché, autant que j’ai pu, dans cette seconde édition, à corriger les fautes de langage qu’on m’a fait remarquer dans la première ; j’ai retouché le style en beaucoup d’endroits. On trouvera quelques chapitres plus développés et plus étendus qu’ils n’étaient d’abord : tel est celui du Génie. On pourra remarquer aussi les augmentations que j’ai faites dans les Conseils à un jeune homme, et dans les Réflexions critiques sur les poëtes, auxquels j’ai joint Rousseau et Quinault, auteurs célèbres dont je n’avais pas encore parlé. Enfin on verra que j’ai fait des changements encore plus considérables dans les Maximes. J’ai supprimé plus de deux cents pensées, ou trop obscures, ou trop communes, ou inutiles. J’ai changé l’ordre des maximes que j’ai conservées ; j’en ai expliqué quelques-unes, et j’ai ajouté quelques autres, que j’ai répandues indifféremment parmi les anciennes. Si j’avais pu profiter de toutes les observations que mes amis ont daigné faire sur mes fautes, j’aurais rendu peut-être ce petit ouvrage moins indigne d’eux ; mais ma mauvaise santé ne m’a pas permis de leur témoigner par ce travail le désir que j’ai de leur plaire.



LIVRE PREMIER


1. — De l’Esprit en général.

Ceux qui ne peuvent rendre raison des variétés de l’esprit humain, y supposent des contrariétés inexplicables. Ils s’étonnent qu’un homme qui est vif, ne soit pas pénétrant ; que celui qui raisonne avec justesse, manque de jugement dans sa conduite ; qu’un autre qui parle nettement, ait l’esprit faux, etc. Ce qui fait qu’ils ont tant de peine à concilier ces prétendues bizarreries, c’est qu’ils confondent les qualités du caractère avec celles de l’esprit, et qu’ils rapportent au raisonnement des effets qui appartiennent aux passions. Ils ne remarquent pas qu’un esprit juste, qui fait une faute, ne la fait quelquefois que pour satisfaire une passion, et non par défaut de lumière ; et lorsqu’il arrive à un homme vif de manquer de pénétration, ils ne songent pas que pénétration et vivacité sont deux choses assez différentes, quoique ressemblantes, et qu’elles peuvent être séparées. Je ne prétends pas découvrir toutes les sources de nos erreurs sur une matière sans bornes : lorsque nous croyons tenir la vérité par un endroit, elle nous échappe par mille autres ; mais j’espère qu’en parcourant les principales parties de l’esprit, je pourrai observer leurs différences essentielles, et faire évanouir un très-grand nombre de ces contradictions imaginaires qu’admet l’ignorance. L’objet de ce premier livre est de faire connaître, par des définitions et par des réflexions fondées sur l’expérience, toutes ces différentes qualités des hommes qui sont comprises sous le nom d’esprit. Ceux qui recherchent les causes physiques de ces mêmes qualités, en pourraient peut-être parler avec moins d’incertitude, si on réussissait dans cet ouvrage à développer les effets dont ils étudient les principes.

2. — Imagination, Réflexion, Mémoire.

Il y a trois principes remarquables dans l’esprit : l’imagination, la réflexion, et la mémoire[33].

J’appelle imagination le don de concevoir les choses d’une manière figurée[34], et de rendre ses pensées par des images. Ainsi l’imagination parle toujours à nos sens ; elle est l’inventrice des arts et l’ornement de l’esprit.

La réflexion est la puissance de nous replier sur nos idées, de les examiner, de les modifier ou de les combiner de diverses manières. Elle est le grand principe du raisonnement, du jugement, etc.

La mémoire conserve le précieux dépôt de l’imagination et de la flexion. Il serait superflu de s’arrêter à peindre son utilité non contestée : nous n’employons dans la plupart de nos raisonnements que des réminiscences ; c’est sur elles que nous bâtissons ; elles sont le fondement et la matière de tous nos discours. L’esprit que la mémoire cesse de nourrir s’éteint dans les efforts laborieux de ses recherches[35]. S’il y a un ancien préjugé contre les gens d’une heureuse mémoire, c’est parce qu’on suppose qu’ils ne peuvent embrasser et mettre en ordre tous leurs souvenirs, parce qu’on présume que leur esprit, ouvert à toute sorte d’impressions, est vide, et ne se charge de tant d’idées empruntées, qu’autant qu’il en a peu de propres : mais l’expérience a contredit ces conjectures par de grands exemples, et tout ce qu’on peut en conclure avec raison, est qu’il faut avoir de la mémoire dans la proportion de son esprit, sans quoi on se trouve nécessairement dans un de ces deux vices, le défaut ou l’excès.

3. — Fécondité.

Imaginer, réfléchir, se souvenir, voilà donc les trois principales facultés de notre esprit. C’est là tout le don de penser[36], qui précède et fonde les autres. Après vient la fécondité, puis la justesse, etc.

Les esprits stériles laissent échapper beaucoup de choses[37], et n’en voient pas tous les côtés ; mais l’esprit fécond, sans justesse, se confond dans son abondance, et la chaleur du sentiment qui l’accompagne est un principe d’illusion très à craindre ; de sorte qu’il n’est pas étrange de penser beaucoup et peu juste.

Personne ne pense, je crois, que tous les esprits soient féconds, ou pénétrants, ou éloquents, ou justes, dans les mêmes choses : les uns abondent en images, les autres en réflexions, les autres en citations, etc., chacun selon son caractère, ses inclinations, ses habitudes, sa force, ou sa faiblesse.

4. — Vivacité.

La vivacité consiste dans la promptitude des opérations de l’esprit. Elle n’est pas toujours unie à la fécondité : il y a des esprits lents, fertiles ; il y en a de vifs, stériles. La lenteur des premiers vient quelquefois de la faiblesse de leur mémoire, ou de la confusion de leurs idées, ou enfin de quelque défaut dans leurs organes, qui empêche leurs esprits de se répandre avec vitesse[38]. La stérilité des esprits vifs, dont les organes sont bien disposés, vient de ce qu’ils manquent de force pour suivre une idée, ou de ce qu’ils sont sans passions ; car les passions fertilisent l’esprit sur les choses qui leur sont propres, et cela pourrait expliquer de certaines bizarreries : un esprit très-vif dans la conversation, qui s’éteint dans le cabinet ; un génie perçant dans l’intrigue, qui s’appesantit dans les sciences, etc. C’est aussi par cette raison que les personnes enjouées, que tous les objets frivoles intéressent, paraissent les plus vives dans le monde. Les bagatelles qui soutiennent la conversation, étant leur passion dominante, elles excitent toute leur vivacité, et lui fournissent une occasion continuelle de paraître. Ceux qui ont des passions plus sérieuses, étant froids sur ces puérilités, toute la vivacité de leur esprit demeure concentrée.

5. — Pénétration.

La pénétration est une facilité à concevoir, à remonter au principe des choses, ou à prévenir leurs effets par une vive suite d’inductions. C’est une qualité qui est attachée comme les autres à notre organisation, mais que nos habitudes et nos connaissances perfectionnent : nos connaissances, parce qu’elles forment un amas d’idées qu’il n’y a plus qu’à réveiller ; nos habitudes, parce qu’elles ouvrent nos organes, et donnent aux esprits un cours facile et prompt.

Un esprit extrêmement vif peut être faux, et laisser échapper beaucoup de choses par vivacité ou par impuissance de réfléchir, et n’être pas pénétrant ; mais l’esprit pénétrant ne peut être lent ; son vrai caractère est la vivacité et la justesse unies à la réflexion.

Lorsqu’on est trop préoccupé de certains principes sur une science, on a plus de peine à recevoir d’autres idées sur la même science et une nouvelle méthode ; mais c’est là encore une preuve que la pénétration est dépendante, comme je l’ai dit, de nos habitudes. Ceux qui font une étude puérile des énigmes, en pénètrent plutôt le sens que les plus subtils philosophes.

6. — De la Justesse, de la Netteté, du Jugement.

La netteté est l’ornement de la justesse[39] ; mais elle n’en est pas inséparable. Tous ceux qui ont l’esprit net, ne l’ont pas juste : il y a des hommes qui conçoivent très-distinctement, et qui ne raisonnent pas conséquemment ; leur esprit, trop faible ou trop prompt, ne peut suivre la liaison des choses, et laisse échapper leurs rapports. Ceux-ci ne peuvent assembler beaucoup de vues, et attribuent quelquefois a tout un objet ce qui convient au peu qu’ils en connaissent. La netteté de leurs idées empêche qu’ils ne s’en défient ; eux-mêmes se laissent éblouir par l’éclat des images qui les préoccupent ; et la lumière de leurs expressions les attache à l’erreur de leurs pensées[40].

La justesse vient d’un sentiment du vrai formé dans l’âme, accompagné du don de rapprocher les conséquences des principes, et de combiner leurs rapports. Un homme médiocre peut avoir de la justesse à son degré, un petit ouvrage de même. C’est sans doute un grand avantage, de quelque sens qu’on le considère : toutes choses en divers genres ne tendent à la perfection qu’autant qu’elles ont de justesse.

Ceux qui veulent tout définir ne confondent pas le jugement et l’esprit juste ; ils rapportent à ce dernier l’exactitude dans le raisonnement, dans la composition, dans toutes les choses de pure spéculation ; la justesse dans la conduite de la vie, ils l’attachent au jugement[41].

Je dois ajouter qu’il y a une justesse et une netteté d’imagination[42] ; une justesse et une netteté de réflexion, de mémoire, de sentiment, de raisonnement, d’éloquence, etc. Le tempérament et la coutume mettent des différences infinies entre les hommes, et resserrent ordinairement beaucoup leurs qualités. Il faut appliquer ce principe à chaque partie de l’esprit ; il est très-facile à comprendre.

Je dirai encore une chose que peu de personnes ignorent : on trouve quelquefois, dans l’esprit des hommes les plus sages, des idées par leur nature inalliables, que l’éducation, la coutume, ou quelque impression violente, ont liées irrévocablement dans leur mémoire. Ces idées sont tellement jointes, et se présentent avec tant de force, que rien ne peut les séparer[43] ; ces ressentiments de folie sont sans conséquences, et prouvent seulement, d’une manière incontestable, l’invincible pouvoir de la coutume.

7. — Du Bon Sens.

Le bon sens n’exige pas un jugement bien profond ; il semble consister plutôt à n’apercevoir les objets que dans la proportion exacte qu’ils ont avec notre nature, ou avec notre condition. Le bon sens n’est donc pas à penser sur les choses avec trop de sagacité, mais à les concevoir d’une manière utile, à les prendre dans leur vrai côté.

Celui qui voit avec un microscope[44], aperçoit sans doute dans les choses plus de qualités ; mais il ne les aperçoit point dans leur proportion naturelle avec la nature de l’homme, comme celui qui ne se sert que de ses yeux. Image des esprits subtils, il pénètre souvent trop loin : celui qui regarde naturellement les choses a le bon sens.

Le bon sens se forme d’un goût naturel pour la justesse et la médiocrité ; c’est une qualité du caractère, plutôt encore que de l’esprit. Pour avoir beaucoup de bon sens, il faut être fait de manière que la raison domine sur le sentiment, l’expérience sur le raisonnement.

Le jugement va plus loin que le bon sens ; mais ses principes sont plus variables.

8. — De la Profondeur.

La profondeur est le terme de la réflexion[45]. Quiconque[46] a l’esprit véritablement profond, doit avoir la force de fixer sa pensée fugitive, de la retenir sous ses yeux pour en considérer le fond, et de ramener à un point une longue chaîne d’idées : c’est à ceux principalement qui ont cet esprit en partage, que la netteté et la justesse sont [le] plus nécessaires[47]. Quand ces avantages leur manquent, leurs vues sont mêlées d’illusions et couvertes d’obscurités ; et néanmoins, comme de tels esprits voient toujours plus loin que les autres dans les choses de leur ressort, ils se croient aussi bien plus proches de la vérité que le reste des hommes ; mais ceux-ci ne pouvant les suivre dans leurs sentiers ténébreux, ni remonter des conséquences jusqu’à la hauteur des principes, ils sont froids et dédaigneux pour cette sorte d’esprit qu’ils ne sauraient mesurer. Et même entre les gens profonds, comme les uns le sont sur les choses du monde, et les autres dans les sciences ou dans un art particulier, chacun préférant son objet dont il connaît mieux les usages, c’est aussi de tous les côtés matière de dissension.

Enfin, on remarque une jalousie encore plus particulière entre les esprits vifs et les esprits profonds, qui n’ont l’un qu’au défaut de l’autre ; car les uns marchant plus vite, et les autres allant plus loin, ils ont la folie de vouloir entrer en concurrence, et ne trouvant point de mesure pour des choses si différentes, rien n’est capable de les rapprocher.

9. — De la Délicatesse, de la Finesse et de la Force.

La délicatesse vient essentiellement de l’âme[48] : c’est une sensibilité dont la coutume, plus ou moins hardie, détermine aussi le degré[49]. Des nations ont mis de la délicatesse où d’autres n’ont trouvé qu’une langueur sans grâce ; celles-ci au contraire. Nous avons mis peut-être cette qualité à plus haut prix qu’aucun autre peuple de la terre ; nous voulons donner beaucoup de choses à entendre sans les exprimer, et les présenter sous des images douces et voilées ; nous avons confondu la délicatesse et la finesse, qui est une sorte de sagacité sur les choses de sentiment. Cependant la nature sépare souvent des dons qu’elle a faits si divers : grand nombre d’esprits délicats ne sont que délicats ; beaucoup d’autres ne sont que fins ; on en voit même qui s’expriment avec plus de finesse qu’ils n’entendent, parce qu’ils ont plus de facilité à parler qu’à concevoir. Cette dernière singularité est remarquable ; la plupart des hommes sentent au delà de leurs faibles expressions : l’éloquence[50] est peut-être le plus rare comme le plus gracieux de tous les dons.

La force vient aussi d’abord du sentiment, et se caractérise par le tour de l’expression ; mais quand la netteté et la justesse ne lui sont pas jointes, on est dur au lieu d’être fort, obscur au lieu d’être précis, etc.

10. — De l’Étendue de l’esprit.

Rien ne sert au jugement et à la pénétration comme l’étendue de l’esprit. on peut la regarder, je crois, comme une disposition admirable des organes, qui nous donne d’embrasser beaucoup d’idées à la fois sans les confondre.

Un esprit étendu considère les êtres dans leurs rapports mutuels ; il saisit d’un coup d’œil tous les rameaux des choses ; il les réunit à leur source[51] et dans un centre commun ; il les met sous un même point de vue ; enfin il répand la lumière sur de grands objets et sur une vaste surface[52].

On ne saurait avoir un grand génie, sans avoir l’esprit étendu ; mais il est possible qu’on ait l’esprit étendu sans avoir du génie ; car ce sont deux choses distinctes. Le génie est actif, fécond ; l’esprit étendu, fort souvent, se borne à la spéculation ; il est froid, paresseux, timide.

Personne n’ignore que cette qualité dépend aussi beaucoup de l’âme, qui donne ordinairement à l’esprit ses propres bornes, et le rétrécit ou l’étend, selon l’essor qu’elle-même se donne.

11. — Des Saillies.

Le mot de saillie vient de sauter[53] ; avoir des saillies, c’est passer sans gradation d’une idée à une autre qui peut s’y allier ; c’est saisir les rapports des choses les plus éloignées, ce qui demande sans doute de la vivacité et un esprit agile. Ces transitions soudaines et inattendues causent toujours une grande surprise : si elles se portent à quelque chose de plaisant, elles excitent à rire ; si à quelque chose de profond, elles étonnent ; si à quelque chose de grand, elles élèvent ; mais ceux qui ne sont pas capables de s’élever, ou de pénétrer d’un coup d’œil des rapports trop approfondis, n’admirent que ces rapports bizarres et sensibles que les gens du monde saisissent si bien ; et le philosophe, qui rapproche par de lumineuses sentences les vérités en apparence les plus séparées, réclame inutilement contre cette injustice : les hommes frivoles, qui ont besoin de temps pour suivre ces grandes démarches de la réflexion, sont dans une espèce d’impuissance de les admirer, attendu que l’admiration ne se donne qu’à la surprise, et vient rarement par degrés[54].

Les saillies tiennent en quelque sorte dans l’esprit le même rang que l’humeur peut avoir dans les passions. Elles ne supposent pas nécessairement de grandes lumières, elles peignent le caractère de l’esprit. Ainsi ceux qui approfondissent vivement les choses ont des saillies de réflexion ; les gens d’une imagination heureuse, des saillies d’imagination ; d’autres, des saillies de mémoire ; les méchants, de méchanceté ; les gens gais, de choses plaisantes, etc.

Les gens du monde qui font leur étude de ce qui peut plaire, ont porté plus loin que les autres ce genre d’esprit ; mais, parce qu’il est difficile aux hommes de ne pas outrer ce qui est bien, ils ont fait du plus naturel de tous les dons un jargon plein d’affectation. L’envie de briller leur a fait abandonner par réflexion le vrai et le solide, pour courir sans cesse après les allusions et les jeux d’imagination les plus frivoles ; il semble qu’ils soient convenus de ne plus rien dire de suivi, et de ne saisir dans les choses que ce qu’elles ont de plaisant, et leur surface. Cet esprit, qu’ils croient si aimable, est sans doute bien éloigné de la nature, qui se plaît à se reposer sur les sujets qu’elle embellit, et trouve la variété dans la fécondité de ses lumières, bien plus que dans la diversité de ses objets. Un agrément si faux et si superficiel, est un art ennemi du cœur et de l’esprit, qu’il resserre dans des bornes étroites ; un art qui ôte la vie de tous les discours en bannissant le sentiment qui en est l’âme, et qui rend les conversations du monde aussi ennuyeuses qu’insensées et ridicules[55].

12. — Du Goût.

Le goût est une aptitude à bien juger des objets du sentiment. Il faut donc avoir de l’âme pour avoir du goût ; il faut avoir aussi de la pénétration, parce que c’est l’intelligence qui remue le sentiment[56]. Ce que l’esprit ne pénètre qu’avec peine ne va pas souvent jusqu’au cœur, ou n’y fait qu’une impression faible ; c’est là ce qui fait que les choses qu’on ne peut saisir d’un coup d’œil ne sont point du ressort du goût.

Le bon goût consiste dans un sentiment de la belle nature ; ceux qui n’ont pas un esprit naturel ne peuvent avoir le goût juste.

Toute vérité peut entrer dans un livre de réflexion ; mais dans les ouvrages de goût[57], nous aimons que la vérité soit puisée dans la nature ; nous ne voulons pas d’hypothèses ; tout ce qui n’est qu’ingénieux est contre les règles du goût[58].

Comme il y a des degrés et des parties différentes dans l’esprit, il y en a de même dans le goût. Notre goût peut, je crois, s’étendre autant que notre intelligence ; mais il est difficile qu’il passe au delà. Cependant ceux qui ont une sorte de talent, se croient presque toujours un goût universel ; ce qui les porte quelquefois jusqu’à juger des choses qui leur sont les plus étrangères. Mais cette présomption, qu’on pourrait supporter dans les hommes qui ont des talents, se remarque aussi parmi ceux qui raisonnent des talents, et qui ont une teinture superficielle des règles du goût, dont ils font des applications tout à fait extraordinaires[59]. C’est dans les grandes villes, plus que dans les autres, qu’on peut observer ce que je dis : elles sont peuplées de ces hommes suffisants qui ont assez d’éducation et d’habitude du monde pour parler des choses qu’ils n’entendent point : aussi sont-elles le théâtre des plus impertinentes décisions ; et c’est là que l’on verra mettre à côté des meilleurs ouvrages, une fade compilation des traits les plus brillants de morale et de goût, mêlés à de vieilles chansons et à d’autres extravagances, avec un style si bourgeois et si ridicule que cela fait mal au cœur.

Je crois que l’on peut dire, sans témérité, que le goût du plus grand nombre n’est pas juste : le cours déshonorant de tant d’ouvrages ridicules en est une preuve sensible. Ces écrits, il est vrai, ne se soutiennent pas ; mais ceux qui les remplacent ne sont pas formés sur un meilleur modèle : l’inconstance apparente du public ne tombe que sur les auteurs. Cela vient de ce que les choses ne font d’impression sur nous que selon la proportion qu’elles ont avec notre esprit ; tout ce qui est hors de notre sphère nous échappe, le bas, le naïf, le sublime, etc. Il est vrai que les habiles réforment nos jugements ; mais ils ne peuvent changer notre goût, parce que l’âme a ses inclinations indépendantes de ses opinions ; ce que l’on ne sent pas d’abord, on ne le sent que par degrés, comme l’on fait en jugeant[60]. De là vient qu’on voit des ouvrages critiqués du peuple, qui ne lui en plaisent pas moins ; car il ne les critique que par réflexion, et il les goûte par sentiment. Que les jugements du public, épurés par le temps et par les maîtres, soient donc, si l’on veut, infaillibles ; mais distinguons-les de son goût, qui paraît toujours récusable.

Je finis ces observations : on demande, depuis longtemps, s’il est possible de rendre raison des matières de sentiment : tous avouent que le sentiment ne peut se connaître que par expérience ; mais il est donné aux habiles d’expliquer sans peine les causes cachées qui l’excitent. Cependant bien des gens de goût n’ont pas cette facilité, et nombre de dissertateurs qui raisonnent à l’infini, manquent du sentiment, qui est la base des justes notions sur le goût.

13. — Du Langage et de l’Éloquence.

On peut dire en général de l’expression, qu’elle répond à la nature des idées et par conséquent aux divers caractères de l’esprit. Ce serait néanmoins une témérité de juger de tous les hommes par le langage. Il est rare peut-être de trouver une proportion exacte entre le don de penser et celui de s’exprimer. Les termes n’ont pas une liaison nécessaire avec les idées : on veut parler d’un homme qu’on connaît beaucoup, dont le caractère, la figure, le maintien, tout est présent à l’esprit, hors son nom qu’on ne peut rappeler ; de même de beaucoup de choses dont on a des idées fort nettes, mais que l’expression ne suit pas : de là vient que d’habiles gens manquent quelquefois de cette facilité à rendre leurs idées, que des hommes superficiels possèdent avec avantage.

La précision et la justesse du langage dépendent de la propriété des termes qu’on emploie.

La force ajoute à la justesse et à la brièveté ce qu’elle emprunte du sentiment : elle se caractérise d’ordinaire par le tour de l’expression.

La finesse emploie des termes qui laissent beaucoup à entendre ; La délicatesse cache sous le voile des paroles ce qu’il y a dans les choses de rebutant.

La noblesse a un air aisé, simple, précis, naturel.

Le sublime ajoute à la noblesse une force et une hauteur qui ébranlent l’esprit, qui l’étonnent et le jettent hors de lui-même ; c’est l’expression la plus propre d’un sentiment élevé, ou d’une grande et surprenante idée. On ne peut sentir le sublime d’une idée dans une faible expression ; mais la magnificence des paroles avec de faibles idées est proprement du phébus : le sublime veut des pensées élevées, avec des expressions et des tours qui en soient dignes.

L’éloquence embrasse tous les divers caractères de l’élocution : peu d’ouvrages sont éloquents ; mais on voit des traits d’éloquence semés dans plusieurs écrits. Il y a une éloquence qui est dans les paroles, qui consiste à rendre aisément et convenablement ce que l’on pense, de quelque nature qu’il soit ; c’est là l’éloquence du monde. Il y en a une autre dans les idées mêmes et dans les sentiments ; jointe à celle de l’expression c’est la véritable. On voit aussi des hommes que le monde échauffe, et d’autres qu’il refroidit. Les premiers ont besoin de la présence des objets ; les autres d’être retirés et abandonnés à eux-mêmes : ceux-là sont éloquents dans leurs conversations, ceux-ci dans leurs compositions.

Un peu d’imagination et de mémoire, un esprit facile, suffisent pour parler avec élégance ; mais que de choses entrent dans l’éloquence ! le raisonnement et le sentiment, le naïf et le pathétique, l’ordre et le désordre, la force et la grâce, la douceur et la véhémence, etc. Tout ce qu’on a jamais dit du prix de l’éloquence n’en est qu’une faible expression. Elle donne la vie à tout : dans les sciences, dans les affaires, dans la conversation, dans la composition, dans la recherche même des plaisirs, rien ne peut réussir sans elle. Elle se joue des passions des hommes, les émeut, les calme, les pousse et les détermine à son gré : tout cède à sa voix ; elle seule enfin est capable de se célébrer dignement.

14. — De l’Invention.

Les hommes ne sauraient créer le fond des choses ; ils le modifient. Inventer n’est donc pas créer la matière de ses inventions, mais lui donner la forme. Un architecte ne fait pas le marbre qu’il emploie à un édifice, il le dispose ; et l’idée de cette disposition, il l’emprunte encore de différents modèles qu’il fond dans son imagination pour former un nouveau tout. De même un poëte ne crée pas les images de sa poésie ; il les prend dans le sein de la nature, et les applique à différentes choses pour les figurer aux sens : et encore le philosophe ; il saisit une vérité souvent ignorée, mais qui existe éternellement, pour la joindre à une autre vérité, et en former un principe. Ainsi se produisent en différents genres les chefs-d’œuvre de la réflexion et de l’imagination. Tous ceux qui ont la vue assez bonne pour lire dans le sein de la nature, y découvrent, selon le caractère de leur esprit, ou le fond et l’enchaînement des vérités que les hommes effleurent, ou l’heureux rapport des images avec les vérités qu’elles embellissent. Les esprits qui ne peuvent pénétrer jusqu’à cette source féconde, ou qui n’ont pas assez de force et de justesse pour lier leurs sensations et leurs idées, donnent des fantômes sans vie, et prouvent plus sensiblement que tous les philosophes, notre impuissance à créer. Je ne blâme pas néanmoins ceux qui se servent de cette expression pour caractériser avec plus de force le don d’inventer ; ce que j’ai dit se borne à faire voir que la nature doit être le modèle de nos inventions, et que ceux qui la quittent ou la méconnaissent ne peuvent rien faire de bien.

Savoir après cela pourquoi les hommes quelquefois médiocres excellent à des inventions où des hommes plus éclairés ne peuvent atteindre, c’est là le secret du génie que je vais tâcher d’expliquer.

15. — Du Génie et de l’Esprit.

Je crois qu’il n’y a point de génie sans activité. Je crois que le génie dépend en grande partie de nos passions. Je crois qu’il se forme du concours de beaucoup de différentes qualités et des convenances secrètes de nos inclinations avec nos lumières. Lorsque quelqu’une des conditions nécessaires manque, le génie n’est point ou n’est qu’imparfait, et on lui conteste son nom[61].

Ce qui forme donc le génie des négociations, ou celui de la guerre, ou celui de la poésie, etc., ce n’est pas un seul don de la nature, comme on pourrait croire : ce sont plusieurs qualités, soit de l’esprit, soit du cœur, qui sont inséparablement et intimement réunies. Ainsi, l’imagination, l’enthousiasme, le talent de peindre, ne suffisent pas pour faire un poëte : il faut encore qu’il soit né avec une extrême sensibilité pour l’harmonie, avec le génie de sa langue et l’art des vers. Ainsi la prévoyance, la fécondité, la célérité de l’esprit sur les objets militaires, ne formeraient pas un grand capitaine, si la sécurité[62] dans le péril, la vigueur du corps dans les opérations laborieuses du métier, et enfin une activité infatigable, n’accompagnaient ces autres talents.

C’est la nécessité de ce concours de tant de qualités indépendantes les unes des autres qui fait apparemment que le génie est toujours si rare. Il semble que c’est une espèce de hasard, quand la nature assortit ces divers mérites dans un même homme. Je dirais volontiers qu’il lui en coûte moins pour former un homme d’esprit, parce qu’il n’est pas besoin de mettre entre ses talents cette correspondance que veut le génie. Cependant on rencontre quelquefois des gens d’esprit qui sont plus éclairés que d’assez beaux génies. Mais soit que leurs inclinations partagent leur application, soit que la faiblesse de leur âme les empêche d’employer la force de leur esprit, on voit qu’ils demeurent bien loin après ceux qui mettent toutes leurs ressources et toute leur activité en œuvre en faveur d’un objet unique.

C’est cette chaleur du génie et cet amour de son objet qui lui donnent d’imaginer et d’inventer sur cet objet même. Ainsi, selon la pente de leur âme et le caractère de leur esprit, les uns ont l’invention de style, les autres celle du raisonnement, ou l’art de former des systèmes. D’assez grands génies ne paraissent presque avoir eu que l’invention de détail : tel est Montaigne. La Fontaine, avec un génie différent de celui de ce philosophe, est néanmoins un autre exemple de ce que je dis. Descartes, au contraire, avait l’esprit systématique et l’invention des desseins ; mais il manquait, je crois, de l’imagination dans l’expression, qui embellit les pensées les plus communes[63].

À cette invitation du génie est attaché, comme on sait, un caractère original qui tantôt naît des expressions et des sentiments d’un auteur, tantôt de ses plans, de son art, de sa manière d’envisager et d’arranger les objets. Car un homme qui est maîtrisé par la pente de son esprit et par les impressions particulières et personnelles qu’il reçoit des choses, ne peut ni ne veut dérober son caractère à ceux qui l’épient. Cependant il ne faut pas croire que ce caractère original doive exclure l’art d’imiter : je ne connais point de grands hommes qui n’aient adopté des modèles. Rousseau a imité Marot ; Corneille, Lucain et Sénèque ; Bossuet, les prophètes ; Racine, les Grecs et Virgile ; et Montaigne dit quelque part qu’il y a en lui une condition aucunement singeresse et imitatrice. Mais ces grands hommes, en imitant, sont demeurés originaux, parce qu’ils avaient à peu près le même génie que ceux qu’ils prenaient pour modèles ; de sorte qu’ils cultivaient leur propre caractère sous ces maîtres qu’ils consultaient, et qu’ils surpassaient quelquefois : au lieu que ceux qui n’ont que de l’esprit sont toujours de faibles copistes des meilleurs modèles, et n’atteignent jamais leur art. Preuve incontestable qu’il faut du génie pour bien imiter, et même un génie étendu pour prendre divers caractères : tant s’en faut que l’imitation donne l’exclusion au génie.

J’explique ces petits détails pour rendre ce chapitre plus complet, et non pour instruire les gens de lettres, qui ne peuvent les ignorer. J’ajouterai encore une réflexion en faveur des personnes moins savantes : c’est que le premier avantage du génie est de sentir et de concevoir plus vivement les objets de son ressort, que ces mêmes objets ne sont sentis et aperçus des autres hommes.

À l’égard de l’esprit, je dirai que ce mot n’a d’abord été inventé que pour signifier en général les différentes qualités que j’ai définies, la justesse, la profondeur, le jugement, etc. Mais parce que nul homme ne peut les rassembler toutes, chacune de ces qualités a prétendu s’approprier exclusivement le nom générique ; d’où sont nées des disputes très-frivoles ; car, au fond, il importe peu que ce soit la vivacité ou la justesse ou telle autre partie de l’esprit qui emporte l’honneur de ce titre. Le nom ne peut rien pour les choses. La question n’est pas de savoir si c’est à l’imagination ou au bon sens qu’appartient le terme d’esprit ; le vrai intérêt, c’est de voir laquelle de ces qualités, ou des autres que j’ai nommées, doit nous inspirer [le] plus d’estime. Il n’y en a aucune qui n’ait son utilité, et j’ose dire son agrément. Il ne serait peut-être pas difficile de juger s’il y en a de plus utiles, ou de plus aimables, ou de plus grandes les unes que les autres ; mais les hommes sont incapables de convenir entre eux du prix des moindres choses ; la différence de leurs intérêts et de leurs lumières maintiendra éternellement la diversité de leurs opinions et la contrariété de leurs maximes.

16. — Du Caractère.

Tout ce qui forme l’esprit et le cœur est compris dans le caractère. Le génie n’exprime que la convenance de certaines qualités[64] ; mais les contrariétés les plus bizarres entrent dans le même caractère, et le constituent.

On dit d’un homme qu’il n’a point de caractère, lorsque les traits de son âme sont faibles, légers, changeants ; mais cela même fait un caractère[65], et l’on s’entend bien là-dessus.

Les inégalités du caractère influent sur l’esprit ; un homme est pénétrant, ou pesant, ou aimable, selon son humeur.

On confond souvent dans le caractère les qualités de l’âme et celles de l’esprit. Un homme est doux et facile, on le trouve insinuant ; il a l’humeur vive et légère, on dit qu’il a l’esprit vif ; il est distrait et rêveur, on croit qu’il a l’esprit lent et peu d’imagination. Le monde ne juge des choses que par leur écorce, c’est une chose qu’on dit tous les jours, mais que l’on ne sent pas assez. Quelques réflexions, en passant, sur les caractères les plus généraux, nous y feront faire attention.

17. — Du Sérieux.

Un des caractères les plus généraux, c’est le sérieux ; mais combien de choses différentes n’a-t-il pas, et combien de caractères sont compris dans celui-ci ! On est sérieux par tempérament, par trop ou trop peu de passions, trop ou trop peu d’idées, par timidité, par habitude, et par mille autres raisons[66]. L’extérieur distingue tous ces divers caractères aux yeux d’un homme attentif.

Le sérieux[67] d’un esprit tranquille porte un air doux et serein ; le sérieux des passions ardentes est sauvage, sombre, allumé ; le sérieux d’une âme abattue donne un extérieur languissant.

Le sérieux d’un homme stérile paraît froid, lâche et oisif ; le sérieux de la gravité prend un air concerté comme elle ; le sérieux de la distraction porte des dehors singuliers ; le sérieux d’un homme timide n’a presque jamais de maintien.

Personne ne rejette en gros ces vérités ; mais, faute de principes bien liés et bien conçus, la plupart des hommes sont, dans le détail et dans les applications particulières, opposés les uns aux autres et à eux-mêmes ; ils font voir la nécessité indispensable de bien manier les principes les plus familiers, et de les mettre tous ensemble sous un point de vue qui en découvre la fécondité et la liaison.

18. — Du Sang-Froid.

Nous prenons quelquefois pour le sang-froid une passion sérieuse et concentrée, qui fixe toutes les pensées d’un esprit ardent et le rend insensible aux autres choses.

Le véritable sang-froid vient d’un sang doux, tempéré, et peu fertile en esprits. S’il coule avec trop de lenteur, il peut rendre l’esprit pesant ; mais lorsqu’il est reçu par des organes faciles et bien conformés, la justesse, la réflexion et une singularité aimable souvent l’accompagnent ; nul esprit n’est plus désirable.

On parle encore d’un autre sang-froid que donne la force d’esprit, soutenue par l’expérience et de longues réflexions ; sans doute c’est là le plus rare.

19. — De la Présence d’esprit.

La présence d’esprit se pourrait définir une aptitude à profiter des occasions pour parler ou pour agir. C’est un avantage qui a manqué souvent aux hommes les plus éclairés, qui demande un esprit facile, un sang-froid modéré, l’usage des affaires, et, selon les différentes occurrences, divers vers avantages : de la mémoire et de la sagacité dans la dispute, de la sécurité[68] dans les périls, et, dans le monde, cette liberté de cœur qui nous rend attentifs à tout ce qui s’y passe, et nous tient en état de profiter de tout, etc[69].

20. — De la Distraction.

Il y a une distraction assez semblable aux rêves du sommeil, qui est lorsque nos pensées flottent et se suivent d’elles-mêmes sans force et sans direction. Le mouvement des esprits se ralentit peu à peu ; ils errent à l’aventure sur les traces[70] du cerveau, et réveillent des idées sans suite et sans vérité ; enfin les organes se ferment ; nous ne formons plus que des songes, et c’est là proprement rêver les yeux ouverts. Cette sorte de distraction est bien différente de celle où jette la méditation. L’âme, obsédée dans la méditation d’un objet qui fixe sa vue et la remplit tout entière, agit beaucoup dans ce repos. C’est un état tout opposé ; cependant elle y tombe ensuite épuisée par ses réflexions.

21. — De l’Esprit du jeu.

C’est une manière de génie que l’esprit du jeu, puisqu’il dépend également de l’âme et de l’intelligence. Un homme que la perte trouble ou intimide, que le gain rend trop hasardeux, un homme avare, ne sont pas plus faits pour jouer que ceux qui ne peuvent atteindre à l’esprit de combinaison. Il faut donc un certain degré de lumière et de sentiment, l’art des combinaisons, le goût du jeu, et l’amour mesure du gain. On s’étonne à tort que des sots possèdent ce faible avantage : l’habitude et l’amour du jeu, qui tournent toute leur application et leur mémoire de ce seul côté, suppléent l’esprit qui leur manque.


LIVRE DEUXIÈME


22. — Des passions.

Toutes les passions roulent sur le plaisir et la douleur, comme dit M. Locke c’en est l’essence et le fonds.

Nous éprouvons en naissant ces deux états le plaisir, parce qu’il est naturellement attaché à être ; la douleur, parce qu’elle tient à être imparfaitement.

Si notre existence était parfaite, nous ne connaîtrions que le plaisir. Étant imparfaite, nous devons connaître le plaisir et la douleur ; or, c’est de l’expérience de ces deux contraires que nous tirons l’idée du bien et du mal.

Mais comme le plaisir et la douleur ne viennent pas à tous les hommes par les mêmes choses, ils attachent à divers objets l’idée du bien et du mal, chacun selon son expérience, ses passions, ses opinions, etc.

Il n’y a cependant que deux organes de nos biens et de nos maux les sens et la réflexion[71].

Les impressions qui viennent par les sens sont immédiates[72] et ne peuvent se définir ; on n’en connaît pas les ressorts elles sont l’effet du rapport qui est entre les choses et nous ; mais ce rapport secret ne nous est pas connu.

Les passions qui viennent par l’organe de la réflexion sont moins ignorées. Elles ont leur principe dans l’amour de l’être ou de la perfection de l’être, ou dans le sentiment de son imperfection et de son dépérissement.

Nous tirons de l’expérience de notre être une idée de grandeur, de plaisir, de puissance, que nous voudrions toujours augmenter nous prenons dans l’imperfection de notre être une idée de petitesse, de sujétion, de misère, que nous tâchons d’étouffer voilà toutes nos passions.

Il y a des hommes en qui le sentiment de l’être est plus fort que celui de leur imperfection ; de là l’enjouement, la douceur, la modération des désirs.

Il y en a d’autres en qui le sentiment de leur imperfection est plus vif que celui de l’être ; de là l’inquiétude, la mélancolie, etc.

De ces deux sentiments unis, c’est-à-dire celui de nos forces et celui de notre misère, naissent les plus grandes passions ; parce que le sentiment de nos misères nous pousse à sortir de nous-mêmes, et que le sentiment de nos ressources nous y encourage et nous porte par l’espérance. Mais ceux qui ne sentent que leur misère sans leur force, ne se passionnent jamais autant, car ils n’osent rien espérer ; ni ceux qui ne sentent que leur force sans leur impuissance, car ils ont trop peu à désirer ainsi il faut un mélange de courage et de faiblesse, de tristesse et de présomption. Or, cela dépend de la chaleur du sang et des esprits ; et la réflexion qui modère les velléités des gens froids encourage l’ardeur des autres, en leur fournissant des ressources qui nourrissent leurs illusions d’où vient que les passions des hommes d’un esprit profond sont plus opiniâtres et plus invincibles, car ils ne sont pas obligés de s’en distraire comme le reste des hommes par épuisement de pensée ; mais leurs réflexions, au contraire, sont un entretien éternel à leurs désirs, qui les échauffe ; et cela explique encore pourquoi ceux qui pensent peu, ou qui ne sauraient penser longtemps de suite sur la même chose, n’ont que l’inconstance en partage.

23. — De la gaieté, de la joie de la mélancolie.[73]

Le premier degré du sentiment agréable de notre existence est la gaieté ; la joie est un sentiment plus pénétrant. Les hommes enjoués n’étant pas d’ordinaire si ardents que le reste des hommes, ils ne sont peut-être pas capables des plus vives joies ; mais les grandes joies durent peu, et laissent notre âme épuisée.

La gaieté, plus proportionnée à notre faiblesse que la joie, nous rend confiants et hardis, donne un être et un intérêt aux choses les moins importantes, fait que nous nous plaisons par instinct en nous-mêmes, dans nos possessions, nos entours, notre esprit, notre suffisance, malgré d’assez grandes misères.

Cette intime satisfaction nous conduit quelquefois à nous estimer nous-mêmes, par de très frivoles endroits ; il me semble que les personnes enjouées sont ordinairement un peu plus vaines que les autres.

D’autre part, les mélancoliques sont ardents, timides, inquiets, et ne se sauvent, la plupart, de la vanité, que par l’ambition et l’orgueil[74].

24. — De l’amour-propre et de l’amour de nous-mêmes.[75]

L’amour est une complaisance dans l’objet aimé. Aimer une chose, c’est se complaire dans sa possession, sa grâce, son accroissement ; craindre sa privation, ses déchéances, etc.

Plusieurs philosophes rapportent généralement à l’amour-propre toute sorte d’attachements, ils prétendent qu’on s’approprie tout ce que l’on aime, qu’on n’y cherche que son plaisir et sa propre satisfaction, qu’on se met soi-même avant tout ; jusque-là qu’ils nient que celui qui donne sa vie pour un autre, le préfère à soi. Ils passent le but en ce point car si l’objet de notre amour nous est plus cher sans l’être que l’être sans l’objet de notre amour, il paraît que c’est notre amour qui est notre passion dominante, et non notre individu propre ; puisque tout nous échappe avec la vie, le bien que nous nous étions approprié par notre amour, comme notre être véritable. Ils répondent que la passion nous fait confondre dans ce sacrifice notre vie et celle de l’objet aimé[76] ; que nous croyons n’abandonner qu’une partie de nous-mêmes pour conserver l’autre au moins ils ne peuvent nier que celle que nous conservons nous paraît plus considérable que celle que nous abandonnons. Or, dès que nous nous regardons comme la moindre partie dans le tout, c’est une préférence manifeste de l’objet aimé. On peut dire la même chose d’un homme qui, volontairement et de sang-froid, meurt pour la gloire : la vie imaginaire qu’il achète au prix de son être réel est une préférence bien incontestable de la gloire, et qui justifie la distinction que quelques écrivains ont mise avec sagesse entre l’amour-propre et l’amour de nous-mêmes[77]. Ceux-ci conviennent bien que l’amour de nous-mêmes entre dans toutes nos passions ; mais ils distinguent cet amour de l’autre. Avec l’amour de nous-mêmes, disent-ils, on peut chercher hors de soi son bonheur ; on peut s’aimer hors de soi davantage[78] que son existence propre on n’est point à soi-même son unique objet. L’amour-propre, au contraire, subordonne tout a ses commodités et à son bien-être il est à lui-même son seul objet et sa seule fin de sorte qu’au lieu que les passions qui viennent de l’amour de nous-mêmes nous donnent aux choses, l’amour-propre veut que les choses se donnent à nous, et se fait le centre de tout.

Rien ne caractérise donc l’amour-propre comme la complaisance qu’on a dans soi-même et les choses qu’on s’approprie.

L’orgueil est un effet de cette complaisance. Comme on n’estime généralement les choses qu’autant qu’elles plaisent, et que nous nous plaisons si souvent à nous-mêmes devant[79] toutes choses, de là ces comparaisons toujours injustes qu’on fait de soi-même a autrui et qui fondent tout notre orgueil.

Mais les prétendus avantages pour lesquels nous nous estimons étant grandement variés, nous les désignons par les noms que nous leur avons rendus propres. L’orgueil qui vient d’une confiance aveugle dans nos forces, nous l’avons nommé présomption ; celui qui s’attache à de petites choses, vanité celui qui est courageux, fierté.

Tout ce qu’on ressent de plaisir en s’appropriant quelque chose, richesse, agrément, héritage, etc., et ce qu’on éprouve de peine par la perte des mêmes biens, ou la crainte de quelque mal, la peur, le dépit, la colère, tout cela vient de l’amour-propre.

L’amour-propre se mêle à presque tous nos sentiments, ou du moins l’amour de nous-mêmes ; mais pour prévenir l’embarras que feraient naître les disputes qu’on a sur ces termes, j’use d’expressions synonymes, qui me semblent moins équivoques. Ainsi, je rapporte tous nos sentiments à celui de nos perfections et de notre imperfection ces deux grands principes nous portent de concert à aimer, estimer, conserver, agrandir et défendre du mal notre frêle existence. C’est la source de tous nos plaisirs et déplaisirs, et la cause féconde des passions qui viennent par l’organe de la réflexion.

Tachons d’approfondir les principales ; nous suivrons plus aisément la trace des petites, qui ne sont que des dépendances et des branches de celles-ci.

25. De l’ambition.

L’instinct qui nous porte à nous agrandir n’est aucune part si sensible que dans l’ambition ; mais il ne faut pas confondre tous les ambitieux. Les uns attachent la grandeur solide à l’autorité des emplois ; les autres aux grandes richesses ; les autres au faste des titres, etc. ; plusieurs vont à leur but sans nul choix des moyens ; quelques-uns par de grandes choses, et d’autres par les plus petites ainsi telle ambition est vice ; telle, vertu ; telle, vigueur d’esprit ; telle, égarement et bassesse, etc.

Toutes les passions prennent le tour de notre caractère. Nous avons vu ailleurs que l’âme[80] influait beaucoup sur l’esprit ; l’esprit influe aussi sur l’âme. C’est de l’âme que viennent tous les sentiments ; mais c’est par les organes de l’esprit que passent les objets qui les excitent. Selon les couleurs qu’il leur donne, selon qu’il les pénètre, qu’il les embellit, qu’il les déguise, l’âme les rebute ou s’y attache. Quand donc même on ignorerait que tous les hommes ne sont pas égaux par le cœur, il suffit de savoir qu’ils envisagent les choses selon leurs lumières, peut-être encore plus inégales, pour comprendre la différence qui distingue les passions mêmes qu’on désigne du même nom. Si différemment partagés par l’esprit et les sentiments, ils s’attachent au même objet sans aller au même intérêt ; et cela n’est pas seulement vrai des ambitieux, mais aussi de toute passion.

26. — De l’amour du monde.

Que de choses sont comprises dans l’amour du monde ! le libertinage, le désir de plaire, l’envie de primer, etc. : l’amour du sensible et du grand ne sont nulle part si mêlés. Le génie et l’activité portent les hommes à la vertu et à la gloire les petits talents, la paresse, le goût des plaisirs, la gaieté et la vanité les fixent aux petites choses ; mais en tout c’est le même instinct ; et l’amour du monde renferme de vives semences de presque toutes les passions.

27. — Sur l’amour de la gloire.[81]

La gloire nous donne sur les cœurs une autorité naturelle qui nous touche sans doute autant que nulle de nos sensations, et nous étourdit plus sur nos misères qu’une vaine dissipation elle est donc réelle en tous sens.

Ceux qui parlent de son néant inévitable soutiendraient peut-être avec peine le mépris ouvert d’un seul homme. Le vide des grandes passions est rempli par le grand nombre des petites : les contempteurs de la gloire se piquent de bien danser, ou de quelque misère encore plus basse. Ils sont si aveugles qu’ils ne sentent pas que c’est la gloire qu’ils cherchent si curieusement[82], et si vains qu’ils osent la mettre dans les choses les plus frivoles. La gloire, disent-ils, n’est ni vertu ni mérite ; ils raisonnent bien en cela elle n’est que leur récompense ; mais elle nous excite donc au travail et à la vertu, et nous rend souvent estimables afin de nous faire estimer.

Tout est très abject dans les hommes, la vertu, la gloire, la vie mais les plus petits ont des proportions reconnues. Le chêne est un grand arbre près du cerisier ; ainsi les hommes à l’égard les uns des autres. Quelles sont les vertus et les inclinations de ceux qui méprisent la gloire ? L’ont-ils méritée ?

28. — De l’amour des sciences et des lettres.

La passion de la gloire et la passion des sciences se ressemblent dans leur principe ; car elles viennent l’une et l’autre du sentiment de notre vide et de notre imperfection Mais l’une voudrait se former comme un nouvel être hors de nous, et l’autre s’attache à étendre et à cultiver notre fonds. Ainsi la passion de la gloire veut nous agrandir au dehors, et celle des sciences au dedans.

On ne peut avoir l’âme grande, ou l’esprit un peu pénétrant, sans quelque passion pour les lettres. Les arts sont consacrés à peindre les traits de la belle nature ; les sciences, à la vérité. Les arts et les sciences embrassent tout ce qu’il y a dans la pensée de noble et d’utile ; de sorte qu’il ne reste à ceux qui les rejettent que ce qui est indigne d’être peint ou enseigné, etc.[83].

La plupart des hommes honorent les lettres comme la religion et la vertu ; c’est-à-dire comme une chose qu’ils ne peuvent ni connaître, ni pratiquer, ni aimer[84]. Personne néanmoins n’ignore que les bons livres sont l’essence des meilleurs esprits, le précis de leurs connaissances et le fruit de leurs longues veilles. L’étude d’une vie entière s’y peut recueillir dans quelques heures c’est un grand secours.

Deux inconvénients sont à craindre dans cette passion : le mauvais choix et l’excès. Quant au mauvais choix, il est probable que ceux qui s’attachent à des connaissances peu utiles ne seraient pas propres aux autres ; mais l’excès se peut corriger.

Si nous étions sages, nous nous bornerions à un petit nombre de connaissances, afin de les mieux posséder. Nous tâcherions de nous les rendre familières et de les réduire en pratique : la plus longue et la plus laborieuse théorie n’éclaire qu’imparfaitement. Un homme qui n’aurait jamais dansé posséderait inutilement les règles de la danse ; il en est sans doute de même des métiers d’esprit.

Je dirai bien plus : rarement l’étude est utile, lorsqu’elle n’est pas accompagnée du commerce du monde. Il ne faut pas séparer ces deux choses : l’une nous apprend à penser, l’autre à agir ; l’une à parler, l’autre à écrire ; l’une à disposer nos actions, l’autre à les rendre faciles.

L’usage du monde nous donne encore de penser naturellement, et l’habitude des sciences, de penser profondément.

Par une suite naturelle de ces vérités, ceux qui sont privés de l’un et l’autre avantage par leur condition, fournissent une preuve incontestable de l’indigence naturelle de l’esprit humain. Un vigneron, un couvreur, resserrés dans un petit cercle d’idées très communes, connaissent à peine les plus grossiers usages de la raison, et n’exercent leur jugement, suppose qu’ils en aient reçu de la nature, que sur des objets très palpables. Je sais bien que l’éducation ne peut suppléer le génie ; je n’ignore pas que les dons de la nature valent mieux que les dons de l’art cependant l’art est nécessaire pour faire fleurir les talents. Un beau naturel négligé ne porte jamais de fruits mûrs.

Peut-on regarder comme un bien un génie à peu près stérile ? Que servent à un grand seigneur les domaines qu’il laisse en friche ? Est-il riche de ces champs incultes ?

29. — De l’avarice.

Ceux qui n’aiment l’argent que pour la dépense ne sont pas véritablement avares[85]. L’avarice est une extrême défiance des événements, qui cherche à s’assurer contre les instabilités de la fortune par une excessive prévoyance, et manifeste cet instinct avide qui nous sollicite d’accroître, d’étayer, d’affermir notre être. Basse et déplorable manie, qui n’exige ni connaissance, ni vigueur d’esprit, ni jeunesse, et qui prend par cette raison, dans la défaillance des sens, la place des autres passions.

30. — De la passion du jeu.

Quoique j’aie dit que l’avarice naît d’une défiance ridicule des événements de la fortune, et qu’il semble que l’amour du jeu vienne au contraire d’une ridicule confiance aux mêmes événements, je ne laisse pas de croire qu’il y a des joueurs avares et qui ne sont confiants qu’au jeu encore ont-ils, comme on dit, un jeu timide et serré.

Des commencements souvent heureux remplissent l’esprit des joueurs de l’idée d’un gain très rapide qui paraît toujours sous leurs mains : cela détermine.

Par combien de motifs d’ailleurs n’est-on pas porté à jouer ? par cupidité, par amour du faste, par goût des plaisirs, etc. Il suffit donc d’aimer quelqu’une de ces choses pour aimer le jeu ; c’est une ressource pour les acquérir, hasardeuse à la vérité, mais propre à toute sorte d’hommes, pauvres, riches, faibles, malades, jeunes et vieux, ignorants et savants, sots et habiles, etc. aussi n’y a-t-il point de passion plus commune que celle-ci.

31. — De la passion des exercices.

Il y a dans la passion des exercices un plaisir pour les sens et un plaisir pour l’âme. Les sens sont flattés d’agir, de galoper un cheval, d’entendre un bruit de chasse dans une forêt ; l’âme jouit de la justesse de ses sens, de la force et de l’adresse de son corps, etc. Aux yeux d’un philosophe qui médite dans son cabinet, cette gloire est bien puérile ; mais, dans l’ébranlement de l’exercice, on ne scrute pas tant les choses. En approfondissant les hommes, on rencontre des vérités humiliantes, mais incontestables.

Vous voyez l’âme d’un pêcheur qui se détache en quelque sorte de son corps pour suivre un poisson sous les eaux, et le pousser au piège que sa main lui tend. Qui croirait qu’elle s’applaudit de la défaite du faible animal, et triomphe au fond du filet[86] ? Toutefois rien n’est si sensible.

Un grand, à la chasse, aime mieux tuer un sanglier qu’une hirondelle : par quelle raison ? Tous la voient.

32. — De l’amour paternel.

L’amour paternel ne diffère pas de l’amour-propre[87]. Un enfant ne subsiste que par ses parents, dépend d’eux, vient d’eux, leur doit tout ; ils n’ont rien qui leur soit si propre.

Aussi un père ne sépare point l’idée d’un fils de la sienne, à moins que le fils n’affaiblisse cette idée de propriété par quelque contradiction ; mais plus un père s’irrite de cette contradiction, plus il s’afflige, plus il prouve ce que je dis.

33. — De l’amour filial et fraternel.

Comme les enfants n’ont nul droit sur la volonté de leurs pères, la leur étant au contraire toujours combattue, cela leur fait sentir qu’ils sont des êtres à part, et ne peut pas leur inspirer de l’amour-propre, parce que la propriété ne saurait être du côté de la dépendance : cela est visible. C’est par cette raison que la tendresse des enfants n’est pas aussi vive que celle des pères ; mais les lois ont pourvu à cet inconvénient. Elles sont un garant au père contre l’ingratitude des enfants, comme la nature est aux enfants un otage assuré contre l’abus des lois. Il était juste d’assurer à la vieillesse les secours qu’elle avait prêtés à la faiblesse de l’enfant.

La reconnaissance prévient, dans les enfants bien nés, ce que le devoir leur impose. Il est dans la saine nature d’aimer ceux qui nous aiment et nous protègent ; et l’habitude d’une juste dépendance en fait perdre le sentiment : mais il suffit d’être homme pour être bon père ; et si l’on n’est homme de bien, il est rare qu’on soit bon fils[88].

Du reste, qu’on mette à la place de ce que je dis la sympathie ou le sang. et qu’on me fasse entendre pourquoi le sang ne parle pas autant dans les enfants que dans les pères ; pourquoi la sympathie périt quand la soumission diminue ; pourquoi des frères souvent se haïssent sur des fondements si légers, etc. Mais quel est donc le nœud de l’amitié des frères ? Une fortune, un nom commun, même naissance et même éducation, quelquefois même caractère ; enfin l’habitude de se regarder comme appartenant les uns aux autres, et comme n’ayant qu’un seul être[89].

34. — De l’amour qu’on a pour les bêtes.

Il peut entrer quelque chose qui flatte les sens dans le goût qu’on nourrit pour certains animaux, quand ils nous appartiennent. J’ai toujours pensé qu’il s’y mêle de l’amour-propre rien n’est si ridicule à dire, et je suis fâché qu’ qu’il soit vrai ; mais nous sommes si vides, que, s’il offre à nous la moindre ombre de propriété, nous nous y attachons aussitôt. Nous prêtons à un perroquet des pensées et des sentiments ; nous nous figurons qu’il nous aime, qu’il nous craint, qu’il sent nos faveurs, etc. Ainsi nous aimons l’avantage que nous nous accordons sur lui. Quel empire mais c’est là l’homme.

35. — De l’amitié.

C’est l’insuffisance de notre être qui fait naître l’amitié et c’est l’insuffisance de l’amitié même qui la fait périr[90].

Est-on seul, on sent sa misère, on sent qu’on a besoin d’appui ; on cherche un fauteur de ses goûts, un compagnon de ses plaisirs et de ses peines ; on veut un homme dont on puisse posséder le cœur et la pensée. Alors l’amitié paraît être ce qu’il y a de plus doux au monde. A-t-on ce qu’on a souhaité, on change bientôt de pensée.

Lorsqu’on voit de loin quelque bien, il fixe d’abord nos désirs ; et lorsqu’on y parvient, on en sent le néant. Notre âme, dont il arrêtait la vue dans l’éloignement, ne saurait s’y reposer quand elle voit au delà : ainsi l’amitié, qui de loin bornait toutes nos prétentions, cesse de les borner de près ; elle ne remplit pas le vide qu’elle avait promis de remplir ; elle nous laisse des besoins qui nous distraient et nous portent vers d’autres biens.

Alors on se néglige, on devient difficile, on exige bientôt comme un tribut les complaisances qu’on avait d’abord reçues comme un don. C’est le caractère des hommes de s’approprier peu à peu jusqu’aux grâces dont ils jouissent ; une longue possession les accoutume naturellement à regarder les choses qu’ils possèdent comme à eux ; ainsi l’habitude les persuade qu’ils ont un droit naturel sur la volonté de leurs amis. Ils voudraient s’en former un titre pour les gouverner ; lorsque ces prétentions sont réciproques, comme on [le] voit souvent, l’amour-propre s’irrite et crie des deux côtés, produit de l’aigreur, des froideurs, et d’amères explications, etc. On se trouve aussi quelquefois mutuellement des défauts qu’on s’était cachés ; ou l’on tombe dans des passions qui dégoûtent de l’amitié, comme les maladies violentes dégoûtent des plus doux plaisirs.

Aussi les hommes extrêmes ne sont pas les plus capables d’une constante amitié. On ne la trouve nulle part si vive et si solide que dans les esprits timides et sérieux, dont l’âme modérée connaît la vertu ; car elle soulage leur cœur oppressé sous le mystère et sous le poids du secret[91], détend leur esprit, l’élargit, les rend plus confiants et plus vifs, se mêle à leurs amusements, à leurs affaires et à leurs plaisirs mystérieux c’est l’âme de toute leur vie[92].

Les jeunes gens sont aussi très-sensibles et très-confiants[93] ; mais la vivacité de leurs passions les distrait et les rend volages. La sensibilité et la confiance sont usées dans les vieillards mais le besoin les rapproche, et la raison est leur lien : les uns aiment plus tendrement, les autres plus solidement[94].

Le devoir de l’amitié s’étend plus loin qu’on ne croit : nous suivons notre ami dans ses disgrâces ; mais, dans ses faiblesses, nous l’abandonnons : c’est être plus faible que lui.

Quiconque se cache, obligé d’avouer les défauts des siens, fait voir sa bassesse. Êtes-vous exempt de ces vices, déclarez-vous donc hautement ; prenez sous votre protection la faiblesse des malheureux ; vous ne risquez rien en cela : mais il n’y a que les grandes âmes qui osent se montrer ainsi. Les faibles se désavouent les uns les autres, se lâchement aux jugements souvent injustes du public ; ils n’ont pas de quoi résister, etc.[95]

36. — De l’amour.

Il entre ordinairement beaucoup de sympathie dans l’amour, c’est-à-dire une inclination dont les sens forment le nœud ; mais, quoiqu’ils en forment le nœud, ils n’en sont pas toujours l’intérêt principal ; il n’est pas impossible qu’il y ait un amour exempt de grossièreté.

Les mêmes passions sont bien différentes dans les hommes. Le même objet peut leur plaire par des endroits opposés. Je suppose que plusieurs hommes s’attachent à la même femme : les uns l’aiment pour son esprit, les autres pour sa vertu, les autres pour ses défauts, etc. ; et il se peut faire encore que tous l’aiment pour des choses qu’elle n’a pas, comme lorsqu’on aime une femme légère que l’on croit solide. N’importe ; on s’attache à l’idée qu’on se plaît à s’en figurer, ce n’est même que cette idée que l’on aime, ce n’est pas la femme légère ainsi l’objet des passions n’est pas ce qui les dégrade ou ce qui les ennoblit, mais la manière dont on envisage cet objet. Or j’ai dit qu’il était possible que l’on cherchât dans l’amour quelque chose de plus que l’intérêt de nos sens. Voici ce qui me le fait croire. Je vois tous les jours dans le monde qu’un homme environné de femmes auxquelles il n’a jamais parlé, comme à la messe, au sermon, ne se décide pas toujours pour celle qui est la plus jolie, et qui même lui paraît telle. Quelle est la raison de cela ? c’est que chaque beauté exprime un caractère tout particulier ; et celui qui entre le plus dans le nôtre, nous le préférons. C’est donc le caractère qui nous détermine quelquefois ; c’est donc l’âme que nous cherchons on ne peut me nier cela. Donc tout ce qui s’offre à nos sens ne nous plaît alors que comme une image de ce qui se cache à leur vue ; donc nous n’aimons alors les qualités sensibles que comme les organes de notre plaisir, et avec subordination aux qualités insensibles dont elles sont l’expression ; donc il est au moins vrai que l’âme est ce qui nous touche le plus. Or ce n’est pas aux sens que l’âme est agréable, mais à l’esprit ; ainsi l’intérêt de l’esprit devient l’intérêt principal, et si celui des sens lui était opposé, nous le lui sacrifierions. On n’a donc qu’à nous persuader[96] qu’il lui est vraiment opposé, qu’il est une tache pour l’âme voilà l’amour pur.

Amour cependant véritable, qu’on ne saurait confondre avec l’amitié car, dans l’amitié, c’est l’esprit qui est l’organe du sentiment ; ici ce sont les sens. Et comme les idées qui viennent par les sens sont infiniment plus puissantes que les vues de la réflexion, ce qu’elles inspirent est passion. L’amitié ne va pas si loin[97].

37. — De la physionomie.

La physionomie est l’expression du caractère et celle du tempérament. Une sotte physionomie est celle qui n’exprime que la complexion, comme un tempérament robuste, etc. ; mais il ne faut jamais juger sur la physionomie car il y a tant de traits mâles sur le visage et dans le maintien des hommes, que cela peut souvent confondre ; sans parler des accidents qui défigurent les traits naturels, et qui empêchent que l’âme ne s’y manifeste, comme la petite-vérole[98], la maigreur, etc.

On pourrait conjecturer plutôt sur le caractère des hommes, par l’agrément qu’ils attachent à de certaines figures qui répondent à leurs passions ; mais encore s’y tromperait-on[99].

38. — De la pitié.

La pitié n’est qu’un sentiment mêlé de tristesse et d’amour[100] ; je ne pense pas qu’elle ait besoin d’être excitée par un retour sur nous-mêmes, comme on le croit[101]. Pourquoi la misère ne pourrait-elle sur notre cœur ce que fait la vue d’une plaie sur nos sens ? N’y a-t-il pas des choses qui affectent immédiatement l’esprit ? L’impression des nouveautés ne prévient-elle pas toujours nos réflexions ? Notre âme est-elle incapable d’un sentiment désintéressé[102] ?

39. — De la haine.

La haine est une déplaisance dans l’objet haï. C’est une tristesse qui nous donne, pour la cause qui l’excite, une secrète aversion on appelle cette tristesse jalousie, lorsqu’elle est un effet du sentiment de nos désavantages comparés au bien de quelqu’un. Quand il se joint à cette jalousie de la haine, une volonté de vengeance dissimulée par faiblesse, c’est envie.

Il y a peu de passions où il n’entre de l’amour ou de la haine. La colère n’est qu’une aversion subite et violente, enflammée d’un désir aveugle de vengeance ; l’indignation, un sentiment de colère et de mépris ; le mépris, un sentiment mêlé de haine et d’orgueil l’antipathie, une haine violente et qui ne raisonne pas[103].

Il entre aussi de l’aversion dans le dégoût ; il n’est pas une simple privation comme l’indifférence ; et la mélancolie, qui n’est communément qu’un dégoût universel sans espérance, tient encore beaucoup de la haine[104].

À l’égard des passions qui viennent de l’amour, j’en ai déjà parlé ailleurs je me contente donc de répéter ici que tous les sentiments que le désir allume sont mêlés d’amour ou de haine.

40. — De l’estime, du respect et du mépris.

L’estime est un aveu intérieur du mérite de quelque chose ; le respect est le sentiment de la supériorité d’autrui.

Il n’a pas d’amour sans estime j’en ai dit la raison. L’amour étant complaisance dans l’objet aimé, et les hommes ne pouvant se défendre de trouver un prix aux choses qui leur plaisent, peu s’en faut qu’ils ne règlent leur estime sur le degré d’agrément que les objets ont pour eux. Et s’il est vrai que chacun s’estime personnellement plus que tout autre, c’est, ainsi que je l’ai déjà dit, parce qu’il n’y a rien qui nous plaise ordinairement tant que nous-mêmes. Ainsi, non seulement on s’estime avant tout, mais on estime encore toutes les choses que l’on aime[105], comme la chasse, la musique, les chevaux, etc. et ceux qui méprisent leurs propres passions ne le font que par réflexion, et par un effort de raison car l’instinct les porte au contraire.

Par une suite naturelle du même principe, la haine rabaisse ceux qui en sont l’objet, avec le même soin que l’amour les relève. Il est impossible aux hommes de se persuader que ce qui les blesse n’ait pas quelque grand défaut ; c’est un jugement confus que l’esprit porte en lui-même, comme il en use au contraire[106] en aimant. Et si la réflexion contrarie cet instinct, car il y a des qualités qu’on est convenu d’estimer, et d’autres de mépriser, alors cette contradiction ne fait qu’irriter la passion ; et plutôt que de céder aux traits de la vérité, elle en détourne les yeux. Ainsi elle dépouille son objet de ses qualités naturelles, pour lui en donner de conformes à son intérêt dominant. Ensuite elle se livre témérairement et sans scrupule à ses préventions insensées.

Il n’y a presque point d’homme dont le jugement soit supérieur à ses passions. Il faut donc bien prendre garde, lorsqu’on veut se faire estimer, à ne pas se faire haïr, mais tâcher au contraire de se présenter par des endroits agréables ; parce que les hommes penchent à juger du prix des choses par le plaisir qu’elles leur font.

Il y en a à la vérité qu’on peut surprendre par une conduite opposée, en paraissant au dehors plus pénétré de soi-même qu’on [ne] l’est au dedans ; cette confiance extérieure les persuade et les maîtrise. Mais il est un moyen plus noble de gagner l’estime des hommes : c’est de leur faire souhaiter la nôtre par un vrai mérite, et ensuite d’être modeste et de s’accommoder à eux[107]. Quand on a véritablement les qualités qui emportent l’estime du monde, il n’y a plus qu’à les rendre populaires pour leur concilier l’amour, et lorsque l’amour les adopte, il en fait élever le prix. Mais pour les petites finesses qu’on emploie en vue de surprendre ou de conserver les suffrages, attendre les autres, se faire valoir, réveiller par des froideurs étudiées ou des amitiés ménagées le goût inconstant du public, c’est la ressource des hommes superficiels qui craignent d’être approfondis ; il faut leur laisser ces misères, dont ils ont besoin avec leur mérite spécieux[108].

Mais c’est trop s’arrêter aux choses ; tâchons d’abréger ces principes par de courtes définitions.

Le désir est une espèce de mésaise que le goût du bien met en nous, et l’inquiétude un désir sans objet.

L’ennui vient du sentiment de notre vide ; la paresse naît d’impuissance ; la langueur est un témoignage de notre faiblesse, et la tristesse, de notre misère.

L’espérance est le sentiment d’un bien prochain, et la reconnaissance, celui d’un bienfait[109].

Le regret consiste dans le sentiment de quelque perte ; le repentir, dans celui d’une faute ; le remords, dans celui d’un crime et la crainte du châtiment[110].

La timidité peut être la crainte du blâme, la honte en est la conviction.

La raillerie naît d’un mépris content[111].

La surprise est un ébranlement soudain à la vue d’une nouveauté ; l’étonnement est une surprise longue[112] et accablante ; l’admiration, une surprise pleine de respect[113].

La plupart de ces sentiments ne sont pas trop composés, et n’affectent pas aussi durablement nos âmes que les grandes passions. l’amour, l’ambition, l’avarice, etc. Le peu que je viens de dire à cette occasion répandra une sorte de lumière sur ceux dont je me réserve de parler ailleurs.

41. — De l’amour des objets sensibles.

Il serait impertinent de dire que l’amour des choses sensibles, comme l’harmonie, les saveurs, etc., n’est qu’un effet de l’amour-propre, du désir de nous agrandir, etc., etc. Cependant tout cela s’y mêle quelquefois. Il y a des musiciens, des peintres, qui n’aiment chacun dans leur art que l’expression des grandeurs[114], et qui ne cultivent leurs talents que pour la gloire ainsi d’une infinité d’autres.

Les hommes que les sens dominent ne sont pas ordinairement si sujets aux passions sérieuses, l’ambition, l’amour de la gloire, etc. Les objets sensibles les amusent et les amollissent ; et s’ils ont les autres passions, ils ne les ont pas aussi vives.

On peut dire la même chose des hommes enjoués ; parce que, ayant une manière d’exister assez heureuse, ils n’en cherchent pas une autre avec ardeur. Trop de choses les distraient ou les préoccupent.

On pourrait entrer là-dessus, et sur tous les sujets que j’ai traités, dans des détails intéressants. Mais mon dessein n’est pas de sortir des principes, quelque sécheresse qui les accompagne ils sont l’objet unique de tout mon discours ; et je n’ai ni la volonté ni le pouvoir de donner plus d’application à cet ouvrage[115].

42. — Des passions en général.

Les passions s’opposent aux passions et peuvent servir de contrepoids ; mais la passion dominante ne peut se conduire que par son propre intérêt, vrai ou imaginaire, parce qu’elle règne despotiquement sur la volonté, sans laquelle rien ne se peut.

Je regarde humainement les choses et j’ajoute dans cet esprit : Toute nourriture n’est pas propre à tous les corps, tous objets ne sont pas suffisants pour toucher certaines âmes. Ceux qui croient les hommes souverains arbitres de leurs sentiments, ne connaissent pas la nature ; qu’on obtienne qu’un sourd s’amuse des sons enchanteurs de Murer ; qu’on demande à une joueuse qui fait une grosse partie, qu’elle ait la complaisance et la sagesse de s’y ennuyer : nul art ne le peut.

Les sages se trompent encore en offrant la paix aux passions ; les passions lui sont ennemies. Ils vantent la modération à ceux qui sont nés pour l’action et pour une vie agitée ; qu’importe à un homme malade la délicatesse d’un festin qui le dégoûte ?

Nous ne connaissons pas les défauts de notre âme[116], mais quand nous pourrions les connaître, nous voudrions rarement les vaincre.

Nos passions ne sont pas distinctes de nous-mêmes ; il y en a qui sont tout le fondement et toute la substance de notre âme. Le plus faible de tous les êtres voudrait-il périr pour se voir remplacé par le plus sage ?

Qu’on me donne un esprit plus juste, plus aimable, plus pénétrant, j’accepte avec joie tous ces dons, mais si l’on m’ôte encore l’âme qui doit en jouir, ces présents ne sont plus pour moi[117].

Cela ne dispense personne de combattre ses habitudes[118], et ne doit inspirer aux hommes ni abattement ni tristesse. Dieu peut tout ; la vertu sincère n’abandonne pas ses amants ; les vices même d’un homme bien né peuvent se tourner à sa gloire[119].


LIVRE TROISIÈME


43. — Du bien et du mal moral.

Ce qui n’est bien ou mal qu’à un particulier[120], et qui peut être le contraire à l’égard du reste des hommes, ne peut être regardé en général comme un mal ou comme un bien[121].

Afin qu’une chose soit regardée comme un bien par toute la société, il faut qu’elle tende à l’avantage de toute la société ; et afin qu’on la regarde comme un mal, il faut qu’elle tende à sa ruine : voilà le grand caractère du bien et du mal moral.

Les hommes, étant imparfaits, n’ont pu se suffire à eux-mêmes : de là la nécessité de former des sociétés. Qui dit société dit un corps qui subsiste par l’union de divers membres et confond l’intérêt particulier dans l’intérêt général ; c’est là le fondement de toute la morale.

Mais parce que le bien commun exige de grands sacrifices, et qu’il ne peut se répandre également sur tous les hommes, la religion, qui répare le vice des choses humaines, assure des indemnités dignes d’envie à ceux qui nous semblent lésés.

Et toutefois ces motifs respectables n’étant pas assez puissants pour donner un frein à la cupidité des hommes, il a fallu encore qu’ils convinssent de certaines règles pour le bien public, fondé, à la honte du genre humain, sur la crainte odieuse des supplices ; et c’est l’origine des lois.

Nous naissons, nous croissons à l’ombre de ces conventions solennelles ; nous leur devons la sûreté de notre vie et la tranquillité qui l’accompagne. Les lois sont aussi le seul titre de nos possessions dès l’aurore de notre vie, nous en recueillons les doux fruits et nous nous engageons toujours à elles par des liens plus forts. Quiconque prétend se soustraire à cette autorité dont il tient tout, ne peut trouver injuste qu’elle lui ravisse tout, jusqu’à la vie. Où serait la raison qu’un particulier ose[122] en sacrifier tant d’autres à soi seul, et que la société ne pût, par sa ruine, racheter le repos public ? C’est un vain prétexte de dire qu’on ne se doit pas à des lois qui favorisent l’inégalité des fortunes. Peuvent-elles égaler[123] les hommes, l’industrie, l’esprit, les talents ? Peuvent-elles empêcher les dépositaires de l’autorité d’en user selon leur faiblesse ? Dans cette impuissance absolue d’empêcher l’inégalité des conditions, elles fixent les droits de chacune, elles les protègent. On suppose d’ailleurs, avec quelque raison, que le cœur des hommes se forme sur leur condition. Le laboureur a souvent dans le travail de ses mains la paix et la satiété qui fuient l’orgueil des grands[124]. Ceux-ci n’ont pas moins de désirs que les hommes les plus abjects ; ils ont donc autant de besoins ; voilà dans l’inégalité une sorte d’égalité[125]. Ainsi on suppose aujourd’hui toutes les conditions égales ou nécessairement inégales. Dans l’une et l’autre supposition, l’équité consiste à maintenir invariablement leurs droits réciproques, et c’est là tout l’objet des lois.

Heureux qui les sait respecter comme elles méritent de l’être ! Plus heureux qui porte en son cœur celles d’un heureux naturel ! Il est bien facile de voir que je veux parler des vertus[126] ; leur noblesse et leur excellence sont l’objet de tout ce discours ; mais j’ai cru qu’il fallait d’abord établir une règle sûre pour les bien distinguer du vice. Je l’ai rencontrée sans effort dans le bien et le mal moral ; je l’aurais cherchée vainement dans une moins grande origine. Dire simplement que la vertu est vertu parce qu’elle est bonne en son fonds, et le vice tout au contraire, ce n’est pas les faire connaître. La force et la beauté sont aussi de grands biens ; la vieillesse et la maladie, des maux réels cependant on n’a jamais dit que ce fût là vice ou vertu. Le mot de vertu emporte l’idée de quelque chose d’estimable à l’égard de toute la terre le vice au contraire. Or il n’y a que le bien et que le mal moral qui portent ces grands caractères. La préférence de l’intérêt général au personnel est la seule définition qui soit digne de la vertu, et qui doive en fixer l’idée. Au contraire, le sacrifice mercenaire du bonheur public à l’intérêt propre est le sceau éternel du vice.

Ces divers caractères ainsi établis et suffisamment discernés, nous pouvons distinguer encore les vertus naturelles des acquises. J’appelle vertus naturelles les vertus de tempérament les autres sont les fruits pénibles de la réflexion. Nous mettons ordinairement ces dernières à plus haut prix, parce qu’elles nous coûtent davantage ; nous les estimons plus à nous, parce qu’elles sont les effets de notre fragile raison. Je dis : la raison elle-même n’est-elle pas un don de la nature, comme l’heureux tempérament ? L’heureux tempérament exclut-il la raison ? n’en est-il pas plutôt la base ? et si l’un peut nous égarer, l’autre est-elle plus infaillible ?

Je me hâte, afin d’en venir à une question plus sérieuse. On demande si la plupart des vices ne concourent pas au bien public, comme les pures vertus. Qui ferait fleurir le commerce sans la vanité, l’avarice, etc. ?

En un sens cela est très vrai ; mais il faut m’accorder aussi que le bien produit par le vice est toujours mêlé de grands maux[127]. Ce sont les lois qui arrêtent le progrès de ses désordres ; et c’est la raison, la vertu, qui le subjuguent, qui le contiennent dans certaines bornes, et le rendent utile au monde.

À la vérité, la vertu ne satisfait pas sans réserve toutes nos passions ; mais si nous n’avions aucun vice, nous n’aurions pas ces passions à satisfaire ; et nous ferions par devoir ce qu’on fait par ambition, par orgueil, par avarice, etc. Il est donc[128] ridicule de ne pas sentir que c’est le vice qui nous empêche d’être heureux par la vertu. Si elle est si insuffisante à faire le bonheur des hommes, c’est parce que les hommes sont vicieux ; et les vices, s’ils vont au bien, c’est qu’ils sont mêlés de vertus, de patience, de tempérance, de courage, etc.[129] Un peuple qui n’aurait en partage que des vices, courrait à sa perte infaillible.

Quand le vice peut procurer quelque grand avantage au monde, pour surprendre l’admiration, il agit comme la vertu, parce qu’elle est le vrai moyen, le moyen naturel du bien ; mais celui que le vice opère n’est ni son objet[130], ni son but. Ce n’est pas à un si beau terme que tendent ses déguisements. Ainsi le caractère distinctif de la vertu subsiste ; ainsi rien ne peut l’effacer.

Que prétendent donc quelques hommes qui confondent toutes ces choses, ou qui nient leur réalité ? Qui peut les empêcher de voir qu’il y a des qualités qui tendent naturellement au bien du monde, et d’autres à sa destruction ? Ces premiers sentiments, élevés, courageux, bienfaisants à tout l’univers, et par conséquent estimables à l’égard de toute la terre, voilà ce que l’on nomme vertu. Et ces odieuses passions, tournées à la ruine des hommes, et par conséquent criminelles envers le genre humain, c’est ce que j’appelle des vices. Qu’entendent-ils, eux, par ces noms ? Cette différence éclatante du faible et du fort, du faux et du vrai, du juste et de l’injuste, etc., leur échappe-t-elle ? Mais le jour n’est pas plus sensible. Pensent-ils que l’irreligion dont ils se piquent puisse anéantir la vertu ? Mais tout leur fait voir le contraire. Qu’imaginent-ils donc qui leur trouble l’esprit ? qui leur cache qu’ils ont eux-mêmes, parmi leurs faiblesses, des sentiments de vertu[131] ?

Est-il un homme assez insensé pour douter que la santé soit préférable aux maladies ? Non, il n’y en a pas dans le monde. Trouve-t-on quelqu’un qui confonde la sagesse avec la folie ? Non, personne assurément. On ne voit personne non plus qui ne préfère la vérité à l’erreur, personne qui ne sente bien que le courage est différent de la crainte, et l’envie de la bonté. On ne voit pas moins clairement que l’humanité vaut mieux que l’inhumanité, qu’elle est plus aimable, plus utile, et par conséquent plus estimable ; et cependant… ô faiblesse de l’esprit humain ! il n’y a point de contradiction dont les hommes ne soient capables, dès qu’ils veulent approfondir.

N’est-ce pas le comble de l’extravagance, qu’on puisse réduire en question si le courage vaut mieux que la peur ? On convient qu’il nous donne sur les hommes et sur nous-mêmes un empire naturel. On ne nie pas non plus que la puissance enferme une idée de grandeur, et qu’elle soit utile. On sait encore que la peur est un témoignage de faiblesse ; et on convient que la faiblesse est très nuisible, qu’elle jette les hommes dans la dépendance, et qu’elle prouve ainsi leur petitesse. Comment peut-il donc se trouver des esprits assez déréglés pour mettre de l’égalité dans des choses si inégales ?

Qu’entend-on par un grand génie ? un esprit qui a de grandes vues, puissant, fécond, éloquent, etc. Et par une grande fortune ? un état indépendant, commode, élevé, glorieux. Personne ne dispute donc qu’il y ait de grands génies et de grandes fortunes. Les caractères de ces avantages sont trop bien marqués. Ceux d’une âme vertueuse sont-ils moins sensibles ? Qui peut nous les faire confondre ? Sur quel fondement ose-t-on égaler le bien et le mal ? Est-ce sur ce que l’on suppose que nos vices et nos vertus sont des effets nécessaires de notre tempérament ? Mais les maladies, la santé, ne sont-elles pas des effets nécessaires de la même cause ? Les confond-on cependant, et a-t-on jamais dit que c’étaient des chimères, qu’il n’y avait ni santé ni maladies ? Pense-t-on que tout ce qui est nécessaire n’est d’aucun mérite ? Mais c’est une nécessité en

Dieu d’être tout-puissant, éternel : la puissance et l’éternité seront-elles égales au néant ? ne seront-elles plus des attributs parfaits ? Quoi ! parce que la vie et la mort sont en nous des états de nécessité, n’est-ce plus qu’une même chose, indifférente aux humains ? Mais peut-être que les vertus, que j’ai peintes comme un sacrifice de notre intérêt propre à l’intérêt public, ne sont qu’un pur effet de l’amour de nous-mêmes. Peut-être ne faisons-nous le bien que parce que notre plaisir se trouve dans ce sacrifice ? Étrange objection ! Parce que je me plais dans l’usage de ma vertu, en est-elle moins profitable, moins précieuse à tout l’univers, ou moins différente du vice, qui est la ruine du genre humain ? Le bien où je me plais change-t-il de nature ? cesse-t-il d’être bien ?

Les oracles de la piété, continuent nos adversaires, condamnent cette complaisance. Est-ce à ceux qui nient la vertu à la combattre par la religion, qui l’établit ? Qu’ils sachent qu’un Dieu bon et juste ne peut réprouver le plaisir que lui-même attache à bien faire[132]. Nous prohiberait-il ce charme qui accompagne l’amour du bien ? Lui-même nous ordonne d’aimer la vertu, et sait mieux que nous qu’il est contradictoire d’aimer une chose sans s’y plaire. S’il rejette donc nos vertus, c’est quand nous nous approprions les dons que sa main nous dispense, que nous arrêtons nos pensées à la possession de ses grâces, sans aller jusqu’à leur principe ; que nous méconnaissons le bras qui répand sur nous ses bienfaits, etc.

Une vérité s’offre à moi. Ceux qui nient la réalité des vertus sont forcés d’admettre des vices. Oseraient-ils dire que l’homme n’est pas insensé et méchant ? Toutefois s’il n’y avait que des malades, saurions-nous ce que c’est que la santé[133] ?

44. — De la grandeur d’âme.

Après ce que nous avons dit, je crois qu’il n’est pas nécessaire de prouver que la grandeur d’âme est quelque chose d’aussi réel que la santé, etc. Il est difficile de ne pas sentir dans un homme qui maîtrise la fortune, et qui par des moyens puissants arrive à des fins élevées, qui subjugue les autres hommes par son activité, par sa patience ou par de profonds conseils ; je dis qu’il est difficile de ne pas sentir dans un génie de cet ordre une noble réalité. Cependant il n’y a rien de pur et dont nous n’abusions sans peine[134].

La grandeur d’âme est un instinct élevé qui porte les hommes au grand, de quelque nature qu’il soit, mais qui les tourne au bien ou au mal, selon leurs passions, leurs lumières, leur éducation, leur fortune, etc. Égale à tout ce qu’il y a sur terre de plus élevé, tantôt elle cherche à soumettre par toutes sortes d’efforts ou d’artifices les choses humaines à elle, et tantôt, dédaignant ces choses, elle s’y soumet elle-même sans que sa soumission l’abaisse : pleine de sa propre grandeur, elle s’y repose en secret, contente de se posséder. Qu’elle est belle, quand la vertu dirige tous ses mouvements ! mais qu’elle est dangereuse alors qu’elle se soustrait à la règle ! Représentez-vous Catilina au-dessus de tous les préjugés de la naissance, méditant de changer la face de la terre et d’anéantir le nom romain ; concevez ce génie audacieux, menaçant le monde du sein des plaisirs, et formant, d’une troupe de voluptueux et de voleurs, un corps redoutable aux armées et à la sagesse de Rome.

Qu’un homme de ce caractère aurait porté loin la vertu, s’il eût été tourné au bien ! mais les circonstances malheureuses le poussent au crime. Catilina était né avec un amour ardent pour les plaisirs, que la sévérité des lois aigrissait et contraignait ; sa dissipation et ses débauches l’engagèrent peu à peu à des projets criminels : ruiné, décrié, traversé, il se trouva dans un état où il lui était moins facile de gouverner la république que de la détruire[135] Ainsi les hommes sont souvent portés au crime par de fatales rencontres, ou par leur situation ; ainsi leur vertu dépend de leur fortune[136]. Que manquait-il à César, que d’être né souverain ? Il était bon, magnanime, généreux, hardi, clément personne n’était plus capable de gouverner le monde et le rendre heureux :

s’il eût eu une fortune égale à son génie, sa vie aurait été sans tache ; mais parce qu’il s’était placé lui-même sur le trône par la force, on a cru pouvoir le compter avec justice parmi les tyrans.

Cela fait sentir qu’il y a des vices qui n’excluent pas les grandes qualités et par conséquent de grandes qualités qui s’éloignent de la vertu. Je reconnais cette vérité avec douleur : il est triste que la bonté n’accompagne pas toujours la force, et que l’amour de la justice ne prévale pas nécessairement dans tous les hommes et dans tout le cours de leur vie, sur tout autre amour ; mais non seulement les grands hommes se laissent entraîner au vice, les vertueux même se démentent et sont inconstants dans le bien. Cependant ce qui est sain est sain, ce qui est fort est fort, etc. Les inégalités de la vertu, les faiblesses qui l’accompagnent, les vices qui flétrissent les plus belles vies, ces défauts inséparables de notre nature, mêlée si manifestement de grandeur et de petitesse, n’en détruisent pas les perfections[137]. Ceux qui veulent que les hommes soient tout bons ou tout méchants, absolument grands ou petits, ne connaissent pas la nature. Tout est mélangé dans les hommes tout y est limité ; et le vice même y a ses bornes.

45. — Du courage.

Le vrai courage est une des qualités qui supposent le plus de grandeur d’âme. J’en remarque beaucoup de sortes : un courage contre la fortune, qui est philosophie, un courage contre les misères, qui est patience ; un courage à la guerre, qui est valeur ; un courage dans les entreprises, qui est hardiesse ; un courage fier et téméraire, qui est audace ; un courage contre l’injustice, qui est fermeté ; un courage contre le vice, qui est sévérité un courage de réflexion, de tempérament, etc.[138] Il n’est pas ordinaire qu’un même homme assemble tant de qualités. Octave, dans le plan de sa fortune, élevée sur des précipices, bravait des périls éminents, mais la mort, présente à la guerre, ébranlait son âme. Un nombre innombrable de Romains qui n’avaient jamais craint la mort dans les batailles, manquaient de cet autre courage qui soumit la terre à Auguste.

On ne trouve pas seulement plusieurs sortes de courages, mais dans le même courage bien des inégalités. Brutus, qui eut la hardiesse d’attaquer la fortune de César, n’eut pas la force de suivre la sienne : il avait formé le dessein de détruire la tyrannie avec les ressources de son seul courage, et il eut la faiblesse de l’abandonner avec toutes les forces du peuple romain, faute de cette égalité de force et de sentiment qui surmonte les obstacles et la lenteur des succès.

Je voudrais pouvoir parcourir ainsi en détail toutes les qualités humaines ; un travail si long ne peut maintenant m’arrêter[139]. Je terminerai cet écrit par de courtes définitions.

Observons néanmoins encore que la petitesse est la source d’un nombre incroyable de vices de l’inconstance, la légèreté, la vanité, l’envie, l’avarice, la bassesse, etc. ; elle rétrécit notre esprit autant que la grandeur d’âme l’élargit ; mais elle est malheureusement inséparable de l’humanité, et il n’y a point d’âme si forte qui en soit tout à fait exempte. Je suis mon dessein.

La probité est un attachement à toutes les vertus civiles.

La droiture est une habitude des sentiers de la vertu.

L’équité peut se définir par l’amour de l’égalité ; l’intégrité paraît une équité sans tache, et la justice une équité pratique.

La noblesse est la préférence de l’honneur à l’intérêt ; la bassesse, la préférence de l’intérêt à l’honneur.

L’intérêt est la fin de l’amour-propre ; la générosité en est le sacrifice.

La méchanceté suppose un goût à faire du mal ; la malignité, une méchanceté cachée ; la noirceur, une méchanceté profonde.

L’insensibilité à la vue des misères peut s’appeler dureté ; s’il y entre du plaisir, c’est cruauté. La sincérité me paraît l’expression de la vérité ; la franchise, une sincérité sans voiles[140] ; la candeur, une sincérité douce ; l’ingénuité, une sincérité innocente ; l’innocence, une pureté sans tache.

L’imposture est le masque de la vérité ; la fausseté, une imposture naturelle ; la dissimulation, une imposture réfléchie ; la fourberie, une imposture qui veut nuire ; la duplicité, une imposture qui a deux faces[141].

La libéralité est une branche de la générosité ; la bonté, un goût à faire du bien et à pardonner le mal ; la clémence, une bonté envers nos ennemis.

La simplicité nous présente l’image de la vérité et de la liberté.

L’affectation est le dehors de la contrainte et du mensonge la fidélité n’est qu’un respect pour nos engagements ; l’infidélité, une dérogeance ; la perfidie, une infidélité couverte et criminelle ; la bonne foi est une fidélité sans défiance et sans artifice.

La force d’esprit est le triomphe de la réflexion, c’est un instinct supérieur aux passions, qui les calme ou qui les possède[142] ; on ne peut pas savoir d’un homme qui n’a pas les passions ardentes, s’il a de la force d’esprit ; il n’a jamais été dans des épreuves assez difficiles[143].

La modération est l’état d’une âme qui se possède ; elle naît d’une espèce de médiocrité dans les désirs, et de satisfaction dans les pensées, qui dispose aux vertus civiles.

L’immodération, au contraire, est une ardeur inaltérable[144] et sans délicatesse, qui mène quelquefois à de grands vices.

La tempérance n’est qu’une modération dans les plaisirs, et l’intempérance, au contraire[145].

L’humeur est une inégalité qui dispose à l’impatience. La complaisance est une volonté flexible ; la douceur, un fonds de complaisance et de bonté.

La brutalité, une disposition à la colère et à la grossièreté ; l’irrésolution, une timidité à entreprendre ; l’incertitude, une irrésolution à croire ; la perplexité, une irrésolution inquiète.

La prudence, une prévoyance raisonnable ; l’imprudence, tout au contraire.

L’activité naît d’une force inquiète ; la paresse, d’une impuissance paisible.

La mollesse est une paresse voluptueuse : l’austérité est une haine des plaisirs, et la sévérité, des vices.

La solidité est une consistance et une égalité d’esprit ; la légèreté, un défaut d’assiette et d’uniformité de passions ou d’idées.

La constance est une fermeté raisonnable dans nos sentiments ; l’opiniâtreté, une fermeté déraisonnable ; la pudeur, un sentiment de la difformité du vice et du mépris qui le suit.

La sagesse est la connaissance et l’affection du vrai bien ; l’humilité, un sentiment de notre bassesse devant Dieu ; la charité, un zèle de religion pour le prochain ; la grâce, une impulsion surnaturelle vers le bien.

46. — Du bon et du beau.

Le terme de bon emporte quelque degré naturel de perfection ; celui du beau, quelque degré d’éclat ou d’agrément[146]. Nous trouvons l’un et l’autre terme dans la vertu, parce que sa bonté nous plaît et que sa beauté nous sert. Mais d’une médecine qui blesse nos sens, et de toute autre chose qui nous est utile, mais désagréable, nous ne disons pas qu’elle est belle elle n’est que bonne ; de même à l’égard des choses qui sont belles sans être utiles.

M. Crouzas[147] dit que le beau naît de la variété réductible à l’unité, c’est-à-dire d’un composé qui ne fait pourtant qu’un seul tout et qu’on peut saisir d’une vue ; c’est là, selon lui, ce qui excite l’idée du beau dans l’esprit.


Séparateur

SUB DIVERS SUJETS ' Dans Pédiüon qn'il a. donnée, et dans celle qn’iI préparait, Vauvenargues Inettait en tète de ces Réflexions un petit Avertissement qui a été supprimé, on ne sait pourquoi, dans les éditions suivantes, et que nous rétablinons ' ici. — G. A AVERTISSEMENT _ Les pieces qui suivent n'ont pas une liaison nécessaire avec le petit ouvrage que l'on vient de lire; on a cru cependant qu’el|es pourraient en suppléer Pimperfection lr quelques égards. Elles ont a peu pres le meme objet; elles éclaircissent quelques-uns des sujets déja traités, et elles sont fondées sur les memes principes. Elles tendent comme le reste à. former l’esprit et -les mœurs; l’auœur n‘a jamais réüéchi ni écrit dans une antre vue. ' · 1. — sun LB Pvnntonlsls. - Qui doute a une idée de la certitude, et par conséquent reconnait quelque marque de la vérité. Mais parce que les premiers principes ne peuvent se démontrer, on s’en défie; ·on ne fait pas attention que la démonstration n'est qu’un raisonnement fondé sur Yèvidence. Or, les premiers prin- cipes ont l' évidence par eux- memes, et sans raisonnement ; ` de sorte qu'ils portent la marque de la certitude la plus invincible. Les pyrrhoniens obstinés atïectent de douter que A lévidence soit signe de vérité; mais on leur demande : _quel I Il faut remarquer que Iié)!e.zions étaient intitulées dans la première `édition : Réflezùm: el Maximes, et dans la seconde : Fragments. — G. M . nnrnmxions autre signe en désirez -vous donc? quel autre croyez-vous , qu’on puisse avoir? vous en formez-vous quelque idée? On leur dit aussi : qui doute pense, et qui pense est, et tout ce qui est vrai de sa pensée l'est aussi de la chose qu'elle représente, si cette chose a l'ètre ou le reçoit jamais. Voila donc déja des principes irréfutables : or, s'il y a quelque principe de cette nature, rien n’empeche qu’il y en ait plusieurs. Tous ceux qui porteront le méme caractère auront infailliblement la méme vérité : il u’en serait pas autrement quand notre vie ne serait qu'un songe; tous les fantomes que notre imagination pourrait- nous figurer dans le sommeil, ou n'auraient pas l'étre, ou l'auraient tel qu’il nous [le] parait. S’il existe hors de notre imagination une société d'hommes faibles, telle que nos_idées nous la repré- sentent, tout ce qui est vrai de cette société imaginaire le sera de la société réelle, et il y aura dans cette so- ciété des qualités nuisibles, d’autres estimables ou uti- les, etc. ; et par conséquent des vices et des vertus. Oui, nous disent les pyrrhoniens : mais peut—étre que cette société n’est pas. Je réponds ; Pourquoi ne serait-elle pas, puisque nous sommes? Je suppose qu’il y eût la-dessus quelque incertitude bien fondée, toujours serions-nous obligés d’agir comme s’il n'y en avait pas. Que sera-ce si cette incertitude est sensiblement supposée? Nous ne nous donnons pas a nous-mémes nos sensations; donc il y a quelque chose hors de nous qui nous les donne : si elles sont fidèles ou trompeuses; si les objets qu’elles nous pei- _ gnent sont des illusions ou des vérités, des réalités ou des apparences, je n’entreprendrai pas de le démontrer: L’esprit de l'homme, qui ne connait qu'imparfaitement, ne saurait prouver parfaitement; mais l'imperfection de ses connaissances n’est pas plus manifeste que leur realité; et ’ s'il leur manque quelque chose pour la conviction du coté du raisonnement, l’instinct le supplée avec usure. Ce que la réflexion trop faible n’ose décider, le sentiment nous force de le croire. S’il est quelque pyrrhonien réel et parfait’ parmi les hommes, c’est dans I’ordre des inteiligences un monstre qu’il faut plaindre. Le pyrrhonisme parfait est le délire de la raison, et la production la plus ridicule de l’esprit humain.

2. — SUR LA NATURE ET LA COUTUME.

Les hommes s’entretiennent volontiers dela force de la coutume, des elïets de la nature ou ·de l’opinion : peu en parlent exactement. Les dispositions fondamentales et originelles de chaque etre forment ce `qu’on appelle sa nature. Une longue habitude peut modifier ces dispositions primitives; et telle est quelquefois sa force qu’elle leur en substitue de nouvelles plus constantes, quoique absolument opposées : de sorte qu’elle agit ensuite comme cause premiére, et fait le fondement d’un nouvel ètre; d’où est venue cette conclusion très-littérale, qu’elle était une seconde nature, et cette autre pensée plus hardie de Pascal : que ce que nous prenons pour la nature n’est souvent qu’une première coutume’; deux maximes trés-véritables. Toutefois, avant qu’il y eût aucune coutume, notre éme existait, et avait ses inclinations qui fondaient sa nature; et ceux qui réduisent tout a l’0pinion et a Yhabitude ne comprennent pas ce qu’ils disent : toute coutume suppose antèrieurement une nature, toute erreur une vérité L ll est vrai qu’il est difficile de distinguer les principes de cette première nature de ceux de l’éducation; ces principes sont en si grand nombre et si compliqués que l’esprit se perd à les suivre, et il n’est pas moins malaise de démêler ce que l’éducation a épuré ou gâté dans le naturel. On peut remarquer seulement que ce qui nous reste de notre première

I « Ie mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien elïectif et parfait. » · — Pascal, 2• part., art. n•·, pons. l·•. — G. _

  • S‘Graveeande, dans son Traité du Syllogiamu, réduit, A très-peu de

chose prés, aux memœ termes, ses arguments contre les pyrrhonieus. — B. — [Ce chapitre est plein d’idées trop communes. — V.]

I Pascal, l’• part., art. vx, pensée XIX. —G.

• [Ce demier mot parait de trop.-V.] —- Voltaire a voulu dire ce dernier membre de phrase. — G. oe aérnnxious nature est plus véhément et plusfort que ce qu’on· acquiert par étude, par cou—tume et par rèilexion; parce quel’eHst de l'art est d'ali`aihlir, lors même qu'il polit et qu'il corrige : de sorte que nos qualités acquises sont en même t¤mP¤ Plus parfaites et plus défectueuses que nos qualités naturelles; r et cette faiblesse de l'art ne procède pas seulement de la résistance trop forte que fait la nature, mais aussi de la propre imperfection de ses principes, ou insuliisants, ou mélés d’erreur. Sur quoi cependant je remarque, qu’à l’égard des lettres, l’art est supérieur au génie de beaucoup d’artistes qui, ne pouvant atteindre la hauteur des regles et les mettre toutes en œuvre, ni rester dans leur caractere qu'ils trouvent trop bas, ni arriver au beau naturel, de- meurent dans im milieu insupportable, qui est l'entlure et Patfectation, et ne suivent ni l’art ni la nature. La longue habitude leur rend propre ce caractère forcé; et a mesure qu'ils s’éloignent davantage de leur naturel, ils croient éle- ver la nature : don incomparable, qui n’appartient qui ceux que la nature mème inspire avec le plus de force. Mais telle est l’erreur qui' les ilatte; et, malheureusement, rien n’est plus ordinaire que de voir les hommes se former par étude et par coutume un instinct particulier, et s'éloi— ' gner ainsi, autant qu’ils peuvent, des lois générales et ori- ginelles de leur etre : comme si la nature n’avait pas mis entre eux assez de dilïérences, sans y en ajouter par l'opi· nion. Delà. vient que leurs jugements se rencontrent si rarement. Les uns disent: Cela est dans la nature ou hors de la nature, et les autres tout au contraire. Il y en a qui rejettent, en fait de style, les transitions soudaines des Orientaux, et les sublimes hardiesses de Bossuet; l’euthou- siasme meme de la poésie ne les émeut pas, ni sa force et son harmonie, qui charment avec tant depuissance ceux qui ont de l'oreiile et du goût. Ils regardent ces dons de la nature, si peu ordinaires, comme des inventions forcées et des jeux d'imaginati0n, tandis que d'auu·es admirent l‘em-` phase comme le caractère et le modèle d'un_beau naturel. Parmi ces variétés inexplicables de la nature ou de l’opinion, je crois que la coutume dominante peut servir de guide a ceux qui se melent d’écrire; parce·qu’elle vient de la nature dominante des esprits, ou qu’elle la plie a ses régles, et forme le goût et les mœurs: de sorte qu’il est ’ dangereux de s’en écarter, lors méme qu’elle nous parait manifestement vicieuse. Il n’appartient qu’aux hommes ex- traordinaires de ramener les autres au vrai, et de les assujettir a leur génie particulier; mais ceux qui concluraient de la que tout est opinion, et qu’il n’y a ni nature ni coutume plus parfaite l’une que l’autre par son propre fonds, seraient les plus inconséquents de tous les hommes. 1

3. — Nulle Jouissance Sans Action.

Ceux qui considèrent sans beaucoup de réüexion les agi- tations et les misères de la vie humaine, en accusent notre activité trop empresséc, et ne cessent de rappeler les hom- mes au repos et à jouir d’eux·-memes. Ils ignorent que la . jouissance est le fruit et la récompense du travail; qu’elle est elle-méme une action; qu’on ne saurait jouir qu’autant que l’on agit, et que notre ame enfin ne se posséde véritablement que lorsqu’elle s’exerce tout entière. Ces faux philosophes s’empressent a détourner l’homme de sa fin, et a justifier l’oisiveté; mais la nature vient a notre secours dans ce danger. L’oisivetè nous lasse plus promptement que le travail, et nous rend s Faction, détrompés du néant de ses promesses’; c’est ce qui n’est pas échappé aux modérateurs de systèmes, qui se piquent de balancer les opinions des philosophes et de prendre un juste milieu. Ceux-ci nous permettent d’agir, et sous condition néanmoins de régler notre activité et de déterminer selon leurs vues ta mesure et le choix de nos occupations; en quoi ils sont peut-étre plus inconséquents que les` premiers, car ils veulent nous faire trouver notre bonheur dans la sujé-

  • Ce mot fait équivoque ; il porte sur oisiveté qui est trop loin. - G. sa usrrnxious _

tion de notre esprit; effet purement surnaturel, et qui n’appartient qu'à la religion, non à la raison. Mais il est des erreurs que la prudence ne veut pas qu'on appro- fondisse '. ` · · ' . h. —- on IA cnarxruos mns ramcxrzs. Nous nous étonnons dela bizarrerie de certaines modes, et de la barbarie des duels'; nous triomphons encore sur le ridicule de quelques coutumes, et nous en faisons voir la force., Nous nous épuisons sur ces choses comme sur des abus uniques, et nous sommes environnés de préjugés sur · lesquels nous nous reposons avec une entière assurance. Ceux qui portent plus loin leurs vues remarquent cet aveu- glement, et, entrant la-dessus en défiance des plus grands principes, concluent que tout est opinion; mais ils mon- trent à leur tour par là les limites de leur esprit. L'etre et la vérité n’étant, de leur aveu, qu’une même chose sous deux expressions, il faut tout réduire au néant ou admettre ` des vérités indépendantes de nos conjectures et de nos fri- voles discours. Or, s'il y a des vérités telles, comme il me parait hors de doute, il s'ensuit qu’il y a des principes qui ne peuvent etre arbitraires: la difîiculté, je l’avoue, est à les connaitre. .Mais pourquoi la mème raison qui nous fait discerner le faux, ne pourrait-elle nous conduire jusqu’au vrai? L’ombre est-elle plus sensible que le corps, l’appa· — rence que la réalité? Que connaissons·nous d’obscur par sa nature, sinon l'erreur? Que eonnaissonsnous d'évident, si- non la vérité? N'est-ce pas l'évidence de la vérité qui nous fait discerner le faux, comme le jour marque les ombres? et qu’est-ce, en un mot, que la connaissance d'une erreur, • [Ce sujet méritait plus de détails.—V.]-Voltaire voudrait, on sent pour- quoi, que Vauvenargues fut ici moins prudent. - La néœnité, la légitimité, ` si I'on peut dire, de l’action, est encore un des points de la morale de Vauvœ nai-gum, et se rattache L sa théorie des passions. ll y reviendra plus d‘une fois, dans ses Ilazimca, et ailleurs. — G.

  • Voyez plus loin Fexplieation du duel dans le Dùomm sur le caractère

des dijférenk rièclu. — G, sinon la découverte d'une vérité? Toute privation suppose nécessairement une réalité; ainsi la certitude est démon- trée par le doute, la science par Tignorance, et la vérité par l’erreur ‘. . 5. — nu ntnur- nn LA navrant nas CHOSES. Le défaut de la plupart des choses dans la poésie, la peinture, l’éloquence, le raisonnement, etc., c’est de n’étre ` pas à. leur place. De la le- mauvais enthousiasme ou l’em- phase' dans le discours, les dissonances dans la musique ‘, la confusion dans les tableaux, la fausse politesse dans le monde, ou la froide plaisanterie. Qu’on examine la morale meme : la profusion n’est-elle pas aussi le plus souvent une générosité hors de sa place; la vanité, une hauteur hors de sa place; l’avarice, une prévoyance hors ·de sa place;- la témérité, une valeur hors de sa place, etc.? La plupart des choses ne sont fortes ou faibles, vicieuses ou vertueuses, dans la nature ou hors de la nature, que par cet endroit: on · ne laisserait rien a la plupart des hommes, si l'on retran- chait de leur vie tout ce qui n’est pas à sa place, et ce n’est pas en tous défaut de jugement, mais impuissance d'assor- tir les choses. V ` ' 6. — nn xlaus. _ i Il sertpeud’avoir de l'esprit lorsque l'on n'a point d'àme. C'est'l’ame qui forme l'esprit et qui lui donne l’essor : c'est elle- qui domine dans les sociétés, qui fait les orateurs, les - négociateurs, les ministres, les grands hom mes, les conqué- tants. Voyez comme on vit dans le monde: qui prime chez l [IA fond de cette argumentation invincible avait déja été opposé aux sceptiques, mais nulle part avec cette énergie de dialecte et d’expression qui faugnente en se reaserrant, et ou chaque mot n’est pas seulement un trait qui frappe Padveraaire, mais un éclair qui brille aux yeux du lecteur. C'œt la ce que fappelle étre a la fois philosophe et écrivain. - La H.] ,

  • [ll phase n'eat jamais I sa place. — V.] · ,

_ * Les diaaonarwca dans la musique ne sont pas un défaut et font souvent beauté. Il faudrait ici discordance:. — S. — · ‘ [Beau. - V.] 70 REFLEXIONS les jeunes gens, chez les femmes, chez les vieillards, che: les hommes ds tous les états, dans les cabales et dans les partis? qui nous gouverne nous-memes? est·oe l'esprit ou le cœur 2 Faute de faire cette réflexion, nous nous étonnons de l’élévation de quelques hommes, ou de l’obscurité de quelques autres, et nous attribuons à la fatalité ‘ ce dont nous trouverions plus aisément la cause dans leur carac- ' tère; mais nous ne pensons qu'à 1'esprit, et point aux qua- lités de l'â.me. Cependant c’est d'elle avant tout que dépend notre destinée: on nous vante en vain les lumières d'une belle imagination; je ne puis ni estimer, ni aimer, ni haïr, ni craindre ceux qui n'ont que de l' espirt. 7. —— nes normes. Le faux en luî·mème nous blesse et n’a pas de quoi nous toucher. Que croyez·vous qu'on cherche si avidement dans les fictions? l'îmage d'une vérité vivante et passionnée; nous voulons de la vraisemblance dans les fables méme, et toute fiction qui ne peint pas la nature est insipide. Il est vrai que l'esprit de la plupart des hommes a si peu d’assiette qu’il se laisse entrainer au merveilleux, surpris par Fapparence du grand. Mais le faux, que le grand le1u· cache dans le merveilleux, les dégoùte au moment qu’il se laisse sentir; on ne relit point un roman. . J'excepte les gens d'une imagination frivole et déréglée, _ qui trouvent dans ces sortes de lectures l’hist0ire de leurs pensées et de leurs chimères. Ceux·ci, s'ils s’attachent a écrire dans ce genre, travaillent avec une facilité que rien n’égale; car ils portent la matière de l’ouvrage dans leur fonds; mais de semblables puérilités n'ont pas leur place · dans un esprit sain; il ne peut les écrire, ni les lire. . Lors donc que les premiers s'attachent aux fantomes qu’on_ leur reproche, c’est parce qu’ils y trouvent une •GRapprochez de ce panags la !'I• Réilemîon (eur |'lmpui¤a••e• du mérite). image des il.|usions de leur esprit, et par conséquent quel- que chose qui tient a la vérité, L leur égard; et les autres qui les rejettent, c'est parce qu'ils n'y reconnaissent pas le caractère de leurs sentiments; tant il est manifeste de tous les cotés que le faux connu nous dégoûte, et que nous ne cherchons tous ensemble que la vérité et la nature. 8. — coma: ns uamocsrrs. Si l'on pouvait dans la médiocrité n'étre ni glorieux,_`ni tiinide, ni envieux, ni flatteur, ni préoccupé des besoins et des soins de son état! Lorsque le dédain et lesmanières de tout ce qui nous environne concourent à nous abaisser, si l'on savait alors s'élever, se sentir, résister à la multi- ` tude !... Mais qui peut soutenir son esprit et son cœur au· dessus de sa condition' 7 Qui peut se sauver des faiblesses que la médiocrité traine avec soi? ' Dans les conditions éminentes, la fortune au moins nous dispense de tléchir devant ses idoles; elle nous dispense de . nous déguiser, de quitter notre caractère, de nous absor- ber dans les riens; elle nous élève sans peine au·dessus de la vanité, et nous met au niveau du grand; et si nous som- mes nés avec quelques vertus, les moyens et les occasions de les employer sont en nous. Enfin, de méme qn‘on ne peut jouir d'nne grande fortune avec une ame basse et un petit génie, on ne saurait jouir d’un grand génie ni d'nne _ grande âme, dans une fortime médiocre ’· 9. e sua LA uonnsssn. La noblesse est un héritage, comme l’oret les diamants ’. Ceux qui regrettent que la considération des grands em- plois et des services passe au sang des hommes illustres, l Voyea la i5• et la 23• Réflexion. - G.

  • Cette page a du étre écrite rue du Paon, dans Ia petite chambre de l'liotel .

de Tours, alors que Voltaire était a Versailles, sans doute, et `que Vauvenar- gues, seul, malade, mourant, était au bout de toutes ses espérances. — G. ‘ [Bien et neuf. — V.] 4 72 RÉFLEXIONS accordent davantage aux hommes riches, puisqu'ils ne con- testent pas a leurs neveux la possession de_ leur fortune bien ' ou mal acquise. Mais le peuple en juge autrement; carau lieu que la fortune des gens riches se détruit par la dissi- pation de leurs enfants, la considération de la noblesse se conserve après que—la mollesseen a souillé la source. Sage institution qui, pendant que le prix de l’intérét se consume et s'appauvrit, rend la récompense de la vertu éternelle et inelïaçablel Qu’0n ne nous dise donc plus que la mémoire d'un mérite éteint doit céder àdes vertus vivantes : qui mettraile prix au mérite? (2'est sans doute a cause de cette ditliculté,que les grands qui ont dela hauteur, ne se fondent que sur leur naissance, quelque opinion qu’ils aient de leur génie. Tout cela est très-raisonnable, si l’on excepte dela loi commune de certains talents qui sont trop au-dessus des règles. _ 10. — son LL ronrmva. · Ni le bonheur ni le mérite seul ne font l’élévation des hommes; la fortune suit l'occasion qu’ils ont d'employer leurs talents. Mais il n'y a peut-étre point d'exemple d'un homme à qui le mérite n'ait servi pour sa fortune ou contre l'adversité; cependant la chose a laquelle un homme am- bitieux pense le moins, c’est à. mériter safortune : un enfant veut étre évêque ', veut étre roi, conquérant, et a peine il connait l'étendne de ces noms. Voilà la plupart des hom- mes; ils accusent continuellement la fortune de caprice, et ils sont si faibles qu'i1s1ui abandonnent la conduite de leurs prétentions, et qu’ils se reposent sur elle du succès de leur ambition. · ` M. — comme LA vmrrn. ` La chose du monde la plus ridicule et la plus inutile, c’est de vouloir prouver qu'on est aimable, ou que l’on a de l’esprit. Les hommes sont fort pénétrante sur les petites • [Cela manque de logique. — V.] adresses qu'ou emploie pour se louer; et, soit qu'on leur demande leur sutïrage avec hauteur, soit qu'on tâche de le surprendre, ils se croient ordinairement en droit de refuser ce qu’il semble qu’on sit besoin de tenir d’eux« Heureux ceux qui sont nés modestes, et que la nature a remplis d’une noble et sage contîancel Rieu ne présente les hom- mes si petits à Pimaginatiou, x·ien ne les fait paraitre si faibles que la vanité. ll semble qu’elle soit le sceau de la médiocrité; ce qui u'empéche pas qu’on n'ait vu d’assez grands génies accusés de œtte faiblesse'; aussi leur a-t-on disputé le titre de grands hommes, et nou sans beaucoup de raison. . L . 12. — ne ronvr souris ne son caaacrlzan. Lorsqu'on veut se mettre a la portée des autres hommes, il faut prendre garde d’abord a ne pas sortir de la sienne; car c'est un ridicule insupportable, et qu'ils ne nous par- donneut point; c'est aussi une vanité mal entendue de croire que l'0n peut jouer toute sorte de personnages, et d'étre toujours travesti. Tout homme qui·u'est pas dans son véritable caractère n'est pas dans sa force : il inspire la défiance, et blesse par l'atl`ectation de cette supériorité. Si vous le pouvez, soyez simple, naturel, modeste, uni- forme; ne parlez jamais aux hommes que de choses qui les intéressent, et qu'ils puissent aisément entendre. Poussez- les quelquefois un peu hors des homes de leur esprit, et ramenez-les dans leur sphère. Ne les prîmez point avec - faste; ayez de Yiudulgence pour tous leurs défauts, de la pénétration pour leurs talents, des égards pour leurs dé- licatesses et leurs préjugés', etc. Voilà peut-etre comme | Dana la première édition, Vauvenargues citait en exemple le cardinal de Retz, Iontaigne et Cicéron. Iain, sur Pobaervation de Voltaire, que ces noms formaient un étrange alliaye, Vauvenargues les ora, et c‘est i tort qu'ila ont été conservés dans les édition: aulvantea. - G. d:”}::,pÃr:clluGdœ Caractères intitulés Théophile et Turnut, et de l’E:prit I 74 RÉFLEXIONS un homme supérieur se monte naturellement et sans effort à la portée de chacun '. Ce'n'est pas la marque d’nne ·· grande habileté d’employer_ beaucoup de finesse ; c'est Pimperfection de la nature, qui est l’origine de l’art.

  1. 3. — on ronvoia ns L'AGTIVl'l'É.

Qui oonsidérera d'où sont partis la plupartdes ministres, verra, ce que peut le génie, Yambition et l’activité. Il faut laisser parler le monde, et souffrir qu’il donne au hasard Phonneur de toutes les fortunes, pour autoriser sa mollesse. La nature a marqué à tous les hommes, dans leur caractère, la route naturelle de leur vie, et personne n'est ni tran- quille, ni sage, ni bon, ni heureux, qu'autant qu'il connait son instinct et le suit bien fidèlement. Que ceux qui sont nés pour Faction suivent donc hardiment le leur ·: l’essen- tiel est de faire bien; s'il -arrive qu'apxés cela le mérite soit méconnu et le bonheur seul honoré, il faut pardonner a Perreur. . Les hommes ne sentent les choses qu'au degré de leur esprit, et ne peuvent aller plus loin : ceux qui sont née médiocres n’ont point de mesure pour les qualités sw- pészieures; la réputation leur impose plus que le génie, la gloire plus que la vertu; au moins ont·ils besoin que le nom des choses les avertisse et réveille leur attention. flo. — sua na nisrurn. V Où vous ne voyez pas le fond des choses, ne parlez jamais qu’en doutant et en proposant vos idées. (1'est le propre d’un raisonneur de prendre feu sur les affaires politiques, ou s1u· tel autre sujet dont on ne sait pas les • Voilasans doute aussi comment Vauvenargues gagnait le cœur de tous ceux qui Psppsocbaient, et pourquoi ses compagnon d'armes lui dormaiuut, dlt Iarmontel, le nom respectable de pere. On peut dire que la hloçaphle morale de Vauvenargues et Peaplicatlon de toute sa vie se trouvent déja dans ces Réjlerions et dans les Conseils ai uajetme homme. — G.

  • Gstteidée estcherea Vauvenargues. Voyeadana les Conseilaôuajenme

homme, les chap. 1, a et to, les deux Discours sur la Gloire, les Iaximes et le i5• Dialogue. — G. principes; c'est son triomphe, parce qu'il n'y peut etre confondu.

Il y a des hommes avec qui j'ai fait vœu de n’av0ir jamais de dispute: ceux qui ne parlent que pour parler on pour décider, les sophistes, les ignorants, les dévots et lœ politiques. Cependant tout peut etre utile, il ne faut que se posséder.

15. - sumion ne IJBSPBIT bs L’¤01nsa. `

Quand on est au cours des grandes affaires, rarement tombe·t-on à de certaines petitesses: les grandes occupations élèvent et soutiennent l'âme; ce n’est donc pas merveille qu’on y fasse bien. Au contraire, un particulier qui a 1'esprit naturellement grand, se trouve resserré et a l'étroit dans une fortune privée; et comme il n'y est pas à sa place, tout le blesse et lui fait violence '. Parce qu’il n’est pas né pour les petites choses, il les traite moins bien qu'un autre ’, ou elles le fatiguent davantage, et il ne lui est pas possible, dit Montaigne, de ne leur donner que l'attention qu'elles méritent, ou de s’en retirer à sa volonté; s'il fait tant que de s'y livrer, elles l'occupent tout entier et l'engagent a des petitesses dont il est lui-même surpris. Telle est la faiblesse de l’esprit humain, qui se manifeste encore par mille autres endroits, et qui fait dire à Pascal : Il ne faut pas le bruit Jun canon pour empêcher les pensées du plus grsmd homme du monde : il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnes pas, continue-t—il, s'il ne raisonne pas bien à présent; une mouche bourdonne a ses oreilles : si vous voulez qu'il trouve la vérité, chasses cet ani-

  • Voyez plus haut la 8* Reflexion (Contre la Ilediacrite'). — G.
  • Dans le i5• Dialogue, intitulé: Brutus sl un jeune Romain, le jeune

homme, qui n'e•t autre que Vauvenargues lui-même, din: « A la guerre, je ~ me préaentala hoidement L tous les dangers, et je remplissais mes devoirs; ~ malsfavais peu de goût- pour lesdétails de man métier. Je croyais que fau- • rais bien fait dans les grands emplois; mais je négligeais de rne faire une « réputation dans les petits. • — Voyez aussi le l2• Conseil a un Jeune homme. -· G. _ I 76 REFLEXIONS mal qui tient sa raisonen echec, et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes ‘. Rien n’est plus vrai, sans doute, que cette pensée; mais ilest vrai aussi, de l’aveu de Pascal, que cette meme intelligence, qui est si faible, gouverne les villes et les royaumes: aussi le même auteur remarque que plus on approfondit l'homme, plus ou y démele de faiblesse et de grandeur; et c'est lui V qui dit encore dans un autre endroit', après Montaigne: Cette duplicite de Homme est si visible, qu’il y en a qui ont cru que nous avions deus: ames, un sujet simple paraissant incapable de telles et si soudaines variétés d’une présomption demesuree à un horrible abattement de cœur. Bassurons-nous donc sur la foi de ces grandstémoignages, et ne nous laissons pas abattre au sentiment de nos faiblesses, jusqu'à perdre le soin irréprochable de la gloire et l'ardeur de la vertu ’. · 16. — ON un rnur Bran num; ne LA vnnru. ` ‘ Que ceux qui sont nés pour l’oisiveté et la mollesse y meurent et s’y ensevelissent , je ne prétends pas les troubler; mais je parle au reste des hommes, et je dis : On ne peut ètre dupe dela vraie vertu; ceux qui l’o;iment sincèrement y goùtent un secret plaisir, et souffrent a s’en détourner: quoi qu’on fasse aussi pour la gloire, jamais ce travail n’est perdu, s'il tend â. nous en rendre dignes. C’est une chose étrange que tant d'hommes se détient de la vertu et de la ‘ gloire, comme d’une route hasardeuse, et qu’ils regardent l'oisiveté comme un parti sûr et solide. Quand mème le travail et le mérite pourraient nuire a notre fortune, il y

  • Pensées de Psscs.l,l'• partie, art. VI, pensée XII. — B. — lllontsipe l's

dit svant, et mieux. — V.] • Pensées de Pascal, ll' partie, srt. V,pensée V. -B. ‘ [Esvce la conclusion juste? Ne msnque-tt-il pas quelque idee intermé- amm — v.] • [Bien.—V.] — Rspprochez de la Réflexion qui précède, du l•' Conseil à· un Jeune homme et des deux Discours sur la Gloire. — G. aurait toujours a gagner à les embrasser ;·que sera-ce s’ils y concourent? Si tout finissait par la mort, ce serait encore une extravagance de ne pas donner toute notre application a bien disposer notre vie, puisque nous n’aurion,s que le pré- sent; mais nous croyons un avenir, et l'abandonn0ns au hasard; cela est bien plus inconcevable. Je laisse tout de- voir a part, la morale et la religion, et je demande : l'igno- rance vaut·elle mieux que la science, la paresse que l'acti- vité, Pincapacité que les talents? Pour peu que l’on ait de raison, on ne met point ces choses en parallele '. Quelle honte donc de choisir ce qu’il y a de Pextravagance à éga- ler 2 S’il faut des exemples pour nous décider, d’un côté (loligny, Turenne, Bossuet, Richelieu, Fénelon, ete.; de l'autre, les gens à la mode, les gens du bel air, ceux qui . passent toute leur vie dans la dissipation et les plaisirs: comparons cœ deux genres d'hommes, et voyons ensuite auquel d’eux nous aimerions mieux ressembler •. 17. - sun LA ra1|1L1AuIrB. ’ Il n'est point de meilleure école niplus nécessaire que la familiarité. Un homme qui s’est retranché toute sa vie dans un caractère réservé, fait les fautes les plus grossières lors- que les occasions Pobligent d'en sortir et que les affaires Pengagent. Ce n'est que par la familiarité qu'on guérit de la présomption, de la timidité, de la sotte hauteur; ce 11'est que dans un commerce libre et ingénu qu'on peut bien connaitre les hommes, qu'on se tàte, qu'on se déméle, et qu'on se mesure avec eux: là on voit l'huma¤ité nue avec • Lorsque Vauvenargues écrivait, J.-J. Rousseau n'svait point encore sou· tenu ses brillants paradoxœ. — F. • La plupart de ces idées se retrouvent dans les deux Discours sur la Gloire (voir plus loin); peut-etre ce morceau, dont la forme est d'ai1leux·s évidem- ment oratoire, devait-il entrer dans l'un de œs deux discours que Vauve- nuguea n'a pas publiés lui-méme, et qui n‘ont paru que dans ses œuvres poathumes. - G.

  • [Bien. — Vi] — Comparez avec le li' c°""il ai unjeame homme. — G._ _

l Il REFLEXIONS toutes ses faiblesses et toutes ses forces; là se découvrent les artifices dont on s'enveloppe pour imposer en public; la pamtt la stérilité de notre esprit, la violence et lapeti~ tease de notre amour-propre, l'imposture de nos vertus. Ceux qui n’ont pas le courage de chercher la vérité dans ces rudes épreuves, sont profondément au-dessous de tout ce qu’il y a de grand; surtout c'est une chose basse que de craindre la raillerie, qui nous aide à fouler aux pieds notre amour-propre, et qui émousse, par Phabituds de souffrir, ses honteuses délicatessss. 18. — ncassrrs na nia: osa rauras. Il ne faut pas étre timide de peur de faire des fautes; la plus grande faute de toutes est de se priver de Pexpérience. · Soyons très-persuadés qu’i1 n’y a que les gens faibles qui aient cette crainte excessive de tomber et de laisser voir leurs défauts; ils évitent les occasions ou ils pourraient broncher et etre humiliés; ils rasent timidement la terre, n'osent rien donner au hasard , et meurent avec toutes leurs faiblesses qu’ils u'ont pu cacher'. Qui voudra se for- mer au grand doit risquer de faire des fautes, et ne pas s’y laisser abattre, ni craindre de se découvrir; ceux qui pénétreront ses faibles tacheront de s’en prévaloir; mais ils le pourront rarement. Le cardinal de Retz disait à. ses principaux domestiques : «Vous ètes deux ou trois a qui « je u'ai pu me dérober; mais j’ai si bien établi ma répu- « tation, et par vous-memes, qu'il vous serait impossible « de me nuire quand vous le voudriez'. n ll ne mentait pas: son historien rapporte qu’il s’était battu avec un de ses écuyers, qui l' avait accable de coups, sans qu’une aven- ture si humiliante pour un homme de ce caractere et de ce · | [Beau. — V.] `

  • Guy Joly, conseiller au Chatelet, rapporte en effet dans ses lémoina,

que lor·squ’il reprochait au cardinal an vie lieencieuae, ce prelat lui faisait cette réponse.-P. — [Cet exemple ne prouve pas qu'il faut risquer des fautes, mais qn'il faut se faire valoir. — V.] rangait pu lui abattrele cœur, oufaireaueun tesrtasa gloire : mais cela n’est pas surprenant; combien d'hommes dùhoneres soutiennent par leur seule audace la conviction publique de leur infamie, et fout face a toute la terre! Si Pelïronterie peutautaat, que ne fera pas la constance? Le . courage surmonte tout. 19. —- son LA masseurs. ' Un homme tres-jeune peut se reprocher comme une va- nité onéreuse et inutile la secrète complaisance qu'il y a a donner. J' ai eu cette crainte moi-méme avant de connaitre le monde: quand j'ai vu l’étroite indigence ou vivent la plupart des hommes, et l’énorme pouvoir de l'intéret sur tous les cœurs, j'ai changé d’avis, et j'ai dit: Voulez-vous que tout ce qui vous environne vous montre un visage con- tent, vos enfants, vos domestiques, votre femme, vos amis et vos ennemis? soyez libéral; voulez-vous conserver impu- nement beaucoup de vices'; avez-vous besoin qu'on vous pardonne des mœurs singulières ou des ridicules; voulez- vous rendre vos plaisirs faciles, et faire que les hommes vous abandonnent leur conscience, leur honneur, leurs préjugés, ceux méme dont ils font le plus de bruit? tout cela dépendra de vous; quelque affaire que vous ayez, et quels que puissent étre les hommes avec qui vous voulez traiter, vous ne trouverez rien de difficile si vous savez don- ner à propos. L'économe, qui a des vues courtes, n’est pas seulement en garde contre ceuxqui peuvent le tromper, il

  • [Bon. — V.]

• Dans est article, Vauvenargues semblerait mettre,au nombre des avan- tags de la libéralité le droit de conserver impunément beaucoup de vices; ce qul n’est ni ne peutetre son P|’0.l¢u¤v|¤¤¤ou peuts‘en convaincre par la pureté du reste de sa morale. llais ayant L démontrer les avantages que procure la libérallté, il a voulu commencer par démontrer le pouvoir qulelle a de tout obtenir deshommes, et n'a pas assez distingué ce qui sertde preuve de son pouvoir d'avec la démonstration de ses avantages -· S. — On peut ajouter que Vauvenarguegiei, constate simplement un fait, et qu'il u'eet pas wm d'e¤ discuter la moralité. - G, ao · anrnaxxous appréhende aussi d'étre dupe de lui-méme; s’il achète quel- que plaisir qu'il lui eût été impossible de se procurer au- trement, il s'en accuse aussitot comme d'1me faiblesse; lorsqu'il voit tm homme qui se plait a faire louer sa géné- rosité et a surpayer les services, il le plaint de cette illu- sion : Croyez-vous de bonne foi, lui dit-il, qu’on vous en ait plus d’oblîgation 2 Un misérable se présente à lui, qu'il pourrait soulager et combler de joie a peu de frais; il en a d’abord compassion, et puis il se repxend et pense: C'est un homme que je ne verrai plus. Un autre malheureux s'ofl`re encore a lui, et il fait le même raisonnement. Ainsi toute sa vie se passe sans qu'il trouve l’occasion d’obllger per- sonne, de se faire aimer, d'acquérir une considération utile et légitime: il est défiant et inquiet, sévère a soi-méme et t aux siens, père et maitre dur et fâcheux; les détails frivolee de son domestique' le travaillent comme les affaires les plus importantes, parce qu’il les traite avec la méme exactitude: il ne pense pas que ses soins puissent étre mieux employés, incapable de concevoir le prix du temps, la réalité du mé- rite et l' utilité des plaisirs. ll faut avouer ce qui est vrai : il est diflicile, surtout aux · ambitieux, de conduire une fortune médiocre avec sagesse, et de satisfaire en méme temps des inclinations libérales, des besoins présents, etc.*; mais ceux qui ont l'esprit véri-_ tablement élevé se déterminent selon 1'occurrence, par des sentiments ou la prudence ordinaire ne saurait atteindre ': je vais m'expliquer. Un homme né vain et paresseux, qui vit sans dessein et sans principes, cède indifféremment a toutes ses fantaisies, achète un cheval trois cents pistoles, \ Est-il besoin de noter que os mot est ici synonyme de maison ou d’int6· riesr 1 — G. • On peut dire que Vauvenargùœ enavalt fait lui-memo Pexpérienoe ; sa cor- respondance avec Saint-Vincens ne laissera pas de doute sur ce point (noir plu loin). — Rapprochons aussi de ce passage oe mot, qui n‘est qu'un retour de Vsuvouargues sur lui-meme: ~_Qu‘importe a un homme ambitieux qui a « manqué sa fortune sans retour, de mourir plus pauvre! ¤ — G.

  • Vauvenargues dira de meme, dans une de sesplus belles latrines : c La

« magnanimtté ne doit pas compta L la prudence de ses motifs. · - G. SUR DIVERS SUJETS. 81 qu'il laisse pour cinquante quelques mois après; donne dix louis à un joueur de gobelets qui lui a montré quelques tours, et se fait appeler en justice par un domestrique qu’il arenvoyé injustement, et auquel il refuse de payer des avances faites à son service, etc. Quiconque a naturelle- ment beaucoup de fantaisies, a peu de jugement, et l'â.me probablement faible. Je méprise autant que personne des hommes de ce caractère; mais je dis hardiment aux autres: apprenons à. subordonner les petits intéréts aux grands, néme éloignés, et faisons généreusement et sans compter out le bien qui tente' nos cœurs : on ne peut etre dupe l’aucune vertu *. A · · 20. — suxnm DB PASCAL nxruousn. Le peuple pt les habiles composent, pour l' ordinaire, le train lu monde; les autres le meprisenl, et en sont rnéprisesiz naxime admirable de Pascal, mais qu'il faut. bien en- tendre. Qui croirait que Pascal a voulu dire que les uabiles doivent vivre dans l'inapplîcation et la mollesse, lans les goûts dépravés du monde, etc., condamnerait oute la vic de Pascal par sa propre maxime; car per- onne n'a moins vécu comme le peuple que Pascalà ces rgards : donc le vrai sens de Pascal, c’est que tout homme [ui cherche à se distinguer par des apparences singulières; [ui ne rejette pas les maximes vulgaires parce qu'elles ' sont mauvaises, mais parce qu'elles sont vulgaires; qui fattache à des sciences stériles, purement curieuses et de nul usage dans le monde; qui est pourtant gontlé de cette fausse science, et ne peut arriver à la véritable; un tel homme, comme il dit plus haut, troublele mondei, et juge plus mal que les autres. En deux mots, voici sa pensée, ex- 1 Vinet remarque le bonheur de ce mot tenter, qui , « ordinairement em- « ployé dans le sens du mal, est ici approprié au bien. > — G. • On a vn plus haut que ce dernier mot sert de titre i la 16* Ré/lezton. — G. P Pensées de Pascal, I" partie, art. VI, pensée XXV. - B. • [Un algébrtste troublœt·ll le monde'! — V.] 6 l 82 ntrnnxions ' pliquée d’une autremanière: ceux qui n'ont qu'un esprit médiocre ne pénètrent pas jusqu'au bien, ou jusqu'à la né- cessité qui autorise certains usages, et s'érigent mal à pro- | pos en réformateurs de leur siècle ' : les habiles mettent à zu profit la coutume bonne ou mauvaise, abandonnent leur ex- É: térieur aux légéretés de la mode, et savent se proportionner lc au besoin de tous les esprits. L- 21. — L’ESPBI'1‘ NATUREL BT LE sinus. ri L‘esprit naturel et le simple peuvent en mille manières EL se confondre, et ne sont pas néanmoins toujours sembla- É bles. On appelle esprit naturel, un instinct qui prévient la je réflexion, et se caractérise par la promptitude et par la vé- L rité du sentiment. Cette aimable disposition prouve moins ordinairement une grande sagacité qu'une âme naturelle- = ment vive et sincère, qui ne peut retenir ni farder sa pen- -· sée, et la produit toujours avec la grâce d’un secret échappé \_ àsa franchise'. La simplicité est aussi un don de l’âme, E qu'0n reçoit immédiatement de la nature, et qui en porte le caractère; elle ne suppose pas nécessairement 1'esprit su- périeur, mais il est ordinaire qu’elle Paccompagne; ell: exclut toute sorte de vanités et d'afl`ectations, témoigne utï esprit juste, un cœur noble, un sens droit, un naturel richî et modeste, qui peut tout puiser dans son fonds, et ne veuîl se parer de rien. Ces deux caractères comparés ensemble, ·· je crois sentir que la simplicité est la perfection de l’esprir il naturel; et je ne suis plus étonné de la rencontrer si sou-- -· vent dans les grands hommes : les autres ont trop peu dt; Je fonds et trop de vanité pour s'arréter dans leur propn>‘î`9 sphère, qu’ils sentent si petite et si bornée ’. l [Commun et inutile. — V.] î [Beau. — V.] *4 ‘ Dans la première édition, ce chapitre finissait par un pesage qui a dia '_*" psx-n dans les éditions suiv•.ntee,· quoique rien n‘indique sur I'exemplsir•<¤' Ã" d'Aix que Vauvenargues voulut le supprimer. Nous croyons utile de le rend; Ã" blir, au moins en now. — G. — • D‘ail|eurs, il est très-difficile, lorsqu’on aff':"` 22. — nu nonnaun. ' Quand on pense que le bonheur dépend beaucoup du caractere, on a raison; si on ajoute que la fortune y est in- différente, c’est aller trop loin; il est faux encore 'que la raison n'y puisse rien, ou qu’elle y puisse tout. On sait que i le bonheur dépend aussi des rapports de notre condition avec nos passions: on n'est pas nécessairement heureux par l’accord de ces deux parties; mais on est toujours mal- heureux par leur opposition et par leur contraste ; de meme la prospérité ne nous satisfait pas infailliblement; mais Yadversité nous apporte un mécontentement inévi- table; ` Parce que notre condition naturelle est misérable, il ne s’ensuit pas qu’elle 1e—soit également pour tous; qu’il n'y ait pas dans la même vie des temps plus ou moins agréa- Ibles, des degrés de bonheur et d'aflliction: donc les cir-' <:0nstances dillérentes décident beaucoup, et on A tort de condamner les malheureux comme incapables, par leur ca- ractère, de bonheur. ' 23. — L’¤0uIz venrunux ntrsxnr ran son cams. . Quand je trouve dans un ouvrage une grande imagina- iion avec une grande sagesse, un jugement net et profond, des passions très-hautes mais vraies, nul elfort pour paraitre grand , une extreme sincérité, beaucoup d’éloquence, et- ]1oint d’art que celui qui vient du génie; alors je respecte ]’auteur, je l'estime autant que les sages ou que les héros <;u'il a peints. JTaime a croire que celui qui a concu de si grandes choses n’aurait pas été incapable de les faire; la 1'ortune qui l’a reduit à les écrire me paraît injuste. Je m’in- 1`orme curieusement de tout le détail de sa vie; s’il a fait des fautes, je les excuse, parce que je sais qu’il est ditlîcile ~ tre dans le monde, de n'y pas prendre malgré soi une teinture des ridicules • (l0mÃh&I1B et npplaudis: PCISODDG pl'CS(]\lB qui CODBCPVG B0}! CIIBCIÈN îufllmp superficiel. - V.] ss nernsxious à la nature de tenir toujours le cœur des hommes au-dessus de leur condition '. Je le plains des piéges cruels qui se sont trouvés sur sa route, et meme des faiblesses naturelles qu’il n’a pu surmonter par son courage. Mais lorsque, malgré la fortune et malgré ses propres défauts, j’apprends que son esprit a toujours été occupé de grandes pensées, et dominé par les passions les plus aimables, je remercie à genoux la nature de ce qu’elle a fait des vertus indépendantes du bon- heur, et des lumières que l'adversité n’a pu éteindre'. l 2h. — son L'HIST0lBE nas normes nnnsrans. Les histoires des hommes illustres trompent la jeunesse. On y présente toujours le mérite comme respectable, on v plaint les disgràces qui Paccompagnent, et on y parle avec mépris de l’injustice du monde à l'égard de la vertu et des talents. Ainsi, quoiqu’on y fasse voir les hommes de génie presque wujours malheureux, on peint cependant leur génie et leur condition avec de si riches couleurs, qu’ils paraissent dignes d’envie dans leurs malheurs memes. Cela vient de ce que les historiens confondent leurs intérets avec ceux des hommes illustres dont ils parlent : marchant dans les memes sentiers, et aspirant à peu prés a la meme gloire, ils rele- vent autant qu'ils peuvent l’éclat des talents; on ne s’aper- çoit pas qu’ils plaident leur. propre cause, et comme on n'entend que leur voix, on se laisse aisément séduire à la justice de leur cause, et on se persuade aisément que le parti le meilleur est aussi le plus appuyé des honnetes gens. L'expérience détrompe la-dessus; pour peu qu' on ait vu le monde, on découvre bientot son injustice naturelle envers le mérite, l’envie des hommes médiocres, qui traverse jus- • Vauvenargues a dit meme chose,en memes termes, la B' Réflexion.

  • Gh partir de cette Réflexion, les contldenees que l’auteur nous fait surlui-

meme deviennent plus claires. C'est avec raison que M. Sainte-Beuve a rc- connu Vauvenargues dans ce portrait, comme déjà M. Villemain l'avait reconnu qïelefëraclère (voir plus loin) intitule Closomène ou la vertu malh¢u— qu’à la mort les hommes excellents, et eniin l'orgueil des hommes élevés par la fortune, qui ne se relache jamais en faveur de ceux qui n’ont que du mérite. Si on savait cela de meilleure heure, on travaillerait avec moins d’ardeur `à. la vertu; et quoique la présomption de la jeunesse surmonte tout, je doute qu'il entrat autant de jeunes gens dans la carrière '. 25. — [sus L'INlU8’1'ICB BNVEB8 LES GRANDS Bottes '.] [Avouons l’injustice de notre siècle : s’il est vrai que l'er— reur des temps barbares ait été de rendre aux grands hom- mes un culte superstitieux, il faut convenir en meme temps _ que celle des siècles polis est de se plaire à. dégrader ces mémœ hommes, à qui nous devons notre politesse et nos lumières. On ne peut nommer un personnage illustre en aucun genre que la critique n'ait attaqué, et n’attaque en- core. Les uns nous apprennent que Virgile était un petit esprit; d’autres regardent en pitié les admirateurs d'Ho- mère; j’en ai vu qui m'ont dit que M. de Turenne man- quait de courage, que le cardinal de Richelieu n’était qu’un sot, et le cardinal Mazarin un fourbe sans esprît‘. Il n'y a point d’opinion si extravagante qui ne trouve des partisans. Il y a meme des gens qui, sans auctme animosité ni raison particulière, se font une sorte de devoir d’attaquer les gran- des réputations, et de mépriser l’aut0rité des jugements du | Rapprochea de la 27• Réneziom F Vauvenargues n’e¤ est plus au temps ` ou, plein d'espérance, il avait dans la sûreté du wie (voir les Maxime:) unefoi nalve et enthousiaste; désabusé, il avoue, avec sa sincérité habituelle, le nouvel état de son ame, sans s’inquiéter de la contradiction. — G. I

  • Cette Réflexion, et la plupart de celles que l’on trouvera entre crochets, sont

extraites d’un manuscrit que nous avons en notre possession; C'eat un cahier de il; pages, écrit en entier de la main de Vauvenargues. Presque toutes les pièces en sont inédites, et plusieurs ont un grand intéret et une grande valeur pour cette biographie intim, prise sur le fait, que nous nous eîoroons de dégager a mesure du livre de Vauvenargues. — G. ‘ [Add. : Bonnet a bien fait, disent-ils, de ne pas écrire plus tord; Moliere est venu à propos, etc. : je le crois; car je suis persuadé que sl ees grands hommes pouvaient renaître, ceux qui en parlent ainsi seraient du nombre de leurs envieux ; j’en juge par les sentiments qu'ils font paraitre pour ceux qui soutiennent encore la réputation de notre siecle.] se REFLEXIONS public, dans la seule pensée peut-etre d'a!l`ecter plus d’in- dépendance dans leurs sentiments, et de peur de juger d'a- pres les autres. Ce que l' envie la plus basse n'aurait osé dire, le désir d’etre remarqué le leur fait hasarder avec oon- iiance; mais ils se trompent dans l’espérance qu' ils ont de se r distinguer par ces bizarres sentiments. Je les compare à ces , personnes faibles qui, dans la crainte de paraitre gouver- g nées, rejettent opiniàtrément les meilleurs conseils, et sui- É vent follement leurs fantaisies pour faire un essai de leur R liberté. De tout temps il y a eu des hommes que la peti- 5 tesse de leur esprit a réduits à. chercher pour toute gloire qu de combattre celle des autres, et, quand cette espèce do- u.·.: mine, c’est peut-étre un signe que le siècle dégénère; car rcr cela n’arrive que dans la disette des grands hommes.] id 26. — [sun Les sans nr-: LETTRES '.] [Les grands croient toujours faire honneur aux plus beaux génies lorsqu’ils les admettent à leur familiarité. J’entendS ' dire d’un bel-esprit que les grands lui Ont fermé leur porte = l est-ce donc Fambition des gens de lettres d'avoir l’entrè€ de quelques maisons, et n'y a-t-il plus d’hommes raisonna·* bles parmi eux '( Les grands eux-memes ne seraient·ils I1;) trop heureux que des gens de mérite voulussent bien lei:/V I faire part de leurs lumières 7 et que témoigne ce mépris, s,'î’ non qu’ils ne sont pas capables de profiter de ces lumièresë? Si ceux qui cultivent les beaux-arts, ou qui travaillent à éclairer le monde par leurs écrits, étaient capables de que`.?/î' que hauteur dans les sentiments; s’ils voulaient, unis pèl la vertu et par l’amour de la vérité et de la gloire, se sotî tenir les uns les autres, ils obtiendraient peut-être du rest1"° des hommes la meme justice qu’ils auraient le courage É se rendre : mais eux—mèmes apprennent aux gens du momî a les mépriser; ils brûlent d'envie contre ceux d’ent1·e etî qui se distinguent; ils se dilfament les uns les autres pa'-?' lcknpprochez des doux Ré/lcziou qui precedent, ct do celles qui suiverîî" des querelles ridicules et par des libelles; une cruelle et inique persécution est jusqu'à la mort le partage de ceux ‘ qui excellent. Si on cherche la cause de cette jalousie entre les gens de lettres, on en trouvera plusieurs : la première est qu’il y a dans le monde plus d’esprit que de grandeur d'âme, plus de gens a talent que de génies élevés; et d'or- dinaire les gens d’esprit qui manquent par le cœur, hais- sent vivement ceux qui les passent par leurs sentiments et par leur essor. Une autre raison est que les hommes n’ont guère d’estime que pour leur, propre genre d'esprit, et qu'i|s comprennent à peine les autres talents. Mais il en a toujours été ainsi; de sorte qu’il n’est pas possible d’espé- rer que cela change. Cependant, les jeunes gens se tlattent, dans leur premier âge, de l'espérance de la gloire; car lors- que l’on est né avec de l'esprit, il faut bien des années pour se persuader que le mérite a si peu de considération parmi les hommes. Comme ils sont vivement frappés de la beauté ou de la grandeur de certains génies, ils ne peuvent ima- giner qu’il y ait des esprits insensibles a cet éclat, et des yeux qui ne le voient point. Et, quoiqu’ils en entendent parler avec mépris, ils ne croient pas que ce sentiment soit général, et ils se relèvent par le mépris qu’ils ont eux- mèmes pour cette sorte de froids esprits. Mais, à. mesure qu' ils avancent dans la vie, ils reconnaissent combien ils se sont trompés, et ils se découragent à la vue des dégoûts et I des chagrins qui les attendent.] ' 27. —— [sun r.'nn>¤issmc¤ ou utmrr.] [Je dirai une chose triste pour tous ceux qui n’ont que du mérite sans fortune: rien ne peut remplir l’intervalle que le hasard de la naissance ou des richesses met entre les hommes. ` Dés qu'on n'est point préoccupé par les besoins de la vie, ou abruti par les plaisirs, on tend à. la fortune ou à la gloire; c'est presque l'unique fin où se rapportent toutes les actions. toutes les paroles, toutes les études, toutes les veilles et I as nErr.r:x1oNs _ toutes les agitations des hommes. On cherche jusque dans les livres et dans les belles·lettres le secret de s’élever et de s’établir : si les hommes n'espéraient pas d’empr1mter de leurs lectures des maximes et des lumières pour dominer les autres hommes, il y aurait peu de curieux, et les meil- leurs ouvrages seraient négligés. Mais ce concours de tous les hommes vers la meme fin, cette égale ambition de s'a- grandir et de primer qui les dévore, les oppose les uns aux autres, et les rend irréconciliables; de sorte que, tous prétendant aux memes biens, la force décide; ceux qui ont plus d’activité, ou plus de sagesse, ou plus de finesse, ou plus de courage et d'opiniâtreté que les autres, l’empor- tent. Ainsi, la vie n'est qu’un long combat où les hommes se disputent vivement la gloire, les plaisirs, Yautorité et les richesses. Mais il y en a qui apportent au combat des armes plus fortes, et qui sont invincibles par position : tels sont les enfants des grands, ceux qui naissent avec du bien, et déjà respectés du monde par leur qualité. De là vient que le mérite qui est nu, succombe; car aucun talent, aucune vertu, ne sauraient contraindre ceux qui sont pourvus par la fortune à. se départir de leurs avantages; ils se prévalent _ avec empire des moindres privilèges de leur condition, et il n’est pas permis à la vertu de se mettre en concurrence. Cet ordre est injuste et barbare; mais il pourrait servir a justifier les misérables, s’ils osaient s’avouer leur impuis- sance et le désavantage de leur position. Cependant, les hommes, qui ont d’ailleurs tant de vanité, loin de se rendre une raison si naturelle de leur misère et de leur obscurité, y cherchent d’autres causes bien moins vraisemblables; ils accusent je ne sais quelle fatalité personnelle qu’ils n’en- tendent point, se regardent souvent eux-mêmes comme les complices de leur malheur, et se repentent de ce qu’ils ont fait, comme s’ils voyaient nettement que toute autre con- duite leur eût réussi; tant ils ont de peine a se persuader qu’ils ne sont pas nés les maîtres de leur fortune! Et si l'on use de cette rigueur envers soi-méme, combien plus n'y est-on pas porté envers les autres ? De là vient que les malheureux ont toujours tort, et que l’on n’appelle point de leur malheur. Ce que je ne dis point pour détourner les hommes de travailler à leur bonheur, mais pour les consoler de leurs disgraces.

28. — La nécessité console dans le malheur.[modifier]

Quelque parti qu’on puisse prendre dans la vie, il faut s’attendre à être souvent déçu. Les événements nous trompent aussi souvent que nos passions, et il y a si peu de choses qui dépendent de nous, que ce serait une merveille si la plupart des événements n’étaient contre nous. Nous voudrions prendre un parti sûr, et il n’en est aucun de tel, pas même l’oisiveté ; car qui nous répond que la fortune respectera notre repos, et ne nous engagera pas malgré nous dans les embarras des affaires ? Sans doute, si la grandeur et la gloire étaient des biens qu’on pût acquérir par sa conduite, on serait inconsolable de les avoir manquées ; mais quand on a connu par expérience ce que peut la fortune sur la vie des hommes, on s’afflige moins dans l’adversité ; on ne se reproche point un malheur inévitable, une destinée injuste et cruelle à laquelle on n’a pu échapper[148].]

29. — Sur les hasards de la fortune.[modifier]

Pendant que des hommes de génie, épuisant leur santé et leur jeunesse pour élever leur fortune, languissent dans la 00 nttrnnxtous pauvreté, et tralnent parmi les affronts une existence obscure et violente, des gens sans aucun mérite s'enrichissent en peu d’années par l'invention d'un papier vert, ou d'une nouvelle recette pour conserver la fraicheur du teint, etc. ll ne faut pas chercher a imaginer de grandes choses pour · s’enrichir : il suffit de connaitre le public, et de flatter son avidité insatiable pour les nouveautés et les bagatelles. Tel homme ignorait jusqu'aux premiers principes de son art, qui, par l'usage d'une herbe purgative que le hasard lui a fait connaitre, a fait envier sa fortune aux plus grands hommes de sa profession; un autre, n'ayant pas assez d’es- prit pour se faire connaître par un ouvrage original, avait cultivé obsourément et inutilement les lettres jusqu’a la moitié de son âge, qui, s’étant avisé de traduire un auteur i illustre, est parvenu à. une espèce de célébrité et de fortune; un troisième s’était consacré a la prètrise, et, u’ayant ni les mœurs ni les talents de son état, il est parvenu aux hon- neurs de l'Église, pour s’ètre mélé des affaires du Jansé- nisme; de même dans toutes les professions. Si vous vous informez de ce qui a fait la fortune de ceux que vous voyez accrédités, ou vous répondra que les uns sont parvenus par lejeu; d'autres par la protection des femmes, ou par .la faveur d'un homme en place dont ils ont servi les plaisirs, ou parla sympathie qui s'est trouvée entre leur âme et celle de quelque grand que le hasard leur a fait connaitre; plu- sieurs par des occasions uniques et qui n’arriveront plus; presque tous contre leur attente. Les petits ressorts font plus de fortunes que les grands, parce qu’ils sont plus aisés a pratiquer; ceux qui ne savent pas se servir des instru- ments communs et populaires, et qui s'obstinent a n'em· ployer que de grands moyens, trouvent rarement l' occasion de déployer leurs ressources. ll y en a aussi qui n°ont pas la patience de s’avancer par degrés vers leur objet; ils vou- draient arriver au terme tout à. coup; cela ne se peut, et oet empressement lesperd. Enfin, il y en a qui sont engagés, par leur, éducation et par leur naissance, dans une carrière pour laquelle la nature ne les a point faits; quelques-uns rompent ces chaines dont ils sont liés, pour suivre l'attrait de leur génie, et ils prospèrent; mais les exemples en sont rares, et l’on n’ose imiter cette hardiesse, parce qu'on craint de commettre toute sa fortune à. son mérite, quoi que l’on ' en présume d'ailleurs.] 30. — [LA vn·w· usr nus cumin oon LE nouueun.] [La vertu' est plus chère aux grandes âmes que ce que l’on honore du nom de bonheur. Sans doute, il n’appartient pas a tout homme de n'ètre point touché d'une longue infortune, et c‘est manquer de vivacité et de sentiment que de regarder du même œil la prospérité et les disgrâces; mais souffrir avec fermeté; sentir sans céder la rigueur de ses destinées; ne désespérer ni de soi, ni du cours chan- geant des affaires; garder dans l'adversîté un esprit in- flexible, qui brave la prospérité des hommes faibles, défie la fortune, et méprise le vice heureux; voilà, non 'les fleurs du plaisir, non l'ivresse des bons succès, non l‘encha.nte- ment du bonheur, mais un sort plus noble, que l’inconstante bizarrerie des événements ne peut ravir aux hommes qui sont nés avec quelque courage.] A I 31. ·- IL NB nur rss TOUJOURS s’1:N rnnunn · A LA ronruus'. Ce qui fait que tant de gens de toutes les professions se plaignent amèrement de leur fortune, [c']est qu’ils ont quel- quefois le mérite d’un autre métier que celui qu’ils font. Je ne sais combien d’officiers, qui ne sauraient mettre en ba- taille cinquante hommes, auraient excellé au barreau, ou dans les négociations, ou dans les finances. Ils sentent qu'ils ont un talent, _et ils s’étonnent qu'0n ne leur en tienne aucun compte; car ils ne font pas attention que c`est un mérite • lei, comme presque toujours, Vauvenargues prend le mot vertu dans le sens latin, c'est—à-dire dans le sons de courage ou de force frime.- G. M::'::: renëettons dans les Réflexions ce morceau placé I tort dans les l az nsrmixious inutile dans leur profession. ll arrive aussi que ceux qui gouvernent négligent d’assez beaux génies, parce qu’ils ne seraient pas propres a remplir les petites places, et qu'on ne veut pas leur donner les grandes. Les talents médiocres font plutôt fortune, parce qu'on trouve partout a les em- ployer. 32. — [sua LA nunnra nes noinres.] [Cest une grande simplicité d'entretenir les hommes de ses peines; ils n’écoutent point, ils n'entendent point, quand on leur parle d’autre chose que d'eux-memes. Qu'une grande province soit attaquée et ravagée par Yennemi, que ses habitants soient mines par les désordres de la guerre, et menacés de plus grands malheurs'; c’est un événement dont le monde parle, comme on parle du nouvel opéra, de la mort d’un grand, d’un mariage, ou de telle intrigue rom- pue et découverte. Mais où sont ceux qu'on voie touchés, au fond, de ces misères où tant d'hommes sont intéressés? Le jeu, les rendez-vous, les bals, sont-ils interrompus pendant ces disgràces publiques? Voit-onmoins de monde aux spec- tacles? le luxe et le faste règnent-ils avec moins d’empire . pendant ces désordres? et si les_ calamités d'une nation font si peu d'impression sur le cœur des hommes, comment se- raient-ils touchés de nos maux particuliers? — Tant mieux, dira quelque philosophe; la vie humaine est exposée a tant de maux, que si les hommes ressentaient les aftlictions les uns des autres, ce ne serait sur la terre qu‘un deuil éternel. Ainsi la nature a fait aux hommes un cœur dur, pour alléger les misères de leur condition. Mais s’il en est ainsi, il ne faut point compter sur la pitié des autres; il faut mettre toute sa confiance en soi, et n’espérer que sur son propre courage ‘.] V • Vauvenargues fait sans doute allusion a l'invasion de la Provence par les impériaux et le duc de Savoie; car la même pensée se retrouve dans une lettre qu'il écrit i Saint-Vincens A ce sujet (21 novembre 1'Ibti). Dans oe cas, ce morceau serait de la tin de Uno, ou du commencement de i7b7. — G.

  • Ilapproches de la tin du o' Conseil ai un Jeune homme. — G.

83. — [sua LA raausrs mns LA cormuxrs.] [Lorsque l’on se propose un grand objet dans sa conduite, on peut suivre d'humbles chemins, pourvu qu’ils soient les · plus courts ; le but ennoblit les moyens. Un homme vain et - d'un petit esprit se cahre à la rencontre des moindres dé- goûts, ne peut supporter la hauteur des gens en place et la fatuité des sots; ii est toute sa vie comme celui qui n'aurait jamais vule monde; tout l'étonne, tout le révolte, et, quoi- qu'il fasse a peu près les memes choses pour sa fortune que les autres hommes, il ne les fait jamais ni a leur place, ni avec succès. Celui qui s’élève au-dessus de ces petites dé- licatesses sait tléchir a-propos sous la loi dela fortune, de la situation et des temps; ni les injustices des grands, ni l’élévati0n des méchants, ni les mauvais offices de ses en- nemis, ni la vanité des gens riches, ne peuvent l'avilir a ses propres yeux; incapable de se laisser amuser par l'estime et la tlatterie de quelques amis, il se jette parmi la foule, aborde ses adversaires et ses rivaux, ne craint pas d'appro- cher ceux qui pourraient le dominer par quelque endroit, mais cherche, au contraire, à lutter, à se familiariser avec leurs avantages, afin de trouver le point faible par lequel il pourra les entamer, ou du moins s'égaIer a eux. Trop fier pour se croire tlétri par les avantages que la fortune peut donner a ses concurrents, il sait soutenir le malheur; égal dans la prospérité et dans les disgrâces, il fait assez voir que le succès n'a jamais été que le second objet de ses efforts; le premier était d’obéir a son génie, et d'em- ployer toute l'activité de son âme dans une carrière sans bornes ‘.]

  • C'est dans oe morceau, et dans plusieurs autres du même ton, q¤'0n

reconnait ce coup de pinceau si fer dont parle Voltaire dans une de ses lettres i Vauve¤l|'$¤¤¤ (mai 17lt6). - G. p 94 REFLEXIONS Bb. — na aaxson n’ns·r ras msn nu ssurxuiurr '. On dit qu’il ne faut pas juger des ouvrages de goût par réflexion , mais par sentiment : pourquoi ne pas étendre cette règle sur toutes les choses qui ne sont pas du ressort de l'esprit, comme l’ambition, l’amour, et toutes les autres passions? Je pratique ce que je dis : je porte rarement au tribunal de la raison la cause du sentiment; je sais que le sang—froid et la passion ne pèsent pas les choses à la méme · balance, et que l'un et l'autre s’accusent avec trop de par- tialité. Ainsi, quand il m'arrive de me repentir de quelque chose que j'ai fait par sentiment, je tâche de me consoler en pensant que j'en juge mal par réflexion, que je ferais la méme chose, en dépit du raisonnement, si la même passion me reprenait, et que peut—ètre je ferais bien; car on est souvent très-injuste pour soi-mème, et l'on se condamne à tort ·. ' 35. — IJACTIYITÉ usr mas xfoanan ns LA Naruas. On ne peut condamner l’activité sans accuser l’ordre de la nature. Il est faux que ce soit notre inquiétude qui nous dérobe au présent; le présent nous échappe de 1ui—mème, et s’anéantit malgré nous. Toutes nos pensées sont mor- telles, nous ne les saurions retenir; et si notre âme n’était secourue par cette activité infatigable qui répare les écou- lements perpétuels de notre esprit, nous ne durerions qu’un instant; telles sont les lois de notre étre. Une force secrète et inévitable emporte avec rapidité nos sentiments; il n’est , pas en notre puissance de lui résister, et de nous reposer sur nos pensées; il faut marcher malgré nous, et suivre le mou- vement universel de la nature. Nous ne pouvons retenir le présent que par une action qui sort du présent. ll est telle-

  • Pour ce morceau et le suivant, même observation que dans la note de la

31* Réjlexian. — G. • La subordination de la raison au sentiment est un des traits principaux îlnîjgjîhgœoplllè UB Vauvenargues; il y |'€Vl€|ld|’B EOIIVCDI dlhl A65 Magi ment impossible à Phomme de subsister sans action, que, s’il veut s'empecher d‘agir, ce ne peut être que par un acte encore plus laborieux que celui auquel il s'oppose; mais cette activité qui détruit le présent , le rappelle, le repro- duit, et charme les maux de le vie. 36. — [cornn r.s rmmxs ors cnosns nnlanrrs.] [Le meprisrles choses humaines dètoume les hommes de la vertu, en leur ôtant ou Yespérance ou l'estime de la gloire; il décourage les jeunes gens, il alilige et dégoùte les vieil- lards, et, ne corrigeant aucun vice, il amollit toutes les vertus. Au contraire, Pestime desbiens humains et des avan· tages proportionnés à notre nature excite les hommesàbien faire , dans tous les états et dans tous les âges; fait les grands capitaines, leshons citoyens, les magistrats éclairés, les ministres laborieux, les grande écrivains, les braves, les habiles et les vertueux; elle apporte an monde le goût du travail, la fermeté dans le malheur, la modération dans la prospérité. ll a été un temps où l’ambition était un devoir et une vertu ; on pouvait alors parler sûrement aux hommes de la gloire, parce qu'elle les touchait tous également. Les moindres citoyensavaient droit aux honneurs de leur patrie, et pouvaient aspirer sans présomption à s'en rendre dignes; mais le courage des hommes est devenu plus timide et n'ose savoner. Et cependant lamour dela gloire est encore l'âme invisible de tous ceux qui sont capables de quelque vertu; ln gloirea les vœux secrets de tous les cœurs, jusque-la que ceux qui affectent le plus de la mépriser, sont plus soup- çonnés que les autres d'y prétendre, et que, la négligeant dans les grandes choses, ils idolàtrent son nom et son ap- parence dans les pstites. Ils démentent leurs propres dis- cours, ou parles secrets eilorts qu'ils l`ontpou1·l'obtenir, ou par leurjalousie contre ceux qui Yohtiennent'.] | lhppmchexdu doux Dimm mr lo Gloire, et du Dùwun sur la Carac- lm au dlppëmu iiécla, - o. sa nnrtaxions \ 87. — [son LA roursssa.] ` [Qui trouble la paix des mariages, qui met la désunion dans les familles, qui dégoûte les amis les uns des autres, sinon le défaut de politesse ? La politesse est le lien de toute · société, etil n’y en a aucune qui puisse durer sans elle. Or, la politesse n’est guère que dissimulation et artifice; mais le but justifie tout. La dissimulation qui ne se propose que le bien d’autrui et la paix de la société, est discrétion; et. la sincérité qui trouble l’un et l’autre, n’est que brutalité, humeur et imprudence. Le commerce du monde n’est fonde. que sur la politesse et la flatterie; qui en otera ces choses, ruînera les principes de ce commerce. Les hommes se plai-— gnent sans cesse de leur fausseté réciproque, et ils sont in- capables de supporter la vérité.] 38. — [sun LA roraaauos.] [Est·ce une nécessité aux législateurs d’étre sévères? C'esr' t une question débattue, ancienne, et très·coutestable, puis-- -· que de puissantes nations ont fleuri sous des lois trés- ·=· douces; mais on n’a jamais mis en doute que la toléranczàü ne fût un devoir pour les particuliers. (Test elle qui rend ls 1* vertu aimable, qui ramène les âmes obstinées, qui apais;ô° les ressentiments et les colères, qui, dans les villes et dans (1* les familles, maintient l’uni0n et la paix, et fait le plu: L-W grand charme de la vie civile. Se pardonnerait—on les un: fm aux autres, je ne dis pas des mœurs différentes, mais mémo tme des maximes opposées, si on ne savait tolérer ce qui nous;-W5 blesse? Et qui peut s’arroger le droit de soumettre les autresêcs hommes à son tribunal? Qui peut étre assez impudent pour I1"` croire qu’il n’a pas besoin de l’indulgence qu’il refuse aus: Il-”‘ autres? ·l’ose dire qu’ou souffre moins des vices des mé êê chants que de l’austérité farouche et orgueilleuse des réfor ‘1¢" mateurs, et j’ai remarqué qu’il n’y avait guère de sévérito îé qui n’eût sa sourœ dans l'ignorance de la nature, dans wi-J amour-propre excessif, dans une jalousie dissimulée, enfin · dans la petitesse du cœur.] 39. — [SUR LA COMPASSION.]

[Les âmes les plus généreuses et les plus tendres se laissent quelquefois porter par la contrainte des événements jusqu’à la dureté et à l’injustice ; mais il faut peu de chose pour les ramener à leur caractere, et les faire rentrer dans leurs vertus. La vue d’un animal malade, le gémissement d’un cerf poursuivi dans les bois par des chasseurs, l’aspect d’un arbre penché vers la terre et tralnant ses rameaux dans la poussière, les ruines méprisées d’un vieux bâtiment, la pâleur d’une fleur qui tombe et qui se flétrit, enfin toutes les images du malheur des hommes réveillent la pitié d’une âme tendre, contristent le cœur, et plongent l’esprit dans une rêverie attendrissante. L’homme du monde même le plus ambitieux, s’il est né humain et compatissant, ne voit pas sans douleur le mal que les dieux lui épargnent ; fût-il même peu content de sa fortune, il ne croit pourtant pas la mériter encore, quand il voit des misères plus touchantes que la sienne ; comme si c’était sa faute qu’il y eût d’autres hommes moins heureux que lui, sa générosité l’accuse en secret de toutes les calamités du genre humain, et le sentiment de ses propres maux ne fait qu’aggraver la pitié dont les maux d’autrui le pénètrent’.]


40. — [SUR LES MISÈRES CACHÉES.]


[La terre est couverte d’esprits inquiets que la rigueur de leur condition et le désir de changer leur fortune tourmentent inexorablement jusqu’à la mort. Le tumulte du monde empèche qu’on ne rélléchisse sur ces tentations secrètes qui font franchir aux hommes les barrières de la vertu. Pour moi, je n’entre jamais au Luxembourg, ou dans les autres jardins publics, que je n’y sois environné de toutes les misères sourdes qui accablent les hommes, et

  • La Bruyère avait dit de meme (de l'homme, n¤ 79) : « Les gens déja chargés de leur propre misère sont ceux qui entrent davantage, par la compassion, dans celle d’autrui. - G. 98 mtrnnxious

que divers objets ne m'avertissent et ne me parlent de ca- lamités que j’ignore. Tandis que, dans la grande allée, se presse et se heurte une foule d’hommes et de femmes sans passions, je rencontre, dans les allées détournées, des misé- rables qui fuient la vue des heureux, des vieillards qui cachent la honte de leur pauvreté, des jeunes gens que l'erreur de la gloire entretient à l'écart de ses chimères, des femmes que la loi de la nécessité condamne a l’oppro- bre, des ambitieux qui concertent peut-étre des témérités inutiles pour sortir de l`0bscurité· ll me semble alors que je vois autour de moi toutes les passions qui se promènent, et mon ame s’afllige et se trouble a la vue de ces infortu- nés, mais, en méme temps, se plait dans leur compagnie séditieuse. Je voudrais quelquefois aborder ces solitaires, 'pour leur donner mes consolations; mais ils craignent d'étre arrachés à. leurs pensées, et ils se détournent de moi : le plaisir et la société n’ont plus de charmes pour ceux que 1'illusion de la gloire asservit; la joie et le rire ne font que passer sur .leurs lèvres. Je plains ces misères cachées, que la crainte d’ètre connues rend plus pesantes; je veux, si je puis, fuir le vice, et fermer mon cœur aux promesses des passions injustes; mais il y aurait de la dureté à n'etre pas touché de la faiblesse de tant d'hommes qui, sans les mal- heurs de leur vie, auraient pu chérir la vertu, et achever leurs jours dans l'innoceuce '.] lil. — [sun LA rmvours ou Mouse.] [Le monde est rempli de gens qui passent leur vie à s’en- tretenir les uns les autres de ce qu'ils savent, à se raconter ' des faits dont ils sont réciproquement instruits, ou des ac- tions auxquelles ils ont eu la méme part; ils se rappellent avec vivacité des choses qu’aucun d'eux n’a oubliées, les t Il faut reconnaitre que cette préocupation, si profonde mais en meme temps si discrète, des souffrances individuelles, et surtout cet acœnt A la fois si pénétré et si peu déclamatoire, étaient rares au i8• siècle, où les écrivains, comme nous l'avons dit dans notre Éloge de Vauvenargues, paraissent plus en souci de lu destinéedu genre humaiuquu de celle de l’individu. - G. guerres qu’ils ont faites ensemble, les livres qu’ils ont lus, les conversations qu'ils ont eues en de certains temps; et ils ne s’écoutent point les uns les autres, car ils savent d'a· vance ce qu‘on leur veut dire. Mais ils souffrent qu’on leur apprenne des choses qu'ils savent, afin d'avoir droit, a leur tour, de débiter de semblables puérilités, et, 1orsqu‘ils ont épuisé un certain cercle de faits et de réflexions, ils repren- nent les memes discours, et ne se lassent point de se répé- ter. Detelles conversations rendent l’esprit paresseux, pe- - sant, et l’endorment en quelque sorte dans Poisivete. Les gens du monde ne tombent point dans ces longueurs, dans ces détails et dans ces récits inutiles; ils ne se permettent guère de parler des choses passées; mais ils s’occupent trop du présent, et traitent tous les sujets d’une manière ‘ trop superficielle et trop frivole; ils ne vont jamais jus- qu’au nœud des choses, et n'intéressent que la surface de l'esprit, sans aller au cœur : ce qui fait q·u'il y a peu de conversations profitables, et qui mènent à une fin. Aussi la plupart des hommes ne se doutent-ils pas que la conversa- tion puisse étre regardée d’une autre manière que comme tm amusement et un délassement. Ceux qui en font une sorte de commerce et mme négociation perpétuelle, sont très- rares; mais, comme ils y apportent beaucoup plus de fond que les autres, ils en retirent aussi un plus grand profit. De mème, il y a peu d'actions qui mènent à une fin utile. Je vois tous les ans des officiers qui se dérangent pour plu- sieurs années, afin de pouvoir se vanter qu'ils ont vu le monde; ils quittent leur femme et leurs enfants pour venir consommer a Paris, en peu de mois, le revenu de plusieurs années, et s'ensevelir ensuite dans leur province. D’autres . se ruinent au jeu ou dans un des quartiers de la ville, sans _ pouvoir réussir à faire percer leur nom jusqu'a la bonne compagnie, et ils ne sont connus que des marchands et des ouvriers. On en voit qui se tourmentent toute leur vie pour faire leur cour à. leur évêque, à Pintendant de leur province, au commandant, aux magistrats, et aux grands qui pas- I I 100 RÉFLEXIONS __ sent; ils donnent à diner, ils font des voyages; ils em- R; ploient le temps, qui est si précieux, en bagatelles; comme ‘ aussi ceux qui veulent voir des gens de lettres, pour acqué- rir la réputation de beaux-esprits, au lieu de cultiver les lettres elles-mêmes.] p A2. — [sua LE sm.-nsi>n1·r ·.] [On ne demande pas à. un bel-esprit qu'il approfondisse un art, pourvu qu'il sache discourir de l'art des autres. ll n'a pas besoin d’exceller dans un métier; il suffit qu'il se mele de tous les métiers, et qu'il ait la surface de tous les talents. Il doit savoir écrire en prose et en vers sur quelque sujet qui se presente; il est meme obligé de lire beaucoup de choses inutiles, parce qu'il doit parler fort peu de choses nécessaires; le sublime de sa science est de rendre des pen- sées frivoles par des traits. Qui prétend mieux penser ou,. mieux vivre? Qui sait meme où est la vérité? Un esprit su-- périeur aux préjugés fait valoir toutes les opinions, mai; ne tient à aucune; il a vu le fort et le faible de tous leg.; principes, et il a reconnu que l'esprit humain n’avait quî le choix de ses erreurs. Indulgente philosophie, qui égalî Achille et Thersite, et nous laisse la liberté d’étre ignorants..,: paresseux, frivoles, sans nous faire de pire condition ! Auss'î voyons-nous qu'elle a fait des progrès rapides : ce n’étaî""1 d’abord que le ton d'un petit nombre de beaux-esprits; au//" jourd’hui c’est une des modes du peuple.] 113. — [sun LE ron A LA Moon.] [Si c’est étre pédant que d'aIi'ecter la singularité, mettra- " de l'esprit partout, penser peu naturellement, et s'exprime ' " de méme, que de pédants n'y a~t-il pas parmi les gens dv 4 lettres, et parmi les gens du monde? Que voit-on aujour- ' " ·d'hui dans les livres et dans la meilleure compagnie, qu 4 beaucoup d’esprit sans justesse, une envie de briller au É I Rapprochez de la M' Réflexion. — G. dépens dela raison, une ignorance très-présomptueuse, ou des connaissances très-superficielles? On serait mal venu cependant de dire que les gens du monde et les beaux- esprits sont les pédants, et que quelques hommes sensés et simples, qui savent assez, mais qui brillent peu, qui n’esti— ment que la raison et le naturel, sont les gens véritablement agréables. De méme, si quelqu’un eût dit, il y a six-vingts ans, que l’h0tel de Rambouillet ne rassemblait que des pédants et des précieuses, assurément, on ne l’eût guère écouté. On l'a dit néanmoins, peu `de temps après, et per- sonne aujourd’hui ne le met en doute. Ce n’est donc pas a nous qu'il est permis de juger de notre siècle; c’est à ceux qui viendront après nous à se moquer de notre ton et de nos modes, si les leurs ne sont encore pires. On n’eût pas cru, du temps de Louis Xlll, que le ton du connétable de Luynes et des autres courtisans de ce règne ne fût pas le meilleur et le plus aimable qu’on pût avoir : il serait plai- sant que certains hommes, que je ne nomme pas, et qui font grand bruit parmi nous, devinssent quelque jour aussi ridicules que le maréchal de Bellegarde et que Voiture.] _ lil:. — [sun L,lNCAPAC1TÉ uns Lncrnuns.] l [Combien de gens connaissent tous les livres et tous les auteurs, sont instruits de toutes les opinions et de tous les systèmes, qui sont incapables de discerner le vrai du faux, et d'apprécier ce qu'ils lisent! Combien d'autres se plai- gnent qu’on n'écrit plus rien de raisonnable, et que tous les auteurs ne font que se répéter les uns les autres, qui, s'il paraissait un ouvrage original, non-seulement ne l'ap- prouveraient pas, mais seraient les premiers à. le combattre, a en relever les défauts, et a se prévaloir contre lui des négli- gences qui pourraient s’y rencontrer ll Cette disposition trop ordinaire des esprits, l'espèce d'oubli dans lequel ont été ensevelis pendant longtemps de grands ouvrages, et l'in— justice que d'assez beaux génies ont éprouvée de leurs contemporains, autorisent des hommes très·médiocres a 102 REFLEXION S protester contre les jugements de leur siecle, et à attendre follement de la postérité l'estime refusée a leurs ouvrages. C’est cette même incapacité des lecteurs, c'est leur mauvais goût, leur avidité pour les bagatelles, qui enhardissent et multiplient jusqu’à. l’excès les livres fades et les niaiseries ‘ littéraires. Si l’art de penser et d’écrire n'est plus qu'un métier mécanique, comme Yarpentage, ou Porfévrerie; si on n’y est plus engagé par le seul instinct du génie, mais par désœuvrement ou par intéret; s'il y a sans comparaison plus de mauvais ouvriers dans cette profession que dans les autres, il faut s’en prendre a ceux qui soutiennent ces fai- bles artisans et leurs faibles ouvrages, en les lisant. Ce- pendant, de méme que le grand nombre des arts inutiles prouve et entretient la richesse des États puissants, peut- étre aussi que cette foule d'auteurs et d’ouvrages frivoles, qui entretiennent le luxe et la paresse de l’esprit, prouvent, à tout prendre, qu'il y a aujourd’hui plus de lumières, plus‘de curiosité et plus d’esprit qu'autrefois parmi les hommes'.] ' A5. - [sun us unavamaox.] [Les hommes aiment le merveilleux, non pas parce qu'il est faux, mais parce qu’ils aiment ce qui les surprend. Du reste, ils ne l’aiment qu'autant qu'ils le croient, et ils ne le croient qu’autant qu'il est revètu des dehors du vrai, ou qu'il leur parait tel. Moins les hommes sont éclairés, plus il est facile de leur en imposer par des fables, c'est—à·dire de les leur faire recevoir pour des vérités; car quand ils savent que ce sont des mensonges, tout au plus ils s’en amusent, mais ils ne s'y intéressent pas. ll ne faut donc pas dire que le vrai a besoin d‘emprunler la fgurc du faux pour

  • On remarquera dans ce morceau, ainsi que dans la plupart des Béüexions

de Vauvenargues, le soin qu'il prend de chercher lp justification, ou, au moins, la raison des faux usages ou des fausses idées qu'il constate. C'eat qu’en etïet sa méthode c’est la conciliation, ou, comme il le dit souvent lul- meme, le rapprochement des contrariété: apparentes, pour en former un système raisonnable. — G. être reçu agréablement dans ïcsprit humain; un homme qui écrirait sur ce principe n'écrirait que pour les sots, et serait bientot méprise des bons esprits. Les fables ont été inventées pour faire recevoir la vérité aux enfants, ou aux esprits faibles qui ne sortent pas de l'enfance; mais rien n’est si rebutant pour des hommes rai- sonnables, et il n'y a que les agréments du style, le charme des vers, la beauté et la vérité des maximes que ces fables enveloppent, qui puissent en faire supporterla puérilité. Dire donc que les fables plaisent aux hommes, c'est dire que la plupart des hommes sont enfants, qu’ils se laissent surpren- dre au merveilleux, que peu de chose éblouit leur jugement, et tire leur esprit de son assiette; c'est dire que peu de gens ont assez de sagacité pour distinguer le vrai du faux ; mais . dans les choses où le vraiest connu, le faux se présente in- utilement, et, plus il est orné, plus il est ennuyeux.] lt6. — sua Lx-as Anciens nr Les uonnauas. Un Athénien pouvait parler avec véhémence de la gloire à des Athéniens; un Français a des Français, nullement; il serait honni'. L'imitation des anciens est fort trompeuse: telle hardiesse qu'on admire avec raison dans Démosthènes, passerait pour déclamation dans notre bouche. J’en suis fort fâché, nous sommes un peu trop philosophes; à force d’av0ir ouî dire que tout était petit ou incertain parmi les hommes, nous croyons qu'il est ridicule de parler affirma- tivement et avec chaleur de quoi que ce soit. Cela a banni l'éloquence des écrits modernes; car l'unique objet de l’é- loquence est de persuader et de convaincre; or, on ne va point à. ce but quand on ne parle pas très-sérieusement. Celui qui est de sang-froid n'échauii`e pas, celui qui doute ne persuade pas; rien n'est plus sensible. Mais la maladie de nos jours est de vouloir badiner de tout; on ne soutïre qu'à peine un autre ton. l Voir, plus loin, la tln du 2* Dùceurt sur la Gloire - G. , wo . RBELEKIONS ` A7. —-[ox maur soucis dune vsnru.] [Je me suis trouvé autrefois, dans un bain public ', avec une·vieille`femme qui, voyant que j’étais fort jeune, et sa- . chant que j’étais dans le service, m'honoreit de quelques plaisanteries très·militaires. Je rougissais malgré moi, non pas de Yimpudence de cette vieille,. car on ne rougit point des défauts dautrui, mais de ma propre pudeur, que son impertinence rendait ridicule. Pendant qu'elle se faisait honneur des défauts de mon âge, je mourais de honte de paraitre avec les vertus de son sexe. Un capucin était a côté de moi, et ne rougissait point: c'est que la pudeur était la vertu de son état, et non.du mien. Les hommes sont si faibles, qu'ils se font des devoirs, non-seulement des ta- lents, mais même des vices de leurprofession '.] l’|8. —[sun Les Années n'A-passeur.] [Le courage, que nos ancêtres admîraient comme la pre- mièredes vertus, n'est plus regardé, peu s'en faut, que comme une erreur populaire; et, quoique tous n'osent avouer dans leurs discours ce sentiment, leur conduite le manifeste. Le service de la patrie passe pour tme vieille _ mode, pour un préjugé; on ne voit plus dans les armées que dégoût, ennui, négligence, murmures insolents et té- méraires; le luxe et la mollesse s’y produisent avec la même effronterie qu’au sein de la paix-; et ceux qui pour- raient, par l’autorité de leurs emplois, arréter le progrès du mal, l’entretiennent par leur exemple. Des jeunes gens, poussés par la faveur au-delà de leurs talents et de leur âge, font ouvertement mépris de ces places qu’ils· ne mé- ritent pas, en effet, dïoccuper; des grands, qui seraient tenus, par le seul respect de leur nom, à cultiver l'estime et l’atl`ection de leurs troupes, se cachent, puisqu’il faut le l Les lettres de Vnuvenurguœ A Saint-Vincens nous apprennent qu’il avait prin les eaux A Val: (Ardèche) et L Plombières, en Hl;0 et en HM.- G.

  • Quelle tlnesse de vue, et quelle profondeur d'ana.lyse! - G. `

dire, ou secantounent, et forment jusquedans les camps de petites sociétés où ils s’ent·retiennent encore du bon ton, et regrettent`l'oisiveté et les délices de Paris. Ces messieurs s'ennuient du genre de vie que l’on mène a l'armée; et com- , ment pourraient·ils s'en contenter, n'ayant ni le talent de la guerre, ni l'estime de leurs troupes, ni le goût de la gloire? Aussi, voyez-les sousleurs tentes : qui pensez-vous y rencontrer pour l'ordinaire? S'i1 y a dans l’armée un _ sujet médiocre, un fat dont la réputation soit équivoque, et qui soit aussi peu aimé qu’estimé de ses camarades, c’est la qu’il est souffert, et quelquefois recherché, pour - prix de ses honteux offices; c'est là qu'il nargue le mérite plus timide, qui évite de lui disputer ce lache honneur. Pendant cetemps, les officiers sont accablés desdepenses que le faste des supérieurs introduit et favorise; et bien- tot le dérangement de leurs affaires, ou Yimpossibilite de parvenir et de mettre en pratique leurstalents, les obligent à se retirer, parce que les gens de courage ne sauraient longtemps souffrir l’injustice ouverte, et que ceux qui tra- vaillent pour la gloire ne peuvent se fixer à un état ou l'on· ne recueille aujourd’hui que de la honte '.] t lu?. — uncannnn noms Aux Actions ou'.wx snnriuwrs. Un des plus grands traits de la vie de Syllaest d'avoir` dit qu’il voyait dans César, encore enfant, plusieurs Mae rius, c‘est-à.-dire un esprit plus ambitieux et plus fatal a la liberté. Molière n’est pas moins admirable` d'avoir_ prévu, sur une petite pièce de vers que lui montra Racine au sor- tir du collége, que ce jeune homme serait le plus grand poète de son siecle. On dit qu'i1 lui donna cent louis pour l'encourager à entreprendre une tragédie. Cette générosité, de la part d’un comédien qui n'était pas riche, me touche autant que la magnanimité d’un conquérant qui donne des · ‘ Ce morceau fait sue: voir que ce .n’est pss uniquement pour des raisons de sante que Vauvenargues se retirs de I'armée. - G. . ' 106 RÉFEEXIONS villes et des royaumes. ll ne faut pas mesurer les hommes par leurs actions, qui sont trop dépendantes de leur for- tune, mais par leurs sentiments et leur génie '. 50. — [comes r.‘us1>n11· nïzuruuur.] [Ce qui fait que tant de gens d’esprit en apparence par- lent, jugent, entendent, agissent si peu a propos et si mal, . c’est qu'ils n’ont qu'un esprit d'emprunt; on ne mâche point avec des dents postiches, quoiqu’elles paraissent au dehors comme les autres*. ll y a des hommes qui naissent avec un talent particulier pour recueillir ce que les autres pensent ou imaginent; ils joignent à une mémoi1·e heureuse un esprit facile; ils _sont pétris de phrases, d'expressions brillantes, de plaisanteries et de réflexions qu'ils placent ` ` du mieux qu'ils peuvent, et qui éblouissent ceux qui ne les . connaissentpoint. On est étonné que des hommes qui ont été capables de penser ou d'exprimer de si bonnes choses, ne les appliquent pas avec plus de justesse, et qu’i| manque toujours quelque chose à. leurs raisonnements. Ces gens-la ont une teinture de toutes les sciences, et parlent quelque- fois des arts plus spécieusement que les plus habiles artistes; ‘ ils sont physiciens, ils sont géomètres; ils savent du moins répéter des opinions sur tous les sujets, et il ne leur manque que de concevoir eux-memes ce qu'ils disent. Il y en a d‘autres qui jugent très·bien , mais avec du temps; on leur propose quelquefois des choses assez simples, et ils ne les saisissent point; on en est surpris, ils le sont eux—memes; car ils se croyaient de la pénétration, et ils n’ont que du jugement ’.] • « Le motif fait seul le merite des actions des hommes. » (La Bruyère, du Mérite personnel, n' hi.) - G.

  • La premiere et la derniere phrase de ce morceau avaient été seules don-

nees, sous les n" 1 et 5 des Maxime: poathumu; elles font partie d’une Ré- flexion que nous trouvons dans notre manuscrit de Vauvenargues, et que nous remettons icl a sa vraie place. — G.

  • Comparez avec le 1•· chap. de Plntroduction ai la Connaissance de l‘Ea-

pril humain. —- G. 51. — sur la simplicité et contre l'abus de l'art 1.

Souvent, fatigué de cet art qui domine aujourd’hui dans les écrits, dans la conversation, dans les aiïaires, et jusque dans les plaisirs; rebuté de traits, de saillies, de plaisan- terie?. et de tout cet esprit que l’on veut mettre dans les moindres choses, je dis en moi-méme : Si je pouvais trouver un homme qui n’eût point d'esprit, et avec lequel il n’en fallut point avoir; un homme îngénu et modeste, qui parlat seulement pour se faire entendre et pour exprimer les sen- timents de son cœur, un homme qui n'eùt que de la raison et un peu de nature], avec quelle ardeur je courrais me délasser dans son entretien du jargon et des épigrammes des gens à la model O charmante simplicité, j’abandonne— rais tout pour marcher sur vos traces I ll n'y a rien de grand ni d’aimable où la simplicité n'est pas; les arts ambitieux qui la fuient perdent leur éclat et leurs charmes; il n’y a ni vertus ni plaisirs qui n'empruntent d‘elle leurs grâces les plus touchantes; et comment se f ait-il qu'on en puisse perdre le goût jusqu’à. ne pas s'apercevoir qu'on l'a perdu? ll est vrai que les hommes ont aimé l’art dans tous les temps, et que leur esprit s’est toujours flatté deperfectionner la nature : c’est la première prétention de la raison, et la plus ancienne chimère de la vanité. Toutefois, je pardonne aisément aux premiers hommes d’av0ir trop attendu de l'art; ce serait proprement a nous, qui en connaissons par expérience la faiblesse, d’en étre moins amoureux; mais l’esprit humain a trop peu de fonds pour se tenir dans ses propres limites, et la nature elle-mème a mis au cœur des hommes ce désir ambitieux de la polir. Nous fardons notre pauvreté sans

  • Dana lu éditions précédentes, ce morceau fait partie d’une variante au

Discours (posthume) sur le caractère des différents siècles: mais, dans le manuscrit que nous avons sous les yeux , c'est un morceau détaché que Vau- venargues destinsit sans doute aux Réflexions sur divers sujets, car il ne l’a pu mis dans le Discours, dont la rédaction parait déllnitive. Nous le réta- bliasons ici , avec les différences de texte asse: notables que donne le manu- scrit du Louvre. - G. _ toe nnrtzxious pouvoir la couvrir, et les moindres occasions font tomber ` ces couleurs empruntées et cette parure étrangère. Mais tant que les hommes naitront avec peu d’esprit et beaucoup d'envie d? en avoir, ils voudront étendre ainsi leur sphère et se donner plus d’essor. V Que veux—je donc dire? que le monde n'a jamais été aussi simple que nous le peiguons parfois, mais qu’il me, parait que ce siècle l’est encore beau- coup moins que les autres, parce qu’étant plus riche des dons de l'esprit, il semble lui appartenir au meme titre d'ètre plus vain et plus ambitieux. . » 52. -— ll. est PROFITABLE BT Pmnus n'£cn1an.

 Voulez-vous démêler, rassembler vos idées, les mettre

sous un même point de vue, et les réduire en principes? jetez-les d’abord sur le papier. Quand vous n'auriez rien à gagner par cet usage du coté de la réflexion, ce qui est faux manifestement, que n’acquerriez-vous pas du coté de l'ex- pression? Laissez dire à ceux qui regardent cette étude comme au-dessous d’eux. Qui peut croire avoir plus d'es- prit, un génie plus grand et plus noble que le cardinal de Richelieu? Qui a été chargé de plus d’all'aires, et de plus importantes? Cependant nous avons des Controverses de ce grand ministre, et un Testament politique; on sait méme qu’il n'a pas dédaigné la poésie. Un esprit si ambitieux ne pouvait mépriser la gloire la moins empruntée et la plus lt nous qu'on connaisse. Il n’est pas besoin de citer, après un si grand nom, d’autres exemples: le duc de La Rochefou-_ cauld, l'homme de son siècle le plus poli et le plus_capable d'intrigues ', auteur du livre des Maximes; le fameux car- dinal de Retz, le cardinal d’Ossat‘, le chevalier Guillaume

  • On sait que le cardinal de Retz accorde i La Rochefoucauld le premier

point (voir la dernière note du 5• Conseil â unjeune homme), mais non pas le second. u Il n'a jamais eté, dit—il, capable dhucune: affaires,... ni bon homme de parti, quoique toute sa vieil g ait été engage. · — G.

  • Arnaud, cardinal d'Ossat, auteur de lettres regardée: comme dea chefs-

d'œuvre de politique, mourut A Rome le I3 mars 160li. — B. Temple', et une inllnitédautres qui sontaussi connus par Jeurs écrits que par leurs actions immortelles ’. Si nous ne sommes pas à même d’exécuter de si grandes choses que ces hommes illustres, ‘qu’ilparaisse du moins par l'expres- sion de nos pensées, et par ce qui dépend de nous, que nous ·n’étions pas incapables de les concevoir’. a — È ` 53. — [Les rntcnvrss coaarcmvr ran.] ` —' . [Que n'a·t·on pas écrit contre l'orgueîl des grands, contre la jalousie des petits, contre les vices de tous les hommes? Quelles peintures n'a-t-on pas faites duridicule, de la vai nité, de l’intempérance , de la fourberie , de l’inconsé-Q quence, etc. 7 Mais qui s'est corrigé par ces images ou par ces préceptes? Quel homme a mieux jugé, ou mieux vécu, après tant d' instructions reçues? Il faut l’avoner : le nombre de ceux qui peuvent profiter des leçons des sages est bien petit, et, dans ce petit nombre , la plupart oublient cé qu’ils doivent à l'instruction et à leurs maitres, de sorte qu'il u'est pas d'occupation si ingrate que celle d'instruire les hommes. Ils sont faits de manière qu’ils devront touè jours tout à ceux qui pensent, et que toujours ils abuseront contre eux des lumières qu’ils en reçoivent; il est mème ordinaire que ceux qui agissent recueillent le fruit dula- beur de ceux qui se bornent à. imaginer ou à instruire. Dès qu‘on ne fait valoir que la raison et. la justice, on est toujours la victime de ceux qui n’emploient que Faction et la violence : de la vient que le plus médiocre et le plus

  • Célèbre négociateur anglais, auteur d’un grand nombre d'ouvragea histo-

riques, mourut dans le comté de Sussex en février 1698. — B. .

  • On peut croire que, dans ce passage comme dans plusieurs autres de son

livre, Vauvenargues répond aux scrupules de ses parents et de ses amis, qui voyaient avec peine un homme de sa qualité faire profession publique de littérature. - G.

  • Dans la 23• Réjleazion (l'H0mme vertueux dépeint par son génie) nous

avons rencontré une pensée analogue, bien que les termes en soient renversé: : ~ J'aime L croire que celui qui a conçu de si grandes choses n'aurait pas été incapable de les faire. ~ — G. . HO REFLEXIONS _ borné de tous les métiers est celui d’écrivain et de philo- sophe '.] 5b. — sun LA IOIALB er LA PHYSIQUE. (Pest un reproche ordinaire de la part des physiciens à ceux qui écrivent des mœurs, que la morale n’a aucune certitude comme les mathématiques et les expériences phy- ‘ siques. Mais je crois qu'on pourrait dire, au contraire, que Pavantage de la morale est d'étre fondée sur un petit nom- bre de principes très—solides, et qui sont à la portée de , Pœprit des hommes ;` que c'est de toutes les sciences la plus connue, et celle qui a été portée [le] plus pres de sa perfec- tion : car il y a peu de vérités morales un peu importantes qui n'aient été écrites; et ce qui manque à cette science, c'est de réunir toutes ces vérités, et de les séparer de quel- ques erreurs qu‘on y a mélées; mais c’est un défaut de l’esprit humain plus que de cette science, car les hommes ne sont guère capables de concevoir aucun sujet tout entier, et d’en voir les divers rapports et les différentes faces. L'a· vantage de la morale est donc d'étre plus connue que les autres sciences; de là. on peut conclure qu’elle est plus bornée, ou qu’elle est plus naturelle aux hommes, ou l’un et 1'autre à la fois _: car on ne peut nier, je crois, qu’elle est plus naturelle aux hommes; et on est assez obligé de convenir, en même temps, que se renfermant tout entière dans un sujet aussi borné que [Pest] le genre humain, elle a moins d’étendue que la physique, qui embrasse toute la nature. Ainsi Pavantage de la morale sur la physique est de pouvoir étre mieux connue et mieux possédée, et l'avan- tage de la physique sur la morale est d'étre plus vaste et plus étendue. La morale se glorifie d'étre plus sûre et plus praticable ; et la physique, au contraire, de passer les bornes l Ce morceau inédit continue la remarque de M. Sainte-Beuve :« On recon- « nait dans Vauvenargues l’homme qui, meme en se vouant aux lotus, ne « pouvait s'smpecher de penser que le cardinal de Richelieu était encore au- I dessus de Hilton. n — G. de l’esprit humain, de s’étendre au delà de toutes ses con­ceptions, d’étonner et de confondre l’imagination par ce qu’elle lui fait apercevoir de la nature... Voilà du moins ce qui me parait de ces deux sciences. Je trouve la morale plus utile, parce que nos connaissances ne sont guère profitables qu’autant qu’elles approchent de la perfection; mais elle me parait aussi un peu bornée; au lieu que le seul aspect des éléments de la physique accable mon imagination… Je me sens frappé d’une vive curiosité à la vue de toutes les merveilles de l’univers, mais je suis dégoûté aussitôt du peu que l’on en peut connaître, et il me semble qu’une science, si élevée au-dessus de notre raison, n’est pas trop faite pour nous.

Cependant ce qu’on a pu en découvrir n’a pas laissé que de répandre de grandes lumières sur toutes les choses hu­maines : d’où je conclus qu’il est bon que beaucoup d’hom­mes s’ appliquent à cette science, et la portent jusqu’au degré où elle peut être portée, sans se décourager par la lenteur de leurs progrès et par l’imperfection de leurs connais­sances… Il faut avouer que c’est un grand spectacle que celui de l’univers : de quelque côté qu’on porte sa vue, on ne trouve jamais de terme. L’esprit n’arrive jamais ni à la dernière petitesse des objets, ni à l’immensité du tout; les plus petites choses tiennent à l’infini ou à l‘indéfini. L’ex­trême petitesse et l’extrême grandeur échappent également à notre imagination; elle n’a plus de prise sur aucun objet dès qu’elle veut l’approfondir. Nous apercevons, dit Pascal, quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel d’en connaître ni le principe ni la fin, etc.[149]

La physique est incertaine à l’égard des principes du mouvement, à l’égard du vide ou du plein, de l’essence des corps, etc. Elle n’est certaine que dans les dimensions, les distances, les proportions et les calculs qu’elle emprunte de la géométrie.

M. Newton, au moyen d’une seule cause occulte, explique tous les phénomènes de la nature ; et les anciens, en admettant plusieurs causes occultes, n’expliquaient pas la moindre partie de ces phénomènes. La cause occulte de M. Newton est celle qui produit la pesanteur et l’attraction mutuelle des corps ; mais il n’est pas impossible peut-être que cette pesanteur et cette attraction ne soient à elles-mêmes leur propre cause, car il n’est pas nécessaire qu’une qualité que nous apercevons dans un sujet y soit produite par une cause ; elle peut exister par elle-même[150]. On ne demande pas pourquoi la matière est étendue : c’est là sa manière d’exister ; elle ne peut être autrement. Ne se peut-il pas faire que la pesanteur lui soit aussi essentielle que l’étendue ? Pourquoi non ? Il n’est aucune portion de ma­tière qui ne soit étendue : l’étendue est donc essentielle a la matière. Mais s’il n’y a aucune portion de matière qui ne soit pesante, ne faudrait-il pas ajouter la pesanteur à l’essence de la matière ? Si le mouvement n’est autre chose que la pesanteur des corps, nous voilà bien avancés dans le secret de la nature.

Toutes nos démonstrations ne tendent qu’à nous faire connaître les choses avec la même évidence que nous les connaissons par sentiment. Connaître par sentiment est donc le plus haut degré de connaissance[151]; il ne faut donc pas demander une raison de ce que nous connaissons par sentiment.

55. — [sur l’étude des sciences.]

[S’il y a des sciences qui ne satisfassent qu’une vaine curiosité, qui ne rendent les hommes ni plus vertueux, ni plus aimables, qui n’aient presque point de rapports avec nos intérêts et nos devoirs, ce sont les dernières qu’il faut apprendre, mais il est bon de ne pas les négliger entière- ment; car il n'y a point de science qui ne puisse agrandir l'esprit, et, si la vie humaine n’était pas si courte, il n’en faudrait point rejeter. Il convient donc a un homme, qui a l’esprit facile et pénétrant, de prendre une forte teinture des sciences nécessaires pour comprendre, s'il se peut, les pre- mières lois du monde matériel; pourvu cependant qu’il ré- serve son application principale pourle monde spirituel, où sont renfermés ses plaisirs, ses devoirs, ses attachements, et sa fortune. ll doit laisser aux physiciens et aux géomè- tres la partialité singulière qu’ils ont pour leurs études: pendant que ces grands observateurs de la nature se van- tent qu’il n'y a point de certitude hors des mathématiques, l'homme d’un esprit flexible et délié apprend, par le com- merce des homme , le secret d'aller à. ses fins' ; il sonde les routes du cœur, s’instruit des ressorts de l'âme, et, au moyen d’ une science, incertaine selon les mathématiciens, se procure certainement les plus grands avantages de la vie. Peu jaloux des expériences de Pélectricité ou de la pesanteur, ou de tel autre effet encore plus rare, dont les causes sont ignorées; moins occupé de calculs que de sen- timents, il fait des expériences de llhumanité, du courage et de la prudence. Il ne prétend pas cependant détoumer les physiciens ou les géomètres de leurs études, pour les engager a celle de l'homme; il sait trop que ceux qui ré- fléchissent avec quelque profondeur, sont déterminés in- vinciblement par la nature à approfondir de certains objets, et non les autres; qu’il faut que chacun obéisse a la loi de son instinct et aux convenances de sa fortune, et qu’il est bon, d’ailleurs, que l’esprit de tous les hommes ne soit pas tourné vers le méme objet.] l Ici, et dans maint autre passage de son livre, Vauvenargues trahit Verrière- pensée de ses études. La spéculation n’est pourlui que le moyen de Faction; il étudie le monde, moins pour le peindre, que pour le gouverner, et, comme nous l'svons dit dans notre Éloge, il a voulu conduire la hommes count de les instruire. - G. 8 · A UN JEUNE HOMME' 1. — sun LES c0NsEQUENGBs nn LA CONDUITE. ’ Que je serai fâché, mon cher ami, si vous adoptez des maximes qui puissent vous nuire ! Je vois avec regret que vous abandonnez par complaisance tout ce que la nature a mis en vousi; vous avez honte de votre raison, qui devrait faire honte à. ceux qui en manquent; vous vous défiez de la force et de la hauteur de votre âme, et vous ne vous défier pas des mauvais exemples. Vous étes·vous donc persuadé qu’avec un esprit très·ardent et un caractère élevé, vous puissiez vivre honteusement dans la mollesse comme un homme fou et frivole 7 Et qui vous assure que vous ne serez pas méme méprisé dans cette carrière, né pour une autre? Vous vous inquiétez trop des injustices que l’on peut vous faire, et de ce qu'on pense de vous : qui aurait cultivé la vertu, qui aurait tenté ou sa réputation, ou S8 fortune par des voies hardies, s’il avait attendu que IH louanges l’y encourageassent? Les hommes ne se rendenît d’ordinaire, sur le mérite d’autrui, qu’à la dernière extré- | Cos conseils étaient adressés su jeune Hippolyte de Seytrœ, qui semiî nv Vauvenargues dans le régiment du Roi. (Voir plus loin la A" note M Pâoge d’Hippolytc de Scytrcs.) - G.

  • [Très-bien. — V.] l _ I

¤ 1" édition : u Vous n'etes pas né médiocre, et voulez l’et.re. Quoi! le Nm · cercle ou vous étes vous imposerait A ce point! Quoi! pures qu'on ne VW · rend pas justice parmi vos et A quel homme si-tf-on d'nbord rendu u justice, l0rsqu’il s'est. écarté de la route commune 7 Parce que vous ètes¤\· · vironné d'hommos frivoles, vous n’osez ètre sage et solide A leurs yet¤i' vous aves honte de votre raison, etc. · mité; ceux que nous croyons nos amis sont assez souvent les derniers a nous accorder leur aven. On a toujours dit que personne n'a créance parmi les siens; pourquoi? parce que les plus grands hommes ont eu leurs progrès comme nous; ceux qui les ont connus dans les imperfections de leurs commencements, se 'les représentent toujours dans cette première faiblesse, et ne peuvent souffrir qu'ils sor- tent de légalité imaginaire ou ils se croyaient avec eux: ' mais les étrangers sont plus justes, et enfin le mérite et le courage triomphent de tout. 2. —snn ca ous Les raumzs arrntnnur ou nourri: maman. 'Etes-vous bien aise de savoir, mon cher ami, ce que bien des femmes appellent quelquefois un homme aimable? C’est un homme que personne n' aime, qui lui-meme n’aime · que soi et son plaisir, et en fait profession avec impu- dence; un homme par conséquent inutile aux autres hom- mes, qui pese a la petite société qu'il tyrnnnise, qui est vain, avantageux, méchant même par principes; un esprit léger et frivole, qui n'a point de goût décidé; qui n’estime les choses et ne les recherche jamais pour elles-memes, mais uniquement selon la considération qu'il y croit atta- chée, et fait tout par ostentation; un homme souveraine- ment confiant en lui et dédaigneux, qui méprise les affaires et ceux qui les traitent, le gouvernement et les ministres, les ouvrages et les auteurs; qui se persuade que toutes ces choses ne méritent pas qu'il s’y applique, et n'estime rien de solide que d'avoir de bonnes fortunes, ou le don de dire des riens; qui prétend néanmoins a tout, et parle de tout sans pudeur; en un mot, un fat sans vertus, sans ta- Jents, sans goût de la gloire, qui ne prend jamais dans les choses que ce qu'elles ont de plaisant, et met son principal mérite à. toumer continuellement en ridicule tout ce qu'il connait sur la terre de sérieux etde respectable. Gardez·vous donc bien de prendre pour le monde ce

  • |_Tres·bien. — V.] U6 CONSEILS

petit cercle de gens insolents, qui ne comptent eux-memes pour rien le reste des hommes, et n'en sont pas moins mé- prisés. Des hommes si présomptueux passeront aussi vite que leurs modes, et n'ont —pas d’ordinaire plus de part au gouvernement du monde que les comédiens et les danseurs de corde.: si le hasard leur donne sur quelque théâtre du i crédit, c’est la honte de cette nation et la marque de la dé- cadence des esprits. Il faut renoncer a la faveur lorsqu’elle . sera leur partage; vous y perdrez moins qu'on ne pense: ils auront les emplois, vous aurez les talents; ils auront les honneurs, vous la vertu. Voudriez-vous obtenir leurs places, au prix de leurs déréglements, et par leurs frivoles intri- gues? Vous le tenteriez vainement: il est aussi difficile de contrefaire la fatuité que la véritable vertu. 3. — un ris sa nissan ntccounacnn un LB srivrimznr nz sus raxnrrssns. 'Que le sentiment de vos faiblesses, mon aimable ami, ne vous tienne pas abattu. Lisez ce qui nous reste des plus grands hommes : les erreurs de leur premier âge, effacées par la gloire de leur nom, n'ont pas toujours été jusqu'à leurs historiens; mais eux-memes les ont avouées en quel- que sorte. Ce ·sont eux qui nous ont appris que tout est vanité sous le soleil; ils avaient donc éprouvé, comme les autres, de s'enorgueillir, de s’abattre, de se préoccuper de petites choses; ils s'étaient trompés mille fois dans leurs raisonnements et dans leurs conjectures; ils avaient eu la profonde humiliation d’avoir tort avec leurs inférieurs. Les défauts qu’ils cachaient avec le plus de soin leur étaient souvent échappés; ainsi ils avaient été accablés en méme temps par leur conscience et par la conviction publique; en un mot,_ c'étaient de grands hommes, mais c'étaient des hommes, et ils supportaient leurs défauts. On peut se con- soler d'éprouver leurs faiblesses, lorsque l‘on se sent le courage de les suivre dans leurs vertus. _ • [Tièvbien. — V.] A. — sur le bien de la familiarité.

' Aimez la familiarité, mon cher ami; elle rend l'esprit Souple, délié, modeste, maniable, déconcerte la vanité, et donne, sous un air de liberté et de franchise, une pru- dence qui n'est pas fondée sur les illusions de l'esprit, mais ‘ sur les principes indubitables de l'expérience. Ceuxquî ne sortent pas d’eux—mémes sont tout d'une pièce'; ils crai- gnent les hommes qu'ils ne connaissent pas, ils les évitent, ils se cachent au monde et a eux-memes, et leur cœur est toujours serré. Donnez plus d‘essor à votre ame, et n'ap- préhendez rien des suites; les hommes sont faits de ma- nière qu'ils n’aperçoivent pas une partie des choses qu'on leur découvre, et qu’ils 'oublient aisément l'autre. Vous verrez d'ailleurs que le cercle où l'on a passé sa jeunesse se dissipe insensiblement; ceux qui le composaient s’éloi— gnent, et la société se renouvelle; ainsi l'on entre dans un autre cercle, tout instruit : alors si la fortune vous met dans des places où il soit dangereux de vous communiquer, vous. aurez assez d’expérience pour agir par vous·meme et vous passer d'appui; vous saurez vous servir des hommes et vous en défendre, vous les connaîtrez; enfin vous aurez la sa- gesse dont les gens timides ont voulu se revêtir avant le temps, et qui est avortée dans leur sein. q 5. - sun ms uovnus nn vivne en Paix avec LES noxnnas. Voulez-vous avoir la paix avec les honunes 7 ne leur con- testez pas les qualités dont ils se piquent : ce sont celles qu'ils Inettent ordinairement à plus haut prix ; c’est un point capi- tal pour eux. Souffrez donc qu'ils se fassent un mérite d’étre plus délicats que vous, de se connaître mieux en bonne chère, d' avoir des insomnies ou des vapeurs : laissez—leur croire l [Très-bien. — V.]

  • Sur Pexemplaire d’Aix, Voltaire remarque avec raison qu‘on emploie celle

c.1.·p£eaeùm dam I'u:age contraire, pour marquer un homme ouvert et franc. 118 C 0 N SE I L S aussi qu’ils sont aimables, gens a bonnes fortunes, plaisants, singuliers ; et s`ils avaient des prétentions plus hautes, passez- [le] leur encore. La plus grande de toutes les imprudences est de se piquer de quelque chose '; le malheur de la plu- part des hommes ne vient que de là., je veux dire de s'étre engagés publiquement a soutenir un certain caractère, ou à. faire fortune, ou à paraitre riches, ou à faire métier d’es— prit. Voyez ceux qui se piquent d'étre riches: le dérange- ment de leurs affaires les fait croire souvent plus pauvres qu’ils ne sont; et enfin ils le deviennent effectivement, et passent leur vie dans une tension d'esprit continuelle, qui découvre la médiocrité de leur fortune et l’excès de leur vanité. Cet exemple se peut appliquer à. tous ceux qui ont des prétentions; s'ils y dérogent, s'ils se démentent, le monde jouit avec ironie de leur chagrin; et, confondusdans les choses auxquelles ils se sont attachés, ils demeurent sans ressource en proie a la raillerie la plus amère. Qu’un autre homme échoue dans les memes choses, on peut croire que c'est par paresse, ou pour les avoir négligées; enfin, on n’a pas son aveu sur le mérite des avantages qui lui man- quent; nfais s'il réussit, quels éloges! Comme il n’a pas mis ce succés au prix de celui qui s'en pique, on croit lui accorder moins et l’obliger cependant davantage; car, ne paraissant pas prétendre à la gloire qui vient à. lui, on es- père qu'il la recevra en pur don, et l'autre nous la de- mande comme une dette. q 6. — sun une Maxima ou canumar. nx-: nan. (Test une maxime du cardinal de Retz, qu'il faut tâcher de former ses projets de façon que leur irréussite meme

  • La Rochefoucauld avait. dit de méme: ~ le vrai honnete homme eat. celui

• qui ne ae pique de rien. • (Ia:. 203.) Notons en pesant que dana cette _ maxime, et., en général, dans la langue du xvu• siècle, le mot honnete-homme signifie simplement homme bien élevé, bien appris, et que le cardinal de Beta ne Pentendait pas autrement, loraqu’il a dit de La Rochefoucauld lui-mème qu'il étai! le plus honnete homme de son temps, expression dont on a souvent abusé, en Pappliquant a faux au caractère de l’homme. — G. soit suivie de quelque avantage; et cette maxime est très- bonne. . Dans les situations désespérées, on peut prendre des par- tis violents; mais il faut qu'elles soient désespérécs. Les grands hommes s'y abandonnent quelquefois par une secrete confiance des' ressources qu'ils ont pour subsister dans les extrémités, ou pour en sortir à. leur gloire. Ces exemples sont sans conséquence pour les autres hommes. C'est une faute commune, lor·squ'on fait un plan, de son- ger aux choses sans songer à soi; on prévoit les difiicultés attachées aux affaires; celles qui nattront de notre fonds, rarement. Si pourtant on est obligé à prendre des résolu- tions extrémes, il faut les embrasser avec courage, et sans prendre conseil des gens médiocres; ear ceux-ci ne com- prennent pas qu'on puisse assez souffrir dans la médiocrité qui est leur état naturel, pour vouloir en sortir par de si- grands hasards, ni qu'on puisse durer dans ces extrémités qui sont hors de la sphère de leurs sentiments. Cachez-vous des esprits timides : quand vous leur auriez arraché leur approbation par surprise ou par la force de vos raisons, rendus à. eux-memes, leur tempérament les raménerait bien- tot à leurs principes, et vous les rendrait plus contraires. Croyez qu’il y a toujours, dans le cours de la vie, beaucoup de choses qu’il faut hasarder, beaucoup d’autres qu’il faut mépriser, et consultez en cela votre raison et vos forces. Ne comptez sur aucun ami dans le malheur. ' Mettez toute votre confiance dans votre courage et dans les ressources de votre esprit ; f'aites·vous, s’il se peut, une destinée qui _ ne dépende pas de la bonté trop inconstante et trop peu î Des pour aux, ou dam. - G.`

  • Var. : [Mettez toute votre eonnauce dans votre courage, dans votre pru-

dence, dans votre habileté, dans vos intrigues, et non dans l'appul des autres hommes, car c‘est une folie d'en attendre quelque chose; il faut, pour ainsi dire, leur arracher ce qu'on en obtient. Si vous acquérez de grands biens ou de la gloire, sl vous avez des amis puissants; en un mot, si vous pouvez servir lu autres, ne vous mettez point en peine, vous ne manquera nl de serviteurs, ni de partisans, ui de Batteurs. Soyez donc heureux par vous-méme, car- si vous attendez tranquillement que ls monde s'sperooive de votre mérite, et qu’il 1N C ON SE l L S commune des hommes. Si vous méritez des honneurs, si vous forcez le monde à. vous estimer, si la gloire suit votre vie, vous ne manquerez ni d’amîs fidèles, ni de protecteurs, ni d admirateurs. Soyez donc dabord par vous·meme, si vous voulez vous acquérir les étrangers. Ce n'est point à une ame courageuse à attendre son sort dela seule faveur et du seul caprice d’autrui; c’est à. son travail à. lui faire une destinée digne d’e1le’. 7. -— SUB HEIPBKSSEIBNT DES KOIIES A SB RECHERCHE] nr Lnun rAcn.1·rl: A sn ntcoursn. ll faut que je vous avertisse d'une chose, mon très-cher ami ’ : les hommes se recherchent quelquefois avec empres- sement, mais ils se dégoûtent aisément les uns des autres; cependant la paresse les retient longtemps ensemble après que leur goût est usé. Le plaisir, l’amitié, l’es·time, liens fra- giles, ne les attachent plus; l’habitude les asservit. Fuyez ces commerces stériles, d’où Yinstruction et la conliance sont bannies; le cœur s’y desseche et s’y gâte; l’imagina- tion y périt, etc. _ vous estime ou vous serve, ce sera un bien singulier hasard que vous éprou- vlez aa faveur. Il n’y a que la vertu, le génie et la patience qui forcent son hommage, et qui obtiennent une sorte de jnstiœ, apres bien des risques et des diagraces.] - Il n'échappera pas au lecteur que la seconde version est d'un ton plus déçuet plus amer que la premiere; elle est extraite de notre ma- nuscrit de Vauvenargues, qui nous parait avoir été rédigé vers la lin de sa vie. Rapprochez des 27•, 28* et 20* Réflexions, tirées du méme manuscrit. — G. l Dans la 1" édition, au lieu de ce dernier paragraphe, on trouve celui-ci: ¤ Il y a des occasions si importantes, qu'on y doit risquer peut-étre tout son ~ bien, et sa réputation meme; mais il faut que la gloire, oula vertu, oula • fortune justifient cette hardiesse. » -- Cette réüexion était écrite sans doute vers letemps ou Vauvenargues allait risquer, en effet, le peu de bien qu'il avait, pour vivre A Paris malgré sa famille (voir les Lettre: à S¤inl· Vincens), et sa rè- pulqlion méme, en osant déroger a sa qualité, pour faire le métier d'écrivain, comme il le dit quelque part. La version détlnitive, et surtout la variante que nous avons donnée dans la now précédente, nous montrent tout le chemin quîavait fait la pensee de Vauvenargues entre la i" et la 2· édition de son livre: la gloire et la fortune, sinon la vertu, n'ayant pas jualifé aa derniers hardiesse, il rabat de sa confiance, et nous fait involontairement conlldence de ses mécomptea. — G. • [Pourquoi cet air de lettres famllibrssî- V.] Conservez toujours néanmoins avec tout le monde la douceur de vos sentiments. Faites·vous une étude de la patience, et sachez céder par raison, comme on cède aux enfants qui n’en sont pas capables, et ne peuvent vous of- fenser ; abandonnez surtout aux hommes vains cet empire extérieur et ridicule qu’ils affectent : il n’y a de supériorité réelle que œlle de la vertu et du génie. Voyez des memes yeux, s’i1 est possible, l'injustice de vos amis; soit qu’ils se familiarisent par une longue habi- tude avec vos avantages, soit que par une secrète jalousie ils cessent de les reconnaitre, ils ne peuvent vous les faire perdre. Soyez donc froid là~dessus; un favori admis ala ` familiarité de son maître, un domestique, aiment mieux dans la suite se faire chasser que de vivre dans la modestie de leur condition. C'est ainsi que sont faits les hommes: vos amis croiront s'ètre acquis par la connaissance de vos défauts une sorte de supériorité sur vous ; les hommes se croient supérieurs aux défauts qu’ils peuvent sentir; clest ce qui fait'qu’on juge dans le monde si sévèrement des notions, des discours et des écrits d’autrui. Mais pardonnez- 1eurjusqu’à. cette connaissance de vos défauts, et [jusqu'] aux avantages frivoles qu’ils essaieront d’en tirer; ne leur de- rnandez pas la meme perfection qu’ils semblent exiger de vous. Il y a des hommes qui ont de l’esprit et un bon cœur, mais remplis de délicatesses fatigantes; ils sont pointilleux, difficiles, attentifs, défiants, jaloux; ils se fàchent de peu de chose, et auraient honte de revenir les premiers; tout ce qu’ils mettent dans la société, ils craignent qu’on ne pense qu’ils le doivent. N'ayez pas la faiblesse de renoncer à leur amitié par vanité ou par impatience, lorsqu’elle peut en- core vous étre utile ou agréable; et enfin, quand vous vou- drez rompre, faites qu’ils croient eux-memes vous avoir quitté. Au reste, s'ils sont dans le secret de vos affaires ou de vos faiblesses, n’en ayez jamais de regret. Ce que l’on ne confie que par vanité et sans dessein donne un cruel re- _ 122 CONSEILS pentir; mais lorsqu’on ne s'est mis entre les mains de son ami que pour s’enhardir dans ses idées, pour les corriger, pour tirer du fond de son cœur la vérité, et pour épuiser par la confiance les ressources de son esprit, alors on est payé d'avanoe de tout ce qu‘on peut en souffrir'. · 8. ——sun LE usrms ons 1>r·:·r11·r·:s YINESSES. Que je vous estime, mon très-cher ami, de mépriser les petites finesses dont on s'aîde pour imposer! Laissez-les constamment a ceux qui craignent d'étre approfondis, qui cherchent a se maintenir par des amitiés ménagées ou par des froideurs concertées, et attendent toujours qu‘on les prévienne. Il est bon de vous faire une nécessité de plaire par un vrai mérite, au hasard méme de déplaire à. bien des hommes; ce n’est pas un grand mal de ne pas réussir avec toute sorte de gens, ou de les perdre après les avoir atta- chés. ll faut supporter, mon. ami, que l’on se dégoûte de vous, comme on se dégoûte des autres biens; les hommes ne sont pas touchés longtemps des mêmes choses; mais les choses dont ils se lassent n’en sont pas, de leur aveu, pires. Que cela vous empeche seulement de vous reposer sur vous-méme : on ne peut conserver aucun avantage que par les efforts qui l‘ac`quièrent. 9. - Amrzn Les Passions nonr.r·:s. Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments, qui vous rende plus généreux, plus compatissant, plus hu- main, qu'el1e vous soit chère '. Par une raison fort semblable, lorsque vous aurez attaché à votre service des hommes qui saurontlvous plaire, pas- sez-leur beaucoup de défauts; vous serez peut—etre plus mal servi, mais vous serez meilleur maitre: il faut laisser ¤ Compare: avec le 35• chap. de l’Introduction à la Connaissance de füspril humain (de l'Am|tié). — Voyez aussi la I4• Réflexion de La Rochefoucauld (de la Société). —G. · • [Beau. — v.] _ aux hommes de basse extraction la crainte de faire vivre dautres hommes qui ne gagnent pas assez laborieusement ` leur faible salaire. Heureux qui leur peut adoucir les peines de leur condition 'l ' En toute occasion, quand vous vous sentirez porté vers quelque bien, lorsque votre beau naturel vous sollicitera pour les misérables, hàtez-vous de vous satisfaire; crai- gnez que le temps, le conseil, n'empor·tent ces bons senti- ments, et n’exposez pas votre cœur à perdre un si cher avantage. Mon aimable ami, il ne tient pas avons de devenir riche, d‘obtenir des emplois ou des honneurs; mais rien ne vous peut empecher d’etre bon, généreux et sage. Préférez la. vertu à tout: vous n'y aurez jamais de regret. Il peut ' arriver que les hommes, qui sont envieux et légers, vous fassent éprouver un jour leur injustice; des gens mépri- sables usurpent la réputation due au mérite, et jouissent însolemment de son partage; c'est un mal, mais il °n’est pas tel que le monde se le figure; la vertu vaut mieux que la gloire '. r 10. — QUAND rr. nor sonrm ne sa srnenn. 4 Mon tres—cher ami, sentez—vous votre esprit pressé et a · l' étroit dans votre état? c'est une preuve que vous etes né pour une meilleure fortune; il faut donc sortir de vos voies, et marcher dans un champ moins limité. Ne vous amusez pas à vous plaindre, rien n‘est moins utile; mais fixez d'abord vos regards autour de vous: on a. quelquefois dans sa main des ressources que l’on ignore. Si vous n'en découvrez aucune, au lieu de vous morfondre • Sur Yexmiplalre d’Aix, Voltaire bidait ce paragraphe, le trouvant trop commun. Il est heureux qu'on l'alt maintenu; le cœur de Vauvenargues est là tout entier. — G. • Ici seulement, et dans un autre endroit ou il dira : pratiquons la vertu, ¢‘e.s| tout, Vauvenargues donne le pas a la vertu sur la gloire. Dans le reste de son livre, il ne distingue pas entre elles, et ls gloire va au moins de pair nvec la vertu, dont elle est la preuve (Maximes}, ou le soutien (i" Discours Eur la Gloire); dans ce dernier ouvrage meme, il fera entendre que l'amour de la gloire est un mobile plus efllcsce et plus sûr quels vertu. - G. 124 CONSEILS tristement dans cette vue, osez prendre un plus grand en- sorz un tour d’imagination un peu hardi nous ouvre sou- vent des chemins pleins de lumière. Quiconque connait la portée de l'esprit humain tente quelquefois des moyens qui paraissent impraticables aux autres hommes. C’est avoir l'esprit chimérique que de négliger les facilités ordinaires pour suivre des hasards et des apparences; mais lorsqu'on sait bien allier les grands et les petits moyens, et les em- ployer de concert, je crois qu'on aurait tort de craindre non-seulement l'opinion du monde, qui rejette toute sorte de hardiesse dans les malheureux, mais mème les contra- dictions de la forttme. Laissez croire à ceux qui le veulent croire, que l’on est misérable dans les embarras des grands desseins. C’est dans Poisiveté et la petitesse que la vertu souffre, lors- qu'une prudence timide l‘empéche de prendre l'essor, et la fait Famper dans ses liens: mais le malheur même a ses charmes dans les grandes extrémités; car cette opposition ` de la fortune élève un esprit courageux, et lui fait ramasser _ toutes ses forces, qu'il n’employait pas. M. — nu raux Jucnusm our-: nou ront: nas cnosss. Nous jugeons rarement des choses, mon aimable ami, par ce qu'elles sont en elles-memes; nous ne rougissons pas du vice, mais du déshonneur. Tel ne se ferait pas scrupule d'éu·e fourbe, qui est honteux de passer pour tel, mème in- justement. Nous dcmcurons flétris ct avilis à nos proprcs yeux, tant que nous croyons Niro à ceux du monde; nous ne mesurons pas nos fautes par la vérité, mais par l'opinion. Qu’un homme séduise une femme sans l’aimer, et l'abandonne après l'avoir séduite, peut-étre qu'il en fera gloire; mais si cette femme le trompe lui-méme, qu'il n'en soit pas aimé quoique amoureux, et que cependant il croie l’ètre; s'il dé- couvre la vérité, et que cette femme infidèle se donnait par goût a im autre lorsqu’elle se faisait payer a lui de ses rigueurs, sa défaite et sa confusion ne se pourront pas ex- _ primer, et on le verra pâlir a table, sans cause apparente, dès qu’un mot jeté au hasard lui rapprochera cette idée. Un autre rougit d’aimer son esclave qui a des vertus, et se donne publiquement pour le possesseur d'1me femme sans mérite, que méme il n’a pas. Ainsi on atliche des vices effectifs; et si de certaines faiblesses pardonuables venaient à paraitre, on s'en trouverait accable. Je ne fais pas ces réflexions pour encourager les gens bas, car ils u’ont que trop d'impudence. Je parle pour ces âmes fières et délicates qui s'exagèrent leurs propres fai- blesses, et ne peuvent soutïrir la conviction publique de leurs fautes. Alexandre ne voulait plus vivre après avoir tué Clitus; sa grande âme était consternée d’un emportement si funeste. Je le loue d’étre devenu parla plus tempérant; mais s'il eût perdu le courage d’achever ses vastes desseins, et qu’il

n'eût pu sortir de cet horrible abattement ou d'abord il

était plongé, le ressentiment de sa faute l'eût poussé trop loin. Mon ami, n'oubliez jamais que rien ne nous peut garantir A de commettre beaucoup de fautes. Sachez que le même génie qui fait la vertu produit quelquefois de grands vi- ces; la valeur et la présomption, la justice et la dureté, la sagesse et la volupté, se sont mille fois confondues, succédé ou alliées; les extrémités se rencontrent et se réunissent en nous. Ne nous laissons donc pas abattre '. Consolons-nous de nos défauts, puisqu’ils nous laissent toutes nos vertus; que le sentiment de nos faiblesses ne J l'• édition : « Jamais le sentiment de nos faiblessœ ne nous doit jeter « dans le désespoir. Il y a des vertus et des vices qui sortent du meme prin- · cipe, et qui, par conséquent, loin de s'exclure, se servent de preuves; nous u en avons aussi qui viennent de différents principes, et qui subsistent néan- « moins ensemble = le meme homme peut etre né courageux et iscontinent, ~ juste et voluptueux; rien n'est si compatible et si ordinaire. • Comolons- nous de nos défauts, etc. 1% CONSEILS nous fasse pas perdre celui de nos forces : il est de l'essence de l’esprit de se tromper; le cœur a aussi ses erreurs. Avant de rougir d'étre faibles, mon trés-cher ami, nous se- rions moins déraisonnables de rougir d’étre hommes. 12. — [rr. nur svom Les ·rsr.r·:u·rs ne son t:·rs·r.] [Mon cher ami, il faut avoir les talents de son état, ou le quitter ‘·. Parce qu’on est né gentihomme, on fait la guerre, quoiqu’on n’ait ni santé, ni patience, ni activité, ni amour des détails, qualités essentielles et indispensables dans im tel métier; ou, si l’on est né dans la robe, on s'attache au barreau, sans éloquence, sans sagacité, sans goût pour l'é— tude des lois; ainsi des autres professions. Si l’on a du mé- rite d’ailleurs, on s'étonne de ne pas faire son chemin, on se plaint d'une profession ingrate, et l’0n se dégoùte. Un homme de votre âge, qui a des passions, qui n’aime pas les détails, s'impatiente dans les emplois subaltemes par les- quels il est nécessaire de passer, lorsqu'on n'est pas né sous les enseignes de la faveur; il se déplait dans ces occu- pations frivoles et laborieuses qui sont inséparables des petits services; il néglige méme de s’instruire de ce qu'il peut y avoir de grand dans sa profession, lorsqu'il se voit si éloigné de pouvoir mettre en pratique cette théorie, et il préfere à. une étude, qui estun peu seche, des connaissances plus agréables et plus étendues. Par la il met ceux qui dis- posent des emplois en droit de négliger son avancement, 1 La forme meme do ce morceau, extrait de notre manuscrit de Vauve- nargues, indique assez clairement que c’e,st le douzième Conseil à ua Jeans homme; cependant Vauvenargues ne l’a pas fait paraitre avec les autres, sans doute parce que, apres la démission qu'il avait donnée de son grade, il pouvait craindre qu’on ne lui fit L lui—mème une application trop directe de ces retlexions, si sensées d’ailleurs. Pajouterai qu'il n'est pas besoin de regarder de bien pres a ces Conseils pour s'assurer que Vauvenargues lu adresse autant alui-méme qu'a son jeune ami, et qu'il s'er.horte en même temps qu'il l’eahorte. On cn peut dire autant des Réflexions sur divers sujets, qui précedent, et dœ Discours sur la Gloire, sur les Plaisirs, qui arrivent. Vauvenargues lui-meme fait entendre dans une de ses Maximes qu'il écrit « pour son instruction ou pour le soulagement de son cœur, et qu’il traite les choses pour lui. n - G. comme il néglige lui-même son devoir ; car il faut se rendre justice : les récompenses militaires ne sont dues qu’à ceux qui ont les vertus militaires ; mais parce qu’on ne fait pas cette réflexion, on trouve les ministres et les généraux injustes, et on les accuse de ses propres fautes. Si votre métier est trop dur, choisissez—en un dont vous soyez à même de remplir tous les devoirs.]











. t DISCOURS xnnsssiisdt un nu ` · ' PREMIER DISCOURS C'est sans doute une chose assez étrange, mon aimable ami, que, pour exciter les hommes a la gloire, on soit obligé de leur prouver auparavant ses avantages. Cette forte et noble passion, cette source ancienne et féconde des vertus humaines, qui a fait sortir le monde de la barbarie et porté ` les arts à. leur perfection, maintenant n’est plus regardée que comme une erreur imprudente et une éclatante folie. Les hommes se sont lassés de la vertu; et, ne voulant plus qu'on les trouble dans leur dépravation et leur mollesse, ilsse plaignent que la gloire se donne au crime hardi et heureux, et n’orne jamais le mérite. Ils sont sur cela dans l’erreur; et quoi qu’il leur paraisse, le vice n'obtient point d'hommage réel '. Si Cromwell n'eût été prudent, ferme, laborieux, li- béral, autant qu’il était ambitieux et remuant, ni la gloire ni la fortune n'auraient couronné ses projets; car ce n'est pas à ses défauts que les hommes se sont rendus, mais a la supériorité de son génie et à. la force inévitable de ses pré- cautions. Dénués de ces avantages, ses crimes n'auraient pas seulement enseveli sa gloire, mais sa grandeur méme. Ce n‘est donc pas la gloire qu’il faut mépriser, c'est la I Bspproches du h3• chap. de l'Inlr0duclitm ai la Comtoùsoncc de fùprit humain. - G. vanité et la faiblesse; c'est celui qui méprise la gloire, -pour vivre avec honneur dans l‘infamie '. A la mort, dit-on , que sert la gloire? Je réponds : Que sert la fortune? que vaut la beauté? Les plaisirs et la vertu méme ne unissent-ils pas avec la vie ? La mort nous ravit nos honneurs, nos trésors, nos joies, nos délices, et rien ne nous suit au tombeau. Mais de la qu’osons«nous conclure? sur quoi fondons-nous nos discours? Le temps ou nous ne serons plus esteil notre objet ‘? Qu'importe au bonheur de la vie ce que nous pensons à la mort? Que peuvent, pour adoucir la mort, la mollesse, Yintempérance, ou l'obsourité ` de la vie? Nous nous persuadons faussement qu’on ne peut dans le même temps agir et jouir, travailler pour la gloire toujours incertaine, et posséder le présent dans ce travail. Je de- · mande : Qui doit jouir? l’indolent ou le laborieux? le faible ou le fort? Et l'oisiveté, jouit-elle? L’action fait sentir le présent’ ; l’amour de la gloire rap- proche et dispose mieux l’avenir; il nous rend agréable le travail que notre condition rend nécessaire. Apres avoir comme enfanté le mérite dc nos beaux jours, il couvre d’un voile honorable les pertes de l’â.ge avancé : l'homme se survit; et la gloire, qui ne vient qu‘après la vertu, subsiste ëlprès elle. Hésiterions-nous, mon ami? et nous serait-il plus utile d'ètre méprisés qu’estimés, paresseux qu’actifs, vains et amollis qu'ambitieux? Si la gloire peut nous tromper, le Haérite ne peut le fairei; et s'il·n’aide à notre fortune, il 1 On peut vivre avec un certain éclat dans Pinfsmie; mais peut-on y vivre Avec honneur? — S. • Ici, comme presque partout, Vauvenargues ne considère dans I'homme Que sa destinée nctueIIe,et l'ob]et qu'iI lui propose, c'est Pimmortalité mr la terre ; quant A notre dœtinéc future, il ne la nie pus, mais il la néglige. — G. ¤ Voir plus haut Ia 35* Reflexion :L'nclivilé est dom Perdre de la nature. —G. • Bspprochez des 2à*. 27*, 28¤ et 20• Réflexions, où Vauvenargues parait singulièremcnt désabusé A cet égard. — G. 9 IS0 DISCOURS soutient notre adversité. Mais pourquoi séparer des choses que la raison meme aunies? pourquoi distinguer la vraie gloire du mérite dont elle est la preuve? Ceux qui feignent de mépriser la gloire pour donner toute leur estime à la vertu, privent la vertu meme de sa récom- pense et de son plus ferme soutien ‘. Les hommes sont faibles, timides, paresseux, légers, inconstants dans le bien; les_ plus vertueux se démentent : si on leur ôte l'es- poir de la gloire, ce puissant motif, quelle force les sou- _ tiendra contre les exemples du vice, contre les légèretés de la nature, contre les promesses de l’oisiveté? Dans ce combat si douteux de l’activité et de la paresse, du plaisir et de la raison, de la liberté et du devoir, qui fera pencher la ba- lance? qui portera l'esprit à ces nobles efforts où la vertu, · supérieure a soi-meme, franchit les limites mortelles de son court essor, et d’une aile forte et légère échappe à ses liens? Je vois ce qui vous décourage, mon très·cher ami : lors- qu’un homme passe quarante ans, il vous parait peut-étre déjà vieux; vous voyez que ses héritiers comptent ses an- nées, et le trouvent de trop au monde. Vous dites : Dans _ vingt ans , moi-meme je serai tout près de cet âge qui parait caduc à la jeunesse; je ne jouirai plus de ses regards et de son aimable société ; que me serviraient ces talents et cette gloire qui rencontrent tant de hasards et d’obstacles presque invincibles? Les maladies, la mort, mes fautes, les ` fautes d'autrui, rompront tout à coup mes mesures... Et vous attendriez donc de la mollesse, sous ces vains pré- textes, ce que vous désespérer de la vertu? ce que le mérite et la gloire ne pourraient donner, vous le chercheriez dans la honte? Si l’on vous offrait le plaisir parla crapule, la tranquillité par le vice, Yaocepteriez-vous ? Un homme qui dit: Les talents, la gloire, coûtent trop de soins, je veux vivre en paix si je puis; je le compare a celui qui ferait le projet de passer sa vie dans son lit, dans un long et gracieux sommeil. 0 insensé! pourquoi voulez-vous mourir vivant? • Voir plus haut la dernière note du 9* Conseil à un Jeune homme. — G. Votre erreur en tout sens est grande : plus vous serez dans votre lit, moins vous dormirez; le repos, la paix, le plaisir, ne sont que le prix du travail. ‘ Vous avez une erreur plus douce, mon aimable ami; ose- rai-je aussi la combattre 7 La nature semble vous avoir fait pourles plaisirs autant que pour la gloire; vous les inspirez ; ils vous touchent; vous portez leurs fers. Comment vous épargneraientrils dans une si vive jeunesse, s’ils tentent même la raison et l’expérience de l’à.ge avancé? Mais les goûtez-vous sans défiance ou sans ennui? Mon charmant ami, je vous plains : quoique votre vie soit a peine encore dans sa fleur, vous savez tout ce qu’ils promettent et le peu qu'i]s tiennent toujours. Pour moi, il ne m’appartient pas de vous faire aucune leçon; mais vous n’ignorez pas _quel dégoût suit la volupté la plus chère, quelle nonchalance elle inspire, quel oubli profond des devoirs, quels frivoles soins, quelles craintes, quelles distractions insensées. Elle éteint la mémoire dans. les savants, dessèche l‘esprît, ride la jeu- messe, avance la mort; les tluxions, les vapeurs, la goutte, presque toutes les maladies qui tourmentent les hommes · en tant de manières , qui les arrêtent dans leurs espérances, trompent leurs projets, et leur apportent dans la force de leur age les intirmités de la vieillesse, voila les etïets des plaisirs'. Et vous renonceriez, mon cher ami, à toutes les vertus qui vous attendent, à votre fortune, ala gloire? Non, sans doute, la volupté ne prendra jamais cet empire sur une ame comme la votre, quoique vous lui prètiez vous- meme de si fortes armes. j ‘ Mais quel autre attrait, quelle crainte pourrait vous dé- tourner de satisfaire à vos sages inclinations? Seraient-ce les bizarres préjugés de quelques fous qui mème ne sont pas sincères, et voudraient vous donner leurs ridicules, eux qui se piquent d'avoir la peau douce, et de donner le ton à quelques femmes? S'ils sont effacés dans un souper, ils se couchent avec un mortel chagrin; et vous n'oseriez a ¤ Voir, un peu plus loin, le Discours sur les Plaisirs. — G. 132 DISCOURS leurs yeux avoir une ambition plus raisonnable 2 Ces gens-la sont·ils siaimables, je dis plus, sont-ils si heureux, que vous deviez les préférer à d’a.utrœ hommes. et prendre leurs extravagances pour des lois' ? Écouteriez-vous aussi ceux qui font consister le bou sens à suiure la coutume, à s’établir, a ménager sourdement de vils intérêts? Tout ce qui est hardiesse, générosité, grandeur de génie, ils ne peuvent méme le concevoir : et cependant ils ne méprisent pas sincerement la gloire; ils l’attachent a leurs erreurs. On en voit, parmi ces derniers, qui combattent par la religion ce qu’il y a de meilleur dans la nature, et qui re- jettent ensuite la religion méme, ou comme une loi impro.- ticable, ou comme une belle fiction et une invention poli- tique. Qu'ils s'a.ccordent donc, s'ils le peuvent. Sont-ils sous la loi de gràce? que leurs mœurs le fassent connaitre; sui- vent-ils encore la nature ? qu'ils ne rejettent pas ce qui peut l’élever et la maintenir dans le bien. Je veux que la gloire nous trompe : les talents qu'el|e t Add.: [Ne regardez pas la conduite de ces hommes qui voudraient vous ' séduire et vous rendre semblableas eux; considérez la vie de ces autres hommes qui viennent L peine de disparaitre, qui étaient nés aussi parmi nous, que vous admirez en secret, et que vous n’osezfencore suivre. Est-ce il moi de vous nommer Richelieu, Condé, Luxembourg, Descartœ, Turenne, d‘0asat, Catinst, Bossuet, Fénelon, tant d'autres qui sont en vénération s. l'u¤ivers, et qui, malgré la didérence de leurs conditions et de leurs talents, sont admis i la méme gloirel Ces grands personnages en ont eux—mémes admiré d‘autres qui leur avaient servi de modèles; les uns resserrés dans les homes d‘une condition ordinaire, les autres tentés par l'orgueil et les piégcs dela grandeur, tous éloignés de la gloire, qui ne se donne qu'au mérite entreprenant et labo- rieux, ils n'ont pas désespéré d'elle; ils ne disaient pas que la fortune di- pense ses dons en aveugle, et que la renommés suit le hasard; ils ne s'amu- aaient pas A épiloguer sur la gloire, ils tachaient de s'en rendre dignes. S'i|a l'ont méprlsée quelquefois, cest lorsqu'elle était établie sur des choses vaines; mais plus lls ont négligé cette fausse gloire, plus ils ont estimé la véritable. Croirez·vous plutot aux sophismes des déclamatenrs, qu’aux travaux et aux sentiments de cos grands hommes'! S’ils étaient encore, ils estimeraient vos talents, ils exciteraient votre courage. Voyoa ce que fait la gloire : le tombeau ne peut l’obscurcir, son nom règne encore sur laterrc qu'elle a décorée; féconde jusque dans les ruines et la nudité de la mort, ses exemples la repro- duisent, et elle s'accrolt d'sge en Age. Cultiver-la donc, car si vous la négli- giez, bientot vous négligeriez la vertu mème, dont elle est la fleur. Ne croyez pu qu'on puisse obtenir la vraie gloire sans la vraie vertu, ni qu'on puisse se maintenir dans la vertu sans l’aide de la gloire.] nous fera cultiver, les sentiments dont elle remplira notre âme, répareront bien cette erreur. Qu’importe que si peu de ceux qui courent la même carrière la remplissent, s'ils cueillent de si nobles fleurs sur le chemin, si, jusque dans 1'adversité, leur conscience est plus forte et plus assurée que celle des heureux du vice !

Pratiquons la vertu ; c‘est tout. La gloire', mon très-cher ami, loin de vous nuire, élèvera si haut vos sentiments, que vous apprendrez d’elle-même à vous en passer, si les hommes vous la refusent' : car quiconque est grand par le cœur, puissant par l'esprit, a les meilleurs biens; et ceux a qui ces choses manquent ne sauraient porter dignement ni l'une ni l'autre fortune.


SECOND DISCOURS


Puisque vous souhaitez, mon cher ami, que je vous parle encore de la gloire, et que je vous explique mieux mes sentiments, je veux tâcher de vous satisfaire, et de justifier ' mes opinions sans les passionner, si je puis, de peur de farder ou d‘exagérer la vérité, qui vous est si chère, et que vous rendez si aimable.

Je conviendrai d’abord que tous les hommes ne sont pas nés, comme vous [le] dites, pour les grands talents ; et je ne crois pas qu’on puisse regarder cela comme un malheur, puisqu’il faut que toutes les conditions soient conservées, et que les arts les plus nécessaires ne sont ni les plus ingénieux, ni les plus honorables. Mais ce qui importe, je crois, c'est qu’il règne dans tous ces états une gloire assortie au mérite qu’ils demandent. C'est l’amour de cette gloire qui

• Au lieu de: l'amour de la gloire. — G.

  • C'est ce que Vauvenargues lui-même avait appris, ou devait apprendre

bientot. - G. 134 ' DISCOURS les perfectionne, qui rend les hommes de toutes les con- - ditions plus vertueui, et qui fait fleurir les empires, comme l'expérieuce de tous les siècles le démontre. Cette gloire, inférieure à celle des talents plus élevés, n'est pas moins justement fondée; car ce qui est bon en soi-mème ne peut être anéanti par ce qui est meilleur; ce qui est estimable peut bien perdre de notre estime, mais ne peut soutïrir de déchéance dans son étre; cela est visible. _ S'il y a donc quelque erreur a cet égard parmi les hom- mes, c’est lorsqu‘ils cherchent une gloire supérieure a leurs talents, une gloire, par conséquent, qui trompe leurs désirs et leur fait négliger leur vrai partage; qui tient cependant leur esprit au—dessus de leur condition, et les sauve peut- étre de bien des· faiblesses. Vous ne pouvez tomber, mon cher ami, dans une semblable illusion; mais cette crainte si modeste, si touchante, est une vertu trop aimable dans un homme de votre mérite et de votre age. On ne peut qu’estimer aussi ce que vous dites sur la briéveté de la vie : je croyais avoir prévenu a ce sujet tout ce qu'on pou- 'vait m‘opposer de raisonnable; cependant je ne blâme pas vos sentiments. Dans une si grande jeunesse, où les autres hommes sont si enivrés des vanités et des apparences du monde, c'est sans doute une preuve, mon aimable ami, de l'élévation de votre âme, lorsque la vie humaine vous parait trop courte pour mériter nos attentions : le mépris que vous concevez de ses promesses témoigne que vous étes supérieur} tous ses dons. Mais puisque, malgré ce mérite qui vous élève, vous étes néanmoins borné à cet espace que vous méprisez', c'est à. votre vertu a s’exercer dans ce champ étroit; et, puisqu’i1 vous est refusé d'en étendre les bornes, vous devez en omer le fonds. Autre- ment, que vous serviraieut tant de vertus et de génie? n'au- rait—on pas lieu d'en douter? · Voyez comme ont vécu les hommes qui ont eu l’â.me élevée comme vous; vous me permettez bien cette louange, qui | Ici encore, Vauvenargues parait bomer tout i la vie présente. — G. vous fait un devoir de leur vertu. Lorsque le mépris des choses humaines les soutenait ou dans les pertes, ou dans les erreurs, ou dans les embarras inévitables de la vie, ils s’en couvraient comme d’un bouclier qui trompait les traits de la fortune; mais lorsque ce méme mépris se tournait en paresse et en langueur; qu’au lieu de les porter au travail, ' il leur coaseillait la mollesse, alors ils rejetaient tme si dangereuse tentation, et ils s’excitaient par la gloire, qui at moins donnée à la vertu pour récompense que pour soutien. lmitez en cela, mon cher ami, ceux que vous admi- rez dans tout le reste. Que désirez-vous, que le bien et la' perfection de votre âme? Mais comment le mépris de la gloire vous inspirerait-il le goût de la vertu, si meme il vous dégoûte de la vie? Quand concevez-vous ce mépris, si ce n’est dans Yadversité, et lorsque vous désespérer en quelque sorte de vous-méme? Qui n’a du courage, au con- traire, quand la gloire vient le ilatter? qui n'est plus jaloux de bien faire? Insensés que nous sommes, nous craignons toujours d'etre dupes ou de Yactivité, ou de la gloire, ou de la vertu I Mais qui fait plus de dupes véritables que l’oubli de ces memes choses? qui fait des promesses plus trompeuses que l’oisiveté 7 A Quand vous étes de garde au bord d’un lleuve, ou la pluie éteint tous les feux pendant la nuit, et pénètre dans vos habits, vous dites : Heureux qui peut dormir sous une cabane écartée, loin du bruit des eaux! Le jour vient; les ombres s'elfacent, et les gardes sont relevées; vous rentrez dans le camp; la fatigue et le bruit vous plongent dans un doux sommeil, et vous vous levez plus serein pour prendre un repas délicieux', au contraire d’un jeune homme né pour la vertu, que la tendresse d’une mère retient dans les mu- railles d’une ville forte ; pendant que ses camarades dorment sous la toile et bravent les hasards, celui-ci qui ne risque

  • Vauvenargues ne l'etlt-il pas dit, on devineralt a ce passage qu’iI fadresse

i aon jeune et infortune compagnon d’armea, Hippolyte de Seytres. - G. ’ 136 DISCOURS rien, qui ne fait rien, à qui rien ne manque, ne jouit ni de . Pabondance, ni du calme de ce séjour : au sein du repos, il est inquiet et agité; il cherche les lieux solitaires; les fetes, les jeux, les spectacles, ne l’att.irent point; la pensée de ce qui se passe en Moravie occupe ses jours, et, pendant la nuit, il reve des combats et des batailles qu’on donne sans lui. Que veux-je dire par ces images? que la véritable vertu ne peut se reposer ni dans les plaisirs, ni dans Yabondance, ni dans l'inaction ; qu’il est vrai que 1'activité a ses dégoûts et ses périls; mais que ces inconvénients, momentanés dans le travail, se multiplient dans l'0isiveté, où un esprit ar- dent se consume lui-méme et s’importune. Et si cela est vrai en général pour tous les hommes, il l’est: encore plus particulièrement pour vous, mon cher ami, qui étes né si visiblement pour la vertu, et qui ne pouvez ètre heureux par d'autres voies, tant celles du bien vous sont propres. Mais quand vous_ seriez moins certain d'avoir ces talents admirables qui forcent la gloire, aprèstout, mon aimable ami, voudriez-vous négliger de cultiver ces talents memes? Je dis plus : s’il était douteux que la gloire fût un grand bien, renonceriez-vous a ses charmes? Pourquoi donc cher- cher des prétextes pour autoriser des moments de paresse et d’anxiété? S'il fallait prouver que la gloire n'est pas une erreur,.cela ne serait pas fort ditlicile; mais, en supposant que c’est une erreur,-vous n’etes pas même résolu de l’a- bandonner, et vous avez grande raison, car il n‘y a point. de vérité plus douce et plus aimable. Agissez donc comme vous pensez, et, sans vous inquiéter de ce que l'on peut dire sur la gloire, cultivez-la, mon cher ami, sans défiance, sans ' faiblesse et sans vanité. C’aurait été une chose assez hardie, mon aimable ami, que de parler du mépris de la gloire devant les Romains, du temps des Scipion et des Gracchus; un homme qui leur aurait dit que la gloire n'était qu`une folie, n’aurait guère été écouté, et ce peuple ambitieux l’eût méprise comme un sophiste qui détournerait les hommes de la vertu mème, en attaquant la plus forte et la plus noble de leurs passions. Un tel philosophe n'aurait pas été plus suivi à Athènes ou à Lacédémone : aurait-il ose dire que la gloire était une chimère, pendant qu’elle donnait parmi ces peuples une si haute considération, et qu’elle y était mème si répandue et si commune, qu’elle devenait nécessaire et presque un de- voir? Plus les hommes ont de vertu, plus ils ont de'droit à la gloire; plus elle est près d’eux, plus ils l’aiment, plus ils la désirent, plus ils sentent sa réalité; mais quand la vertu dégénère; quand le talent manque, ou la force; quand la légèreté et la mollesse dominent les autres passions, alors on ne voit plus la gloire que très-loin de soi; on n'ose nise la promettre, ni la cultiver, et enfin les hommes s’accou- tument a la regarder comme un songe. Peu à. peu on en vient au point que c`est une chose ridicule méme d'en par- ler. Ainsi, comme on se serait moque à Rome d'un décla- mateur qui aurait exhorté les Sylla et les Pompée au mè- pris de la gloire, on rirait aujourd'hui d'un philosophe qui encouragerait des Français a penser aussi grandement que les Romains, et à imiter leurs vertus. Aussi n'est-ce pas mon dessein de redresser sur cela nos idées, et de changer les mœurs de la nation; mais, parce que je crois que la na- i tnrea toujours produit quelques hommes qui sont supé- rieurs a l’esprit et aux préjugés de leur siècle, je me confie, mon aimable ami, aux sentiments que je vous connais, et je veux vous parler de la gloire, comme j'aurais pu en parler a un Athénien du temps de Thémistocle et de Socrate. - I DISCOURS Annnsst Au nan. Vous etes trop sévère, mou aimable ami, de vouloir qu’on ne puisse pas, en écrivant, réparer les erreurs de sa conduite, et contredire mème ses propres discours. Ce serait une grande servitude, si on était toujours obligé d'écrire comme on parle, ou de faire comme on écrit. ll faut permettre aux _ hommes d‘etre un peu inconséquents, afin qu’ils puissent retourner à. la raison quand ils l’ont quittée, et à la vertu lorsqu’ils l'ont trahie. On écrit tout le bien qu’on pense, et · on fait tout celui qu’on peut; et lorsqu'on parle de la vertu ‘ ou de la gloire, on se laisse emporter à son sujet, sans se ' souvenir de sa faiblesse; cela est très-raisonnable. Vou- driez-vous qu’on fit autrement, et qu’on ne tàchàt pas du moins d'etre sage dans ses écrits, lorsqu’on ne peut pas l’etre encore dans ses actions? Vous vous moquez de ceux qui parlent contre les plaisirs, et vous leur demandez qu'a cet égard ils s'accordent avec eux-memes; c’est-à-dire que vous voulez qu'ils se rétractent, et qu’ils vous abandonnent toute leur morale. Pour moi, il ne m’appartient pas de vous contrarier, et de défendre avec vous une vertu austère dont je suis peu digne'. Je veux bien vous accorder, sans conséquence, que les plaisirs ne sont pas tout à fait incon- ciliables avec la vertu et la gloire ': on a vu quelquefois de

  • Digne, au lieu de capable. — G.
  • Rapprochcz du i•|‘ Discours mr la Gloire.- G.

grandes ames qui ont su allier l’un et l'autre, et mener en- semble ces choses si peu compatibles pour les autres hom- mes. Mais, s'il faut vous parler sans llatterie, je vous avoue- rai, mon ami, que les plaisirs de ces grands hommes ne me paraissent guère ressembler a ce que l'on honore de ce mom dans le monde. Vous savez comme moi quelle est la vie que mènent la plupart des jeunes gens; quels sont leurs tristes amusements et leurs occupations ridicules; qu'ils ne cherchent presque jamais ce qui est aimable ou ce qu'ils aiment, mais ce que les autres trouvent tel; qui, moyennant qu'ils vivent en bonne compagnie, croient s'ètre divertis à un souper ou l'on n'oserait parler avec confiance, ni se taire, ni etre raisonnable; qui courent trois spectacles dans le meme jour sans en entendre aucun; qui ne parlent que pour parler, et ne lisent que pour avoir lu; qui ont banni l'amitié et l'estime, non-seulement des sociétés de bien- séance, mais mème des commerces les plus familiers; qui se piquent de posséder une femme qu'ils n’aiment pas, et ` qui trouveraient ridicule que l’inclination se melat d'atta- cher à leurs voluptés un nouveau charme'. Je tache de com- prendre tous ces gouts bizarres qu'ils prennent avec tant de soin hors de la nature, et je vois que la vanité fait le fonds de tous les plaisirs et de tout le commerce du monde. Le frivole esprit de ce siècle est cause de cette faiblesse. La frivolité, mon ami, anéautit les hommes qui s’y attachent; il n’y s point de vice peut-être qu’on ne doive lui préférer; car encore vaut·il mieux etre vicieux que de ne pas ètre. Le rien est au-dessous de tout, le rien est le plus grand des vices; et qu’on ne dise pas que c’est etre quelque chose que d’ètre frivole : c'est n’etre ni pour la vertu, ni pour la gloire, ni pour la raison, ni pour les plaisirs passionnés. Vous direz peut-etre : J’aime mieux un homme anéanti pour toute vertu, que celui qui n'existe que pour le vice. Je vous répondrai : Celui qui est anéanti pour la vertu • Voir, dans Iso Caractères, le morceau intitulé les Jeunet Gem. - Voir _ . nud, plus haut, le 2• Conseil ai un Jeune homme. — G. 140 DISCOURS SUR LES PLAISIRS. n’est pas pour cela exempt de vices; il fait le mal par lé- gèreté et par faiblesse; il est l‘instrument des méchants qui ont plus de génie. ll est moins dangereux qu'un méchant homme sérieusement appliqué au mal, cela peut étre; mais faut-il savoir gré à l’épervier de ce qu’il ne détruit que des ( insectes, et ne ravage pas les troupeaux dans les champs, comme les lions et les aigles? Un homme courageux et sage , ne craint point un méchant homme; mais il ne peut s'em-` pêcher de mépriser un homme frivole. Aimez donc, mon aimable ami; suivez les plaisirs qui vous cherchent, et que la raison, la nature et les grâces ont faits pour vous. Encore une fois, ce n’est point à moi à vous les interdire; mais ne croyez pas qu'on rencontre d'agrément solide dans l'oisiveté, la folie, la faiblesse el. l’a.|'fectatio¤. I na A PAUL-HIPPOLYTE-EMMANUEL DE SEYTBES· omcirn su stains-: nu non. ' [AVERTISSEMENT DE HAUTEUR.] , [œlui pour qui avalent été composés quelques-uns des morceaux qu‘on vient de lire *, étant mort a Prague, pendant la dernière guerre, on'ose maintenant faire paraitre à leur suite le triste témoignage que la compassion et l‘amitié se sont elforcées de lui rendre.] Ainsi donc j’étsis destiné à survivre à. notre amitié, Hip- polyte, quand j'espérais qu'elle adoucirait tous les maux et tous les ennuis de ma vie jusqu'à mon dernier soupir! Au moment où mon cœur, plein de sécurité, mettait une aveu- gle confiance dans ta force et dans ta jeunesse, et s’a.ban— donnait à sa joie, 0 douleur! une main puissante éteignsit dans ton sang la source de la vie; la. mort se glissait dans ton cœur, et tu la portais dans le sein. Terrible, elle sort t Lc jeune homme dont Vauvenargues fait icl l'éloge funèbre, comme Vol- taire devait faire bientot celui de Vauvenargues lnl-meme, appnrtenaità une branche, aujonrd'hui éteinte, des Caumont, originaires du Comtst»Venaissin. Fils alué de Joseph de Seytres, marquis de Caumont, correspondant honoraire de l’ac:démie des Inscriptions et Belles-Lettres, et d'Elisabetlx, de Denis ; ne le 13 août 172b, il était de neuf ans plus jeune que Vauvenargues, ce qui explique le ton presque patemel de celui-ci dans les Conseils et dans les Discours qu’il lui adressait, et qu'on a vus plus haut. Sous-lieutenant dans le régiment ou Vauvenargues était capitaine, Hippolyte ne put resister aux fati· pas de la campagne de Boheme, et y succomba au mois d'avriI i'lt2, n’ayant pas atteint Page de 18 ana. ll est permis de penser que Vauvenargues, avec l‘exa.gération naturelle a la douleur, snrfait. un peu le personnage d'un ami , <|¤l était en même temps son eleve; cependant, pour qu’un tel cœur et un tel esprit eussent été s ce point touchés, il fallait bien que ce jeune homme ûonnat, en etfet, de grandes espérances. — G.

  • Conseils ai un Jeune homme, Discours sur lo Gloire, Discours sur les

Pluùin. _ 142 Enoes tout d'un coup au milieu des jeux qui la couvrent : tu tom- bes à la lleur de tes ans sous ses inévitables efforts. Mes yeux sont les tristes témoins d'un spectacle si lamentable, et ma voix, qui s’était formée à. de si charmants entretiens, n‘a plus qu'a porter jusqu'au ciel l’amère douleur de ta perte! O mànes chéris, ombre aimable, victime innocente du sort, reçois dans le sein de la terre ces derniers et tristes hommages! Réveille-toi, cendre immortelle! sois sensible aux gémissements d’une si sincère douleur! . Il n'est pas besoin d’avoir fait beaucoup d’expérience · des hommes pour connaitre leur dureté. En vain cherchent- ils a la mort, par de pathétiques discours, à surprendre_la compassion; comme ils l'ont rarement connue, il est tare A aussi qu’ils l'excitent, et leur mort ne touche personne; elle est attendue, désirée, ou du moins bientôt oubliée de ceux qui leur sont les plus proches. Tout ce qui les envi- ronne,' ou les hait, ou les méprise, ou les envie, ou les craint; tous semblent avoir a leur perte quelque intéret détoumé; les indifférents méme osent y ressentir la bar- bare joie du spectacle. Après avoir cherché Tapprobation du monde pendant tout le cours de leur vie, telle en est la lin déplorable. Mais celui qui fait le sujet de ce discours n’a pas dû subir cette loi : sa vertu timide et modeste n'ir- ritait pas encore l'envie, il n'avait que dix-huit ans. Natu· rellement plein de gràce, les traits ingénus, l’air ouvert, la physionomie noble et sage, le regard doux et pénétrant, on ne le voyait pas avec indillérence; d'abord son aimable extérieur prévenait tous les cœurs pour lui, et quand on était à. portée de connaitre son caractère, alors il fallait adorer la beauté de son naturel. ll n’avait jamais méprise personne, ni envié, ni haï; hors méme de quelques plaisanteries qui ne tombaient que sur le ridicule, on ne l'avait jamais ouî parler mal de qui que ce soit: Il entrait aisément dans toutes les passions et dans toutes les opinions que le monde blâme le plus, et qui sem- blent les plus bizarres; elles ne le surprenaient point : il en pénétrait le principe, il trouvait dans ses réflexions des ' vues pour les justilier, marque d’un génie élevé que son propre caractère ne domine pas; et il était, en effet, d’un jugement si ferme et si hardi, que les préjugés, méme les plus favorables a ses sages inclinations, ne pouvaient pas l’entrainer, quoiqu’il soit si naturel aux hommes sages de se laisser maitriser par leur sagesse; si modeste d'ailleurs, et si exempt d'amour-propre, qu'il ne pouvait souffrir les plus justes louanges, ni méme qu’on parlat de lui; et si haut dans un autre sens, que les avantages les plus respec- tés ne pouvaient pas l'éblouir. Ni l’àge, ni les dignités, ni \ la réputation, ni les richesses, ne lui imposaient: ces cho- ses, qui font une impression si vive sur l’esprit des jeunes gens, nassujettissaient pas le sien; il était naturellement et sans elïort au niveau d'elles '. ' Qui pourrait expliquer le caractère de son ambition, qui était tout à la. fois si modeste et si fière? Qui pourrait défi- nir son amour pour le bien du monde? Qui aurait l’art de le peindre au milieu des plaisirs? ll était né ardent; son imagination le portait toujours au-dela des amusements de son age, et n’était jamais satisfaite: tantôt on remarquait · sn lui quelque chose de dégagé et comme au-dessus du plaisir, dans les chaines du plaisir meme; tantôt il semblait ` qu’épuisé, desséché par son propre feu, son âme abattue languissait de cette langueur passionnée qui consume un esprit trop vif; et ceux qui confondent les traits et la res- semblance des choses, le trouvaient alors indolent. Mais, au lieu que les autres hommes paraissent au-dessous des cho- ses qu'ils négligent, lui paraissait au·dessus; il méprisait les affaires que l'on appréhende. Sa paresse n’avait rien de faible ni de lent; ou y aurait remarqué plutot quelque I Ici, Vauvenargues relève dans son jeune ami des qualitaa qu'il partageait avec lui, qu'il lui avait données peut~ètre; ou plutôt, disons-le, ce n'cat plus la le jenme de Seytrea, c’est plus que lui, dent Vauvenargues lui-méme; c‘eat Vauvenargues qui, par une aorte de douloureux presssntiment, a'élève de ses proprœ mains se monument fuméraire. Voila pourquoi, sans doute, il aimait tout ces quelques pages. (Voir notre Eloge de Vauvenargues). — G. tu atout: chose de vif et·de fier. Du reste, il avait un instinct secret et admirable pour juger sainement des choses, et saisir le vrai dans l'instant : on aurait dit que, dans toutes ses vues, il ne passait jamais par les degrés et par les conséquences qui amusent le reste des hommes; mais que la verité, sans cette gradation, se faisait sentir tout entière, et d’une ma- nière immédiate, a son cœur et à son esprit; de sorte que la justesse de ce sentiment, dans laquelle il s'arrètait, le faisait quelquefois paraitre trop froid pour le 1·aisonnement, où il ne trouvait pas toujours l’évidence de son instinct. ' Mais cela, bien loin de marquer quelque défaut de raison, prouvait sa sagacité. Il ne pouvait s'assujettir à expliquer par des paroles et par des retours fatigants, ce qu’il conce- vait d'un coup d'œil. Enfin, pour finir ce discours par les qualités de son cœur, il était vrai, généreux, pitoyable, et capable dela plus sûre et dela plus tendre amitié; d'un si beau naturel d'ailleurs, qu’il n’avait jamais rien a cacher a personne, ne connaissant aucune de ces petitesses, haines, jalousies, vauités, que l'on dérobe au monde avec tant de mystère, et qu’on verse au sein d'un ami avec tant de sou- · lagement. Iusensible au plaisir de parler de soi-mème, qui est le nœud des amitiés faibles; élevé, confiant, ingénu, propre à détromper les gens vains, chargés du secret acca- blant de leurs faiblesses, en leur faisant sentir le prix d'uue naïveté modeste; en un mot, né pour la vertu et pour faire aimer sur la terre cette haute modération qu’on n’a pas en- core définie, qui n’est ni paresse, ni flegme, ni médiocrité de génie, ni froideur de tempérament, ni effort de raison- nement, mais un instinct supérieur aux chimères qui tien- nent le monde enchanté; on ne verra jamais dans le méme sujet tant de qualités réunies. Oh l que cette idée est cruelle, après une mort si soudaine! Ahl du moins, s’il avait connu toute mon amitié pour lui, si je pouvais en- core lui parler un moment, s'il pouvait voir couler ces lar- mes l... Mais il n’entendra plus ma voix; la mort a fermé son oreille, ses yeux ne s’ouvriront plus; il n’est plus. 0 te parole l Malheureux jeune homme, quel bras t’a pié- ité au tombeau, du sein enchanteur des plaisirs? Tu issais au milieu des fleurs et des songes de Pespérance;

roissais... 0 funeste guerre'! 0 climat redoutable'! 0 `

iureux hiver’ l 0 terre qui contîens la cendre de tes con- rants étonnés! Tombeaux, monuments eifroyables des zurs pertides dn sort l voyage fatal l murs sanglants l ' ne sortiras pas du champ de la victoire ‘, glorieuse vic- e : la mort t’a traîné dans un piége affreux; tu respires air infecté; l'ombre du trépas t'environne. Pleure, mal- reuse patrie, pleure sur tes tristes trophées; tu couvres te l' Allemagne de tes intrépides soldats, et tu t’applau- de ta gloire! Pleure, dis-je, verse des larmes, pousse de entables cris; à grande peine quelques débris d'une née si `tlorissante reverront tes champs fortunés; avec ls périls! j’en frémis. Ils t`uient‘; la faim, le désordre, rchent sur leurs traces furtives; la nuit enveloppe leurs , et la mort les suit en silence. Vous dites : est-ce là ,e armée. qui semait l’ell`roi devant elle? Vous voyez, la une change : elle craint à. son tour; elle presse sa fuite a rers les bois et les neiges; elle marche sans s'arréter. Les ladies, la faim, la fatigue excessive, accablent nos jeunes lnts; misérables, on les voit étendus sur la neige, inhu- inement délaissés ; des feux allumés sur la glace éclairent rs derniers moments; la terre est leur lit redoutable. La guerre de HM, entreprise pour la succession de l’cmperour Charles V1, re Parchiduchesse Marie-Thérèse, sa tllle aînée. - F. ll y a plus de six degrés de ditïérence entre le climat do Prague et celui vignon, ou le jeune de Seytres était né. — F. la froid de !’hiver de HM L 17h! fut le plus grand qui eût été éprouvé sis 1709. On en trouvera la description dans les Mémoires de l'Académio Sciences pour Hb!. - F. — Ajoutons que l’hiver suivant, pendant lequel llt ls retraite de Bohème, ne fut pas moins rigoureux, et que Vauvenar- 1, L son tour, en fut cruellement éprouvé. — G. . Prague avait été prise d’assaut, lc 26 nov. 17ht, par le duc de Bavière, t tete d'une partie des troupes françaises et bavaroises, et c'est a Prague mourut Hippolyte. - F. La nuit du io au 17 déc. 17/i2, le maréclml de Belle-Isle sortit dc Prague c·l’arméo française, et parvint à Egrn le 26. — F. — C’est pendant ces jeun de retraite que !‘arméo fit les pertes lcs plus sensibles. — G. l0 140 · , Btocn 0 chère patrie, quoi! mes yeux te revoient après tant d’horreurs, en quel temps, en quelle détresse, en quel dé- A plorable appareil! 0 triste retour! 0 revers! Fortune Lor- _ ` rain', nos disgrâces ont passé ta cruelle attente; la mort a I servi ta colère; les tombeaux regorgent de sang. N'en sois 8, pas plus fier : la fortune n’a pas mis a tes pieds nos dra- W ' peaux victorieux ; l’univers les a vus, sur tes murs ébranlés, _ ,’ triompher de ta folle rage. Tu n'as pas vaincu; tu t’abuses; ;; une main plus puissante a détruit nos armées. Ecoute la -8 voix qui te crie : Je t`ai chassé du trône et du lit impérial, .·· où tu te tlattais de t asseoir; j élève et je brise les sceptres; ; j'assemble et détruis les nations; je donne à mon gré la. -‘ victoire, le trépas, le tronc, et les fers; mortels, tout est à né sous ma loi. 0 Dieu! vous l'avez fait paraitre; vous avez dissipé nos ¢=··" armées innombrables, vous avez moissonné l'espoir de no; E maisons. Hélas! de quels coups vous frappe: les tetes lc; 2 . plus innocentes! Aimable Hippolyte, aucun vice n'inl'ectait.. .*81 encore ta jeunesse; tes années croissaient sans reproche, .-· et l'aurore de ta vertu jetait un éclat ravissant'. La candeur—‘1' et la vérité régnaient dans tes sages discours, avec l’en— ···· jouement et les grâces; la tristesse déconcertée s'enfuyai:.i '· au son de ta voix; les désirs inquiets s’apaisaient ; modére É

  • l·`rançois·Étienne, llls alné du duc Léopold et d‘ÉlisabeLh—Charlotte d’0r—-· """'

lèans, né le 8 decembre 1708, fut reconnu duc de Lorraine, apres la mortdg- €"° son pere, le 27 mais 1729; il était alors a Vienne, d'o\l il arriva en Lorrains, •· ’• le 0 novembre de la méme année. L’an 1736,le 12 février, il épousa, a Vigan; v ’· Marie·Thérèse, archiduchesse, tllle alnée de Pempeœur Charles VI, et le 15 El décembre suivant, il ratitla les conventions de l'empereur et du roi de Fi-anœ, - ' portant que Stanislas Leczinaki, beau-père de Louis XV, serait mis des-lors î en possession des duclnés de Bar et de Lorraine, pour étre, après lui, réunis î à la couronne de France. Apres la mort de l'emporeur,en NM, il fut déclaré T co-régent de tous les États autrichiens; Yarchlduchease, sa lemme, a’était fait " couronner reine de Hongrie, le 25 juin de cette même année. Mais Charlu- _ Albert, duc de Bavière, avait été reconnu roi de Bohème le 10 décembre, et il fut élu empereur le il; janvier i7h2. Ce ne fut que le M mai l7L3, que la reine de Hongrie fut couronnée A Prague reine dc Bohème; et son mari ne devint empereur qu'après la mort du duc de Bavière, en i7lt5. — B. ¤ C’est sans doute en pensant au jeune de Seytres que Vauvenargues a dit dans ses Maximes: « Les premiers jours du printemps ont moins de grace - que la vertu naissante d'un jeune homme.- — G. iusque dans la guerre, ton esprit ne perdait jamais sa dou- ceur et son agrément. Tu le sais, province éloignée, Mo- ravie, théatre funeste de nos marches laborieuses; tu sais avec quelle patience il portait ces courses mortelles; son visage toujours serein efïaçait l’éclat de tes neiges, et ré- iouissait tes cabanes. Oh ! puissions-nous toujours sous tes rustiques toits!... Mais le repos succède a nos longues fati- gues; Prague nous reçoit; ses remparts semblent assurer notre vie comme notre tranquillité. 0 cher Hippolyte! la mort t’avait préparé cette embûche; a l'instant elle se dé- clare, tu péris; la fleur de tes jours sèche comme l’l1erbe des champs; je veux te parler, je rencontre tes regards rnourants qui me troublent; je bégaie, et force ma langue; tu ne m’entends plus; tme voix plus puissante et plus im- portune parle à ton oreille effrayée. Le temps presse, la mort t’appelle, la mort te demande et t’attire : Hate-toi, dit·elle, hâte-toi; ta jeunesse m'irrite et ta beauté me blesse; ne fais point de vœux inutiles; je me ris des larmes des faibles, et j’ai soif du sang innocent; tombe, passe, exhale ta vie! — Quoi, sitôt! Quoi, dans ses beaux jours et dans la primeur de son age! Dieu vivant, vous le livrez donc à l’afl`reuse main qui l'opprime; vous le délaisse: sans pitié! Tant de dons et tant d'agréments qui environnaient sa jeunesse, ce mortel abandon... 0 voile fatal! Dieu ter- rible! véritablement tu te plais dans un redoutable secret. Qui l’eût cru, mon cher Hippolyte, qui l'eüt cru? Le ciel semblait prendre un soin patemel de tes jours; et soudain le ciel te condamne, et tu meurs sans qu`aucun effort te puisse arréter dans ta chute ; tu meurs. .. 0 rigueur lamen- table! Hippolyte... cher Hippolyte, est-ce toi que je vois dans ces tristes débris?... Restes mutilés de la mort, quel spectacle affreux vous m'o!frez!... Où fuirai-je? Je vois partout des lambeaux flétris et sanglants, un tombeau qui marche à mes yeux, des flambeaux et des funérailles.! Cesse de m'efl`rayer de ces noires images, chère ombre, je n’ai pas trahi la foi que je dois à ta cendre; je t'aimais 148 moon vivant, je te pleure au tombeau ; ta vie oomblait mes vœux, et ta perte m’acca.ble. Mon deuil et mes regrets peuvent-ils avoir des limites, lorsque ton malheur n’en a point? Va, je porte au fond de mon cœur une loi plus juste et plus tendre : ta vertu méritait un attachement éternel , je lui dois d’éter- nelles larmes, et j'en verserai des torrents. Homme insuliisaut a toi-méme, créature vide et inquiète, tu t’attaches, tu te détaches , tu t'afiliges, tu te consoles; ta faiblesse partout éclate. Mais connais du moins ce prin- cipe : qui s’est consolé, n’aime plus; et qui n’aime plus, tu le sais, est léger, ingrat, infidèle , et d’une imagination faible, qui périt avec son objet. On dit : dans la mort, nul remède; conclus :. nulle consolation à qui aime au dela de la mort. Suppose un moment en toi-méme : ce que j’ai de plus cher au monde est dans un péril imminent; une longue absence le cache; je ne puis ni le secourir, ni le joindre; et je me console, et je m’abandonne au plaisir avec une , barbare ardeur! Faible image, vaine expression! nul péril n'égale la mort, nulle absence ne la figure. 0 cœurs durs! vous ne sentez pas la force de ces vérités; les charmes d’une amitié pure ne vous touchent que faiblement; vous n’aimez, vous ne regardez que les choses qui ont de 1'éclat. Pourquoi donc, mon cher Hippolyte, n'admiraient—ils pas ` ta vertu dans un age encore si tendre? Que peuvent-ils voir de plus rare? Ils veulent des actions brillantes qui puissent forcer leur estime : ehl n'avais-tu pas le génie qui enfants ces nobles actions? Mon enfant, ta grande jeunesse leur cachait des dons si précoces; leurs sens n'allaient pas jusqu’a toi. La raison et le cœur de la plupart des hommes se lbrment tard; ils ne peuvent, parmi les grâces d’une si riante jeunesse, admettre un sérieux si profond; ils croient œt accord impossible. Ainsi ils ne t'0ut point rendu justice; ils ne peuvent plus fe la rendre. Moi-méme , pardonne, ombre aimable , tes vertus et tes agréments peut—étre ne m’ont pas trouvé toujours équitable et sensible; pardonne un excès d’amitié qui mèlait à mes sentiments des délica tesses injustes'. 0h l comme elles se sont promptement dis-· _ sipées ! Quand la mort a levé le voile qu'elles avaient mis sur mes yeux, je t'ai vu tel que ma tendresse voulait que tu fusses dans ta vie. Mais pardonne encore une fois; car tu n'as jamais pu douter du fond de mon attachement; je faimais, même avant de pouvoir te connaître; je n'ai ja- mais aimé que toi. Tes inclinations généreuses étaient chères à mon enfance; avant de t'avoir jamais vu, mon imagina- tion séduite m’en faisait l’aimable peinture. Cent fois elle 1n'a. présenté les grâces de ton caractère, ta beauté, ta pu- deur, ta facile bonté; j'ign0rais ton nom et ta vie, 'et mon cœur t'admirait, te parlait, te voyait, te cherchait dans la solitude. Tu ne rn’as connu qu‘un moment; et lorsque nous nous sommes connus, j'avais rendu mille fois en secret un hommage mystérieux à. tes vertus'. Hélas! un bonheur plus réel paraissait avoir pris la place de l’erreur de mes pre- miers vœux; je croyais posséder l’objet d’une si touchante illusion, et je l'ai perdu pour toujours. Qu'ètes-vous devenue, ombre digne des cieux? mes re- grets vont-ils jusqu'à vous?... Je frissonne,. 0 profond abîme! 0 douleur l 0 mort, 0 tombeau , voile obscur, nuit impénétrable, mystères de l'étemitél Qui pourra calmer ]'inquiétude et la crainte qui me dévorent? Qui me révé- lera les conseils de la mort? 0 terrel crains-tu de violer le secret allreux de tes autres? Tu te tais, tu prêtes l'oreille; tu caches ton sanglant larcin. Chaque instant augmente ma peine; mon trouble interroge la nuit, et la nuit ne peut Féclaircir; j’implore les cieux, ils se taisent; les enfers sont sourds à ma voix; toute la nature est muette; l`univers ell'rayé` repose. Ouvrez-vous, tombeaux redoutables; mànes solitaires,

  • Dans les lettres de Vauvenargues A Saint-Vincens, on retrouvera pufoi;

de ces délicatesse: dont il s'accuse icl : · Il était des plus sensible: ai Vamilié, « a dit M. Sainte-Beuve, et il y a porté des déliraleues et des tendresse: qu'il · semblait avoir dérobée: à l'amaur. ~ — G. • Nouvelle preuve que Vauvenargues pleure dans ce discours, non·seu|e· ment son ami, mais |'image idéale qu’il s‘cn faisait. — G. 160 ELOGE DE P.—H.-E. DE SEYTRES. parlez, parlez. Quel silence indomptable! 0 triste aban- don l 0 terreur! Quelle main tient donc sous son joug toute la nature interdite? 0 Etre éternel et cache, daigne dissi- per les alarmes où mon ame intirme est plongee. Le secret de tes jugements glace mes timides esprits : voilé dans le fond de ton etre, tu fais les destins et les temps, et la vie et la mort, et la crainte et la joie, et l’espoir trompeur et credule; tu règnes sur les éléments et sur les enfers ré- voltés; l’air frappé frémit à ta voix : redoutable juge des morts, prends pitié de mon désespoir'!

  • A propos de ce discours, Vauvenargues écrivait a son ami Saint-Vincens:

« Une chase que je remarque, e’est que plusieur: personnes m`en ayant parle ~ comme vous avec éloge, aucune ne m’a dit qu'il fût touchant. ¤ On peut l'at- tribuer, je crois, a ce que, dans plusieurs parties de ee morceau, le ton n’est pas proportionné au sujet. Vauvenargues y prodigue les plus grands etfets et les demieres ressources de l’art oratoire, sans se demander si tout cet appareil est bien la a sa place, et s’il est permis, a propos du jeune de Scytres, de le prendre plus haut que Bossuet L propos du grand Condé. Une autre ralscn, c‘eet. que Vauvenargues ecrivait ce discours dans un de ses mo- ments de doute, et qu'il y manque une foi quelconque, une croyance quel- conque a la vie future; en vain il interroge sur ce point le lambeau, la nuit, les antre: de la terre, qui gardent, on le comprend, un silence indomptable. Lo Dien qui frappe ici, outre qu'il s'appelIe l'Ètre, n'est pas le Dieu qui ouvre les bras en meme temps qu'il frappe; c‘est le Dieu caché, voilé dam le fond de son etre, impénètrable, se renfermant dans un redoutable secret. Entln les cieux, lc trépas, les ombres, les mânea, les enfers, laissent trop apercevoir les parties factices de cette œuvre, en eentrarlent l’e|l'et., et refroi- dlssent le cœur au moment ou il va se prendre. — G. ——<©ï—


DISCOURS
SUR
LE CARACTÈRE DES DIFFÉRENTS SIÈCLES[152]


Quelque limitées que soient nos lumières sur les sciences, je crois qu’on ne saurait nous disputer de les avoir poussées au delà des bornes anciennes. Héritiers des siècles qui nous précèdent, nous devons être plus riches des biens de l’esprit ; cela ne peut guère nous être contesté sans injustice ; mais nous aurions tort nous-mêmes de confondre cette richesse empruntée avec le génie qui la donne. Combien de ces connaissances que nous prisons tant, sont stériles pour nous ! Étrangères dans notre esprit où elles n’ont pas pris naissance, il arrive souvent qu’elles confondent notre jugement beaucoup plus qu’elles ne l’éclairent[153]. Nous plions sous le poids de tant d’idées, comme ces États qui succombent par trop de conquêtes, où la prospérité et les richesses corrompent les mœurs, et où la Vertu s’ensevelit sous sa propre gloire.

Parlerai-je comme je pense[154] ? Quelques lumières qu’on acquière encore, et en quelque siècle que ce puisse être, je suis vivement persuadé que dans le monde intelligent, comme dans le monde politique, le plus grand nombre des hommes sera toujours peuple.

À la vérité, on ne croira plus aux sorciers[155] et au sabbat dans un siècle tel que le nôtre ; mais on croira encore à Calvin et Luther. On parlera de beaucoup de choses, comme si elles avaient des principes évidents, et on disputera en même temps de toutes choses, comme si toutes étaient incertaines ; on blâmera un homme de ses vices, et on ne saura point s’il y a des vices ; on dira d’un poëte qu’il est sublime, parce qu’il aura peint un grand personnage, et ces sentiments héroïques, qui font la grandeur du tableau, on les méprisera dans l’original. On n’estimera plus les vers de Colletet, mais on critiquera ceux de Racine et on lui refusera nettement d’être poëte ; on méprisera les romans, et on ne lira pas autre chose. L’effet d’une grande multiplicité d’idées, c’est d’entraîner dans des contradictions les esprits faibles ; l’effet de la science est d’ébranler la certitude, et de confondre les principes les plus manifestes[156].

Nous nous étonnons cependant des erreurs prodigieuses. de nos pères, et si nous avons à prouver la faiblesse de la raison humaine, c’est toujours dans l’Antiquité que nous en cherchons des exemples. Quelles bonnes gens, disons-nous, que les Égyptiens, qui ont adoré des choux et des oignons ! Pour moi, je ne vois pas que ces superstitions témoignent plus particulièrement que d’autres choses la petitesse de l’esprit humain. Si j’avais eu le malheur de naître dans un pays où l’on m’eût enseigné que la Divinité se plaisait à reposer dans les tulipes ; que c’était un mystère que je ne comprenais pas, parce qu’il n’appartenait pas à un homme de juger des choses surnaturelles, ni même de beaucoup de choses naturelles ; que tous mes ancêtres, qui étaient pour le moins aussi éclairés que moi, s’étaient soumis à cette doctrine ; qu’elle avait été confirmée par des prodiges, et que je risquais de tout perdre, si je refusais de la croire ; supposé que, d’un autre côté, je n’eusse pas connu une religion plus sublime, telle que Dieu la manifestait aux yeux des Juifs ; soit raison, soit timidité sur un intérêt capital, soit connaissance de ma propre faiblesse, je sens que j’aurais déféré, sans beaucoup de peine, à l’autorité de tout un peuple, à celle du gouvernement, au témoignage successif de plusieurs siècles, et à l’instruction de mes pères. Aussi je ne suis point surpris que de si grandes superstitions se soient acquis quelque autorité : il n’y a rien que la crainte et l’espérance ne persuadent aux hommes[157], principalement dans les choses qui passent la portée de leur esprit et qui intéressent leur cœur[158].

Qu’on ait cru encore dans les siècles d’ignorance l’impossibilité des antipodes, ou telle autre opinion que l’on reçoit sans examen, ou qu’on n’a pas même les moyens d’examiner, cela ne m’étonne en aucune manière ; mais que, tous les jours, sur les choses qui nous sont le plus familières et que nous avons le plus examinées, nous prenions néanmoins le change ; que nous ne puissions avoir une heure de conversation un peu suivie sans nous tromper ou nous contredire, voilà à quoi je reconnais la petitesse de l’esprit humain[159]. Un homme d’un peu de bon sens, qui voudrait écrire sur des tablettes tout ce qu’il entend dire dans le jour de faux et d’absurde, ne se coucherait jamais sans les avoir remplies. Je cherche quelquefois parmi le peuple l’image de ces mœurs grossières que nous savons tant de peine à comprendre dans les anciens peuples ; j’écoute ces hommes si simples : je vois qu’ils s’entretiennent de choses communes, qu’ils n’ont point de principes réfléchis, que leur esprit est véritablement barbare comme celui de nos pères, c’est-à-dire inculte et sans politesse ; mais je ne trouve pas, qu’en 156 DISCOURS SUR LE CARACTERE cet état, ils fassent de plus faux raisonnements que les gens du monde; je vois, au contraire, qu’à tout prendre, leurs pensées sont plus naturelles, et qu’îl s’en faut de beaucoup , que les simplicités de Yignorance soient aussi éloignées de la vérité que les subtilités de la science et l'imposture de l'a8`ectation '. · Aussi, jugeant des mœurs anciennes par ce que je vois des mœurs du peuple , qui me représente les premiers temps, je crois que je me serais fort accommode de vivre A Thèbes, à Memphis, à Babylone; je me serais passé de nos manufactures, de la poudre à canon, de la boussole et de nos autres inventions modernes, ainsi que de notre philo- sophie. Je n’estime pas plus les Hollandais pour avoir un commerce si étendu, que je [ne] méprise les Romains pour l'avoir si longtemps négligé. Je sais qu’il est bon d'avoir des vaisseaux, puisque le roi d’Angleterre en a, et qu'étant accoutumée, comme nous sommes, à. prendre durcafé et du chocolat, il serait fâcheux de perdre le commerce des iles; mais je ne pense pas que les peuples anciens, privés d'une partie des superlluités de notre commerce, aient été par là plus à plaindre; Xénophon n’a point joui de ces déli- catesses, et il ne m'en parait ni moins heureux, ni moins _ honnete homme, ni moins grand homme'. Que dirai-je en- core? le bonheur d`étre né chrétien et catholique ne peut- l ètre comparé à aucun autre bien; mais s'il me fallait étre quaker ou monothélite, j'aimerais presque autant le culte des Chinois, ou celui des anciens Romains. Si la barbarie consistait uniquement dans l'ignorance, certainement les nations les plus polies de l'antiquité se-

  • Add.: [· Partout ou il y a des hommes, on fait de faux raisonnements,

« et peut-etre en bien plus grand nombre parmi les hommes polis, que parmi ~ les autres; car le peuple ne se trompe que faute d'apercevoir la vérité, • tandis que les gens du monde se trompent encore par légèreté, par vanité, ·— par présomption, par sufllssnoe. •]

  • Add.: ~ Nous attribuons tmp A l'nrt : ni nos biens ni nos maux essentiels

· n'ont reçu leur etre de lui. Comme il ne nous a pas donné la santé, la beauté, ‘ ·· les graœs, la vigueur d'esprit et de corps, il ne peut non plus nous sous- ~ traire aux maladies, aux guerres, au vioe, i la mort. Serait·il plus parfait u que la nutum, dont il tient ses règles'! L’el`et vaut-il mieux que la cause 'I raient extrèmement barbares vis~a—vis de nous; mais si la corruption de l'art, si l'abus des regles, si les conséquences mal tirées des bons principes, si les fausses applications, si Fincertitude des opinions, si Yaffectation, si la vanité, si les mœurs frivoles , ne méritent pas moins ce nom que l’ignorance, qu’est·ce alors que la politesse dont nous · nous vantons? , ` Ce n’est pas la pure nature qui est barbare, c’est tout ce qui s’éloigne trop de la belle nature et de la raison. Les cabanes des premiers hommes ne prouvent pas qu'ils man- quassent de goût; elles témoignent seulement qu’ils man- quaient des règles de Parchitecture. Mais quand on eut . connu ces belles règles dont je parle, et qu’au lieu de les suivre exactement, on voulut enchérir sur leur noblesse, charger d’omements superflus les bâtiments, et, à force <:l'art, faire disparaître la simplicité, alors ce fut, à mon sens, une véritable barbarie et la preuve du mauvais goût. Suivant ces principes, les dieux et les héros d' Homère, peints naïve- xnent par le poëte d’après les idées de son siècle, ne font s pas que l'lliad¢ soit un poème barbare, car elle est un ta- loleau très-passionné, sinon de la belle nature, du moins de la nature; mais un ouvrage véritablement barbare, c'est un jpoëme où l’on n’ape rçoit que de l'a1·t, où le vrai ne règne jamais dans les expressions et les images, où les sentiments ` sont guindés, où les ornements sont superflus et hors de leur place'. Je vois de fort grands philosophes qui veulent bien fermer les yeux sur ces défauts, et qui passent d'ab0rd à ce qu’il y a de plus étrange dans les mœurs anciennes. Im- « La nature, qui est l‘inventrice et la législatrice aè tous les arts, aurait-elle a attendu des arts sa maturité et aa gloire? » - Autre add. : [¤ le sais cepen- « dant que ce qui n'eat pas nécessaire dans un siècle, dans un autre siècle ~ devient un besoin. Je n’estime, nl ne méaestime le luxe; s'i\ est utile A ¤ notre commerce, A la bonne heure, qu'on Fentretieune autant qu’il est « possible. »] l Vauvenargues fait évidemment allusion A J.-B. Rousseau ct A la poésie lyrique du 18• siècle; il a cc sujet a cœur, et il y reviendra souvent, presque• toujours dans les mômes termes. ·-— G. I l « i t58 _ DISCOURS SUR LE CARACTERE moler, disent-ils, des hommes a la Divinité! verser le sang humain pour honorer les funérailles des grands! etc. Je ne prétends point justifier de telles horreurs; mais je dis : Que nous sont ces hommes que je vois couchés dans nos places et sur les degrés de nos temples, ces spectres vivants ._ - que la faim, la douleur et les maladies précipitent vers le tombeau'? Des hommes, plongés dans les superfluités et les délices, voient tranquillement périr d’autres hommes que la misère emporte à la fleur de l’âge·. Cela parait-il · moins féroce? et lequel mérite le mieux le nom de barbarie, d’un sacrifice impie fait par l’ignorance, ou d'une inhuma- nité commise de sang-froid, et avec une entière connais- sance 7 Pourquoi dissimulerais-je icl ee que je pense? Je sais que nous avons des connaissances que les anciens n'avaient pas : nous sommes meilleurs philosophes à bien des égards; mais pour ce qui est des sentiments, j'avoue que je ne connais guère d’ancien peuple qui nous cède. C'est de ce c0té·là, je crois, qu’on peut bien dire qu’il est difficile aux hommes de s'élever au-dessus de l'instinct de la nature. Elle a fait nos ames aussi grandes qu’elles peuvent le devenir, et la hauteur qu’elles empruntent de la réflexion est ordinaire- ment d'autant plus fausse qu’elle est plus guindée. Tout ce qui ne dépend que de l'âme ne reçoit nul accroissement par les lumières de l’esprit, et, parce que le gout y tient essentiellementh je vois qu’on perfectionne en vain nos connaissances; .0n instruit notre jugement, on ‘|l.Éœ|I¢ point notre goût. Qu'on joue Pourceaugmu: a la comédie, ou telle autre farce un peu comique, elle n'y attirera pas moins de monde qu'Andromaque; on entendra jusque dans la rue les eclats du parterre enchanté. Qu'il y ait des pantomimes supportables à la Foire, ils feront déserter la comédie; j’ai

  • Ce passage fait penser A la peinture, autrement animée et saisissante, que

La Bruyère (ch. de l'H0mme) fait des paysans de son temps. —G. , • Voir, plus loin, le Discours sur Nnégalite des Richesse:. — G. è Déja, dans Plntroduction ai la Connaùaance de Peaprit humafn,ch. 12, du Gmil, Vauvenargues avait dit : ¤ ll faut avoir de l'amc pour avoir du goùm — G. vu nos petits-maitres et nos philosophes monter sur les bancs pour voir battre deux polissons; on ne perd pas un geste d'Arlequin, et Pierrot fait rire ce siècle savant qui se pique de tant de politesse. Le peuple est né en tout temps pour admirer les grandes choses, et pour adorer les jietites; son goût n'a pu suivre les progrès de sa raison, jiarce qu’on peut emprunter des jugements, non des senti- · xnents; de sorte qu’il est rare que le peuple s'élève du coté du cœur'; et ce peuple dont je veux parler n'est pas celui qui n'emporte, dans sa définition, que les conditions subal- ternes ; ce sont tous les esprits que la nature n'a point élevés par un privilège particulier au-dessus de l'ordre commun. .Aussi, quand quelqu‘un vient me dire : Croyez-vous que les A .4 nglais, qui ont tant d’esprit, s'accommodassent des tragé- S dies de Shakespeare, si elles étaient aussi monstrueuses qu'elles nous [le] paraissent? je ne suis point la dupe de cette objection , et je sais ce que j’en dois croire'. Détrompons-nous donc de cette grande supériorité que nous nous accordons sur tous les siècles ; défions-nous méme de cette politesse prétendue de nos usages : il n°y a guère eu de peuple si barbare qui n’art eu la même prétention. _ (lroyons-nous, par exemple, que nos pères aient regardé le duel comme une coutume barbare? bien loin de là. Qu'0n me permette ici de retoucher un sujet sur lequel on a déja

  • Add. .· la On me dira peut-etre : Si les hommes ne peuvent pas a'élever

• par le cœur, pourquoi dites-vous que nous valons moins que les Romains _ · - ou que les Grecs 1 Estce parce que nous rr'avons pas même opinion qu'eux · sur la vertu et sur la gloire'! L'opinion peut donc quelque chose sur le cœur'! · — Je ne le nie pas; mais cette opinion qui fait estimer la vertu et la gloire, · e`est la voix même de la nature, qui s'e•t fait entendre avant celle de la ral- ·· son, et a parlé avec force aux premiers hommes, comme L nous. Maia cette ~ lumiere, que nous tenions de la nature meme, le raisonnement, au lieu de · Paugmenter, l'a obscurcie; et tout ce qu’il pourra jamais faire de meilleur, · ce sera de nous la rendre telle qu'e|le a lui L l'œprit des premiers hommes. ·] ' V r. : [¤ Aussi, quand on vient me dire : Pensez-vous que ces Atbéniens, ~ qui avaient tant d'esprit et de politesse, se fussent divertis aux comédies ~ d’Aristophane, ai ellœ n'eussent pas été excellentes, je ne suis point la · dupe de cette objection, quoique j'estime fort Aristophane d'ailleurs. ~] — Add. : • Je sais qu'un siècle poli peut admirer de grandes sottises, surtout V quand elles will accompagnées dc beautés sublimes, qui servent de prétexte • au mauvais goût. » ‘ l60 DISCOURS SUR LE CARACTERE beaucoup écrit. Le duel est né de l’opiniou, très-naturelle, 1 ‘ qu'un homme ne souffrait ordinairement d’injures d’un autre homme, que par faiblesse; mais, parce que la force du corps pouvait donner aux âmes timides un avantage très- considérable sur les âmes fortes, pour mettre de Pégalité dans les combats, et leur donner d’ailleurs plus de décence, nos pères imaginèrent de se battre avec des armes plus meurtrières et plus égales que celles qu'ils tenaient de lm. nature, et il leur_parut qu'un combat, où l'on pourrait s’ar— racher la vie d’un seul coup, aurait certainement plus dz noblesse qu'u.ne vile lutte, où l’on n’aurait pu tout au pluî · que s’égratigner le visage, et s’arracher les cheveux avec lcî mains. Ainsi, ils se tlatterent d’avoir mis dans leurs usageî plus de hauteur et de bienséance que les Romains et leî Grecs, qui se battaient comme leurs esclaves. lls pensaien 1 quecelui qui ne se venge pas d’un affront n’a point dea cœur; ils ne faisaient pas attention que la nature, qui nouz inspire de nous venger, pouvait, en s'élevant encore plu .€> haut, et par une force encore plus grande, nous inspire r de pardonner; ils oubliaient que les hommes sont oblige 5 de sacrifier souvent leurs passions à. la raison. La natur· 45 disait bien, à. la vérité , aux âmes courageuses qu'il falla.î· `|· se venger; mais elle ne leur disait pas qu'il fallut toujour-’ =’• laver les moindres oifenses dans le sang humain, on portî l' leur vengeance au delà meme de leur ressentiment. Mais :.1*.- C que la nature ne leur disait point, l'opinion le leur persuadgtï; ` l'opinion attacha le dernier opprobre aux injures les pl«_,.l$ frîvoles, à une parole, a un geste, souilerts sans retou 2î- Ainsi, le sentiment de la vengeance leur était inspiré par É il nature; mais l'excès de la vengeance et la nécessité absoh,19 de se venger furent l’ouvrage de la réflexion '. Or, combi? D

  • Add. : [« Le duel avait un bon aow, était de mettre un frein A |’in.-;·+·"

« _lenee des grands, et de rapprocher un peu les hommes, en les obligeanl ‘ ·< des égards. Mais le moyen donné aux petits, pour tenir les grands en 1.*5 · poct, n‘était pas d'une justice fort exacte, puisque l'offensé ne pouvait vl-' I" u ger son injure qu'au péril de sa propre vic; et, à mon avis, ce n‘est [P·"" • f ain: tort aux faibles que de leur oler une telle ressource. »] 1 n'y a-t-rl pas, encore aujourd'hui, d'autres usages que nous houorons du nom de politesse, qui ne sont que des senti- ments de la nature poussés par réflexion au delà. de leurs homes, contre toutes les lumières de la raison! Qu’on ne m’accuse point ici de cette humeur cbagrine qui fait regretter le passé ', blâmer le présent, et avilir par Wanité la nature humaine. En hlamant les défauts de ce Siècle, je ne prétends pas lui disputer ses vrais avantages, ‘ Var. : · Je ne veux point décrier la politesse et la science plus q¤'il ne • convient; je n'a|outerai qu‘un seul mot : c'est que les deux presents du ciel ' les plus aimables ont précédé I'art; la vertu et le plaisir sont nb avec " Il nature; qu'est-ce que le resteh — · Autre Var. : ~ Je ne produirai ‘ Point icl le témoignage de tant d'historlens qui vantent les mœurs des sau- ‘ voges, leur simplicité, leur sagesse, leur bonheur et leur innocence r les ° lnistoires des peuples barbares me sont également suspectes dans leurs re- " |;sruches et dans leurs éloges, et je ne veux rien établir sur des fondements "‘ si mineur. Isis, i ne consulter que la seule raison, et ce que nous savons " jaar expérience, est-il probable que la condition des hommes ait été si diffé- “ 1-eure que nous le croyons, selon les divers usages et les divers temps'! ' (Quel si prodigieux changement ont apporté les arts a la vie humaine? Qu':. ‘ produit, par exemple, l'srt de se vetirl A-t-il rendu les hommes plus ou ‘ tnoins robustes, plus ou moins sains, plus ou moins beaux, plus ou moins ° <·:hsstes‘l les a-t-il dérobée ou rendus plus sensibles a la rigueur des sai- ‘ sons? Nus, lls ne soullralent pu faute d'hablts; habillés, ils ne soulrent "* jboint de n‘etre pas nus. Ne pourrait-on pas dire A peu pres la meme chose ‘* de tous les arts! lls ne sont ni si pernicieux, ni si utiles que nous voulons ‘ fle] croire. lls exercent l‘sctivité de la nature, qu'on ne peut empecher, ni ' ralentir; mais ils portent l'emp:·einte de leur origine; ils sont un mélange ~ i nevitable de bien et de mal, comme tout ce qui appartient A 1'homme. lls '* tepaœnt par quelques biens les maux qu'ils causent, cela ne se peut con- " tester; mais remédient-ils aux grands vices des choses humaines ‘! Que peut " Inotre imagination pour nous soustraire a nos sujétions naturelles'! Pour " mous dérober au joug des hommes, nous sommes forcés de subir celui des " lois ; pour résister aux passions, il nous faut fléehlr sous la raison, maitresse " amore plus tyrannique; en sorte que notre plus grande indépendance est °‘ une servitude volontaire. Tout ce que nous imaginons pour obvier a nos " maux, ne fait quelquefois que les aggraver : les lois n'ont été établies que " pour prévenir les guerres, et toutes les guerres naissent des lois; les cou- ‘ traits publics et particuliers sont le fondement de tous les proces de citoyen ` 1 citoyen, et de peuple I peuple. Il est vrai que les guerres sont moins ‘ cruelles lorsqu'elles se font selon les lois; mais aussi sont-elles plus longues. ‘ La procès des particuliers durent quelquefois plus que les querelles des ‘ nations. Ainsi, tout ce que les hommes ont pu gagner en voulant éteindre '* les guerres, a été de changer ou les prétextes, ou la manière de les füre. ‘* N'en est·il pas de même de la médecine'! les remedes ne sont-ils pas sou-

  • · vent pires que les maux'! Qu’on examine toutes les inventions des hommes,
  • ·* on verra qu'ils n'ont réussi qu’sux petites choses; la nature s'est réserve

• le secret des grandes, et ne souffre pas que ses lois soient anéanties par ‘ les nôtres. •· 1 l ni le rappeler à l’ignorance dont il est sorti; je veux, au contraire, lui apprendre a juger des siècles passés avec cette indulgence que les hommes, tels qu’ils soient, doivent tou­jours avoir pour d’autres hommes, et dont eux—mèmes ont toujours besoin[160]. Ce n’est pas mon dessein de montrer que tout est faible dans la nature humaine, en découvrant les vices de ce siècle; je veux, au contraire, en excusantles dé­fauts des premiers temps, montrer qu’il y a toujours eu dans l’esprit des hommes une force et une grandeur indé­pendantes de la mode et des secours de l’art. Je suis bien éloigné de me joindre à ces philosophes[161] qui méprisent tout dans le genre humain, et se font une gloire misérable de n’en montrer jamais que la faiblesse. Qui n’a des preuves de cette faiblesse dont ils parlent, et que pensent-ils nous apprendre? Pourquoi veulent-ils nous détourner de la vertu, on nous insinuant que nous en sommes incapables? Et moi, je leur dis que nous en sommes capables[162]; car, quand je parle de vertu, je ne parle point de ces qualités imaginaires qui n’appartiennent pas a la nature humaine; je parle de cette force et de cette grandeur de l’âme qui, comparées aux sentiments des esprits faibles, méritent les noms que je leur donne; je parle d’une grandeur de rapport, et non d’autre chose, car il n’y a rien de grand parmi les hommes que par comparaison[163]. Ainsi, lorsqu’on dit un grand arbre[164], cela ne veut pas dire autre chose si ce n’est qu’il est rand par rapport à d’autres arbres moins élevés, ou par rap­port à nos yeux et à notre propre taille. Toute langue n’est lue l’expression de ces rapports, et tout l’esprit du monde le consiste qu’à les bien connaitre. Que veulent donc dire es philosophes? lis sont hommes, et ne parlent point un langage humain ;· ils changent toutes les idées des choses, et abusent de tous les termes[165].

Un homme qui s’aviserait de faire un livre pour prouver qu’il n’y a point de nains ni de géants, fondé sur ce que la plus extrême[166] petitesse des uns et la grandeur démesurée des autres demeureraient, en quelque manière, confondues à nos propres yeux, si nous les comparions à. la distance de la terre aux astres; ne dirions-nous pas d’un homme qui se donnerait beaucoup de peine pour établir cette vérité, que c’est un pédant, qui brouille inutilement toutes nos idées, et ne nous apprend rien que nous ne sachions ? De même[167], si je disais à mon valet de m’apporter un petit pain, et qu’il me répondit : Monsieur, il n‘y en a aucun de gros; si je lui demandais un grand verre de tisane, et qu’il m’en 164 DISCOURS SUR LE CARACTERE, &¤. l . . ,. , . apporfàt dans une coquille, disant qu il n y apornt de grand J verre; si je commandais a mon tailleur un habit un peu .1 large, et qulen m'en apportant un fort serré, il m’assurât :. qu` il n'y a rien de large sur la terre, et que le monde mème : est étroit;... j'ai honte d'ècrire de pareilles sottises, mais -1 il me semble que c'est à.peu près le raisonnement de nos a philosophes. Nous leur demandonsle chemin de la sagesse, - et ils nous disent qu’il n'y a que folie; nous voudrions ètre = instruits des caractères qui distinguent la vertu du vice, et — ils nous répondent qu'il n'y a dans les hommes que_ dépra- vation et que faiblesse'. ll ne faut point que les hommes_ , . s'enivrent de leurs avantages; mais il ne faut point qu'ils les — — ignorent; il faut qu’i,ls connaissent leurs faiblesses, pour _ qu'ils ne présument pas trop de leur courage; mais il faut en même temps qu'ils se connaissent capables de vertu, afin qu'ils ne désespèrent- pas d'eux-memes. C’est le but qu’on s'est proposé dans ce discours, et quïon tâchera de ne perdre jamais de vue ·. . . l Var.: · Nous voudrions être encouragés A la vertu, et ils raisonnent A ·· perte de vue sur la faiblesse de l’esprit humain. Penseut.-ils que nous igno- ·· rions cette faiblesse? — Mais, vous-meme, me diront-ils, croyez-vous qu’on « ne sache pas ce que vous dites`? — Pratiquez-le donc, si vous le savez! et · ne m'obligez pas de vous redire ce qu’on vous a dit, et [ce] dont vous « profitez si peu; car, tant que vous parlerez comme vous [le] faites, je · croirai qu’on peut vous apprendre ce que vous croyez savoir, et je vous trai- · terai comme le peuple, qui comprend trè< peu ce qu’il croit, qui fait rarement « ce qu’il sait, et qui emprunte, selon ses besoins, des circonstances et ses · « II'lœ||l'B Gt BNS 0pll’|l0flS. n

  • Cette phrase appartiendrait aussi bien, mieux peut-etre, a un exordc qn‘a

une péroraison. Aussi n’est-il pas sur que ce dernier morceau, dont nous n'osons cependant changer la place, soit bien ici a la sienne. Il nc faut pas perdre de vue que Vauvenargues n’avait publié lui-même qu'une faible partie de son œuvre, et qu’il n’avnit pas mis la dernière main à la plupart des pièces qui ont été données apres sa mort; plusieurs meme se retrouvent dans ses manuscrits I l'état de fragments souvent disséminés, avec de nombreuses variantes, sans que rien indique qu’il eut définitivement arreté |'ordre et la liaison des uns, ou dêfinitivement choisi entre les autres. ll en résulte que le classement de ses œuvres postliumes est embarrassant, par oela même qu’il est arbitraire. - G. DISCOUB S SUR LES A M(EUBS DU SIECLE ‘ Ce qu’il y a de plus dillicile lorsqu’on écrit contre _les mœurs, c’est de bien convaincre les hommes de la vérité de leurs déréglements. Comme ils n'ont jamais manqué de censeurs à cet égard , ils sont persuadés que les désor- dres qu'on`attaque, ont été de tout temps les mêmes; que ce sont des vices attachés à la nature, et, par cette raison, inévitables; des vices, s'ils osaient le dire, nécessaires et presque innocents. On se moque d’1m homme qui ose accuser des abus qu'on croit si anciens; rarement les gens de bien même lui.sont favorables; et ceux qui sont nés modérés blàment jusqu'à la véhémence qu’on emploie contre les méchants. Renfermés dans un petit cercle d'amis vertueux , ils ne peuvent se persuader les emportements dont on parle, ni comprendre la vraie misère et l'abaisse— ment de leur siècle. Contents de n’avoir pas à redouter pendant la guerre les violences de l'ennemi, lorsque tant dautres peuples sont la proie de ce fléau; charmés du bel ordre qui règne dans tous les États, ils regrettent peu les_ vertus qui nous ont acquis ce bonheur, tant de grands per- sonnages qui ont disparu, les arts qui dégénèrent et qui sfavilissent. Si on leur parle mème de la gloire, que nous l Cette pièce a une grande analogie avec celle qui précède; les idées sont su moins voisines, quand ellœ ne sont pas complétement semblables. Peut- être ce second discours, qui est resté à l'état de fragment, n'étsit·il'que le commencement ou qu'un des points du premier, que Vsuvennrguœ se propo- Sslt de refondrc. Mais, n'sysnt trouvé dans les manuscrits aucune indication précise I oct égard, nous donnons ces deux pièces sépsrément, comme les pr•L~ cèdents 'éditeurs. — G. ' ` l f66 DISCO U R S négligeons, plus froids encor·e la-dessus que sur le reste. ils traitent toujours de chimère ce qui s'éloigne de lent caractère ou de leur temps. Mon dessein n’est pas de dissimuler les avantages de ce siécle, ni de le peindre plus méchant qu‘il n'est. J'avou€ que nous ne portons pas le vice à ces extrémités furieuses que l'hist« ·ire nous fait connaître; nous n’avons pas la forcer malheure, .se qu'on dit que ces excès demandent, trop fai- bles pour passer la médiocrité, même dans le crime. Mai; je dis que les vices bas, ceux qui témoignent le plus de faiblesse et méritent le plus de mépris, n’ont jamais été si osés, si multipliés, si puissants '. On ne saurait parler ou- vertement de ees opprobres; on ne peut les découvrir tous; que ce silence méme les fasse connaitre. Quand les maladies sont au point qu'on est obligé de s’en taire et de les cacher au malade, alors il y a peu d’espérance, elle mal doit étre bien grand. Tel est notre état. Les écrivains qui semblent plus particulièrement chargés de nous r¢· prendre, désespérant de guérir nos erreurs, ou corrompus peut—étre par notre commerce, et gâtés par nos préjugés. ces écrivains, dis-je, tlattent le vice, qu’ils pourraient c0¤· fondre’, couvrent le mensonge de fleurs, s’attachent àor-

  • Add.: [Voyez ces grands, ai somptueux dans leur train, mais d'suim| '

plus pauvres en vertu, sans autorité I la cour, sans considération dw B I provinces, sans réputation dans les armées, réduits a leurs flatteurs et H€\"‘ ·· domestiques pour clients : plusieurs jouissent dans l'opprobr·e de la r餤¤l' pense méritée par leurs peres, comme ai les plus grandes places de PEN valentetre l'héritage de la vanité et de la mollcsse! Qu'est-ce pourtant ¢|¤'"‘ ` poste qu'on ne sait pas remplir, des honneurs qu'on avilit, une fortune \l¤°“ , rend inutile a soi et aux autres'! un maréchal de France qu'on n'ose em|!¤7*· l ou, si on l'emploie, qui laisse échapper toutes les occasions dc vainc¤J* n'évita aucune des fautes qui entralnent les plus grands malheurs! un MF . ciateur éternellement joué? un ministre dont les erreurs, la négligence, W l" l ‘ plaisirs, font gémir- les peuples? A quoi bon les grandes places, lorsqu'o¤_l¤ I remplit de la sorte! et comment y faire mieux, lorsqu'on n'a jamais HW I appris, ou rien approfondi, lorsqu'on n'a aucune habitude du travail. l°”' _ qu'on a passé sa jeunesse a l’étude des bagatelles, dans la dissipation ei dm les plaisirs?] —- Ce morceau est extrait des manuscrits du Louvre. - G· ;

  • Fortis voit dans ce passage une allusion a Voltaire : fl parait, dit-lh 1

Ncrivain qrfnffuqrre ici Pauteur est Voltaire, qui prosfilrur ses Ideal! Qd" brer les charmer de Madame de Pompadnur. Celte inainuation dc l'ë¢l“"" l ner l'esprit du monde, si vain dans son fonds. Occupés à s'insinuer auprès de ce qu'on appelle labovme compagnie, i persuader qu'ils la connaissent, qu'eux-memes en sont Pagrément, ils rendent leurs écrits aussi frivoles que les hommes pour qui ils travaillent. On ne trouvera pas ici cette basse condescendance; mon objet n'est pas de ilatter les vices qui sont en faveur. Je ne crains ni la raillerie de ceux qui n'ont d’esprit que pour tourner en ridicule la raison, ni le goutdépravé de ceux qui tfestiment rien de solide; je dis, sans détour et sans art, ce que je crois vrai et utile. J’espère que la sincérité de mes écrits leur ouvrira le cœur des jeunes gens; et, puisque les ouvrages les plus ridicules trouvent des lecteurs qu’ils corrompent, parce q·u’ils sont proportionnés à leur esprit, il serait étrange qu'un discours fait pour inspirer la vertu ne Fencourageât pas, au moins dans quelques hommes qui, d'eux·mémes, ne la conçoivent pas avec assez de force. Il ne faut pas avoir beaucoup de connaissance de l'his· toire, pour savoir que la barbarie et l’ignorance ont été le partage le plus ordinaire du genre humain. Dans cette longue suite de générations qui nous précèdent, on compte peu de siècles éclairés, et peut-étre encore moins de ver- tueux; mais cela même prouve que les mœurs n’ont pas toujours été les mêmes, comme on l'insinue. Ni les Alle- tnauds n'ont la férocité des Germains leurs ancêtres, ni les Italiens le mérite des anciens Romains , ni les Français <J'a.uj0urd’hui ne sont tels que sous Louis XIV, quoique nous touchions à. son règne. On répond que nous n'avons nous parait tout A fait inconciliable avec le respect de Vauvenargues pour les grands hommes en général, et, en particulier, pour Voltaire, qu’il regardait comme son maitre, et que, dans maint endroit de ses ouvrages, il défend avec chaleur contre les préventions de Fignorance et ds Pcnvic. Supposé que Vau- venargues, dans sa chambre de la rue du Paon, s’occupat de ce que faisait Voltaire A Versailles, jamais il n’eut attaqué dans un ouvrage destiné au pu- blic, je ne dis pas seulement son ami, mais le seul homme A peu près qui, à sa yeux, honorât encore le siècle et les lettres françaises. Selon nous, il ne faut voir icl qu’une allusion générale aux moralistes accommodants, aux ro- rp‘a;cjqE"fareilcÈ prix écrivains fr-ivoles, dont Vauvenargues se plaint si soufait que changer de vices: quand cela serait, dira-t-on que les mœurs des Italiens soient aussi estimables que celles des anciens Romains, qui leur avaient soumis toute’la terre ’ 2 et l’avilissement des Grecs, esclaves d’un peuple barbare, sera·t—il égalé a la gloire, aux talents, a la politesse de l’ancienne Athènes ? S’il y a des vices qui rendent les peuples plus heureux, plus estimés et plus creints, ne méritent-ils pas qu’on les préfère à. tous les autres? Que sera—ce si ces prétendus vices, qui soutiennent les empires et les font fleurir, sont de véritables vertus * ?

Je n’outrerai rien, si je puis : les hommes n’ont jamais échappé à la misère de leur condition; composés de mauvaises et de bonnes qualités, ils portent toujours dans leur fonds les semences du bien et du mal. Qui fait donc prévaloir les unes sur les autres? qui fait que le vice l’emporte, ou la vertu? l’opinion. Nos passions, en partie mauvaises, en partie très-bonnes, nous tiendraient peut-être en suspens, si l’opinion, en se rangeant d’un côté, ne faisait pencher la balance. Ainsi, des qu’on pourra nous persuader que c’est une duperie d’ètre bon ou juste, des lors il est à. craindre que le vice, devenu plus fort, n’acheve d’étouil`er les sentiments qui nous sollicitent au bien; et voila l’état où nous sommes. Nous ne sommes pas nés si faibles et si frivoles qu’on nous le reproche; mais l’opinion nous a fait tels. On ne sera donc pas s1n·pris si j’emploie beaucoup de raisonnements dans ce discours; car, puisque notre plus grand mal est dans l’esprit, il faut bien commencer par le guérir.

Ceux qui n’approf0ndissent pas beaucoup les choses, objectent le progrès des sciences, l’esprit de raisonnement répandu dans tous les états, la politesse, la délicatesse, la subtilité de ce siècle, comme des faits qui contrarient et qui détruisent ce que j‘etablis. Je réponds a

  • Phrase incorrecte; qui est pour lesquelles mœurs. — G.
  • Rnpprochez du lt3• chap. de Plntreducliun si la Connaissance de I’Esprit humain (Du bien et du mal moral). — G.

regard des sciences : comme elles sont encore fort impar- faites, si l'ou en croit les maitres, leur progrès ne peut nous surprendre; quoiqu'il n'y ait peut-étre plus d'hommes en Europe comme Descartes et Newton, cela xfempeche pas que l‘e¢iifice ne s’élève sur des fondements déjà posés. Mais qui peut ignorer que les sciences et la morale n'ont aucun rapport parmi nous? Et quant à la délicatesse et lt la poli- tesse que nous croyons porter si loin, j'ose dire que nous avons changé en artifices cette imitation de la belle nature qui en était l'objet. Nous abusons de même du raisonne- xment; en subtilisant sans justesse, nous nous écartons plus peut-etre de la vérité par le savoir, qu’on ne l'a jamais fait par Yignorance'. ‘ En un mot, je me borne à dire que la corruption des principes est cause de celle des mœurs. Pour juger de ce que j’avance, il sufîit de connaitre lesmaximes qui règnent auj 0urd’hui dans le grand monde, et qui, de la, se répandent j usque dans le pedple ,infectent également toutes les con- ditions; ces maximes qui, nous présentant toutes choses comme incertaines, nous laissent les maitres absolus de nos actions; ces maximes qui, anéantissant le mérite de la vertu, et n’admettant· parmi les hommes que des appa- rences, égalent le bien et le mal; ces maximes qui, avilis- Sant la gloire comme la plus insensée des vanites, justi- Iïent l'intéret et la bassesse, et une brutale indolence. Des Iarincipes si corrompus entraînent infailliblement la ruine des plus grands empires. Car, si l’0n y fait attention, qui peut rendre un peuple puissant, si ce n’cst l’amour de la gloire? Qui peut le rendre heureux et redoutable, sinon la vertu? L’esprit, l’intérèt, la finesse, n'ont jamais tenu lieu de ces nobles motifs. Quel peuple plus ingénieux et plus rafliné que les Grecs dans l’esclavage, et quel autre plus malheureux? Quel peuple plus raisonneur et, en un sens, plus éclairé que les Romains? et dans la décadence \ Rapprochez du Discours precedent, on la même idee est développée plus longuement. - G. l t70 DISCOURS SUR LES IHEURS DU SIÈCLE. de l'empire, quel autre plus avili? Ce n'est donc ni par l'intéret, ni par la licence des opinions ou l‘esprit de rai- sonnement, que les Étatsfleurissent et se maintiennent, mais par les qualités memesque nous méprisons, par l'es- time de la vertu et de la gloire. Ne serait—il pas bien étrange qu’un peuple frivole, bassement partagé entre l’intéret et les plaisirs, fût capable de grandes choses? et sî— ce même peuple méprisait la gloire, s'en rendrait-il digne ?— Qu'il me soit permis d’appliquer ces réflexions : on ne saurait nier que la paresse, l’intéret, la dissipation, ne soient ce qui domine parmi nous; et, à l’égard des opinions qui favo- risent ces penchants honteux , je m'en rapporte a ceux qui connaissent le monde et qui ont de la bonne foi; qu'ils disent si c'est faussement que je les attribue à notre siècle. En vérité, il est ditlicile de le justifier a cet égard; jamais le mépris de la gloire et la bassesse ne se sont pro- duits avec tant d'audace; jusqu’à ceux qui, se piquant de bien danser, et attachant ainsi l’honneur aux choses les moins honorables, traitent toutes les grandes de folies, et, persuadés que 1'amour de la gloire est au—dessous d’eux, sont le jouet ridicule de leur vanité'. Mais faut-il s’étouner qu'on dégrade la gloire, si on nie jusqu'à la vertu? Il n'est guère possible de rendre raison <l'uue erreur- aussi insensée, et j'avoue que j'ai peine à. comprendre sur quoi elle a pu se fonder. • Vauvenargues a déja dit même chose dans le 27* chap. de`l‘lntrodnrIion a la Connaissance de I'Espril humain. - G. ` DISCOURS S SUR L’lNÉGA LlTÉ DES RICHESSES Vauvenargues compose ce discours en 1'(lt5, pour concourir au prlx Ililloquence, dont |’Académie française avait proposé le sujet, pour (tette année, en ces termes : « La sagesse de Dieu dans la distribution · ~· inégale des richesses, suivant ces paroles: Dives vt poupcr olmioversnt •~ sibi; strissqsc operator est Domina:. (Proverh. XXII, 2.) Le pauvre en et le riche se sont rencontrés : le Seigneur a fait l`un et l'a¤tre. • —— l·2n plusieurs endroits de re discours, nous avons rétabli le texte rl'apres les manuscrits du Louvre. — (L ll serait ditlicile de trouver un sujet plus digne de notre attention que celui qu’on nous propose, puisqu'il est ques- tion de confondre le prétexte le plus plausible des impies, par la sagesse même de la Providence dans la distribution inégale des richesses, qui fait leur scandale. ll faut, en son- dant le secret de ces redoutables conseils qui fout la destinée particulière et la.fortune de chaque homme, ouvrir en méme temps aux yeux du genre humain le spectacle de l'univers sous la main de Dieu. Un sujet si vaste embrasse toutes les conditions et·tous leshommes; rois, sujets, étrangers, bar- lnres, savants, ignorants, tous y ont un égal intérêt. Nul ne peut s’atTranchir du· joug de Celui qui, du haut des cieux, commande à tous les peuples de la terre, et tient sous sa loi les empires, les hasards, les tombeaux, la gloire, la vie et la mort. La matiere est trop importante pour n’àvoir pas été sou- vent traitée '. Les plus grands hommes se sont attachés à la

  • l'nr. : [ ¤ La vérité s'est lait entendre dans toutes les chaires, et la sagesse

¤ de la Providence a été annoncée dans tous les temples. ·] 172 D I SCOU RS mettre dans un beau jour, et rien ne leur est échappé: mais parce que nous oublions très—promptement jusqu'aux choses qu’il nous importe le plus de retenir, il ne sera pas inutile de remettre devant nos yeux une vérité si sublime, et si outragée de nos jours. Si nous n’employons pour la défendre ni de nouveaux raisonnements, ni de nouveaux tours, que personne n'en soit surpris; qu'on sache que la vérité est une, qu’elle est immuable , qu’elle est éternelle. Belle de sa propre beauté, riche dans son fonds, invincible, elle peut se montrer toujours la meme, sans perdre sa force ou sa grace, parce qu’elle ne peut vieillir ni s'atl`aiblir, et que, n’ayant pas pris son ètre dans les famtomes de notre imagination, elle rejette ses faux ornements. Que ceux qui prostituent leur voix au mensonge, s'ell`orcent de couvrir la faiblesse de leurs inventions par les illusions séductrices de la nouveauté; qu'ils se répandent inutilement en vains discours, puisqu'ils n'ont pour but que de plaire et d`amu- ser les oreilles curieuses. Lorsqu' il est question de persuader la vérité, tout ce qui est recherche est vain, tout ce qui n’est pas nécessaire est superflu; tout ce qui est pour l’au— teur, distrait, charge la mémoire, dégoûte. Animé par nn autre esprit, j'espére démontrer en peu de mots combien nos murmures enwrs la Providence sont injustes, combien meme elle est juste malgré nos murmures. Et premièrement, que ceux qui se plaignent de l'inéga- lité des conditions, en reconnaissent la nécessité indispen- sable : inutilement les anciens législateurs ont mue de les rapprocher; les lois ne sauraient empecher que le génie ne s’éléve au-dessus de Fincapacité, l'activité au-dessus de la paresse, la prudence au·dessus de la témérité. Tous les tempéraments qu'on a employés a cet égard ont été vains; l`art ne peut égaler' les hommes malgré la nature. Si l'on trouve quelque apparence, dans l’hlstoire, de cette égalité imaginaire, c'est parmi des peuples sauvages. qui vivaient sans lois et sans maitres, ne connaissaient d’autre droit que E * Éguler pour eyalùer. - G. · la force, d'autres dieux que l'impu¤ité; monstres qui erraient dans les bois avec les ours, et se détruisaient les uns les autres par d'ai}`reux carnages; égaux par le crime, par la pauvreté, par l'ignorance, par la cruauté. Nul appui parmi eux pour l’innocence, nulle récompense pour la vertu, xml _i`rein pour l’audace. L’art du labourage négligé ou ignoré par ces barbares, qui ne subsistaient que de rapines, accou- tumée a une vie oisive et vagabonde; la terre stérile pour ses habitants; la raison impuissante et inutile : tel était l'état _ de ces peuples, telles étaient leurs coutumes impies. Nus, et accablés de besoins, jamais tranquilles, lassés de leur liberté et de leurs brigandages, dès qu' ils sentirentla nécessité d'une juste dépendance, cette égalité primitive qui n’était fondée que sur leur pauvreté et leur ignorance communes, dispa- rut. Mais voici ce qui la suivit : le sage et le laborieux eu- rent Yabondance pour prix du travail; la gloire devint le fruit de la vertu; l'opprobre punit la mollesse, et la misère punit l’indolence._ Les hommes s’élevant les uns au-dessus des autres, selon leur génie, l’înégali·té des fortunes s’in·· troduisit sur de justes fondements; la subordination qu’elle établit parmi les hommes resserre leurs liens mutuels, et servit à maintenir l’ordre. Alors_celui qui avait les richesses en partage mit en œuvre l’activité et (industrie; dans le temps que le laboureur, né sous les cabanes, fertilisait la terre par- ses soins, le philosophe, que la nature avait doué de plus d'intelligence, se donna librement aux sciences ou à l'étude de la politique. Tous les arts, cultivés a la fois, ileurirent sur la terre; les divers talents s'entr'aidérent, et la vérité de ces paroles de mon texte se mauifesta : Dives et paupcr obviaverunt sibi, le pauvre et le riche se sont ren- contrés: utriuxquc operator est Dominus, .le Seigneur a fait l'un et l'autre. (1'est lui qui a ordonné les conditions, et les a subordonnées avec sagesse, afin qu’elles se servissent pour ainsi dire de contre-poids, et entretinssent Yéquilibre sur la terre. Et ne croyez pas que sa justice ait mis dans cette inégalité de fortune une inégalité réelle de bonheur : l _ comme il n’a pas créé les hommes pour la terre, mais pour une fin sans comparaison plus élevée’, il attacheaux émi- nentss conditions, les plus heureuses en apparence, de se- crets ennuis. ll n’a pas voulu que la tranquillité de l’àme dépendlt du hasard de la naissance; il a fait en sorte que le cœur de la plupart des hommes se format sur leur condi- tion. Le laboureur a trouvé dans le travail de ses mains la paix et la satiété, qui fuient l’0rgueil des grands. Ceux-ci n’ont pas moins· de désirs que les hommes les plus abjects‘; ils ont donc autant de besoins.

Une erreur sans doute bien grossière, c’est de croire que l’oisiveté puisse rendre les hommes plus heureux : la santé, la vigueur d’esprit, la paix du cœur, sont le fruit touchant du travail. ll n’y a qu’une vie laborieuse qui puisse amortir les passions, dont le joug est si rigoureux; c’est elle qui retient sous les cabanes le sommeil, fugitif des riches pa- lais. La pauvreté, contre laquelle nous_sommes si prévenus, n’ost pas telle que nous pensons : elle rend les hommes plus tempérants, plus laborieux, plus modestes; elle les · maintient dans l’innocence, sans laquelle il n’y a ni repos ni bonheur réel sur la terre.

Qu’envions·nous dans la condition des riches? Obérés eux-memes dans l'abondance par leur luxe et leur faste immodérés ; exténués à la fleur de leur age par leurs débauches criminelles; consumés par l’ambition et la jalousie à mesure qu’ils sont plus élevés; victimes orgueilleuses de la vanité et de l'intempérance; encore une fois, peuple aveugle, que leur pouvons·nous envier’? Considérons de loin la cour des princes, ou la vanité humaine étale avec éclat ce qu’elle a de plus spécieux : là, nous trouverons plus qu’ailleurs la bassesse et la servitude sous l’apparence

l Do tous lœ ouvrages de Vauvenargues, ce Discours est i pou prù le seul ou il fuse clairement allusion A une vie future.- G.

  • ll faudrait de l’é1u| le plus abject. - B.
  • Add. : [~ Invlerions-nous leurs excès, leurs fureurs, leurs plaisirs coupables, et leurs volontés insensées ? ]

de la grandeur et de la gloire, Tindigence sous le nom de la fortune, l’opprobre sous l'éclat· du sang'; là, nous verrons la nature étoulfée par l'ambition, les mères détachées de leurs enfants par l’amour efïréné du monde, les enfants at- tendant avec impatience la mort de leurs pères, les frères opposés aux freres, l'ami à. l'ami: la, l'intéret sordide et la dissipation, au lieu des plaisirs; le dépit, la haine, la lzonte, la vengeance et le désespoir, sous le faux dehors du bonheur. Où règne si impérieusement le vice. on ne saurait trop le redire, ne croyons pas que la tranquillité ’ d'esprit et le plaisir puissent habiter. Je ne vous parle — pas des peines infinies qui suivront si promptement, et sans être attendues, ces jours passagers; je ne releve ` pas Pobligation du riche envers le pauvre, auquel il est comptable de ces biens immenses qui ne peuvent assouvir une cupidité insatiable. La nécessité inviolable de l’aum6ne égale le pauvre et le riche : si celui-ci n'est que le dispen- Sateur de ses trésors, comme on ne saurait en douter. quelle condition ! s'il en est Pusurpateur infidèle, quel odieux titre! Je sais que la plupart des riches ne balancent pas dans ce choix; mais je sais aussi les supplices réservés à leurs attentats. S'i1s s'étourdissent sur ces châtiments î nèvitables, pouvons-nous compter pour un bien ce qui met l e comble a leurs maux? S'il leur reste, au contraire, quel- que sentiment d'humanité, de combien de remords, de craintes, de troubles secrets, ne sont-ils pas travaillés! En 1m mot, quel sort est le leur, si non-seulement leurs plai- sirs rencontrent un juge inflexible, mais leurs douleurs tnème! Passons sur ces tristes objets, si souvent et si vai- nement présentés à nos faibles yeux; le lieu et le temps ou je parle ne permettent peut·étre pas d’insist»er sur ces véri- tés. Toutefois, ils ne peuvent nous dispenser de traiter chré- tiennement un sujet chrétien; et quiconque n’aperçoit pas cette nécessite inévitable, ne connait pas méme les règles

  • Toutes les éditions donnent sour Perla! duirany; notre lcoon eatcelle du

manuscrit du Louvre. — G. _ l16 DISCOUlt·S· de la vraie éloquence. Pénétré de cette pensée, je reprends ce qui fait l’objet et le fonds de tout ce discours. Nous avons reconnu la sagesse de Dieu dans la distribu- tion inégale des richesses, qui fait le scandale des faibles; Pimpuissance de la fortune pour le vrai bonheur s'est oüerte de tous cotés, et nous l'a.vons suivie jusqu'au pied du trône. Élevons maintenant nos vues ; observons la vie de ces princes memes qui excitent la cupidité et 1'envie du reste des hom- mes : nous adorons leur grandeur et leur opulence; mais ' j'ai vu l'indigence sur "le tronc ', telle que les cœurs les plus durs en auraient été attendris : il ne m'appartient pas d'expliquer ce discours; nous devons au moins ce respect à ' ceux qui sont l’image·de Dieu sur la terre. Aussi n'avons- nouspas besoin de- recourir ·a ces paradoxes que le peuple ne peut comprendre ; les peines de la royauté sont d'ailleurs assez manifestes. Un homme obligé par état a faire le bon- heur des autres hommes, à. les rendre bons et soumis, à maintenir en meme temps la gloire et la tranquillité de la nation, lorsque les calamités inséparables de la guerre acca- blent ses peuples, qu'il voit ses États attaqués par un ennemi redoutable, que les ressources épuisées ne laissent pas méme la consolation de Pespérance, 0 peines sans bor- nes! quelle main séchera les larmes d’un bon prince dans ces circonstances‘ ? S’il est touché, comme il doit l'étre, de tels maux , quel accablement I s' il yest insensible, quelle indi- gnitél Quelle honte, si une condition si élevée ne lui inspire pas la vertu! Quelle misère, si la vertu ne peut le rendre plus heureux! Tout ce qui a de 1'éclat au dehors éblouit notre vanité; nous idolàtrons en secret tout ce qui s'olïre sous les apparences de la gloire : aveugles que nous sommes, | Uauteur parle vraisemblablement de Stanislas leczinski, roi de Pologne, dont il avait vu la cour A Nancy. Il avait pu voir aurai la famille du roi Jan ques, réduite i une extreme indigence, apres la révolution qui dépouilla ce prince du tronc d'Anglcterre· On connait l’histoire de Charles-le-Gros, qui. apres avoir réuni sur sa tete toutes les couronnes de Charlemagne, mourut de misère et de chagrin, l'¤n 888. — F.

  • C'eat dans ces cirronrtance: que se trouvait Louis XV au commencement

de l‘année t7l»5, la bataille de Fontenoi n’ayant été livrée que le M mai.- G. expérience et la raison devraient bien nous dessiller les eux. Memes inlirmités, memes faiblesses, méme fragilité, 2 font remarquer dans tous les états; méme sujétion à. la tort, qui met un terme si court et si redoutable aux gran- eurs humaines. S’il fallait donner un exemple plus frap- mt de ces vérités, la Bavière et la France en deuil nous foumiraient. 0serai·je le proposer, et me permettra-t-on et écart? Un prince s’était élevé jusqu'au premier trône du onde par la_protection d'un roi puissant'; l’Europe, ja- use dela gloire de son bienfaiteur 1, formait des complots tntre lui; tous les peuples prétaient l'oreille,· et atten- tient les circonstances pour prendre parti. Déjà la meil- uro partie de l’Europe était —en_ armes ,4ses plus belles ·0vînces ravagées; la mort avait détruit en un moment les mées les plus redoutables; triomphantes sous leurs rui- ne , elles renaissaient de leurs cendres; de nouveaux sol- tts se rangeaient en foule sous nos drapeaux victorieux ; ms attendions tout de leur nombre, de leur chef ·‘ et de ur courage. Espérance fallacieuse l Ce spectacle nous im- osait. Celui pour qui nous avions entrepris de si grandes aoses touchait à son terme; la mort invisible assiégeait I On voit que l'auteur parle ici de Charles-Albert, électeur de Bavière, cou- qmé empereur L Francfort, le sa janvier t7l42, parle secours des armes de mis XV, sous le nom de Charles Vll. Accablé d'intlrmités ct dénué de ressources arnosmellm, il fut bientot dépouillé de ce qu'il avait conquis, et ce ne fut que u- le secours du roi de Prune qu'il put rentrer dans ses États héréditaires, Munich, où il mourut le 20 janvier i7lt5, dans la quarantœhuitiérue année

son age.`0n trouva, dit-on, ses poumons, son foie et son estomac gangrenée,

sa pierres dans ses reins, et un polype dans son cœur. — F. S Bienfuiteur porte, non pas sur Europe, mais sur prince qui est plus aut. Dans cette phrase, les rapports de mots ne sont pas assez nets. — G, f- Au mois de janvier 17h5, pendant lequel mourut Charles Vil, un traité union fut conclu à Varsovie entre la reine de Hongrie, le roi d'Anglets-ne et . Hollande. Uambaasadeur des Etats-Généraux ayant rencontré le maréchal 5 Saxe dans la galerie de Versailles, lui demanda ce qu'il pensait de ce misé. Je pense, répondit ce général, que si le Roi mon maître veut me donner nu blanche, j’irut lire ai La Haye Poriginal du traité avant la fn de Panne;. ette réponse n’était pas une rodomontade : le maréchal de Saxe le prouva en ' agnant la bataille de Pontenoi, le il mal i7lt5, peu de temps aprœ l’ouver· are de la campagne. Mais Charles Vll, pour qui l'on combattalt, était déja zaort. Cependant la paix ne fut conclue que plus de trois ans apres cette nort, le i8 octobre Hue. - F. 12 I 118 4 DISC 0 U It S son trone; la te11·el’appelle a son centre; frappé tout a coup sous la pourpre, il descend aux sombres demeures ou la mort égale à. jamais le pauvre et le riche, le faible et le fort, le prudent et le téméraire; ses braves soldats, qui avaient perdu le jour sous ses enseignes, l'environnent, saisis de crainte : O sage empereur, est—ce vous? Nous avons combattu jusqu`au dernier soupir pour votre gloire; nous au- rions donné mille vies pour rendre vos jours plus tranquilles. Quoi! sitôt vous nous rejoignez! quoi! la mort a ose inter- rompre vos vastes desseins ! Ah I c’est maintenant que le sens des paroles de Salomon achève de se découvrir! Le pauvre etle riche se sont rencontrés, le sujet et le souverain; mais ces distinctions de souverain et de sujet avaient disparu, et n’étaient plus que des noms. 0 néant des grandeurs hu- maines I 0 fragilité de la vie! Sont-ce la les vains avantages pour lesquels, toujours prévenus, nous nous consumons de travaux? Sont-ce là les objets de nos empressements, de · i nos- jalousies, de nos murmures audacieux contre la Provi· · dence? Dès que nos désirs injustes trouvent des obstacles; dès que notre ambition insatiable n’est pas assouvie; dès · que nous soutïrons quelque chose par les maladies, juste * suite de nos excès; dès que nos espérances ridicules sont · trompées; des que notre orgueil est blessé, nous osons accuser de tous ces maux; vrais ou imaginaires, cette Pro- , vidence adorable de qui nous tenons tous nos biens. Que dis-je, accuser? Combien d’hommes, par un aveuglement qui fait horreur, portent l’impiété et Paudace jusqu’a nier son existence! La terre et les cieux la confessent; l'univers en porte partout l’auguste marque; mais ces caractères, ces grands témoignages ne peuvent toucher leur esprit. Inuti- lement retentit a leurs oreilles la merveille des œuvres de Dieu : l'ordre permanent des saisons, principe fécond des _· richesses qu’enfante la terre; les nuits succédant régulière- mentaux jours, pour inviter l'homme au repos; les astres parcourant les cieux dans un effroyable silence, sans s'em— · barrasser dans leur cours; tant de corps si puissants et si npétueux enchaînée sous la méme loi; l' univers éternelle- ent assujetti a la même règle; ce spectacle échappe à urs yeux malades et préoccupés. Aussi n’est.-ce pas par . pompe que je combattrai leurs erreurs : je veux les con- .incre par ce qui se passe sur cette méme terre qui en- tanœ leurs sens, ou se bornent toutes leurs pensées et tous mrs désirs. Je leur présenterai les merveilles sensibles fils idolâtreut; tous les hommes, tous les états, tous les ts enchainés les uns aux autres, et concourant également u maintien de la société; la justice manifeste de Dieu ‘ ms sa conduite impénétrable; le pauvre soulagé, sans le .voir, par la privation des biens memes qu’il.regrette; le che agité, traversé, désespéré dans la possession des tré- ms qu’il accumule, puni de son orgueil par son orgueil, nâtié du mauvais usage des richesses par l'abus meme n’il en ose faire; le pauvre et le riche également mécon- mts de leur état, et par conséquent également injustes et veugles, car ils [se] portent envie l’un à l'autre, et se croient éciproquement heureux; le pauvre et le riche forcés par zur propre condition de s'entr’aider, malgré la jalousie des ns et l’orgueil injurieux des autres; le pauvre et le riche galés enfin par la mort et par les jugements de Dieu. S'il est des misères sur la terre qui méritent d’étre xceptées, parce qu'elles paraissent sans compensation, trouvent-elles plutôt l’inj ustice de la Providence, qui donne .i lîbéralement aux riches les moyens de les soulager, que » 'endurcissement de ceux-là mêmes qui s’en font un titre zontre elle? Grands du monde, quel est ce luxe qui. vous suit et vous environne? quelle est cette somptuosité qui règne dans vos bâtiments et dans vos repas licencieux? Quelle profusion! quelle audace! quel faste insensé! Ce- pendant le pauvre, affamé, nu, malade, accablé d'injures, repose à. la porte des templesoù veille le Dieu des ven- geances; cet homme, qui a une àme comme vous, qui a un méme Dieu avec vous, méme culte, méme patrie, et sans doute plus de vertu, il languit à vos yeux, couvert d'op· l im DISCOURS probres; la douleur et la faim intolérable _ abrégent ses jours; les maux qui l'ont assiégé des son enfance, le préci- pitent au tombeau, à la lleur de savie '. 0 douleur! 0 igno- minie! 0 renversement de la nature corrompue! Rejette- rons-nous sur la Providence ces scandales que nous sommes inutilement chargés de réparer, et que la Providence venge sirigoureusement après la vie! Ccnclurions-nous donc autrement, si de tels désordres étaient sans vengeance, si les moyens de les prévenir nous avaient été refusés, si . 1`obligation de le faire était moins manifeste et moins 4 expresse? Violateurs de la loi de Dieu, ravisseurs du dépot qui nous 3 est confié, nous ne nous contentons pas de nous livrer a -¤ notre duretè,·à notre cupidité, à notre avarice : nous vou- —·‘ lons encore que Dieu soit l'auteur de ces excès; et, quand É on nous fait voir qu’il ne peut ·l’étre, parce que cela dé- —·· truirait sa perfection, avenglés par ce qui devrait nous 3 éclairer, encouragés par ce qui devrait nous confondre, en~ ··’ ‘ hardis peut-être par l'impunité de nos désordres, nous Z concluons que cet Etre supreme ne se méle donc pas de la É conduite de l’univers, et qu’i1 a abandonné le genre humain ‘-n it ses caprices. Ah ! s'il était vrai, si les hommes ne dépen- "" daient plus que d'eux-memes, s’il n'y avait pas des récom- '; penses pour les bons et des châtiments pour le crime, si m tout se bornait ala terre, quelle condition lamentable l Où ‘- serait la consolation du pauvre, qui voit ses enfants dans 1 les pleurs autour de lui, et ne peut suiïire par un travail ' continuel à leurs besoins, ni lléchir la fortune inexorable 2 Quelle main calmerait le cœur du riche, agité de remords et d'inquiétudes, confondu dans ses vains projets et dans ses espérances audacieuses? Dans tous les états de la vie, s'il nous fallait attendre nos consolations des hommes, dont les meilleurs sont si changeants et si frivoles, si sujets à négliger leurs amis dans la calamité, 0 triste abandon! ! Voir, plus haut, un pusage A peu pros semblable, dans le Discours sur lc » raructère des dwérenlx siècle:. - G. Dieu clément, Dieu vengeur des faibles, je ne suis ni ce pauvre délaissé qui languit sans secours humain, ni ce ·îche que la possession meme des richesses trouble et em- aarrasse; né dans la médiocrité, dont les voies ne sont pas )eut—etre moins rudes, accable d'afllictîons dans la force de non age, 0 mon Dieu! si vous n’étiez pas, ou si vous n'étiez nas pour moi; seule et délaissée dans ses maux, où mon tme espérerait-elle? Serait-ce à la vie, qui m’échappe et me nène vers le tombeau'pa.r les détresses? Serait-ce à. la nort., qui auéantirait, avec ma vie, tout mon ètre? Ni la rie ni la mort, également à craindre, ne pourraient adoucir na peine; le désespoir sans bornes serait mon partage,. . Je 11'égare, et mon faible esprit sort des bornes qu’il s'est arescrites. Vous qui dispensez l'éloquence comme tous les autres talents; vous qui envoyez ces pensées et ces expres- . sions qui persuadent, vous savez que votre sagesse et votre nfinie providence sont l’objet de tout ce discours : c'est le aoble sujet qui nous est proposé par les maîtres de la pa- role; et quel autre serait plus propre a nous inspirer digne- ment? Toutefois, qui peut le traiter avec l'étendue qu’il mérite? Je n’ose me livrer à tous les sentiments qu’il excite nu fond de mon cœur. Qui parle long-temps, parle trop sans · doute, dit un homme illustre. Je ne connais point, con- Linue-t-il, de discours oratoire où il n’y ait des longueurs. Tout art a son endroit faible. Quelle tragédie est sans rem- nlissage, quelle ode sans strophesjnutiles ' ? Si cela est ainsi, Messieurs , comme l'expérience le prouve, quelle retenue ne dois-je pas avoir en m’exprimant, pour la première fois, dans l'assemblée la plus polie et la plus éclairée de l’uni- vers ! Ce discours si faible aura pour juge une compagnie qui l’est, par son institution, de tous les genres de littéra- ture; une compagnie toujours enviée et toujours respectée des sa naissance, où les places, recherchées avec ardeur, • Cette citation est extraite d'uno lettre que Voltaire écrivait ft Vauvenar- gues lui-méme, et que celui-ci avait du recevoir asso: récemment; car elle porte la date de17û5, et I’on sait que ce Discours fut écrit pour le concours d'É- loqucnce de cette même année. — G. 182 DISCOURS sont le terme de l'ambition des gens de lettres; une com- É, pagnie où se sont formés ces grands hommes qui ont fait ·` retentir la terre de leur voix; où Bossuet, animé d'un génie divin, surpassales orateurs les plus célèbres de l' antiquité dans la majesté et le sublime du discours; où Fénelon, plus ê gracieux et plus tendre,'apporta cette onction et œtte amé- ·- nité qui nous font aimer la vertu, et peignent partout sa A grande âme; où l’auteu1· immortel des Caractères' donna .3 des modèles d'énergie et de véhémence. Je ne parlerai pas g de ces poëtes, l’ornement et la gloire de leur siècle, nés ès pour illustrer leur patrie et servir de modèles à la postérité. _ =_ Je dois un hommage plus tendre à celui ’ qui excite du tom- ` ._ beau nos faibles voix par l'espoir flatteur de la gloire, à qui im; l'éloquence fut si chère et si naturelle, dans un siécle en- \ L core peu instruit; ce tribut que j’ose lui rendre me ramèneàu sans violence à mon déplorable sujet. A la vue de tant dâ le grands hommes qui n’ont fait que paraitre sur la terre $4 I `confondus après, pour toujours, dans l'ombre étemelle de: " morts, le néant des choses humaines s’oll`re tout entier A ; j mes yeux, et je répète sans cesse ces tristes paroles : « l._e ' :· pauvre et le riche se sont rencontrés; l’ignorant et le sx.- i if; . vant, celui qui charmait nos oreilles par son éloquencE· et ceux qui écoutaient ses discours : la mort les a totlâ A égalés. n L’Éterne1 partage ses dons : il dispense aux uns la sciencE• aux autres l’esprit des aiïaires; à ceux-ci la force, à ceu:¤" la l'adresse, aux autres l'amour du travail ou les richeœeî• afin que tous les arts soient cultivés, et que tous les humm? s’entr'aident, comme nous l'avons vu d'abord. Après avo if r distribué le genre humain en différentes classes, il assigrie encore à. chacune des biens et des maux manifestement conf' 1 pensés; et enfin, pour égaler les hommes plus parfaiteme¢? 5 dans une vie plus parfaite et plus durable, pour punir Fab:.}

  • Ln Bruyère, membre de l'Académie française, ainsi que Bossuet ti îé-»

nelon. - F. f, _ ! Balzac, fondateur du prix d‘ÉInquenco auquel aspirsit cr discours que le riche a pu faire de ses faveurs, pour venger le faible opprimé, pour justifier sa bonté, qui éprouve quelquefois dans les souffrances le juste et le sage, lui-même anéantit ces distinctions que sa providence avait établies; un meme tombeau confond tous les hommes; une méme loi les con- damne ou les absout : meme peine et même faveur atten- dent le riche et le pauvre. 0 vous qui viendrez sur les nues pour juger les uns et les autres, lils du Dieu trèshaut, roi des siècles, à qui toutes les nations et tous les trones sont soumis, vainqueur de la mort l la consternation et la crainte marcheront bientot sur vos traces; les tombeaux fuiront devant vous : agréer, dans ces jours d’horreur, les vœux humbles de Yinnooence; écarter loin d’elle le crime qui Yassiége de toutes parts, et ne rendez pas inutile votre sang versé sur la croix' !

  • Ge discours ne fut pas couronné, et n'0btînt pas même do mention (voir

notre Éloge de Vauvenargues); un ecrivain, du nom de Duillot, fort obscur, · pour ne pas dire ignoré, remporta le prix. Son travail tres-court, et d'ailleurs ane: faible, n cependant un bon passage sur les dilléreuts genres d'inégalité, · ct sur leur nécessite dans l'intéret de Pasaistance mutuelle, et, par suite, de Il sociabilité universelle. L'auteur se place surtout au point de vue religieux, cl l’on peut croire qu'il l’emp0rta par la pureté des doctrines, bien que Vau- '*l||'!¤es soit icl, plus que partout ailleurs, d'une orthodoxie irréprochable, ¢·¢, cette fois, tout xl fait décidée. — G.

  • -îOï—·

I i A Etoou ‘ DE L 0 UI S XV Rien ne caractérise un mauvais règne comme la liatterie 5 ·rtée à. l'excès, et je n'ai jamais lu la vie de Louis XIV V ns ètre étonné qu’un si grand roi ait été loué comme un m ran. Il n'y a point de louanges qu’0n n'ait employées et îï quelque sorte épuisées pour flatter son âme ambitieuse; si yaprès cet emportement qui ne fait que farder sa gloire, ,, semble qu'il nesoit resté que le silence aux vertus de son n ccesseur : mais un silence si respectueux marquera peut- -.· remieuxlaforce de son caractère supérieur àl'adulation,que 5; s plus pompeuses paroles. Oui, j’ose dire que les louanges B s plus recherchées seraient moins assorties au caractère œ ses sentiments; il fallait que sa modestie incorruptible _ çût ce témoignage singulier, et ce nouvel hommage atten- " it sa vertu. Toutefois je ne dois pas craindre, dans ` ubscurité qui me cache, d'épancher mon cœur sur sa vie, 8 ma faible voix, de si loin, n'ot’fensera pas son oreille. and Roi, permettez—moi du moins d’admirer cette mo- stie qui mériteà si juste titre les louanges qu'elle refuse, tte haute modération qui ne s’est jamais démentie, cette épuisable sagesse .... Je n‘entreprendrai pas de marquer us les dons°que le ciel a versés sur vous; détourné d'un wail si noble par d'autres devoirs, je laisse à des mains us savantes ce vaste sujet. f- Un roi révéré de ses peuples, protecteur sévère des lois de Yînnocence opprimée, montra, dans un siècle barbare, ‘ meme sagesse sur le méme trone. Aidé d'un ministre ’Ã:` lèlev partageant avec lui les soins de son État et l'am0ur rif ·~e s de la paix, et l’ardeur du travail, et le zèle du bien public, Son règne semble avoir été le glorieux modèle du vôtre. Blais ni ce sage roi n'était né sur le trône', ni son heureux tninistre. élevé de bonne heure à cet éminent caractère, n’o en la destinée du vôtre. Il était réservé à. ce siècle de voir un roi né dans la pourpre, rassemblant dans une jeunesse si exposée à la séduction, avec toutes les qualités du trône, les vertus d'un particulier; et un particulier', blanchi dans les conditions ordinaires, possédant les talents d'un roi, dans la plus extrème viellesse. Pardonnez-moi, Louis, de tièler vos louanges à celles d’un sujet honoré par vous- xnème d’une si constante affection, et d’une si pleine con- A liance '. Vous avez fait paraitre aux yeux de l'univers ce que dautres ont déja dit : que la sagesse sait rapprocher sans dafîort toutes les conditions et tous les âges, et que le cœur •:`i’iin jeune et magnanime prince ne peut étre fixé que par les avantages et les grâces de la vertu. Vous l’aviez ren- tzontrée dans ce sage vieillard avec ces immortels attraits, et tros mains royales décoraient de tous les dons de la fortune ` sa vie défaillante. Maintenant ce puissant génie veille dans 1 e sein de la mort-sur les destinées de l'État, et ses mânes, xileins des désordres et des troubles de l’univers, se conseil- Il ent. dans le silence et l'obscurité du tombeau ^. N'appréhen— aâez rien, ombre illustre, du cours înconstant des affaires; quoi que la fortune entreprenne, votre place est marquée chez la postérité, et vous aurez le sort de ces deux grands - I Il •'agit ¢|'lIenrl IV et de son mfulstrs Sully. On pourrait s'étonner du mot barbare appliqué au temps d'I*Ienri IV, si l'on ne savait que pour Vauvenar- gues, comme pour le xvm• siecle en général, la barbarie ne cesse qu’a Ri- <:helieu, comme la littérature ne commence qu'a Corneille. — G.

  • Uabbé, puis cardinal Fleury, d'abord plécepteur, puls premier ministre

(ia Louis XV, aprés le duc de Bourbon. — G.

  • Voltaire qui, quatre ans plus tard (i’Is8), écrivaita son tour un Ptmé ·

gyriqu d¢·Louis X V, dit A peu pres de méme: a Vous pardonnez, héros équi- ·~· table, héros modeste, vous pardonnez, sans doute, si on ose méler l‘éloge •~ de vos sujets a celui du pere de la patrie! vous les aves choisis. • — G. • Cette phrase est bien celle du manuscrit; mais il faut. reconnaitre qu'elle cat au moins obscure. Qu'est·ce que des msnes pleins des désordres de l'uni- Vers, et se conseillent dans le silence du tombeau 1 — G. les moon . . " . . \ ministres', accusés en mourant par la haine publique, et, . depuis, toujours admirés; la gloire du Roi votre maitre vous assure cette haute et immortelle destinée. Que ne pouvez- · vous du cercueil, affranchi des lois de la mort, lui rendre à lui-mème témoignage! Oh ! si vous étiez ama place, que n’aurions-nous pas lieu d’attendre l Vous avez été le témoin des prodiges de son enfance : quel prince fut jamais, dans la force de l'â.ge, ou plus ferme, ou plus juste, ou plus im- — pénétrable, ou plus attaché aux devoirs et aux bienséanoes 8 du trône'! Quel céda jamais moins a l’importunité et aux 2 cabales, ou méme à ses propres penchants?} Vous diriez : qu’il n’est pas le maitre de ses grâces : la raison dispose de a tout; et cette foule d'hommes inutiles, mais avides, qui Eli · assiégent étemellement les princes faibles, s’é1oigne de lui. -4. Louis XIV s’était piqué d'av0ir une cour magnifique, et la sa gloire du Roi sera d’en avoir banni l’intéret. (Test a vous, , a, messieurs, de le dire, vous qui avez l’honneur de l'appro- —•- cher, vous que sa seule familiarité attache si tendrement à xi à lui, et qui, n’ayant encore que de la vertu, voyez sans re- -:5- gret toutes ses grâces consacrées aux services : vous savez ::*1 qu’il a des amis sans avoir de favoris, que l’on n’aime en 11:11 lui que lui-mème, et qu’il jouit sur le trône des douceurs 21 de toutes les conditions, parce qu’il en a les vertus. O rare · 9·:e merveille! un monarque qui inspire sa modération à tant Jct d'hommes qui l’environnent, et à ce qu’il a de plus cher! ! ·! • Richelieu et Maurin. Vauvenargues, qui avait le gout des grandes a!·—‘l4L fairœ et lo respect de toutœ les gloires, ne manque jamais a défendre la mé—è¢6· moire de ces deux grands ministres. — G. î Voila un éloge que Louis XV ne devait pas mériter longtemps. En lisant 1::.ut ces pages, qui ne comptent pas, du reste, parmi les meilleures de vlüïüllïlh gues, il ne faut pas oublier qu’il les écrivait, loin de ls cour, en UM, c‘œt~ sa- a-dire au seul moment de son règne ou Louis XV lit preuve d'énergie, ou, dr îlu moins, do bonne volonté. ll avait annoncé qu’il prendrait en mains les algireîs, il allait se mettre à ls tète de son armée, faire deux campagnes, dont la ••~·zo conde fut signalée par la victoire de I·`ontenoi,et recevoir le surnom de Bix--: aimé. D'un autre côté, les désordres de savie privée commençaient a pain me: sa liaison avec la duchesse de Chateauroux avait passé presque inapueuu at; Yélévation prochaine de mademoiselle Poisson ne pouvait étre encore prévu;::, et la France n'avait point encore cu à souffrir du règne scandaleux des fss;...:o· rites. — G. <}u'il est aimable d’étre encore , sur le trône , homme <:omme nous, et qu’il est admirable de savoir étre homme, sans cesser pourtant d'ètrs roi l Peuples, je pourrais vous parler de la prospérité de tant d'années coulées dans le repos et l’abondance par ses soins: mais, touché d’tme autre pensée dans l'état présent des af- faires, et aprés avoir vu moi-méme vos plus justes espé- rances renversées, vos conquétes abandonnées, la gloire de notre nation flétrie, et la mort irritée, au milieu de nos camps, menaçant nos armées d'ime entière ruine; dans le deuil de tant de familles et l'accableme¤t des impots, suite déplorable de la guerre, je ne vous ferai pas un tableau fastueux de nos avantages passés, les dettes acquittées, les services payés, l' ordre rétabli sans violence, un État fameux dans l'E1u·ope, l'ancien héritage de notre ennemi, réuni aprés tant de siècles et par un traité solennel, fruit de deux glorieuses campagnes, au trône dont il émanait', et, pour dire tout en un mot, la France dans un tel degré de répu- tation et de puissance, qu'à cet événement fatal, le triste signal de la guerre qui désole tant de royaumes, nous avons vu le Roi porter ses armes redoutées jusqu’à l'orient de l' Eu- rope, disposer de l’Empire et du sceptre de Bohème, sans qu'aucnne nation ait osé ouvertement se déclarer, sans qu'aucnne encore, aujourd*hui qu’il a rappelé ses armées, puisse se rasseoir dans ses craintes. Hélas ! c’était la paix qui nous avait donné la plupart de ces avantages, la paix qui faisait fleurir toutes les vertus civiles, mais qui laissait éteindre tous les grands talents , la sagesse ,. la prospé- rité, l'autorité du Roi paraissant les rendre inutiles; la paix, dis·je, qui nous reproche et l'énervement des courages et la corruption des esprits, et que, pour ces raisons, je ne veux plus louer'. Mais nous devons du moins cette justice au

  • Par le traité de Vienne, qui fut arreté dès 1735, mais ne fut signé qu‘en

1138. Punpereur Charles VI cédait L Stanislas Leczinski la Lorraine, qui devait, apres la mort de ce prince, revenir irrévocablement A la France. ——G.

  • Vauvenargues n’aime pas la paix. ll dira dans ses Maximes: ·¤ La paix

- rend les peuples plus heureux et les hommes plus faibles. -— La paix, qui \ · \ isa Enoes ‘·_·L Roi, que, si le succès de la guerre n'est pas tel qu’on pouvait ‘ · l'attendre, le seul intéret de l’État et la seule équité l’ont porté al’entr·eprendre; jamais une injuste ambition n'a fait le malheur de ses peuples; non, jamais l'ambition n’a vaincu sa grande âme. Tout l’univers le sait, tant qu'il a pu tenir la concorde parmi les princes, il l’a fait, au prix méme, si j'ose le dire, de sa propre gloire. Vous n'avez pas toujours recherchécet éloge, grand Roi qui l'avez précédé! Votre courage altier, ennemi du repos, vous a quelquefois em- porté. Qui osera blâmer vos erreurs? Vous n’aviez pas les grands exemples que vous avez laissés au Roi inst.ruit par vos expériences et par vos dernières paroles; les tristes suites de l'ostentation et de la gloire n'avaient pas paru à vos yeux. Si vous fussiez né dans les memes circonstances, 0 magnanime héros! sans doute vous auriez régné par les · memes principes et avec les memes vertus. Toutefois, qui peut s'assurer de ce qui se passe dans le : cœur des rois, et de ce qui détermine leu1·s volontés? Un I ordre supérieur à leur puissance dispose à une tin impéné- — ` trable toutes leurs pensées, et conduit par leurs mains a obéissantes le sort des empires. De la ces secrètes misères 3 causées par l’ambition de Louis XIV, au milieu de l’éclat J4 de ses victoires; de la le courage du Roi éprouvé par quel- —·· ques disgraces après une si longue et si surprenante tran- -—· I quillité; de la nos ennemis, tout près d’étre accablés, son- -— tenus, contre l'attente de tout l’univers, par une si puissante EC protection. 0 peuples! ne nous plaignons plus d'un revers de peu .1*1: de durée. Le venin contagieux et redoutable de la maladie se · ne travaille plus nos armées; la mort a cessé ses ravages; ; ; les tombeaux sont fermés; de nouveaux défenseurs se ras-- I semblent sous nos drapeaux. La mollesse avait énervé, danê V le cours d' une longue paix, le courage de la nation, les phi- ‘ sirs l'avaient corrompue, la gloire l’avait enivrée, et l'adver·- L} ~· borne les tnlents et nmollit les peuples, n'est un bien, ul en morale, ni UF ' Z « politique. » — G. [ " sité pouvait seule réveiller l'ancienne vertu. Regardez comme, en un moment, Tinsolence de l’ennemi nous a fait jpartout des soldats! A peine il menace en son camp , Thumble laboureur prend les armes , le peuple abandonne ses bourgs, une redoutable jeunesse marche fièrement sur le Rhin. O fleuve! un carnage' subit a vengé vos bords des rapines et des attentats du Croate. Ainsi puissent tous ces brigands, qui s’étaient promis nos dépouilles, trouver leur tombeau sous vos ondes! Et vous, Prince, l’objet de ce dis- cours, puissiez-vous toujours triompher des complots de vos ennemis! puissieuvous tourner à leur honte leur rage impuissante! Trop faible pour continuer l’éloge de vos vertus, je m’arréte à faire ces vœux pour la gloire, pour le bonheur, et pour lerepos de vos peuplent l Action de Chalampé. — (1'étaît la première revanche dc la malheureuse allaire de Dettingerr, et le prelude des deux belles campagnes de HM et du Ubi, sur le llhiu et dans les Pays-Bas. — G. ` • Var. : · O peuples! cessons de nous plaindre d'uu revers de peu de du- · tee. Le Dieu des armés, satisfait, a déja détourné de nous le nuage de sa - colère: une fièvre aigue et mortelle ne ravage plus nos légions; la sante · renalt dans nos camps. Notre inexorable ennemi avait établi sur nos pertes ~ un espoir rempli d’arrogance, et suivait d'uu cnil homicide les traces ef- ~ frayantes que la mort lai ait parmi nous; son ressentiment l‘aveuglait. · louis, offensé dans son trone, a frappé la terre du sceptre, et soudain du ~ fond des hameaux, séjour humble du laboureur, un peuple intrépide a • marché; le berger s‘sst armé de fer, le pauvre a quitté sa moisson, et le • père et le llls, et le frère et l'époux ont volé sur le bord du fleuve, le rem- • part de leurs champs féconde. 0 terre martiale! o cabanes! 0 peuple vrai- · ment redoutable! vaillants milice! jurons sur ce bord, fatal aux brigands • qui s‘étaient promis nos dépouilles, de venger la mort de nos freres! pro- · mettons... 0 manes puissants! entendez ce sement terrible : nous jurons ~ de tremper nos mains dans le sang de vos ennemis. Soufllcz dans nos cœurs · votre audace et votre courage intrépide, combatter cachés dans nos rangs; • si quelqu'rm de nous vous trahit, qu'une ruort soudaine Paccsble! Et vous - dont la cendre repose sous les marbres de Saint-Denis, fortunés guerriers que • la gloire suit dans les horreurs du tombeau; hélas! vous dormez dans la ~ nuit de vos solitaires asiles; un rayon de votre génie confondait tous nos • ennemis; secondes, du sein de la mort,l‘héritier sacre de vos maitres, veil- · les dans ls nuit sur ses camps; faites-y veiller la sagesse avec la valeur · éclairée, et portes le sommeil, la teneur, l'imprudence,_ dans les tentes de • l’ennemî l Que tout tombe, que tout fléchisse au seul bruit du nom de · Louis! Qu'il puisse redonner la loi et la paix A la terre entiere! Trop • faible pour continuer cet éloge de sa vertu, je forme ces vœux pour sa - gloire. » TRAITE SUR LE LIBRE ARBITRE

ll y a deux puissances dans les hommes, l’une active et l'autre passive : la puissance active est la faculté de se mouvoir soi-mème; la puissance passive· est la capacité ‘ d'etre mû. · » On donne le nom de liberté à la puissance active; ce ‘ pouvoir qui est en nous d’agir ou de n’agir pas, et d’agi1· T du sens qui nous plait, est ce que l’on est convenu d’appe— ' · ler libre arbitre. Ce libre arbitre est en Dieu sans bornes E et sans restriction; car qui pourrait arreter l’action d’un fl Dieu tout-puissant? ll est aussi dans les hommes, ce libre FJ! arbitre : Dieu leur a donne d’agir au gré de leurs volontés; : : mais les objets extérieurs nous contraignant quelquefois, et .t:t notre liberté cède à leurs impressions. Un homme aux fers a sans fruit la force de se mouvoir; ; ": son action ” est arrêtée par un ordre supérieur, la liberté è.é l On trouve dans les diverses éditions de Vauvenargues un autre morceau 1.: Au traitant du même sujet, et intitulé Discours sur la Cette secondeatle pièce, fort courte d‘ailleurs, diffère peu de la première, dont elle ne paraît! i ait être que Vébaucbe; aussi, la joignous-nous au traité principal, comme déjbi ijà nous avons fait pour les trois versions du Discours sur le caractère des dif- îg; rents siècles. La pensée de Vauvenargues y gagnera, et le lecteur n’y perdrzî; rien, car il retrouvera ce second morceau tout entier, a titre de variantes tr dm; rïaddilions au premier. — G.

  • Ces deux mots sont contradictoires et ne peuvent être lointa; la passiri 45 ‘

exclut lfidée de puissance. - G. E 5· Dans tout ce discours, Vauvenargues confond la volonté avec l‘adioa, et i c'est ici que la confusion commence. ll cite l'exemple d’un homme jeté •.·a "* prison, ou mia A la torture; sans doute, dans ces deux cas, l'homme ne pas maitre de son action, mais il reste maitre de sa volonté. Sa liberlt HF _ " tr meurt pas dans les chaînes, car il est libre, sous le poids de ces chaînes ruù 1 *1t,. mcs, de maudire ses juges ou de leur pardonner, et de montrer que son IM / *? ·= I :~· ' meurt sous _ses chaines; un misérable àl la torture retient encore moins de puissanœ; le premier n’est contraint que dans l'action du corps, celui-ci ne peut pas meme varier ses sentiments; le corps et l'esprit sont génés dans un degré presque égal; et, sans chercher des exemples si loin de notre sujet, les odeurs, les sons, les saveu1·s, tous les ob- lets des sens, et tous ceux des passions, nous alfectent mal- gré nous; personne n'en disconviendra. Notre âme a donc été formée avec la puissance d’agir , mais il n’est pas tou- lours en elle de conduire son action : cela ne peut se mettre · en doute. · Les hommes ne sont pas assez aveugles pour ne pas aper- tevoir une si vive lumière, et pourvu qu'on leur accorde qu’ils sont libres en d’autres occasions, ils sont contents. Ur, il est impossible de leur refuser ce dernier point : il y aurait dela mauvaise foi à le nier; cependant ils se trom- pent dans les conséquences qu’i1s en tirent; car ils regar- lent cette volonté qui conduit leurs actions comme le pre- mier principe de toutce qui esten eux, et comme un principe indépendant; sentiment qui est faux de tout point, car la volonté n’est qu'un désir qui n’est point combattu, qui a son objet en sa puissance, ou qui du moins croit l'avoir; et meme, en supposant que ce n’est pas cela, on n'évite pas de tomber dans une extreme absurdité. Suivez bien mon raisonnement; je demande à ceux qui regardent cette volonté souveraine comme le principe suprême de tout ce _ pfils trouvent en eux : S’il est vrai que la volonté soit en sous le premier principe, tout ne doit-il pas dériver de ce bnds et de cette cause? Cependant combien de pensées qui me sont pas volontaires! combien méme de volontés oppo- sées les unes aux autres_! quel chaosl quelle confusion l Je sais bien que l'on me dira que la volonté n’est la cause que . est encore capable de volonté, dans le moment méme où son corps n’est plus vapable d'action; sa liberté ne meurt pas dam les tortures, car, cette cout'- ranœ qui vlent L bout de sa chair, il est libre encore de la dominer par la ·olont«'·, et de prouver, comme les martyrs, par exemple, que si le bourreau veut réduire le corps, il ne peut, du moins, réduire l'àmc. - G. 192 rnsmâ de nos actions volontaires, et que c'est seulement alors qu'elle est principe indépendant. C'est déjà. m'accorder beaucoup; mais ce n'est pas encore assez, et je nie que la volonté soit jamais le premier principe; c'est, au contraire, le demier ressort de l’ame, c'est l'a.iguille qui marque les heures sur une pendule et qui la pousse à. sonner. Je con- viens qu’elle détermine nos actions; mais elle est elle-méme déterminée par des ressorts plus profonds, et ces ressorts sont nos idées ou nos sentiments actuels; car, encore que ·la volonté éveille nos pensées, et assez souvent nos actions, il ne peut suivre de là qu’elle en soit le premier principe; c'est précisément le contraire, et l’on n’a point de volonte qui ne soit un efl”et· de quelque ·passion ou de quelque réflexion. Un homme sage est mis à une rude épreuve; l'appât d’un plaisir trompeur met sa raison en péril; mais unetvolonté plus forte le tire de ce mauvais pas : vous croyez que sa volonté rend sa raison victorieuse? Si vous y pensez tant soit peu, vous découvrirez, au contraire, que c'est saraison toute seule qui fait varier sa volonté; cette volonté, com- battue par une impression dangereuse, aurait péri sans ce secours. ll est vrai qu’elle vainc un sentiment actuel, mais c'est par des idées actuelles, c'est—à.-dire, par sa raison. Le méme homme succombe en 1me autre occasion; il sent irré- sistiblement que c'est parce qu'il le veut : qu'est·ce donc qui le fait agir 2 Sans doute c'est sa volonté; mais sa volonté sans règle s’est-elle formée de soi? n'est-·ce pas un senti- ment qui l'a' mise dans son cœur? Rentrez au dedans de vous—mémes; je veux m’en rapporter a vous : n'est-il pas manifeste que dans le premier exemple ce sont des idées actuelles qui surmontentun sentiment, et que dans celui-ci • le sentiment prévaut, parce qu'il se trouve plus vif, ou pa.rce que les idées sont plus faibles? — Mais il ne tiendrait qu'à. ce sage de fortifier ses idées, il n’au1·ait qu'à le vouloir. — Oui, le vouloir fortement; mais afin qu'il le veuille ainsi , ne faudrait-il pas jeter d'uutres pensées dans son âme, qui Yengagent a le vouloir? vous n’en disconviendrez pas, si vous vous consultez bien. Convenez donc avec moi que nous agissons souvent selon ce que nous voulons, mais que nous ne voulons jamais que selon ce que nous sentons, ou selon ce que nous pensons: nulle volonté sans idées ou · sans passions qui la précèdent ’.

- Un homme tire sa bourse, me demande pair ou non : je lui réponds l’un ou l’autre. N’est-ce pas ma volonté seule qui détermine ma voix? Y a.-t-il quelque jugement ou quelque passion qui devance? L’on ne voit pas plus de raison à croire que c’est pair qu’impair; donc ma volonté nait de soi, donc rien ne la détermine. — Erreur grossière : ma volonté pousse ma voix; le pair et l’impair sont possibles; l’un est aussi caché que l’autre, aucun n’est donc plus ap- , paœnt; mais il faut dire pair ou non, et le désir du gain - rn’échauife; les idées de pair et d’impair se succèdent avec vitœse, mêlées de crainte et de joie; l’idée de pair se pré- sente avec un rayon d’espérance; la rétlexion est inutile, il faut que je me détermine, c’eet une nécessité; et, sur cela, ~ j e dis pair, parce que pairen ce moment se présente à mon <-ssprit.

Cherchez-vous un autre exemple? Lever vos bras vers le ciel : c’est autant que vous le voudrez quecela s’exécuœra; anais vous ne le voudrez que pour faire un essai du pouvoir de la volonté, ou par quelque autremotif; sans ce1a,’je vous assure que vous ne le voudrez pas’. Je prends tous les hommes à témoin de ce que je dis la; j’en appelle à

¤ Add. : ¤ En sorte que toutes nos fautes sont des erreurs de notre œprlt ou de notre cœur. n

  • Var. : e Lorsque je leve la main, c’est pour faire un mai de ma liberté,

• ou par quelque autre raison; loi-squ’on me propose au jeu de choisir pair - ou impair, pendant que les idées da l’u¤ et de Feutre se suwedeut dans ~ mon esprit avec vitesse, melées d’uspérauce et de crainte, si je choisis pair, • c’est parce que la nécessité de faire un choix s’o|l‘re I ma pensée au mo- •x meut que pair y est present. Qu’on propose tel exemple qu’on voudra, je ¤ démontrerai a un homme de bonne foi que nous n’avons aucune volonte qui ·- ne soit précédée par quelque sentiment, par quelque raisonnement qui ·· la font naitre. Il est vrai que la volonté a aussi le pouvoir d’exclter nos • idées; mais il faut qu’elle-meme soit déterminée auparavant par quelque cause. 194 . rnzurn leur expérience. J'exposerai des raisons pour prouver mon sentiment et le rendre inébranlable par un accord merveil- leux; mais je crois que ces exemples répandront un jour sensible sur ce qui me reste à dire; ils aplaniront notre _ voie. Soyez cependant persuadé que ce qui dérobe à l'esprit le mobile de ses actions, n’est que leur vitesse infinie. Nos 'pensées meurent au moment ou leurs effets se font con- naitre; lorsque l'action commence, le principe est évanoui; la volonté parait, le sentiment n'est plus; on ne le trouve plus en soi, et l'on doute qu'il y ait été' : mais ce serait un vice énorme que l'on eut des volontés qui n'eussent point de principe; nos actions iraient au hasard; il n’y aurait plus que des caprices; tout ordre serait renversé'. Il ne suflit donc pas de dire qu’il est vrai que la réflexion ou le senti- ment nous conduise ; nous devons encore ajouter qu'il serait monstrueux que cela ne fût pas. L'homme est faible, on en convient; ses sentiments sont trompeurs, ses vues sont courtes et fausses; si sa volonté captive n'a pas de guide plus sûr, elle égarera tous ses pas. Une preuve naturelle qu'elle en est réduite là, c'est qu’eUe s'égare en effet; mais ce guide, quoique incertain, vaut mieux qu’un instinct aveugle; une raison imparfaite est beaucoup au—dessus d‘une absence de raison. La raison dé- bile de l'homme et ses sentiments illusoires le sauvent encore néanmoins d‘une infinité d'erreurs; l'homme entier serait abruti s' il n’avait pas ce secours. Il est vrai qu'il est impar- fait; mais c'est une nécessité : la perfection infinie ne souffre point de partage; Dieu ne serait point parfait si quelque autre pouvait l'étre. Non-seulement il 1·épugne qu'il y ait deux etres parfaits; mais il est en méme temps impossible que deux etres indépendants puissent subsister ensemble, f Var.: « Cc qui dérobe à notre esprit le mobile de ses volontés, c'est la c fuite précipitée de nos idées, ou la complication des sentiments qui nous ¤ agitent; le motif qui nous fait agir a souvent disparu lorsque nous agis- « sons, et nous n'en trouvons plus la trace. »

  • Var. : « Notre vie ne serait qu’uuo suite de caprices, si notre volonté sel

« déterminnlt d’elle-même ct sans motifs. » l’un des deux est parfait, parce que la perfection com- end nécessairement une puissance sans bornes, étemelle, nterruptible, et qu'e1le ne serait pas telle, si tout ne lui tit pas soumis. Ainsi Dieu serait imparfait sans la dé- ndance des hommes : cela est plus clair que le jour. r — Personne, dites-vous, ne doute d'un principe si cer- n ; — cependant ceux qui soutiennent que la volonté peut nt, etqu’elle est le premier principe de toutes nos actions, xx-là nient, sans y prendre garde, la dépendance des mmes a l’égard du Créateur '. Or, voila ce que j'attaque, Llà l'objet de ce discours; je ne me suis attaché à prou- r la dépendance de la volonté à. l' égard de nos idées, que ur mieux établir par la notre dépendance totale et con- ue de Dieu. Vous comprenez bien par la que j'établis ssi la nécessité de toutes nos actions et de tous nos désirs. ` D « · n . Tune conséquence si juste ne vous ellarouche p01nt ; je êtends vous montrer que notre liberté subsiste malgré se nécessité; je manifesterai l'accord et la solution de ce »ud, qui fera disparaitre les ombres qui peuvent encore us troubler. Mais, pour revenir a présent au dogme de la dépendance, ` nment se peut-on figurer les hommes indépendants? Leur rrit n'est-il pas créé, et tout être créé ne dépend-il pas · s lois de sa création'? Peut-il agir par d'autres lois que · La volonté dans l'homme ne détruit pas sa dépendance A I’égard du · gœur, car, quelque libre uelge q¤'il flllû de cette volonté, il n’en reste moins qu’i| la tient du Créateur, et, A ce titre, la dépendance subsiste. uteur suppose qu'un seul acte indépendlnt, produit par la creature, de- rait Pindépcndance absolue du Créateur, parce qu'il la bornerait ou la pcndrait, ne fût-ce qu'un instant. On pourrait lui répondre: Sl vous nie: Phomme soit libre, vous accordez du moins qu’il existe, c'est-L-dire qn'il pas d'un certain nombre de jours que Dieu lui délègue, et vous n'oseriex tenir que, par le fait seul de cette délégation, Dieu cesse d'ètre etemel; si vous oédez sur ce point, il faut céder sur I'autre; car pourquoi la part Liberté que Dieu nous laisse bcrnerait-elle son indépendance souveraine, si xart de durée qu’il nous accorde n'entame pas son éternité? — G. ` Var.: ·· L'homme est visiblement dans cette dépendance; ses actions r0urraient·elles lui appartenir, lorsque son etro mémo ne lui est pas pro- >re‘l Dieu mème ne pourrait suspendre ses lois absolues sur notre ame, sans anéantir en elle toute action; un être qui a tout reçu ne peut agir que par cc qui ini a été donné, ct toutc la puissance divine, qui est intlnis, ne i96` _ ' _ rnairej · · · I par celles de son ètre ? et son ètre, n'est·ce pas l’œuvre de· Dieu'! + Dieu suspend, direz-vous, ses lois pour laisser agir son ouvrage. —Mauva.ise' raison : l’homme n'a rien en lui- mème dont il n'ait reçu le principe et le germe en sa nais- sance; l’action n’est qu'un effet de l'etre; l'etre ne nous est point propre; l'action le serait-elle? Dieu suspendant ses lois, l' homme estanéanti; toute action est morte en lui;' d'où tirerait-il la force et la puissance d’agir, s’il perdait ce qu'i1 a reçu'! Un ètre ne peut_agir que par ce qui est en lui; l’homme u’a rien en lui·mème que le Créateur n'y ait mis; donc l’homme ne peut agir que par les lois de son—Dieu; - Comment changerait-il ces lois, lui qui ne subsiste qu'en elles, et qui ne peut rien que par elles? Faites donc qu'une . pendule se meuve par d’autres lois que par celles de l'ou-· vrier, ou de celui qui la touche? _La pendule n'a d'action que celle qu’on lui imprime; Otez-en ce qu’on y a mis, ce n'est plus qu'une machine sans force et sans mouvement. Cette comparaison est juste pour toutce qui est créé ; mais il "y a cette différence entre les ouvrages des hommes et les ‘ ouvrages de Dieu, que les productions des hommes ne re- çoivent d'eux qu'un mode, une forme périssable, et peuvent _ ètre dérangées, détruites ou conservées par d’autres hom- mes; mais les ouvrages de Dieu ne dépendent que de lui, parce qu'il est l'auteur de tout ce qui existe, non-seulement ' pour la forme, mais aussi pour la matière. Rien n’ayaut reçu l’existence que de ses puissantes mains, il ne peut y avoir d'action dont il ne soit le principe'. Tous les etres de « saura.lt le rendre independant. Toutefois, en suivant ees lois primitives a dont je parle, nous suivons nos propres désirs; ces lois sont Pœsenee de « notre etre, et ne sont point distinctes de nouvmemes, puisque nous n'exis- u tons qu’on elles. ~ · • lfaction n'est que le mode dont la volonté est la substance. Dieu s‘est ré- servé la substance de toutes choses, mais il abandonne le mode A notre discre- tion. Sans doute, je tiens de lui la volonte A titre de substance; mais je n'en reste pas moins maitre de mes actions à. titre de modes, comme vous resœa maître des votres, sauf impossibilité matérielle; auquel cas, a défaut d'action, la volltion du moins subsiste, pour attester invinciblement la volonté humaine. Dans cette question du libre arbitre, par exemple, pourquoi dis-je ouf, pen- dant que vous dites mm? Pretendrex-vous que c’est Dieu lui-même qui pro- A a nature·n’agissent les uns sur les autres que selon·ses lois ëternelles; et nier leur dépendance, c’est nier leur création; xar il n’y a que l'étre incréé qui puisse ètre indépendant. Iependant l’homme le serait dans plusieurs actions de sa rie, si sa volonte n’était pas dépendante de ses idées; sup- nosition très—absurde et très-impie à. la fois. Je ne veux pas

  • ous.surprendre; médite; bien là.·dessus : faire cesser l’in-

luence des lois de ln création sur la volonté· de l’homme, ompre la chaine invisible qui lie toutes ses actions, n’est—ce sas l‘all`ranchir de Dieu? Si vous faites la volonté tout à. fait ndépendante, elle n’est plus soumises Dieu; si elle est oujours soumise à Dieu, elle est toujours dépendante; rien fest si certain que cela. Comment concevoir cependant ue la créature se meuve en quelque instant que ce soit par ne impression dilférente de celle du Créateur? J'ai prouvé lus clair que le jour combien cela était impossible. Eh I _ ourquoi se révolter contre notre dépendance ? c'est par elle ue nous somme sous la main du_Créateur; que nous sommes rotégés, encouragés, secourus; que nous tenons à l'intini, ' tque nous pouvons nous promettre une sorte de perfection ansle sein de l'Etre parfait. Et d’ailleurs cette dépendance ’eteint point la liberté qui nous est si précieuse; je vous — i promis d’accorder ce qui parait incompatible; suivez-moi onc bien,. je vous prie. Qu'entendez-vous par —liberté? 'est·ce pas de pouvoir agir selon votre volonté? compre- ez-vous autre chose? prétendezwous rien de plus? Non, ous voilà satisfait : eh bien, je le suis aussi. Mais sondez- ous un moment; voyez s’il est impossible que la volonté e l’h0mme soit quelquefois conforme a celle du Créateur; ssurément, cela est très-possible, vous ne le nierez pas.: ependaut dans cette occasion l'homme fait ce que Dieu eut, il agit par la volonté de celui qui l'a mis au monde, nnce contrsdictoirement par vous et par moi, et se déluge par votre bouche t par la mienne? Couvenea plutot qn’il nous laisse L wus deux la liltrté être d'un avis œntx·aire,et ls liberté d'e¤·e du meme; car entln, 'qui m'em- ecëernit absolument d`ètx·e du votre, on qui vous empéchernlt d’ètre du mien Y l’on n’en peut disconvenir; mais cela ne n'empèche point aussi d’agir de plein gré. N’est—ce pas là toutefois ce qu’on appelle être libre? manque-t-on de liberté lorsqu'on fait ce que l’on veut? Vous voyez donc clairement que la yolonté n'est point indépendante de Dieu, et que la nécessité ne suppose pas toujours dépendance involontaire; nous suivons les lois éternelles en suivant nos propres désirs; mais nous les suivons sans contrainte, et voilà notre liberté. —- Subtilité, direz-vous; ce n’est point agir de soi-meme que d’agir par une impression et des lois étrangères. — Mais vous raisonnez la sur un principe faux : l'impresslon et les lois de Dieu ne nous sont point étrangères; elles constituent notre essence, et nous n'existons qu'en·elles. Ne dites-vous pas : Mon corps, ma vie, ma santé, mon âme 2 Pourquoi ne diriez-vous pas : Ma volonté, mon action? Croyez-vous votre âme étrangère, parce qu’elle vient de Dieu et qu’elle n'existe qu’en lui? Votre volonté, votre action, sont des productions de votre âme; elles sont donc votres aussi. ‘ —- Mais, en ce cas-là, direz—vous, la liberté n'est qu'un nom; les hommes se croyaient libres en suivant leur volonté;_ c'était une erreur manifeste. — Vous vous égarez encore: les hommes ont eu raison de distinguer deux états extrèmement opposés; ils ont nommé liberté la puissance d’agir par les lois de leur étre, et nécessité la violence que souffrent ces mêmes lois. C'est toujours Dieu qui agit dans toutes ces circonstances; mais quand il nous meut malgré nous,'cela s'appelle contrainte; et quand il nous conduit par nos propres désirs, cela se nomme liberté'. Il fallait bien deux noms divers pour désigner deux actions différentes; car, encore que le principe soit le méme, le sentiment ne l'est pas. Mais au fond, aucun homme sage n'a jamais pu ni dû étendre ce terme de liberté jusqu'à. l'indé-

¤ Var.: « Nous nommons avec raison liberté la puissance d'agir par les lois de notre étre, et nécessité la violence qu'elles souffrent des objets extérieurs, comme lorsque nous sommes en prison, ou dans quelque autre dépendance involontaire. » pendance; cela choque trop la raison , Petpérience et la piété. Ce qui fait pourtant illusion aux partisans du libre arbitre, c'est le sentiment intérieur qu' ils en trouvent dans leur conscience, car ce sentiment n’est pas faux. Que ce soit notre raison ou nos passions qui nous meuvent, c'est nous ' qui nous déterminons; il y aurait de la folie à distinguer ses A pensées ou ses sentiments de soi '. Je puis me mettre au régime pour rétablir ma. santé, pour mortifier mes sens, ou pour quelque autre motif : c’est toujours moi qui agis, je ne fais que ce que je veux ; je suis donc libre, je le sens, et mon sentiment est fidèle. Mais cela n'empeche pas que mes vo- lontés ne tiennent aux idées qui les précèdent; leur chaîne et leur liberté sont également sensibles; car je sais, par expérience, que je fais ce que je veux; mais la méme expé- rience m'enseigne que je ne veux que ce que mes sentiments , ' ou mes pensées m ont dicté. Nulle volonté dans les hommes qui ne doive sa direction à. leurs tempéraments, à leurs raisonnements et à leurs sentiments actuels *. l .-ld. : « Tantot la verité et taritot l`opinion nous déterminent, tantot la ~ passion; et tous les philosophes, d‘accord sur ce point, s'en rapportent lt ·~ l‘expér·ieneo.—Mais, disent les sages, puisque la ünexion est aussi capable · de nousdéterminer que le sentiment, opposons donc la raison aux pas- ·· sions, lorsque les passions nous attaquent. - Ils ne font pas attention que ·~ nous ne pouvons mème avoir la volonte d’appeler a notre aide la raison, · ~ lorsque la passion nous conseille, et nous préoccupe de son objet. Pour re- ~ sister a. la pmion, il faudrait au moins vouloir lui résister; mais la passion « vous fera-t-elle naitre le désir_de combattre la passion, dans l'sbsence de la · raison vaincue et dissipée? · q

  • Tout ce traité se réduit presque A la preuve de Fantériorité du sentiment

et de la rétlexion Il l’acte volontaire, preuve oiseuse, car on n'a jamais. pu prétendre que l'acte volontaire ne reposet sur rien; il lui faut bien des élé- ments otr des mobiles, puisque rien ne se fait de rien. Mais Vauvcwargues n’y insiste que pour en conclure, non·seulemcnt la subordination, mais aussi la né- cessité de Pacte volontaire, et cette conclusion est fausse. En effet, que Pacte volontaire soit simplement conséquence au lieu d'etre principe, qu'il soit pré- venu par le sentiment et la rétlexion, qu'imp0rte, si, A fin de compte, c’est le sujet agissant qui se détermine entre les diverses impulsions qu’il reçoit ori du sentiment, ou de la réflexion'! Qu’lmporte surtout, s‘il a conscience qu'rl pourrait ne pas vouloir ce qu’actuellement il veut, ou vouloir ce qu’netuelle- mont il ne veut pas 7 Or, e‘est cette faculté méme qui s’appelle L bon droit la liberté. Enfin, sentiment, réflexion, volitlon, n'étant que les attributs d’un _ même sujet, pourquoi distinguer entre eux, et donner aux deux premiers une puissance indépendante du sujet indivisible, l'àme ou le moi, qui les renferme \ — sno TRAITE — Sur cela, l'on oppose encore l'exemple des malheureux qui se perdent dans le crime, contre toutes leurs lumières: la vérité luit sur eux, le vrai bien est devant leurs yeux; cependant, ils s’en écartent, ils se creusent un abîme, ils s’y ` plongent sans frayeur; ils préfèrent une joie courte a des peines infinies; donc, ce n’est ni leur connaissance, ni le goût naturel de la félicité qui déterminent leur cœur; donc c'est leur volonté seule qui les pousse à ces excès. Mais ce rai- sonnement est faible; les contradictions apparentes qui lui servent comme d'appui sont faciles à lever: un libertin qui connait le vrai bien, qui le veut et qui s’en écarte, n'y re- nonce nullementril se fonde sur sa jeunesse, sur la bonté divine ou sur la pénitence; il perd de vue son objet naturel; l'idée en est dans sa mémoire, mais il ne la rappelle pas; elle ne parait qu'à demi; elle est éclipsée dans la foule; des sentiments plus vifs l’écartent, la dérobent, fexténuent; ces sentiments impérieux remplissent la capacité de son esprit corrompu. Prenez cependant le meme homme au mi- lieu de ses plaisirs; présentez-lui la mort prete lt le saisir; qu’il n‘ait plus qu'un seul jour à vivre; que le feu vengeur des crimes s'allume a ses yeux impurs et brûle tout autour . de lui : s'il lui reste un rayon de foi, s'il espère encore en Dieu, si la peur n'a pas troublé son âme lâche et coupable, croyez-vous qu'il hésite alors à fléchir son juge irrité, et a se couvrir de poussière devant la majesté de Dieu, qui va le juger'? Tout ce qu’on peut dire ii cela, c'est que le bien le plus grand ne nous remue pas toujours, mais celui qui se fait sentir avec [Ile] plus de vivacité. L' illusion est de confondre tous deux, au meme titre qu'il renferme l'autre fl Vauvenargues lui-meme l'adit plus haut: «Que ce soit notre raison ou nos passions qui nous meurent, ¤’eat ~ MII qui nous déterminona; il y aurait de la folie L distinguer ses pensés ~ ou ses sentiments de wi; ~ plus loin, il répétera: « Nos sentiments, nos ~ idées ne diffèrent par denon:-mêmes; • ce seul aveu, arraché par |'évi- dence, répond A tout son Traité, et en détruit toute l'argumentation.— G.

  • Mais ce remords ou cet elrol, dont le coupable est agite , et dont vous

faites une si vive peinture, qu'eat-ce donc, sl ce n'est une des plus solides preuves de cette liberte que vouslul contester? Expliquez-moi comment il se juge responsable, si ce n'est pas parce qu'll se sent libre'! — G. ' des souvenirs languissants avec des idées tres-vives, ou des · notions qui reposent dans le sein de la mémoire avec des no- tions présentes et des sentiments actuels. ll est certain cepen- dant que des idées absentes ou des idées alfaiblies ne peu- vent guère plus sur nous que celles qu'on n’a jamais eues '• Ce sont donc nos idées actuelles qui font nattre le sen- timent, le sentiment la volonté, et la volonté l'action. Nous avons très-souvent des idées fort contraires et des sen- timents opposés : tout est présent à l'esp1·it, tout s’y peint presque à la fois; du moins, les objets s’y succèdent avec beaucoup de vitesse, et forment des désirs en foule`; ces désirs sont combattus; nul n'est —proprement volonté, car la volonté décide; c'est incertitude, anxiété. Mais les idées les plus sensibles, les plus entières, les plus vives, l’em- portent enfin sur les autres; le désir qui prend le dessus change en meme temps de nom, et détermine notre action. Les philosophes nous assurent que le bien et le mal sont les deux grands principes de toutes les actions humaines; t le bien produit l’amour, le désiret la joie; le mal est suivi de tristesse-, de crainte, de haine, d’horreur; les idées de _ lun et de l’autre en font nattre le sentiment. Quelques-uns pensent que le mal agit plus sur nous; que le bien ne nous détermine point d'une manière immédiate, mais par l'in· quiétude ou malaise qui fait le fond des désirs. Tout cela n’est pas essentiel: que ce soit par ce malaise, qu’un bien imparfait laisse en nous, que le cœur se détermine; ou que _

  • Var. .· abo plus grand bien connu, dit-on, détermine nécessairement

~ notre ame : oui, s'il est senti tel, et présent a notre esprit; mais si le senti- ·¤ ment de ce prétendu bien est atïaibli, ou ai le souvenir de ses promusea · sommeille dans le sein de la mémoire, le sentiment actuel et dominant ·· Yemporte sans peine; entre deux puissances rivales, la plus faible est né- _· oessairement vaincue. Lo plus grand bien connu parmi les h0mmes,,c’est - sans difficulté le paradis: mais lorsqu‘un homme amoureux se trouve vis- · a·vis de sa maitresse, ou Vidéo de ce bien supreme ne ae présente pas a ~ son esprit, qttoiqu’elle y soit empreinte, ou elle se présente si faiblement, • que le sentiment actuel et passionné d‘un plaisir volsge prévaut sur l‘image . « elacée d'une éternité de bonheur; de sorte qn‘a parler exactement, ce n'eat \ • DB le plus grand bien connu qui determine, mais le bien dont le sentiment ' • lgît avec le plus de force sur notre ame, et dont l'idée nous est [le] plus ~ présente. » 4 202 murs le bien et le mal nous meuvent également d’une manière immédiate; il demeure inébranlable, dans l’une et l’autre hypothèse, que nos passions et nos idées actuelles sont le principe universel de toutes nos volontés. Je crois l‘avoir démontré d’une manière évidente; mais comme les exemples sont bien plus palpables que les meilleures raisons, je veux en donner encore un ' ; vous y pourrez suivre a loisir tous les mouvements de l'esprit. Représentez—vous donc un homme d’une santé languis- sante et d'un esprit corrompu ; placez-le auprès d' une femme aussi corrompue que lui; Yindécence de cet exemple doit le rendre encore plus sensible; d'ailleurs il a ses modèles dans toutes les conditions. J’unis par les nœuds les plus forts, des cœurs unis par leurs penchants; mais je suppose que cet homme est exténué de débauches; ses lâches habi- tudes ont détruit sa santé; cependant il n'est pas auprès de sa maîtresse pour les renouveler toujours; il n'est venu que pour la voir; sa pensée ¤'ose aller plus loin, parce qu’il souffre et qu’il languit; voila une résolution prise sur sa _ langueur présente et le souvenir du passé. Remarquez que sa volonté ne se forme pas d'elle-meme; cela est essentiel. Cette volonté néanmoins ne doit pas trop nous arréter : tout est vicieux au sein du vice; la sagesse d'un homme faible est aussi fragile que lui; foccasion en est le tombeau. Voici donc déjà l’habitude qui combat les sages conseils. L’habi- · tude est toujours puissante, méme sur un corps languissant; pour peu que les esprits soit mus, leurs profondes traces se rouvrent, et leur donnent un cours plus facile. Près de l’objet de son amour, l‘homme que je viens de vous peindre éprouve ce fatal pouvoir; son sang circule avec vitesse, sa faiblesse méme s'anime, ses craintes et ses réllexions dis- paraissent comme des ombres. Pourrait—il songer à la mort lorsqu'i] sent renaître sa vie, et prévoir la douleur lorsqu‘il est enivré de plaisir? Sa force et son feu se ralluinent. Ce • Cc n'est pas un nouvel exemple; Vauvenargues l'a déja pris plus haut, mais il le développe ici plus longuement. - G. n’est pas qu'il ait oublié sa première résolution; peut-étre est-elle encore présente , mais comme un souvenir fâcheux qui chancelle et s'évanouit; des désirs plus doux la com- battent; l’objet de ses terreurs est loin, le plaisir est pro- che et certain; il y touche en mille manières par les sens ou par la pensée; le parfum d’une fleur que l’on vient de cueillir ` ne pénètre pas aussi vite que les impressions du plaisir; le goût des mets les plus rares n-'entre pas si avant dans un ·homme affamé, ni celui d’un vin délicieux dans la pensée d’un ivrogne. Cependant l’expérience mele encore quelque inquiétude à ces sentiments flatteurs; de secrets retours les balancent; des volontés commencées tombent et meurent aussitot; la proximité du plaisir et la prévoynncedes peines opposent entre eux ces désirs, les éteignent et les raniment; faites attention à cela. Mais enfin qu’est-ce que la vie, lors- ` · qu' elle est abimée dans la vue de la mort, dans une tristesse · sauvage, sans plaisir et sans liberté? Quelle folie de quitter le présent pour Yavenir, le certain pour l'incertainl Les voluptés les plus molles trouvent leur contre-poison; le ré- gime, les remèdes, réparent bientot les forces. Ce n’est point un mal sans ressource que de céder à l'occasion ; une seule faiblesse est-elle sans retour? Dorénavant l’on peut fuir le danger; mais on a tant fait de chemin.., Là- dessus vient un regard qui donne d’autres pensées; la crainte et la raison se cachent, le charme présent les dissipe, et la volonté dominante se consomme dans le plaisir. ~ — Mais si cet homme, direz-vous, voulait retenir ses idées, sa première résolution ne s'efl'acerait pas ainsi. — S’il le voulait bien, d’accord; mais je l’ai déjà. dit, et je le répète encore, cet homme ne peut le vouloir que ses ré- flexions n’aient la force de créer cette volonté; or, ses sen- sations plus puissantes exténuent ses réflexions, et ses ré- flexions exténuées produisent des désirs si faibles, qu’ils cèdent sans résistance à. l'impression des sens'. . • Add.: « Nous nous flgurons plnlsamment que lorsque la passion nous ~ porte ll quelque mal, et que la raison nous en détourne, il y a encore en | 2114 TRAITE · Semez donc dans ces exemples la vérité des principes que j'ai’établis, faites—cn l'application : le voluptueux, de sang- ·froid,'connatt et veut son vrai bien, qui est la vie et ta -santé; près de l'objet de sa passion, il en perd le goût et ·l'idée; conséquemment, il s’en éloigne, il court apres un bien trompeur. Lorsque la raison s'otl`re à lui, son affection se tourne vers elle; |orsqu'elle fait place au mensonge, on' que, captivée par l’objet présent, son aiïection change aussi, sa volonté suit ses idees ou ses sentiments actuels; rien n'œt si simple que cela. La raison et les passions, les vices et la vertu dominent ainsi tour à tour, selon leur degré de force et selon nos habitudes; selon notre tempérament, nos principes, nos mœurs; selon les occasions, les pensées. les objets, qui sont sous les yeux de l'esprit. Jésus·Christ ` -a marqué cette disposition et cette Iaiblœse des hommes · en leur apprenant la priere : craignez, dit-il, les tenta- . tions; priez Dieu qu’il vous en éloigne, et qu’il vous de- tourne du mal. Mais les hommes , peu capables de replier leur esprit`, prennent ce pouvoir qui est en eux d’ètre mus inditïéremment vers toute sorte d’objets par leur volonté toute seule, pour une indépendance totale. ll est bien vrai que leur cœur est maniable en tout sens; mais leurs désirs orgueilleux dépendent de leurs pensées, et leurs "pensées, de Dieu seul. (1'est donc dans cette puissance de nous mou- voir de nous-memes, selon les lois de notre etre, que oon- siste la liberté; cependant ces lois dépendent des lois de la creation, car elles sont éternelles, et Dieu seul peut les changer par les effets de sa grace. . ` ` Vous pouvez, `si vous le voulez, user d’une distinction, n’appeler point liberté les mouvements des passions nés ·d’une action étrangère, quoiqu’elle soit invisible; vous ne . ~· nous un tiers, auquel il appartient de décider. Mais ce tiers, quel est-il'! je - le demande. Je ne connais dans l'homme_que des sentiments et des pen- · sées; quand Iœ passions lui donnent un mauvais conseil, a qui aura-vil « recours! A sa raison? Mais si sa raison lui dit elle-meme d'obéir cette fois · A ses passions, qui le sauvera de l’erreur·‘Z Y a-t-il dans son uprit un au- ¤ tre tribunal qui puisse infirmer les arrets et les resolution de 0elui·c.i‘l •. donnerez ce nom qu'aux seulesdispositions qui soumettent. nos démarches aux régles de la raison : toutefois ne sortez point d'un principe irréfutable; reconnaissez toujours que la raison meme, la sagesse et la vertu ne sont que des dé- pendances du principe de notre etre, ou des impulsions. nouvelles de Dieu, qui donne la vie et le mouvement lt tout. . 4 ` Mais, atin de retenir oesvéritésimportantes, pcrmettezque je les place sous le méme point de vue. Nous avons mis, d’abord toute la liberté a pouvoir agir de nous-momes et de notre propre gré; nous avons reconnu cette puissance en_ nous, quoiqu’elle y soit limitée par les objets extérieurs; A nous ll'&dm€tl·0US point cependant de volontés indépen- dantes des lois de la création, parce que cela serait impie, et contraire a Yexpérience, ala raison, a la Foi; mais cette dépendance nécessaire ne détruit point la liberté; elle nous est méme extrèmement utile. Que serait·ce qu'une volonté sans guide, sans règle, sans cause Tll est heureux pour nous qu'elle soit dirigée ou par nos sentiments ou par notre raison; car nos sentiments, nos idées, ne diffèrent point de nous·mémes, et nous sommes vraiment libres, lorsque les objets extérieurs ne nous meuvent point malgré nous. ‘ La volonté rappelle ou suspend nos idées; nos idées for- ment ou varient les lois dela volonté; les lois de la volonté sont par la des dépendances des lois de la création; mais les lois de la création ne nous sont point étrangères, elles constituent notre étre, elles forment notre essence, elles sont entièrement nôtres, et nous pouvons dire hardiment que nous agissons par nous-memes, quand nous n’agissons que par elles. La violence que nos désirs souIl`rent des objets du dehors est entièrement distincte de ln. nécessité de nos actions : une action involontaire n’est point libre; mais une action nécessaire peut étre volontaire, et libre, par conséquent. Ainsi la nécessité n’exclut point la liberté; la religion les admet l’une et l’autrc; la Foi, la raison, Yexpériencc, s'ac- _ mo ’§ rrmrr: oordent la cette opinion; c'est par elle que l‘on concilie l'Écriture avec elle-meme et avec nos propres lumières : qui pourrait la rejeter' 7 Connaissons donc ici notre sujètion profonde; que 1'er· reur, la superstition, se fondent à la lumière présente a nos yeux; que leurs ombres soient dissipées, qu’el1es tombent, qu`elles s'eii`acent aux rayons de la vérité, comme des fan- tomes trompeurs! Adorons la hauteur de Dieu, qui règne dans tous les esprits, comme il règne sur tous les corps; déchirons le voile funeste qui cache a nos faibles regards la chaine éternelle du monde, et la gloire du Créateur! Quel ' Add. : « Ainsi la liberté et la nécessité subsistent ensemble; ainsi le rai- ·· sonnement et Pexpérience justifient la Fol, qui les admet. C'est ce que I. dr: « Voltaire a parfaitement bien exprime dans ees beaux vers: Sur nn autel de fer, un livre inexplicable ` Contient de l`avenir l‘histoire irrévocable. la main ds l'Eternel y marqua nos desirs, Et nos chagrins cruels, et nos faibles plaisirs. 0n voit la Liberte, oettscsclave si Here, Par d‘invlneibles nœuds en aes lieux prisonnière; Sous un joug inconnu, que rien ne peut briser, Dieu sait Yassnjètir, sans la tyranniser; A ses suprêmes lois d`autant mieux attachée Oue sa chaine a ses yeux pour jamais est cachée. 0u'en obéissant meme, elle agit par son choix, Et souvent aux destins pense donner des lois. (fleuriste, chant VII, v. 285-296.] • .l’airuerals mieux avoir fait ees douse vers que le long chapitre de la Pai 5* « sance de M. Locke. C'est le propre des philosophes, qui no sont que philir « sophes, de dire quelquefois obscurément en un volume ce que la poésie î ~ Péloquence peignent beaucoup mieux d'un seul trait. ¤ — Vauvenargues îû montre ici peu reconnaissant, car o'est précisement dans ce long chapitre ti lo Puissance qu'il n pris son texw et bon uornbre de ses arguments. Tout sc?" traite du Libre Arbitre pourrait se résumer dans cette phrase de lackîfi · Notre idée de la liberté no va pas au-dela de la puissance d’agir ou de à"" • pas agir; car toutes les fois que quelque obstacle arrête cette pulssan ¢* • d'agir ou de ne pas agir, ou que quelque force vient à détruire I'indillï' «· rence de cette puissance, il n'y s plus de liberté, et la notion que nous im « avons disparait tout a fait. · (Essai sur l'Entendement humain. - Livre É-L chap. xxx, de la Puissance, 5 10.) Vauvenargues doit plus encore a Locke, sl? il lui doit l’idée, la méthode et le titre meme de son principal ouvrage. Loch avait ecrit un Essai sur l'Entend¢ment humain; Vauvenarguesecrit une Intfû duclion à la Connaissance de l‘Espril humain; Locke avait vu, et c’cst la pGVf· etre son seul titre à. la gloire, que la psychologie, ou Petude de l'Ame etdc SPS facultés, est lo point de départ obligé de toutc saine philosophie; Vauvenar- gues déclare de mème que le premier objet qu’il so propose c‘e·1t l'étudc dr l‘lrommc dans son ùmo ut ses facultés, ou ses divcrsos porlirs. comme rl hs nppolle. — G. I spectacle admirable que ce concert éternel de tant d'ou- ·vrages immenses, et tous assujettis a des lois immuables! 0 majesté invisible ! votre puissance infinie les a tirés du néant, et l'univers entier, dans vos mains formidables, est comme unfragile roseau. L’orgueil indocile de l’homme oserait-il murmurer de sa subordination? Dieu seul pouvait etre par- fait; il fallait donc qu’il soumlt l’homme à cet ordre inévi- table, comme les autres créatures; en sorte que l’homme pût leur communiquer son action, et recevoir aussi la leur. Ainsi, les objets extérieurs forment des idées dans l'esprit, ces idées des sentiments, ces sentiments des volontés, ces volontés des actions en nous, et hors de nous. Une dépen-· V dance si noble dans toutes les parties de ce vaste univers doit conduire nos rétlexions à liunité de son principe; cette ` subordination fait la solide grandeur des etres subordonnés. L’excellence de l’homme est dans sa dépendance; sa sujé- tion nous étale deux images merveilleuses, la puissance in- . tinie de Dieu, et la dignité de notre âme; la puissance de Dieu, qui comprend toutes choses; et la dignité de notre âme, émanée d’un si grand principe, vivante, agissante en lui, et participante ainsi de l'infinité de son étre par une si belle union. L'bomme, indépendant, serait un objet de mé- pris; toute gloire, toute ressource, cessent aussitôt pour lui; la faiblesse et la misère sont son unique partage; le sentiment de son imperfection fait son supplice éternel. Mais le méme sentiment, quand on admet sa dépendance, fait sa plus douce espérance; il lui découvre d'abord le néant des biens finis, et le ramène a son principe, qui veut le re- joindre à. lui, et qui peut seul assouvir ses désirs dans la possession de lui—meme. Cependant, comme nos esprits se font sans cesse illusion, la main qui forma l'univers est toujours étendue sur l’homme; Dieu détourne loin de nous les impressions pas- - sagères de l'exemple et du plaisir; sa grâce victorieuse sauve ses élus sans combat, et Dieu met dans tous les hommes des sentiments très—capables de les ramener au zos rnsmî bien_et à. la vérité, si des habitudes plus fortes ou des sen- Sttlons plus VIVH DB les l‘8t8¤818Dl. dans l BITGUI'. MAIS, comme il est ordinaire qu'une grâce, suilisante pour les âmes modérées, cède à Pimpétuosité d’.un génie vif et sensible, nous devons attendre en tremblant les secrets jugements de Dieu, courber notre esprit sous la Foi, et nous écrier avec · saint Paul : O profondeur éternelle , qui peut sonder les ablmes? qui peut expliquer pourquoi le péché du premier homme s’est étendu sur sa race? pourquoi des peuples en- tiers, qui n’ont point connu la vie,sont réservés à la mort? pourquoi tous les humains, pouvant ètre sauvés, sont tous s exposés à. périr ' ?· t Nous l‘avons dit dans notre Éloge de Vauvenargues, on ne peut s'étonncr asse: de voir l’apotre le plus décidé de Faction contester ici à l'houame le pou- _ ' voir d'agir, et, après de vains efforts pour concilier la liberté et la nécessite, conclure pour la dernière. Nous avons remarqué déjà, nous remarquerons encore bien des contradictions dans Vauvenargues; mais celle-ci est la plus étrange de toutes. Il est vrai que cet ouvrage appartient A sa jeunesse; car ' le Discours sur la Liberté, qui en est le noyau, et que nous y avons joint sous forme de notes, est daté du mois de juillet 1737, a Besançon, et Vauvenargues avait alors 22 ans; mais il n’œt pas moins vrai qu’il en a retenu jusqu’a la lln de sa vie les principales conclusions, sinon toutes. ll sudit, pour s‘en con- vaincre, de relire l'Eloge d'IIippolyte de Seytrec, et surtout les Reflexions sur divers mien, ou cette idée de lanécessitè tient tant de place encore. Faut-il voir dans cette opinion extreme le douloureux ressentiment des chagrins parti- culiers de l'auteur 7 Faut-il croire que, trouvant toujours en lui, précisément parce qu’il a l'ame haute, une plus grande puissance de vouloir que d’attein- dre, Vauvenargues, sous le coup de tant d'espérances brisées et de tant de bonne volonté perdue, nie la volonté dans son principe, parce qu'elle est sou- vent impuissante dans ses edets, et conclut que l'liomme n'est pas libre, parce que la volonté ne reçoit pas toujours le prix, méme des plus nobles e|I'ort.s? Enlin, ne faut-il voir dans ce traité qu’un exercice et une œuvre d'imitation 1 Nous y avons trouvé la trace de Locke; celles de Port·Royal et de Malebranche ne sont pas moins visibles, et il n’y a pas loin des conclusions de Vauve- nargues A la fatalité de la grace et L l'absorption de l'homme en Dieu. D’un autre coté, le premier que nous sschions, M. Prevost-Paradol, professeur a la Faculté des Lettres d'Aix, a signalé, dans m brillantes et sfolides leçons sur ‘ Vauvenargues, la ressemblance de ce Traité sur le Libre Arbitre avec la theo- rie de Spinosa dans I’Ethique et dans Ia Leltre ai Oldenlarg. Cette ressem- blance mt a noter en effet, car il est probable que Vauvenargues n’avait pas luSpinosa, dont il ne prononce qu'une seule fois, et indirectement, le noru dans ses ouvrages (voir aux Caractères, Eumolpe, ou le Mauvais poele); mais il · sultisait qu’il eut étudié Mnlebranche pour se rencontrer avec lc philosophe panthéiste, car ce dernier n'a fait que tlrer les conséquences extremes de la théorie du premier'. — G. l —·¢O?-—~ nEP0NsEs Aux cousnoumucas on LA Nacnssrrc _ 1" Rûronsn. Je ne dètruis en aucune manière la nécessité des bonnes

  • ¥uvres, en établissant la nécessité de nos actions. ll est

" rai qu’on peut inférer de mes principes, que ces memes Qlzuvres sont en nous des grâces de Dieu , qu’elles ne reçoi- · \‘ent leur prix que de la mort du Sauveur, et que Dieu cou- Yonne dans les justes ses propres bienfaits; mais cette conséquence est conforme à la Foi, et si conforme, qu'une autre doctrine lui serait tout à fait contraire, et ne pourrait pas s’expliquer. Ne me demandez donc pas pourquoi la ne- cessité des bonnes œuvres, dès que leur mérite ne vient pas de nous; car ce n'est pas à moi à vous répondre là-dessus, c'est à l’Église. On vous demanderait aussi pourquoi la mort de Jésus-Christ : Dieu ne pouvait-il pas faire qu’Adam ne péchàt jamais? Ne pouvait-il racheter le péché que par le sang de son Iils? Sans doute, un Dieu tout-puissant pouvait changer tout cela; il pouvait créer les hommes aussi heu- reux que les anges, il pouvait les faire naitre sans péché; de meme, il pouvait nous sauver ou nous condamner sans les œuvres. Qui doute de ces vérités? Cependant il ne le veut pas, et cette raison doit suffire, parce qu’il n‘y a rien qui répugne à l’idée d’un étre parfait dans une pareille doctrine, et que, n'ayant point de prétexte pour la rejeter, nous avons l'autorit,é de l’Église pour Faccepter; ce qui fait pencher la balance et décide la question. - Mais, poursuivez-vous, si c’est Dieu qui est l'auteur de nos bonnes œuvres, et que tout soit en nous par lui, il est 1 4 210 rnairt aussi l’auteur du mal, et, conséquemment, vicieux; blas- phème qui fait horreur.- Or, je vous demande à mon tour, qu'entendez·vous parle mal? Je sais bien que les vicœ sont 4 en nous quelque chose de mauvais, parce qu’ils entraînent ..; toutes sortes de désordres et la ruine des sociétés; mais lî maladies ne sont-elles pas mauvaises, les pestes, les inon- dations'? Cependant cela vient de Dieu , et c'est lui quî fait les monstres et les plus nuisibles animaux; c'est lui quî crée en nous un esprit si fini, et un cœur si dépravé. Quî s'il a mis dans notre esprit le principe des erreurs, et danî notre cœur le principe des vices, comme on ne peut le nier , pourquoi répugnerait-il de le faire auteur- de nos fautes, œ 1 de toutes nos actions? Nos actions ne tirent leur etre, leu. I mérite ou leur démérite, .que du principe qui les a pro- duites; or, si nous reconnaissons que Dieu afait le principe qui est mauvais, pourquoi refuser de croire qu’i1 est Pan- teur des actions qui n’en sont que les efl'ets? N’y a-t-il pas contradiction dans ce bizarre refus? ll ne sert de rien de à répondre que Dieu met en nous la raison pour contenir ce i 1 principe vicieux, et que nous nous perdons par le mauvais il C usage que nous faisons de notre volonté. Notre volonté T n’est corrompue que par ce mauvais principe, et ce mauvais 5* principe vient de Dieu, car il est manifeste que le Créateur _“ a donné aux créatures leur degré d'imperfection. Il n’eûtp¤ 1 les fumer parfaites, vu qu’il ne peut y avoir qu’un seul j" etre parfait; ainsi, elles sont imparfaites, et, comme imptf- É faites, vicieuses; car le vice n'est. autre chose qu’une sont li d’imperfection; mais de ce que la créature est imparfaite 1 doit—on tirer que Dieu l'est? et de ce que la créature imp¤· faite est vicieuse, peut-on conclure que le Créateur ëî vicieux? à Z · — Au moins serait·il injuste, direz-vous, de punirdanâ ff les créatures une imperfection nécessaire. — Oui, S6l°" l'idée que vous avez de la justice; mais ne répugne-t-îlP”

  • Voir, plus loin, page 2l 5, le |'ragmcut sur In l'r01·idcm·¢. - G.

à. cette même idée que Dieu punisse le péché d'Adamjusque dans sa postérité, et qu'il impute aux peuples idolàtres l’in- fraction de lois qu'ils ignorent? Que répondez-vous cepen- dant, lorsqu’on vous oppose cela? Vous dites que la·justice de Dieu n’est point semblable à la notre; qu’elle n’est point dépendante de nos faibles préjugés; qu’elle est au-dessus de notre raison et de notre esprit. Eh ! qui m’empeche de répondre la méme chose 7 ll n’y a pas de suite dans votre créance, ou du moins dans vos discours; car, lorsqu'on vous presse un peu sur le péché originel et sur le reste, vous dites qu‘on n’a pas d’idée de la justice de Dieu; et lorsque vous me combattez, vous voulez qu‘on y en attache une qui wndamne mes sentiments, et alors vous nlhésitez point a rendre la justice divine semblable à la justice humaine; ainsi, . vous changez les définitions des choses selon vos besoins. Je suis de meilleure foi, je dis librement ma pensée : je crois que Dieu peut à son gré disposer de ses créatures, ou pour un supplice éternel, ou pour un bonheur inlini, parce qu'il est le maitre, et qu'il ne nous doit rien; je n'ai sur cela qu’un langage, vous ne m’en verrez pas changer. Je ne pense donc pas que la justice humaine soit essentielle au Créateur: elle nous est indispensable, parce qu’elle est des lois de Dieu la plus vive et la plus. expresse; mais l'auteur de 'cette loi ne dépend que de lui seul, n’a que sa volonté pour règle, son bonheur pour unique lin. Il est vrai qu'il n'y a rien au monde de meilleur que la justice, que l'équité, que la vertu; mais ce qu'il y a de plus grand dans les hommes est tellement imparfait, qu'il ne saurait convenir à celui qui est parfait; c‘est méme une superstitionquede donner nos vertus à Dieu. Cependant, il est juste en un sens, il l'a dit, nous devons le croire; or, voici quelle est sa jus- tice :·il donne une règle aux hommes, qui doit juger leurs . actions, et il les juge exactement par cette regle; il n'y dé- roge jamais. Par cette égalité constante il justifie bien sa parole, puisque la justice n’est autre chose que l'amour de l`égn.lité; mais cette égalité qu'il met entre les hommes ` 212 TRAITÉ n’est point entre les hommes et lui. Peut-il y avoir de l'éga- lité dans une distance infinie des créatures au Créateur? cela se peut-il concevoir? -l1secontredit, dites-vous, s'il est vrai qu’il nous donne une loi dont il nous écarte lui- méme. —Non, il ne secontredit point; sa loi n’est point sa volonté; il nous a donné cette loi pour qu'elle jugeàt nos actions; mais, comme il ne veut pas nous rendre tous heu- reux, il ne veut pas non plus que tous suivent sa loi; rien de si facile à connaitre. A - Dieu n'est donc pas bon, direz-vous. - Il est bon, puisqu’il donne a tant de créatures des grâces qu’il ne leur doit point, et qu’il les sauve ainsi gratuitement. ll aurait plus de bonté, selon nos faibles idées, s'il voulait nous sau- ver tous; sans doute il le pourrait, puisqu’il est tout·-puis- sant; mais puisqu’il le pourrait et qu’il ne le fait pas, il faut conclure qu’il ne le veut pas, et qu’il a raison de ne le pas vouloir. — ll le veut, selon nous, me répondrez-vous; mais c'est nous qui lui résistons. — 0 le puissant raisonnement! Quoi! celui qui peut tout, peut donc vouloir en vain? il manque donc quelque chose a sa puissance ou a sa vo- lonté? car si l‘une et l’autre étaient entières, qui pourrait leur résister? Sa volonté, dit-on, n'est que conditionnelle; c’est sous des conditions qu’il veut notre salut; mais quelle est cette volonté? Dieu peut tout, il sait tout; et il veut mon salut, que je ne ferai pas, qu’il sait que je ne ferai pas, et qu’il tient à lui d’opérer I Ainsi Dieu veut une chose qu’il sait qui n'arrivera pas, et qu’il pourrait faire arriver! Quelle étrange contradiction! Si un homme, sachant que je veux me noyer, et pouvant m'en empecher sans qu’il lui en coûte rien, et m'oter meme cette funeste volonté, me laissait ce- pendant mourir et suivre ma résolution, dirait-on qu’il veut me sauver, tandis qu’il me laisse périr? Tant de nations idolàtres que Dieu laisse dans l'erreur, et qu’il aveugle lui—meme, comme le dit l'Écriture, prouvent-elles, par leur ` misère et par leur abandonnement, que Dieu veut aussi leur salut? ll est mort pour tous, j’en conviens; c’est-L-dire que sa `mort les a tous rendus capables d’ètre lavés des souillures du péché originel , et d’aspirer au ciel, qpi leur · était fermé, grace qu’ils n’avaient point avant; mais de ce que tous sont rendus capables d’ètre sauvés , peut-on conclure que Dieu veut les sauver tous? Si vous le dites pour ne pas vous rendre, pour défendre votre opinion, voilà. en elïet une fuite; mais si c’est pour nous persuader, y parviendrez·vous parla, et osez·vous l’espérer? Pensez- vous qu’un Américain, d'un esprit simple et grossier, comme ` sont la plupart dœ hommes, qui ne connait pas Jésus- Christ, à. qui l`on n’en a jamais parlé, et qui meurt dans un culte impie, soutenu par l’exemple de ses ancêtres, et dé- fendu par tous ses docteurs; pensez-vous, dis-je, que Dien veuille aussi sauver cet homme, qu'il a si fort aveugle? pensez-vous au moins qu'on le croie sur votre simple aflir- mation, et vous-meme le croyez-vous? — Vous craignez, dîtes·vous, que ma doctrine ne tende à corrompre les hommes, et à les désespérer.—Pourquoi donc cela, je vous prie? qu`ai-je dit à cet effet? .l'enseigne, il est vrai, que les uns sont destinés à. jouir, et les autres à soul`- frir toute Féternite; c’est la créance inviolable de tous ceux qui sont dans l’Église, et j’avoue que c’est un mystère que nous ne comprenons pas. Mais voici ce que nous savons avec la derniere évidence; voici ce que Dieu nous apprend : ceux qui pratiqueront la loi sont destinés a jouir, ceux qui la transgresseront, à souffrir; il n’en faut pas savoir davantage pour conduire ses actions, et pour s` éloigner du mal. J’avoue que si cette notion ne se trouve pas suffisante, si elle ne nous entraine pas, c’est qu’elle trouve en nous des obstacles plus forts; mais il faut convenir aussi que, bien loin de nous pervertir, rien n’est plus capable, au contraire, de nous · convertir; et ceux qui s’abandonnent, dans la vue de leur sujétion, agissent contre les lumières de la plus. simple rai- son, quoique nécessairement. ll ne faut donc pas dire que notre doctrine soit plus dan214 rrmrs gereuse que les autres, rien n’est moins vrai que cela; elle ai Pavantage de concilier l’Écriture avec elle-même et vos propres contradictions; il est vrai qu’elle laisse des obscu- rités;`mais elle n’établit point d’absurdités, elle ne se con- tredit pas. Cependant je sais le respect que l’on doit aux explications adoptées par l‘Église; et, si l'on peut me faire voir· que les miennes leur sont contraires, ou meme qu’elles s'en éloignent, quelque vraies qu'elles me paraissent, j’y 4 _ renonce de tout mon cœur, sachant combien notre esprit, ·sur de semblables matières, est sujet à l’illusion, et que la vérité ne peut pas se trouver hors de l'Église catholique, et du Pape qui en est le chef'. EZ" ntrouss. On dit: si tout est nécessaire, il n'y a plus de vice.- le réponds qu`une chose est bonne ou mauvaise en elle—mème, et nullement parce qu’elle est nécessaire ou ne l'est pas. Qu’un homme soit malade parce qu’il le veut, ou qu’il soit malade sans le vouloir, cela ne revient—il pas au meme? celui qui s’est blessé lui-meme a la chasse n’est-il pas aussi réellement blessé que celui qui a reçu a la guerre un coup de fusil? et celui qui est en délire, pour avoir trop bu, n’est- il pas aussi réellement fou, pendant quelques heures, que celui qui l'est devenu par maladie? Dira·t-on que Dieu n’est point parfait, parce qu’il est nécessairement parfait? Ne faut-il pas dire, au contraire, qu’il est d' autant plus par- fait, qu’il ne peut être imparfait? S’il n’était pas nécessai-

  • Quand on rencontre des passages comme celui-ci, ou Vauvenargues ex-

' cède évidemment sa foi et sa soumission A |'Eg|ise, on serait tenté de croire qu’il a écrit ce Traité dans la meme pensée ironique que les retlexiona inti- tulées Imitation de Pascal (voir plus loin). N’est·ce pas aux théologiens qu’il semble en avoir? et ne voudrait-il pas leur dire : puisque vous soutenez la transmission du péché originel ct la fatalité de la grace, je pars de la, et, ama que vous ayez mot à répondre, je prétends vous conduire a la négation abso- lue de la liberté humaine, sous peine de contradiction tlagrante 7 -— G. rement parfait, il pourrait déchoir de sa perfecti0n,`à laquelle il manquerait un plus haut degré d’excellence, et qui dés lors ne mériterait plus ce nom. ll en est de meme du vice: plus il est nécessaire, plus il est vice; rien n'est plus vicieux dans le monde que ce qui, par son fond, œt incapable d’etre bien. ——Mais, dira quelqu'un, si le vice est 1me maladie de ` notre âme, il ne faut donc pas traiter les vicieux autrement que des malades. — Sans difficulté : rien n'est si juste, rien n’est plus humain; il ne faut pas traiter un scélérat autre- ment qu'un malade ; mais il faut le traiter comme un malade. Or, oomment en use-t-on avec un malade? par exemple, avec un blessé qui a la gangrène dans le bras ? si on peut sauver le bras sans risquer le corps, on sauve le bras; mais si on ne peut sauver le bras qu’au péril du corps, on le coupe, n'est-il pas vrai 7 ll faut donc en user de meme avec un scélérat : si on peut l’épargner sans faire tort à la société dont il est membre, il faut Pépargner; mais si le salut de la. société dépend de sa perte, il faut qu’il meure; cela est dans l'ordre. - Mais Dieu punira-t-il aussi ce misérable dans l’autre monde, qui a été puni dans celui·ci, et qui n’a . vécu d'ailleurs que selon les lois de son etre? —- Cette question ne regarde pas les philosophes, c’est aux théolo- ‘ giens à. la décider. — Ah ! du moins, continue-t-on, en punissantle criminel qui nuit à. la société, vous ne direz pu . que c’est un homme faible et méprisable, un homme odieux. — Et pourquoi ne le dirai·je pas? Ne dites·vous pas vous- meme d'un homme qui manque d'esprit, que c’est un sot? et de celui qui n’a qu'un œil, ne dites-vous pas qu’il est borgne? Assurément, ce n’est pas leur faute s’ils sont ainsi faits. — Cela est tout différent, répondez-vous : je dis d'un homme qui manque d’esprit, que c’est un sot; mais je ne le méprise point. — Tant mieux; vous faites fort bien; car si cet homme, qui manque d'esprit, a l'âme grande, vous · vous tromperiez en disant que c’est un homme méprisable; mais de celui qui manque en même temps d’esprit et de cœur, vous ne pouvez pas vous tromper en disant qu’il · 216 rnurs est méprisable, parce que dire qu'un homme est méprise-- ble, c'est dire qu’il manque d‘esprit et de cœur; or, on desï point injuste quand on nepense en cela que ce qui est vrai; et ce qu‘i1 est tres-impossible de ne pas penser. A l'égard dz ceux que la nature a favorisés des beautés du génie ou dî la vertu, il faudrait étre bien peu raisonnable pour se dé— fendre de les aimer, par cette raison qu’ils tiennent touî ces biens de la nature. Quelle absurdité! Quoi! parce quë M. de Voltaire est né poète, j’estimerais moine ses poésiesî parce qu'il est né humain, j’houorerais moins son huma.` nité? parce qu'il est né grand et sociable, je n'aimerais pg tendrement toutes ses vertus? C'est parce que toutes ca; choses se trouvent en lui invinciblement, que je 1'en ain; et 1'en estime davantage; et, comme il ne dépend pas de lu; de n‘ètre pas le plus beau génie de son siècle, il ne dépend pas de moi de n’étre pas le plus passionné de ses admin- teurs et de ses amis. ll est bon nécessairement; je l’aime de [ méme. Qu'y a-t—il de beau et de grand que ce que la nature a fait? qu‘y a—t—il de diiforme et de faible que ce qu'ellea ' _ produit dans sa rigueur? quoi de plus aimable que 598 l _·, dons, ou de plus terrible que ses coups? — Mais, pour- Z-, · suivez-vous, malgré cela, je ne puis m’empécher d'excuser L un homme que la nature seule a fait méchant. — Eh bien! 1 mon ami, excusez-le; pourquoi vous défendre de la pitié? lr._ La nature a rempli le cœur des bons de l’horreur du viws tl- mais elle y a mis aussi la compassion, pour tempérer œtte I, haine trop fière, et les rendre plus iudulgents. Si la créanw ; de la nécessité augmente encore ces sentiments d'humanitè. ix si elle rappelle plus fortement les hommes à la clémence ç; quel plus beau système? 0 mortels, tout est nécessaiftëi zz le rien ne peut rien engendrer; il faut donc que le premîü ai principe de toutes choses soit éternel; il faut que les MM 1: . créés, qui ne sont point éternels, tiennent tout ce qui well _ eux de l'Btre éternel qui les a faits. Or, s`il y avait dm M l'esprit de l’homme quelque chose de véritablement indé' ès , V pendant; s‘il y avait, par exemple, une volonté qui ne dé' pendit pas du sentiment et de la réflexion qui la précèdent, il s’ensuivrait que cette volonté serait à elle-meme son prin- cipe; ainsi, il faudrait dire qu’une chose qui a commencé a pu se donner l'etre avant que d’étre; il faudrait dire que cette volonté, qui hier n'était point, s’est pourtant donné I'existence qu’elle a aujourd’hui, elïet impossible et contra- dictoire. Ce·que je dis de la volonté, il est aisé de l’appli- quer a toute autre chose; il est, dis-je, aisé de sentir que c'est une loi générale, àlaquelle est soumise toute la nature. En un mot, je me trompe fort, ou c'est une contradiction de dire qu'une chose est, et qu'elle n’est pas nécessaire- _ ment. Ce principe est beau et fécond, et je crois qu'on en peut tirer les conséquences les plus lumineuses sur les ma- tières les plus difficiles; mais le malheur Veut que les phi- losophes ne fassent qu’entrevoir la vérité, et qu’il y en ait peu de capables de la mettre dans un beau jour. · _ son LA wsrxcs '. A _ — La justice est le isentiment d'une âme amoureuse de l’ordre, et qui sepcontente du sien. Elle est le fondement des sociétés; nulle vertu n'est plus utile au genre humain; nulle n'est consacrée à meilleur titre. Le potier ne doit rien à l'argile qu’il a pétrie, dit saint Paul; Dieu ne peut etre injuste; cela est visible; mais nous en concluous qu’il est · · donc juste, et·nous nous étonnons qu’il juge tous les hom- i ' Ines par la même loi, quoiqu'il ne donne pas à tous la meme grâce; et, quand on nous démontre que cette conduite est formellement opposée aux principes de l'équité, nous disons que la justice divine n'est point semblable à la justice hu- maine. Qu'on définisse donc cette justice contraire à la notre; il n'est pas raisonnable d'attacher deux idées diffé- rentes au meme terme,·pour lui donner tantôt un sens,

  • Nous aurions pu mettre ce fragment et les deux qui suivent dans les

Rèkziomeur diverteujeln; mais comme ils sont évidemment écrits sous la mème inspiration que le Traité eur le Libre arbitre, et se rattachent L la

 Vauvenargues sur la nécessité, nous avons cru devoir les laisser

\ I 2|8 rnsrrn tantbt un autre, selon nos besoins; et il faudraitoter touts- équivoque sur une matière de cette importance. · son LA rnovtnmvcn. Les inondations ou la sécheresse font périr les fruits; 1: froid excessif dépeuple la terre des animaux qui n'ont poinï d'abri; les maladies épidémiques ravagent en tous lieuî l’espèce humaine, et changent de vastes royaumes en dé— serts ; les hommes se détruisent eux-memes par les guerres, etle faible est la proie du fort. Celui qui ne possède rien ,,, s’il ne peut travailler, qu’il meure : c'est la loi du sort;i] diminue et s’évanouit a la face du soleil, délaissé de toune la terre. Les betes se dévorent aussi entre elles : le loup, l’épervier, le faucon, si les animaux plus faibles leur échap. pent, périssent eux-memes; rivaux de la barbare cruauté · des hommes,`ils se partagent ses restes sanglants et ne vivent que de camage. 0 terre! 0 terre! tu n’es qu’un tom- t beau, et un champ couvert de dépouilles; tu n’enfantes que pour la mort. Qui t'a donné l‘ètre? Ton ,âme parait en- dormie dans ses fers. Qui préside à tes mouvements? Tc faut-il admirer dans ta constante et invariable imperfec- I V tion? Ainsi s’exhale le chagrin d'un philosophe qui M , connait que la raison et la nature sans révélation. I · sun xfecoxvouin on L'UNlVEBS. : Tout ce qui a l’etre a un ordre, c'est-à.-dire, une certaine ' manière d'exister qui lui est aussi essentielle que son MN meme : pétrissez au hasard un morceau d`argile; en quel- l : que état que vous le laissiez, cette argile aura des rapp0\‘i$· i · une forme et des proportions, c'est-à-dire un ordre, 2%** ordre subsistera tant qu’un agent supérieur s'abstiend11 de - le déranger. ll ne faut donc pas s'étonner que l’univerS lm I ' ses lois et une certaine économie; je vous défie de c0¤¤°j j · voir un seul atome sans cet attribut. - Mais, dit-ou, ce tlm étonne, ce n‘est pas que l’univers ait un ordre immuablt et . nécessaire, mais c'est la beauté, la grandeur et la mag¤l‘ ` l licence de son ordre, — Faibles philosophes! entendez-vous bien ce que vous dites? Savez-vous que vous n'admirez que les choses qui passent vos forces ou vos connaissances? Savez-vous que si vous compreniez bien l'univers, et qu’il ne s’y rencontrat rien qui psssât les limites de votre pou- voir, vous cesseriez aussitot de l'admirer7 Cest donc votre très-grande petitesse qui fait un colosse de l'univers; c'est votre faiblesse infinie qui vous le représente dans votre poussiere, animé d’un esprit si vaste, si puissant et si pro- digieux. Cependant tout petits, tout bomés que vous étes, vous ne laissez pas d'apercevoir de grands défauts dans cet inlini, et il vous est impossible de justifier tous les maux moraux et physiques que vous y éprouvez. Vous dites que c'est la faiblesse de votre esprit qui vous empèche de voir l'utilité et la bienséance de ces désordres apparents; mais pourquoi ne croyez-vous pas tout aussi bien que c'est cette méme faiblesse de vos lumières qui vous empeche de saisir le vice des beautés apparentes que vous admirez'? Vous répondez que I'univer·s a la meilleure forme possible, puis- que Dieu l'a faittel qu'il est. Cette solution est d’un théolo- gien, non d’un philosophe; or, c'est par cet endroit qu’elle me touche, et je m’y soumets sans réserve; mais je suis I bien aise de faire connaitre que c'est parla théologie, et non parla vanité de la philosophie, qu’on peut prouver les dogmes de la religion. • Cette Idée parait absolument fausse; car la beauté de l'ordre qui régit l‘univers est dans l'univer·s meme. Ce que nous sdmirons, c'est que l'unlvers subsiste; car nous ne pouvons douter qu'il subsiste. Qu’lI puisse subsister autrement, mieux, si I'on veut, il la bonne heure; il n'en est pas moins vnl qu’ll subsiste. Je puis voir plus loin, mais il n'en estpas moins admirable que je voie. Je puls avoir un sans de plus, mes sens n'en sont pas moins une machine admirable. Ces résultats que je ne puis nier, sont ce que fsppelle les beautés de I’ordre de I'univers. Cu beautés ne peuvent donc etre simple- ment apparentes, puisque nous n'en jugeons que par les résultats de cet. ordre. Cet ordre ne peut avoir de vices cachés, puisque ces vlces le contra- rier-sient et empécbersient les résultats que nous sdmirons. Au lieu que ce que nous prenons pour des défauts peut conduire L des résultats que nous ne connaissons pas; car on peut croire À ce qu’on ignore, et non pas nier ce que I'on connait. — S. ·-1¢O>—·~ IMITATION

DE PASCAL

SUR LA RELIGION CHRÉTIENNE.

— La religion chrétienne, disent tous les théologiens, est , au-dessus de la raison. - Mais elle ne peut étre contre la raison; car si une chose pouvait être vraie et ètre néanmoins contraire à la raison, il n’y aurait aucun signe certain de vérité.

- La vérité de la révélation est prouvée par les faits, continuent-ils; ce principe posé conformément a la raison, elle-méme doit se soumettre aux mystères révélés qui la passent. - Oui, répondent les libertins, les faits prouvés par la raison prouveraient la religion, méme dans ce qui

I • Le titre Imitation de Pascal et la tournure de ces réflexions pourraient lm faire regarder comme une critique de la maniere de Pascal, qui rapporte quelquefois des objections contre la religion, sans se mettre en peine de les détruire, comme dans cette réflexion: Les impies qui font profession de suivre la raison, etc., II• part., art. XVIII, des Pensées de B. Pascal; et cette autre: ` Par les partis, etc. -B. — De son coté, Suard seroit tenté quelquefois de prendra ees morceaux pour des essais de raisonnement et des objections que Vauvenargues se faisait a luiwnëme. Selon nous, il y a la plus qu‘une critique de la manière de Pascal, plus qu'un simple exercice de raisonnement, et Vauvenargues entendait faire cgobjections a d'autrcs encore qu‘xllui-mème. L’arriere- pensée sceptique et railleuse est trop visible pour qu'on puisse s'y méprendrv, ct c’est l’svis de M. Prevost-Paradol, dont nous avons invoqué plus haut Pautorité. Un autre écrivain, qui n'occupe pas seulement avec distinction la plus haute chaire d’écouomie politique en Europe, celle du collège de France, mais qui est en mème temps un critique aussi sur que délicat, ll. Baudrillart, reconnait également ici, et dans le Traité du Libre arbitre qui précède, ~ un certain tour d'esprit assez répandu au 18* siècle, qui consiste a proposer « A la décision ecclésiastique, non sans ironie sous le respect apparent, la « solution des problèmes embarrassants de la philosophie qui avoisinent la « théologie. n Nous ne saurions 'mieux faire que de déférer A l’opinion de ces deux excellents juges. — G. passe la raison; mais quelle démonstration peut·on avoir sur des faits, et principalement sur des faits merveilleux, que l'esprit de parti peut avoir altérés ou supposés en tant de manières? Une ·seule démonstration, ajoutent-ils, doit prévaloir sur les plus fortes et les plus nombreuses appa- ` rences; ainsi la plus grande probabilité de nos miracles ne contre-balancerait pas une démonstration de la contradiction de nos mystères, supposé que l'on en eût une. ll est donc question de savoir qui a pour soi la démons- tration oa l’apparence. S’il n’y avait que des apparences dans les deux partis, des lors il n’y aurait plus de règle; car comment compter et peser toutœ ces probabilités? S'il yavait, au contraire, des démonstrations des deux cotés, on serait dans la mème peine, puisque alors la démonstration ne distinguerait plus la vérité. Ainsi la vraie religion n'est pas seulement obligée de se démontrer, mais il faut encore _ qu’elle fasse voir qu'il n’y a de démonstration que de son côté. Aussi le fait-elle, et ce n'est pas sa faute si les théo- logiens, qui ne sont pas tous éclairés, ne choisissent pas bien leurs preuves. nu sroïcisus sr ou cnaisrnnlsue. Les stoïciens n’étaient pas prudents, car ils promettaient le bonheur dès cette vie, dont nous connaissons tous par expérience les misères; leur propre conscience devait les accuser et les convaincre d’imposture. Ce qui distingue notre sainte religion de cette secte , c’est qu’en nous proposant, comme ces philosophes, des vertus surnaturelles, elle nous donne des secours surnaturels. Les libertins disent qu'ils _ ne croient pas à ces secours; et la preuve qu'îls donnent de leur fausseté, c’est qu'ils prétendent étre aussi honnêtes gens que les vrais dévots, et qu'à leur avis un Socrate, un Trajan et un Marc—Aurèle valaient bien un David et un Moïse; mais ces raisons-là sont si faibles, qu'elles ne mé- ritent pas qu'on les combatte. l 212 IMITAHON intnsions un rfnmn. 1. La religion chrétienne, qui est la dominante dans ce _ continent, y a rendu les Juifs odieux `et les empeche de former des établissements. Ainsi les prophéties, dit l’in- sensé , s'accomplissent par la tyrannie de ceux qui les croient, et que leur religion oblige de les accomplir. 2. Les Juifs, continue cet impie, ont été devant Jésus- Christ haîs et séparés de tous les peuples de la terre; ils ont été dispersés et méprisés comme ils le sont. Cette der- nière dispersion a la vérité est plus affreuse, car elle est plus longue, et elle n’est pas accompagnée des memes consolations; cependant, ajoute l'impie, leur état présent n'est pas assez différent de leurs calamités passées, pour leur paraitre un motif indispensable de conversion. 3. Toute notre religion, poursuit—il, est appuyée sur l‘immortalité de I’àme, qui n'était pas un dogme de foi chez les Juifs. Comment donc a-t-on pu nous dire de deux reli- gions différentes dans un objet capital, qu’elles ne com- posent qu’une seule et méme doctrine? Quel est le sectaire ou l’idolâtre qui ne prouvera pas la perpétuité de sa foi, si une telle diversité, dans un tel article, ne la détruit pas? b. On dit ordinairement: Si Moïse n'avait pas desséché les eaux de la mer, aurait-il eu l'impudence de l’écrire, à la face de tout un peuple qu'il prenait à témoin de ce miracle Voici la réponse de l'impie : Si ce peuple eût passé la mer au travers des eaux suspendues, s'il eût été nourri pendant quarante ans par un miracle continuel, aurait-il eu l'im- bécillité d'adorer un·veau, à la face du Dieu qui se mani- · festait par ces prodiges, et de son serviteur Moïse 7 J'ai honte de répéter de pareils raisonnements : voilà ce- pendant les plus fortes objections de l’im piété. Cette extrème faiblesse de leurs discours n’est-elle pas une preuve sensible de nos vérités? _ I _ ‘ vsmrt mas rxunosornns. , Faibles hommes! s’écrie un orateur', osez-vous vous fier encore aux prestiges de la raison, qui vous a trompés tant de fois? Avez—vous oublié ce qu'est la vie, et la mort qui vala iinir ? Ensuite il leur peint avec force la terrible in- certitude de l'avenir, la fausseté ou la faiblesse des vertus humaines, la rapidité des plaisirs qui s’etl`acent comme des Songes, et s'enfuient avec la vie; il profite du penchant que nous avons à craindre ce que nous ne connaissons pas, et à. souhaiter quelque chose de meilleur que ce que nous connaissons; il emploie les menaces et les promesses, l’es- pérance et la crainte, vrais ressorts de l’esprit humain, qui persuadent bien mieux que la raison'; il nous interroge nous-memes et nous dit : N'est-il pas vrai que vous n'avez jamais été solidement heureux ? — Nous en convenons. — N’est-il pas vrai que vous n'avez aucune certitude de ce qui doit suivre la mort? — Nous n'osons encore le nier. — Pourquoi donc, mes amis , continue—t-il, refuseriez-vous d’adopter ce qu'ont cru vos pères, ce que vous ont annoncé successivement tant de grands hommes, la seule chose qui puisse nous consoler des maux de la vie et de l’amertume de la mort? Ces paroles prononcées avec véhémence nous étonnent , et nous nous disons les uns aux autres : Cet homme connait bien le cœur humain; il nous a convaincus de toutes nos misères. — Les a-t-il guéries? répond un philo- Sophe. — Non, il ne l'a pu. — Vous a-t-il donné des lu- mières, continue-t·il, sur les choses qu’il vous a convaincus de ne pas savoir? — Aucune. — Que vous a-t-il donc en- _ soigné? -— ll nous a promis, répondons-nous, après cette vie, un bonheur éternel et sans mélange, et la possession • ll est clair qu’il (agit. ici d‘un orateur chrétien, d'un prédicaleur. — G.

  • Vauvenargues a dit de même dans lo Discours sur le Caractère des diffé-

rent: siècles: « Il n'y a rien que la crainte et Ycspérance ne puissent par- . « suader aux hommes. -> — G. ` l l l immuable de la vérité. — Hé ! messieurs, dit ce philosophe, ne tient-il qu’à promettre pour vous convaincre ? Croyez-moi, usez de la vie, soyez sages et laborieux. Je vous promets aussi que, s’il y a quelque chose après la mort, vous ne vous repentirez point de m’avoir cru.

Ainsi un sophiste orgueilleux voudrait que l’on se confiât à ses lumières autant qu’on se confie à l’autorité de tout un peuple et de plusieurs siècles ; mais les hommes ne lui défèrent qu’autant que leurs passions le leur conseillent, et un clerc n’a qu’à se montrer dans une tribune pour les ramener à leur devoir, tant la vérité a de force.


SUR LA FOI i' ·

AVIS DU LIBBAIRB. ` h_ L‘auteur avait résolu de ne point remettre, dans cette nouvelle edi-; tîün, les deux pieces suivantes, les regardant comme peu assortissantes ` aux matieres sur lesquelles il avait écrit. Son dessein était de les rétablir dans un autre ouvrage ou leur genre n’aurait point été déplacé. Mais la '¤0rt, qui vient de l'enlever, m‘otant Pespérance de rlen avoir d‘un l'*¤¤ime si racommandable par la beauté de son génie, par la noblesse de ses pensées, et dont l’unique objet était de faire aimer la vertu, j‘ai °"\x que le public ine saurait gré de ne pas le priver de deux écrits aussi adlnirables pour le fond, que pour la dignité et Péléganœ avec les- qïiclles ils sont traités'. q ' Heureux sont ceux qui ont une foi sensible, et dont l'es· I>¤`it se repose dans les promesses de la Religion! Les gens dla monde sont désespérés si les choses ne réussissent pas Rëlon leurs désirs; si leur vanité est confondue, s’ils font des fautes, ils se laissent abattre à la douleur; le repos, qui est la fin naturelle des peines, fomente leurs inquiétudes; I Sur l'exem·plaîre d’Aix, Voltaire n'entre pas dans lo détail de ce morceau, El n'y met d'autre note que cells-ci : A renvoyer dans un autre ouvrage, de Diéié. — G. ' ' ' C Cet avis se trouve dans la seconde édition des (Buvres de Vauvenargues, Qtsmmencée par lui-méme, mais qui ne fut achevée qu’apres sa mort par le îibraire Antoine·Clauds Brissaon, Paris, l'lb7, in-12, sous la surveillance du Pabbé Trublet et de l’abbé Séguy. ·-B. —Quoi qu'en dise le libraire, Vao~ venugucs ¤'avait nullement résolu de retirer ces deux pièces. Nous avons — examiné avec soin Pexemplaire d‘Aix, annoté par Voltaire, et sur lequel Vau- venargues marquait ini-memo les corrections, changements et suppressions a faire dans la seconde édition ; or, nous pouvons allirmer que, malgré les in- stances de Voltaire, dont ces choses aflligeaienl la philosophie (voir sa lettre dela tln d'avril i7li6), Vanvenargueslesmai¤tenait,sa¤sen otor un seul mot.- G. 15 ne utznrnruou Tabondance, qui devait satisfaire leurs besoins, les mul- — tlplie; la raison, qui leur est donnée pour calmer leurs pas- sions, les sert· ; une fatalité marquée tourne contre eux- memes tous leursavantagœ. La force de leur caractère, qui leur servirait à porter les misères de leur fortune, s'ils savaient borner leurs désirs, les pousse à des extrémités qui passent toutes leurs ressources, et les fait errer hors d’eux-memes, loin des homes de la raison. lls se perdent dans_leurs chimères; et pendant qu’ils y sont plongés, et - pour ainsi dire abimés, la vieillesse, comme un sommeil - dont on ne peut pas se défendre vers la fin d'un jour labo- -— rieur, les accable, et les précipite dans la longue nuit du 3.. tombeau. . Formez donc vos projets, hommes ambitieux, lorsque vous î le pouvez encore; hatez-vous, schevez vos songes; poussez § vos superbes chimères au période' des choses humaines; .—=·‘· élevés par cette illusion au dernier degré de la gloire, vous îî vous convaincrez par vous-memes de la vanité des fortunes; ;= it peine vous aurez atteint, sur les ailes de la pensée, le ._.,·-·—·a=3 faite de l'élévation, vous vous sentirez abattus, votre joie É mourra, la tristesse corrompra vos magnilicences, et jus- -···" que dans cette possession imaginaire des faveurs du monde, ·— -· vous en connaîtrez l'imposture. 0 mortels ! Pespérance î enivre; mais la possession, sans espérance mème chimé- -···"' rique, traine le dégoût après elle ; au comble des grandeurs î du monde, c'est là qu’on en sent le néant. Seigneur, ceux qui espèrent en vous s’élèvent sans peine —*‘>"'* au·dessus de ces réflexions accablantes. Lorsque leur cœur, · pressé sous le poids des affairesjcommence à. sentir la tris- ’ tasse, il se réfugient dans vos bras; et là, oubliant leurs douleurs, ils puisent le courage et la paix à leur source. Vous les échautîez sous vos ailes et dans votre sein pater- nel; vous faites briller à leurs yeux le flambeau sacré dela

  • Lu porte sur passions. Presque toutes les éditions donnent: les perd;

c'e>t une faute; notre leçon est celle des deux éditions originales. —— G. ¤ Hauteur veut dire au f fle, ou au plus Mul période.- G. Foi; l’envie n'entre pas dans leur cœur; l'amhition ne le trouble point; l'injustice et la calomnie ne peuvent pas méme l'aigrir. Les approbations, les caresses, les secours impuissants des hommes, leurs refus, leurs dédains, leurs infidelités, ne les touchent que faiblement; ils n'en exigent rien ; ils n'en attendent rien; ils n’ont pas mis en eux leur dernière ressource; la Foi seule est leur saint asile, leur inébranlable soutien. Elle les console, de la maladie qui ac- cable les plus fortes âmes', de l’obscurité qui confond l'or- gueil des esprits ambitieux, de la vieillesse qui renverse sans ' ressource les projets et les vœux outrés, de la perte du temps qu' on croit irréparable , des erreurs de l'esprit qui l'humi— lient sans fin, des difîormités corporelles qu’on ne peut ni cacher ni guérir, enfin des faiblesses de l'âme, qui sont de tous les maux le plus insupportable et le plus irremédiahle ·. Hélas‘l que vous étes heureuses, âmes simples, âmes do- cilesl vous marche: dans des sentiers sûrs. Auguste Beli- gion, douce et noble créance, comment peut-on vivre sans I vous? et n’est-il pas bien manifeste qu`il manque quelque chose aux hommes , lorsque leur orgueil vous rejette 7 Les astres, la terre, les cieux, suivent dans un ordre im- xnuable l'éternelle loi de leur étre; toute la nature est con- duite par une sagesse éclatante; l`hon1me seul flotte au gré de ses incertitudes et de ses passions tyraimiques, plus troublé qu'éclairé de sa faible raison. Misérablement dé- laissé, conçoit-on qu’un étre si noble soit le seul privé de la régle qui règne dans tout l'univers? ou plutot, n’est-il pas sensible que, n'en trouvant point de solide hors de la Religion chrétienne, c'est celle qui lui fut tracée devant la naissance des cieux? Qu’oppose l‘impie à la foi d'une au- ¤ Voir les 6' et 7* lettres i Saint-Vincena. — G.

  • Outre que ces pensées se retrouvent, a peu pres en memes termes, dans

Ia6• lettre A Saint-Vinceris, notons des maintenant qu`il y a ici des détails parti- rulîcrs à Vauvenargues, cntrc autres la maladie, l'cb.rcurilé, et Iœ ditformiléz rorporellcs; nous on tirerons plus loin la conclusion.- G.

  • Notons aussi, des maintenant, que tel n’est pas le langage d‘un homme en

paix avec son Dieu. Ce mot est celui du regret, ou, tout au plua, de l’aspi- ration. — G. am uitnmmoue torité sisacrée? Pense-t·il qu'élevé par-dessus tous les etres, son génie est indépendant? Et. qui nourrirait dans ton cœur un si ridicule mensonge, étre infirme? Tant de degrés de puissance et d’intelligence, que tu sens au delà de toi, ne te font-ils pas soupçonner une souveraine raison ? Tu vis, faible avorton de l'étre; tu vis, et tu t’oses assurer que l'Ètre parfait ne soit pas-! Misérable, lève les yeux, regarde ces globes de feu qu’une force inconnue condense ; écoute, tout nous porte à croire que des etres si merveilleux n’ont pas ' le secret de leur cours; ils ne sentent pas leur grandeur ni leur étemelle beauté; ils sont comme s’ils n'étaient pas. Parle donc, qui jouit de ces etres aveugles, qui ne peuvent jouir d'eux—memes? qui met un accord si parfait entre tant de corps si divers, si puissants, si impétueux? d'où nait leur concert éternel'? D’un mouvement simple, incrée .... Je t'entends; mais ce mouvement, qui opère ces grandes _ merveilles, les sait—il, ne les sait-il pas? Tu sais que tu vis; nul insecte 11'ignore sa propre existence; et le seul principe de l'ètre, l’âme de l’univers .... 0 prodige! 6 blasphème! l’âme·de l'univers!... VO puissance invisible! pouvez-vous souffrir cet outrage! Vous parlez, les astres ·s'ébranlent, l’etre sort du néant, les tombeaux sont féconds; et l’impie vous défie avec impunité, il vous brave, il vous nic ! 0 parole exécrablel il vous brave, il respire encore, et il croit triom- pher de vous I '0 Dieu! détournez loin de moi les elïets de votre vengeance! 0 Christ! prenez-moi sous votre aile! Espidt saint, soutenez ma t`oi’ jusqu’à mon dernier soupir! PI‘ièI’l!« — 0 Dieu! qu'ai-je fait? quelle offense arme votre bras contre moi? quelle malheureuse faiblesse m’at< tire votre indignation? Vous versez dans mon cœur malade le fiel et l'ennui qui le rongent; vous séchez Pespérance au 1 Vauvenargues a exprimé les memes idées dans le Discours sur Plnègalilé des richauca (p. HB-170). - G. 2 Il est assez clair, d‘aprè§ ce qui précède, que cette foi vient i peine de naitre ou de renaître. —· G. , fond de ma pensée; vous noyez mavie d'amertume; les _ plaisirs, lasanté, la jeunesse, m'échappent; la gloire, qui ilatte de loin les songes d'une ame ambitieuse, vous me ravissez tout' .... Etre juste, je vous cherchai sitôt que je pus vous con- naitre ; je vous consacrai mes hommages et mes vœux inno- · cents des ma plus tendre enfanee, et j'aimai vos saintes rigueurs. Pourquoi m’avez—vous délaissé? pourquoi, lors- que l‘0rgueil, l'ambition, les plaisirs, m’ont tendu leurs piéges infidèles .... C’était sous leurs traits que mon cœur ne pouvait se passer d'appui•. J'ai laissé tomber un regard sur les dons enchanteurs du monde, et soudain vous m'avez quitté ; et l'ennui, les soucis, les remords, les douleurs,. ont en foule inondé ma vie. 0 mon amel montre-toi forte dans ces rigoureuses épreu- ves; sois patiente; espère à ton Dieu, tes maux finiront; rien n'est stable; la terre elle-meme. et les cieux s'évanoui· ront comme un songe. Tu vois ces nations etces trones, qui tiennent la terre asservie : tout cela périra. Écoute, le jour du Seigneur n’est pas loin, il viendra; l‘univers surpris sen- tira les ressorts de son ètre épuisés , et ses fondements ébranlés : l'aurore de Yéternité luira dans le fond des tom- beaux, et la mort n'aura plus d’asiles. 0 révolution effroya- ble! L'homicide et l'incestueux jouissaient en paix de leurs crimes, et dormaient sur des lits de fleurs': cette voix a frappé les airs, le soleil a fait sa carrière, la face des cieux a changé. A ces mots, les mers, les montagnes, les forêts, les tombeaux frémissent, la nuit parle, les vents s’appellent. Dieu vivant! ainsi vos vengeances se déclarent et s'ac- ‘ coinplissent; ainsi vous sortez du silence et desombres qui vous couvraient. 0 Christi votre règne est venu. Père, • Voilà encore des traits bien particuliers i Vauvenargues. — G.

  • Cest l'histoire de Vauvenargues, et de bien des ams. Il avait eu, dans

son enfance, des moments de fol, aupres de sa mere dont la piété était ar- dente, auprès de sa sœur qui mourut carmelite a Marseille; puis, au temps de la jeunesse, les passions étaient venues, et, avec elles, l'esprit d‘examen, et, par suite, le doute. — G. 230 M É D I TATI 0 N Fils, Esprit éternel, l'univers aveuglé ne pouvait vous com- E prendre; l’univers n'est plus, mais vous étes; vous étes, · vous jugez les peuples : le faible, le fort, l'innocent, l'in- ` crédule, le sacrilège, tous sont devant vous. Quel spectacle ! je me tais; mon âme se trouble et s'égare en son propre fonds. Trinité formidable au crime, recevez mes humbles hommages '.

  • On conçoit aisément que le morceau qui précède ait donné lieu L de

nombreux commentaires. ll est bou de les rapporter et de les discuter en peu de mots. Voici la premiere version : —Voltair·e, dans son Siècle de Louis X V. p. M2, édition de Rsnouard, |819·2i, t. XIX, nous donne l’historique de la publication du principal ou- vrage de Vauvenargues, Plntroduction à la Connaissance de l'Esprit human, et aussi de la Méditation sur la Foi, et d’une Prière. Voici ce qu'il dit a ce sujet : • Dans le temps de ls mort de M. de Vauvenargues, les Jésuites avaient n la manie de chercher à s’emparer des derniers moments de tous les hommes « qui avaient quelque célébrité; et, s'ils pouvaient, ou en extorquer quelque · déclaration, ou réveiller dans leur ame alfaiblie les teneurs de l'en|'er, ils · crisient au miracle. Un de ces Pères se présente chez M. de Vauvenargues · mourant. — Qui vous a envoyé ici'! dit le philosophe. -— Je viens de la part · de Dieu, répondit le Jésuite. Vauvenargues le chassa,_pui.s, se toumant ‘ • vers ses amis : · Cet esclave-est venu, ll a montré son ordre, et n'a rien obtenu. · L'ouvrsge de M. de Vauvenargues, imprimé apres sa mort, est intitulé: ··"" u Introduction à la Connaissance de l'Esprit humain; les éditeurs, pour faire î"' ·· passer les maximes hardies qu'il renferme, y ont joint une Méditation et i • une Prière trouvées dans les papiers de l’auteur, qui, dans une dispute sur 'il ~ Bossuet, avec ses amis, avait soutenu qu’on pouvait parler de la religion îq ¤ avec majesté et avec enthousiasme sans y croire. On le della de le prouver, f' ‘ ~ et c’est pour répondre à ce défl qn‘il tit les deux pièces qu’on trouve dans É! • ses œuvres. • -4 B. -— Constatons d'abord que l’édition Renouard, d'où cette note œt tirée, ne l'attribue pas expressément a Voltaire, et la donne - " , sans nom d'auteur. La Harpe nous apprend (article Vauvenargues) qu’elle est î de Condorcet; en etfet, elle a paru pour la première fois dans l‘édition de · ` Kehl, plus de 30 ans après la mort de Vauvenargues, plusieurs années après î la mort de Voltaire lui·méme, et dans un temps ou la manie de tirer a soi la hommes de quelque célébrité avait gagné d'aut.res que les Jésuites. Voltaire,qui, d'ailleurs, est plus sincère et plus vrai qu’on ne le croit communément, n’eut jamais pu ni voulu dire que Vlntroductiona la Connaissance del'Esprit humain avait été imprimee après la mort de l’auteur, lui qui avait assisté L la premiere édition que Vauvenargues en avait donnée, et préparé avec lui la seconde; il n'eût jamais pu ni voulu dire que les deux pièces qui précèdent étaient le rè- sultat d'un défi; car il les prenait tellement au sérieux que. comme nous l'a- vous rapporté dans notre Eloge, et comme nous ne saurions trop le répéter. cur la preuve est décisive, c'est A leur sujet qu’il écrivait I Vauvenargues, I la tin d’avr·il Hao: u Il y a des choses qui ont infligé ma philosophie; ne peut- • on pas adorer l’Étre-Suprême sans se faire cnpucin? · Voltaire avait tcllo- ment a cœur ces deux pièces, que, n'aya.nt pu décider Vauvenargues a y re noncer, ll voulait au moins qd’i.l les ressrvat pour une antre occasion, pour Il ouvrage de piété, par exemple. (Voir Pexemplaire d’Aix.) Je ne releve ici que les erreurs materlelles, pour nepas dire plus, et ne rn‘arr·ets pas amontrer ce qu’il y a dïnvralsemblable, de contradictoire au caractère de Vauvenar- gues, dans cette forfanterio devant la_mort, que Condorcet lui prete. Sans parler de ses laeimes, ou son ame, vraiment llère et vraiment courageuse, dédaigne la fausse iatrèpidilé de Pincrédule, Vauvenargues était trop bien élevé et trop par pédant pour chasser, ~— avec deux vers de Racine, un homme qui venait lul parler de Dien. Blais pusons L la seconde version: -— ~ D’Argental, ami de Vauvenargues, qui assistait a au dsrnlers moments, _ • lui ayant d andé s’il s’était confesse a un théologien qu’on venait d’en- ~ voyer au morihond, pour le convertir, ou en faire semblant, Vauvenargues · répondit par ces deus vers de Racine, dans Balaaet (cité: plus haut).,.. ·- Uallbibliuement du corps ln!lua·peu en lui sur la vigueur de l’ame, et il ~ pensait, comme Voltaire, qu’un peut adorer I’Étre-Supreme sans se faire _ • eapacù¤.•—Cette historiette, qui appartient A l’èdition Beuchot, est signée de M. Clogenson, qui n’en indique pas la source. Elle est évidemment de meme provenance que la première, dont elle n’est que Pabrége; elle .en diffère, toutefois, en plusieurs points: nous avons ici un simple théologien, au lieu du Père Jésuite qui convenait mieux à Condorcet; de plus, la scène est réduite; elle ne se paso plus devant un cercle d’amis, vers lesquels Vsuvmargues se toume pour débiter, en héros de théatre, deux vers de théatre; elle ne se passe meme pas devant D’Argental, qui n’en reçoit qu’apres coup la confidence. Enfin, quand le commentateur ajoute que Vauvenargues peruait comme Voltaire, dont il cite un mot que nous avons cité nous-meme, il oublie que c’est precisement à Vauvenargues que Voltaire adressait ce mot, pour lui reprocher précisément de ne pas Eenser comme lai, et de ce faire capucin, sn lieu d’adorer tout bonnement l’ tre-Supreme. Mais passons A la troisieme version; c’est celle de Suard, dans Pédition de 1806:

— ~ On a dit, at il passe meme pour constant parmi les personnes qui ont le plus connu Vauvenargues, que la Prière precedente était le resultat d’une espèce de défi fait a l’auteur d’écrire tout un morceau de prose en vers blancs, dc manière a ce qu’on ne s’en apercut pas, a moins d’etre averti. ·= C’est ce qu’ll a fait dans cette Prière. Pour peu qu’on y fasse attention , on la trouvera entierement composée de vers ayant tous le nombre de pieds —« qu’iI faut pour composer un vers français, et remplissant presque toutes les conditions nécessaires des vers, excepté la rime. Au reaœ, quoi qu’on puisse penser de cette anecdote, ll faut remarquer que, partout ou Vauvenargues a pris un ton élevé, il s adopté la meme manière; et l’Eloge du jeune de Seytres, en particulier, est presque entièrement dans ce genre. • -— lci, le fief n’est plus le mème; Vauvenargues n’a plus voulu contrefaire la majesté ’ Et l'enthousiasme de Bossuet; il a voulu simplement écrire un morceau de prose en vers blancs, de manière ti ce qu’un ne :’en aperçut pas, et il faut avouer que le cas est moins grave; mais, suppose que ce fut l’objet de Vauvenargues dans la forme de ce morceau, cst·ll permis pour cela de nier la sincerité du fond T Niera-ton la sincérité de l’Eloge de Seytres, parce qu’il est écrit avec le même procédé, et dira-von que cet Eloge n’est qu’un jeu, ou un puéril Exercice de composition ?

Que conclure de ces différentes versions, sinon que leur contradiction méme les rend au moins suspectes, ou plutot qu’elles se détruisent les unes par les autres? Pour nous, la question n‘est pas douteuse; outre les retours personnels de l’autenr que nous avons remarqués dans ce morceau, outre quelques passages qui se retrouvent a peu pres identiques dans ses lettres a Saint-Vinceus et ailleurs, les vains efforts de Voltaire, pour faire supprimer une page Z2 MÉDITATION SUR LA FOI. qui le chagrmalt, en attestent lnvlnclblemont la sincérité. Moutons, po:—,, preuveldéllnitive, que Vauvenargues composa cette piece dans le méme tant;` que l’Elogc funèbre d’IIippolytc ds Seqtres, vers la tln de la retraite de Bl ‘héme, c’est-d—dlr·e dans des eireonstsnoœ on il n'était guère en humeur îe faire des lenx d’esprit. Dans la 2o• lettre I Saint-Vincens, adressée d‘un ca.—._ tormement sur le Rhin, I la date du 7 novembre 1'IA3, Vauvenargues lui pam`.`, de la Méditation, dont il lui avait envoyé précédemment copie, et lni en parle trop sérieusement, pour que les diversu versions que nous avons r§,p_ portées puissent em admissibles. Est-ce à dire pour cela que Vauvenargues fût chrétien ? Non, sans doute, et cette Méditation même, nous l'avons remarqué, n’est pas un acte de foi positive, ce n'est qu'un regret, ou tout au plus, qu’une aspiration. Vauvenargues est, avant tout, un homme sincère, et, comme tel, il n’a pas de parti pris ; il note ses impressions, à mesure qu'elles lui viennent : hier incrédule, aujourd’hui croyant, ou regrettant de ne pas l'être. Il suffit de comparer cette méditation avec l'imitation de Pascal, qui précède immédiatement, pour se faire une juste idée de l'état de son âme, pour saisir au vif les alternatives de sa pensée, et comprendre ses contradictions sur ce point. Marmontel, qui l'a vu de près, a dit le mot peut-être: « Il est mort dans les sentiments d'un chrétien philosophe », c'est·à-dire à moitié l’un, à moitié l'autre. En tout cas, ce qu'on ne saurait contester, c'est qu'au moins il s'inquiète sérieusement de cette sérieuse question; aussi, je ne sais si un théologien est venu le trouver à son lit de mort, mais j'affirme que si Vauvenargues ne s'est pas rendu à ses instances, du moins, il ne l'a pas renvoyé avec insulte. Après une étude plus approfondie de ses œuvres et de son caractère, nous restons dans les termes de notre Éloge : s'il ne croit pas, du moins, jamais il n’a pris son parti de ne pas croire ; son esprit hésite, et va tour à tour de la foi au doute, et du doute à la foi ; quand la mort est venue, il hésitait encore. — G. î BEFLEXIONS' cnrrtouns ` . · ' A A ~ ~ SUR ·Q·U·ELQUEb P()ETEb' 1. — LA r0m·.mve._ Lorsqu'on a entendu parler de La Fontaine, —et qu'on vient à lire ses ouvrages, on est étonné d’y trouver, je ne dis pas plus de génie, mais plus méme de ce qu’on appelle de l`esprit, qu'0n n'en trouve dans le monde le plus cul- tivé. On remarque avec la mème surprise la profonde intel- ligence qu'il fait paraitre de son art; et on admire qu’un esprit si lin ait été en méme temps si naturel'. ` ll serait superilu de s’arréter à louer l’harm0nie variée et légère de ses vers; la grâce, le tour, l’élégance, les charmes nâîfs de son style et de son badinage; je remar- querai seulement que le bon sens et la simplicité sont les caractères dominants de ses écrits. ll est bon d'opposer un tel exemple à ceux qui cherchent la grâce et le brillant hors de la raison et de la nature. La simplicité de La Fon- taine donne de la gràce à son bon sens, et son bon sens rend sa simplicité piquante; de sorte que le brillant de ses ouvrages nait peut-étre essentiellement de ces deux sources

  • 1" Edition: « Bt on ne peut comprendre que le mot d'iru|im·t ait été

en employé avec une affectation particuliere a marquer le caractère d'un esprit « ai lin. ¤ A quoi Voltaire répond en marge de Pexemplaire d'Aix: 6"ut à cause de ao conduite, et de son ineptie dans tout le reste. Voltaire se défendait V Ici \¤i~meme, car il était un de ceux qui réduiaaiont le génie de La Fontaine L lïrulincl, et c'eat, sans doute, par égard pour Voltaire que Vauvenargues snpprirna la premihe leçon. (Voir, sur ce point, leurs lettrea dea7 et 21 panier, et du s avrll17lr5.)- G. . · 234 RÉFLEXIONS CRITIQUES réunies. Rien nempèche au moins de le croire; car pour- quoi le bon sens, qui est un don dela nature, ri en aurait-il pas l'agrément? La raison ne déplalt, dans la plupart des hommes, que parce qu'elle _y est étrangère'. Un bon sens naturel est presque inséparable d’une grande simplicité; et une simplicité éclairée est un charme que rien n' égale. Je ne donne pas ces louanges aux grâces d'un homme si sage, pour dissimuler ses défauts; je crois qu'on peut trouver dans ses écrits plus de style que d’invention, et plus de négligence que d’exactitude'. Le nœud et le fond de ses Contes ont peu «I’intéret, et les sujets en sont bas; on y remarque quelquefois bien deslongueurs, et un air de crapule qui ne saurait plaire ’. Ni cet auteur n'est parfait en ce genre, ni ce genre n'est assez noble. 2. ——- nortnw. Boileau prouve, autant par son exemple que par ses pré- ceptes, que toutes les beautés des bons ouvrages naissent de la vive expression et de la peinture duvrai; mais cette expression, si touchante, appartient moins a la réllexion, su- jette a l'erreur, qu`à. un sentiment trés-intime et très-fidèle de la nature ‘. La raison n'était pas distincte, dans Boileau, du sentiment : c'était son instinct 5 ; aussi a-t-elle animé ses écrits de cet intéret qu’il est si rare de rencontrer dans les ouvrages didactiques.

  • Le sens de cette phrase, qui n'est pas claire, est, je crois, que la mint

dépmt, dans la plupart des human, parce qu’elI¢ eu étrangère d Hrgréncat, qui nait du bon sem uni d la simplicité. —— G. _ I * [II y a trop de négligences et de platitudes. — \l.] `

  • [Vauvenargues trouve le genre des Contes de La Fontaine trop hs. Il est

familier, et peut-être pas assez varié; mais descend-il jusqu'a la bagease! et Ia licence va-t-elle |usqu'a la crapule'! Si cela est, que dira-t~on de Gré- îuIrt?I:|]y s des nuances dans le vice, et il estjusœ de ne pas les conlondre. • La s" édition ajoutait ici cette phrase que nous regrettons: « I.a vérité · se fane dans nes réflexions, et des mains pesantes et duru en emportait •· toute la fleur. · — G. · · ‘ [Donc on peut se servir de oe mot pour La Fontaine.-V.| (Voir la 1" nota du morceau précèdent.) - G. Cela met, je crois, dans son jour, ce que je viens de tou- aher en parlant de La Fontaine. S’il n’est pas ordinaire de rouvcr de l’agrément parmi ceux qui se piquent d‘etre rai- onnables, c'est peut—etre parce que la raison est entée lans leur esprit, où elle n’a qu’une vie artificielle et em«- wuntée; c'est parce qu’on honore tropsouvent du nom le raison une certaine médiocrité de sentiment et de génie, gui assujettit les hommes aux lois de l'usage, et les dé- oume des grandes hardicsses, sources ordinaires des gran- les fautes. Boileau ne s’est pas contenté de mettre de lavérité et de a poésie dans ses ouvrages, il a enseigné son art aux au- res; il a éclairé tout son siècle; il en a banni le faux goût, autant qu`il est permis de le bannir; de chez les hommes. ll allait qu'il fût né avec un génie biensingulier, pour échap- ver, comme il a fait, aux mauvais exemples de ses contem- Jorains, et pour leur imposer ses propres lois. Ceux qui Jornent le mérite de sa poésie a l'art et à l'exactitude de sa versilication, ne font pas peut·ètre attention que ses vers sont pleins de pensées, de vivacité, de saillies, et néme d’invention de style. Admirable dans la justesse, lans la solidité et la netteté de ses idées, il a su conserver ' ses caractères dans ses expressions, sans perdre de son feu et de sa force; ce qui témoigne incontestablement un grand lalent. Je sais bien que quelques personnes', dont Yautoritéest respectable, ne nomment génie dans les poètes que l'in- · . vention dans le dessein de leurs ouvrages. Ce n’est, disent- ils, ni l'harmo¤ie, ni l’élégance des vers, ni Timagination dans l`expression, ni méme l'expression du sentiment, qui caractérisent le poète : ce sont, à leur avis, les pensées mâles et hardies, jointes e l‘esprit créateur. Par là,' on prouverait que Bossuet et Newton ont été les plus grands poètes de la terre; car certainement l’invention, la har- • Voltaire, e¤tr’sutne•. Les diverses éditions répètent la moitié de ce pa- ragraphe dans le morœau sur quelqun ouvrage: du M. de Voltaire; nous avons évité ce double emploi. - G. ` ZB RÉFLEKIONS CRI’l`1QUES diesse et les pensées mâles ne leur manquaient pas.' J’ose leur répondre que c’est confondre les limites des ·arts,,que d’en parler dela sorte; j'ajonte que les plus grands poètes de l'antiquité, tels qu'Homere, Sophocle, Virgile, se trou- veraient confondus avec une foule d'écrivains médiocres, si on ne jugeait d’eux que par le plan de leurs poèmes, et par Yinvention du dessein, et non par l'invention du style, par leur harmonie, par la chaleur de leur versificationget enfin par la vérité de leurs images. Si l'0n est donc fondé à reprocher quelque défaut a Bol- leau, ce n'est pas, à ce qu'il me semble, le défaut de génie; c’est, au, contraire, d'avoir eu plus de génie que d'étendue · ou de profondeur d’esprit,, plus de feu et de vérité que de sentiment' et de délicatesse, plus de .solidité et de sel dans la critique que de finesse ou de galté, et plus d'agrément · que de gràce ·. On l’attaque encore sur quelques-uns de ses jugements qui semblent injustes; et je ne prétends pas qu'il fut infaillible ’. ' 3. ·· amours. _ Chaulieu a su méler, avec une simplicité noble et tou- chante, l’œprit et le sentiment i. Ses vers, négligés, mais | Dans le 1*; Dialogue (voir plus loin), Vauvenargues fait dire lt Boileau lui- · même : • Je suis ne avec quelque justesse dans l'esprit; mais les espritsjustu · qui ne sont point élevés, sont quelquefois faux sur les choses de sentiment, · et dont il faut juger par le cœur. ¤ ·- G. · V* [Il n'ajamsis parlé au cœur. - V.] _ “ Var. .· [ « C'est une injustice de luirefuser le génie : le premier, il s connu « l'art des vers, et n'y a été surpasse que par deux ou trois hommes _d'un · plus grsnd esprit; il s plus fait, il a détrompé son siécle des faux brillants ·• et du mauvais ouvrages. Il avait éminemment le gout du vrai, sans lequel A on ne réussit dans aucun genre, et qui est toujours le fondement du génie. ' i« Sl son goût et sa raison ne s'éteudsient point a tout, s’il a été injuste pour n quelques auteurs, s’il s manqué lui-meme de sentiment et de délicatesse, • d'élévstion et de profondeur, c'est qu'il n'est point donné aux nomma de ~ réunir tous les talents. ll ne faut pas pour cela juger d'eux par leurs dâ ,«= fauts, car quel homme estimeraivon, ai on ne Pappréciait que par au er- ~ reurs et par ses endroits faibles? Qu'on me nomme un général qui n'ait • pas fait de fautes, un roi sans faiblesses, un écrivain, quel qu'il soit, sans ·« défautsh ]-Cette variante est extraits de notre manuscrit de Vauve- nargues. - G. . ‘ [ll avait plus d'imsginstion que d‘esprit. — V.] " facilœ, et remplis d'imsgination,` devivacité et degrace, m’ont toujours paru supérieurs lt sa prose, qui n'est, le plus souvent, qufingénieuse. On ne peut s'empécher de regretter qu’1m auteur si aimable 11'ait pas plus ecrit, et nïait pas travaillé avec le méme soin tous ses ouvrages?. · · · `, _ b. ·—· Maman:. · , _ — Molière me paraît un peu répréhensible d’avoir pris des sujets trop bas ’. La Bruyère, animé à peu près du même génie, a peint avec la mème vérité et la meme véhémence que Molière les travers des hommes ”; mais je crois que l' on peut·trouver plus d’éloquence et plus d'élévation dans Ses images. ‘ ` ` r On peut mettre' encore ce poète en parallèle avec Racine;

  • On peut regretter également que Vauvenargues n’en ait pas plus écrit sur

üta auteur ri aimable; la i" édition ajoutait du moins : « Quelque différence • que l'on ait mise, avec beaucoup de raison, entre l'esprit et le génie, il

  • semble que le génie de l'abbé de Cbaulieu ne soit essentiellement que
  • beaucoup d'esprlt naturel. Cependant il est remarquable que tout cet

‘ esprit. n’a pu faire d’un poète, d'ailleurs si aimable, un grand homme ni

  • un grandgénie. •—·'G..·

• ll semble que les Femmes savantes, le Tartufe, le Misanthrope ne sont pas `ssurément des sujets bas; la comédie n'en peut guère traiter de plus relevés. bounquoi l‘Avarc encore serait-il un sujet trop ban pour la comédieî Passe Pour les Faurberies de Scapin, le Médecin malgré lui, Sqanarelle, et si l'o¤ Veut méme Georges Damlin. Maia c'est d'après les chefs·d'œuvrs d'un grand honnme qu'on doit juger de son génie et en déterminer le caractère. On sait d'ailleun que Molière, forcé d'abord de se conformer au gout de son siècle pour en obtenir le droit de le ramener au sien, forcé souvent de faire servir Son travail au soutien de la troupe dont il etait le directeur, ne fut pas tou-` Jours le maltre de choisir les sujets de ses comédies, ni d`en soigner l'exé- cution. — S. _ ‘* On ne peut pas dire que La Bruyère fut animé du meme génie que Mo- lière. Vauvenargues disait autrement dans la premiere édition, toujours en donnant A La Btuyère une sorte de supériorité; aussi est-il plus facile de ca- ractériser les hommes, que de faire qu'ils se caractérisent eu.1:-mêmes. On ne voit pastrop pourquoi il a retranché cette phrase, qui était du moins une es- pèce de correctif. - S. — Voici la phrase de la 1** édition, dont Suard ne cite qu‘une partie: c La Bruyère, plus parfait dans son genre, a laissé l‘idée d'un ~ comique plus élevé et plus fécond; aussi est-il plus facile de caractériser « les hommes, que de faire qu’ils se caractérisent eux-memes, et de soutenir · un personnage qui parle longto-mps,et parle toujours en vers. La véhémence « inimitable de Molière et son caractère si original, le rendent d'allleurs res- »« pcctable. n Voltaire trouvaltcs parallèle contestable; aussi Vauvenargues l'a ëroduit, mais, on le voit, d’une maniere plus préjudiciable enoorel Molière.- G. L’un et l’autre ont parfaitement connu le cœur de l'homme, l’un et lautre se sont attachés a peindre la nature. Racine la saisit dans les passions des grandes ames; Molière dans l’humeur et les bizarreries des gens du commun’. L’un a joué avec un agrément inexplicable les petits sujets; l'autre a traité les grands avec une sagesse et une majesté touchantes. Molière a ce bel avantage que ses dialogues jamais ne languissent; une forte et continuelle imitation des mœurs passionne ses moindres discours. Cependant, à considérer simplement ces deux auteurs comme poètes, je crois qu’il ne serait pas juste d’en faire comparaison : sans parler de la supériorité du genre sublime donné à Racine, on trouve dans Molière tant de négligences et d’expressions bizarres et impropres, qu’il y a peu de poètes, si j’ose le dire, moins corrects et moins purs que lui ’. En pensant bien, il parle souvent mal, dit. l’illustre archevêque de Cambrai : il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Terence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité ce que celui·ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J’aime bien mieux sa proses que ses vers’, etc.

Cependant l'opinion commune est qu’aucun des auteurs de notre théâtre n’a porté aussi loin son genre que Molière a poussé le sien; et la raison en est, je crois, qu’il est plus naturel que tous les autres. C’est une leçon importante pour tous ceux qui veulent écrire i.

t Alceste n`est certainement pas un homme du commun; il y a peu de caractères plus nobles. `—- S.

  • La i" édition ajoutait: « On peut se convaincre de ce que je diam le poème du Val—de-Grâce, ou Molière n’est que poete; on n’est pas toujours satisfait. • — Sur Pexemplaire d’Aix, cette phrase est bitfée par w’

taire. — G.

¤ Voir Fénelon , Lettre sur t’Éloquence, § Vll. — G.

• Pour ne pas juger trop sévèrement ce morceau, le seul peut-etre qui soit faux a-peu~prè• de tout point, et fasse vraiment tort au gout de Vmvwf gues; il faut se rappeler le caractère particulier de l’auteur (voir notre Éloge), et l’opinion de Fénelon, dont il s’autorise, et qu’il exagère, en l’imitant. Dans une lettre datée du 21 janvier |7Il5, Vauvenargues écrit à Voltaire : •J’ai corrigé mes pensées à l'égard de Moliere, sur celles que vous avez un tant! 5, 6. - CORNEILLE et RACINE '.

Je dois à la lecture des ouvrages de M. de Voltaire le peu de connaissance que je puis avoir de la poésie. Je lui

• de me communiquer. ~ Malgré ces corrections, on volt assos qu'il ne revint guète plus sur le compte de Moliere que sur celui de Corneille. Sa prévention contre notre grand comique allait si loin, que, dans une première version du Caractère intitule Egée, laquelle version se retrouve encore dans les manuscrits du Louvre, Vauvenargues cite, entre autres preuves du bon esprit de son personnage, cette inconcevable appréciation de Molière : «Son Ame, obsédee des images du sublime et de la·vertu, ne peut faire cas des arts qui peignent de petits objets : le pinceau de Molière le surprend sans le passionner, parce que cet auteur comique n’a saisi que les petits traits, les grossièretes de la nature, et n'a peint que du personnages ridicules, qui seraient fort ennuyeux en original. Egée met une grande différence entre les peintures sublimes, qui ne peuvent etre inspirees que par les sentiments qu‘elles expriment, et celles qui n'exigent ni élévation, ni grandeur d'esprit dans le peintre, quoiqu'elles puissent demander autant de talent et de travail. Il laisse adorer, dit-il, aux artisans l’artisan plus habile qu’eux; mais, comme il n'estime les ouvrages de l'art que par la noblesse de leur objet, il n‘estime aussi  ». talents que par le caractere qu’ils annoncent, et il préfère l'homme a l'ouvrier. - Le cas est d'autant plus grave que, dans ce Caractère d'Egée, comme dans beaucoup d'autres, Vauvenargues, on n’en peut douter, s'est peint lui-mème. Ce n'est que plus tard, et sans doute sur la reclamation de Voltaire, que Vauvenargues a remplace le nom de Molière par celui de Dancourt. — G.

1 On sait que ce parallèle est l‘objet de la première lettre de Vauvenargues à Voltaire. Dans la 1" edition de son livre, Vauvenargues se contente d`0ter A, ce morceau sa forme épistolaire, d’en dâvelqrper quelques pointe, et d'en adoucir quelques traits, mais, dans la lI• edition, faisant droit I de nouvelles et plus rives observations de Voltaire, que nous avons recueillies avec ‘soln sur- l'exemplair·e d'Aix, et que l'on trouvera parmi les notœ, Vauvenargues revient plus à fond sur ce sujet, et en donne une troisième version, qui devait etre respectée comme l‘expression définitive de sa pensée. Cependant, les divers éditeurs ont cru pouvoir reprendre dans la 1" édition des passages que Vauvenargues avait retranché:. Outre qu'il n'est pas permis, à notre sens, de contrevenir ainsi a l’intention d'un écrivain, il résulte de ce mélange une confusion facheuse sur un point littéraire qui a bien son intéret ; le lecteur ne voit plus ce que Vauvenargues a relonu de son opinion première, et ce qu'il en a cède A l’apl¤ion de Voltaire. Pour tout concilier, nous moyens devoir rétablir le vrai texte de Vauvenargues, celui de la 2* édition , et rejeter en notes, comme renseignements ou eornmemoycns de comparaison,les passages indumurt conservés. On verra que Vauvenargues, malgre Voltaire, n‘est guère revenu de sa prévention contre Corneille. « Il paralt moins occupé, dit Suard, a caractériser ~ Corneille et Racine, qu’ajustifier son extrème prédilection pour ce dernier- ;. .. • c'est qu'a aa préférence pour Racine se jolgnait encore le sentiment de l'injustice qu’on faisait à ce grand poete, que généralement on plaçait encore au-dessous de Corneille;... ce qui fait qu'il a dû nécessairement relever davantage les beautés alors moins seaties de l'un, et les défauts moins avoués de l’autre. s En effet, ce parallèle n'est, au fond, qu'un plaidoyer; ajonwns 240 RÉELEXIONS Cl\l'l‘lQUBS proposai mes idées, lorsque j’eus envie de parler de (lor- neille et de Racine; et il eut la bonté de me marqucr les endroits de Corneille qui méritent le plus d'admiration, pour répondre a une critique que j'en avais faite. Engagé par la à relire ses meilleures tragédies, j’y trouvai sans peine les rares beautés que m’avait indiquées M. de Vol- taire. Je ne m'y étais pas arreté en lisant autrefois Cor- neille, refroidi ou prévenu par ses défauts, et né, selon , toute apparence, moins sensible au caractère de ses per- fections. (Jette nouvelle lumière me tit craindre de m’étre . trompé encore sur Racine et sur les défauts memes de Cor· ueille; mais, ayant relu l’un et l’autre avec quelque atten- tion, je n’ai pas changé de pensée à cet égard; et voici ce qu'il me semble deces hommes illustres. T Les héros de Corneille disent souvent de grandes choses sans les inspirer; ceux de Racine les inspirent sans les dire. Les uns parlent, et toujours trop, afin de se faire connaitre; les auties se fout connaitre parce qu'i.ls parlent. Surtout Comeille parait ignorer que les grands hommes se caractérisent souvent davantage'- par les choses qu’ils ne disent pas, que par celles qu'iIs disent. Lorsque Racine veut peindre Acomat, Osmin lassure de l’amour des janissaires; ce visir répond: Quoi! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée Flntœ encor leur valeur, et vit dans leur pensée! Cmis-tu qu‘ils me suivraient encore avec plaisir, _ Et qu’lls reconnaltraient la voix de leur visir! Bsnzrr, acte I, scene 1. On voit dans les deux premiers vers un général disgrà- cié, que le souvenir de sa gloire et Pattachement des sol- dats attendrissent sensiblement; dans les deux derniers ¤¤ que ce plaidoyer, I n’en juger que la farine, est certainement un des mei||¤¤“ morceaux de la critique au 18• siècle, et que oe n'est pas une médiocre pour- Vauvenargues d'avoir le premier rencontre si juste, au moins en ¤¤*[‘" concerne Racine, que La Harpe et Voltaire lui-meme n'ont pu que rev¢¤“’· apres lui, sur des mérites qu’il avait tous sentis et indiqués. - G. . i Au lieu de plus; davantage s'emplole d'une maniere absolue, etne ¤¤P‘ porte pas le que après lui. — G. ' ebelle qui médite quelque dessein : voilà comme il échappe ux hommes de se caractériser sans en avoir l’intention. ln peut voir, dans la même tragédie, que lorsque Roxane, ·lessée des froideurs de Bajazet, en marque son étonne- ‘ ment a Atalide , et que celle-ci proteste que ce prince aime, Roxane répond brièvement: Il y va de sa vie, au moins, que je le croie. Buazrr, acte Ill, scéne 6. Ainsi cette sultane ne s'amuse point à dire : « Je suis i d’un caractere fier et violent. J’aime avec jalousie et avec « fureur. Je ferai mourir Bajazet s'il me trahit. » Le poète ait ces détails qu’on pénètre assez d’un coup d'œil , et loxane se trouve caractérisée avec plus de force. Voilà la nanière de peindre de Racine: il est rare qu’il s’en écarte; tt j‘en rapporterais de' grands exemples, si ses ouvrages taient moins connus'. Écoutons maintenant Corneille, et voyons de quelle ma- nière il caractérise ses personnages. C'est le Comte qui . xarle, dans le Cid: ' Les exemples vivants sont d’un autre pouvoir; Un prince dans un livre apprend mal son devoir. Et qu’a fait., apres tout, œ grand nombre d'années, Que ne puisse égaler une de mes journées? Sl vous fûtes vaillant, je le suis aujourd’hui , Bt ce bras du royaume est le plus ferme appui. Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille : Mon nom aert de rempart a toute la Castille; Sans moi, vous passeriez bientot sous d’autrea lois, Et vous auriez bientot vos ennemis pour rois. Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire, l I" édition : ¤ Il est vrai qu’il la quitte un peu, loxsqu’il met dans la bou-

che du meme Aeomat: `

....... Et, s‘il faut que je meure, Iourous; mol, cher Osmin, comme u.u vizir , et toi, Comme ls favori d’uu.homme tel que moi. ‘ Buaur, acte Il', ocèas 1. (les paroles ne sont pas peut-étre d’un grand homme; mais je les cite parce t qu’olles semblent imitées du style de Corneille. C'cst la ce que j’appell<·, — en quelque sorte, parler pour se faire connaitre, et dire de grandes choses · sans les inspirer. • - Vauvenargues a supprimé cette critique, dàilleurs Fort juste, sansdoute parce qu'elle contredit le passage où il dira que Racine ·:`a pas suivi Corneille. — G.

' l6

Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire.
he prince A mes cotés ferait, dans les combats.
L'essai` de son courage A l’on1bre de mon bras;
ll apprendrait A vaincre en me regardant faire.
Etc .....

Le Cid, acte I, scene 6.

Il n‘y a peut-être personne aujourd'hui qui ne sente la ridicule ostentation de ces paroles. Il faut les pardonner au temps où Corneille a écrit, et aux mauvais exemples qui l'envirormaient '. Mais voici d'autres vers qu'on loue » encore, et qui, n'étant pas aussi affectés, sont plus propres. par cet endroit meme, à faire illusion. (Test Cornélie, veuve de Pompée, qui parle à César:

César ; car le destin, que dans tes fers je brave,
Me fait ta prisonnière, et. non pas ton esclave;
Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur,
.Iusqu'A te rendre hommage er te nomrncr seikncur. '
De quelque rude trait qu'il m’ose avoir frappoe,
Veuve du jeune Grasse, et veuve de Pompée,
Fille de Scipion, et pour dire encor plus,
Romaine, mon courage est encore au-dessus.
...
Je te l'ai déja dit, César ; je suis Romaine :
Et, quoique ta captive, un cœur comme le mien,
De peur de s'oublier, ne te demande rien.
Ordonne ; et, sans vouloir qu'il tremble ou s‘humilie.
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.

Pompée, acte III, scène 4.

Et, dans un autre endroit, où la même Cornélie parle de César, qui punit les meurtriers du grand Pompée :

Tant d’intérêts sont joints à ceux de mon époux,

• Cette phrase est dc la 2¤ édition. C'est un correctif que \`auvensrg¤t¤ lt" corda sans doute A Voltaire. —- G.

  • |Cett»e aiI’cct·ation est le comble du ridicule. — V.; - Voici commttlik

meme Voltaire juge le meme morceau dans son Commentaire sur Comluti ' « Comélie doit-elle dire A César qu'elle est sa prisonnière, et non pla •°' esclave? n'est-ce pas une chose assez reconnue par César'! Jamais les M mains vaincus par des Romains ne furent mis dans l'esclavage. Elle se ul? d‘appeler César par son nom et de ne point l'appeler seigneur; mais le W" de seigneur n'etait donné A personne : c'est un terme dont nous nous ¤¤¤°°’ au théatre français, et dont Cornélie abuse; il vient du mot latin uni!. " ' nous l'avons adopte pour en faire un nom honorifique. Cornelie peut-el|¤•f" caser de ne pas donner A un Romain un titre français`! doit.-elle colin INN remarquer A César qu‘e|Ie parle comme tout le monde parlait alors! N'w·°' pas uno petite attention de Cornélie, a faire voir qu'clle veut mettrv tk II ' grandeur ou il u'y a rien que de très ordinaire? ¤ — G. Que je ne devrais rien A ce qu’il fait pour nous, Si, comme par soi-même un grand cœur juge un autre, Je n'aimais mieux juger sa vertu par la notre , Et croire que nous seuls amena ce combattant, Parce qu'au point qu'il est, ]’en voudrais faire autant '. . Ponte, acte V, scéne I. Il me paraît, dit. Fénelon‘, qu'on a donné souvent aux Ro- mains un discours trop fastueux .... Je ne trouve point de pro- • portion entre l'emphase avec laquelle Auguste parle dans la . . tragédie de Cinna, et la modeste simplicité avec laquelle Sué- tone le dépeint dans tout le détail de ses mœurs... 'Tout ce que nous voyons dans Tite-Live, dans Plutarque, dans Cicéron, dans Suétone, nous 'représente les Romains comme des hommes hautains dans leurs sentiments, mais simples, naturels et mo- destes dans leurs paroles, etc. Cette allectation de grandeur, que nous leur prètons, m`a toujours paru le principal défaut de notre théâtre, et l’é- cueil ordinaire des poètes ’. Je n’ignore pas que la hauteur est en possession d’imposer à l’esprit humain; mais rien ne décèle si parfaitement aux esprits tins une hauteur fausse et contrefaite, qu’un discours fastueux et cmphatique i. ll est aisé d’ail1eurs aux moindres poètes de mettre dans la ` bouche de leurs personnages des paroles lières ;·ce qui est difticile, c'est de leur faire tenir ce langage hautain avec vérité et à propos. C'était le talent admirable de Racine, et celui qu'on a le moins daigné remarquer dans ce grand homme. Il y a toujours si peu d’atl`ectation. dans ses dis- cours, qu'on ne s’aperçoit pas de la hauteur qui s`y ren- contre. Ainsi, lorsque Agrippine , arrêtée par l’ordre de • [Les plats vers! - V.]- Voltaire est plus modéré dans son Commentaire; il se contente de reprendre les mots par la nôtre, et de remarquer que aupoint qu'il est ne se dlt plus. - G. ¤ Fénelon, Lettre sur Féloquenee, 5 VI. — B. î Dans son Commentaire sur Corneille (Pompée, acte Ill, sc. Ir), Voltaire cite œtœ phrase, et rappelle qu'eIle est ¤ du judicieux marquis de Vauvenargues, homme trop peu connu, et qui a trop peu vécu. n —— G. • i" édition : ~ Si l’on y voulait rétléchir, on verrait que rien n‘est moins dansle caractère des grands hommes que ce style. • 244 REFLEXIONS CRITIQUES Néron et obligée de se justifier, commence par ces mots si simples: Approches-vous, Néron, et prenez votre place: On veut sur vos soupçons que je vous satisfssse. Bnrnuuicus, acte IV, scène 2. je ne crois pas que beaucoup de personnes fassent attention • qu’elle commande, en quelque manière, à l'empereur de s'approcher et de s’asseoir, elle quiétait réduite à rendre compte de sa. vie, non a son fils, mais à. son maitre. Si elle eût dit comme Cornélie : · Néron; car le destin, que dans tes fers je brave, Me fait ts prisonnière, et non pas ton eeclnvcg Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur, J usqu‘a te rendre hommage, et te nommer seigneur. .. ‘ alors je ne doute pas que bien des gens n’eussent applaudi a ces paroles, et ne les eussent trouvées fort élevées. Corneille est tombé trop souvent dans ce défaut de pren- dre Fostentation pour la hauteur, et la déclamation pour l’éloquence; et ceux qui se sont aperçus qu'il était peu na- turel à beaucoup d’égards, ont dit, `pour le- justifier, qu'il s'était attaché à. peindre les hommes tels qu’ils devraient étre. ll est donc vrai, du moins, qu'il ne les a pas peints tels qu’ ils étaient : c’est un grand aveu que cela. Corneille a cru donner sans doute a ses héros un caractère supérieur à celui de la nature '; Les peintres n‘ont pas eu la méme présomption :lorsqu’ils ont voulu peindre les anges, ils ont pris les traits de l’enfance; ils ont rendu cet hommage a la nature, leur riche modèle. C’était néanmoins un beau champ pour leur imagination; mais c‘est qu’ils étaient persuadés que Yimagination des hommes, d’ailleurs si féconde en chi- mères, ne pouvait donner de la vie à. ses propres inventions. Si Corneille eût fait attention que tous les panégyriquee étaient froids, il en aurait trouvé la cause en ce que les ora- teurs voulaient accommoder les hommes àleurs idées, au lieu de former leurs idées sur les hommes. • [Personne ne doit être assez fat pour dirc de soi ce que disent les héros de Corneille. — \'.] Mais l'erreur de Comeille ne me surprend point : le bon · goût n'est qu’·un sentiment fin et fidèle de la belle nature, _ et n’appartient qu'à. ceux qui ont l’esprit naturel. Corneille, né dans un siècle plein d’afl`ectation, ne pouvait avoir le goût juste. Aussi l’a-t-il fait paraitre, non-seulement dans ses ouvrages, mais encore dans le choix de ses modèles, qu‘il a. pris chez les Espagnols et les Latins, auteurs pleins d'entlure, dont il a préféré la force gigantesque à la simpli- cité plus noble et plus touchante des poètes grecs. De lb. ses antithèses affectées, ses négligences basses, ses licences continuelles, son obscurité, son emphase, et enfin ces phra- ses synonymes, ou la méme pensée est plus remaniée que la division d'un sermon. Delà encore ces disputes opiniàtres, qui refroidîssent quelquefois les plu_s fortes scènes, et où l’0n croit assister a une thèse publique de philosophie, qui noue les choses pour les dénouer. Les premiers personna- ges de ses tragédies argumentent alors avec la toumure et les subtilités de l’école, et s'a.musent à faire des jeux frîvoles de raisonnements et de mots, comme des écoliers ou des lé- gistes '. t Au lieu dc cette phrase, la 1* édition donnait: « Comme lorsque Cinna v di : · t Que le peuple aux tyrans ne mit plus exposé; - 3’il eut puni Sylla, César eut moins osé. Cnuta, acte ll. wm I. • Car il n'y a persomre qui ne prévienne la réponse de Maxime : Hal: la mort ds César, que vous trouvez sl juste, . A servi de prétexte aux cruauté; d'Auguste. Voulant nous afrauchir, Brute s'est abusé; S’il n‘eùtjpuui Cesar, Auguste eût moins osé Cnuu, une scène. — ¤ Il faut avouer que ees jeux frivole: de raisonnement sont d'un gout en- • core bien barbare. • - Sur l’exemplaire d’Aix, Voltaire écrit : Cette critique paraît trés-fausse; il n'y u pas là de jeux [rivales, et Vauvenargues, se ren- dant a l'avis de Voltaire, oto le passage dans sa sewnde édition; c'est donc il tort que les éditions suivantes le retablissent. Mais, chose A noter, Voltaire, qui fait ici supprimer cette critique, la trouvant fausse, la reprend pour son compte dans son Commentaire sur Corneille, dont la 1** édition a paru en 1706, c'est-L-dire vingt ans après que Vauvenargues écrivait oe morceau. Il est indubitable, dlt Voltaire, que cer dissertations ne covwiennent guère ai la tragédie". Je crois que les combats du cœur sont toujours plus intéressants · que des raisonnements politiques, et des contestations qui, au fond, sont son- · I 248 RÉFLEXIONS CRITIQUES Cependant je suis moins choqué de ces subtilités, que des grossièretés de quelques scènes ‘. Par exemple, lorsque Horace quitte Curiace, c'est-à—dire dans un dialogue d’ail- leurs admirable, Curiace .parle ainsi d'abord : , Jo vous connais encorsçet c’est ce qui me tue. Mais cette apre vertu ne m'était point connue : Comme notre malheur, elle est au plus hnut point; Soulïrez que je l'admirc, et ne l’imite point. ` · lzloaacs, acte Il, scéne 5. Horace, le héros de cette tragédie, lui répond : _ ' _ Non, non, n‘embrassei pas de vertu par contrainte; , Et, puisque vous trouves plus de charme L ls plainte, , En toute liberté goûte: un bien si doux. Voici venir ma aasur pour se plaindre avec vous. Ici Comeille veut peindre apparemment une valeur féroce; mais la férocité s’exprime-t—elle ainsi contre un ami et un rival modeste 'Iv La liertéest une passion fort théâtrale; mais elle dégénère en vanité et en petitesse, sitôt qu'elle se mon- tre sans qu‘on la provoque ’. Me permettra-t-on de le dire? Il me semble que l'idèe des caractères de Corneille est pres- que toujours assez grande; mais l’exécution en est quelque- fois bien faible, et le coloris faux ou peu agréable. Quelques- uns des caracteres de Racine peuvent bien manquer de grandeur dans le dessein ‘; mais les expressions sont tou- jours de main de maitre , et puisées dans la vérité et la vent un jeu d’csprit aaacs froid. Et ce n’est pas la seule fois que, regardant . de plus près L Corneille, Voltaire revient aux Idées de Vauvenargues, apres · ‘ les avoir combattucs. On peut le dire, Vauvenargues, dans cette question, a autant agi sur Voltaire, que Voltaire sur Vauvenargues. — G. • 1** édition : « Et de la fastueuse petitesse que Corneille mele quelquefois « a la fierté de ses héros. » ·

  • Cette dernière phrase remplace celle-ci, de la iüéditions « Ou plutot, dans

~ les circonstances ou se trouvent les deux héros, le mépris alecté d'Horaoe « n'est—il pas le langage d‘une ostzntation grossière et puérileh Voici ce que dit Voltaire dans son Commentaire : Un des excellent: esprits dc Ma jours. le marquis de Vauvenargues, trouvait dans ces vers un outrage odieux qa'Ho- race ne devait pas faire il son beau-frère. Je lui dis que cela préparait au meurtre de Camille, et il ne se rendit pax... Tqjouterai a cette ré/lésion de I’h0mm¢ du monde qui pensait le plus noblement, que, outre la )i¢rté déplacée d'Horacc, nt y a une ironie, une amertume, un mépris, dans sa réponse, qui sont plus déplacés encore. — G.

  • Cc correctif cat de la 2• édition. — G.

J’ai cru remarquer encore qu’on ne trouvait guère, us personnages de Corneille, de ces traits simples, qui went d’abord une grande étendue d’esprit. Ces traits vontrent en foule dans Roxane, dans Agrippine, Joad, t , Athalie. Je ne puis cacher ma pensée : il était à Comeille de peindre des vertus austères, dures et iles; mais il appartient à Racine de caractériser les supérieurs, et de les caractériser sans raisonnements s maximes , par la. seule 'nécessité où naissent les hommes d’imprimer leur caractère dans leurs expres - Joad ne se montre jamais avec plus davantage que il parle avec une simplicité majestueuse et tendre au sas, et qu’il semble cacher tout son esprit pour se pro· uner à cetenfant; de mème Athalie. Corneille, au con- seguinde souvent pour élever ses personnages, et l’on une que le mème pinceau ait caractérisé quelquefois ame avec des traits si naturels et si énergiques'. dition : «Corneille, au contraire, se guindc souvent pour atteindre I ' dsur, et fait des elforts si nuisibles, qu'on dirait qn’elle ne lui est pas Ie, n On voit que dans la 2• édition, Vauvenargues revient sur sa et accorde du moins quelque chose L Corneille. Dans la t" édition, rase était aulvis de ce passage que Voltaire qualitlait de dè- critiquc d’tm morceau d’hisloire consacré, et que Vauvenargues a l: · Que dirai-je encore de la pesanteur qu'il donne quelquefois aux anda hommes'! Auguste, en parlant a Clnna, fait d'abord un eaorde eur. Remarques que je prends exemple de tous ses défauts dans les les plus admirées : Prends un siege, Cinna; prends, nt, sur toute chose, Ohservo exactement la loi que je t`impose: , Prête, sans me troubler, l'oreille a mes discours; · D‘au•:nn mot. d’ancn.n cri n'en interrompu le cours; Tiens ta langue captive; et, si ce grand silence I A ton emotion fait trop de violence, Tu pourras me répondre, apms tout, A loisir : Sur ce point seulement contente mon désir. Gran, sale Y, océu 2. ibien la simplicité d’Agrlppine, dans Britannlcus, est-elle plus noble naturelle ! ¤ Approches-vous, Néron, et prenez votre place , 0¤ veut Ill! 705 SOIIPQUIB QIIB je VOIII Sliiâilàit. I E .... Ir Rarramucus, ul: I Y, scène 2. e la citation d'Agri ppine faisait double emploi, cette critique était , malheureuse, et les éditeurs de Vauvenargues lui ont fait tort, en la mt malgré lui. — G. ` 248 _ ItEFLEXION$ CRITIQUES Cependant, lorsqu’on fait le parallèle de ces deux poètes, il semble qu’0n ne convienne de Part de Racine, que pour donner à. Corneille l’avantage du génie. Qu’0n emploie cette distinction pour marquer le caractère d’un faiseur de phrases, je la trouverai raisonnable; mais 1orsqu’0·n parle de‘l’art de Racine, l'art qui·met toutes les choses a leur place; qui caractérise les hommes, leurs passions, leurs mœurs, leur génie; qui chasse les obscurités, les super- . tluités, les faux brillants; qui peint la nature avec· feu, avec sublimité et avec gràce'; que peut-on penser d’un tel art, si ce n'est qu'il est le génie des hommes extraordinaires, et l’origina1 méme de ces regles que les écrivains sans génie embrassent avec tant de zèle, et avec si peu de succes? Qu'est-ce, dans la Mort de César ', que l'art des harangues d' Antoine, si ce n'est le génie d’un esprit supérieur, et ce- · lui de la vraie éloquence? C’est le défaut trop fréquent de cet art qui gate les a plus beaux ouvrages de Corneille. Je ne dis pas que la plu- — part de ses tragédies no soient très-bien imaginees et très- —· bien conduites; je crois même qu'il a connu mieux qnî personne l'art des situations et des contrastes; mais Yarîi des expressions et l'art des vers, qu'il a si souvent négligéî ou pris a faux, déparent ses autres beautés. ll parait avoiïr ignoré que, pour étre lu avec plaisir, ou même pour fairîv illusion a tout le monde dans la représentation d’un poèmîe dramatique, il fallait, par une éloquence continue, souœni r l’attention des spectateurs, qui se relâche et se rebute né · cessairement, quand les détails sont négligés. ll y a long — temps qu’0n a dit que l'expression était la principale partîe de tout ouvrage écrit en vers; c‘est le sentiment des gramâs · maitres, qu'il n'est pas besoin de justifier. Chacun sait ce I qu`on souffre, je ne dis pas a lire de mauvais vers, mais · même à entendre mal réciter un bon poème : si l'empliaS¢ · à • l'• édition: « Qui peint la nature dans sa perfection, Iilue, forte, f¢«M¤« I u aisée, pleine de sublime et de grace. • :

  • Tragédie de Voltaire. — D. kg

ws d’un comédien détruit le charrue naturel de la poésie, comment l’emphase meme du poète, ou Pimpropriété de ses expressions, ne dégoùteraient-elles pas les. esprits justes de sa fiction et de ses idées ?

Racine n’est pas sans défauts : il a mis quelquefois dans ses ouvrages un amour faible qui fait languir son action; il n’a pas conçu assez fortement la tragédie ;·il n’a point assez · fait agir ses personnages ’; on ne remarque pas dans ses écrits autant d’énergie‘que d’élévation, ni autant de hare diesse que d’égalité; plus savant encore à faire naitre la pitié que la terreur, et l’admiration que Yétonnement, il n’a pu atteindre au tragique de quelques poètes. Nul homme n’a eu en partage tous les dons. Si d’ailleurs on veut étre juste, on avouera que personne ne donna jamais au théatre plus de ·pompe, n’éleva plus haut la parole, et n’y versa plus de douceur. Qu’on examine ses ouvrages sans prévention: _ quelle facilité! quelle abondance l quelle poésie l quelle imagination dans Yexpression ’ l Qui créa jamais une langue ou plus magnifique, ouplus simple, ouplus variée, ou plus noble`, ou plus harmonieuse et plus touchante? Qui mit ’ jamais autant de vérité dans ses dialogues, dans ses images, dans ses caractères, dans l’expression des passions? Serait- il trop hardi de dire que c’est le plus beau génie que la France ait eu, et le plus éloquent de ses poètes?

Corneille a trouvé le théatre vide, et a eu l’avantage _


  • Dans la 1** édition, au lieu de ce paragraphe, on lit: «0n trouve aussi des exemples dans Corneille, mais plus rares, de l’art dont je parle, et., s’il avait écrit plus tard, on ne peut pas savoir a quelle perfection il aurait porté ses ouvrages; mais puisqu’ils ne sont pas purgés de la barbarie de son siècle, on peut croire qu’il n’avait pas reçu de la nature ce génie supérieur aux erreurs de l’exemple, et qui semble fait tout expres pour servir

• de modèle aux hommes, tel, peut-étre, que celui de Pascal, qui écrivait les Lettres Provinciales dans le temps que Corneille donnait ses chefs-d’œuvre. ~ — Nous avons noté plus haut, dans l’Éloge de Louis XV, que pour Vauvenargues la barbarie ne cesse qu’a Corneille ; on voit qu’ici l‘auteur va plus loin, et que, selon lui, Corneille en tient encore. — G.

  • Cu trois concessions sont de la 2* édition. - G.
  • Dans la i" édition, il ajoutait: quels caractères! Voltaire lui repond en

marge : non! Vauvenargues y renonce; mais il ajoute, en revanche, les mia phrases qui suivent. - G. · 250 ' RÉÉLEXIONS CIIITIQUES l former le goût de son siècle sur son caractère'; Racine la paru après lui et u partagé les esprits; s’il eût été possible de changer cet ordre, peut-étre qu’on aurait juge de l’un et de l'autre fort différemment. ——— Oui, dit-on; mais Cor- neille est venu le premier, et il a créé le théâtre. — Je ne puis souscrire à cela. Corneille avait de grands modeles parmi les anciens; Racine ne ·l'a point suivi'; personne n’a pris une route, je ne dis pas plus différente, mais plus opposée; personne n’est plus original `à meilleur titre. Si ' Corneille a droit de prétendre a la gloire des inventeurs, on ne peut l’oter a Racine; mais si l'un et l'autre ont eu des maitres, lequel a choisi les meilleurs, et les a mieux imitésï . I On reproche à Racine de n’avoir pas donné a ses héros le caractère de leur siècle et de leur nation: mais les grands hommes sont de tous les âges et de tous les pays. On ren- draitle vicomte de Turenne et le cardinal de Richelieu mé- connaissables, en —leur donnant le caractère de leur siècle; les âmes véritablement grandes ne sont telles que parce qu'elles se trouvent, en quelque manière, supérieures a l’é- ducationet aux coutumes '. Je sais qu'elles retiennent tou- jours quelque chose de l’un et de l'autre; mais le poète ` peut négliger ces bagatelles, qui ne touchent pas plus au fond du caractère que la coill`ure et l’habit du comédien, pour ne s'attacher qu'à peindre vivement le traits d’une nature forte et éclairée, et ce génie élevé qui appartient . également à tous les peuples L Je ne vois point d’ailleurs que' Racine ait manqué a ces prétendues bienséances du théâtre : ne parlons pas des tragédies faibles de ce grand • Le rapport de ce pronom cst douteux; il porto sur Corneille, et non pas sur siecle. — G. ¤ [Il l’a suivi d'abord;·-V.]—Voltaire veut parler de la Thébalde et d'Als.·mndre, où, en effet, l'lmitatlon de Corneille est évidente. A partir d'An· dromaque, Racine a trouvé sa voie, et donne raison A Vauvenargues. - G.

  • La t" édition ajoutait ici : « Elles empruntent peu d'autrnl , et, si elles

• tiennent, par quelques endroits, aux préjugés de leur pays, on peut du moins • les prendra dans un jour ou alla n’c||’rent que les traits de la nature, leur « mère commune. · · • Cette phrase est de la 2* édition. —G. poète, Alexandre, la Thébaîde, Bérénice, Erther, dans les- quelles on pourrait citer encore de grandes beautés; ce n’est point par les essais d’un· auteur, et par le plus petit nombre de sœ ouvrages, qu’on en doit juger; mais par le plus grand nombre de ses ouvrages, et par ses chefs- d œuvre. Qu‘on observe cette regle avec Racine', et qu ou examine ensuite ses écrits : dira·t-ou qu'Acomat, Roxane. Joad, Athalie, Mithridate, Néron, Agrippine, Burrhus, Nar- cisse, Clytemnestre, Agamemnon, etc., n'aient pas le ca- ractère de leur siècle, et celui que les historiens leur ont donné? Parce que Bajazet et Xipharès ressemblent à Bri- tannicus, parce qu'ils ont un caractère faible pour le théâtre, quoique naturel, sera-t-on fondé à prétendre que Racine n’ait pas su caractériser les hommes, lui dont le talent éminent était de les peindre avec vérité et avec noblesse'? Je reviens encore à Corneille, afin de finir ce discours. Je crois qu'il a connu mieux que Racine le pouvoir des si~ tuations et des contrastes '; ses meilleures tragédies, tou- ` jours fort au-dessous, par fexpression, de celles de son ri- val, sont moins agréables à lire, mais plus intéressantes quelquefois dans la représentationl, soit par· le choc des ca- l Gomme Snard l'a justement remarqué plus haut, Vauvenargues aurait du Fobscruer lui-même avec Molière. —G.

  • i" Édition : « Bsjaset, Xiphares, Britannicus, caractères si critiqués, ont

· · la douceur st la dëicatesse de nos mœurs, qualités qui ont pu se rencon- ~ trer chez d'autres hommes, et n’en ont pas le ridicule, comme on l‘insinue. · Mais je veux qu’lIs soient plus faibles qu'ils ne me [Ie] paraissent: quelle · tragédie a-t-on vue ou tous les personnages fussent de la meme force T cela • ne se peut; Mathsn et Abner sont peu considérables dans Athalie, et cela · n’est pas un défaut, mais privation d'une beauté plus achevée. Que voit-ou ~ d’ailleurs de plus sublime que toute œtte tragédie? Que reprocher donc A · Racine! d'avoir mis quelquefois dans ses ouvrages un amour faible, tel ~ peut·etre qu'il·est déplacé au théatre'! Je l'avoue; mais ceux qui se fondent · lulessus, pour bannir de la scene une passion si générale et si violente, • passent, ce me semble, dans un autre excès. Lesgrands hommes sont grands . _ ~ dans leurs amours, et ne sont jamais plus aimables; l'amour estle caractere • le plus tendre de Phumanite, et Phumanité est le charme et laperfection de · la nature.: -—Bncore un morceau retranché par Vauvenargues, ct rétabli par les éditeurs. On sait que c'est contre Voltaire ltri·méme que Vauvenargues defend Bajaset, Xipharea, etc. (Voir Voltaire. — Le Temple du Goût.) - G. i Lnuteur a dit la meme chose trois pages plus haut. —- G.

  • [Mon avis diffère ici dc celui de Vauvenargues. Qu'y a-t·il de plus intéres252 BÉFLBKIONS CRITIQUES

racteres, soit. par l’art des situations, soit par la grandeur des intérêts; moins intelligent que Racine, il eoncevait peut- étre moins profondément, mais plus fortement ses sujets'; il n°éta.it ni si grand. poète, ni si éloquent; mais il s’ex- primait quelquefois avec une grande énergie; personne n*a des traits plus élevés et plus hardis, personne n’a laissé l'idée d'un dialogue si serréet si véhément; personne n'a peint avec le méme bonheur Pinilexihilité et la force d’es- prit qui naissent dela vertu; de ces disputes memes que je lui reproche, sortent quelquefois des éclairs qui laissent l'esprit étonné, et des combats qui véritablement élèvent l’âme ; et, enfin, quoiqu’il lui arrive continuellement de s’é- _ carter de la nature, on est obligé d’avouer qu’il la peint naïvement et bien fortement dans quelques endroits: et · c'est uniquement dans ces morceaux naturels qu'il est ad- mirable. Voila ce qu’il me semble qu’on peut dire sans par- tialité de ses.ta1ents’; mais lorsqu’on a rendu justice à son ' génie, qui .a surmonte si souvent Ãle goût barbare de son siècle, on ne peut s'empécher de rejeter, dans ses ouvrages, ' ce qu'ils retiennent de ce mauvais goût, et ce, qui servirait a le perpétuer dans les admirateurs trop passionnés de ce · grand maitre. Les gens du métier sont plus indulgents que les autres à ces ·défauts, parce qu'ils ne regardent qu’aux traits origi- naux de leurs modèles, et qu'ils connaissent mieux le prix de l’invention etdu génie ’. Mais le reste des hommes juge . des ouvrages tels qu’ils sont, sans égard pour le temps et pour les auteurs i, et je crois qu'il serait à désirer que les sant qu‘Andromaque et Ipbigénte? N’a-t·ll pas prls la vivacité des applaudisse- ments pourI'inlérél? Ialarmœ font moins de bruit que l’admlratlon.— Lai!.] I Cette dlatinctlonentre la profondeur et la force ne parait pas luc! mzwllanlfla I" édition, ce relevé des mérites de Comeills était plus som- maire; si Vauvenargues y revient, c’est que, sans doute, il avait été touché de cette phrase de Voltaire : Il appartient à an homme comme sous, Iouicv, de donner des préférences, et paint d’¢xcl•ui0M. — G. .

  • Il est clair que Vauvenarguœ veut délicatement expliquer pourquoi Vol-

taire défendait Oomeille. - G. • La tin de phrase qui suit est de la seconde édition. — G. gens de lettres voulussent bien séparer les défauts des plus grands hommes de leurs-perfections ’V; car, si l’on confond leurs beautés avec leurs fautes par une admiration supers- titieuse, il poum bien arriver que les jeunes gens imite- ront les défauts de leurs maitres, qui-sont aisés à. imiter, et n’atteindront jamais à leurgénie ’. - ·

7. — QUINAULT.

On ne peut trop aimer la douceur, la mollesse, la facilité, et l’harmonie tendre et touchante de la poésie de Quinault. On peut méme estimer beaucoup l’art de quelques-uns de ses opéras, intéressants par le spectacle dont ils sont remplis, par l’invention oula disposition des faits qui les composent, parle merveilleux qui y règne, et enfin par le pathétique des situations, qui donne lieu à. celui de la musique, et qui l’augmente nécessairement. Ni la grâce, ni la noblesse, ni le naturel, n’ont manqué à l’auteur de ces l C‘est ce que Voltaire a fait dans son Commentaire mr Corneille, ou ll déclare expressément, comme pour répondre au vœu de Vauvenargues, qu’i| se propose d’étr¢ utile ou jeunes gens. Sana doute, la œitique y est parfois un peu menue; mais, quoi qu’en disent ceux qui, selon leurs préférences, la jugenttrop sévère ou trop indnlgente, ll faut reconnaitre que, le plus souvent, elle n’eat que juste. On sait, d’ailleurs, que ce n’eat pas seulement un bon ouvrage, que c’est aussi une bonne action, et que Voltaire entreprit ce travail pour donner une dot a la petite-fille du grand Corneille. -- G.

  • Dans la l" édition, ce morceau se terminait ainsi : • Pour moi, quand je

· fais la critique de tant d’hommes illustres, mon objet est de prendre des ·« idées plus justes de leur caractère. Je ne crois pas qu’on puisse raisonna- ·- blemsnt me reprocher cette hardiesse; la nature a donné aux grands hom- ·- mes de faire, et laissé aux autres de juger. Si l’on trouve que je relève ·· davantage les défauts des uns que ceux des autres, je déclare que c’est a ~ cause que les uns me sont plus sensibles que les autres, ou pour éviter de · répéter des choses qui sont trop connues. Pour tlnlr et marquer chacun de • ces poètes par ce qu’ils ont de plus propre, je dirai que Corneille a émî· · nomment la force, Boileau la justeue, La Fontaine la nalveté, Chaulieu · les graceset Pingénieux, Moliere les saillies et la vive imitation du mœurs, • Racine la dignité et Yéloquence. Ils n’ont pas ceiavantages a l’excIusion q les uns des autres; lia les ont seulement dans un degré plus éminent, avec · • une infinité d’autres perfections que chacun y peut remarquer. ry- C’eat un résumé des Iléllczions critiques sur- quelques poètes que Vauvenargues avait données dans la i" édition ;_ dans la 2*, il ajoutait les ltéfluziaru sur Quinault, J.-B. Rousseau et Voltaire: ce résume n’était plus des-lors a sa place, et c’est avec raison que Vauvenargues le supprimait, comme c’est L tort que les différents éditeurs l’ont maintenu. - G. . » 54 , REl·`LEXl0NS CRLTIQUES poemes singuliers; il y a presque toujours de la naïveté daneson dialogue, et quelquefois —du sentiment; ses vers · sont semés d‘images charmantes et de pensées ingénieuses. On admirerait trop les fleurs dont il se pare, s'il eût évité les défauts qui font languirquelquefois sesbeaux ouvrages : je n’aime pas les familiarités qu’il a introduites dans ses tragédies; je suis fâché qu’on trouve dans beaucoup de scènes, qui sont faites pour inspirer la terreur et la pitié, des personnages qui, par le contraste ·de leurs discours avec les interets des malheureux, rendent ces memes scènes ridicules, et en détruisent tout le pathétique. Je ne puis m'empécher encore de trouver ses meilleurs opéras trop vides de choses, trop négligés dans les détails, trop fades méme, dans bien des endroits; enfin je pense qu'on adit de lui avec vérité qu' il n'avait fait qu'eflleurer d'ordi· naire les passions. ll me parait que Lulli a donné à sa mu- sique un caractere supérieur ala poésie de Quinault; Lulli s'est élevé souvent jusqu'au sublime par la grandeur et par le pathétique de ses expressions; et Quinault n’a d’autre mérite, à cet égard, que celui d'avoir foumi les situations et _ les canevas, auxquels le musicien a fait recevoirla profonde empreinte de son génie. Ce sont, sans doute, les défauts de cepoèœ, et la faiblesse de ses premiers ouvrages, qui ont fermé les yeux de Boileau sur son mérite; mais Boileau peut étre excusable de n'avoir pas cru que l’opéra, théâtre plein dlirrégularités et de licences, eût atteint, en naissant, sa perfection. Ne penserions-nous pas encore qu’il manque quelque chose à` ce spectacle, si les efforts inutiles de tant d'auteurs renommés ne nous avaient fait supposer que le ’ défaut de ces poèmes était peut-étre un vice irréparable ? Cependant je conçois sans peine qu'on ait fait à Boileau un grand reproche de sa sévérité trop opiniàtre'. Avec des

  • Boileau a cependant dit lui-mème, dans la préface de la dernière édition

de sa (Envrcs, que, dans le temps ou il écrlrit contre Qulnault, tous deux étaient fon jeunes, et Quinault n'avait pas fait alora beaucoup d‘ouvragca qui làiisprltâacqfxdans la suite une jualc réputation. Ce sont les expressions dom talents si aimables que ceux de Quinault, et- la gloire qu'il . a d'étre l’inventeur de son genre, on ne saurait etre surpris qu’iI ait des partisans très-passionnés, qui pensent qu'on doit respecter ses défauts meme; mais cette excessive in- dulgence de ses admirateurs me fait comprendre encore l'extreme rigueur de ses critiques. Je vois qu'il n'est point dans le caractère des hommes de juger du mérite d'un autrehomme par l'ensemblc de ses qualités; on envisage · sous divers aspects le génie d'un homme illustre, et on le méprise 0u[o11]l'admire avec une égale apparence deraison, i selon les .choses que l'on considère en ses ouvrages. Les beautés que Quinault a imaginées demandent gràce pour ses défauts; mais j'av0ue que je voudrais bien qu'on se—dis· pensat decopier jusqu'à. ses fautes. Je suis fâché qu'on dé- sespère de mettre plus de passion, plus de conduite, plus de raison et plus de force dans nos opéras. que leur inventeur n'y en a mis; j’aimerais qu'on en retranchât le nombre excessif de refrains qui s’y rencontrent. qu’on ne refroidit pas les tragédies par des puérilités, et qu'on ne fit pas des paroles pour le musicien, entièrement vides de sens. . Les divers morceaux qu'on admire dans Quinault, prouvent qu’il y a peu de beautés incompatibles avec la musique, et que c'est la faiblesse des poètes, non celle du genre, qui fait languir tant d'opéras, faits à la hâte, et aussi mal écrits qu’i]s sont frivoles. l 8. -—— J.-I1. nousssau. On ne peut disputer a 1\ousseau.d’avoir connu parfaite- ment la mécanique des vers : égal peut-étre à Boileau par · cet endroit, il l'a surpasse par la force et par la grandeur de ses images; enfin, on pourrait le mettre à côté de ce grand homme, si celui—ci, né a l`aurore du bon goût, n’avait été le maitre de Rousseau et de tous les poètes de son siècle. (les deux excellents écrivains se sont distingués l‘uu et l'autre par l'art diflicile de faire régner dans les vers une extreme simplicité, par le talent d’y conserver le tour et 256 RÉFLEXIONS CRITIQUES le génie de notre langue, et, entin, par cette harmonie continue, sans laquelle il n'y a point de véritable poésie. On leur a reproché, à. la vérité, d'avoir manqué de délica- tesse et dexprœsion pour le sentiment. Ce dernier défaut me parait- peu considérable dans Boileau; parce que, sé tant attaché uniquement a peindre la raison, il lui suffisait de la peindre avec vivacité et avec feu. comme il l'a fait; mais Yexpression des passions ne lui était pas absolument nécessaire. Son Art poétique, et quelques autres de sœ ou- vrages, approchent dela perfection qui leur est propre, et on n'y regrette point la langue du sentiment, quoiqu'elle puisse entrer peut-etre dans tous les genres, et les embellir de ses charmes. · ll n'est pas tout à fait aussi facile de justifier Rousseauà cet égard. L’ode étant, comme il le dit lui-meme, le véritable: champ du pathétique et du sublime, on voudrait toujour; trouver dans les siennes ce haut caractère; mais, quoiqu' ell »:; soient dessinées avec une grande noblesse, je ne sais si elleî sont toutes assez passionnées. Texcepte quelques-unes deî odes sacrées, dont .le fond appartient à de plus grand S maltzres; quant à. celles qu’il a tirées de son propre fonds , il me s•mhle,.quTen général, les fortes images qui les embel · lissent ne produisent pas de grands mouvements, et n‘ex<:î - tent ni la pitié, ni l'étonnement, ni la crainte, ni œ sombre saisissement que le vrai sublime fait naitre'. La marche impétueuse et inégale de l’ode n'est pas celle d'un esprit tranquille ;` il faut donc qu'elle soit justifiée par A un enthousiasme véritable. Lorsqu'un auteur se jette de ; I sang-froid dans ces mouvements et ces écarts, qui n'¤p- • j partiennent qu’aux passions fortes et réelles, il oourt grwd È risque de marcher seul; car·le lecteur se lasse deces tran- 5 sitions forcées-, et de ces fréquentes. hardiesses, que l't¤ « : s'elforce d’imiter du sentiment, et qu’il imite toujours sam ‘ Var. : [« Ses images, si véliémeutes et si multipliées qu'elles soient. W ¤ « tirent jamais l'esprit de son assiette; ce sont de très-belles estampë ll" ‘ I « sublime, où l'art ut grand, mais oula vie manque. ·] ¤ succès'. Les endroits où le poète parait s'égarer devraient étre, à mon sens, les plus passionnés de son ouvrage; il est méme d'autant plus nécessaire de mettre du sentiment dans nos odes, que ces petits poèmes sont ordinairement vides de pensées, et qu’un ouvrage vide de pensées sera toujours faible, s’il n'est rempli de passion; or, je ne crois pas qu'on puisse dire que les odes de Rousseau soient fort passionnées '. ll est tombé quelquefois dans le défaut de ces poètes qui semblent s’étre proposé dans leurs écrits, non d’exprimer plus fortement par des images des passions vio- lentes, mais seulement d'assembler des images magnifiques, plus occupés de chercher de grandes figures ·que de faire naitre dans leur âme de grandes pensées ’. Les défenseurs de Rousseau répondent qu'il a surpasse Horace et Pindare auteurs illustres dans le méme genre, et, de plus, rendus

  • Add. : [~ Ce n'œt vraiment pas de nos odes, ce me semble, que Boileau

¤ pourrait dire : ‘ Souvent un beau désordre est un elat de l‘art.·]

  • Add.: [ « Ce n'est pas toujours la passion qui le mène hors de son sujet;

« il parait n‘en sortir souvent que parce que, épuisé et refroidi, il est obligé • de se soutenir par des épisodes; c‘eat un esprlt qui tombe et qui s'éteint. · Cest ce qu’on pourraitremarquer dans l’ode sur la Mart du prince dt Conti. u ll règne une tristesse très-majestueuse dans cette ode; mais l'épiaode sur « la tlatterle, quoique rempli de vers magnifiques, me semble un peu long, · et, si j’oae le dire, fort peu passionné. Comme je ne fais point de vers, je • ne suis pas toujours assez touché peut-étre de cette mecanique ditticile, ~ fort prisée par les gens du métier, mais qui n'est estimée des autres bom- « mes qu'autant que les passions lui donnent. une éme, et que de grandes ¤ pensées l'ennoblissent. Je sais qu'il y a des juges d’un gout éclairé qui ·· trouvent l’un et l'autre dans Rousseau : s’lls sont transportés par la lecture « de ees odes, si leurs cheveux se dressent sur leur tete, c'est qu'ils sont plus ~ sensibles que moi, et je n'att.aque point leur opinion; mais je dis simple- • ment ce que je sens, parce que je le sens, et que je n‘ai jamais compris · qu'on put écrire, non pas sa pensée, mais celle d’un autre. ••]— Autre add.: [· Au reste, je ne me crois pas obligé de répondre L ceux qui disent que nous • n'avo¤s pas de meilleures odes dans notre langue que celles de Rousseau; ~ car je ne vois pas œ que cela prouve. Pallait—il admirer le poeme de Cha- • pelain, parce que nous n'avions pas de meilleur poème épique avantla « llsnriadeh] .

  • Var.: [ ~ ll semble que Pintention des poètes lyriques ait été, non d'ex-

~ primer fortement des passions vraies, et de grandes pensées, mais unique- • ment d'entasaer des images, ce qui est le sur moyen pour qu'elles ne fas- , ~ sent aucune impression. •] -· Vauvenargues est encore plus sévère pour Rousseau, dans sa premiere lettre L Voltaire. (Voir plus loin.) — G. i7 258 RÉFLEXIONS CRITIQUES respectables par l'estime dont ils sont en possession depuis tant de siècles. Si cela est ainsi, je ne m’étonne point que Rousseau ait emporté tous les sutïrages; on ne juge que par comparaison de toutes choses, et ceux qui font mieux que les autres dans leur genre passent toujours pour excellents, personne n’osant leur contester d’etre dans le bon chemin. Il m’a.ppartient moins qu’à tout autre de dire que Rousseau n’a pu atteindre le but de son art; mais je crains bien que, si on n’aspire pas à. faire de l’ode une imitation plus fidèle de la nature, ce genre ne demeure enseveli dans rme. espèce de médiocrité. S’il m’est permis d'étre sincère jusqu'à. la lin, favoueraî que je trouve encore des pensées bien fausses dans les mail` leures odes de Rousseau. Cette fameuse Ode à la Fortune, qu’on regarde comme le triomphe de la raison, présente, cq me semble, peu de réflexions qui ne soient plus éblouis- santes que solidœ. Écoutons ce poète philosophe: Quoi! Rome et l’ItaIie en cendre Me feront honorer Sylla'! Non vraiment, l’Itali¢ en cendre ne peut faire honorer Sylla; mais ce qui doit, je crois, le faire respecter avec jus- tice, c’est ce génie supérieur et puissant qui vainquit le génie de Rome , qui lui fit défier dans sa vieillesse les rœ- sentiments de ce méme peuple qu’il avait soumis', et qui sut toujours subjuguer, par les bienfaits ou par la force, l€ courage ailleurs indomptable de ses ennemis. Voyons ce qui suit : , Padmlrerai dans Alexandre ` Ce que j’sbhorre en Attila •'t Je ne sais quel était le caractère d’Attila; mais je suis I Var. : [ « Qui aoumit A son ambition le peuple de la terre le pIualnd•¤l• a etleplnatecondeu hém•,etIuilltdéûerdanssavieilluael1¤¤œu1üm¤¤ « de ce meme peupIe,qn‘iI ne daignalt plusgouvernexu ] -Autr¢ •¢¤·.:[•ù « qui doit le faire admirer, c’est son grand courage, c’est aa grande aclüh « c’est le génie supérieur qui l’éleva a la aonvuaine autorité, et qui, neuw · vant pas de quoi ae satisfaire dans ce rang supreme, lui donnalacnnhü « de a'eu dépouiller, et de déller ainsi des ennemis qui étalent ai puinanfl ¢ ` • ai offenaéa. •] ,

  • Il ne a'aglt ici ni du génie de Sylla, ni des grandes qualités d'A|¤l¤·

forcé d'admirer les rares vertus d’Alexandre, et cette hau- teur de génie qui, soit dans le gouvernement, soit dans la guerre, soit dans lesscienoes, soit méme dans savie privée, l'a fait paraitre, jusque dans ses erreurs, comme un homme extraordinaire, et qu'uu instinct grand et sublime élevait au-dessus des règles'. Je veux révérer un héros qui, par- venu au faite des grandeurs humaines, ne dédaignuit pas la familiarité et l’amitié; qui, dans cette haute fortune, respectait encore le mérite'; qui aima mieux s'exposer à. mourir que de soupçonner son médecin de quelque crime, et d’afiliger, par une défiance qu'on n'eût pas blàmée, la fidélité d’un sujet qu'il estimait; le maitre le plus libéral qn'il y eut jamais , jusqu'à ne réserver pour lui que l’e;p¢- rance; plus prompt a réparer ses injustices qu'a les com- mettre, et plus pénétré de ses fautes que de ses triomphes; né pour conquérir l'univers, parce qu’il était digne de lui commander; et, en quelque sorte, excusable de s’etre fait rendre des honneurs divins , dans un temps ou toute la terre adorait des dieux moins aimables ’. Rousseau parait donc trop injuste ·‘, lorsqu’i1ose ajouter d’un si grand homme: Mais a la place de Socrate, Le fameux vainqueur de l’Euphrate Sera le demier des mortels *. dre, mais des maux que leur ambition et leur exemple ont faits au monde, et le poêle philosophe a pu, sous ce rapport, les comparer avec Attila. —B. 1 Les diverses editions donnant: « Bt qu'un instinct grand et sublime dis- « pensait des moindres vertus. • Notre lecon est œlle du manuscrit du Louvre, et nous parait etre ls bonne. — G. • Add.: [« Cultlvalt encore, asna faste, la justice et la familisrlte. » ] ‘ Var. : [ « Je me sens forcé de respecter un prince que tous les historiens « nous montrent comme un des plus grands génies qu’ll y ait eu; qui avait la · science de la guerre, presque sans l'sv0ir apprise; qui aforme les plus pgnù « espitainœ de son siecle, et fait une si vaste conquête que plusieurs grands . emph-; ne wm formés de ses débris; enfin, un héros dont la vie est p|eim u de grands traits, et qui, Qalement pamionné pour toutes les gloiru, hono- « rait les arts et les sciences, au milieu dmhorreurs de la guerre. »]

  • Le manuscrit du Louvre donne: • Rousseau parait donc bien petit. »

— G. 1 AM.; [· ce mépris de Rousseau pour Alcxsndrovque l’on remarque « anni dans Boileau, prouve que ce n'est point assos d’avoir de la raison « pour raisonner juste sur les grandes choses, que l`on ne connait parfait;- « ment que par le cœur. n ] — Voir la premiere uotede la page 230. - G. R0 RÉFLEXIONS CRITIQUES Apparemment que Rousseau ne voulait épargner aucun conquérant; car voici comme il parle encore :· Uinexpérience indocile _ Du compagnon de Paul-Emile _ Fit tout le succès d'Annibal. Combien toutes ces réflexions ne sont-elles pas superfi- cielles! Qui ne sait que la science de la guerre consiste à profiter des fautes de son ennemi? Qui ne sait qu'Annibal s'est montré aussi grand dans ses défaites que dansses victoi- res, inépuisable dans ses ressources, patient dans les fati- ques, et indomptable dans Yadversitéî S'il était reçu de tous les poètes, comme il l'est du reste des hommes, qu’il n'y a rien de beau dans aucun genre que le vrai, et que les · fictions même de la poésie n'ont été inventées que pour peindre plus vivement la vérité, que pourrait-on penser des invectives que je viens de rapporter? Serait-on trop sévère de juger que l'Ode à la Fortune n’est qu'une pompeuse dé- clamation, et un tissu de lieux communs énergiquement exprimés' ? Je ne dirai rien des Allégorics et de quelques autres ou- vrages de Rousseau; je n'oserais surtout juger d’aucun ou- vrage allégorique, parce que c'est un genre que je n'aime pas; mais je louerai volontiers ses Épigrammes, où 1'on trouve toute la naïveté de Marot avec une énergie que Marot n'avait pas. Je louerai des morceaux admirables dans ses Épîtrcs, où le génie de ses épigrammes se fait singulière- ment apercevoir'. Mais, en admirant ces morceaux, si di- ‘ gnes de I’etre ’, je ne puis m'empecher d'étre choqué de la grossièreté insupportable qu'on remarque en d'autres en- droits; Rousseau , voulant dépeindre, dans l'Épttre aux 1 Add.: [• Et comment justifier ceux qui, sans avoir le génie de ce poèœ, · sont reduits a produire des pensées aussi vaines, pour dire des choses non- « velluî Les fictions peuvent étre belles dans la poùtie et dans la prose « meme, l0¤qu'elIes peignent la vérité; mais, en quelque langue que l'on u parle, prose ou vers, dès·qu'0n fait un raisonnement, rien ne peut dispen- · c sarde parlerjusœ. u] | Le manuscrit du Louvre ajoute: « EI paraît avec plus de décence. · ·(;_ F Incorrcœ; il faudrait: Si dignes d'élre admiré: ou vfudmirolion. — G. Muses, je ne sais quel mauvais poète , le compare à un oison que la ilatterie enhardit a préférer sa voix au chant du cygne. Un autre oison lui fait un long discours pour l'obliger a chanter, et Rousseau continue ainsi : A ce discours, notre oiseau tout gaillard · ` Perce le ciel de son cri naaillard: Et tout d'abord, oubliant leur paangeaille, Vous eussiea vu canards, dindous, poulaille, De toutes parts accourir, l'entourer, Battre de l'aile, applaudir, admirer, Vanter la voix dont nature le done, Bt faire nargue au cygne de Mantoue. Le chant tlni, le pindarique oison, , Se rengorgeant, rentre dans la maison, Tout orgueilleux d’avoir, par son ramage, Du poulailler mérité le sulfrage î. On ne nie pas qu'i1n’y ait quelque force dans cette pein- ture; mais combien en sont basses les images! La meme épître est remplie de choses qui ne sont ni plus agréables, ni plus délicates. C'est un dialogue avec les Muses, qui est plein de longueurs, dont les transitions sont forcées et trop ressemblanœs; où l’on trouve, à la vérité, de grandes beau- tés de détails, mais qui en rachètent à peine les défauts. J'ai choisi cette épître exprès, ainsi que l'0d¢ à la Fortune. ` afin qu'on ne m’accusât pas de rapporter les ouvrages les plus faibles de Rousseau, pour diminuer l’estime que l’on doit aux autres'. Puis·je me flatter en cela d’avoir contenté la délicatesse de tant de gens de goût et de génie, qui res- pectent tous les écrits de ce poète ’ 7 Quelque crainte que je • Toute cette tirade est dirigée contre La Motte, dont les odes jouissaient, du temps de I.-B. Rousseau, d‘une réputation que la postérité n‘a point con- firmée. — B.

  • Add. : [· Et_|’en rapporterais les beautà, avec la même exactitude que les

~ défauts, si elles n’étaient pas universellement connues et admiréeaa] ‘ Sur le manuscrit du Louvre, le morceau se termine ainsi : [ « Puis·je me • flatter en cela d’avoir contenté la délicatesse de tant d’esprit.s vifs, qui font • une affaire de parti de leurs opinions, et veulent surtout qu'on révère la ~ réputation d'un auteur mort'! Me pardonneront-ils d’avoir osé louer un • auteur vivant, hal autrefois de Rousseau, et de leur en parler encore dans • les réflexions qu'on va lire? Il ne me convient pas de me justifier à cet • égard; mais, apres avoir parlé de tant d'auteura qui ont illustré le dernier ' • règne, le crois que ce peut etre ici la place de dire quelque chose des écrits • d’un auteur qui honore notre propre siècle. C’est L ceux qui n‘oht d’antN 282 RÉFLEXIONS CRITIQUES, doive avoir de me tromper, en m’écartant. de leur sentiment et de celui du public, je hasarderai encore ici une réllexion; c’est que le vieux langage, employé par Rousseau dans ses meilleures épttres, ne me parait ni nécessaire pour écrire _ naïvement, ni assez noble pour la poésie. C’est à ceux qui font profession eux-memes de cet art à prononcer la-dessus; je leur soumets sans répugnance toutes les remarques que j’ai osé faire sur les plus illdstres écrivains de notre langue. Personne n’est plus passionné que je [ne] le suis pour les véritables beautés de leurs ouvrages; je ne connais peut- être pas tout le mérite de Rousseau, mais je ne serai pas fâché qu'on me détrompe des défauts que.j’ai cru pouvoir lui reprocher'. On ne saurait trop honorer les grands ta- lents d’un auteur dont la célébrité a fait les disgrâces , ` comme c’est la coutume chez les hommes, et qui n'a pu jouir dans sapatrie dela réputation qu’il méritait, que lors- que, accablé sous le poids de l'humiliation et de l’exil, la longueur de son infortune a désarmé la haine de ses enne- mis, et iléchi l’injustice de l’envie. · 9. — SUM QUELQUES OUVRAGES DE sl. DE VOLTAIRE ’. Après avoir parlé de Rousseau et des plus grands poètes du siècle passé, je crois que ce peut étre ici la place de dire quelque chose d'un homme qui honore notre siècle, et qui n’est ni moins grand ni moins célèbre que tous ceux qui « intérétque celui de la vérité, a la justitler, selon leurs foreœ, contre les ¤ artillcu de l’errvie. » ]-Ce passage, ou Vauvenargues annonce sea ré- flexions sur Voltaire, montre assez qu'el|es doivent suivre immédiatement lu réflexions sur Rousseau. Cependant les diverses éditions les séparent par un morceau sur Quinault, écrivain du 17* siècle, qui vient plus naturellement apres Corneille et Racine, ses contemporains. Nous avons rétabli l'or·dre que Vauvenargues indique lui-méme. Nous aurions voulu également mettre Chau- ·Iicu entre Quinault et J.-B. Rousseau ; mais nous ne l'avons pu osé, Vauve- nargues n’ayaut pas laissé d'indication femelle a cet. égard. — G. i incorrect. Reconnaître qu’on s'est tmmpé en regardant comme un défaut ce qui n‘en est pas un, ce n'est pas se détromper des défauts. — M. î Cet article a été imprimé pour la première fois dans l'édition de 1806. ll est tiré des manuscrits de l'auteur, mort plus de trente ans avant Voltaire. — F. - Les manuscrits nous ont fourni, pour cemorceau comme pourles au- tres, quelques corrections, variantes et additions. — G. l’ont précédé, quoique sa gloire , plus près de nos veux, ` · soit plus exposée a l'envie. Il ne m’appartient pas de faire une critique raisonnée de tous ses écrits, qui passent de trop loin mes connaissances et la faible étendue de mes lu- mières; ce soin me convient d’autant moins, qu'une infi- `nité d'hommes, plus instruits que moi, ont déja fixé les idées qu’on en doit avoir. Ainsi, je ne parlerai pas de la Hmriade, qui, malgré les défauts qu’on lui impute, et ceux qui y sont >«· effet, passe néanmoins , sans contestation, pour le plus grand ouvrage de ce siécle, et le seul poeme, en ce genre, de notre nation. Je dirai peu de choses encore de ses Tragédie: : comme il n’y en·a aucune qu’on ne joue au moins une foi chaque année, tous ceux qui ont quelque_ étincelle de bon goût peuvent y remarquer, d'eux-memes, le caractere original de l’auteur, les grandes pensées qui y ré- gnent, les morceaux éclatante de poésie qui les embellissent, la manière forte dont les passions y sont ordinairement con- duites, et les traits hardis et sublimes dont elles sont pleines. ` Je ne m’arrèterai donc pas à faire remarquer dans Ma- · home! cette expression grande et tragique du genre terrible, qu’on croyait épuisée par l’auteur d' Electre ‘. Je ne parlerai ' pas de la tendresse répandue dans Zaïre, ni du caractere théâtral des passions d' Hérode ’, ni de la singulière et noble nouveauté d’Alzir¢, ni des éloquentes harangues qu’on lit dans la Mort de César, ni enfin de tant d’autres piéces, tou- tœ différentes, qui font admirer le génie et la fécondité de leur auteur. Mais, parce que la tragédie de Mérope me parait encore mieux écrite, plus touchante et plus naturelle que les autres, je n'hésiterai pas à lui donner lapréférence. J’admire les grands caractères qui y sont décrits, le vrai qui règne dans les sentiments et les expressions, la simplicité sublime du role d'Égisthe , caractère unique sur notre théâtre; la _ • Il faut bien ae garder de confondre cette tragédie avec l'Élcclre de Crépillon; il s'agit de l’Éleclre de Voltaire, imprimée nous le nom d'0reslc.

  • Dans la tragédie de Mariumne. -— B. 264 ‘ RÉELEXIONS CRITIQUES

tendresse impétueuse de Mérope, ses discours coupés, vé- héments, et tantôt remplis de violence, tantôt de hauteur. Je ne suis pasassez tranquille à la représentation d'un ou- vrage qui produit de si grands mouvements,. pour examiner si les règles et les vraisemblances sévères n'y sont pas blessées; la pièce me serre le cœur dès le commencement, et me mène jusqu’à. la catastrophe sans me laisser la liberté de respirer. S'il y a donc quelqu'un qui prétende que la · conduite de l'ouvrage·est peu régulière, et qui pense que M. de Voltaire n'est pas heureux dans la fiction ou dans le. tissu- de ses pièces, sans entrer dans cette question, trop~ longue à discuter, je me contenterai de lui répondre qu: ce meme défaut dont on accuse M. de Voltaire a été re— proche très—justement à. plusieurs pièces excellentes, sans leur faire tort : les dénoûments de Molière sont peu estimés, · et le Misanthrope, qui est le chef-d’œuvre de la comédie, est une comédie sans action ; mais c’est le privilège des hommes ' comme Molière et M. deVoltaire, d’etre admirables, malgré leurs défauts, et, souvent, dans leurs défauts memes'. Reprenons Méropc. Ce que j’admire encore dans cette ‘ tragédie, c’est que les personnages y disent toujours ce qu’ils doivent dire, et sont grands sans alïectation. Il faut lireln seconde scène du second acte pour comprendre ce que je dis; qu'on me permette d'en citer la fin, quoiqu’il soit aisé de trouver dans la même pièce de plus grands morceaux: iscisrns. Ce tsar instirlct·de.gloirc-égaral mon A mes parents, uétris par les rides de l’sge, I’si de mes jeunes sns dérobé les secours : (Test ms première faute, elle s troublé mes jours. Le ciel m'en rpuni; le ciel inexorable M’a conduit dans le piège, et m's rendu coupable. uànorz. Il ne l’ost point, j’en crois son ingénuité; Le mensonge n’s point cette simplicité. I Ici, les diverses éditions donnent à tort un paragraphe repris m¤1P°‘" mot du morceau sur Boileau, nuque-l il appartient en effet. (Voir ls Ml! de l' page 235.) — G. Tendons a sa jeunesse unemain hiwfaissnœ; C'œt un infortune que le ciel me présente : Il sufllt qu’il soit homme et qu’ll soit malheureux. Ion fils peut éprouver un sort plus rigoureux. ll me rappelle Bgisthe; Egisthe est de son Age: Peut-etre comme lui, de rivage en rivage, Inconnu, fugitif, et partout rebuaé, . ll souffre le mépris qui suit la pauvreté. Uopprobre avilit Mme et flérrn le courage. Cette dernière réflexion de Mérope est bien naturelle et bien sublime : une mère aurait pu etre touchée de toute autre crainte dans une telle calamité; et, néanmoins, Mé- rope parait pénétrée de ce sentiment. Voilà comme les seu- ' tences sont grandes dans la tragédie, et comme il faudrait toujours les y placer. C’est cette manière si simple de faire parler les passions qui caractérise les grands hommes; c'est, je crois, cette sorte de grandeur qui est propre a Racine, ' et que tant de poètes après lui ont négligée , ,ou parce qu’ils ne la connaissaient pas, ou parce qu'il`leur a été bien plus facile de dire des choses guindées, et d'exagérer la nature. Aujourd’hui, on croit avoir fait un caractère lorsqu'on a mis dans la bouche d’un personnage ce qu’on veut faire penser de lui, et qui est précisément ce qu'il doit taire; une mère affligée dit qu’elle est affligée, et un héros dit qu’il est un héros. ll faudrait que les personnages fîssent penser tout cela d'eux, et que rarementils le dissent; mais, tout au contraire, ils le disent, et le font rarement penser. Le grand Corneille n’a pas été exempt de ce défaut, et cela a gâté tous ses caractères'; car, enfin, ce qui forme un caractère, ce n'est pas, je crois, quelques traits, ou hardis, ou forts, ou su- blimes, c'est l'ensemble de tous les traits et des moindres • Add. : [· J’estime l'esprit d’un poète qui fait dire de grandes choses A son · héros; mais le héros, qui dit de grandes choses pour se peindre, et pour « faire honneur au poete, je ne puis m'unpecher de le mépriser-; plus le poète · veut paraitre Umd, plus ses personnages sont petits. Les anciens ne s‘at- ` • tachaient pass produire sur Ia scène de grands caractères; ils produisaimt - de grandes passions. Corneille a ouvert une autre carriere; il a négligé les • passions, et s’ost appliqué A imaginer des portraits; mais cos portraits, si • l'osc le dire, ne montrent que l'suteur, et ne montrent guère la nature. ¤ } ·-· Voir, plus haut, Corneille el Racine. — C. l l 266 REFLI-IXIONS CRITIQUES discours d'un personnage. Si on fait parler un héros, qui mele partout de Postentation, de la vanité, et des choses basses a de grandes choses, j’admire ces traits de grandeur qui appartiennent au poète, mais je sens du mépris pour son héros, dont le caractère est manqué. L’él0quent Ra- cine, qu’on accuse de stérilité dans ses caractères, est le seul de son temps qui ait fait des caractères; et ceux qui admirent la variété du grand Corneille sont bien indulgents de lui pardonner Yinvariahle ostcntation de ses person- _ nages, et le caractère toujours dur des vertus qu’il a dé- crites. V C'est pourquoi quand M. de Voltaire a critiqué les carac- tères d’Hippolyte, Bajazet, Xipharès, Britannicus', il n'a pas prétendu, je crois, attaquer le mérite de ceux d’Athalie. Joad, Acomat, Agrippine, Néron, Burrhus, Mithridate, etc. Mais puisque cela me conduit à parler du Temple du Goût, . je suis bien aise d'avoir occasion de dire que j’en estime grandement les décisions. J’excepte ces mots : Bossuet, le seul éloquent entre tant tfécrivains qui ne sont qu'élégants’ : car M. de Voltaire lui-méme est trop éloquent pour réduire à ce petit mérite d’élégance les ouvrages de Pascal, l’h0mme de la terre qui savait mettre la vérité dans le plus beau jour, et raisonner avec le plus de force. Je prends laliberté de défendre encore contre son autorité le vertueux auteur de Télémaque, homme né véritablement pour enseigner aux rois Yhumanité, dont les paroles tendres et persuasives pé- nètrent mon cœur, et qui, par la noblesse et par la vérité de ses peintures, par les grâces touchantes de son style ”, • Dans la Temple du Goût. - G. i , • Dana l'editlon faite sousles yeux de Voltaire, a Genève, en Une, et dans lea réimpruiona faites depuis sa mort, cette phrase ne se trouve point; et le t Temple du Goût s’exprlme ainsi sur l'eveque de leaux= lféloqucnl Boasuet voulait bien rayer quelques familiarité: échappée: à son genie vaste, impé- tueua et facile, lesquelles déparent un peu la aublimité de ses Oraisana funè- bres; et il est a remarquer qu'il ne garantit point ce qu'il edit de la prétendue segene des anciens Egyptiens. — F. - Voltaire, sans doute, s’était. rendu i l’objectlon de Vauvenargues. — G.

  • Add.: [ ¤ Et par je ne sais quoi de populaire, d'ingénu et dc fa•niliar.·]

se fait aisément pardonner d’avoir employé trop souvent ` les lieux communs de la poésie etun peu de déclamation. Mais, quoi qu’il puisse étre. de cette trop grande partialité de M.- de Voltaire pour Bossuet, que je respecte d’ailleurs plus que personne, et qui est le plus sublime des orateurs, je déclare que tout le reste du. Temple du Goût m’a frappé par la vérité des jugemçats, par la vivacité, la variété et le · tour aimable du style; et je ne puis comprendre que l’on juge si sévèrement d’un ouvrage si peu sérieux, et qui est un modèle rfagréments. a Dans un genre assez dilïérent, l'Epttre aux maries de Gd- norwille et celle sur la mort de mademoiselle Leeouvreur m’ ont paru deux morceaux remplis de charme, et où la douleur, l'amitié, l'éloquence et la poésie parlent avec la grace la plus ingénue et la simplicité la plus touchante. J'estime plus deux petites pièces faites de génie, comme celles-ci, et qui respirent la passion , que beaucoup d’assez longs poèmes. Je finirai sur les ouvrages de M. de Voltaire, en disant ` quelque chose de sa prose. Il n’y a guère de mérite essen- tiel qu'on ne puisse trouver dans ses écrits; si l’on est bien aise de voir toute la politesse de notre siècle, avec un grand art pour faire sentir la vérité dans les choses de goût. on n’a qu’à lire la préface d'(Edipe, écrite contre M. de La Motte avec une délicatesse inimitable; si l’on cherche du sentiment, de l’harmonie jointe à une noblesse singulière, on peut jeter les yeuxsur la préface d'Alzire, et surl'Epilre à madame la marquise du Chatelet; si l’on demande une lit- térature universelle, un goût étendu qui embrasse le carac- tère de plusieurs nations, et qui peigne les manières dilïé- rentes des plus grands poètes, on le trouvera dans les Réflexions sur les poètes épiques, et les divers morceaux tra- duits par M. de Voltaire des poètes anglais, d'une manière ' . qui passe peut-ètre les originaux. Je ne parle pas de l'His~ toire de Charles XII, qui, par la faiblesse des critiques que l’on en a faites, a dû acquérir une autorité incontestable. et qui me parait étre écrite avec une force, une précision $8 RÉFLEXIONS CRITIQUES, &•. et des imagesdignes d'un tel peintre; mais quand on n’au- rait vu de M. de Voltaire que son Essai sur le siècle de Louis XIV, et ses Réflexions sur l'Hist0ire, ce serait assez pour reconnaitre en lui, non-seulement un écrivain du pre- mier ordre, mais encore un génie sublime qui peint tout en grand, et, d'un seul trait, met la vérité toute nue sous les yeux; une vaste imagination qji rapproche de loin les choses humaines; enfin, un esprit supérieur aux préjugés, qui unit à la politesse et à l'esprit philosophique de son siècle, la connaissance des siècles passés, de leurs mœurs; de leur politique, de leurs religions, et toute l'économie du genre humain. A ‘ Si pourtant il se trouve encore des gens prévenus, qui s'attacheut a relever ou les erreurs ou les défauts de ses ouvrages, et qui demandent à un homme si universel la même perfection et la méme justesse de ceux ' qui se sont renfermés dans un seul genre, et souvent dans un genre ' assez petit, que peut-on répondre à des critiques si peurai- sonnables•? J'espère que le petit nombre des juges désin- téressès me saura du moins quelque gré d’avoir osé dire les choses que j’ai dites, parce que je les ai pensées, et que la vérité m'a été chère. C’est le témoignage que l’—amour des lettres m’ol>lige de rendre.à un homme qui n’est ni en place, ni puissant, ni favorisé, et auquel je ne dois que la justice que tous les hommes lui doivent comme moi, et que l'ignorance ou l'envie s’ell`orcent inutilement de lui ravir. , l ll faut qu’à ceu, ou la perfection el lajustesso de ceux. — S. _

  • Add.: [~ Ils trouvent, disent-ils, du endroits faibles dans tous ses ou-

• vrsges; mais ou n'y en s»t··il pssl Il y en s dans Homère, dans Pindue, « dans Virgile et dans Horace. .l'ose répondre qu'il y speu d'uuvr¤ges de I : Jlêgolîaire dont les défauts ne soient rachetés par de plus grands F·BAGMENTS‘

 ~

I. — LES ORATEURS. . Qui n’admire la majesté, la pompe, la magnilicence, l'en- thousiasme de Bossuet, et la vaste étendue de ce génie im- pétueux, fécond, sublime? Qui conçoit, sans étonnement, la profondeur incroyable de Pascal, son raisonnement in- vincible, sa mémoire surnaturelle ’, sa connaissance uni- , verselle et prématurée ‘ 7 Le premier élève l’esprit; l’autre le confond et le trouble. L'un éclate comme un tonnerre dans un tourbillon orageux, et, par ses soudaines hardiesses, échappe aux génies trop timides; l'nutre presse, étonne, illumine, fait sentir despotiquement l’ascendant de la vé- rité *; et, comme si c’était un ètre d’une autre nature que nous, sa vive intelligence explique toutes les conditions, toutes les allections et toutes les pensées des hommes, et parait toujours supérieure à leurs conceptions incertaines. Génie simple et puissant, il assemble des choses qu'on croyait étre incompatibles, la véhémence, l’enthousiasme, I . · l la naïveté, avec les profondeurs les plus cachées de lart; mais d'un art qui, bien loin de géner la nature, n'est lui- | Nous réuniaaous sous ce titre, indiqué par Vauvenargues lui·meme, di- vers morceaux qui traitent de matières littéraires. Les uns sont complétement ou partiellement inédits, et les autres avaient été répartis a tort dans lea Iuimer postbumes, ou dans les Ré/lezionrrur divers sujefr, qui traitent plus particulierement de matières morales. — G.

  • [Ou donc au mémoire?- V.]

¤ [Universelle, non; prématurée, non.—V·] ‘ [De la vérité, ola l- V.] — ll est A remarquer que malgré ces vives pointes de Voltaire, Vauvenargues no lui a pas cédé mot de son opinion; la seconde édition de ce morceau est entièrement conforme a la premiere. Vauvenargues s‘est gravement trompé sur Molière; mais, seul au xvr|r¤ siècle, il a constam- ment défendn, contro Voltaire lui-mème, Boileau et La Fontaine, et surtout Fénelon et Pascal. - G. ° 270 FRAGIENT S. méme qu'une nature plus parfaite, et l‘original des pré· ceptes. Que dirai-je encore? Bossuet fait voir plus dï fécondité, et Pascal a plus d'invent.ion; Bossuet est pluî impétueux, et Pascal plus transcendant; l’un excite Yadmii ration par de plus fréquentes saillies; l’autrc, toujours pleiri et solide, l’épuise par un caractere plus concis et plus soutenu'. · Mais toi' qui les a surpassés en aménités et en grâcœ , ombre illustre, aimable génie; toi qui fis régner la vert;_; par Fonction et par la douceur, pourrais-je oublier la no ` blesse et le charme de ta parole, lorsqu'il est question d’él<»` quencef Né pour cultiver la sagesse et l'humanité dans les rois, ta voix ingénue fit retentir au pied du trone les cala,. mités du genre humain foulé par les tyrans, et défend}; contre les artifices de la tlatterie la cause abandonnée des / , peuples. Quelle bonté de cœur, quelle sincérité se remar· D quent dans tes écrits! Quel éclat de paroles et d’images! [ 5 Qui sema jamais tant de fleurs dans un style si naturel,si f gi mélodieux, et si tendre? Qui orna jamais la raison d’uneu ; 3; touchante parure? Ah! que de trésors, d'abondance, dans va: ta riche simplicité! — .:1 0 noms consacrés par l’amour et par les respectsde tous A-fr ceux qui chérissent l’honneur des lettres, restaurateursdœ I arts, peres de l'éloquence, lumières de l’esprit humain,quo i ` n’ai-je un rayondu génie qui échaulîa vosprofonds discours ïî pour vous expliquer dignement, et marquer tous les traits Q qui vous ont été propres! fî Si l’on pouvait mèler des talents si divers, peut—étre qu'0¤ Ã; _ voudrait penser comme Pascal, écrire comme Bossuet, p¤‘· jj ler comme Fénelon. Mais, parce que la différence de leu! Ã. style venait dela différence de leurs pensées et de leur manière de sentir les choses, ils perdraient beaucoup tous · les trois, si l’on voulait rendre les pensées de l'un par M • [aim. - v.] ` à • Pé¤e|o¤.—B. ` · = expressions de l'autre '. On ne souhaite point celaen les . lisant; car chacun d'eux s'exprime dans les termes les plus assortis au caractère de ses sentiments et de ses idées, ce qui est la véritable marque du génie. Ceux qui n'ont que de l’esprit empruntent successivement toute sorte de tours st d’expressions; ils n’ont pas un caractère distinctif, etc. 2. —— son LA sauveur. • ll n’y a presque point de tour dansléloquence qu’on ne trouve dans La Bruyère; et si on y désire quelque chose, se ne sont pas certainement les expressions, qui sont d'une ' Force infinie, et toujours les plus propres et les plus pré-· sises qu’on puisse employer. Peu de gens l'out compté parmi les orateurs, parce qu’il n’y a pas une suite sensible ~ ians ses Caractères. Nous faisons trop peu d'attenti0n à la perfection de ces fragments , qui contiennent souvent plus ie matière que de longs discours, plus de proportion et plus d'art. On remarque dans tout son ouvrage un esprit iuste , élevé, nerveux, pathétique ’, également capable de réûexion et de sentiment, et doué avec avantage de cette nventîou qui disceme ’ la main des maitres et qui carac- .érise le génie L Personne n’a peint les détails avec plus de t [Bien.- V.] I

  • [Vauvenargues accorde a La Bruyère du pathétique, et c’est ce qui me

naralt lui manquer le plus. Vauvenargues n'a-t-il pas pris la vivacité des oura pour le sentiment? Un rnorallste peut à toute force s'en passer, mais ant mieux pour Iul s’il en a; tant mieux pour l'auteur qui en met partout où l peut entrer, meme dans la critique.- La H.] —Quoi qu'en dise La Harpe, fauvsnarguea araison : il y a dans La Bruyère un accent pathétique qui tient, ion pas a la vivacité der toun, mais au cœur meme de l'écrlvain. Par exem- ule, il y a peu de tableaux plus pathétique: que celui dela misérable condi- ion des paysans, ou de la fragile grandeur de Zénobte (voir La Bruyère, de · ` ’honmie, 128,-du biens de fortune, 78); et, bien queLa Harpe assure avec une certaine complaisance que la critique méme n'exclut pas le sentiment, il ¤'y a pas dans tout son Lycée deux lignes qu’on puisse comparer, sous ce apport, A ces deux pages émouvantes. — G.

  • Vauvenargues a voulu dire qui distingue. — G.

• i" Édition :— « Il est étonnant qu’on sente quelquefois dans un sl beau génie, et qui s’est élevé jusqu'au sublime, les bornes de l'esprit humain; = cela prouve qu'il est possible qu’un auteur sublime ait moins de profon- · deur et de aagacitè que des hommes moins pathétiquesz peat·etre que le · cardinal de Richelieu était supérieur a lilton. Mais les écrivains pathé- _ 272 FRAGIIENTS. A · feu, —plus de force, plus d'imagination dans Yexpression, · quïon n’en voit dans ses Caractères. ll est vrai qu’on n’y · trouve pas aussi souvent que dans les écrits de Bossuet et . de Pascal, de ces traits qui caractérisent, non une passion - ou les vices d’un particulier, mais le genre humain; ses portraits les plus elevésne sont jamais aussi grands que _ ceux de Fénelon et de Bossuet; ce qui vient en grande partie de la différence des genres qu’ils ont traités '. La Bruyère a cru , ce me semble, qu’on ne pouvait peindre les hommes assez petits; et il s’est bien plus attaché à rele- ~ ver leurs ridicules que leur force ’. Je crois qu’il est permis de présumer qu’il n’avait ni l'élévati0n, ni la sagacité, ni la profondeur de quelques esprits du premier ordre; mais on ne lui peut disputer sans injustice une forte imagination, un caractère véritablement original, et un génie créateur. 3. — sun rtsstos. _ Les répétitions de Fénelon ne me choquent point; il me • tiques nous üneuveut plus fortement; et cette puissanœ qu'ils ont sur notre « ame, la dispose A leur accorder plus de lumières; nous jugeons toujours ·· d’un auteur par le caractère de ses sentiments. Si on compare La Bruyère ~ I Fénelon, la vertu toujours tendre et naturelle du dernier,_et l'amou·r·pro- · pre qui se montre quelquefois dans l'autre, le sentiment nous porte malgré « nous L croire que celui qui fait parsltre l‘ame la plus grande a l‘œprit lc ~ plus éclairé; et toutefois il serait diflicile de justiller cette préférence. Fé- « nelon a plus de facilité ct rl'abondanoe; l'auœur des Caractères, plus de ~ précision et de force; le premier, d'une imagination: plus riaute et plus « féconde; le second, d’un génie plus véhément; l'un, sachant rendre « les plus grandes choses familières et sensibles, sans les al>aisser;l'autre, « sachant enuoblir les plus petites sans les déguiser; celui-la, plus humain; ~ celui-ci plus austère; l'un, plus tendre pour la vertu; l’eutre, plus impla- « cable au vice ; l'un et l'autre moins pénétrante et moins profonds que les «¤ hommes que j’al nommés, mais lnimitables peut-ètre dans la clarté et dans ~· la netteté de leurs idea; entln originaux, créateurs dans leur genre, et « modèles très·sccomplis. » — Sur Pexemplaire d'Aix, Voltaire trouve la pre mière phrase mauvaise; il remarque, en outre, que les genres de La Bruyère et de Fénelon ne peuvent se comparer. C‘est pour res raisons, sans doute, que Vauvenargues supprima ce morceau. — G. _ , l On voit ici que Vauvenargues a fait droit a la critique de Voltaire. (Voir la note précédente). —· G. —

  • On a vu plus haut que Vauvenargues adresse a peu près le meme re-

proche L Moliere. (Voir, A ce sujet, notre Éloge de Vauvenargues.-—Voir sussn, plus loin, la Préface L l'Easui sur quelques Caractèresj — G. semble qu’elles sont bien placées dans un style, noble et touchant comme le sien, mais en méme temps familier et populaire. Ces répétitions sont un art de faire reparattre la méme vérité sous de nouveaux tourset sous de nouvelles images, pour l’imprimer plus `avant dans l'esprit des hom- mes. Je ne voudrais retrancher du roman de Télémaque, car rien autre chose ne m'y déplalt, que les lieux communs de poésie dont il est rempli, et quelques imitations un peu_ trop faibles des grands ouvrages de l'antiquité; l'art d'im_iter, ` lorsqu’il n’est pas parfait, dégénère toujours en déclama· tion. Il est, je crois, très-rare qu’on soit emphatique par , trop de chaleur; mais c’est un défaut où l'on tombe presque r inévitablement lorsqu'on n'est animé que d'une chaleur empruntée. Voilà peut·étre ce qui est arrivé quelquefois a l'il1ustre auteur dont je parle; mais ces imitations passa- geres ne m'empéchent pas de reconnaitre dans ses écrits ‘ un caractere véritablement original, une âme tendre, in- génue, éloquente, une imagination abondante et ornée, un esprit facile, enchanteur et plein de grace, vrai dans ses peintures, varié dans ses tours, harmonieux et riche dans ses expressions, toujours pathétique, -le seul` écrivain qui ait donné a la modération un caractere élevé, qui ait parlé sans faste de la vertu, et qui l’ait embellie et la fasse aimer par les charmes de la simplicité et de Yéloquence. · h. —— sun rsscst. er nossunr. J’aime Boileau d'avoir dit que Pascal était également au- dessus des anciens et des modernes; moi—méme, j'ai pensé quelquefois, sans jamais l’oser dire, qu'il n’avait pas moins de génie pour l’éloquence que Démosthènœ. S’il m'appar- tenait de hasarder mon sentiment sur de si grands hommes, je dirais encore que Bossuet est plus majestueux et plus sublime qu’aucun des Romains et des Grecs. Il ne serait peut-étre pas inutile que ceux qui joignent un gout solide A la connaissance des langues anciennes voulussent bien fixer sur ce point nos opinions. ` t8 214 FRAGMENTS. I · q 5. —— sun Les ¤n0s1rr:uns` on 17- sitzcrn. , ll me semble qu’on peut compter sous le règne de Louis XIV quatre écrivains de prose _de génie : Pascal, Bos- suet, Fénelon, La Bruyère. C’est se borner sans doute à un bien petit nombre; mais ce nombre, tout borné qu'il est, · ne se retrouve pas dans plusieurs siècles; les grands hom- mes dans tous les genres sont toujours trevrares. M. de Voltaire', dont les décisions sur toutes les cltosesde goût sont si justement estimées, neparalt accorder qu’au seul . Bossuet le mérite d'etre éloquent. Si ce jugement est exact, ‘ on pourrait présumer que le génie de l'éloquenoe est encore moins commun que celui de la poésie. 6. À [sun nascinres,] [Descartes, s’étant fondé sur des principes faux, a eu besoin de beaucoup d’invention et de sagacité pour éle- ver un système sur des fondements si ruineux`. ll est ad-. mirable, jusque dans ses erreurs, par le nombre prodi- gieux de machines et de ressorts dont il les a étayées; · ' cependant cette meme abondance ou cette diversité de moyens est une preuve qu'il n’a pas connu la vérité, la vérité étant telle de sa nature que, lorsqu’on la conçoit distinctement, on l’établit à peu de frais; elle se prouve elle—méme en- se montrant.] 7. — sun Moursxcua sr Muscat. - _ Montaigne pensait fortement, naturellement, hardiment; il joignait a une imagination inépuisable un espritinvin- ciblement tourné a réfléchir. On admire dans ses écrits ce caractère original qui manque rarement aux âmes vraies; il avait reçu de la nature ce génie sensible et frappant, qu'on. ne peut d’ailleurs refuser aux hommes qui sont supérieurs • Voir, ‘plu1 haut, Sur quelque: ouvrage: de DL de Voltaire, page 266. -c. à leur siecle ; Montaigne a été un prodige dans des temps barbares ; cependant on n’oserait dire qu’il ait évité tous les défauts: de ses contemporains; il en avait lui-meme de considérables qui lui étaient propres, qu’il a défendus avec esprit, mais qu’il n’a pu justifier, parce qu’on ne justifie point de vrais défauts’. Il ne savait ni lier ses pensées, ni donner de justes bornes à ses discours, ni rapprocher utilement les vérités, ni en conclure. Admirable dans les details: incapable de former un tout; savants détruire, faible à établir; prolîxe dans ses citations, dans ses raisonnements, dans ses exemples; fondant sur des faits vagues et incertains des jugements hasardeux; atïaiblissant quelquefois de fortes preuves par de vaines et inutiles conjectures; se penchant souvent du coté de l’erreur pour contre-peser l’opinion; combattant par un doute trop universel la certitude; parlant trop de soi, quoi qu’on en dise, comme il parlait trop d’autres choses; incapable de ces passions altières et véhémentes qui sont presque les seules sources du sublime; choquant, par son indifférence et son indécision, les ames impérieuses et décisives; obscur et fatigant ~en· mille endroits, faute de méthode; en·nn~mot2 malgré tous les charmes de sa naïveté et de ses images; très-faible orateur, parce qu’il ignorait l’art nécessaire d'arranger un discours, de déterminer, de passionner et de conclure ’t " Pascal n’a surpasse Montaigne ni en-naïveté, ni en fécondité, ni en imagination; il l’a surpasse en profondeur, en finesse, en sublimité, en véhémence; il a porté a sa perfection l’éloquence d'art, que Montaigne ignorait entièrement, et n’a point été égalé dans cette vigueur de génie par laquelle on rapproche les objets. et on résume un

1 Var. : la ll a prévenu de la manière du monde la plna.ingénisuss"ls reproche qu’on lui pouvait faire de ses défauts, mais il ne s’est point justifié

2 Var [« En un mot, un grand écrivain, mais un écrivain plein de defauts, qui, possédant plusieurs parties de l’éloquence, n’auralt été capendant qn’nn faible orateur. •] 216 FRAGMENTS. discours; mais la chaleur et la vivacité de son esprit:; ardent et inquiet pouvaient lui donner des erreurs, donî le génie ferme et modéré de Montaigne ne s'est pas muutrà zusœptible. · A 8. — sun roma¤nu.s._ M. de Fontenelle mérite d'étre regardé par la postéritl comme un des plus grands philosophes de la terre. Soî Hirtoiredcsoraciea, son petit traité de fûrigine da fables _- une grande partie de ses Dialogues, saPluralité des mondo: , sont des ouvrages qui ne devraient jamais périr, quoiqu; le style en soit froid, et peu naturel en beaucoup d'e¤droits_ On ne peut refuser a 1'auteurde ces ouvrages d'avoir donn; de nouvelles lumièresan genre humain; personne n'a mieu; fait sentir que lui cet amour immense que les hommes ont - pour le merveilleux, cette pente extreme qu’ils ont i res— ‘ pecter les vieilles traditions et l’autorité_ des anciens. C’est _' a lui, en grande partie, qu’on doit cet esprit philosophique : qui fait mépriser les déclamations et les autorités, pour discuter le vrai avec exactitude. Le désir qu'il a en dans ' ‘ tous ses écrits de rabaisser les anciens l'•. conduit L dé- : couvrir tous leurs faux raisonnements, tout le fabuleu!. —· les déguisements de leurs histoires et la vanité de leur œl philosophie. Ainsila querelle des anciens et des modem!. ài qui n'était pas fort importante en elle-meme, a produitdœ Ie dissertations sur les traditions et sur les fables de l'mti- É _ quite, qui ont découvert le caractere de lfesprit des humm. Il détruit les 'superstitions, et agrandi les vues de la mank- _i H. de Fontenelle a excelle encore à peindre la faiblesse ¤¢ gl la vanité de l’esprit humain; c’est dans cette partie, etdau E les vues qu'il a eues sur l'histoire ancienne et sur lu¤· È perstition, qu'il me parait véritablement original. Sons- fh prit En et profond ne l‘a trompé que dans les choses d• m sentiment; partout ailleurs, il est admirable. du rr 9. - [ans us inuvus tcuvsxns'.] [ll faut écrire parce que l'on pense, parce que l'on est pénétré de quelque sentiment, ou frappé de quelque vérité utile. Ce qui fait qu'on est inondé de tant de livres froids, frivoles ou pesante, c’est que l'on ne suit pas cette maxime. Souvent, un homme qui a résolu de faire un livre se met devant sa table, sans savoir ce qu’il doit dire, ni meme ce qu’il doit penser; ayant l’esprit vide, il essaie de remplir du papier, il écrit et elface, et forge des pensées et des phrases, comme le maçon bat du platre, ou comme Parti- san le plus grossier travaille à un ouvrage mécanique. Ce n`est pas le cœur qui l’inspire, ce n`est pas la réflexion qui le conduit, et ce qu’il laisse partout apercevoir c'est l’envie d’avoir de l’esprit,` et la fatigue que œ soin lui coûte. On trouve dans tout ce qu’il écrit cette empreinte dure et cet importun caractère, car il est uaturelque les ouvrages de la volonté portent la marque de leur origine. On voit un auteur qui sue pour penser, qui sue pour se faire entendre; · qui, aprés avoir formé quelques idées toujours imparfaites, et plus subtiles que vraies, s'e|l`orce de persuader ce qu’il ne croit pas, de faire sentir ce qu’il ne sent pas, d'enseigner ce que lui·méme ignore ; qui, pour développer ses réflexions, dit des choses aussi faibles et aussi obscures que ses pensées memes: car ce que l'on conçoit nettement, ou n’a pas be- soin de le commenter; mais ce qu'on ne fait qu'entrevoir, on ce qu'on imagine faiblement, on Pallnnge plus aisément qu'on ne l’explique. L’esprit se peint dans la parole, qui est son image, et les longueurs du discours sont le sceau des esprits stériles et des imaginations téuébneuses; de la vient qu’il y a tant de remplissage dans les écrits, et si peu de choses utiles. Si l'on voulait ramener d'assez longs ou- vrages a leurs principaux chefs, ou verrait que tout se ré- duit a un très-petit nombre de pensées, étendues avec pro- • Nous donnons de ce morceau une verdon nouvelle et plus complète, d‘a- prb lu manuscrits. - G. 278 FRAGMENTS. fusion et partout mêlées d'erreurs; et ce défaut, que l’on remarque dans les livres de réflexion, n’est pas moins sen-—· sible; dans les ouvrages de pur sentiment : e’est‘une abou--— dance stérile qui rebute, une vaine richesse de puolea qui...-: ne couvre point la nudité des idées, des sentiments faihlsî dans le cœur, et bouflis par l'expression,.de fauseevcoui- leurs, des mouvements feints et foncés. Aussi voyons-nouè peu d'ouvrages qui se fassent liresans peine :, il fauttra~— vailler pour` démêler le sens d'un. philosophe qui a cn; slentendre, pour découvrir le rapport des pensées a·u¤.p»aë_ avec les images dont illes revet, pour suivre les prolixitéî

l’un orateur qui ne va point. au hut, et ne convainc ui sa

touche. S'il fallait en juger par ces écrits,·un livm des; pas une suite d'idées qui naissent nécessairement les uneg des autres;-ce n’est pas un tableau où les yeux s’attache¤r A d'eux-memes, et saisissent avidement les fortes images- du vrai; ce n’est pas l’invention d’un homme qui s’oblige par / son travail a nous épargner la~peine de nous appliquer pour _ â . ' nous instruire z cet ordre si naturel est renversé; c’est le- ’ Q lecteur lui-même qui est obligé de s'ennuyer, pour trouver J ,,_ le mérite d'un ouvrage où l’on-a prétendule divertirzet. QE comme il n'imagine,pas qu’un gms volume puissene oon- 'Q, , tenir que peu de matière, ou que ce qui a ooûté‘visiblsment· I É tant de travail soit si dépourvu de mérite, il croirait vol0¤· ' rf tiers que c’est sa faute, s'il n’est pas plus amusé ou pl¤¤ yi; instruit, il Goncluons de tout cela.qu’il faut avoir pensé avant d'é- zu crire, qu’il faut sentir pour émouvoir, connaitre avec évî- dence pour convaincre, et que wus les elïorts qu'on Wi pour. paraitre ce qu'on n’est pas ne servent qu’a manil`¤· 1. ter· plus clairement ce que l’on est. Pour moi, je voudtiü Q; que ceux qui écrivent, poètes, orateurs, philosophes, W a teurs en tout genre, se demandassent du moins à. o¤!· 1,- mèmes : Ces pensées que j'ai proposées, ces senümenuqw j’ai voulu inspirer, cette lumière, cette évidence de la vérll9· · cette chaleur, cet enthousiasme, que j'ai. tâché de fill"? naitre, en étais—je pénétré moi-meme? En un mot, les ai-je contrefaits, ou éprouvés? Je voudrais qu'ils se persua— ` dassent qu‘il ne sert de rien d'avoir mis de l’esprit dans un ouvrage, quandhon nTy a pas joint le talent d’instruire et de plaire. Je leur demanderais enfin de se souvenir de cette maxime, et de lagraver en gros caractères dans leur ca- binet-: que l’auteur· est fait pour Ie lecteur, mais que le lec- teur n'es1 pas fait pour admirer l'a_uteur qui lui est inutile.] V10. À son mv ntraur ous ronrns. Le plus grand et le plus ordinaire défaut des poètes est de·ne savoir pas conserver le génie de leur langue, et la naïveté du sentiment. lls ne pensent.pas que c’est manquer entièrement de génie pour la poésie et pour l'él0quence, que de ne pas posséder celui de sa langue. Le génie dc toutes les sciences et de tous les arts consiste principale- ment à saisir le vrai, et, lorsqu’on le saisit et qu'on_l'exprime dans de grandes choses, on a incontestablement un grand génie'. Mais des mots assemblés sans choix, des pensées rimées, beaucoup d’images_ qui ne peignent rien_, parce qu'elles sont déplacées, des sentiments faux et forcés, tout cela ne mérite pas le nom de poésie; c'est un jargon bar- bare et insupportable. Je voudrais que ceux qui se mêlent de faire des vers voulussent considérer que, l'objet de la poésie n’étant point la difficulté vaincue, le public n’œt pas obligé de tenir compte aux gens sans talent de la très- grande peine qu’ils ont à écrire. _ A ll. sun 1.’0on. Je ne sais point si Rousseau a surpasse Horace et Pindare dans ses odes; s'il les a surpassés, je conclus que l'ode est un mauvais genre, ou, du moins, un genre qui n’a pas encore atteint, a beaucoup près, "sa perfection. L’idée que

  • Var.: [• Tout Pcspril d'un'auteur, dit La Bruyère, consiste ri bien définir

· et ai him peindre. Saisir rapidement le vrai dans les choses et le rendre dans « Pexprcssion, voilà le caractere du génie. u ] j’ai de l’ode est que c’est une espèce de délire, un transport de l’imagination ; mais ce transport et ce délire, s’ils étaient vrais et non pas feints, devraient remplir les odes de sentiment ; car il n’arrive jamais que l’imagination soit véritablement échauffée sans passionner l’âme : or, rien n’est plus froid que de très-beaux vers, où l’on ne trouva que de l’harmonie, et des images sans chaleur et sans enthousiasme[168]. Mais ce qui fait que Rousseau est si admiré, malgré ce défaut de passion, c’est que la plupart des poètes qui ont essayé de faire des odes, n’ayant pas plus de chaleur que lui, n’ont pu même atteindre à son élégance, à son harmonie, à sa simplicité, et à la richesse de sa poésie, Ainsi, il est admiré, non-seulement pour les beautés réelles. de ses ouvrages, mais aussi pour les défauts de ses imitateurs. Les hommes sont faits de manière qu’ils ne jugent guère que par comparaison ; et, jusqu’à ce qu’un genre ait atteint sa véritable perfection, ils ne s’aperçoivent point de ce qui lui manque ; ils ne s’aperçoivent pas méme qu’ils ont pris une mauvaise route, et qu’ils ont manqué le génie d’un certain genre, tant que le vrai génie et la vraie route leur restent inconnus. C’est ce qui a fait que tous les mauvais auteurs qui ont primé dans leur siècle ont passé incontestablement pour de grands hommes, personne n’osant contester à ceux qui faisaient mieux que les autres qu’ils fussent dans le bon chemin[169].

12. — SUR LA POÉSIE ET L’ÉLOQUENCE.[modifier]

M. de Fontenelle dit formellement, en plusieurs endroits de ses ouvrages, que l’éloquence et la poésie sont peu de chose, etc… Il me semble qu’il n’est pas trop nécessaire de défendre l’éloquence. Qui devrait mieux savoir que M. de Fontenelle, que la plupart des choses humaines, je dis celles dont la nature a abandonné la conduite aux hommes, ne se font que par la séduction ? C’est l’éloquence qui, non seulement convainc les hommes, mais qui les échauffe pour les choses qu’elle leur a persuadées, et qui, par conséquent, se rend maîtresse de leur conduite. Si M. de Fontenelle n’entendait par l’éloquence qu’une vaine pompe de paroles, l’harmonie, le choix, les images d’un discours, encore que toutes ces choses contribuent beaucoup à la persuasion, il pourrait cependant en faire peu d’estime, parce qu’elles n’auraient, pas grand pouvoir sur des esprits fins et profonds comme le sien ; mais M. de Fontenelle ne peut ignorer que la grande éloquence ne se borne point à l’imagination, et qu’elle embrasse la profondeur du raisonnement qu’elle fait valoir, ou par un grand art et par une singulière netteté, ou par une chaleur d’expression et de génie qui entraine les esprits les plus opiniâtres. L’éloquence a encore cet avantage qu’elle rend les vérités populaires, qu’elle les fait sentir aux moins habiles, et qu’elle se proportionne à tous les caractères ; enfin, je crois qu’on peut dire qu’elle est la marque la plus certaine de la vigueur de l’esprit, et l’instrument le plus puissant de la nature humaine… À l’égard de la poésie, je ne crois pas qu’elle soit fort distincte de l’éloquence. Un grand poète[170] la nomme l’éloquence harmonieuse ; je me fais honneur de penser comme lui. Je sais bien qu’il peut y avoir dans la poésie de petits genres, qui ne demandent que quelque vivacité d’imagination et l’art des vers ; mais dira-t·on que la physique est peu de chose, parce qu’il y a des parties de la physique qui ne sont pas d’une grande étendue on d’une grande utilité ? La grande poésie demande nécessairement une grande imagination, avec un génie fort et plein de feu ; or, on n’a point cette grande imagination et ce génie vigoureux, sans avoir en même temps de grandes lumières et des passions ardentes, qui éclairent l’âme sur toutes les choses de sentiment, c'est-à-dire, sur la plus grande partie des objets que l’homme connaît le mieux. Le génie qui fait les poètes est le même qui donne, la connaissance du cœur de l'homme ; Molière et Racine n'ont si bien réussi à peindre le genre humain, que parce qu’ils ont eu l’un et l'autre une grande imagination ; tout homme qui ne saura pas peindre fidèlement les passions, la nature, ne méritera pas le nom de grand poète. Ce mérite si essentiel ne le dispense pas d'avoir les autres; un grand poète est obligé d'avoir des idées justes, de conduire sagement tous ses ouvrages, de former des plans réguliers, et de les exécuter avec vigueur. Qui ne sait qu’il est peut-être plus difficile de former un bon plan pour un poème, que de faire un système raisonnable sur quelque petit sujet philosophique ? Je sais bien qu’on m'objectera que Milton, Shakespeare, et Virgile méme, n'ont pas brillé dans leurs plans : cela prouve que le talent peut subsister sans une grande régularité, mais ne prouve point qu'il l’exclue. Combien peu avons-nous d’ouvrages de morale et de philosophie où il règne un ordre irréprochable ! Est-il surprenant que la poésie se soit si souvent écartée de cette sagesse de conduite, pour chercher des situations et des peintures pathétiques, tandis que nos ouvrages de raisonnement, où on n’a recherché que la méthode et la vérité, sont la plupart si peu vrais, et si peu méthodiques ? C'est donc par la faiblesse naturelle de l’esprit humain que quelques poèmes manquent de conduite, et non parce que le défaut de conduite est propre à l'esprit poétique. Je suis fâché qu’un esprit supérieur, comme M. de Fontenelle, veuille bien appuyer de son autorité les préjugés du peuple contre un art aimable, et dont le génie est donné à si peu d'hommes. Tout génie qui fait concevoir plus vivement les choses humaines, comme on ne peut le refuser à la poésie, doit porter partout plus de lumières ; je sais que ce sont des lumières de sentiment, qui ne serviraient peut-être pas toujours à bien discuter les objets; mais n'y, e-t-il point d‘autre manière de connaitre que par discussion? et peut- oeeonelure quelque chose contre la justesse d‘un espritqui neaem;paspropro·à·discaœr? Qu'y a-:-il; apres mm, d’es4 timable danslhumanité? Sera-ce les connaissances physi- ques et l'esprit. qui sert a les acquérir? Mais pourquoi donner cette préférence à~-la physique? Pourquoi l'esprit qui-sert à connaitre Tesprit lui-meme, ne sera~t·il pas aussi estimable que celui quireeherche les causesnaturelles avec tautde lenteur et d’incertitude? Le- plus- grand mérite des hommes est d'avoir la faculté de counaltm; etla connà.ia· sance la plus parfaite et la plus ut·ile_qu'ils' puissent acquérir peut bien etre celle d'eux-memes. Je supplie ceux qui sont persuadés de ces vérités de me pardonner les preuves que j'en-apporte; elles ne peuvent étre regartlées commeinu- tiles, puisque la plus grande partie des hommes les ignorent, et que le plus grand philosophe de ce siecle veutbien fa- voriser cette ignorancee V ~ ‘ . · ° ' Jesais bien que les grands poètes pourraientemployer A leur esprits quelquechose «de· plusrutile pour le genre humain que la poésie; je sais bien que l'attrait invincible du génie les empeche encore ,d'.ordiua.iie `de s`a·ppliquel· à d'autres choses; mais n’ont-ilspas cela de communavec ceux qui cultivent les sciences? Parmi un si grand no ~ bre de philosophes, combien-peu-s`en trouve-t-il qui aient·in··· venté·des choses utiles à la société, et dont l’esprit·n'eût, p pu étre mieux employé ailleurs, s’il,eut été capablepour cllautres choses de la meme application? Est-il·nécessaire,· d’ailleurs, que tousles hommes sqapliquent à. latpolitique; 4 · à. la morale, et aux connaissances les plus utiles? N`est-il· . pas, au contraire, infiniment mieux que les talents se par- tagent? Par lâ, tous les arts et toutes les sciences fleurissent ensemble; de ce concours et de cette divensité se forme la vraie richesse des sociétés; ll n‘est·'ni possible ni · nable que tous les hommes travaillent pour la meme flu'. • Rapprochez dea5ù'ct55'Iléfleziom sur diver: sujets, pages 110, 112. -4G. ' Il FRAGIENTS. _ IB. — sua LA vtarrt rr xfenoqusacn. Deux études sont importantes: la vérité et l'éloquenoa; la vérité, pour donner un fondement solide e Péloquenee, et bien disposer notre vie; Péloqneuce, pour diriger la con- duite des autres hommes, et défendre la verité. La plupart desgrandes alïairee se traitent par écrit; il ne suffit done pas de savoir parler : tous les interets subalternes, les engage- ments, les plaisirs, les devoirs de la vie civile, demandent qu’on sache parler; c'est donc peu de savoir écrire. Nous aurions besoin tous les jours d'unir l'une et l'autre élo- quence ; mais nulle ne peut s’acquérir, si d’abord on nesait ` penser; et on ne sait guère penser, si l’on n’a des sprin- cipes fixes et puisés dans la vérité. Tout confirme notre maxime: l'étude du vrai la premiere, Yéloquence après. V M. — sua ÈBXPBESSION mns ne srruz. Combien toutes les règles sont-elles inutiles-, si on voit .1 encore aujourd’hui des gens de lettres qui. sous prétexte = d'aimer les choses, non les mots, ne témoignent aucune 6 estime pour la véritable beauté de liexpression dans le £ style 'I Je ¤'admire pas Pélegance, loraqu’el1e ne recouvre S que des pensées faibles, et u'est point soutenue de l'élo- —•· quenceducœur et des î¤\•8¤8: mais les plus males pensées sa ne peuvent étre rendues que par des paroles, et nous .3.1: n'avons encore aucun exemple d'un ouvrage qui ait pané ài e la postérité sans éioquenee dans Pexpression. La mspri·—i- sera·t-on, parce qu'on n’écrit pas comme Bossuet et commsu Racine? Quand on n'a pas de talent, il faudrait, au moins. 4, avoir du goût. , 15. — sun LA ntmcmsrt ne remote Les canacrtars. Lorsque tout un peuple est frivole et n'a rien de grand · dans ses mœurs, un homme qui hasards des peintures un (

  • On a vu plus haut (Corneille et Racine, page 280), que ee repwdl •¢

un de eaux que Vauvenargues adreaae au grand Camille. —G. ·-peu bardies doitpaseer pour un visionnaire. Ses tableaux manquent de vraisemblance, parcequ'on n’en trouve pu les modeleadans le monde; car Pimagination des hommes se renferme dans le présent, et ne trouve de vérité que dansles images qui lui représentent ses experiences. Il faudrait donc, quand on veut peindre avec hardiesse , attacher de sem- blables peintures a nn corps d'histoire, on, du moins, a une fiction qui pût leur prêter, avec la vraisemblance de l’histoire, son autorité. C'est ce que La Bruyère a sentia merveille : il ne manquait pas de génie pour faire de grands csractàres;maiailnel'apr·eequejamaisoae. Sesponralts _ paraissent petits, quand on les compare à ceux du Télé- staqne, ou des Omisons de Bossuet; mais il a eu de bonnes raisons pour écrire comme il a fait, et on ne peut trop l’en louer. Cependant c'est être severe que d'obliger tous les écrivains a se renfermer dans les mœurs de leur temps, ou de leur pays. On pourrait, si je ne me trompe, leur donner un peu plus de liberte, et permettre aux peintres modernes V de sortir quelquefois de leur siècle, à condition qn'ils ne sortiraient jamais de la nature. ' SUR r QUE LQUES CARACTÈ BES ' i " I _ , ` ' nnsrscn. " ' ` _ . üenxqui n’alrnent·que les portraits brillants et les satlres ne doivent pas lire ces nouveaux Caractères. On n’s cherche apeindre ni les gens du monde, ni les ridicules des grands, quoiqu`on sache combien ces peintures sont plus propres à flatter ou la vanité, ou la malignité, ou la curiosité du peuple. L`auteur a préféré rendre, autant qu’il a pu, ce qui convient, en général; t‘ tous les hommes, plutôt que ce qui est par= ticuller à·'quelq¤es—oonditions; il a plus néglige le ridicule que toute autre chose, parce que le ridicule ne présente ordinairement les horn· mes que d’un seul cole *, 'qulil charge et grossit leurs défauts; qu’en faisant sortir, vivement ce qu’il y a de vain et de faible dans la nature humaine, il endeguise toute la force et` toute la grandeur; et qu’enfin il contente peu l‘espr·it d’un philosophe; plus touché de la peinture d'une seulevertu que de toulesces petites défectuosités, dont les esprits superllciels sont si avides ”. . l Nous retsblissons le titre modeste que Vauvenargues donnait A cet ou- vrage. Les manuscrits nous fournissent pour la Préface, ot pour les Caractères eux-memes, non-seulement. des corrections, variantes, et additions conaidë rables, mais un grand nombre de pieces inéditœ. Nous pouvons dire que nous donnons à nouveau cette partie trop peu lus et tmp peu appréciée du œu- vres de Vauvenarguœ, et nous esperons que, ainsi rétablie ou complétée, elle arrêtera l'attent.lo¤ du lecteur. — G. • Var. : [ «  parce que le ridicule ne represente guère que Pexutrleur des · hommes; parce qu’il les prend d'un seul coté, le plus palpable et le plus · facile a saisir; parce qu’il n’attaque ordinairement qn'un seul vice, qui ¤ est la vanité, et qu‘il cache souvent bien des vertus. »]

  • Add.: [« Si l'on avait ete capable d‘exécuœr le plan que l‘on a'etalt pm-

· pose pour cetouvrage, on aurait prefere la profondeur et la simplicité des « historiens au sel des auteurs satiriqumiet comiques; on n'aurait traite • qu'en petit nombre les caracteres frivoles, qui sont œus que l‘on met |u~ « jourd'hni au théatre avec le plus de succes. Ce n'est pas q¤'on ignore que « le monde ut rempli de tels caractères, et que peindre Pimperttnence, la · légèreté, la vanité, Pinconsequsnce, la bizarrsrie, le défaut d'esprit et de - cœur, en un mot, peindre en petit, c'cst peindre les hommes; mais l‘incli- _ · nation de l‘auteur l‘aurait porté t décrire des mœurs plus fortes, des pas On aurait aiméa développer en quelques endroits, non-seulement les qualités du cœur, mais même ces dillérenees lines de l‘esprit qui échappent quelquefois aux meilleurs yeux; mais, parce que de tels caractères auraient été des déllnitions plutot que des portraits, on n’en a hasardé qu‘un petit nombre, de peur que beaucoup de lecteurs ne fussent plus fatigués qu`amusés de ce nouveau genre. Les hommes ne sont vivement frappés que des images, et ils entendent toujours mieux les choses par les yeux que par les oreilles. On a imlté Théopbraste et La Bruyère autant qu‘on· l‘a pu; ·mais, parce qu’on l‘a pu tres·rarement, a peine s‘apereevra-t·on que l'sutsur fest proposé ces grands modèles '. Uéloquenoe de La-Bruyere, ceaçoup le pinœau si male et si fort, ces tours singuliers et hardis, ce carac- ‘ ere toujours original, ne sont pas des beautés ou Pimltation puisse atteindre. Théophrsste est moins délicat, moins orné, moins pathéti- [ue, moins sublime; ses portraits sont nus, et quelquefois un peu trat· . aants; mais il plait malgré ses longueurs, et sa négligence méme est aimable. Tout auteur qui peint la nature est sur de durer autant que on modèle, et de n‘étre jamais atteint par ses copistes. Si j‘osais reprocher quelque chose u La Bruyère, ce serait d‘avoir mp toumé et trop travaillé ses ouvrages; un peu plus de simplicité lt de négligence aurait donné peut-étre plus dfessor a son génie, et uarqué davantage les endroits ou il s'éleve. Théophraste a d‘autr·es dé- auts; son style me parait moins varié que celui du peintre modeme, at il n‘en a ni la hardiesse, ni la précision, ni l‘énergie. A l’égard des · ` nœurs qu’ils ont décrites, ce sont celles des hommes'de leur siecle, lu‘ils ont représentées l‘un et I’autre avec la plus nalve vérité. La bruyère, qui a vécu dans un siècle plus ratliné et dans un royaume ·lus puissant, `a peint une nation polie, riche, magnifique, savante, et moureuse de l‘art. Théophraste, né, au contraire, dans une petite ré- ·ublique, ou les hommes étaient pauvres et` moins fastueux, a fait des ortraits qui, aujourd"hui , nous paraissent un peu petits'. ‘ sions, des vertus, des vices. Les caractères véhéments sont certainement plus rares que les autres; mais ils sont peut-être plus propres a intéresser et à passionner les lecteurs sérieux, qui sont ceux a qui _l’0n destine ce petlt ouvrage. n ] ¤ Voir ls derniere note d_u 5• caract. (Lentulus ou le Facticux, p. 296). -0. • Add.: ~ S’il m’est permis de dire ce que je pense, je ne crois pas que nous devions tirer un` grand avantage de ce radlnement ou de ce luxe de notre nation; la grandeur du fssfa ne peut rien ajouter acelle des hommes. La politesse méme et la `délicatesse, poussées au dela de leurs homes, font regretter aux esprits naturels la simplicité qu’elles_détruisent. Nouaperdons quelquefois bien plus en nous écartant de la nature, que nous ne gagnons ys la polir; l’art peut devenir plus barbare que l'instiuct qu'il croit corri- ger. n — Nous donnons cn note, at simplement pour mémoire, ce passage ass Essai A Je n‘oserais pousser plus loin mes rédexlons t la tele d‘u¤ al peut ouvrage. La négligence avec laquelle on a écrlt ces Garacteres, le dé- faut d'imaglnatlon dans Texpreaalon, la longueur du style, ne permet- tent pas d'en lrasarrler un plus grand nombre; ll faudrait peut-etre avolr honte de laisser paraitre le peu qu‘on ose en donner '. 1. —- cuzoutnz, on LA Vertu Clazomèuc a fait Pexpérience de toutes les misères hu- maines. Les maladies l'0nt assiégé dèsson enfance, et l'out aevré, dans son printemps, de tous les plaisirs de la jeu- que les éditeurs précédents donnent dans le texte meme de la Préface. Vau- venargues l'avalt supprimé pour le mettre, et le developper dans le Discours sur le Caractère du difèrenla siècles (voir plus Mul), ou, en etlet, cu idées ' se retrouvent et sont mieux t leur place. - G. .

  • Add. : [ ¤ .l‘avertis d’sil|eur·s que je ne m'y anis pas proposé de dire du

s cboau nouvelles, mais celles que j'al cru vraies et utiles. Tell est dis, as- · sure La Bruyère, et l'on oiesl lrop lard depuis scpl mille au qu'il p e des a Iumsnvsa, et qui pement sur ce qu: concerne les mœurs; le plus beau et le « meilleur nous esl crllevé .... Ln persamur rfesprll, ajoute-t•il, ont en eu.: « les semences de lotrles les vérités et de tous les mrlimentr; rien ne leur s us nouveau. Persuadé decette vérité plus que personne, je ne doute pas u cependant que les hommes les plus éclairés ne soient bien aisee qu’on leur • remette quelquefois devant les yeux leurs proprra sentiments ou leurs idées. « Nous ne nous laseons pas de voir représenter sur nos théatres lea memes ·· personnages, avec quelques circonstances et quelques couleurs dllléreutea; · pourquoi les amatams du vrai serment-ils nous qu'on lmantretzlsmse de s cbosu, qu't le vérité lls connaissent en partie, msls qul sont sl lntüss- • santes et si utiles, qu'on ne peut nl les épuiser, nl les rendre asser fami- _ « litres! Slle me aula servl despenséea ou des expressions de quelque au- .« teur, le les lui restitue de bou cœur, et oa n's qu‘a lu remettre a leur vraie · place. Je serais sensiblement touché de la gloire que]’auralstmérltée, mais « la ne veux point m'approprler celle d’un autre. Je parla des choses, ou _|‘au u écris, selon qu'elles m'afl'ectent ou m'intéresaent; la trop grande crainte de e tomber dans la pensée d’a¤trui nous jetterait dans une contrainte puèrile. s Ce n'¤t pas alnal qu‘on en use dans la conversation, ou l’o¤ suit aa penses _ t sans ces égards, et le crolsque I'on ne peut déaapprouver la meme libuté _ « dans un auteur qui neparle point pour parler, mais pour développer et s faire goûter, selon ses forces, les pensées dont il est le plus occupé. Sl s donc ll arrive A quelqu‘un de reconnaltre dans cet ouvnge des tralts qu'il · alt vus ailleurs, on le prle de penser combien il est dlmclle, malgré la plus · grande attention, d'écbappc t oe reproche. dans la genre ou I'on aéorit. a ‘!‘oualespoetea,to¤rales¤rateur·s, tous lu auteuraderomansnouteslea · oomsal«a,toutes·l¤ luatohes, tous lssouvraq¤quitralsentduru«surs,ue s aormementlellcneut, queuearseueilade pcrtraltaetde caracth·u;,l’ose « dire qu'il n'y a polntde matiere ni al épuisée, nl qui alt été traitée par de · s al grands hommes; et, lorsqu‘on peut voir qu‘uu auteur n'nt pas incapable « clepeuserdesol-mhrmeaquilaéerlt, lly suraitunesoa·ted‘ln|¤stlcea · lui reprocher quelques répétitions involontaires, qui auraient pu se glisser s dans son ouvrage. • ] · nesse, Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hau- teur et de l‘ambition dans la pauvreté; il s‘est vu, dans ses disgràces, méconnu de ceux qu’il aimait; l’injure a flé- tri son courage, et il a été offense de ceux dont il ne pou- vait prendre de vengeance. Ses talents, son travail conti- tinuel, son application à bien faire, son attachement à ses amis, n’ont pu tléchir la dureté de sa fortune. Sa sagesse méme n'a pu le garantir de commettre des fautes irrépa- rables; il a souffert le mal qu'll ne méritait pas, et celui que son imprudence lui a attiré. Quand la fortune a paru se lasser de le poursuivre, quand l'espérance trop lente com- mençait à flatter sa peine, la mort s'est offerte à sa vue; elle l'a surpris dans le plus grand désordre de sa fortune; il a eu la douleur amère de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n’a pu sauver sa vertu de cette tache. Si l'on cherche quelque raison d’une destinée si cruelle, on aura, je crois, dela peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi desjoueurs très·habiles se ' ruinent au jeu, pendant que d’autres hommes y font leur fortune? ou pourquoi l'on voit des années qui n’ont ni prin- temps ni automne, ou les fruits de l’année sèchent dans leur fleur? Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène eût · voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles : la fortune peut se jouer de la sagesse des gens courageux; mais il ne lui appartient pas de faire fléobir leur courage'. · V l Var. : • Un ordre inllsxible et caché dispose des choses humaines; le ha- · aard se joue de la sagesse et des projets des hommes; mais la prospérité ~ des ams faibles ne peut les élever a la hauteur des sentiments que la ca- « lamité inspire aux ames fortes, et ceux qui sont nés oour eux savent vivre u et mourir sans gloire. • - Nous l'avons dit dans notrelgloge, ce qui doit surtout attirer l'attention sur les Caractères et sur les Dialogues de Vauvenar- gues, c’est qu’ils sont pleins de Vauvenargues lui-meme. Ce morceau n'est pas, \ proprement parler, un caractère, c'est une histoire, l’bistoire éloquente d’une vie entière, en quelques lignes. Les maladies, la hauteur et Pambitian dans la pauvreté, l'o)|"ense dont on n’a pu prendre de vengeance (voir les lettres au duc de Biron et au ministre Amelot), la mort prématurée, tout, jusqu’au désordre de la fortune (voir les lettres a Saint—Vincens), juaqu'a cette indomptable fierté avec laquelle Vauvenargues défie le sort, comme Max définit les dieux , tout cela est trop particulier et trop clair, pour que le doute soit possible.-G; . 19 B0 ESSAI . 2. '— [rnnnécins, on r.'Ambition trompée.] [Phérécide a sacrifié une fortune médiocre .à. des espé- rances peu sages. ll a couru en méme temps plusieurs car- rières; il n’a pas su bomer ses désirs, et il s’est trop confié à. son ambition et à son courage. Les événements et le monde lui étaient contraires, il s'est obstiné; il a cru qu'on faisait soi-méme ses destinées, et qu'on ne dépendait point de sa position et de la bizarrerie des choses humaines; il a tenté au dela de ses forces, il s’est confié sans succès à ses propres ressources, il n’a pu venir à bout de l' adversité. ll a vu ses égaux sortir de pair, et le devancer par divers hasards : les uns ont percé par le jeu, les autres par de riches successions; quelques—uns se sont produits parla faveur des grands, ou par des talents trés-frivoles mais aimés du monde, et plusieurs n’ont eu besoin pour parve- nir que de savoir bien danser, d'avoir des traits agréables, de beaux cheveux, ou de belles dents. Phérécide a fait une faute irréparable; il a voulu hâter ses destinées; il a trop négligé les moyens qui l`auraient mené à. la fortune, lente- ment et par degrés, mais peut-être avec sûreté; il "a tou- jours tendu trop haut, et n’a cultivé aucun talent particu- lier, au lieu · de s'attacher avec une application constante à un seul objet. Les grands avantages qu'il a recherchés lui ont fait mépriser les petits qui étaient à. sa portée, et il n’a obtenu ni les uns, ni les autres. La fierté de son caractère, qu’i1 a voulu en vain dissimuler, l’a privé de la protection des gens en place; ainsi, la hauteur même de son âme, son esprit et son mérite ont nui à son avancement et à ses des- seins. S'il eût moins attendu de ses ressources, il aurait mieux proportionné ses espérances et ses démarches a son état : les esprits mûrs et modérés ne forcent point leur. avenir; ils mesurent leurs entreprises sur leur condition; ils attendent leur fortune dœ événements, et la font quel- quefois sans peine; mais c'est une des illusions de la jeunesse de croire'qu’on peut tout par ses forces et ses lu mières, et de vouloir s'élever par son industrie, ou par des chemins que le seul mérite ne peut ouvrir aux hommes sans fortune. Phérécide a été réduit a regretter les memes avan- tages qu’il avait méprisés; les gens qu’il a voulu surpasser . se sont trouvés naturellement au-dessus de lui, et personne n'a eu pitié de ses disgrâces, ou n'a daigné seulement ap- profondir les causes de son infortune'.] 3. — ·rtrsrtsr·rs*. Thersitei a soin de ses cheveux et de ses dents; il aime une excessive propreté, et il est élégant dans sa parure, l Ce caractère inédit est la suite, ou plutot, l’expIication de celui qui pré- , ' cède. Qu‘on le rapproche des 27*, 28*, 29*, 30*, 31·, 32* ct 33* Réflexions sur divers sujets, et cette préoccupation si persistante d'un méme objet paraîtra bien significative. A l’occasion des Ré/lcxions, nous avons remarqué ( page 102) ° · que c'est pour Vauvenargues un besoin desprit et une méthode constante de concilier les contrariétès apparentes des idées on des faits humains, eu remon- tam. A leurs causes. Semblable lt ce médecin qui, attaqué d’une maladie mor- telle, oubliait ses souffrances en les observant au profit de la science, Vauve- nargues, dont l‘esprit est aussi avide de connaitre, que son ameuest forte contre la douleur, se replie sur lui-mème, s'analyse, et, avec une sincérité touchante, tire des conseils on des exemples pour les autres de sa propre vie, sl triste et si cruellement éprouvée. Lajoie de l'csprit qui découvre la vérité, le consolait · dela souffrance qui n'abat que les faibles ames; c'ost à ce titre, sans doute, qu’il trouvait une certaine douceur, ou des consolations, jusque dans son in- fortune, et qu’il u pu dire que ·< le malheur u même ses charmes. • —· G.

  • Les deux Caractères qui précèdent donnent le résumé, pour ainsi dirc,

de la vie de Vauvenargues; ceux qui suivent vont nous faire passer pa ses diverses phases. ll a débuté par la carrière militaire; aussi, A coté de pein- tures plus générales, trouve-t·0n quelques figures de militaires, dont les origi- naux étaient sous ses yeux. A ses tentatives pour entrer dans la diplomatie ct dans les affaires correspond une série de caractères actifs, fermes, ambi— ` tieux, habiles à pénétrer les hommes et à les conduire, en regard desquels Vauvenargues place, comme contraste, quelques figures d’hommes faibles, inconséquents ou vains ; enfin, on reconnait la période littéraire i ces portraits, quelquefois si vifs, d’autenrs tnsipides ou frivole:. Pour quelques—uns do ces caracteres, l'autcur laisse voir un mépris qui ressemble fort à la colère, et il les rend avec une exagération qu'on ne peut mettre exclusivement au compte dc sa jeunesse; on doit croire qu’il avait eu personnellement B se plaindre des Pltalanle ou des Midas qu’il met en scene. Dans ses œuvres purement morales, uu, au lieu de montrer des individus, il donnera son opinion dernière sur l'hu- manité, il sera plus modéré, ct, balance faite de nos vertus et de nos vices, il conclura pour le respect de la vie et de la nature humaine. Dans cesûarac- lères méme, cette conclusion se devine, car, A coté de la peinture du vice se rencontre presque toujours celle de la vertu qui le contrepeas. —- G. 5 Thersilcs, que nous appelons 1'hersite, nous est représenté par Homere, dans son lliavlr, comme le plus laid, le plus lache et le plus insolent des capi- I I B2 ’ Essai autant qu'il est permis de l’ètre dans un camp. ll monte a cheval des le matin; il accompagne exactement l‘oflicier de jour, visite avec lui les postes de l’armée, voit écrire l' ordre, ’ mange ef. dort au quartier-général, et ne néglige aucune des pratiques qui peuvent le faire connaitre de ceux qui commandent. ll affecte de s'instruire par ses propres yeux des moindres choses : le major général ne dicte jamais l’ordre que Thersite ne le voie écrire'. On ne fait guère de détachement dont il ne soit; mais au moment de partir, quoiqu’il ait ordre de marcher le premier de sa brigade, on ne le trouve pas; on le cherche, on apprend qu’il est volon- taire a un fourrage qui se fait sans danger sur les derrières du camp, et un autre marche à sa place. .Ses camarades ne · l’estiment point, ne l’aiment point; mais il ne vit pas avec V eux; il les évite; et, si quelque ollicier-général lui demande le nom d’un officier de son régiment qui est de garde, Ther- site affecte de répondre qu’il le connait bien, mais qu’il ne se souvient pas de son nom. ll est empressé, otlicieux, fa- milier, insolent, et pourtant très-bas avec les grands sei- ' gneurs de l'armée. ll est l’ami des capitaines, de leurs gardes et de leurs secrétaires; il leur vend des chevaux et des four- gons, et gagne leur argent au jeu. S’il y a, malheureuse- ment, dela désunion entre les chefs, il tâche de tenir à tous les partis; il fait sa cour chez les deux maréchaux, et _ raconte le soir chez Fabius ce qu'i1 a ouî dire le matin dans l'autre camp. Personne ne sait mieux que lui les tracasse- tainea grecs qui se trouvèrent au siege de Troie. (Pest par cette raison que ce nom est ordinairement donné a ceux L qui l‘on croit pouvoir reprocher les memes défauts. —- F. • Var.: q'l'hersite est Pofûcier de l‘armee que l'on voit le plus. C’est lui ~ que l’on rencontre toujours L la suite du général, monte sur un petit die- « val qui boite, avec un harnais de velours en broderie, et un coureur qui ·« marche devant lui. S'il y a ordre A l‘armee de partir la nuit pour cacher · une marchea l‘ennemi, Thersite ne se couche point comme les autres, u quolqu'il y ait du temps; mais il se fait mettre des papillotea, et fait pou- - drer ses cheveux, en attendant qu'on batte la générale. ll accompagne exac- • tement l‘ofllcier do jour, et visite avec lui les postes de Parmée; il donne · des projets au genéral, ct fait un joumal raisonné de toutes les opérations ¤ de la campagne. ~ , ries de l’armée. Il est de ces soupers de société où l'on se divertit des maux publics, et où l'on jette finement du ri- dicule sur tous ceux qui font leur devoir. Thersite a toujours dans sa poche les cartes du pays où l’on fait la guerre; il · étend une de ces cartes sur la table, et il fait remarquer avec le doigt les fautes qu’on a faites; il parle ensuite d’un projet de campagne qu’il a fait lui-méme, et dit qu’il écrit des mémoires de toutes les opérations de la campagne, où il circonstancie les brouilleries et les fautes des généraux. ll est nouvelliste, il est politique; il u’y a point de talent ni de mérite dont il ne se pique : celui qu’il possède le mieux · est l'art de railler la vertu, et de se faire supporter des gens en place. Il n'y a point de si vil service qu’il ne soit tout pret de leur rendre; il leur demande quel cheval ils veulent faire seller, ou quel harnais ils mettront; si ` bien qu’on le prend quelquefois lui·meme pour un homme de leur maison. S’il se trouve chez le duc Eugène lorsque celui-ci se débotte, Thersite fait un mouvement pour lui présenter ses souliers; mais comme il s’aperçoit qu’il y a autour de lui beaucoup de monde, il laisse prendre les sou- liers a un valet, et rougit en se relevant. lt. ——- rtsou, ou rflmpcrtinent. Ceux qui sont insolents avec leurs égaux s’échappent aussi quelquefois avec leurs supérieurs, soit pour e justi- fier de leur bassesse, soit par une pente invincible à la fa- miliarité et a 1'impertinence, qui leur faitperdre très-souvent le fruit de leurs services, soit enfin par défaut de jugement, et parce qu’ils ne sentent pas les bienséances. Tel s'est fait connaitre Pison, jeune homme ambitieux et sans mœurs, sans pudeur, sans délicatesse; d’un esprit hardi mais peu juste, facile par défaut de choix, vif sans prudence, plus intempérant que fécond, et plus laborieux que solide; pa- tient néanmoins, complaisant, capable de souffrir et de se ` , modérer; très-brave à la guerre, où il avait mis l’espérance · de sa fortune, et propre a ce métier par son activité, par n 294 ESSAI · V son courage et par son tempérament inaltérable dans les fatigues; trop léger cependant, trop ami du faste; engagé par ses espérances à une folle et ruineuse profusion; acca- blé de dettes contre l’honneur; peu sur au jeu, mais sachant soutenir avec impudence un nom équivoque; sachant aussi sacrifier les petits intérêts, et la réputation méme, à la for- · tune; incapable de concevoir qu’on pût parvenir par la vertu; privé de sentiment pour le mérite; esclave des A grands, né·pour les servir dans le vice, pour les suivre à la chasse et à la guerre, et vieillir, parmi les opprobres, dans une fortune médiocre. 5. — Letvrntus , ou Le Faclicux. Lentulus se tient renfermé dans lc fond d'un vaste édi- fice qu’il a fait bâtir, et ou son âme austère s’occupe en secret de projets ambitieux et téméraires. Là, il travaille, le jour et la nuit, pour tendre des piéges à ses ennemis, pour éblouir le peuple par des écrits, et amuser les grands par des promesses. Sa maison quelquefois est pleine de gens in- connus qui attendent pour lui parler,~qui vont, qui vien- nent; quelques-uns n'y entrent que la nuit et travestis, et on les voit sortir devant l'aurore. Lentulus fait des associa- tions avec des grands qui le haïssent, pour se soutenir contre ' d'autres grands dont il est craint. ll tient aux plus puis- . sants par ses alliances, par ses charges et par ses menées. Quoiqu’il soit né fier, impérieux, et inaccessible aux hom- mes inutiles, il ne néglige pourtant pas le peuple; il lui donne des fêtes et des spectacles; et, lorsqu’il se montre dans les rues, il fait jeter de l’argent autour de sa litière, et ses émissaires, postés en differents endroits sur son passage, excitent la canaille à l’applaudir. lls l'excusent de ne pas se montrer plus souvent, sur ce qu’il est trop occupé des be- soins de la république, et qu‘un travail sévère et sans · relâche ne lui laisse aucun jour de libre. ll est en effet sur- chargé par la diversité et la multitude des affaires qui l’ap- pliquent, et ces occupations laborieuses le suivent partout, car jusqu’à l’armée, où il y a tant de distractions inévitables, il porte cette activité infatigable; les troupes le voient rarement; et, pendant qu’il est obsédé de ses créatures , qu’il donne des ordres ou qu` il rnédite des intrigues, le soldat murmure de ne pas le voir, et blâme ce genre de vie trop austère, tandis que le consul qui commande en chef se communique, se montre partout, et se fait aimer des centurions et des troupes. Mais Lentulus emploie sa retraite à traverser secrètement les entreprises de son chef; et il fait si bien, que le pain, le fourrage et même l’argent manquent au quartier-général, pendant que tout abonde dans son propre camp’. S’il arrive alors que les troupes de la république reçoivent quelque échec de l’ennemi, aussitot les courtiers de Lentulus font retentir la capitale de ses plaintes contre le consul; le peuple s’assemble dans les places par pelotons, et les créatures de Lentulus ont grand soin de lire des lettres par lesquelles il parait qu’il a sauvé l’armée d’une entière défaite; toutes les gazettes répètent les memes bruits, et tous les nouvellistes sont payés d’avance pour les confirmer’. Le consul est forcé d’env0yer des mémoires pour justifier sa conduite contre les artifices de son ennemi ’;

  • Var. : « On dit qu’il fait en sorte que les suhsistances manquent au quartier-général, pendant que tout abonde dans son propre camp. Il n’y a point

· de bruit que l’envie n’adopte avidement contre les hommes qui sont nés su- _ ¤ périeurs aux autres; le consul appuie lui-même ces bruits injurieux, et u toute l’armée se partage entre ses deux chefs désuuis. ·•

• Add. : « Ceux qui savent la vérité, et qui ne sont point entralnés par des motifs particuliers, rendent du moins cette justice à Lentulus, qu’en agissant quelquefois contre ses ennemis personnels, son sms, vivement attachés L la gloire, a toujours respecté l’État. Mais l’ambition , la hauteur, et « plus que tout cela, les grands talents, révoltent aisément la multitude; le, « soupçon et la calomnie suivent le mérite éclatant, et le peuple cherche des « crimes à ceux qu’il estime assez courageux pour les entreprendre, et assez · habiles pour les cacher. •—Ici, déjà, se découvre le faible de Vauvenargues pour l’ambition, meme séditieuse, lorsqu’elle est meléc de quelque force et de quelque grandeur. Nous l’avons déja remarqué A propos de Catilina, nous le remarquerons encore dans plusieurs Caractères, et dans quelques Dialogues, Vauvenargues, dont l’âme était passionnée en dedans, et dont l’esprit se nourrissait parfois de chimères, aimait, au moins en imagination, les grandes passions et les grandes péripéties, fussent-elles un peu violentes. - G

‘ Var. : « Le sénat ne peut se prononcer entre deux si grands capitaines « il dissimule les mauvais offices qu’ils veulent se rendre, afin de les forcer Z)6 V E S S Al _ celui qu'il a chargé de cette affaire , qui est un homme hardi, éloquent, arrive dans la capitale, où il est attendu avec impatience, et on s’attend qu'il révélera bien des mys- tères; mais le lendemain, le sénat s'étant extraordinaire- ment assemblé, on vient lui annoncer que cet envoyé a été trouvé mort dans son lit, et qu’on a détourné tous ses pa- piers. Les gens de bien, consternés, gémissent secrètement de cet attentat; mais les partisans de Lentulus en triom- pheut publiquement, et la république est menacée d'une horrible servitude'. 6. — onosrn, ou ne Vieux fou. Oronte, vieux et llétri, dit que les gens vieux sont tristes, et que, pour lui, il n’aime que les jeunes gens. C'est pour cela qu'il s’est logé dans une auberge , où il a, dit-il, le plaisir de ceux qui voyagent, sans leurs peines, parce qu'il · voit tous les jours a souper de nouveaux visages. On le ren- contre quelquefois au jeu de paume, avec des jeunes gens qui sortent du bal, et il va déjeuner avec eux. ll les cultive avec « par la douceur A servir A l'envi la republique. [Aura talents lui sont plus ~ utiles que leur jalousie n'œt nuisible: c’est cette ambition des grands hom- ¤ qui fait la grandeur des Etats. · | Le fond, ou plutot l’occaslon de cette peinture, c’ost peut-etre simplement la rivalité assez connue du maréchal de Broglie, commandant d’un corps français pendant la guerre de Boheme, et de Seckendorl, général des troupes bavaroises, alliées de la France; on accusait le premier d’avoir laine ac- cabler le second par l'ennemi, et d’avoir ainsi compromis le succès de la cam- pagne de HM. Tel est le procédé fréquemment employé par Vauvenargues; il part d’un caractère qu'il a sous les yeux, ou d’un fait réel dont il a pu etre témoin, sans s'inquiéter du plus on moins d’importance de ce caractère ou de ce fait; le moindre trait et le moindre incident lui sutlisent, carilaere— serve de grandir les personnages, et d‘étendre la scène a la mesure nécessaire pour ce qu'il appelle des peinture: tm peu Mrdie:. Dans le 15• Fragment (voir page 28A), il fait clairement entendre qu'il se sent a l'ét.roit; il vou- drait rendre de grandes dioses, et il n’en voit autour de lui que de petites; aussi, ne trouvant pas, comme il le dit encore, ou modèles dans le monde [rivale qui Pentoure, il demande a sortir de son pay: et de son siècle, a la seule ' condition de M pas sortir de la nature, et c’est ainsi que le maréchal de · Broglie devient Lentulus, comme tel sous-lieutenant un peu matin deviendra Cloditu (voir page M2). Vauvenargues sent bien que de telles nguru man- quent de proportion, L cause de leur isolement meme; aussi voudrait-il lu attacher a un corps dhiatoire, ou, du moins, a une notion qui les preparat et les soutlnt. C'est ce qu'avait fait Fénelon, dont Pimagination, cltimériquc 7 z méme soin que s’il avait envie de leur plaire'; mais, on »eut lui rendre justice, ce n’est pas la jeunesse qu’il aime, ’est la folie'. Il a un fils qui a vingt ans, et qui est déjà stimé dans le monde; mais ce jeune homme est appliqué, érieux, et passe une grande partie de la nuit à lire. Oronte brûlé plusieurs fois les livres de son fils, et n’a fait gràce ju'à des vers obscènes, qui d’ailleurs sont assez mauvais. Ce eune homme en rachète toujours de nouveaux, et trompe es soins de son père. Oronte a voulu lui donner une fille de 'Opéra, que lui-meme a eue autrefois , et n'a rien négligé, lit-il, pour l'éducation de cet enfant; mais ce petit drole st entêté, ajoute-vil, et a l'esprit gâté et plein de chi- nères. · V7. — [oruou, on LE Débauche [Othon est riche et voluptueux. ll a une contenance au- lacieuse, une figure agréable, des yeux pleins de feu, mais léjà les grâces de la jeunesse sont un peu effacées sur son isage. Il n’ignore aucun des plaisirs qu'on peut connaitre; on imagination hardie en faisait des leçons, dans son en- ance, a ses camarades plus âgés que lui, et, quand il est tntré dans le monde, il avait déjà l'expérience de tout ce [ue les plus vieux débauchés peuvent savoir. Né licencieux t volage, nul homme ne sait feindre avec plus d'art une assion qu'il ne sent pas; il est flatteur et insinuant avec es femmes, hardi, libéral, entreprenant, d'une séduction Jugueuse et emportée. Tantot il aspire à une jeune per- onne qu’il n’aime point, mais dont la sagesse le pique; usai, selon le mot profond de Louis XIV, aimait également d sortir de son ècle. Vauvenargues a beau dire dans sa Préface qu'il a tmtté La Bruyère I 1'héophruste autant qu'il l'a pu; c'sst Fénelon qu'i| a le plus imite, sam le avoir peut·étre, et Is ressemblance est évidente entre ses portraits et ceux u Télémaque. - G. t Var. : [• ll leur fait des contes obscènes, s'avilit pour plaire, et, a foros de a faire mépriser, se fait supporter. ~ ] _

  • Add. .· [ · ll n’a du sérieux de son age qu'une économie excessive; les

plaisirs, dont il abuse, n’ont point adouci Papreté naturelle de son carac- Ière; il est dur, rusé, déuant; il leurre l'avarice de plus d’une femme qui aspire A le gouverner, et, dans un age si exposé a la tromperie,.il trouve encore le secret de faire des dupes. ¤ ] ' 298 ESSAI tantot, dégoûté du mystère, il fréquente les courtisanes les plus dissolues, et les lieux les plus infâmes; quelquefois, il fait des retraites à la campagne, pour se délasser avec les femmes du peuple de l’al`fectation des femmes de la ville. Sa lâche industrie tend partout des pièges à l'innooence; rien ne met à couvert de ses poursuites, ses désirs insolente ne respectent rien; il perce les cloltres et les grilles, il se déguise; il cherche curieusement des aventures de toute espèce, et les plaisirs ordinaires ne lui suffisent plus. On le voit quelquefois au bal, masqué en femme, et ceux qui veulent s'y tromper, y sont trompés. Tous les sales usages qu'on peutfaire de 1'argent et de lajeunesse, Othon se vante publiquement de les connaitre. Tour à tour avare et prodi- gue, tour à. tour vendant au plaisir son honneur ou son in— tèret; réparant sans pudeur, par de viles adresses, la folie de ses profusions , et toujours aussi dépravé dans ses res- sources que dans ses largesses, il déclare que l'inté1·et et le plaisir sont les dieux de la terre, que l'ho¤neur est la chi- mère des fous, et que la gueuserie est Yhéritage des philo- ' sophes; ses principes favoris sont que la vertu n'est autre chose que l’habileté, et que l'habileté consiste à savoir vivre; que celui qui ne sait pas vivre est seul vicieux; qu'il ne faut etre ni trop honnete homme, ni trop scélérat, ni trop A sincère, ni trop fourbe; qn’on ne gagne point les hommes sans les tromper, et qu’on ne les trompe point sans trom- perie, mais qu'en la poussant trop loin, on peut tout perdre, , et qu'il faut meler avec adresse l’artifice et la bonne foi, le mensonge et la vérité; qu'il y a peu de sciences certaines; que celui-la est le plus philosophe qui est le plus persuasif; que l'homme du monde le plus digne d’envie, est celui qui a le plus d’empire sur l’esprit d’autrui; que la hardiesse vaut mieux que la ruse, et la présomption que la timidité; que tous les biens possibles se renferment dans le plaisir, et qu'il n'y a rien d’utile, de beau, d'estimable par rapport aux hommes, que ce qui leur plaît; que l'homme le plus heureux et le plus libre est celui qui a le moins de préjugés de devoirs, qui est riche, libéral, et d’un tempérament n et voluptneux; que les livres n’apprennent rien pour science de la vie, mais qn’il ne blâme pas les écrivains, isqu’ils trouvent des dupes, et qu’ils en profitent. La »ire d' Othon est d'avoir des faiblesses qu' il ne cache point, qui détient la timidité de la sagesse; il aime à faire Jmpher ses vices de la bienséance; il est patient pour luire, éloquent pour tromper, et inépuisable en intrigues nr aller à. ses fins.] 8. —— Les Jeunes crus. À . Les jeunes gens jouissent sans lesavoir, et s'ennuient en »yant se divertir. Ils font un souper où ils sont dix—huit, us compter les dames ; et ils passent la nuit, à table, à dé- nner quelques chansons obscènes, à conter le roman de péra, et à se fatiguer, pour chercher le plaisir, qu'à ne les plus impudents peuvent essayer dans un quart- »eure de faveur; et, comme on se pique à tous les âges voir de l`esprit, ils admettent quelquefois à leurs par- s des gens de lettres, qui font la leur apprentissage pour nonde; mais tous s'ennuient réciproquement, et ils se rompent les uns des autres. Ces jeunes gens disparais- t quelquefois pendant plusieurs jours, pour suivre de as intrigues; puis, ils reviennent dans le monde, épuisés _ leurs lncontinences, avec un maintien affecté et des yeux ints; ils parlent grossièrement des femmes, et avec dé- i _ tt; Au spectacle, où ils vont pour se rassembler, on les L sortir quelquefois au commencement de la pièce, pour _ isfaire quelque idée de débauche qui leur vient en tète; après avoir fait leltour des allées obscures de la Foire, reviennent au dernier acte, et se racontent à. l’oreille . rs ridicules prouesses; on ne peut ignorer ce qu‘ils se ent, et on a honte de l'avoir compris. lls se font un point onneur de traiter légèrement tous les plaisirs;.et les isirs, qui fuient la dissipation et la folie, ne leur laissent une vaine ombre, et une fausse image de leurs charmes. 300 ESSAI 9. — acesrn, ou r.`Amour ingénu '. Un jeune homme qui aime pour la première fois de sa vie, n'est plus ni libertin, ni dissipé, ni ambitieux; toutes ses passions sont suspendues, une seule remplit tout son cœur. S'il se trouve, par hasard, à un concert dont la mu- sique soit passionnée, la symphonie seule le touche, sans qu’elle soit accompagnée de paroles; on voit couler des lar- mes de ses yeux, et il est obligé de sortir de cette assem- ` blée qui le gène, pour s‘aller enfermer chez lui; il se dé- _ toume à la vue de ceux qu'il rencontre, il veut cacher ses larmes; devant sa table, il commence une lettre, et il la déchire; il marche a grands pas dans sa chambre, il pro- nonce des mots entrecoupés; il est hors de lui, on ne le re- oonnalt plus. (Test qu'Aceste idolatre une femme dont il se croit aimé; il la voit en dormant, lui parle, l'écoute, et se croit écouté. ll rêve qu'il voyage, seul avec elle, dans un bois, à travers des rochers et des sables brûlants; ils arri- vent parmi des barbares; ce peuple s'empresse autour d’eux, et s'inl`or·me curieusement de leur fortune. Une autre fois, il songe qu'il se trouve à. une bataille, et que, couvert de blessures et de gloire, il vient expirer dans les bras de sa maitresse; car limagination d'un jeune homme eufante aisément toutes ces chimères que nos romanciers ne com- ` posent qu’après bien des veilles. Aceste est timide avec sa maitresse, et, quoique la lleur de la jeunesse soit encore sur ` -son visage, il se trouble quand il est auprès d'elle; il ou- • blie, en la voyant, ce qu'il s`est préparé de lui dire; mais quelquefois il lui parle sans préparation, avec ce feu et cette impétuosité que sait inspirer la plus vive et la plus élo- quente des passions; il a un torrent de paroles fortes et tendres; il arrache des larmes a cette femme qui en aime un autre; puis, il se jette a ses pieds, et lui demande pardon des olîenses qu'il ne lui a pas faites. Sa gràce et sa sincérité

  • Ge Caractère, dont nous donnons une version nouvelle et plus complète,

est la contrepartie des trnis qui précèdent. — G. l'emportent enfin sur les vœux d'un rival moins aimant que lui, et l’amour, Ie temps, le caprice, récompensent des feux si purs. Il retourne chez lui préoccupé et atœndri; l’amour fait entrer la bonté dans un cœur ingénu et sensible; les soupçons, l’envie, l’intérét, la haine, n'ont pas de place dans un cœur touché et content; on ne peut dépeindre la joie d'Aceste, son transport, son silence et sa distraction. Tous ceux qui dépendent de lui se ressentent de son bonheur : ses · gens, à. qui il a donné ordre de l’attendre chez lui, ne s’y trouvent point; Aceste, vif et impatient par caractère, ne se fâche pas, et, comme ils s’excusent, en arrivant, d'etre venus tard, il leur dit qu'ils ont bien fait de se divertir, et qu’il serait bien fâché de troubler la joie de personne. Alors, si un misérable se présente à lui, Aceste lui donne sa bourse, car la pitié suit l’amour, et lui dit : « Je suis trop heureux « de pouvoir adoucir vos peines; si tous les hommes vou- « laient s’entr'aider,il n'y aurait point de malheureux; mais u l'atl'reuse et inexorable dureté des riches retient tout « pour elle, et la seule avarice fait toutes les misères de la « terre. » Aceste ne se pique plus que d'étre bon; il par- donne a ses ennemis; il va voir un homme qui a voulu lui nuire. Heureux, dit-il, ceux qui ont des passions qui les rendent moins insensibles, moins orgueilleux, moins déli- cats, moins formalistesl Ohl si l'on pouvait toujours étre tendre, généreux, et sans orgueil!.. Pendant qu’il s'occupe · de ces réflexions, quelques jeunes gens qui le connaissent se moquent de cette passion qui le dévore, et surtout des belles idées qu’il a sur l’amour; mais il leur répond : « Je n’ai point appris, Dieu merci, à mépriser l'amour qui « me plait, pour diminuer mes plaisirs. J'estime les choses « humaines, parce que je suis homme', et ne me pique pas « de trouver dans mon imagination ce que je trouve plus · « facilement dans la nature. L'intéret, la vanité, l'ambi- · tion, pourront bien un jour dessécher mon cœur; et y « faire périr les sentiments naturels; mais, du moins, je

  • C'est le ven de Terence : Homo sum, nihil humani o me olienum pm. -6. 302 ESSAI

« n’irai pas au-devant de ce malheur. Vous croyez·vous « donc bien plus habiles de vous étre détrompés, de si « bonne heure, de ce qu'on appelle les illusions de la jeu- « nesse? Vous avez vieilli, mes amis, avant le temps, et, « sans avoir joui de la. nature, vous étes déjà dégoûtés de tt ses plaisirs. Je vous plains,car il n'y a d’erreur qu'à cher- « cher hors du sentiment ce que ni l'esprit, ni l’usage, ni _« l'art, ni la. science, ne peuvent donner. » 10. - rnanaurn, ou ua Scélérat '. Phalante a voué ses talents aux fureurs et au crime - : impie, esclave insolent des grands ‘, ambitieux, oppresseur des faibles, contempteur des bons, corrupteur industrieux de la jeunesse, son génie violent et hardi préside en secret à tous les crimes qui sont ensevelis dans les ténèbres. ll est dès longtemps a la téte de tous les débaucbés et de tous les scélérats; il ne se commet point de meurtres, ni de bri- gandages. où son noir ascendant ne le fasse tremper. Il ne connait ni l’amour, ni la crainte, ni la bonne foi, ni la com- passion; il méprise l'honneur autant que la vertu, et il hait les dieux et les lois; le crime lui plait par lui-méme; il est scélérat sans dessein, et audacieux sans objet`i. Les extrémités les plus dures, la faim, la douleur, la misère ne l'abattent point : il a éprouvé tour à. tour l'uue et l‘autre , fortune; mais ni la prospérité ni la misère n’ont pu lui en- seigner l’humanité; prodigue et fastueux dans Fabondance, entreprenant et farouche dans la pauvreté ‘, emporté et souvent cruel jusque dans ses plaisirs, dissimulé et impla- cable dans ses haines, furieux et barbare encore après ses I Dans les manuscrits, on retrouve ce caractère, sous le nom de Timocralc, avec quelques variantes que nous donnons. — G.

  • Var. : « Timocrate est venu au monde avec cette haine inflexible de toute

u vertu, et ce mépris féroce de la gloire, qui couvrent la terre de crimes. ¤ ‘ Var. : c Ministre de la cruauté et de la corruption des autres hommes. · • Add. : [« Il accable ceux qui lui cèdent, il rampe devant ceux qu'il craint: u il n'a de courage que contre I’lnfarnie. » 1 ` 5 Add. : [· Le bonheur ne l`a point ému pour la misère d`autrui; il s'oc- · cupe L trahir ceux qui l’0nt secouru dans Padveraité, et il se joue en secret ~ dela pitié qui le protégeait. ·· j vengeances, éloquent seulement pour persuader le crime et pour pervertir l’innocence, son naturel féroce et indomp- table aime a fouler aux pieds l’humanité, la prudence et la religion; il vit tout souillé d`infamie' ; il marche la tète levée'; il brave et menace de ses regards les sages et les vertueux; sa témérité insolente triomphe des lois. M. — [rznuosuus ‘.] · [Ne vous étonnez pas si vous voyez un homme de quelque esprit, qui n'en ait pas assez pour cacher ses vices : les passions percent toujours à travers le voile dont on les couvre; elles font tomber les plus éclairés dans des fautes aussi lourdes, et dans des pièges aussi grossiers, que s’ils n'avaient aucune lumière. Un malhonnête homme se décèle lui-même dans les moindres choses; on n’a qu’à Pentendre parler, on le démele, on pénètre son mauvais fonds. S’il ar- rive à Termosiris de louer un homme de bien, c’est toujours en des termes qui laissent connaitre qu'il ne lui croit point d’esprit; s’il entend dire que cet homme de bien a obtenu quelque grâce, il dit elfrontément que c’est un caractère bas, qui a. fait sa cour à-propos, et que, quant à lui, il ne fera jamais sa fortune, parce qu' il ne sait pas démentir son cœur. S’il parle d’honneur et de probité, d'élévation d'es— prit, et de courage, c’est avec une affectation et un faste qui font assez voir qu’il n’a aucune expérience des senti- ments qu'il étale, et il ne se montre jamais si petit et si vicieux, que quand il parle de magnanimité et de vertu. _ Pour peu qu’on commerce avec lui, on s’aperçoit qu'il n'est · que bas et menteur, jaloux du mérite d'autrui, et princi- paiement de ceux qu'il appelle ses amis, et qu'il n’épargne ' Aïld. : [ u Et son Ame, irritée du mépris, ne connait, parmi ses fureurs, nl ·· le repentir, ni la honte; la haine que l'on porte A ses forfaits ne modère • point son orgueil; couvert d‘opprobres, il insulte, il provoque les malheu- | NU!. n

  • Var.? ~ Une main cachée, mais puissante, le dérobe aux rigueurs de la

« justice. »

  • Termosiris, c’est Phalante, ou le scélürat timide. -6. _ 304 ESSAI ·

jamais, en leur absence; il déchire ceux qu’il envie, et la calomnie ne lui coûte rien. ll est intéressé, dissimulé, lache et méchant; on voit qu’il est ennemi-né de tous les hommes, qui tous lui font ombrage, parce qu’il les regarde comme des concurrents; nul ne souffre, nul n’est humilié, nul ne ‘ périt, qu’il n'en ressente une joie cruelle et cachée; il aime éperdument sa vie, mais il souhaite en secret la mort des autres, et s’il ne les attaque pas à force ouverte, s’il ne se porte pas aux derniers crimes, c'est qu’il n’a que la perver- ` sité qui les conçoit, sans avoir le malheureuxcourage qui les exécute.] 12. — ursn, ou tfllomme sans principes. Lipse n’avait aucun principe de conduite; il vivait au hasard et sans dessein; il n'avait aucune vertu; le vice méme n’était dans son cœur qu'une privation de sentiment et de réflexion; pour tout dire, il n' avait point d'ame. Vain, sans ètre sensible au déshonneurg capable d'exécuter, sans intéret et sans malice, les plus grands crimes; ne délibérant jamais rien; méchant par laiblesse; plus vicieux par dé- réglement d’esprit, que par amour du vice. En possession d'un bien immense ala fleur de son age, il passait sa vie dans la crapule avec des joueurs d'instruments et des comé- diennes, évité des honnêtes gens, avili à ses propres yeux, et méprisé de ceux-là mème dont il était la dupe et la res- source. ll n’avait dans sa familiarité que des gens de basse - extraction, que leur libertinage, leur misère et leur 'avidité, avaient d’abord rendus ses complaisants, mais dont la fai- blesse de Lipse lui faisait bientot des égaux, parce qu’il n’y· a point d’avantage avec lequel on se familiarise si promptement que la fortune qui n'est soutenue d'aucun mérite '. On trouvait dans son antichambre, sur son esca- lier, dans sa cour, toutes sortes de gens, qui assiégeaient sa porte. Né dans une extrème distance dtrbas peuple, il

  • Var. : · Parce quels supériorité qui n'est fondée que sur la fortune ne

~ peut se maintenir qu'eu se cachant. • en rassemblait tous les vices, et justifiait la fortune, que les misérables accusent des défauts de la nature'. 13. — [mais.] _ [Masis voudrait assujettir le genre humain à une seule règle , qui est celle qu’il vient d'adopter après bien des variations, et que, bientot peut—étre , il quittera pour une autre. Il dit que la vertu est une, comme la raison; il · n'admet ni milieu, ni tempérament, et tous ses systèmes ont cela de commun qu'ils sont également étroits et sévères. Où Masis a vu dc mauvaises qualités, jamais il ne veut en reconnaitre d'estimables; ce mélange de faiblesse et de force, de grandeur et de petitesse, si naturel aux hommes, ne l’arréte pas; il ne sait rien concilier, et l’humanité, cette belle vertu qui pardonne tout, parce qu’elle voit tout en grand, n’est pas la sienne'. Quoîqu'il ait besoin, plus que personne peut-etre, de Pindulgence qu'il refuse aux autres, il recherche les motifs cachés de ceux qui font bien, et n'excuse jamais ceux qui font mal. ll se croitdégagé en- vers un ami, qui lui a manqué une fois, de la reconnais- sance qu’il lui doit pour un long service; et, si sa maitresse ou sa femme l’ont trompé dans quelque bagatelle, il s’en sépare. ll ne loue aucun homme vivant, et on ne lui parle d'aucun misérable qui n’ait mérité son malheur; il est dis- pensé par ses maximes d’aimer, d'estimer ou de plaindre qui que ce soit. Je veux une humeur plus commode et plus traitahle, un homme humain, qui, ne prétendant point à etre meilleur que les autres hommes, s'étonne et s’aftlige de les trouver plus fous encore ou plus faibles que lui; quicon- nait leur malice, mais qui la soutfre; qui sait encore aimer • Cette dernière phrase est un peu obscure; ls pensée est, je crois, que Ier défaut: de Lipse étaient bien ti lui; q•t'ils etaient ceux de sa nature, non pas ceu de sa condition, et que, par conséquent, la fortune en etait innocente. —-lclsous l’avons asse: vu, c’cst celle de Vauvenargues lui-meme, et, dans le Caractère suivant, en regard de Hasia,l'homme absolu et étroitement sévère, il va se montrer lui·méme, sous le nom de 1'hyestr, l'homme véritablement humain, c'ent-A-dire indulgent. - G. ' 20 306 . ESSAI ` un ami ingrat ou une maitresse infidèle; à qui, enlin; il en coûte moins de supporter les vices, que de craindre ou de hair ses semblables, et de troubler le repos du monde par d’injustes et inutiles sévérités.] il:. — rnvesrn '. · Thyeste est né simple et naïf : il aime la pure vertu, mais · il ne prend pas pour modèle la vertu d’un autre; il con- nait peu les règles de la probité, il la suit par tempérament. Lorsqu’il y a quelque loi de la morale qui ne s’accordepas avec son sentiment, il la laisse à part et n'y pense point'. S’il rencontre, la nuit, une de ces femmes qui épient les jeunes gens, Tliyeste soulfre qu'elle Yentretienne, et marche quelque temps it coté d’e1le; et, comme elle se plaint de la nécessité qui détruit toutes les vertus, et fait les opprobres du monde, il lui dit qu’après tout, la pauvreté n’est point un vice, quand on sait vivre sans nuire a personne; et, - après l’avoir exhortée à. une vie meilleure, ne se trou- vant point d'argent parce qu’il est jeune, il lui donne sa ' montre, qui n’est plusà la mode, et qui est un présent de sa mère; ses camarades se moquent de lui, et toument en ridicule sa générosité ainsi placée; mais il leur répond: « Mœ amis, vous riez de trop peu de chose. Je plains ces « pauvres femmes d'étre obligées de faire un tel métier « pour vivre. Le monde est rempli de misères qui serrent « le cœur; si on ne faisait de bien qu'à ceux le méritent, « on 'n'en trouverait guère d’occasions. ll faut étre humain, ·· il faut etre indulgent avec les faibles, qui ont besoin de • Sur ses manuscritsjlauvenargues donne L ce Caractère tantot le nom de Thyeslc, tantôt celui de Theodore. — G. _

  • Add.: [« Il n’a jamais fait de bassesses, parce qu’il n'a jamais eu de

· desirs violents; son ame ingenue, douce, et modérée, conserve la tranquil- « lité avec l'honneur, parmi les exemples du vice; il ne connait point l'am- · bition, qui cause lea maux des hommes, et il est exempt de cralnte ou dc - douleur. Il a les talents de sa profession, et ne regrette point mu: qui lui · manquent; il n'envie ou ne hait personne; il est sociable, tendre, compa- ~ tisaant, et les vices d'antrui nc le blessant point. ~ ) « plus de support que les bons; le désordre des malheu- « reux esttoujours le crime de la dureté des riches'. » 15. — snssue, ou L'Esprit présomptucuz *. Un jeune homme qui a de l'esprit, n’estime d’sbord les ' autres hommes que par cet endroit; et, à mesure qu’il mé- prise davantage ce que le monde honore le plus, il se croit plus éclairé et plus hardi; mais il faut Pattendre. Lorsqu'on est assez philosophe pour vouloir juger des principes par soi—mème, il y a comme un cercle d’erreurs, par lequel il est difficile de se dispenser de passer ;_ mais les grandes âmes s’éclairent dans ces routes obscures, où tant d’esprits justesse perdent; car elles portent dans leur propre fonds un tendre sentiment du vrai; elles ont été formées pour lavérité, et elles la rencontrent quelquefois au point meme d’où elles sont parties pour la découvrir; elles ont, d’ailleurs, des · marques sûres pour la reconnaitre, qui manquent à. tous ceux qui l'ont reçue de la seule autorité des préjugés. Erasme, dans un âge qui excuse tout, ne promet pas ce- pendant cet heureux retour; né avec de l’esprit, il sert de , preuve qu’il y c des vérités qu’on ne connait que par le cœur. Semblable à ceux qui, n’ayant point d’oreille, font des systèmes ingénieux sur la musique, ou prennent le parti de nier l’harmonie, et disent qu’elle est arbitraire et idéale, Erasme ose assurer que la vertu n'est qu’un fantome; il est • [· Si`, dans un moment d'impatience, il s repoussé la priere et l‘lmpm» · tunité de quelque malheureux, s’il a insulté un homme faible qui n'ose ou · ne peut se venger, s’i| a trop puni Pinjuatioe de son ennemi, tout L coup, « saisi de l'idée de sa faute, il passe de cette dxaleur violente A un regret « plus violent encore, et il n's pas honte de reparer son tort. Quelque léger · service qu’on ait pu lui rendre, s'il craint que Pincommodité de ses proches ~ ou de ses amis n’ait été le prix de sajoie, il en per·d aussitot le fruit;il s’at- · tendrit sur le sscritlce qu’on a pu lui fsire, il se centriste; il ne peut jouir _ « sans inquiétude d’un bonheur qui s couté quelque chose a ceux qui l’ai- « ment. n l- Dans une vive et interessante étude sur Vauvenargues, M. Bau- drillsrt n’hésite pas A le reconnaitre dans ce portrait; ajoutons qu’on peut lo reconnaltre également dans le 0* (Accus), et dans bien d’autres en- core. — G. • les éditions précédentes donnent cc Caractère sous le nom d'Erncal — G. 308 ESSAI très-persuadé que les grands hommes sont ceux qui ont su le plus habilement tromper les autres., César, selon lui, n’a été clément, Marius sévère, Scipion modéré, que parce qu'il convenait ainsia leurs intérèts; il croît que Caton et Brutus auraient été de petits-maîtres dans ce siècle, parce qu'il leur eût été plus honorable et plus utile de l’étre. Si on lui nomme M. de Turenne ou le maréchal de Vauban, si sin- cèrement vertueux malgré la mode, il n’estime pas de tels personnages, qui n'ont été grands, dit-il, que par instinct, et les traite de petits génies, avec quelques femmes de ses amies qui ont de l'esprit comme les anges. En un mot, il est convaincu qu’on ne fait de véritablement grandes choses que par réflexion, et rapporte tout à l'esprit, comme tous ceux qui manquent par le cœur, et qui, croyant ne dépendre · que de la raison, sont éternellement les dupes de l'opinion et du plus petitamour-propre. 16. — cAi.ms·rm·;m:. Callisthène ne connaît pas le plaisir qu'il peut y avoir dans un entretien familier, et à. épancher son cœur dans le secret. S’il est seul avec une femme ou avec un homme d'esprit, il attend avec impatience le moment de se retirer. Quoiqu'il soit assez vif, laborieux, pénétrant, d’un esprit orné et agréable, il parait ennuyé et froid; il est grand par- leur, mais il ne parle point; il baille, il regarde sa montre; il se lève et il se rasseoit; on sent qu'il n’est point à sa place, et que quelque chose lui manque. Il lui_ faut un théâtre, une école, et un peuple qui l’environne; là, il parle seul et longtemps, et parle quelquefois avec force et avec sagesse. Les obligations indispensables de sa place, ses étu- des, ses distractions, ses attentions scrupuleuses pour les grands, la préoccupation de son mérite ne lui laissent pas le loisir de cultiver ses amis, ni méme d’avoir des amis; le commerce des grands, qui le recherchent, lui a fait perdre le goût de ses égaux; il s'ennuie de ceux qu'il estime, lorsqu'ils n'ont que de Pagrément et du mérite, quoiqu'il ne prime lui-même que par cet endroit; et, n’honorant que la vertu, ii ne néglige que les vertueux. , 17. —- i.‘£·rounni. Il n’y a pas longtemps qu'étant à la Comédie ·à coté d’ un i jeune homme qui faisait du bruit, je lui dis : Vous vous en- nuyez; il faut écouter une pièce quand on veut s'y plaire. — Mon ami, me répoudit—il, chacun sait ce qui le divertit: ' je n'aime point la comédie, mais j'aime le théâtre; je n’y écoute rien, parce qu’il faut trop d‘eti'orts pour s'amuser de l'esprit d’autrui; mais j’y vois du monde, j’y trouve mes amis; cela m’ainuse à ma manière, et vous étes bien fou d'imaginer d’apprendre à quelqu‘uu ce qui lui plait. — Cela peut bien étre, repris·je, mais je ne savais pas que vous vinssiez à. la comédie pour avoir le plaisir de l'interrompre. — Et moi je savais, me dit-il , qu'on ne sait ce qu'on dit quand on raisonne des plaisirs d'autrui; et je vous pren- drais pour un sot, mon très-cher ami, si je ne vous con- naissais depuis longtemps pour le fou le plus accompli qu’il y ait au monde. — En achevaut ces mots, il traversa le théâtre, et alla baiser su1· la joue un homme grave, qu’il ne connaissait que de la veille.

  • 18. — u.cm>z. _

Alcippe a pour les choses rares cet empressement qui témoigne un goût incoustant pour celles qu'on possède. Sujet, en ell`et, a se dégoûter des plus solides, parce qu’il a moins de passion que de Clll'i0Si(é pour elles; peu propre, par défaut de réflexion, à tirer longtemps des memes hom- ' mes et des memes choses de nouveaux usages; sobre et na- turel dans son goût, mais plus touché du merveilleux que du grand (laissant emporter son esprit, qui manque naturelle- ment un peu d'assiette, au plaisir rapide de la surprise; dominévolontairement par son imagination, et cherchant dans le changement, ou par le secours des fictions, des objets qui réveillent son âme trop peu attentive et vide de 3l0 » ESSAI grandes passions; cependant, ami duvrai, capable de con- cevoir le grand et de s’y élever, mais trop paresseux et trop volage pour s’y soutenir; hardi dans ses projets et dans ses doutes, mais timide a croire et à faire; défiant avec les habiles, par la crainte qu’ils n'abusent de son caractère sans précaution et sans artifice; fuyant les esprits impérieux qui l'obligent à sortir de son naturel pour se défendre, et font violence à. sa timidité et a sa modestie; épineux par la , crainte d’ètre dupe, quelquefois injuste; comme il craint les explications par timidité ou par paresse, il laisse aigrir plusieurs sujets de plainte sur son cœur, trop faible égale- ment pour vaincre et pour produire ces délicatesses : tels sont ses défauts les plus cachés. Quel homme n'a pas ses faiblesses? Celui—ci joint à l'avantage d’un beau naturel un coup d’œil fort prompt et juste ; personne ne juge plus saine- ment des choses au degré où il les pénètre, mais il ne les suit pas assez loin; la vérité échappe trop promptement à. son esprit naturellement vif, mais faible, et plus pénétrant que profond. Son goût, d’une justesse rare sur les choses de sentiment, saisit avec peine celles qui demandent de la ré- flexion, ou qui sont simplement ingénieuses. Trop naturel pour ètre affecté de l’art, il ignore jusqu’aux bienséances; estimable par cette grande et précieuse simplicité, par la ` noblesse de ses sentiments, par la vivacité de ses lumièœs, et par des vertus trop aimables pour etre exprimées'. 19. — 1.'nouM1·: ou Momie ·. Un homme du monde n’est pas celui qui connatt le mieux , ‘ les autres hommes, qui a le plus de prévoyance ou de dexg térité dans les affaires, qui est le plus instruit par l’expé- ricnce ou par l’étude; ce n'est ni un bon économe, ni un savant, ni un politique, ni un ofiicier éclairé, ni un magis- ' Var.; ¤ Estimsble par cette grande et précieuse simplicité, par la · droiture de ses sentiments, et par ces lumières d’instinct, que ls nature ~ n'a point accordées aux esprits subtils, .et. aux cœurs nourris chrtihcœ. ¤

  • C'est une leçon plus complète du Caractère intitulé le Mérite frivole

dans los éditions précédentes. — G. ` trat laborieux; c'est un homme qui n'ignore rien, mais qui ne sait rien; qui, faisant mal son métier, quel qu’il soit, se croit très·oapable de celui des autres; un homme qui a beaucoup d'esprit inutile, qui sait dire des choses flatteuses qui ne fiattent point, des choses sensées qui n'instruisent point , qui ne peut persuader personne, quoiqu’il parle bien; doué de cette sorte d'éloquence qui sait créer ou re- lever les bagatelles, et qui anéantit les grands sujets; aussi_ pénétrant sur le ridicule et sur le dehors des hommes, qu’il est aveugle sur le fond de leur esprit; un homme riche en paroles et en extérieur, qui, ne pouvant primer par le bon sens, s’efi'0rce de paraitre par la singularité; qui, craignant de peser par la raison, pèse par son inconséqueuce et ses écarts; plaisant sans gaité, vif sans passions; qui a besoin de changer sans cesse de lieux et d’objets, et ne peut sup- pléer par la variété de ses amusements le défaut de son propre fonds. Si plusieurs personnes de ce caractère se rencontrent ensemble, et qu'on ne puisse pas arranger une partie, ces hommes, qui ont tant d'esprit, n’en ont pas assez poursoutenir une demi-heure de conversation, méme avec des femmes, et ne pas s’ennuyer d'abord les uns des autres. Tous les faits, toutes les nouvelles, toutes les plai- santeries, toutes les réflexions, sont épuisées en un mo- ment. Celui qui n‘est pas employé à. un quadrille ou à un ' quinze, est obligé de se tenir assis auprès de ceux qui jouent, pour ne pas se trouver vis-à—vis d'un autre homme qui est aupres du feu, et auquel il n'a rien à dire. Tous ces gens aimables qui ont banni la raison de leurs discours, font assez voir qu'on ne peut s’en passer ; le faux peut fournir quel- ques discours qui piquent la surface de l'esprit; mais il n’y _ aque le vrai qui pénètre le cœur, qui intéresse, et qui ne s'épuise jamais. 20. — rnaasirne, ou trs Gens à la mode. _Thrasille n'a jamais souffert qu'on rit de réflexions en sa • présence, et qu'on eût la liberté de parle1· juste. ll est vif, 3|2 ESSAI léger, vain et raîlleur; n’estime et n'épargne personne, change incessamment de discours, ne se laisse ni manier, ni user, ni approfondir, et fait plus de visites en un jour que Dumoulin' ou qu’un homme qui sollicite pour un grand procès. Ses plaisanteries sont amères; il loue rarement, et pousse l’insolence jusqu’a interrompre ceux qui sont assez complaisants pour le louer lui-méme; il les fixe, et détourne _la tète. Il est dur, avare, impérieux; il a de l'ambition par arrogance, et quelque crédit par audace. Les femmes le courent, il les joue; il ne connait pas l'amitié; il est tel que le plaisirmeme ne peut l’attendrir_un moment ’. 2l. — rnocas, ou LA Fausse singularité ’. Le faux me déplalt et me blesse, sous quelque figure qu’il se présente. Pendant que des hommes, complaisants par goût et avec dessein, embrassent sans choix les idées de tout le monde, qui croirait qu’on en trouvât d'autres, qui se piquent de ne penser en rien comme personne, et de n'en1- prunter de personne leurs opinions? Ne parlez jamais d’élo· quence à Phocas, ou, si vous voulez lui complaire, ne lui nommez pas Cicéron, il vous ferait d’abord l’é1oge d'Ab- dallah, d'Abutaleb et de Mahomet, et vous assurerait que ' ` • Dumoulin, dont le vrai nom est Malin (N.), célèbre médecin, mort A Paris, en 1755, A Page de 89 ans, sans postérité, et riche de aeise cent mille livres. — B. • Var.: [e Sa conversation œt un tissu de plaisanteries et d'épig·ram- ·· mes; il ne rit pas de ses bons mots, mais rit encore moins de ceux d'un ¤ autre; il dit, indifféremment et sans égards, du mal de tout le monde, et ne «· pense quelque bien que de lui-mème. Il entame A la fois mille sujeta, et ·· n’en suit aucun; quand il sent qu’il eat an bout de son esprit, il se hate de • quitter ceux qui pourraient a’en apercevoir, et transporte ailleurs son _ « mince bagage. Il n'a point d'a.mis dans le monde; il n’en a pas besoin, il ·· est lui-meme son propre flatteur, son admirateur, et son ami intime. Quoi- · qu’il soit bien traité de quelques femmes, il n'a jamais eu la faiblesse d‘en ·- aimer aucune. Il est dur, insolent, ivre de ses bonnes fortunes et de son ·« petit personnage. Il a de l'ambition par arrogance, ct quelque crédit par ~ audace; mais il est méprise ou haî de la plupart des hommes; car pour « rait-on s'at.tacher A celui que non-seulement l’amitié, mais l'amour meme « n'a jamais pu attendrirh ] ‘ ll y a, dans les manuscrits, sous le nom de Timuqèire, une autre version qui n'ust que le canevas de colle-t·l. j- G. rien n’égale la sublimité des Arabes. Si l’on remet au théatre quelque vieille comédie, dont l'auteur soit depuis longtemps oubl·ié, c’est cette pièce qu'il préfère et qu'il admire entre toutes; il trouve que le roman en est ingénieux, les vers et les situations inimitables. Lorsqu'il est question de la guerre, ce n'est ni du vicomte de Turenne, ni du grand Condé qu'il lui faut parler; il met bien au-dessus d‘eux d'anciens généraux, dont on ne connait que les noms et quelques actions contestées; enfin, en toute occasion, si vous lui citez deux grandshommes, soyezsûr qu’il choisira toujours le moins illustre, pour en faire son héros. Homme des plus médiocres à· tous égards, il pense follement se rendre original à. force d’all`ectati0n, et ne vise à._ rien de plus. ll évite de se rencontrer avec qui que ce soit, et dé- daigne de parler juste, pourvu qu'il parle autrement que les autres; il se fait aussi une etude puérile de n'étre point ` suivi dans ses discours, comme un homme qui ne pense et ne parle que par soudaines inspirations et par saillies; dites—lui sérieusement quelque chose de sérieux, il répondra par -une plaisanterie; parlez-lui de choses frivoles, il en- · tamera un discours sérieux; il ·ne daigne pas contredire, mais il interrompt à tout propos; souvent aussi, au lieu de vous répondre, il détourne les yeux, comme un homme occupé d'idées plus profondes; il a l'air distrait, aliéné, et une contenance dédaigneuse. Son role est de paraitre do- miné par son imagination, et de n'avoir point d’oreilles pour l’esprit d'autrui; il est bien aise de vous faire ainsi comprendre que vous ne dites rien qui Yintéresse, parce qu'il est trop au-dessus de vos conceptions; ses discours, ses manières, son ton, son silence méme, tout vous avertit que vous n’avez rien à dire qui ne soit usé pour un homme qui pense et qui sent comme lui. Faible esprit, qui, ne croyant pas qu'on puisse attacher par le mérite, imagine qu'on peut imposer par des airs, et qu'on peut étre sin- gulier en s'éloig·nant de la raison. 3l4 ESSAI _ 22. - [LE nuzun.] [Un homme qui veut rire, en dépit du bon sens, n'attend pas de trouver du ridicule pour le relever; il le cherche où il n’est pas, il en invente, et travestit tout pour cela. Quoi- qu‘il y ait peu de choses risihles dans cemonde, comme il y en a peu d’admirables, le rieur veut pourtant qu’on se moque des choses les plus ordinaires et les plus naturelles, et ne souffre point qu’on en traite aucune sérieusement; il ignore que le ridicule, dont il fait son fonds, ne peut tout au plus que servir d’amusement monientané a un homme raisonnable. « Votre air moqueur est plutot celui d’un sa- « tyre que d’un philosophe;... ce genre humain dont vous « riez, c’est le monde entier avec qui vous vivez, c’est la « société devos amis, c’est votre famille, c’est vous-mème... « Si vous entriez dans un hopital de blessés, ririez—vous de « voir leurs blessures 7... Vous auriez honte de votre « cruauté. si vous aviez ri d’un malheureux qui a la jambe « coupée, et vous avez Pinhumanité de vous moquer du · « monde entier qui a perdu la raison l... O Démocrite, vous ' « dites quelquefois des vérités; mais vous n’aimez rien, et le · mal d’autrui vous réjouit. C’est n'aimer ni les hommes, ¤ ni la vertu qu’ils abandonnent. n Voilà ce que je dirais à ceux qui rient, avecle charmant auteur des Dialogues'. Je leur dirais encore : qu'il s’en.faut de beaucoup que tout soit risible dans les hommes; que nous avons nos vertus et nos véütés, parmi beaucoup de vices et d’erreurs; que ce n’est pas une moindre folie de prendre tout en riant, que de prendre tout sérieusement; que tout ce que la nature a fait est à .sa place, tel qu'il doitetre, et qu'il est aussi sot d'en rire. que d'en pleurer. Que fera-t-il celui qui traite ainsi toutes choses en badinant? S’il ne voit plus rien de serieux, et qui vaille la peine qu’on s’en occupe, où seront ses plai- sirs, où seront ses devoirs? ll n’est plus propre ni aux af- faires, ni à la politique, ni aux sciences-et aux arts; il • Fénelon; Dialogues des mort: (Démocrite et Hëraeliw). - G. devient inutile à la société, et, en meme temps, inutile à lui-méme ; car où prendra-t-il de quoi remplacer ce qu’il quitte ? qui lui donnera des choses plus estimables que celles qu’il dédaigne ? Pense- t-il s’élever au-dessus de la nature en la méprisant, et le malade, qui rit de la santé, en est-il plus sain ?]

23. — HORACE, ou L’ENTHOUSIASME.

Horace se couche au point du jour, et se lève quand le soleil est déjà sur son déclin; il aime les ombres et la solitude; les rideaux de sa chambre demeurent fermés jusqu’a ce que la nuit approche; il lit aux flambeaux pendant le jour, afin d’etre plus recueilli, et, la tète échauffée par sa lecture, il lui arrive. de quitter son livre, de monter sur sa cheminée sans dessein, et de s’y tenir, un pied en l’air. Il se parle à lui-meme, il s’interroge_et se répond; son âme ne peut durer sans passion, et, à défaut d’objets qui le touchent, son imagination en forge de faux, qu’elle embellit de ses qualités. On l’a vu autrefois, à. Rome, pendant les chaleurs de l’été, se promener toute la nuit sur les ruines, s’asseoir parmi les tombeaux, et interroger ces débris; là, se transportant tout à coup au temps des guerres civiles, il appelle Sylla et Marius, et marche l’épée à la main ; il rencontre alors un Anglais, que ses insomnies obligentà se promener à la méme heure; Horace, qui croit que cet homme peut avoir quelque grand dessein, lui dit quelque chose en passant, pour entrer en conversation ; mais l’Anglais répond dans sa langue, et passe sans s’arreter. Une autre fois, Horace étant au bal, trouve une femme masquée qui lui parle ; charme de quelque plaisanterie assez piquante qu’ elle lui fait, il se prévient aussitot pour elle ; il la trouve belle, naïve, et pleine d’esprit ; il en est ensorcelé jusqu’à ce qu’elle se démasque, et qu’il voie qu’elle n’a pas plus de beauté ni de jeunesse que d’esprit. C’est ainsi qu’Horace,

Horace ouvre la série des caractères actifs que nous avons annoncée. — Voir la 2e note de la page 29l. - G. ste ESSAI l'homme du monde dont Pimagination va le plus vite, prete ai tous les objets les qualités qu'il leur désire; il est vrai qu'il se dégoûte aussi, en un moment, de ce qu'il a recher- ché avec le plus de vivacité, parce qu’il' n'y trouve jamais tout ce que son esprit trop ardent lui a promis. Une autre fois, sur ce qu'il entend dire qu'un ministre a parlé libre- ment au prince en faveur de quelque innocent, Horace lui écrit avec transport, et le félicite, au nom du peuple, d‘une belle action qu'il n'a pas faite. On lui reproche ses extra- vagances, et il les avoue; il se raconte lui·méme si naïve- ment, qu'on lui pardonne, et que ceux qui l'écoutent se sentent pénétrés de ses sentiments; il rit de ses aventures, et elles ne sont jamais plus plaisantes qu'entre ses mains. D'ailleurs, il parle quelquefois avec tant de justesse et de sens, qu'on est malgré soi entraîné, et qu'on se reproche d'en avoir jugé trop précipitamment; mais, .à. peine cette naïveté et cette sagesse l’ont rétabli dans l‘esprit de ceux qui l’écoutent, il revient peu à peu à son caractère, et se laisse reprendre à sa manie. Par son éloquence vive et forte, il prend sur l'esprit des autres fascendant qu'il n'a pas sur le sien; ceux qui s'étaient moqués de ses chimères de- viennent quelquefois ses prosélytes, et, plus enthousiastes que lui, ils répandent ses sentiments et sa folie. I 2b. —— [n£c£s11u>r:'.j [Hégéslppe passe avec rapidité d'un sentiment violent dans son contraire , et ses passions s’épuisent par leur propre vivacité. Faible et fort, animé des moindres succès et consterné des moindres disgrâces, la joie excessive le jette en peu de temps dans la tristesse, l'espérauce dans l'abattement, et la haine assouvie éveille en lui l’exLrème pitié. ll est sujet à. se repentir sans mesure de ce qu'il a désiré et exécuté sans modération; prompt à s'enllammer, il ne peut subsister dans l`indill`érence; quand les choses

  • C’est une nuance plus forte du morceau qui précède. Vauvenargues aime

à I'€\'€l`lil' BUT \Il\ IIIÈIIIO ClI'¤C(Èl'€, |)0\|l' Eli I1'l0l'\[NI‘ IPS diïtfli (JONES. —— G. lui manquent, son imagination ardente l’occupe en secret des objets que son cœur demande, et toutes ses visées sont extrêmes comme ses sentiments; il estime peu ce qu’il ne désire ou n’admire point, et il regarde sans intéret ce qu’il ne regarde pas avec passion. ll passe avec rapidité d‘une idée à une autre, et il épuise en un instant le sentiment qui le domine; mais personne n'entre avec plus de vérité dans le personnage que ses passions lui font jouer, et il est presque sincère dans ses artificesyparce qu’il sent, malgré lui, tout ce qu’il vent feindre. (Pest l'homme le moins propre aux aiïaires qui demandent de la- suite et de la pa- tience; qui s’attache et se dégoûte le plus promptement; qui pousse le plus vivement un intéret unique, et qui est le plus incapable d’en conduire plusieurs à la fois; qui ' néglige entiérement les petites choses, ou qui s’en in- quiète outre mesure; qui présume le plus de soi. dans ses projets, mais qui imagine toujours plus qu’il ne peut exécuter; destiné par la nature à. commettre de grandes fautes, parce qu’il conçoit trop vivement, et qu’il entre- prend avec témérité ce qu’il a conçu avec transport; cepen- dant, d’un courage vrai et altier, qui embrasse par réflexion, les affaires mème dont. il désespère par sentiment; qui, rebuté quelquefois par les plus légers obstacles, cependant, ne tléchit pas, d'ordinaire,.sous les plusgrands; intrépide dans le désespoir, il oppose la résolution et la prudence aux infidelités de son humeur; il tire de ses faiblesses même des vertus, et répare, par la sagesse de son esprit, les inégalités de son cœur. Les âmes égales* sont souvent mé- diocres; il faut savoir estimer les hommes qui s'éIèvent par saillies à toutes les vertus, quoiqu'ils ne s'y puissent te- nir; leur cœur s'élance vers la générosité, vers le courage, vers la compassion, et retombe ensuite dans les mouvements contraires. Do telles vertus, pour être subites, ne sont point fausses; elles vont quelquefois plus loin dans l'héroîsme 1 La Iln de ce morceau aéré mise a tort dans les Maxima, parles édi- teurs précédents. ·-`G. 3I8 ESSAI que la modération et la sagesse, qui, plus asservies aux lois communes, n'ont ni la vigueur, ni la hardiesse, qui sont la marque de Pindépendance.] ' 25. - TITUS, ou 1.’Activité. Titus se lève seul et sans feu pendant l'hiver ; et, quand- ses domestiques entrent dans sa chambre, ils trouvent déjà srn· se table un tas de lettres, qu’il a écrites aux flambeaux, et qui attendent la poste '. Il commence à la fois plusieurs ouvrages qu’il achève avec une rapidité inconcevable, et que son génie impatient ne lui permet pas de polir. Quel- que chose qu’il entreprenne, il lui est impossible de la re- _ tarder; une affaire qu’il remettrait l'inquiéterait jusqu'au ` moment qu’il pourrait la reprendre. Occupé de soins si sérieux, on le rencontre pourtant dans le monde comme les hommes les plus désœuvrés; il ne se renferme pas dans une seule société, il en cultive en meme temps plusieurs'; il entretient des relations sans nombre au dedans et au de- hors du royaume. ll a voyagé, il a écrit, il a été à. la cour et à la guerre; il a excelle en plusieurs métiers; il connait tous les hommes et tous les livres; il a aimé tous les plai- sirs, mais sans jamais négliger ses affaires. Les heures qu’il est dans le monde, il les emploie à former des intrigues et à cultiver ses amis“; il ne comprend pas que les hommes _ puissent parler pour parler , ou agir seulement pour agir, et l'on voit que son âme soufl`re quand la nécessité et la politesse le retiennent inutilementf. S'il recherche quelque • Add.: [ ~ Né avide d'action, il se coudre tard, et dort peu; sa tète,échau|'· « fée par le travail, agite son sommeil des inquiétudes qui l'occupent pendant · le jour. r] ' ' • Var. : c Incapablede se fixer L quelque art, A quelque affaire, ou a quelque n plaisir que ce puisse etre, il cultive en même temps plusieurs sociétés et « plusieurs études; son esprit ardent et insatiable ne lui laisse point de re- • pos. • —- Add. : [ · Tout lfattire, rien ne l’arrete, et sa vaste imagination fait « errer ses vœux et ses soins sur tous les objets qui intéressent les hommœ. n ]

  • Add. · « La conversation meme n'est pas un délsssement pour lui : il. ne

« parle polnt, il négocie, il flatœ, ll cabale. ·• ‘ Var. : e Quand la tyrannie des bienséances le retient avec des hommes ·« inutiles, dont il n'a rien a tirer, ses pensées s‘egaront ailleurs, ses yeux plaisir, il n’y emploie pas moins de manège que dans les affaires les plus sérieuses ; et cet usage qu’il fait de son esprit l’occupe plus vivement que le plaisir même qu’il poursuit. Sain et malade, il conserve la même activité ; il va solliciter pour un procès le jour qu’il a pris médecine ; une autre fois, — il fait des vers avec la fièvre ; et, quand on le prie de se ménager, de s’arrêter : Hé ! dit-il, le puis-je un moment ? vous voyez les affaires qui m’accablent ! quoique, au vrai, il n’en ait aucune qui ne soit tout la fait volontaire. Épuisé par une maladie dangereuse, il se fait habiller pour mettre ses papiers en ordre ; il se souvient des paroles de Vespasien, et, comme cet empereur, veut mourir debout[171].


26. — L’HOMME PESANT.

Au contraire, un homme pesant se lève le plus tard qu’il peut, dit qu’il a besoin de sommeil et qu’il faut qu’il dorme pour se porter bien. Il évite d’aller et d’agir, préfère aux plaisirs turbulents le repos et la résidence, et ne se soucie pas même de changer d’oisivetés ni de lieux. Il est toute la matinée à se laver la bouche ; il tracasse en robe de chambre, prend du chocolat ou du thé a plusieurs reprises, ne dîne point parce qu’il n’en a pas le temps, et ne sort jamais qu’à la nuit[172]. S’il va voir une jeune femme, que cette visite importune, mais qui ne veut pas que personne sorte mécontent d’auprès d’elle, il lui laisse toute la peine de l’entretenir ; elle fait des efforts visibles pour ne pas laisser tomber la conversation ; l’indolent ne s’aperçoit pas que lui-même parle peu, ou ne parle point ; il ne sent pas qu’il pèse à cette jeune femme ; il s’enfonce dans son fauteuil, où il est à son aise, ou il s’oublie, et n’imagine pas qu’il y

320 ESSAI ait au monde quelquîun qui ennuie, ou qui soit incom- mode', pendant qu’un homme qui l'attend ches lui, et auquelil a donné heure pour finir une aiïaire importante, ne peut comprendre ce qui le retarde. De retour chez soi, ou lui dit que cet homme a fort attendu et s'en est enlin allé; il répond qu‘il n’y a pas grand mal, et commande qu'on le fasse souper '. 27. ·- [snox, ou LE Fat'.] Q [Erox est un fat qui caresse, en particulier ,` le meme homme qu'il vn désavouer en public, et qu‘il atïectera de

  • Add.: ull reve, il sommeille, il dlgère, il sue d’ètre assis; et son ame,

« qui est entièrement ramassée dans ses dun organes, pèse sur ses yeux, « sur sa langue, et sur les imaglnations les plus actives de ceux qui l‘é· · coutent. n — Autre cdd. : [ « Les objets ne font qu'errer sur la surface de •— son esprit; ses sens sont comme liés par la force de quelque charme in- ·· vincible, et tous les objets qui intéressent les hommes passent devant lui ·· comme un reve qui s‘enfuit sans laisser de trace, et s’évanouit sans re- tr [QUI'. n ]

  • Add. : « Malheureux d'ignorer les craintes, les désirs et les inquiétudes

« qui agitent les autres hommes, puisqu'il ne jouit du repos qu’au prix plus •· touchant des plaisirslu — Var.: [n Un homme est chez lui, A qui il a ·· donné heure pour une atïaire; il arrive deux heures apres le rende:-vous; «· il tire sa montre, ll est tout étonné qu‘il soit si tard, et que son homme ne ·« soit pas encore venu; on lui répond qu‘il est venu , mais qu‘il s’en est allé « avec quelque impatience, après avoir longtemps attendu; le pareœeux ne · ·« se trouble point de ne contretemps, et dit que son atïaire se fera tout ausi « bien un antre jour. S’il lit une tragédie, il suit exactement la division des _ « actes, et ne Pachève qu’en cinq jours; si on lui prete un livre, il le laine · perdre, ou n’en rend, blen longtemps après, que la moitié, parce que l‘au· « tre s'est usée entre ses mains, ou entre les mains de ses gens. Il entre quel- « quefois en colère, pour des bagstelies; mais, le plus souvent, il ne suit que « son indilférence, et laisse faire des sottises irréparables L ses enfants, pour « ne pas se donner la peine de les reprendre; quelque malheur qu‘il arrive ¤ A lui ou aux siens, ll s'en console aisément, et déclare que la vie est trop ·~ courte pour s'a||liger. Tout est désordre et dérangement dans sa maison; ~ on n’y mange jamais deux fois A la meme heure, et chacun y fait ce qu‘il ‘ ¤ veut; si bien que ses valets eux-memes s’ennnient de la liberté qu‘il leur • laisse; ils se lassent d'une vie si peu réglée, et sortent d'une maison ou ils · ont trop de temps pour réfléchir. Pauvre etre, sans vertus et sans vices, et ¤ qui ne connslt ni les biens, nl les maux dela vie, ni le plaisir, ni la gloire! •] -—- la lecteur remarquera aisément que, dans cette version inédite, Vauve- nargues donne plus aux détails que d'ordinaire, et se rapproche ainsi davan- tage du tour et de la façon de La Bruyère. - G.

  • Le Caractère que les diverses éditions donnent sous lc titre de l’lmpor-

lun! n’est qu’un fragment dc celui-ci. — G. traiter sans politesse et sans égards, pour jouer lui-méme Y homme d'importance. La fortune a mis en lui l'insolence à défaut de cœur, et l'ell`ronterie au lieu de courage; vide et desséché au dedans, lorsqu'il parait plein au dehors, il porte sur son front et sur ses lèvres toute sa joie et toute sa suilisance; mais il en rabat en lui-mème, car, au fond, il n'est ni heureux, ni content de lui. Il a médiocrement d'esprit, mais beaucoup d'amour-propre devant le monde,. et, quoiqu’il veuille paraitre assuré de son mérite, il ap- préhende le ridicule comme un déshonneur; la plus légère improbatiou l’aigrit, et la plaisanterie la plus douce l'em· barrasse; il a cependantlui-méme la raillerie amère, et ce commerce désagréable qui vient d’une humeur mécontents et jalouse. ll a l'entendement assez net, mais étroit, et il est plus juste dans ses expressions que dans ses idées. La rai- deur de caractère qu'il alîecte fait haïr ses sincérités et sa probité fastueuses, et ses manières dures l'ont empeché aussi de réussir aupres des femmes. Ce sont la les plus grands chagrins qu'il ait éprouvés dans sa vie. mais ils ne l’ont pu corriger de ses défauts; suivi de toutes les erreurs de la jeunesse dans un âge déjà avancé, il joue encore .l’im· portant dans un petit cercle, ou parmi les siens, et ne peut se passer du monde, qui est son idole. Il n'a point d’amis, mais il veut faire croire qu'il n'en a pas besoin, et qu'il se suffit à. lui-méme; aussi dépourvu de fermeté que d’agré- ment, c'est un malheureux à qui, malgré ses grands airs, la nature n'a pas meme accordé de vices assez forts pour le faire craindre.] ' 28. - [vnus, ou LA Libdralité.] ' [Varus hait le faste inutile, et la profusion sans dessein; il est vêtu simplement, il marche à pied; il aime l'ordre dans ses affaires; et fait des retraites a la campagne, afin de moins dépenser; mais il est tendre pour les malheureux, libéral et prodigue pour les intérêts de sa fortune, reconnaissant des plus petits services, bienfaisantenvers tous ceux qui souf- 21 l I 322 ESSAI frent· S’ il a de l'argent à donner à un homme qui ne -fait au-. cune difficulté d'en recevoir, qui est, d'ailleurs, pauvre et de petite condition, la seule crainte de Varus, c`est de donner a ce misérable d'une manière qui lui fasse sentir son état: il Pemhrasse, il lui serre les mains, il s’excuse, en quelque manière, de son propre bienfait; il lui dit que tout est com- mun entre des amis, et, ces manières affectoeuses élevant l’àme du malheureux, comme il s‘excuse a son tour sur sa misère qui l'oblige a demander, Varus lui répond : « Mon « ami, les hommes n'ont attaché de la honte à recevoir que « pour sé venger de la peine qu' ils ont à. donner; mais croyez « qu' il faut plus de générosité pour accepter les secours d'un « ami, que pour les lui fournir. » Tout ce qui peut s'obtenir par de l’argent, et mérite, d'ailleurs, d'étre recherché, est a Varus; car il emprunte, au besoin, dans des occasions importantes, et ne fait. aucune difficulté de se déranger pour se satisfaire à p1·opos, ou pour satisfaire des amis. Comme il n'est pas né riche, il est réduit à devoir beaucoup; mais il ne manque jamais a personne; il paye au temps marqué, et Q toutes les bourses lui sont ouvertes, parce que l'on connait sa probité, et que l’ordre extérieur de sa conduite le fait pa- raitre à son aise, lorsqu’il est le plus obéré; c`est ainsi qu'il peut sufiire à ses largesses et à son bon cœur. Mais aussi, lorsque quelqu’un, qui entend parler de sa générosité, pré- tend en faire sa dupe, comme c’est l'ordinaire»des coquins, qui se croient· toujours plus · fins que les honnêtes gens, 4 Varus, qui sait déméler les_pensées les plus secrètes, et qui connait à fond les hommes, pénètre aisément l`intention de celui—ci, et. se plait a le jouer. Au lieu de lui donner le temps de faire sa proposition , il le devance et lui dit : « Hé! mon ami,' vous sortez bien matin de chez vous? au- à riez —vous quelque affaire un peu pressée, et chercheriez- « vous, par hasard, un honnete usurier? Vous aurez, par ma « foi, bien de la peine, car je sais des gens qui, depuis trois « semaines, cherchent cent pistoles, et ne les peuvent trou- « ver, avec des gages. » Le fourbe, qui est honteux et em arrassé d'etre deviné, car le moyende démonter un homme ui est préparé, c'est de le prévenir, le fourbe répond qu’à. · u vérité, il a perdu de grandes sommes au jeu depuis quel- ues jours, mais qu’il est assez heureux pour avoir payé. lontent de l’avoir déroute, Varus feint de le croire, et lui iarle le plus civilement du monde; mais ils sont déja levés t pres de la porte, lorsque l'emprunteur, qui a regret à. sa · mauvaise honte, et qui est, d’ailleurs, un peu remis parles ssnrances de Varus, lui dit : n Je suis fâché d'avoir payé « un tel, car il ne me reste pas un écu; si vous pouviez me « préter quatre pistoles, je vous les rendrais demain matin. · - Hé! mon ami, reprend Varus, est-il possible qu’un « homme comme vous ait besoin de quatre pistoles7 Com- · « ment vous laissez—vous réduire jusque-là? et il quoi vous « sert d’avoir tant d'esprit? qu’en faites-vous? où l’em- « ployez-vous 7 — Je ne sais trop, mais vous me ferel ·« trœ-grand plaisir, si vous ·voulez me prêter ces quatre u pistoles. — Oh! pour cela, mon bon ami, il m'est tout à t fait impossible, car c’est de moi que je vous parlais tout · « à Yheure; je cherche de l’argent depuis un mois, et je r suis consolé, en voyant qu’un homme comme vous est « aussi à. bas que moi. n Ensuite, il le reconduit, et l’accable _ le ces protestations que les fourbes emploient si volontiers, et qu'ils sont toujours si surpris de trouver dans les gens lroits '.] 29. — [Pouvons , ou L'H0mme faible.] [Polidore est d’un caractère faible et violent; il a une fierté opiniâtre, mais sans fermeté et sans vigueur. ll raille • Sans parler des passages, que nous avons vus plus haut, am··la libére- lité, sans rappeler Claaoméne qui, lui aussi, était altéré, et mourait sans lais- •er assez de bien pour payer ses dettes, il n’y a qu't rellre les lettres i Saint- Vinoena, pour reconnaitre encore Vauvenargues dans ce portrait, sans en on- œpœr meme la petite comédie qui le termine si plalsamment. Vauvenargues avait de grandes prétentions L cette [ivresse du honnêtes yeu, dont ll parle si souvent dans ses Maximes, et, en homme qui sspirait, d’ailleura, a la diplomatie, il mettait volontiers en pratique le proverbe: A trompeur, (I01II· pcvr el demi. - G. ` 324 ESSAI contre ses dieux, mais il frissonne en secret d’horreur; il . est offense par quelques paroles méprisantes, mais il fléchit et il dissimule; inquiet ensuite de ce qu'on en pounapen- · ser, il demande raison de son injure d’une voix couverteet hésitante, et se fait grièvement blesser de plusieurs coups; c'est ainsi qu'il ne sait ni pardonner, ni punir, et qu'il ne peut ni vaincre, ni faire éclater a propos sa colere. L’im· puissance de son courage irrite encore ses ressentiments, et il hait d'autant plus ceux qu'il craint. Sa faiblesse ne peut supporter l'idée d’aucune de ces fautes inévitables dont la vie des hommes les plus sages n'est jamais exempte, et, s'il a fait une fausse démarche, ou essuyé quelque dégoût, il projette aussitot de se retirer a la campagne, pour y en- sevelir cette honte imaginaire, et là, le dépit et la mélan- colie le rongent tour à tour. Au moindre revers de fortune, son imagination ne sait plus où se tenir ni où se prendre, et il perd à la fois la prospérité et le courage. ll s’inquiete et il se tourmente pour les plus petites affaires; il ne peut se résoudre ni a les entreprendre, ni à les négliger ; son âme succombe sous le poids de son îndécision et de son indolenoe, fatiguée de oe qu'elle veut et ne peut mettre à fin. Per- suade que ses gens d'afTaires abusent de sa négligence, il n’a pas la force de les en convaincre, et s’il a gronde un valet, il craint ensuite d'en etre quitté; ses enfants eux- mèmes ne peuvent savoir les sujets de plainte qu'il a contre eux; il garde dans sa famille un silence froid et sévère. Si quelqu'un vient à lui pour une affaire, il refuse d’abord les _ conditions les plus honnêtes, puis, quand il les a refusées, il _les regrette. Quoique assez éloigné de l’avarice, il a de la peine à se dessaisir; la vue des misérables le trouble et l’afilige, sans le déterminer a les soulager; a force de diffé- rer de faire du bien à ceux qu'il aime, il les éloigne quel- quefois de lui, comme il perd souvent ses vengeances pour les avoir retardées. ll n’a dans l'esprit que tout juste la force nécessaire pour supporter les humiliations qui l'ac- cablent; son caractere est de flotter entre toutes les vertus et tous les vices, de ne pouvoir suivre ni ses passions, ni-sa raison, ni sa commodité, ni ses devoirs, ni la vérité, ni l'erreur, mais de céder au caprice des événements, et de se . partager toute savie entre les sentiments les plus contrai- res; car l'ord1·e sévère des Dieux ne lui a dispensé que des vertus aussi stériles et aussi impuissantes que ses vices. . Les hommes de ce caractère n'obéissent jamais, dans le peu d’actions qu'ils produisent, qu'al`habitude, à l'exemple, aux préjugés, et a la crainte des jugements du monde; ils n’osent pasle mal, et ils ne font pas le bien; toute leur étude est de cacher aux autres et à eux-memes la faiblesse et la timidité de leur génie. Ce n’est pas que leur naturel n’agisse sourdement sur leur conduite; mais ce faible ins- tinct, qu‘ils n'osent avouer, se renferme dans d’étroites li- mites qu’il ne franchit point. On juge et on mesure ces hommes·la d’un regard, et ils foumissent aussi peu à la satire qu’au panégyrique.] 30I —— [rhiouun mcounoosur.] [Tel homme parait avoir réellement plus d’un caractère. Une puissante imagination fait prendre à son ame la forme de tous les objets qui l’all`ectent; il étonne tout a coup le monde par des actions de générosité et de courage qu’on n'attendait pas de lui; l’image de la vertu échauife, élève. attendrit, maitrise son cœur; il reçoit l’empreinte des plus grands exemples, el il les surpasse. Mais, quand son imagi- nation s'est refroidie, son courage -baisse, sa générosité tombe; les vices opposés à ces vertus se saisissent de son esprit et de son âme, et, après l'avoir un moment dominé, ils cèdent a d'autres objets. Les démarches des gens de ce _ caractère n‘ont aucune correspondance les unes avec les autres; elles ne se ressemblent pas plus que leurs pensées, qui varient sans cesse; elles tiennent, en quelque manière, de l'inspiration. lmprudent qui sefie a leurs paroles et à- leur amitié ; ils ne sont pas trompeurs, mais ils sont inconstantîs. On ne peut dire qu'ils aient l'ame grande, ou forte, ou faible, 326 ESSAI ou légère; c’cst une imagination rapide et impérieuse qui règne souverainement sur tout leur étre, qui soumet leur génie, et qui leur prescrit tour a tour ces belles actions et ces fautes, ces hauteurs et ces petitesses, ces empresse- ments et cœ dégoûts, enfin toutes ces conduites différentes, _ qu’on accuse à. tort de fausseté ou de folie.] 31. ——— [trois , ou rfllommc ferme.] [Lycasassocie a une ame fière, hardie et impétueuse, un esprit de réflexion et de profondeur qui modère les conseils de ses passions, qui le détermine par des motifs impénétra- bles, et le fait marchera ses fins par plusieurs toutes. C'est un deces hommes à. la vue longue, qui considèrent de loin la suite des choses; qui achèvent toujours un dessein com- mencé; qui, pour atteindre leur objet, savent iléchir et résister à propos; qui sont capables, je ne dis pas de dissi- muler ou un malheur ou une offense, mais de s'élever au- dessus , au lieu de s'y laisser abattre; ames profondes, indépendantes par leur fermeté atout oser ou a tout soulïrir. qui, soit qu'elles résistent à leurs penchants par prévoyance. soit qu'elles se relachent, par hauteur et par nn secret sen- timent de leurs ressources, sur ce qu’on appelle prudence. ·trompent toujours, dans le bien comme dans le mal, les conjectures des plus pénétrants; tant l'habitude qu'elles ont de se posséder apporte de tempéraments a ce qu’elles veulent bien laisser paraitre de leur caractère et de leurs passions dominantes'.] 32. -» frnvrnou.] ['fryphon a l'esprit si court, et, d7ailleurs, si plein de lui-meme, qu'il n'a jamais fait attention aux intérêts, a la . condition et au caractère des autres hommes; il ne sait point traiter avec eux, ni placer ce qu'il leur dit; il offense ceux qu'il ve ut plaisanter, et n‘oblige point ceux qu' il veut louer, en sorte qu'il ne gagne ni les uns ni les autres, et qu'il I * Voyez, plus haut, page 03, nur la Fermeté dans lu ronduite. — G. perd tous ses soins. S‘il parle a un homme de mérite, mais sans naissance, de quelque affranchi que le prince vient de mettre en place, il lui dit d’abord que personne n’honore comme lui le mérite, mais que ces places-lane sont pas faites pour un homme de basse extraction. A un homme dont il a besoin, et qui se pique de qualité, il dit, à table, devant des femmes et des petits-maitres : Vous avez eu un grand magistrat dans votre famille, et, le voyant rougir jus- qu‘aux yeux, il le fait remarquera tout le monde, en le louent de sa modestie. A-t-il envie de s'attacher quelqu'uu, il lui prodigue d'abord les caresses les plus outrées; mais, comme sa vanité ne peut se refuser un bon mot, il lui échappe une raillerie qui offense cet homme, et qui le lui fait perdre à jamais. Une autre fois, engagé, dans une affaire embarrassante, à consulter une personne sage, il l’aborde avec ces paroles : Vous qui avez ïesprit géométrique"., et il lui donne ainsi l'exclusion pour tout autre genre d’esprit; il dit à un jeune homme frivole qu’il est un Caton; d'un autre, que l'on accuse d'etre léger, il assure qu’il n'est pas sérieux, et lui reproche ainsi son caractère, en voulant le justifier. ll n'est pas plus heureux à. parler de lui qu’à ‘ parler aux autres : si quelqu'un lui fait compliment et ` le loue, il s’excuse, prie qu’on l’épargne, .et demande qu'on détourne la conversation de ce qui le touche; et, quand on lui obéit, il reprend lui-même le discours qu’il s’était pressé d'interrompre, se loue en termes plus forts, ne tarit plus, et rebute ceux qui l’écoutent par les fatuités et les forfanteries qu’il leur raconte ; puis, lorsqu’il a épuisé son apologie, il déclare qu’il ne hait rien tant que de parler de soi. ll fait mettre dans la gazette les détails enfles d'une petite action de guerre où il a eu quelque part, et il écrit à ses amis : Vous aurez peut-étre entendu parler de notre dernière aventure; je vous prie demployervos soins pour assoupîr ces bruits; je n'aime point a faire parler de moi; et il apprend ainsi à tous ce qu'ils auraient toujours ignoré.] 32 _ ESSAI 38. — [L'BSPBlT ne nantes '.] [Celui qui a l’esprit de manége, et qui connait les hom- mes, n'a pas besoin des artifices vulgaires de la ilatterie pour surprendre les cœurs; il a l’air ouvert, ingénu et fa- milier; il n'étale point non plus une vaine pompe d’expres- sion, il ne sème pas ses discours de petites fleurs et de traits, qui ne serviraient qu'a faire paraitre son esprit, sans intéresser celui des autres. ll ne raconte point, il ne plai- sante point; il_ne prend pas la parole dans un cercle pour ` arréter sur lui seu1l‘attention de toute Passemblée, et pré- valoir sur les autres; mais, là où le hasard le fait rencon- trer, à. table, en voyage, au chauil”oir‘ de la Comédie, dans- l'antichambre du ministre, ou dans les appartements du prince, s'il se trouve ai coté d'un homme qui soit en état de Pécouter, il le joint, s'empare de lui, l'entame par l’en— droit sérieux et sensible de son esprit, l'oblige a s'épancher, excite, réveille en son cœur des passions et des intérêts qui étaient endormis, ou qu'il ne se connaissait pas, prévient ses pensées ou les devine, et s'insinue, en un moment, dans son entière confidence. Il sait gagner ainsi ceux q·u'il ne connait pas, comme il sait conserver ceux qu' il s'est acquis. V il entre si avant dans le caractère des personnes qui l'écou- tent, ce qu'il leur dit est si justement mesuré sur leurs pen- sées et leurs sentiments, que toute autre personne n'y entendrait rien, ou n'y prendrait point de goût. Aussi aime- t-il les entretiens à deux; cependant, s'il est obligé par les circonstances de parler devant plusieurs personnes de mœurs ou d’opinions diiïérentes , ou s'il doit prononcer entre deux hommes qui ne s’accordent point sur quelque objet, comme il connait les diverses faces des choses hu-

  • Voici encore un portrait on il faut reconnaitre Vauvenargues, ou, au

moins, son idéal. Déja, nous avons appelé sur ces Cursclèru l'attem·iou du lecteur; nous l'appelons particulièrement sur ces deux pages, qui comptent parmi les meilleures. Ce style ne ressemble pas A celui de La Bruyère; il n'en a ni Fagrement. ni les surprises; mais j’ose dire qu'il est aussi vigoureux peut- etra, et, en tout cas, plus sobre, plus grave et plus sain. — G.

  • Ou dirait sujourd’hui sa foyer. — G.

humaines, comme il sait épuiser le pour et le contre du méme sujet, mettre tout dans le meilleur jour, et rapprocher les contraires, il saisit en peu de temps le secret endroit par où l'on peut concilier des opinions extremes, et il conclut de manière qu'aucun de ceux qui s’en sont rapportés a ses lumières ne le désavoue. ll ne sait point briller dans un souper et dans une conversation coupée, interrompue, où chacun suit sans considération les vivacités de son imagi­nation ou de son humeur; mais l’art de plaire et de dominer dans un entretien sérieux[173], les douces complaisances, et les charmes d'un commerce engageant et séducteur, sont les dons aimables que la nature lui a dispensés; l'homme du monde le plus éloquent quand il faut fléchir une âme hau­taine ou exciter un homme faible, consoler un malheureux ou inspirer du courage et de la confiance à une âme timide et réservée[174], il sait attendrir, abattre, convaincre, échauffer, selon le besoin; il a cette sorte d’esprit qui sert a gouver­ner le cœur des hommes, et qui est propre à toutes les choses dont la fin est noble, utile, et grande.]

34. — Ergaste, ou lOfficieux par vanité.

Ergaste n’avait ni esprit, ni passions, mais une excessive vanité qui lui tenait lieu d’âme, et qui était le principe de tout ce qu'on voyait en lui, sentiments, pensées, discours; c‘était là tout son fonds et tout son être. ll n'aimait ni les femmes, ni le jeu, ni la musique, ni la conversation; tous les hommes, tous les pays, tous les livres lui étaient égaux; il n’aimait rien. Il n'avait que cette passion démesurée d’éblouir et de plaire, qui possède si souverainement les âmes faibles; tout ce qui donne de la considération dans le monde $10 _ ESSAI lui était également propre, et il n'y cherchait que cela. Empressé, par cette raison, à faire valoir ses petits talents, servant beaucoup de gens sans obliger personne, facile et léger, il promettait en mème temps à plusieurs personnes ce qn’il ne pouvait tenir qu'à une seule. Un étranger arri- vait dans la ville; Ergaste, ne le connaissant point, allait le voir le premier, lui·otl'rait—ses chevaux et sa maison, et fai- sait redemander a son ami une remise ' qu’il l'avait forcé de prendre peu auparavant. Toujours vain et précipité dans ses actions, il ne peut faire aucune démarche avec profit, et il est aussi peu capable debien faire que de bien i penser. 35. —— cvnus, ou ¤.'Esprit agité. Cyrus cache sous un extérieur simple et calme un esprit ardent et inquiet; il a, au dehors, cette inseusibilité et cette indifférence qui couvrent si souvent une âme blessée et fortement occupée au dedans'. Plus agité dans le repos que dans l’action, son esprit remuant et ambitieux le tient appliqué sans relâche, et, lorsque les affaires lui manquent. il se lasse et se consume dans la réflexion. Trop libre et trop hardi dans ses idées pour donner des bornes a ses _passions, plus près d'aimer les vices forts que les vertus faibles, il suit avec indépendance tous ses sentiments, et subordonne toutes les règles à son instinct’, comme un homme qui se croit maitre de son sort et ne répond qu‘à soi de saconduitei. Dénué des petits talents, qui soulèvent les hommes médiocres dans les conditions subalternes, et qui ne se rencontrent pas avec des passions si sérieuses; supérieur aoette reputation qu’on acquiert par de frivoles agréments, et a cette fortune qui se renferme dans l'en- ceinte d’1me ville ou d'une petite province, fruit ordinaire d'une sagesse assez bornée; éloquent, simple, véhément,

  • Ou dirait aulourd‘hui un remise, ou mieux une voilure de remise. —G.

• Var.: · Modéré au dehors, mais extreme; toujours occupé au dedans. • î Rapprochez du il;' Caractere (Thyutc). - G. , * Var.: «Et se confie an penchant invincible de son naturel. ·« — Aulrl t·ur. : ·· Et se conlle a son naturel présomptueux et inflexible. -· profond, pénétrant., et impénétrable A ses amis mème; né avec le discernement des hommes, découvrant sans envie le mérite des autres, et confiant au sien; insinuant et hardi, également propre à persuader par la force de la raison et par les charmes de la séduction; 'fertile et puissant en moyens pour plier les faits et les esprits a ses fins; vrai par caractère, mais faisant de la vérité meme un artifice, et plus dangereux lorsqu’il dit la vérité, que les plus trom- peurs ne le sont par les déguisements et le mensonge, c'est un de ces hommes que les autres hommes ne com- prennent point, que la médiocrité de leur fortune déguise et avilit, et que la prospérité seule peut développer et mettre ra leur place. 36à - [Mantoue, ou L»’Esprit moyen '.] [Ménalqne était toujours heureux dans ses entreprises, parce qu’elles étaient toujours proportionnées à. ses moyens. ll faisait peu de mal, parce quTil faisait peu de bien; il cominettait peu de fautes, parce qu’il n’avait pas cette chaleur de sentiment et cette hardiesse d'esprit qui pous- sent à tenter de grandes choses. ll avait l’esprit sûr et judicieux dans sa sphère, mais sans finesse et sans profon- deur; le goût des détails, une assez longue expérience des choses du monde, la mémoire prompte, fidèle, et un coup d'œil assez vif, mais au delà duquel il ne voyait plus. Ac- coutumé à la clarté de ses propres idées, il ne démélait qu'avec peine ce qui était fin et enveloppé, et l’on était _ étonné qu’un homme qui concevait et s'exprimait si nette- ment, ne pût guère aller plus loin que sa première idée et sa premiere vue. incapable de se passionner dans les affai- res, il conservait toujours une humeur libre qui se prétait, sans ell'ort, aux ditférents devoirs de son ministère; il avait toujours la possession de son esprit et de son jugement; la • Voici encore une des meilleures pages de Vauvenargues. Le lecteur con- mmporsin n’aurs qu‘s consulter ses souvenirs, ou A regarder autour de lui, pour s'sssurer que le type de ce portrait ai fin et si vrai n‘esI pas perdu - G. . \ 332 ESSAI modération et légalité de son caractère le rendaient cons- tantdans ses résolutions. Il changeait sans peine d’applica- tion et de travail; il paraissait né pour remplir avec dis- tinction les emplois subalternes, qui renferment beaucoup de minuties; il n'imaginait point, n'inventait point; il allait aux routes battues, et se laissait porter sans résis- tance au cours capricieux des événements; mais ilsuivait avec célérité le til des 'choses, et exécutait avec prudence tout ce qui ne demandait qu’un sens droit et une habitude ordinaire des alfaires. Sa pénétration et son goût, joints au bonheur de sa mémoire, se portaient avec une indiiférente facilité sur toutes choses; mais il n’avait point cette véri- table étendue de génie qui, saisissant les objets avec leurs rapports, les embrasse tout entiers et réunis, et c’est ainsi · · qu'il avait des connaissances presque universelles, sans qu’on pût dire qu’il eût l’esprit vaste, contrariété assez or- dinaire. Mais il rachetait "ces défauts par les qualités qui donnent le succès; il était enjoué, plaisant, laborieux; d' une conversation légère et agréable, d'une répartie vive, quoi- qu'il parlât sans feu et sans énergie; enfin, à cette sagesse spécieuse qui plait aux esprits modérés, il joignait cœ agréments variés qui usurpent si souvent la place des ta- lents solides, et leur enlèvent la faveur du monde et les récompenses des princes.] i 37, — rntorurrs, ou r.'Esprit profond. Théophile a été touché, des sa jeunesse, de cette grande et louable curiosité de connaitre le genre humain et le dif- férent caractère des nations'; mais, en remplissant cet objet, il n'a pas négligé les hommes avec qui il devait passer la plus grande partie de sa vie, car il ne ressemble pointà ceux qui entreprennent de longs voyages, pour voir, disent·ils, d'autres mœurs, et qui n'ont jamais démélé celles de leur propre pays. Pousse par ce puissant instinct, et t C'est·le castle rappeler que Vauvenargues avalt un grand gout pour les voyages (voir les Lettre: à Saint- Vincent, enu·'autr¤ la V). — G. peut-étre aussi par l’erreur de quoique ambition plus se- crète, il a consumé ses beaux jours dans Yétude et dans les voyages, et sa vie, toujours laborieuse, a toujours été agi- tée. Né avec une pénétration singulière, profond et adroit, il ne parle point sans dessein, et il n’a pas de l’esprit pour ennuyer; son esprit perçant et actif a tourné de bonne _ heure son application du coté des grandes alïaires et de l`éloquence solide; il est simple dans ses paroles, mds hardi et fort; il parle quelquefois avec une liberté qui- ne peut lui nuire, et qui écarte la défiance de l’esprit d’autrui. La nature a mis dans son cœur ce désir de s’insinuer et de descendre dans le cœur des hommes, qui inspire et en- seigne les séductions les plus secrètes de l'éIoquence; il parait d’ailleurs comme un homme qui ne cherche point a pénétrer les autres, mais qui suit la vivacité de son hu- meur. Quand il veut faire parler un homme froid, il le contredit vivement pour l'animer, il l’engage insensible- ment a des discours où il est obligé de se découvrir, et, si celui-ci dissimule, sa dissimulation et son silence parlent a Théophile, car il sait les choses que l’on cache, et il pro- fite presque également de la confiance et de la dissimula- tion, de Pindiscrétion et du silence, tant il est ditlicile de lui échapper. Il tourne, il manie un esprit, ille feuillette, si j’ose ainsi dire, comme on parcourt un livre qu'on a dans ses mains, et qu'on ouvre à l’endroit qu'il plait' ; et cela d'un air si naïf, si peu préparé, si rapide, que ceux qu'il a surpris par ses paroles se tlattent eux-memes de lire dans sesplus secrètes pensées. Comme il ne perd jamais de temps en vains discours, et ne fait ni fausses démarches, ni pré- parations inutiles, il a l’art d'abréger les aiïaires les plus contentieuses, les négociations les plus ditliciles, et son génie flexible se prète à toute sorte de caractères, sans quitter le sion; il est l'ami tendre, lepère, le conseil et le confident de ceux qui l’entourent; on trouve en lui un • Var.: « Comme on discute un livre qu’on a nous les yeux, et qu'on ouvre ~ L divers endroits. « I I au Essai ' homme simple, sans ostentation, familier, populaire ; quand on a pu le voir une heure, on croit le connaitre; mais son caractère est de démêler les autres hommes, et de n'en étre pas démélé‘. Théophile est la preuve que l’habileté n’e·st pas uniquement un art, comme les hommes faux sele figu- rent; une forte imagination, un grand sens, une ame élo- quente, subjuguent sans elïorts et sans finesse les esprits les plus gardés, les plus défiants, et la supériorité d'esprit nous cache bien plus sûrement que le mensonge et la dis- simulation, toujours inutiles au fourbe contre la prudence ‘. 38. -— f enarnaoua , on LB Fourbaj [Eurymaque ne reconnait pour vice que Pimprudence, et pour vertu que l'habileté, et ce qu'il entend par habileté, c’est la fourberie. ll s’est exercé de bonne heure à feindre et a tromper, et n’a jamais fait obéir ses passions qu’à la loi de son intéret. Ni la haine, ni l’amitié, ni la reconnais- sance, ni la vengeance, n’0nt pu le détourner un moment de cette unique fin; il trahit son bienfaiteur, en méme temps qu' il caresse son ennemi, et il sert sans aimer, comme il nuit sans haïr. Il cache —ses noirs desseins sous une politesse étudiée ; il est délié, souple et secret. _ lnsolent avec ceux qui tléchissent, bas avec ceux qu'il peut craindre; complaisant pour le succes, et impitoyable pour Pinfortune, il n'a.spire · qu’a profiter également du bien ou du malheur de tous, qu'a se prévaloir de leurs fautes, qu’à les engager dans ses piéges, qu'à les perdre par les fausses promesses, par la flat- terie, par les dons intéressés, par le mensonge, par la ca- lomnie, et, enfin, parla violence ouverte, quand les détours seraient inutiles. Si content qu'il soit de lui-meme, et quoi qu'il puisse présumer de son mérite, je dirai a Eurymaque · • Var. : ~ Tous ceux qui Pentendant parler se confient aussitot L lui, parce tr qu‘ils sa tlattent d‘abord de le connaitre; sa simplicité leur imposa, son « esprit profond ne peut étre ainsi mesuré. La force et la droiture de son « jugement lui suffisent pour pénétrer les autres hommes, mais il échappe i ~ leur curiosité, sans artince, par la aeule étendue de son génie. ~ ¢ Voir, sur ce portrait, notre Éloge sur l`mcm·nurguc•. - G. que le fourbe a ordinairement peu d'esprit; il est rempli de petites tinesses inutiles ou pernicieuses; il veut perdre celui dont il a besoin, et, s'il est découvert, il est perdu lui- méme; il ment, lorsqu’il lui serait plus avantageux d'étre einem; il ·fait un ridicule emploi de toutes ses ruses pour pénétrer un homme qui n’a nul dessein de se cacher, et, si celui-ci dédaigne de remarquer ses petites manœuvres, il a la grossière vanité de l'en'faire lui—meme apercevoir, puis, — il se glorifie de sa frivole et infructueuse habileté, qui n'a A trompé que lui. ll blanchit ainsi dans l'art misérable de tromper, dominé et rampant, sans avancer d'un pas sa for- tune; la faiblesse effective de son caractere le réduit a craindrele couragede ceux dont il a méprise la probité, et· la prospérité inespérée de -ses concurrents lui enseigne enfin , à sa ruine, combien la droiture naturelle d‘une âme élevée, lorsqu'elle est soutenue de quelque vigueur, est plus re- doutable que les sourds artifices et la basse industrie d’ un malhonnête homme.`] 39. — runuus, ou LE Chef de parti. Turnus est le médiateur des esprits contraires, et, en quelque sorte, le centre de ceux qui, par le caractère de leurs sentiments ou par l'opposition de leur fortune, ont besoin d'un milieu qui les rapproche et qui les concilie. Deux hommes qui ne se comprennent point, ou qui se haîssent et s’envient, trouvent tous les deux auprés de lui la justice qu'ils se refusent, l'estime qu'ils se doivent, et, les prenant au point qui les réunit, Turnus s’empare égale- tment d’eux, et les fait concourir à une méme fin. Sans i quitter son caractère, il entre naturellement dans le secret des cœurs; il se prete aisément à tous, et sait supporter les défauts de ceux qui lui sont attachés. La sincérité, la bonne foi paraissent inspirer tous ses discours; il sait attendre, dissimuler, souffrir, entreprendre, oser, conseiller, parler et se taire; il mûrit longuement un dessein, ou se détermine sur-le-champ, quand il le faut; les évenements ne le sur386 ESSAI , prennent point; il les prévoit ou il les répare; il ne se dé- courage ni de ses mauvais succès, ni de ses fautes, ni des fautes de ses amis, qu’il n'abandonne ou ne désavoue ja- mais; enfin, il est aussi patient contre l'obstacle, qu’il est décidé dans Pexécution. ll estime les hommes, non pas selon leur fortune, mais salon leur courage et 'laforce de leur caractere; il préfère les sages à ceux qui n'ont que de l'es- prit,_et les jeunes gens ambitieux aux vieillards qui n'ont que de la sagesse , parce que la jeunesse est plus agissante, plus hardie dans ses espérances, plus généreuse danssa conduite, et plus sincère dans ses afl`ections. Quiconque a de la résolution, et l’audace de bien faire, peut se jeter avec confiance entre ses bras; il sert ses amis dans leurs peines, dans leurs disgràces, et dans leurs plaisirs; il entre dans l'intérét de leurs affaires; son esprit, fécond en ressources, leur ouvre des voies faciles pour aller à leurs fins, et il en- gage tous ses amis à se servir les uns les autres, comme il les sert lui-méme. Ceux qui sont pauvres ou dérangés tirent des secours de ceux qui sont riches, et leur rendent d'au· tres oflices par retour. Ainsi, sans orgueil et sans faste, Turnus est adoré d'un grand parti, avant que ceux qui le composent sachent méme que c’est un parti; aucun n'a son- secret, mais il est sûr de tous, et, lorsqu'il sera temps d' agir, il n’aura qu’à se mettre a leur tete, et ils le suivront avec joie; nul ne manquera à son chef`, a son bienfaiteur, a son ami. La réputation de son mérite et ses insinuations lui ' ont concilié un tres·grand nombre de ces hommes sages, u qui ont toujours de l'autorité dans le public, quoiqu'ils n'occupent pas les premières places. Si les ennemis de Tur-_ nus répandent qu’il trame quelque dessein contre la répu- blique, ses amisse rendent garants de son innocence, solli- . citent pour lui quand il est accusé, et détournent contre ses délawurs l'indignation publique. il parvient peu à peu a un tel degré d’autorité, qu’il peut, sans imprudence, faire con- fidence de ses desseins; celui qui songerait a le trahir ne trouverait point de créance dans le peuple; mais nul n’y songe, car tous ont intéret à sa fortune. Persuadé qu’on ne trompe que rarement les hommes sur leurs intérêts, sa po- litique est a ne jamais faire de dupes, et il emploie tout son esprit et toutes ses démarches a faire en sorte que ses créatures u’aient jamais avec lui qu’une méme vue et qu'un meme sort. Comme il a compris de bonne heure qu’on ne pouvait rien entreprendre d’extraordinaire sans faire la guerre, il a joint a tant d’autres qualités une connaissance profonde de ce dur métier, et s'est fait dans l'armée la ré- putation d'un homme intrépide, mais calme, modeste, et aussi sévère à. soi-méme qu’indulgent aux autres'. Quoiqu'il . soit savant, éloquent, courageux, et d'un beau nom, on ne fait attention à aucune de ces choses, lorsqu’on est avec lui; on n’est point occupé de sa personne, ni de son lan- gage, ni de son savoir, mais des chosesméme dont il parle; il atteint naturellement et sans effort à. l’esprit et aux sen- timents des autres hommes; ses paroles fortes et ingénues surprennent et enlèvent le cœur de ceux que l’autorité de ses emplois a déjà attachés à sa fortune ’ ; il les gagne d'au- tant mieux qu'il sait écouter ce qu’on lui dit, comprendre ce qu’on ne peut dire, et deviner les talents les plus cachés.` S’il rencontre, à l’armée ou en voyage, un homme qui peut paraitre de peu de poids, et dont tout autre quelui ne s‘oc- cuperait point, Turnus pénètre d'un coup d’œil son carac- tére,·ses qualités, ses défauts, l’emploi qu’on en peut faire, et il inspire aussitot à cet inconnu une confiance qu'il n'a jamais eue pour personnei. S’il s'arx‘éte un seul jour dans une ville, il s'y fait, dans ce peu de temps, des_admirateurs • Var. : · Il s’est fait d'ailleurs a la guerre une haute reputation qui orne ses · autres vertus; car il scomprisde bonne heure que ceux qui commandaient • avec succès dans les armées, éclipsaient aisément les politiques, et faisaient a tomberleur crédit ; et de plus il n'ignore pasque l'on ne peut rien entreprendre ·· d’extraordinaire sans faire la guerre. Mais, malgre le nom qu'il s'y est fait, les « plus vils citoyenssont moins modestes et moins populaires, et |'ou ne rencontre · que lui sur le forum, sous les portiques, et dans les plus humbles maisons. » • Var. : • Son humanité, ses services et son éloquence ingéuue lui assujet- · tissent les cœurs. ~

  • Rspproches des 33* et 37• Caractères (L’e•prit de manège et Théo-

phile). - G. . 22 338 ESSAI et des partisans passionnés ; quelques-uns abandonnent leur province, dans la seule espérance de le retrouver, d’en étre · protégés dans la capitale, et ils ne sont pas trompés dans leur attente; Turnns les reçoit parmi ses amis, et il leur tient lieu de patrie. ll ne ressemble point à ces hommes qui, capables de quelques mouvements de générosité, et iu- dustrienx, par vanité, à se faire des créatures, les perdent par paresse ou par inconstance; qui, promettant toujours plus qu'ils ne tiennent, se font de secrets ennemis de ceux qui se sont trop flattés, offensent sans retour ceux qu'ils n'ont servis qu'à demi, et, croyant abuser tous les hommes, I n'abnsent qu'enx—mémes; Tumus ne se dégoûte point des gens de mérite qu'il a séduits par ses adresses, et, comme il ne recherche point les hommes sans dessein, il ne les ne- glige jamais par légèreté. Une âme si belle trouve un charme secret à satisfaire son génie bienfaisant et accessible; Tumus est bon et humain; son esprit flexible sait prendre des formes trompeuses, mais il est droit et sincère; il est moins touché de l'éclat de sa fortune que du juste ascendant que la nature donne aux grandes ames sur les cœurs, et il épure par la hauteur de ses sentiments la forte ambition dont il est épris'. Si cependant la fortune, qui peut tout contre la prudence, fait qu'il est prévenu dans ses desseins, il avoue la plupart des faits qu'on lui impute, et les justifie par les lois, ou par la force de son éloquence; ses juges sont éton- nés de sa sécurité, et attendris parses discours;. la cabale — qui le poursuit, et qui veut sa perte, n'ose le laisser re- paraltre, ni l’interroger en public. Quoiqu’il soit convaincu d'avoir attente contre la liberté, on est obligé de le faire mourir secrètement, et le peuple, qui l’adorait, demeure persuadé de son innocence ’.

  • Var. : · Tumus ne cultive les hommes que pour satisfaire son génie bien-

· faisant et accessible, pour les dominer par l'esprit, pour les surpasser en ·· vertu, pourjouir decet ascendant que la nature donne ala bontesurlea cœurs. «, « ll est amoureux de wo pire que l'on peut acquérir par la raison etpnr les ·· séductions de Véloquence; ses paroles sont plus aimables que en bienfaits · meme, et sa haute naissance moins considérée que sesqualités personnellem

  • ll est remarquable que ce morceau , celui de Lentulus qui précède, et

A0. — [nanars, ou ti Sotlc ambition.] À [Hermes, peu considéré dans sa province où la v`ertu est traversée par l'envie, et, d'ailleux·s, ne trouve guère d'em- ploi, est venu demander justice à Paris, la patrie commune des talents. Sa secrète ambition était de se produire dans le monde, et dans ce qu’on appelle bonne compagnie; il n’a rien négligé dans ce dessein, et, s’il connaissait un homme de qualité pour l’avoir· rencontré à. l’armée ou en voyage, il le priait à souper avec un cortége d’amis, et allait régu- lièrement se faire-refuser à sa porte deux fois par semaine. Hermas voulait aussi qu’on lui crut de l’esprit, et faisait des avances aux gens de lettres; il les abordait au spec- tacle , et entrait en conversation avec eux, sans les con- naitre; il faisait, d' ailleurs, des romans copiés de l'abhé Prég vost, et, dès qu'il paraissait un nouveau poème dans le monde, on avait aussitot d'Hermas une longue critique en prose, qu’on vendait au bout du Pont—Neuf ou à la porte du Palais·Royal. Hermes jouait aussi un jeu considérable, sa- _ chant que, de tout temps, le jeu a donné une entrée gra- cieuse dans le monde; mais il était si malheureux qu'il . U perdait son argent en mauvaise compagnie, sans que per— ceux de Clèon et de Clodlus qui suivent, commencent, comme tous les au- tres, par la description morale, mais llnissent par le roman. Presque toujours, quand il traite des atfections ambitieuses, Vauvenargues emploie ce procédé, qui donne I penser, non-seulement sur la part d’îmsgination qu’il melait a l'ob- servation des caractères, mais aussi sur les sourdes aspirations et les secrètes hlessurœ de son cœur. Tourmente lui-meme, pendant toute sa vie, d'une ambition que le temps et les occasions ont trompée, et qui souvent, d'ailleurs, allait au-dela du possible, il aime L parler de cette passion malheureuse et toujours comprimée, comme on aime A parler des affections déçues; il se con- sole dela réalité par la tlction; il idealise œs espérances, ou plutot, ses re- grets dans de grandes scènes iznaginaireswù, au milieu de traits évidemment impersonnels et grossi: A dessein, son propre personnage se retrouve encore. Qu'on rapproche de ces Caractères plusieurs Ré/luiom que nous avons de- signées I leur place, et quelques Dialogues, cntr’autres celui de Brutus et le jeune Romain; tous ces morceaux se tiennent, répondent a une meme pensée, et trahissent dans Vauvenargues une agitation intérieure, quo, comme Clean · il adissimulée au-dehors, et qui, ]usqu'a present, u'avait pas été soupçon- née.Vauvenargues est d'autant mieux reconnaissable peut-·etre,qu’ilse croit mieux déguisé sous le costume romain,et nc s'inquiète plus du lecteur, qu'il croit avoir sullisamment déroulé. — G. · 340 ESSAI sonne lui en sût gré. Bien des gens aeceptaient ses soupers, dont aucun ne voulait se chargeràde le présenter; il atten- dait toujours du temps ce qu'on refusait a son mérite; mais, tandis qu'il attendait, la pauvreté et la vieillesse s'étant inopinément offertes a lui, son cœur s'est serré de douleur, et, voyant que les memes hommes auxquels il avait tout sacrifié ne faisaient aucune attention à sa ruine, il s'est re- ` tiré à la campagne, sous un toit détruit, d'où il n'aurait jamais dû sortir; il y vit dans l'obscurité et dans la misère, aussi oublié parmi les hommes, que s'il n'avait jamais tenté ° ' de se pousser auprès d’eux.] M. — cnéou, ou LA Folle ambition. Cléon, dévoré d'ambition, et plus passionné que pru- dent, a passé sa jeunesse dans Pobscurîté, entre la vertu et le crime. Vivement occupé de sa fortune avant de se oon- naitre, et plein de projets chimériques dés l'enfance, il se repaissait de ces songes dans un âge mûr; son naturel ar- dent et mélancolique ne lui permettait pas de se distraire de cette sérieuse folie. Il comprenait a peine que les autres hommes pussent étre touchés par d'autres biens; et, s`iI voyait des gens qui allaient a lacampagne dans l'automne pour jouir des présents de la nature, il ne leur enviait ni leur gatté, ni leur bonne chère, ni leurliberté, ni leurs plai- _ sirs. Pour lui, il ne se promenait point, il ne chassait point, il ne faisait nulle attention au changement des saisons, et le printemps n'avait à ses yeux aucune grâce. S’il allait quelquefois à la campagne, c’était pendant la plus grande rigueur de l’hiver, afin d'étre seul, et de méditer plus pro- · fondement quelque chimère. Il était triste, inquiet, rêveur, extrème dans ses espérances et dans ses craintes, immo- déré dans ses chagrins et dans ses joies; peu de chose abattait son esprit violent, et les moindres succès le rele- vaient. Si quelque lueur de fortune le tlattait de loin, alors il devenait plus solitaire, plus distrait et plus taciturne; il ne dormait plus, il ne mangeait point; la joie consuniait ses entrailles, comme un feu ardent qu'il portait au fond deluilméme. ll avait cette fierté tendre d'une ame timide, qui ne veut avouer ni sa défaite, ni ses espérances, ni la vanité de ses vœux; qui dissimule dans un long silence les injures et les faveurs dela fortune, trop faible également pour vaincre et pour produire les agitations de son cœur, et les témérités de son courage'. A cette ambition effrénée il joignait quelque humanité et quelque bonté naturelle. Q Ayant rencontré à Venise un Français· autrefois très-riche, alors misérable et proscrit, le cœur de Cléon fut ému; et, comme il venait de gagner deux œnts ducats à un séna- teur, il dit en lui-méme : Il n'y a qu’une heure que je n'avais pas besoin de cet argent, et il le donna aussitot à ce réfugié, avec des paroles plus touchantes que le bienfait lui-méme. Celui·ci, pénétré d'un procédé si généreux, ne pouvait re- tenir quelques larmes, et il racontait sans déguisement a son bienfaiteur les fautes et leserreurs de sa jeunesse; mais Cléon, qui écoutait en silence, comme quelqu’un qui cher- che une ressource a une fortune si déplorable , s'écrie tout a coup, d'un air inspiré : « Auriez-vous le courage de tuer « un homme, dont la mort importe à l’État et pourrait finir « vos misèresîn L’étranger pâlit, et Cléon, qui observait alors son visage : « Je vois bien, mon ami, que la seule « pensée du crime vous effraie; je vous estime plus de « cette délicatesse dans une si grande adversité, que je « n'estime toutes les vertus d'un homme heureux. Vous u etes humain dans la pauvreté, et vous préférez l'inno- «· cence ala fortune’; allez, vous n’étes pas si malheureux « qu’on peut le croire. » En achevant ces mots, il le quitta brusquement, et partit de Venise, sans l'avoir revu, laissant

  • Add. : ~ Ainsi, les soucis et les espérances le tenaient également alféné;

· sa cruelle et triste ambition dévorsit la fleur de ses jours; et, dans sa plus · grande jeunesse, si quelqu'un, trompé par son age, essayait de le divertir · et d’ouvrir son Ame I la joie, il sentait aussitot en lui je ne sais quelle · elmgrine et hautslne, qui inspirait de la retenue, et qui repoussait . raser. Cu Suédois. •

  • Add. : « Puissiez·vous lléchir sa rigueur! » • l 342 ESSAI I

cet étranger dans une grande incertitude de ses sentiments, qui n’étaient pas méme connus de ses plus intimes amis'; car la médiocrité de sa fortune l’ayant obligé de cacher_l’éten - due de son ambition et la violence de ses désirs, son sérieux ardent et austère passait pour sagesse, son inquiétude pour curiosité, et sa rêverie opiniâtre pour indifférence, tant les hommes sont peu capables de se concevoir les uns les au- tres’l '1`els étaient l’esprit et les sentiments de Cléon. On raconte qu’étant attaqué dans la force de son age d’une maladie de langueur, et sentant la mort approcher, il se repentit de n'avoir pointassez aimé la vertu, qui l'aurait con- solé de ses disgràces, et l'aurait rendu supérieur à sa for- tune; il avoua que l’ambition avait fait de lui, non-seulement le plus malheureux, mais le plus insensé de tous les hom- mes; qu'il ne regrettait point l'autorité et les richesses que l'aveugle fortune dispense au hasard, qui coûtent des soins, des soucis et des remords; mais qu'il regrettait la bonté, la sincérité , la sagesse, qu'il pouvait cultiver sans peine dans la pauvreté, et qui l’auraient suivi jusqu'au tombeau. B2. — cwnius, ou LB Séditieua:. Clodius assemble chez lui une troupe de libertins et de jeunes gens accablés de dettes. Le sénat a fait une loi pour ~ réprimer le luxe de ces jeunes gens 'et l'énormité des em- prunts. Clodius leur dit :' « Mes amis, le sénat étend chaque « jour sa tyrannie; pendant qu'on vous impose un gouver- « nement si dur et si austère, vous tlatœriez-vous d’étre « libres? Marius a rempli Rome de carnage; mais, au moins, u la liberté régnait dans son parti; Sylla réprima la licence « du bas peuple; mais il mit les emplois dans les mains les « plus dignes, et. il affranchit ses amis du joug des lois. • Var. : « Sea amis nepénetraisnt point le profond secret de son cœur. • ' Dana une autre version de ce Caractère, Vauvenargues ajoute ld, au pov trait de Cléon, toutes les qualitù d‘eaprit qu'il a mises ensuite sous le nom d'Éqéc (voir plus loin); or, ai dans la pensée première de Vauvenargues, hec et Cléon n'etaient qu'un seul et méme personnage, et sl, comme on n'en_psut douter d'ailleun, Egée n'est autre que Vauvenargues lul·meme, la conclusion est facile I tirer. — G. « Aujourdhui, Caton et Cicéron croient rétablir la liberté _ « en rétablissant les mémes lois qui la détruisent; ou « plutot, ils veulent régner a leur tour au nom de ces lois, « et mettre dans la servitude les hommes courageux qu’ils ‘ « apprébendent. On défend aux une les plaisirs, on ferme « aux autres les chemins de la fortune; on ôte à tous l'es- « pérance de lagloire, on étoulïe enlin toute vigueur et « tout courage sous des chaines pesantes'; et cette servi- « tude de chaque particulier, on ose la nommer liberté « publique! Mes amis, vous ne voulez pas que des hommes « soient vos maitres; et qu'importe d'étre l’esclave des ' « hommes ou des lois, quand les lois sont plus tyranni- « ques que ceux qui les violent? Est«ce à nous à. subir le u joug de quelques vieillards languissantsï Croyez-vous « que la nature fasse les faibles pour l’autorité, et les forts « pour l’obéissance7 Les laibles ne sont point à plaindre « dans la dépendance; mais les forts ne la peuvent subir « sans une insupportable violence. Donnons a ce peuple « quelque exemple qui le réveille; donnons-lui, à notre « tour, des lois douces, déposées dans des mains fermes. £« Ne craignez pas de le remuer jusqu’au fond, et n’allez «· pas penser que le bonheur des nations dépende de leur « repos: les hommes ne baissent point d’étre agités, et « Faction leur est aussi bonne que nécessaire. Le repos n’est « que la langueur des corps politiques; les ambitieux, qui ` « donnent le mouvement à. ces corps, sont au genre humain ·· ceqtfestàchacun de nous la chaleur du sang, quidistribue « et retient la vie dans nos membres'. ll n’y a pas d’état « qui dure sous des maitres sans action et sans vigueur. » Ainsi s’explique Clodius avec ses amis. Quand il est avec des personnes qui l’obligent à plus.de retenue, il leur dit • Var.: ~ On s’el‘l'orce d‘anéantir le courage et l’esprit de tous, en tenant · sous des lois étroites leur génie captilï • ¤ Var. : · Les ambitieux sont l’ame des corps politiques. ~ - Add. : • [Unc- ` · tivlté ne se trouve point dansles caractères modérés; le courage pour en- ~ tœprendre n'eat pas naturel aux esprits doux; en un mot, ll u'appartie.it « qu’aux ambitieux de commander. •] 344 ESSAI qu'on fait bien de réprimer le vice, mais qu’il faut "avoir attention que le remède qu'on y apporte ne soit pas lui- méme un plus grand mal. « La vertu, dit-il, est aimable · «· par elle-meme; que sert d'employer la force pour la per- I « suader? Toute violence est odieuse, quelque juste qu'en •· soit le motif. ll faut faire sentir aux hommes l'erreur des «· plaisirs, les dommages de l’oisiveté , et l'utilité de la « vertu; mais, au lieu de contenir le mérite dans des homes « étroites, il faut l’animer par Pespérance de la gloire, et « ne point gêner son essor; car, pendant que la nature a « mis tant de diversité dans les esprits, dans les goûts, et « dans les talents; pendant que les moyens des hommes ` « sont divers, et leurs forces inégales, vouloir les renfermer « tous dans la meme voie, et les ranger à la meme règle, tt ce n’est ni savoir gouverner, ni se proportionner aux be- « soins et aux intérets dela. république'. Tous les citoyens tt ne peuvent etre sages, et ceux meme qui sont nés ver- « tueux ne peuvent avoir toutes les vertus; est-il juste de « demander le courage à qui montre de l’équité; ou un « esprit exempt de passion, à qui montre des talents su- « blimes? N’est—on pas trop heureux que les vertus se par- « tagent et se balancent parmi les hommes, et faut-il pré- « tendre qu’un seul les réunisse? Ce n’est pas etre aussi «· bon qu'on le pense, de vouloir que tous les hommes soient `« bons au méme degré; ce n’est pas etre sage, de vouloir « réprimer toutes les folies, et ce n’est pas etre humain, de « rendre les vertus trop difficiles, ou de les établir par la « force. On hait les tyrans qui exigent un culte extérieur «· pour leurs personnes, ou quelque soumission pour leurs ·· faiblesses; mais sont·ils moins tyrans, ceuxqui veulent «· tenir toutes les passions en captivité, qui contraignent ·· tous les plaisirs et tous les goûts; qui, non contents d'0p- « primer le dehors des hommes, veulent encore opprimer

  • Var. : ~ Voyez la diversité que la nature a misc entre les hommes: est-il

· juste d‘assu]ettir K la meme règle tant de différents caractères? Peut-on • obliger tous les hommes a marcher dans la même voie? ~ « l’intérieur, et dominer jusque dans les actions et les pen- « sées les plus secrètes? Y a—t-il, enfin , quelque humanité ~ à prosterner la nature humaine sous un joug si rude'? » Tels sont les discours les plus modérés de Clodius; mais s’il se forme un parti dans la république qui ne tend rien moins qu'a sa ruine', il excite les conjurés à Yavancer, et tâche d’étouffer leurs scrupules ou leurs remords. ll leur dit qu’il faut que·tout change, que rien n'est stable, que le mouvement est unefatalité invincible; que les opinions, et les mœurs qui dépendent des opinions, les hommes en place, et les lois qui dépendent des hommes en place, les homes des États et leur puissance, Yintérèt des États voi- sins, tout varie nécessairement: « Or, ajoute·t—il,‘ il est « impossible qu'un État où tout varie, et qui voit tout va- « rier autour de lui, ne change pas à son tour de gouver- «· nement; et, de tous ces changements inévitables, il n’y « en a aucun qui ne se fasse par la force; car la séduction « et l'artifice ne méritent pas moins ce nom que la violence « déclarée et manifeste. Mes amis, continue-t—il, que tar- ·· dez-vous? que craignez-vous? Allez , l’éloquent l'em- « porte sur le discoureur, le courageux sur le faible, et « celui qui sait oser de grandes choses sur celui qui n’a ni la « hardiesse de les concevoir, ni la force de les exécuter. « Nappréhendez pas d'ailleurs que le peuple vous manque: « je sais, comme vous, que la coutume est tout, que tout · peuple se fait a sa condition et supporte patiemment les « choses qu'il trouve établies, comme nos esclaves, nés « dans l’opprobre, portent leurs fers sans murmure; mais, w si vous ahattez la tyrannie, doutez-vous que ce peuple; « qui baise a présent sa chaine, ne s’accoutume bientôt de · même à la liberté? Ce peuple est avili; mais, mes amis, « c’est le gouvernement qui forme le caractère des na- « tions; c’est le gouvemement _qni a fait autrefois, à Car- ' Presque toutes ces idées se retrouvent, au moins en substance, dans les llnximu de Vauvenargues. — G. ¤ ll faudrait: ·· Qui ne tende d rien moins. — G. 340 ESSAI « thage tant de marchands, à Athènes tant d’orateurs, il « Lacédémone tant de guerriers; changez avec moi le notre, « et tout sera changé. Si vous osez me croire, nous forme- « rons sur les mines de l’ancienne Rome un État nouveau, « propre a faire de grands citoyens dans tous les genres, « favorable à tous les plaisirs, secourable a toutes les ver- « tus, et surtout indulgent à toutes les passions. Quelle « vaine prudence pourrait donc arreter vos desseins et vos « courages? Craind riez-vous de troublerla paix de la patrie? « Quelle paix, qui énerve les cœurs, et qui avilit les ames « dans un misérable esclavage! Estimez-vous tant le repos'! « et la guerre est—elle plus onéreuse que la servitude 'l' • Ainsi Clodius met tout en feu par ses discours séditieux, et cause de si grands désordres dans la république, qu'on ne peut y remédier que par sa perte ’. ll3. — ELES cnANos’.] [Les grands remarquent a peine la misère, les mœurs, les talents, les vertus et les vices des autres hommes; ils • Vauvenargues dit de même dans sa 2l' Maxime: · La guerre n'est pas s si onéreuse que la servitude. » - G. . • Voila encore une de ces chimère: doux re repaiasail Cléon (t·0ir,plus haut, page MO). Cc morceau, écrit vers i7l'r0, est plein de singuliers preesentiments; lavoia de la |\évolutiou,qui devait éclaterclnquante ans apres, et que rien n’an~ nonçait encore, y grondedéja sourdement. M. Sainte—Beuve, devançant les an- nées, et voulant, par hypothèse, marquer la place probable de Vauvenargues dans la Révolution, l'a mis A coté d’Andre (Qhénier; nous croyontquc cette pqe, presque entièrement inédite, ajoutera L la pensée de |'éminent critique; il y u ici tel mot qui dépasse de bien loin André Chénier, et qui va presque jusqu's Saiutdust. Reconnaissons, d’silleurs, que le discours de Cledius ut plein de force et d'acceut. Vauvenargues ne pouvait lire Tite-Live et Salluste dans leur langue; le ne sais s'il les avait lus dans quelque traduction; mais on peut dire hardiment que, dans cette harangue, il n'œt pas loin ¢l‘eux. - G. · ‘ Cette piece et les trois qui suivent sont d‘uue couleur plus générale, et montrent que Vauvenargues avait la noble curiosité et le coup d’œil étendu des œprlts supérleun. On remarquera avec quel détachement philosophique le marquis de Vauvenargues parle des gens de qualité, dans un temps ou les no- bles ne faisaient pas encore bon marché de leur noblesse. On remarquera aussi les nuances ditférentes du trois premiers morceaux: Vauvenargues est sévère pour les grands, impitoyable pour les bourgeois; mais quand il arrive L la peinture de ces hommes déclaasés, qui sont le rebut des soclétà, et dont, a ce moment·la, lui seul peut-étre s’inquiétalt, ou sent que son cœur est ému d'une pitié profonde, en mème temps que son esprit est saisi de tristesse et d'éton- nement.- G. sont pour cela trop occupés d’eux-memes. Ils u'aperçoivent méme pas ce qui est sous leurs yeux; ils ne voient pas au- delà. de leurs parents, des gens en place, de leurs familiers, de leurs flatteurs, et de leurs domestiques; le genre humain se renferme pour eux dans ce petit cercle de gens qui leur appartiennent par leur dépendance, ou qui hantent les cours; le reste leur échappe, et ne peut exciter ni leur estime, ni leur compassion, ni même leur curiosité. Surtout, ils dé- tournent leur vue des misérables; comme ils u’ont jamais senti la pauvreté, ni la douleur, ou ils ·n`y réfléchissent point, où ils craignent d'étre obligés d'y réfléchir. Ainsi, ils ont rarement assez d'esprit pour jouir de leur fortune, en la comparant à celle des autres hommes, et ils paraissent eux-memes se donner des bornes à plaisiri lls sont aussi plus sujets à se corrompre, et on en voit peu qui soutiennent ' les espérances qu' ils avaient pu donner d` abord. Quelques- uns, pendant leur jeunesse, ont daigné descendre jusqu’au simple peuple; la vivacité de leur ame et la chaleur de leur naturel leur faisaient alors surmonter les fiers et injustes préjugés de leur condition; ils étaient accessibles et popu- laires; comme on les considérait moins dans le monde, à cause de leur jeune âge, ils recherchaient plus vivement tous les suffrages, et ne regardaient pas encore la bonté et l'amour des hommes comme inutiles, ou au-dessous d'eux. Mais. à la fin, ils n`ont pu soutenir leur cœur aussi haut que leur rang; ils se sont laissés prendre, à leur tour, parla flatterie et par l'éclat de leurfortune; à force de voir le _ mérite, dénué de biens et d’appui, réduit à. rechercher leur protection, et —a subir le joug pesant de leurs caprices, ils l'ont méprise jusqu’au point de méconnaître ce qu’ils lui devaient, et les avantages solides qu’ils auraient pu retirer de son commerce; enfin, des qu’ils ont connu les privi- léges de leur condition, ils ont dédaigné la vertu, et ils ont oublié jusqu’aux anciens services de leurs amis malheu- ~ reux.] . 348 ESSAI ` ` lib. —- [LA sooaosoxsis.] [ll faut vivre avec tous les hommes dont on a besoin, mais c'est·une erreur de chercher de la raison dans un état plutot que dans un autre. La fatuité est chez les nobles, la grossièreté dans le peuple, et la bourgeoisie emprunte des deux. Quoi que j'aie pu dire ailleurs des gens du monde, je suis fort éloigné de leur préférer le tiers-état; j’aime mieux- une impudence naïve et une légèreté sans bornes, , qu’une maladroite et, impertinente imitation de ces deux vices. Si j'entre dans une maison bourgeoise, j'y trouve une vanité plus grossière, un ridicule plus affecté, une igno- rance plus profonde, et une conversation plus ennuyeuse; les femmes y sont ou précieuses, ou sottes, ou caillettes, ' ou folles; les hommes y sont impolis, grands parleurs, pe- sants, et copistes. S' il hante quelque homme de lettres dans une telle maison, on peut s’assurer que c’est uu pédant travesti en petit-maitre ; mais si les véritables gens de lettres n`y sont pas.reçus, ou plutot, s'ils dédaignent de s'y pré- senter, vous verrez avec quel mépris on parle d’eux. Quel- qu'un conte qu'un bel-esprit a été mené à. Vincennes; aussitot, plusieurs femmes disent à la fois que c’est à Bi- cétre. On parle d'un poète qui honore son siécle, qui, d'ailleurs, est un homme riche, et qui ne vit point avec la bourgeoisie'; le fils d'un notaire royal dit froidement que c’est un homme qu'il faudrait chasser de Paris, et faire sortir d'une bonne maison par les fenetres. Là, revivent le vicomte de Jodelet, le marquis de Mascarille, et la comtesse d'Escarbagnas‘; le fort de la conversation chez ces bour- geois, c’est de louer des sottises, de répéter de fausses nou- velles, de citer des hommes en place, et surtout de parler des gens de qualité et d'énumérer leurs titres. On fait adroitement entrer dans le discours le nom de tous les grands seigneurs que l'on connait de vue, et les femmes n’ont • Il s'agit de Voltaire; l’allusion ent évidente. - G.

  • Personnages de- Molière. — G.

point de honte de nommer quelques jeunes gens de la cour qu'elles n’ont jamais aperçus que dans la rue, ou à la pro- menade. Quelquefois, à propos d'un mariage ou d'un convoi .funèbI‘¢« on fait la généalogie des grandes maisons; on de- mande quelle est la sœur du duc de Biron, et, comme les uns prétendentque c'est madame de Bonnac, les autres madame de Bonneval, on s’évertue et l'0n s’échaulI`e là- dessus. jusqu’à ce qu’il entre un homme de qualité qui, venant solliciter son rapporteur pour une alïaire, met tin à la dispute; chacun fait un grandsalut, personne n'ose plus parler de condition, et les plus glorieux ne disent mot.] L5. —- [tus sas-sonos.] _ [ll se trouve des hommes qui ont pris le crime comme un métier; qui, cachés au fond des grandes villes, y com- posent comme un peuple a part, vivant sans règle, sans frein, sans crainte des Dieux; sur qui lihonneur ne peut · plus rien , en _qui ne reste aucun sentiment de honte ou d'humanité; malheureux que l’attrait du mal a entiérement abrutis, que la misère et le goût du plaisir ont voués dès leur enfance à l'infamie, et qui ne semblent etre sur la terre que pour la perte ou pour l’ell`roi des autres hommes. Qui 4 pourrait croire que ces misérables soient attachés aux obs- ` cures pratiques de leur vie, et à leur ténèbreuse déprava- tion? On leur dirait : Voulez-vous étre bons, sortir de votre misère, et mener une vie moins troublée? ils abuseraient de cesupport et de cette compassion, mais ils ne change- raient point. Nés dans la pauvreté, l'habitude les a dès longtemps endurcis contre tous les traits du malheur, et ils supportent sans peine les extrémités les plus dures. On _ soupgmne a peine les excès où peuvent venir ces miséra- bles, que les gens de bien redoutent, et qu’ils ne con- naissent pas, quoiqu'ils vivent à coté d’eux; mais ceux que la curiosité ou la pitié ont mis dans ces tristes secrets, ne peuvent voir sans étonnement de si étranges désordres, de ’si profondes misères, et de si funestes courages.] Q · ` 350 ESSAI bo.- - [mconsrsucz nes normes.] [Qui pourrait dire les changements que la réflexion, l'expérience, la prospérité ou les disgràces apportent d’or- dinaire dans l'esprit et dans les mœurs des hommes? Si vous avez passé quelques années loin de ceux que vous l connaissiez, n'espérez pas de les retrouver les memes: celui qui vous aimait, vous a oublié et ne vous estime plus peut-étre ; celui que vous aimiez et que vous estimiez vous- mème, ne mérite plus ni amitié ni estime. Il est vrai qu'i1 y a un petit nombre d'hommes qui ne varient point, qui, tels on les a vus dans leur jeunesse, vains, dissipés, disso- lus, emportés, sans pudeur et sans gravité, tels on les re- trouve dans la force ou dans le déclin de Page; mais la plupart changent, les uns pour le bien, les autres pour le mal. Celui-ci, que vous aviez cru de peu de sens et de · conduite, est devenu raisonnable et sage, et la prospérité l’a rendu meilleur; j'en ai vu a qui Pintérèt avait enseigne la prudence, la justice et l'honnèteté qui n'étn.ient point dans leur fonds; ils étaient revenus des fautes de leur premier âge; ils s'étaient presque persuadé a eux-mêmes que les ` vertus qu'ils pratiquaient par ostentation leur étaient na- ' turelles. D'autres, au contraire, étaient nés bons et droits, qui ont quitté, depuis, les sentiers et les engagements de leurs beaux jours; une fausse philosophie les a séduits, la mauvaise fortune les a aigris, et l’injustice et la dureté du monde les aachevés; ils ont trompé ceux qui se ûaient a la bonne réputation de leur jeunesse; ils se sont lassés dela vertu dans l’infortune, et le temps a_ emporté leur courage avec leurs espérances. Le changement est la loi des hom- mes, comme le mouvement est la loi dela terre. j A7. - [Ausum: '.] [Anselme est outré que son lils témoigne du gout pour • Ici commencentlcs portraits qui se rapportent plus particulierunent L la période littéraire dela vie dc Vsuvcnarguœ. —; G. les sciences; il lui brûle ses papiers et ses livres, et comme il a su que ce jeune homme avait fait un souper avec des gens de lettres, il l’a menacé de l'envoyer a la campagne, s'il continuait à voir mauvaise compagnie. « Que ne lisez- « vous, lui dit·il,. puisque vous aimez lalecture, l'histoire. « de votre maison? Vous ne trouverez pas la des savants, « mais des hommes de la bonne sorte; c’est vous qui serez · le premier pédant de votre race! »] A lt8. —— mois, ou LB Soi qui est glorieux. Le sot qui a de la vanité est Pennemi-ne des talents. S’il entre dans une maison où il se trouve un homme d'esprit, et si la maitresse du logis lui fait l'honneur de le lui pré- senter, Midas le salue légèrement, et ne répond point. Si · l'on ose louer en sa présence le mérite qui n’est pas riche', il s’assied auprès d`une table, et compte des jetons ou mele des cartes, sans rien dire. Lorsqu’il paraît un livre dans le monde qui fait quelque bruit, Midas jette d'abord les yeux sur la lin, puis sur le milieu du livre; ensuite il prononce que l’ouvrage manque d',ordre, et qu’il n'a jamais ·eu la force de l'achever. On parle devant lui d'une victoire que le héros du Nord ' a remportée sur ses ennemis; et, sur ce qu'ou raconte des prodiges de sa capacité et de sa valeur, Midas assure positivement que la disposition de la bataille a été faite par M. de Rottembourg, qui n’y était pas, et que le prince s'est tenu caché dans une cabane, jusqu’a ce que les ennemis fussent en déroute. Un homme, qui a été a cette action, l’assure qu’il a vu charger le roi a la tète de sa maison; mais Midas répond froidement qu'ou ne peut rien · attendre de bon, et qu’on ne verra jamais que des folies d‘un prince qui fait des vers, et qui est l'ami de Voltaire ‘. • Var.: - 8i cet homme d'eaprit ne a'eu va pas, et qu’il attire au con- traire, Pattention A lui, ~ Midas 1'nuicd, etc. • Nom que Voltaire a souvent employé pour désigner Frederic-le-Grand. La bataille dont il a'agit icl est, ama doute, celle de Frledbsrg, gagnée par Frédéric, le 6 juin UL5, sur le prince Charles de Lorraine.- B.

  • Var.: ·· ll ne peut entrer dans sa tète qu'un prince qui aime les arts, 352 ESSAI

lt9. — Lscou, ou r.r-: Petit homme. . Je pourrais nommer d'autres hommes qui ne méprisent pasles lettres comme celui—ci,_mais qui leurfont plus de tort : _ , ce sont ceux qui les cultivent avec peu de goût et avec un esprit très-limité. Lacon ne refuse pas son estime a tous les , auteurs; il y a meme beaucoup d’ouvrages qu'il admire, et _ tels sont les vers de La Motte, l'Htstoire romaine de Rollin', » les Allegories de Dracon * , le traité du Vrai mérite, qu'i| préfère, dit-il, à La Bruyère, et beaucoup d'autres ouvra- ges semblables, qui sont à_peu pres à sa portée. Adorateur superstitieux de tous les morts qui ont eu quelque réputa- tion, ll met dans la même classe Bossuet et Fléchier, et . croit faire honneur à Pascal de le comparer a Nicole, dont il a lu les Essais avec une patience tout à. fait chrétienne. C’est une licence effrénée, devant son petit tribunal, de trouver des défauts à Pellisson ‘, et de ne pas mettre Patrut ou Chapelle‘ au rang des grands hommes ‘. On n'attaque a et qui honore de quelque bonté ceux qui les cultivent, soit capable de con- « cevoir de grandes choses et de les exécuter avec sagesse. ¤ • Rollin (Charles), né L Paris le 30 janvier 1661, fut d'abord destiné L sui- vre la profession de son père qui était coutelier; un moine le llt placer au college du Plessis, dont Gobiuet était alors principal. Rollin devint professeur, puis recteur ds l’Univer·slté, et mourut a Paris le ib septembre 1711. — B. • Vauvenargues n'a pas prononce le nom de J.-B. Rousseau, pour ne pas choquer l'admirat.ion générale dont ce poete était alors en possœsion; mais il est évident que c'est lui qu’il désigne sous ce pseudonyme. (Voir dans les Réflexions critiques sur quelques poètes le morceau intitulé J.-B. Rousseau, page 260.) — G. 5 Peltisaon-Forntanier (Paul), né L Béziers en 162h, mourut A Versailles le ’l février 1603. Écrivain élégant et facile, il a droit surtout à_l'admlrat.ion de la postérité pour son généreux dévouement envers le malheureux Fouquet, ‘ dont il partages la disgrace. — B· • Patru (Olivier), surnommé le Quintilien Français, naquit a Paris en 160l, et mourut dans la même ville le 16 janvier 1681. Boileau, Racine, et les plus . célèbres de ses contemporains le consultaient souvent, et le regardaient comme _ l'ora»cIe du goût. — B. ‘ Chapelle (Claude-Emmanuel Lurmsa), sur-nommé Chapelle, pareequ‘il était nc, en 1616, dans le village de ce nom entre Paris et Saint-Denis, mou- rut a Paris en septembre 1666. Ses productions portent l`empreinte de son caractère, a la fois souple, ller, plaisant et malin. — B. ‘ Add. : « Il soutient qu’apres Bayle et Fontcnellc, l'ahbé Desfontainrs est « le meilleur écrivain que nous ayons eu. » point un auteur médiocre, que les gens de cette espèce ne se sentent atteints du même coup, et qu'ils ne demandent · justice. lls vantent, ils appuient, ils défendent tous ceux des auteurs contemporains que le public réprouve; ils se ` liguent avec eux, et protestent contre le petit nombre des habiles; ils ne peuvent comprendre les grands hommes, et beaucoup moins les aimer; des âmes si petites et si en- ‘ vieuses ne peuvent atteindre a sentir le grand, et elles ne se passionnent que pour les choses ou les-personnes quisont dans la sphère de leurs sentiments. Avons-nous un auteur célèbre qui soutient chez les étrangers l’honneur de nos let- tres, a peine le connaissent-ils, quelques-uns ne l’ont jamais vu, et, cependant, ils le haïssent avec fureur. Le bruit se répand qu'il compose une tragédie' ou une histoire; ils an— noncent au public que cet ouvrage sera ridicule; ils l'atten· dent avec impatience pour en relever les défauts : parait-il, ils courent les rues pour le décrier dans le peuple; ils ramassent toutes les critiques qu'on en vend au Pont- Neuf, a la porte des Tuileries, au Palais-Royal; ils con- servent précieusement tous les libelles qu'on a faits de- puis trente ans contre cet auteur; ils les trouvent remplis de sel et de bonne plaisanterie; il n'y a point de si vile brochure, oubliée en naissant des autres hommes, qu'ils ` n’achètent et qu’ ils n’estiment beaucoup, dès qu' elle attaque et calomnie un homme trop illustre. (1'est par un etïet de la ‘ meme humeur qu'ils frondent la musique de Ilameau, et qu'ils applaudissent toute autre : parlez-leur des Indes Ga- lantcs’, ils chantent un morceau de Tancrèda. ou d'un opéra de Mouret; ilsnépargnent pas meme les acteurs’ qui rem- plissent sur nos théâtres les premiers roles; et Poirier ne parait jamais, qu'ils ne battent longtemps des mains, pour faire de la peine à. Jelyotte : tant il est difficile de leur` · plaire des qu'on prime en quelque art. que ce puisse ètre!

  • Hauteur veut ici parler de Voltaire et de la tragédie de Sémiramia.

Voyez sa lctlrc à Voltaire, datée de Paris, lundi matin, mai 17lt6. — B.

  • Add. : • Ou de l'opéra_de Dardumu. •

S Add. : • Qui ont succédé L Murer, A Thévenard, etc. ~ 23 354 ESSAI 50. — LE rnrrisun msmor;. Un homme Jarfaitement insi ide est celui ui loue in- 1 . . P . . distinctement tout ce qu’il croit utile de louer, sans esprit, ni pudeur; qui, 1orsqu'on lui lit un mauvais roman, mais protégé d’une société, le trouve digne de l’auteur du S0· phs', et~feint de le croire de lui; qui demande à un grand seigneur qui lui montre une ode, pourquoi il ne fait pas une tragédie ou un poème épique; qui, du méme éloge qu’il donne à Voltaire, régale un auteur qui s’est fait siffler sur les trois théâtres; qui, se trouvant a souper chez une femme qui a la migraine, lui dit tristement que la vivacité de son , esprit la consume comme Pascal, et qu’il faut Pempècher de se tuer ’. S’il arrive àuu homme de ce caractère de faire une plaisanterie sur quelqu'un qui n'est pas riche, mais dont un homme riche prend le parti, aussitot le flatteur change de langage, et dit que les petits défauts qu’il re· prenait servent d’ombre au mérite distingué. C’est l'homme dont Rousseau disait : _ Quelquefois meme aux bons mots s'nbandormc, Mais doucement, et sans blesser personne. Cet homme, qui a loué toute sa vie jusqu’à. ceux qu' il ' aimait le moins, n’a jamais obtenu des autres la moindre louange, et tout ce que ses amis ont osé dire de plus fort pour lui, c'est ce vieux discours : En vérité, c'cst un hon- — nétc garçon, ou c'est un bon homme.

  • Roman de Crébillon le flls, alors fort a la mode. — G.

‘ Add. : ·¤ Un homme qui n'a point d'avis A soi, qui fait profession de sui- « ne l‘avis des autres, qui sait meme, dans le besoin, associer les contraires, « pour ne contredire personne; enfin, un esprit subalterne, qui est né pour « céder, pour tléchir, et pour porter le joug des autres hommes, par inclina- ¤ tion et par choix. • — Var. : [Enfin, un panégyristo éternel des mœurs et M des vices du monde, un complsisant timide et servile, qui n'a d‘autrc ¤ gout nl d'autre sentiment que celui du cercle qu’il fréquente, qui ne peut • résister en face a aucun homme, et qui est né pour Iléclilr, toute sa vie, · • sous l'opinion ct les préjugés des autres. •] 51. — c.«n1·rt:s, ou LE Grammaiücn. _ Caritès est esclave de la construction, et ne peut s0ull`rir la moindre hardiesse , ni en prose ni en vers. ll ne sait point ce que c'est qu'éloquence, et se plaint de ce que l’abbé d’0livet a fait gràce à Racine de quatre cents fautes; mais il sait admirablement la ditïérence de pas et de point; et il a fait des notes excellentes sur le petit Traité des Synonymes, ouvrage très-propre, dit-il, à former un grand orateur. Caritès n'a jamais senti si un mot était propre, ou ne l'était pas; si une épithète était juste, et si elle était à. sa place. Si pourtant il fait imprimer un petit ouvrage, il y fait, pen- dant l‘impression, de continuels changements; il voit, il revoit les épreuves, il les communique à ses amis; et si, par malheur, le libraire a oublié d'oter une virgule qui est de trop, quoiqu'elle ne change point le sens, il ne veut point que son livre paraisse jusqu'à ce qu’on ait fait un carton, et il se vante qu’il n'y a point de livre si bien im- primé que le sien. , ` 52. — isocmrn , ou LE Bel-esprit modems. Le bel-esprit moderne' n’est ni philosophe, ni poète, ni historien, ni théologien; il a toutes ces qualités réunies et beaucoup d'autres. Avec un talent très-borné, il a une tein- ture de toutes les sciences, sans en posséder aucune; il connait les arts, la navigation, le commerce'; et, parler de tout sans rien savoir, tel est son système. Aussi 1nettons— nous à la tete des philosophes son illustre auteur, et je veux avouer qu’il y a peu d’hommes d'un esprit si philosophique, t Rémond de Saint-Mard. Il a fait imprimer, en 17&3, trois volumes de littérature, ou l’on trouve de l’esprit, mais point de gout et un jugement souvent faux. C'était le frere de Rémond le mathématicien, de qui on a rc- cueilli quelques lettres qu’il écrivait à. mademoiselle de Launay (madame de Staal). — S. — ll », possible que Rémond de Saint.-Mnrd soit Poecaslon de ce portrait; mais nous croyons que Vauvenargues vise plus loin, et qu’il en a aux sceptiques, en général, et aux esprits dits universels. —- G. • lci, les diverses éditions répètent un passage qui appartient L la ·l2¤ lté- [lcmiun. (Voir page l00.) — G. 356 ESSAI si fin, si facile, si net, et d'une si grande surface; mais nul n’est parfait; et je crois que les plus sublimes esprits ont eux-memes des endroits faibles. Ce sage et subtil philoso- ‘ phe ·n’a jamais compris que la vérité nue pût intéresser; la simplicité, la véhémence, le sublime ne le touchent point. b Il me semble, dit-il, qu'il ne faudrait donner dans le sublime qu’à son corps défendant ; il est si peu naturel! Isocrate veut qu’on traite toutes les choses du monde en badinant; au- cune ne mérite, selon lui, un autre ton. Si on lui représente que les hommes aiment sérieusement jusqu'aux bagatelles, et ne badinent que des choses qui les touchent peu, il n’en- tend pas cela, dit-il; pour lui il n'estime que le naturel; cependant son badinage ne l’est pas toujours, et ses ré- flexions sont plus fines que solides. lsocrate est le plus in- génieux de tous les hommes, et compte pour peu tout le reste. C'est un homme qui ne veut ni persuader, ni corri- ger, ni instruire personne; le vrai et le faux, le frivole et le grand, tout ce qui lui est occasion de dire quelque chose d’agréable, lui est aussi propre. Si César vertueux peut lui fournir un trait, il peindra César vertueux ; sinon, il fera voir que toute sa fortune n‘a été qu' un coup du hasard, et Bm- tus sera tour a tour un héros ou un scélérat, selon qu’il sera plus utile à. Isocrate. Cet auteur n‘a jamais écrit que dans une seule pensée; il est parvenu à son but : les hom- mes ont enfin tiré de ses ouvrages ce plaisir solide de savoir qu'il a de l’esprit. Quel moyen après cela de condamner un genre d'écrire si intéressant et si utile ?' · On ne finirait point sur lsocrate et sur ses pareils, si on voulait tout dire. Ces esprits si fins ont paru après les grands hommes du siècle passé '. Il ne leur était pas facile de donner a la vérité la méme autorité et la méme force que l’éloquence lui avait prètées; et, pour se faire remarquer

  • Add. : ¤ Chaque siècle s son caractère : le génie du notre est peubetre un .

¤ esprit trop philosophique, cute sur un goût trop frivole, et dans un terrain ~ trés-léger. Ce génie nous rend susceptibles de toutes sortes dïmprœsionsz ~ mais le pyrrhonisme nous plslt, puce qu'l1 nous met i notre aise, et il « est aujourdhui une de nos modem ~ après de si grands hommes, il fallait avoir leur génie, ou ` marcher dans une autre voie. lsocrate , né sans passions, privé de sentiment pour la simplicité et l'éloquence, s'at- tacha bien plus a détruire qu’à rien établir. Ennemi des anciens systèmes, et savant à saisir le faible des choses hu- maines, il voulut paraitre à son siècle comme un philosophe impartial, qui n‘obéissait qu'aux lumières de la plus exacte raison, sans chaleur et sans préjugés. Les hommes sont faits de manière que si on leur parle avec autorité, leux·s passions et leur pente a croire les persuadent facilement; mais si, au contraire, on badine,et si on leur propose des doutes, ils écou- tent également, ne se défiant pas qu’un homme qui raisonne de sang·froid puisse se tromper, car peu savent que le rai- ' · sonnement n’est pas moins trompeur que le sentiment, et d’ailleurs l’intéret des faibles, qui composent le plus grand nombre, est que tout soit cru équivoque. Isocrate n'a donc eu qu'à lever l' étendard de la révolte contre l'autorité et les dog- matiques, pour faire aussitôtbeaucoup de prosélytes. lla com- paré le génie et l'esprit ambitieux des héros de la Grèce à l'esprit de ses courtisanes; il a méprisé les beaux-arts. L'élo— qucncc, a-t-ildit, et la poésiesont peu de chose; et ces paradoxes brillants, ila su les insinuer avec beaucoup d' art, en sejouant, et sans paraitre s'y intéresser. Qui n'eût cru qu’un pareil système n’eût fait un progrès pemicieux, dans un siécle si amoureux du raisonnement et du vice? Cependant la mode a son cours, et l’err·eur périt avec elle : on a bientot senti le faible d’un auteur qui, paraissantmépriser les plus grandes choses, ne méprisait pas de dire des pointes, et n'avait point ` de répugnance a se contredire, pour ne pas perdre un trait d’esprit '. ll a plu par la nouveauté et par la petite har-

  • Var. : • Peut-on estimer un auteur qui, alectant de mépriser les gran-

« des choses, ne dédalgns pas de dire des pointes; qui, pour conserver un « trait d’esprit, abandonne une vérité, et n'a aucune honte de se contredire; . « qui ne connait que la faiblesse de l’espr·ithumaln, et n'cn peut comprendre la e force z qui combat r·idiculementl'éloquence par l'é|égance, le genie par·|‘art, « et la sagesse par la rallleriei Parce qu'll publie qu'il n’estlme aucune des , • choses du monde, pense-t-il que nous lui devions plus de respect? • diesse de ses opinions; mais sa réputation précipitée a déjà perdu tout son lustre; il a survécu a sa gloire, et il sert it son siècle de preuve qu’il n’y a que la simplicité, la vérité et l’éloquence, c’est·à·dire toutes les choses qu’il a méprisées, qui puissent durer’. .

53. — Lysias, ou La Fausse éloquence.

Lysias sait orner une histoire de quelques couleurs, et de traits pleins d’esprit; il raconte agréablement, et il embellit ce qu’il touche’. ll~aime a parler; il.écoute peu, se fait écouter longtemps, et s’étend sur des bagatelles, afin d’y placer toutes ses fleurs. ll a quelque goût pour l’intrigue, et quelque activité dans les affaires, mais sans dextérité et sans profondeur; il ne pénètre point ceux à. qui il parle; il ne cherche point à. les pénétrer; il ne connaît ni leurs intérêts, ni leurs caractères, ni leurs desseins; il n’est occupé que de lui-même et de ses talents supérieurs. Bien loin de chercher à flatter ou les inclinations ou les espérances des autres hommes, il agit toujours avec eux comme s’ils n’avaient d’autre affaire que de l’écouter et de rire de ses contes et dc ses saillies ’. ll n’a de l’esprit que pour lui;·il ne laisse pas même aux autres le temps d’en avoir pour lui plaire. Si quelqu’un d’étranger chez lui a la hardiesse de le contredire, Lysias continue a parler, ou, s’il est obligé de répondre, il affecte d’adresser la parole à tout

• Var. : • ll ne faut pas s’étonner que l’er·reur et le mauvais gout aient eu vdes progrès si rapides : il faut que la mode ait son cours; c‘est un vent · violent et impétueux qui agite les ’eaux et les plantes, et couvre, en un « moment, toute la terre d’épaisses ténèbres; mais la lumière, qu’il a obscur- « cie, reparalt bientot plus brillante. Rien n’efl`ace ln vérité. n

  • Var. : ¤ Lysius sait orner ce qu’il pense, et raconte mieux qu’il ne juge. »

‘ Var. : ¤ Bien loin d‘aspirer à flatter leurs passions ou leurs espérances, « il parait supposer que tous les hommes ne sont nés que pour l’adrnirer, et ~ pour recueillir les paroles qui daignent sortir de sa bouche. » - Autre var.: [ « Trop plein de ses propres idées et de la persuasion de son mérite supé- ¤¤ rieur, il n’a ni égard L ceux qui peuvent s‘npercev0ir de su défauts, ni u curiosité pour ceux qu’il ne connait point, ni politesse pour ceux qui l’é- « coutent, ni attention pour ceux qui lui parlent, et il prend ou haine ccux ~ qu’il ne croit pas dupes de su loquacité. ·] autre qu‘a celui qui pourrait le redresser. ll prend pour juge de ce qu'il dit, quelque complaisant qui n'a garde de penser autrement que lui, ou quelque sot qui ne peut ré- pliquer. ll sort du sujet dont on parle, s'épuise en com- paraisons, et se répand en vains discours. A propos d’une petite expérience physique, il parle de tous les systèmes de physique; il croit les omer, les déduire, et personne ne les entend; il finit, en disant qu'un homme qui invente un fauteuil' plus commode, rend plus de services a1·Em que celui qui afait un nouveau système de philosophie ·. Lysias ne veut pas cependant qu’on croie qu’il ignore les sciences; il sait méme beaucoup de choses que les habiles dédaignent de savoir; il a lu jusqu’aux voyageurs, et jusqu'aux rela- _ tions des missionnaires; il raconte de point en point les coutumes du Mogol et les lois de l'empire de la Chine; il dit ce qui fait la beauté en Éthiopie et en Abyssinie, et il conclut que la beauté est arbitraire, puisqu'elle change selon les pays; sa conversation est le puéril et perpétuel étalage d’une érudition fastidieuse, et d’une éloquence aussi fausse que peu utile. Lysias , toujours présomptueux et confiant en lui, a été cependant plus modeste, plus traita- ble et plus complaisant, avant d’avoir fait sa fortune; il a même cherché à plaire aux autres, et sa grande mémoire, ses connaissances, et sa facilité singulière ont fort bien servi son avancement dans sa jeunesse. Mais l'âge qui éta- blit les fortunes, et fixe les espérances des hommes, détruit en mème temps leurs vertus'. Lysias ne souffre plus au- - · jourd’hui que des flatteurs et des complaisants; froid pour le mérite naissant et sans appui, il est jaloux de celui qui réussit et s'élève; il loue rarement,`et, plus volontiers, ne

  • Var. : [· Unc chaise percéc. ~]

• Add.: [¤ Ainsi, il affecte de mépriser lui-mémo les choses qu'il se pique « cependant d'avoir apprises. »] _ “ Var. : ~ Ses années et ses dignités lui-ont inspiré cet orgueil qui lui fait ~ dédaigner l‘esprit des autres; moins bien établi dans le monde, il parlait ·· quelquefois pour plaire et se faire mieux écouter; mais l’x\gc, cn fixant la ¤ fortune et les espérances des hnmmos, détruit leurs vertus. · ' 3(0 ESSAI loue point, si ce n'est lui-méme. Ceux qui le voient aujour- d’hui sont assez persuadés de son esprit, et peuvent etre assez contents de lui; mais aucun n'est content de soi; au- cun ne se souvient des discours de Lysias, nul n'en est touché, nul n'a envie de s’attacher à lui; il n'a autour de lui que quelques sots qui l'admirent et lui font la cour; et il est d'une vanité si petite, qu’il s’amuse et se con- tente d’un semblable cortége; il a, d'ailleurs, des équipages magnifiques, une table trés-délicate, pour les gens de basse extraction qui Yapplaudissent; il Habite dans un palais; et ce sont les seuls avantages qu’il retire de beaucoup d'esprit et d' une plus grande fortune'. 5!1. — LE Lzcraun-wrsua •. _ . l ll n'y a point de si petit peintre qui ne porte son juge- ment du Poussin et de Raphaël; de méme, un lecteur, qui a lui·meme écrit, se regarde, sans hésiter, quel qu’il soit, ` comme le juge souverain de tout écrivain; il fait plus, il s’en rend partie, et le décrie autant qu’il peut. C’est assez que ce barbouilleur de popier’ ait fait imprimer un petit ro- man ou quelques vers obscènes, qu’il ait lu le Dictionnaire de Bayle et quelques chapitres de Montaigne, pour qu’il se croie en droit de définir le beau et le sublime, et de pro- noncer despotiquement; il juge d’Homère, de Démosthénes, de Newton, de tous les auteurs et de tous les ouvrages qui sont fort au delà de sa portée. S’il y rencontre des opinions _ qui contrarient ou qui détruisent les siennes, il est bien éloigné de penser qu’il a pu se tromper toute sa vie; lors- qu'il n’entend pas quelque chose, il déclare que l’auteur est obscur, quoiqu'il ne soit pour d’autres que concis; il condamne tout un livre sur quelques pensées qu’il n'a pas • L'auteur veut dire que Lysiss a encore plus de fortune que d’esprit; mais cette manière d'expi-imer la pensée ne me parait pas correcte. - S.

  • C’est une version nouvelle et plus complète du morceau intitulé, dans lea

éditions précédentes : Le Critique bomé. — G.

  • C’est une des injures que Trinotin échange avec Vadlus. - Molière, les

Femmes savantes, acte lil, scène 5. — G. comprises, ou dont il n'a pénétré qu'un seul coté. S’il ren- contre une réflexion fausse dans Pascal, il ne manque pas de se persuader, sur ce petit avantage, qu'il ale sens plus juste que ce rare esprit, etil se console aisément de n’avoir pas son éloquence'. Pour un mot qui lui parait has dans les Oraisons funèbres de Bossuet, et qui n’est peut-etre que naïf', il dit que tous les hommes ont mal jugé de cet ora- teur, et il s’étonne qu’ils soient dupes de sa réputation. Si pourtant on lui parle d'un auteur moderne, il le ravale par ` la comparaison qu'il en fait avec les memes auteurs qu'il a critiqués, et il ne peut pas croire que la nature puisse en- core produire de semblables génies. Cependant, cet homme, si chagrin et si difficile, ne laisse pas de louer quelquefois, mais c'est afin de contredire ceux qui blàment; et, d’a.il— leurs, pour qu'il loue un écrivain, il faut au moins que cet écrivain n`ait jamais rien composé dans son genre. Parce qu'il a ouî dire que Quinault est le poète des Grâocs, il le croit le plus grand poète qu'il y ait eu, et il assure que Boileau n’était qu’un sot; il avoue que Quinault doit quel- que chose à Lulli , mais il ne sait pas que ce restaurateur ` de la musique est plus élevé que le poète; il croit que c’est le poète qui est sublime, et il n’accorde à Lulli que de la noblesse. Lui·mème fait des vers et de la musique, que personne ne chante que lui, et, quoiqu'il sache a peine écrire une lettre de bonne année, il a donné au public quatre gros volumes de prose, qui ont fait grand tort a son li- braire. (Fest un homme qui n'a point un sentiment qui lui appartienne, presque point d'idée saine et développée, et qui, néanmoins, ne passerait pas à un autre auteur la plus petite faute de langage; on lui parle un idiome étranger, l0rsqu’on sort du cercle des principes rebattus dans le monde, et qu’on apprend, en naissant, comme sa langue. ’ ll est persuadé pourtant qu'il sait beaucoup plus qu’on ne • Var. : ¤ Parce qu’on démele au]ourd'hul les erreurs magnifiques de Des- « cartes, qu’iI n'aurait jamais aperçues de lui-memo, Il ne manque pas do ¤ se urolre I'esprit bien plus junte que ce philosophe. • _ I 382 _ ESSAI peut lui en apprendre, et il se plaint continuellement qu’on ne lui dise rien de nouveau dans les livres; il est ennuyé d'y retrouver toujours les memes choses qu’il a déjà lues, et cependant il n’a jamais rien lu qu’il possède, ou dont il ait su profiter '. 55. — [sonores, ou 1.12 Mauvais poète.]. [Eumolpe est un versilicateur entiché, qui ne sait rien, ne lit rien, et ne veut rien savoir ni lire; il dédaigne égale- ment la physique, la métaphysique, la géométrie, la morale, la médecine, etc.; et, de l'histoîre méme, il ne veut savoir que la mythologie, dont il a besoin pour ses vers; il mé- prise jusqu'à l’éloquence, qui est pourtant la sœur de la poésie , et, quand on lui parle de Bossuet ou de Démos- thènes, il n'est pas loin de rire. ll soupçonne a peine qu’il a existé un Newton; il demande si Pascal n'était pasun Père Jésuite, et il a oui parler, dit—il, d'un certain Spinoza qui ne croyait point en Dieu, et que, pour cette raison, il a tou- jours eu envie de lire. Pour lui, il ne _connaît que le dieu des vers, et, de toutes les antiquités sacrées, il ne respecte que quelques cantiques, traduits par L. F. · L'application qu’il a donnée toute sa vie à la poésie lui a fait négliger, dit-il, les dom de Plutus, et, sans qu’il le dise, il n’y a per- sonne qui ne le voie trop; il est maigre, défait, mal vétu, et sale; il porte, au mois de novembre, un habit de dro- guet de soie, avec une chemise mal-propre, mais une per- ruque bien poudrée. ll entre, un jour de fête, chez un sous- fermier qui est à table, et qui, se doutant bien qu’Eumolpe . ·n’a pas dîné, l`invite a s'asseoir près de lui; mais Eumolpe le remercie, disant qu'il mange trop, et qu’il a une indi- gestion qui le fatigue depuis plusieurs jours. Cependant, l’entremets disparaissant, et le dessert prenant la place, notre homme, qui voit bien qu'on va se lever de table : « Vous « avez là, dit-il au maître du logis, de belles pommes; 4 i | llapprochcz de la AM Bé/lczion (page 10l). — G. V Le l·‘ranc de Pnmpignan. - G. · « celles du jardindcs Hcspérùm n’étaient pas, je crois, « plus vermeilles. Je ne suis pas en état de manger du fruit « présentement, mais permettez, Monsieur, que je mette « dans ma poche quelques-unes de ces pommes admirables, · « pour les faire voir à mon jardinier. » Un moment après, il se lève doucement, et sort sans bruit, lt l’insu de tout le monde, et, comme il cherche toujours les aventures, il pro- ` lite de la nuit- qui commence, pour aller dans un de ces lieux où l’0n n'entre guère le jour. Le nourrisson des Muses, qui vit depuis longtemps sur son crédit, n’avait pas un écu; un coquin ténébreux, qui faisait des armes, et qui était le génie tutélaire de ce lieu d’honneur, s’avisa de trouver mauvais qu'un pédont orotté, disait-il, osât se produire ainsi on bonne compagnie, et voulait user de quelque voie un peu violente, pour le mettre dehors. Eumolpe, qui porte une épée, essayait de sauver sa gloire, et n'en appelait pas moins à son secours les gens qui passaient dans la rue; mais comme c'était, par malheur, une escadre à cheval du guet, on l'ar- réte, et on le conduit en prison, tandis que l’agresseur sc sauve. Là, notre poète écrit en vers une longue lettre à M. lc Lieutenant de police, dans laquelle il le nomme plusieurs fois lc Lieutenant d`Ap0ll0n, et le prie de venger l’honneur des Muses. La vie d`Eumolpe est pleine de semblables traits, et il y en a qu‘on n'oserait écrire. Qui le croirait, cepen- dant? Cet homme, si déréglé dans ses mœurs, et si extra- · vagant dans sa conduite, n’est pas tout a fait sans mérite, et si la fortune l’eût voulu, il avait plus qu’il ne fallait d’es- prit pour être honnete homme; mais il -est né pauvre et glorieux, et veut, a toute force, faire des vers; là est la source de tous ses travers, et peut-étre la seule cause de tous ses malheurs.] 56. — [·rnt;onAt.m:, on Li-: Grimaud'.] [Théobalde a vieilli dans l'art pénible de faire des vers médiocres ; c‘est le seul art qui existe lt ses yeux ; les sciences V l Thèobaldr, c‘c·st encore E unmlpr, mais moins ridicule, et plnsméchnnt -(}. l l 364 ` ESSAI et ceux qui les ont illustrées n`entrent point dans son compte, et il a pour tout ce qu’il ignore ce mépris stupide, qui est la marque infaillible d’un esprit étroit'. Son incapacité pour les affaires, le désordre de sa fortune qui en est la suite, l’ont réduit à d'extrémes besoins, et l’ont aigri contre tous les hommes; il se plaint qu’il n’a point d’amis, et, du fond de sa misère, il jette un regard plein de haine sur tous ceux qui font leur fortune; ainsi, le chagrin et l’envie implacable rongent son cœur et empoisonnent ses jours. Complaisant ou calomniateur, selon le besoin, il déchire, dans des sati- res qu’on ne lit point, ceux qu’il a inutilement loués dans p ses épltres; c'est lui qui est l'auteur ou l'entremetteur des libelles qu'on fait, de temps en temps, contre Virgile. Mais la méchanceté de ses écrits n’a pu meme les mettre en lu- mière; a peine ils ont occupé pendant quelques jours la ' curiosité ou l'ennui des lecteurs oisifs, et ils ont aussitot V disparu dans l’ombre et dans le décri qu’ils méritent. Peu de gens savent son nom; il mourra dans l’obscurité à. la- quelle sa médiocrité lecondamne, pauvre, délaissé, méprise, comme il a vécu, mais aussi peu désabusé de la persuasion · de son mérite, que de sa sourde colère contre le mérite des autres. Rien ne restera de lui, et l'exemple meme de sa triste folie sera perdu pour les hommes, car il sera bientot enseveli avec sa mémoire.] 57. ·· sarnvnsn , ou t.'Autcur frivole. Bathylle cite Horace et l’abbé de Chaulieu, pour prouver q·u'i.l faut égayer les sujets les plus sérieux, et meler le solide et Pagréable; il donne pour règle du style ces vers légers et délicats : · Qu’esbœ qu’esprit? raison assaisonnée; Par ee seul mot la dispute est bornée. Qui dit esprit, dit sel de la raison; Donc, sur deux points roule mon oraison : | Var. : [Ce mépris stupide, qui tient un peu a la nature de l’esprit hu- ~ main, et que les passions augmentent, mais que les gens saga réprlment.-] Raison, sans sel, est fade nourriture; Sel, sans raison, n'est. solide ptture; De tous les deux se forme esprit parfait; _ De l'un, sans l'autre, un monstre contrefait. Or, quel vrai bien d’un monstre peut-il naitre? Sms luraison, puis-je vertu connaitre! · Et, sans le sel, dont il faut. Pspprèter, Puis-je vertu faire aux autres goûter'! J.-B. Rousseau, Épîtrc ai Clément Marat, liv. I", ép. 3. Selon ces principes, qu'il commente , il n’oserait parler avec gravité et avec force, sans bigarrer son discours de quelque plaisanterie hors de sa place; car il n'a pas com- pris encore que l'agrément peut naitre de la solidité'. Ses pensées frivoles ont besoin d’un tour ingénieux pour se pro- duire; mais ce soin de les embellir en fait mieux sortir la faiblesse; il ne sait donner a la vérité, ni ces couleurs fortes qui sont sa parure, ni cette profondeur et cette justesse qui font sa hauteur; il est précieux quand il se croit agréable, obscur quand il se croit précis, guindé quand il veut etre fort, et toujours ridicule, parce qu'il veut etre toujours plaisant. ll ne sait pas que toute expression vive et vraie d'une pensée juste porte son sel avec elle; il ne sait pas · _ que la langue de la gatté doit être plus impétueuse et plus naïve encore que toute autre, et il vise au plus petit de tous les genres, sans pouvoir mème y atteindre. Trop faible pour pousser ses rétlexions au delà. de l’attente des lecteurs, pour étonner leur âme par ses images, ou pour la toucher par ses sentiments , il sème ses faibles écrits de petites grâces et de saillies concertées. Une imagination grande et vraie aime à se montrer toute nue, et sa simplicité, tou- jours éloquente, dédaigne les traits et les fleurs. 58. — norm, ou LA Fausse grandeur. Cotin se pique d’avoir le goût male, de n’aimer que les pensées imposantes, et de ne sentir que les grandes choses, parce qu'il est petit et vain. ll ailecte de mépriser l'élo- ¤ Var. : « Car il ne connait pas les agréments qui peuvent naitre d'une · grande solidité, unie i la simplicité et A Péléganoe. ~ 366 ESSAI quence de Yexpression et même Ia justesse des pensées,` __ qui, à ce qu’il dit quelquefois, ne sont point essentielles az;, sublime; il ignore que le vrai génie ne se caractérise, eng, quelque sorte, que par l’expression ‘, qui, seule à peu prèsü . . . . : · établit les différences entre les écrivains. La seule éloqueuc _ e qui lui plaise, c'est l'ostentat.ion et l’enllure, et il réclame: · ces vers pompeux, dans ces magnifiques tirades qu'on a ta;;, vantées autrefois : Scrments fallucieux, salutaire contrainte, · Que m'imposa la force, et qu'accepta ma crainte; _l Heureux déguisements d‘un immortel courroux, j Vsins fantomes d'Étnt, évanouissezwous! lit vous, ou’·nvec tant d‘art·celte-feinte. a voilée, l Recours des impuissants, haine dissimulée, | Digne vertu des rois, noble secret de cour, ' Eclaœz, il est temps, et voici votre jour! q Cosmence, Rodogune, acte ll, sr. 1. Cotin ne se lasse pas d'admirer ces nobles déclamations; mais il n'a point d'attention pour ces vers plus simples et ; lan plus grands de la mème Cléopâtre : un Il m'imposa des lois, exigen des serments, al Et moi, j’accordai tout, pour obtenir du temps; tg Le temps est un trésor plus grand qu'0n ne peut croire; .l'en obtins... · ne (Scène suivante.) \ le Tout ce qui n'est pas gigantesque parait petit a Gotin. ll , convient qu'il y a de bonnes choses dans Racine, mais il as- q sure que, dans Athalie, le Grand·Prétre, après avoir instxwt p Joas de sa naissance, fait une espèce de capucinade, quand q il ajoute : _ *2 0 mon fils, de ce nom _|'0se encor vous nommer, H Sounrcz cette tendresse, ct pardonnez aux larmes s' ' Eos | Vauvenargues entend, d’ordinairc, par expression, ce que nous cuteudonë par le terme plus général de style. — G. _ ' ¤ Dans le manuscrit on lit il réclame; si l’nuteur n'a pas voulu direiltle- qu clame, il donnait. au verbe réclamer une autre acception que celle NC"? df ja nos jours. Il lui fait signifier, il dll une seconde fois, il répète. — B. - Mis , croyons quo Vauvenargues a dit exactement co qu’il voulait dire, ct ftllfl ' ùl emploie lc mot., comme ou Vemploynit sans doute de son temps. Oli W""' M, uu]ourd'l1ui : Il sr rérlnmr ile vos wrs. — G. ` Que m’srrachent pour vous de trop justes alarmes. Loin du trone nourri, de ce fatal honneur, ` ' ' Hélas! vous ignorez le charme empoisonncur; . Do l'abs0lu pouvoir vous ignorez l'ivresse, , ` lit des lâches flatteurs la voix enclianteressc. Bientot ils vous diront que les plus saintes lois, Msltresses du vil peuple, obéissent aux rois; Qu’un roi n'u d’autre frein que sa volonté meme, Qu'il doit immoler tout a sa grandeur supreme; · Qu‘aux larmes, au travail, le peuple est condamné, Et d'un sceptre de fer veut etre gouverné; Que s'il n'est opprimé, tot ou tard il opprime : Ainsi, de piège en piège, et d'sblme en ablmc, Corrompsnt de vos mœurs l’aimab|o pureté, Ils vous feront enlln hslr la vérité, Vous peindront ls vertu sous une affreuse image; ' Hélas! ils ont des rois égaré le plus sage. Promettez sur ce livre, et devant ccs témoins, Que Dieu sera toujours le premier de vos soins; Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge, Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge; Vous souvenant, mon flls, que, caché sous ce lin, Comme eux, vous fûtes pauvre, et, comme eux, orphelin. Racnrs, Athalic, acte IV, sc. :1. Pour sentir la beauté et la tendresse de tels vers, il faudrait avoir des entrailles; mais l’heureux Cotin n’a point d’âme, et met la grandeur dans l'esprit; il sait admirer des sen- tences et des antlthèses , meme hors de leur place; mais il ne connait ni la force, ni les mouvements des passions, ni leur désordre éloquent, ni leurs hardiesses, ni ce sublime simple qui éclaire sans éblouir, et qui saisit d’autant plus, qu’i1 cache la hauteur de son essor sous les expressions les plus naturelles. Cependant, la folie de Cotin est de croire qu il a le gout juste et des connaissances universelles; il se vante de posséder toutes les littératures, et il fait des pa· rallèles d’auteurs français avec des auteurs étrangers qu'il n`entend point; il veut aussi faire penser qu'i1 possède toutes les langues; il n’estime pas que quelqu’un qui les ignore puisse avoir l’esprit étendu, et il croirait volontiers qu Homère savait le latin. Les hommes de ce caractère n'admirent dans un écrivain que l'ostentation et le faste dont ils sont eux-mêmes remplis; trompés par de fausses lueurs et par la sécheresse de leur cœur, ils n'ont point 308 ESSAI d'égard au pouvoir et au charme du sentiment. Ils char— gent leur mémoire d' un amas de connaissances inutiles; ill confondent l'érudition et l'étalage avec l’étendue du génie; et. ils aiment les sciences abstraites , parce qu’elles sont; épineuses et supposent un esprit profond. Partisans, pan; vanité, de tous les arts, ils parlent avec la méme emphasà d’un statuaire, qu' ils pourraient parler de Milton ; tous ceu ; qui ont excellé dans quelque genre, reçoivent de leur bol;. che les memes éloges; et, si le métier de danseur s'éleva.î ; au rang des beaux·arts, ils diraient de quelque sautent ; ce grand homme, ce grand génie, et ils 1'égaleraient à. Homer.; , A - à. Démosthènes et à Voltaire'. · ' É 59. — tata , ou LE Bon esprit'. / ï Égée, au contraire, est ne simple, et parait ne se piquer I de rien; il estime peu les sciences qui n'ont pour objet _ tu qu'une vaine spéculation, et il n’est ni savant ni curieux. g ng Tout ce qui est grand le transporte; le vice hardi des grands 4 hommes et leur gloire le frappent comme leur vertu, et Cromwell, d’Amboise et Vauban lui inspirent le même 4 respect; il hait cette grandeur d'ostentati0n que les esprits ui faux îdolâtrent, et qui impose a leur petitesse; mais la vé- six ritable l' enchante et s'empare de tout son cœur. Son âme, au- V obsédée des images du sublime et de la vertu, ne peut eue se attentive aux arts qui peîgnent de petits objets. Le pinceau · l naïf de Dancourt ‘ le surprend sans le passionner, patw · 1 que cet auteur comique n'a saisi que les petits traits et les t u grossièretés dela nature. Ainsi, il met une fort grande dilfé- . i rence entre ces peintures sublimes qui ne peuvent être î¤$· · pirées que par les sentiments qu'elles expriment, et celles ,,

  • Var. : « A Virgile, L Horace et a Démcsthënes. • ·

_• Ce portrait est la contre-partie de ceux qui précedent; on en devinm - -1 aisément Poriginal. —G. ; 2 ‘ Dancourt (Florent-Carton), ne L Fontainebleau le 1" novembre Mb 1 mort a Courcelle—Ie·Roi en Berri lc 16 décembre 1726, lit d'excelle¤œs études tm, sous le P. La Rue, qui voulait l'attacher A son ordre; mais Dancourt prüëü t- 1 le barreau au cloître. Dégotlté de la profession d'av0çat, il se tlt com6\ü¤‘· xa et devint en même temps acteur et auteur distingué. - B. au qui n'exigent ni élévation , ni grandeur, .d'œprit dans le peintre, quoiqu'e1les·demandent autantde travail et de gé- nie, si l’on nlentend par génie que ce talent naturel, que l’art ` perfectionne, mais qu’il ne peut suppléer. (Test aux artisans, dit-il, d’adorer l’artisan plus habile qu'eux, de compter pour peu la vertu, de ne respecter que les arts, et de préférer la statue d'Alcibiade à son courage; mais. pour lui, il ne . peut estimer les talentsque par le caractere qu’ils annon- cent'. ll respecte iecardinal de Richelieu commenn grand homme, et il admire Raphaël comme un .grand peintre; mais il n’oserait égaler des mérites d’un prix si inégal. il ne donne point à des bagatelles ces louanges rlémesurées que V dictent quelquefois aux gens de lettres l‘intéret ou la poli- que; mais il loue très-sincèrement tout ce qu’ilîloue, et parle toujours comme il pense. Le seul défaut qui lui fasse — du tort, est de ne pas aimer assez les petites choses, et de trop senllammer pour les grandes. 60; - sentons, ou 1.'Oratcur de la vertu f. Gelui qui »n'est connuque par les lettres, »n'est pas in- fatué de sa réputation, s'il est vraiment ambitieux; bien loin de vouloir faire entrer les jeunes gens dans sa propre carrière, il leur montre lui-même une route plus noble, s'ils osent la suivre : « Le riche insolent, leur dit—il, méprise tt les écrivains les plus sublimes, et le vertueux ignorant « ne les connait pas. 0 mes amisl pendant que des hom « mes médiocres exécutent de grandes choses, ou par un_ « instinct particulier, ou par la faveur des occasions, vou- • l'ur.-: [« Ditérent dc ceux qui estiment les grandes choses par réflexion, · et qui aiment les petites par inclination, il sépare peu son estime de ses · gouts; son Ame, obsédés des images du sublime et de la vertu, ne peut ·· faire cas des arts qui peignent de petits objets: le pinceau de Moliere le · surprend sans le passionner, etc. »] (Voir, pour la fin de cette variante, p. 238, la derniere note de l'u·ticle Molière.) — G.

  • C’est une version plus complète de l'0ratzur rhagrindes éditions précé-

dentes; notre titre est celui des manuscrits. — Rappelons, pour Pintelligence de ce morceau, que Vauvenargues emploie rarement le mot vertu dans son acception usuelle, et qu’il lui fait signifier tantot force de caractère, tantot action. C'sst dans ce dernier sens qu’il faut ici le prendre. — G. 24 370 ESSAL « lez·vous vous réduire à les écrire? Si vous faites attention « aux hommages qu’on met aux pieds dlun homme que le « prince élève a unposte, croirez—vous qu’il y ait des «. louanges pour un écrivain, qui approchent de ces res- ` « pectsf Qui ne peut ni aider la vertu, ni punir le crime, « ni venger l'injure dumérite, ni confondre l'orgueil des « riches, autrement qu’en paroles, se contentera.·t—il d'un « peu d'estime? ll appartient à un artisan d’étre enivré de « régner au barreau, ou sur nos thütres, ou dans les écolœ « des philosophes; mais vous qui aspirez à la vraie gloire, « pouvez—vous larnettre a ce prix? Regardez de près, mes « amis : celui qui a gagné des batailles, qui a repoussé «‘l'ennemi des frontières qu’il ravageait, et donné aux « peuples, par ses victoires, Pespérance d’une paix glo- · « rieuse, s‘il.efface tout à. coup la réputation des ministres · et le faste des favoris, qui daignera encore jeter les yeux « sur vos poètes et vos philosophes? Mes amis, ce n’est « point par des paroles qu’on peut s’élever sur les ruines « de l‘orgueil des grands, et forcer Phommage du monde; « c'est par l'activité et l'audace, c'est par le sacrifice de la «· santé et des plaisirs, c'est par le mépris du danger, et ‘ · par les grandes actions que ces vertus produisent. Celui « .qui compte sa vie·pour quelque chose, ne doit pas pré- « tendre a la gloire; il n’est capable de rien de grand. » Ainsi parle un esprit chagrin, que la réputation des lettres ne peut satisfaire; il parait assez, par ses discours, qu’il lutte intérieurement avec violence contre les dégoûts et les humiliations de son métier, et il semble quelquefois que la médiocrité de son état l’irrite contre les riches et les puis- sauts: « Ce n’est rien encore, mes amis, reprend-il, de « soutfrir d‘extremes besoins, et d’étre privé des plaisirs; « mais quel est celui qui, étant pauvre, a évité le mé- ·· pris, n'a pas été opprimé par les puissants, moqué par « les faibles, fui et abandonné par tous les hommes? et « quel œt celui qui s'est sauvé, par les lettres, de ces hu- · mîliations? A-t·on pris garde à ses talents? a—t-on fait « attention à sa vertu? La nécessité l'a poussé, Yinfortune « laavili, et le sort s est joué de sa prudence. Toutefois, · « ni Padversité, ni la honte, ni la misère, ni ses fautes, « s‘il en a faites', ni l`i¤justice d'autrui, n'ont abattu son « courage. Qui voudrait étre riche mais avare, respecté « mais faible, craint mais haî, servi mais méprise? et, au « contraire, qui ne voudrait étre pauvreavec de la vertu ·i et du courage'? Celui qui .peut vivre sans crime, et qui « sait oser et soulfrir, sait aussi se passer de la fortune « qu'il a méritée : les heureux et les insensés pourront in- « sulter sa misère; mais l’injure de la folie ne saurait flé- • trir la vertu; l’injure est l’opprobre du fort qui abuse « des dons du hasard, et Parme du lâche insolent. · Ces discours d’un homme éloquent et inquiet`, qui s’est fait un nom par ses écrits , échaulfent l’esprit des jeunes gens prompts à s'enllammer; ils ne songent plus à la stérile gloire des lettres; ils veulent sortir de pair par des actions, non par des livres; mais la fortune laisse rarement aux hommes le choix de leurs vertus et de leur travail '·

  • Tel est le texte, non-seulement des éditions précédentes, mais aussi du . '

manuscrit; il faudrait : s'il en a fait. —- G. 1 Voir les deux premiers Caractères (Closoménc et Phérécide) ; tous ces por· traits se rapportent a un méme original. — G. ¤ Rapprochex des 52• et 53• Réflexions sur divers sujets. — Lorsque Veuve. nargues quitta l’armée, sa famille, pour le retenir en Provence, lui refusa les moyens de vivre A Paris; il s‘obstina A s’y tlxer, et, malgré la résistance, les scrupules, lesmoquerles meme de ses parents et de ses amis, il y prit le métier d'écrivaln, non-seulement comme demière chance de réputation, mais comme ressource. Ce ne fut pas, toutefois, sans regret, et l'on voit, par ce morceau, que ses illusions n'ont pas longtemps duré. Dans sa lettre à Saint-Vincens, du l" mars HM, il lui dit a ce sujet : Je suis au désespoir d'étrc réduit ai un parti _ qui me répuqne, dans le f0nd,autant qu’il déplaire o ma famille, et il ajoute : moislo nécessité n’ap0int de loi. Remarquons que, danslesllgnesqui précèdent, Sénèque dit. de meme : La nécessité l’a pousse , et que le morceau se termine par cette rétlexion transparente : Lu fortune laisse rarement aux hommes le ' rhoix de leurs vertus et de leur travail. (1'est le cas de rappeler lci l'excel- leute remarque de M. Sainœ·Beuve, que nous avons citée plus haut (voir la note de la page litt); il est clair que la réputation littéraire n’est pas cello que Vauvenargues eut préférée; on sait, d'ailleurs, que cette demiére conso- lation lui a manqué, et que sa gloire est posthume. Ajoutons qu'apres cette détermination prise contre l'avis de sa famille, il mourut dans la rue du Paon, à l’hotel de Tours, non—seulement dans la souffrance, mais dans un état de détresse dont ses amis de Paris, et Voltaire lui-méme, n'eurent le secret 372 ESSAI SUR QUELQUES CARACTÈRES. qu^après sa mort. Comme Cléon (voir le 41 • Caractère)^ il ne voulaH pat avouer ta défaite, Ti^p ferme aussi pour se plaindre en son nom, il se plaint seulement sous le nom de personnages que, par une préoccupation bien natu- relle, il choisit, ou, plutôt, il place dans une situation analogue à la sienne; et c*est le douloureux intérêt de la plupart de ces Caracièret, dont quelques- uns paraîtraient fort obscurs et fort étranges, si Ton n’était averti qu’il y a déposé la triste confidence des déceptions et des amertumes, en oi^me temps que des aspirations et des rûves de sa ne. En somme, malgré quelques cris de douleur dont Taccent est fier encore, dissimulés, d*ailleuTs, sous Tano- nyme, cette âme itoïque et leftdre^ comme a dit Harmoutel, ne s*est pas démentie; son courage a duré jusqu’au bout, et Voltaire savait qu*en penser, lorsqu’il écrivait, le 13 mars 1704, à Leclerc de Montmerci t // est mort en hérost MUS que penonne en ait rien tu, -> G.


RÉFLEXIONS
ET MAXIMES[175]

AVERTISSEMENT[176].

Comme il y a des gens qui ne lisent que pour trouver des erreurs dans un écrivain, j’avertis ceux qui liront ces Réflexions que, s’il y en a quelqu’une qui présente un sens peu favorable à la piété, l’Auteur désavoue ce mauvais sens, et souscrit le premier à la critique qu’on en pourra faire ; il espère cependant que les personnes désintéressées n’auront aucune peine à bien interpréter ses sentiments. Ainsi lorsqu’il dit : La pensée de la mort nous trompe, parce qu’elle nous fait oublier de vivre, il se flatte qu’on verra bien que c’est de la pensée de la mort, sans la vue de la Religion qu’il veut parler. Et encore ailleurs, lorsqu’il dit : La conscience des mourants calomnie leur vie, il est fort éloigné de prétendre qu’elle ne les accuse pas souvent avec justice ; mais il n’y a personne qui ne sache que toutes les propositions générales ont leurs exceptions. Si on n’a pas pris soin ici de les marquer, c’est parce que le genre d’écrire que l’on a choisi, ne le permet pas. Il suffira de confronter l’auteur avec lui-même pour connaître de la pureté de ses principes.

[177] J’avertis encore les lecteurs que toutes ces pensées ne se suivent pas, mais qu’il y en a plusieurs qui se suivent, et qui pourraient paraître obscures, ou hors d’œuvre, si on les séparait. On n’a point conservé dans cette édition l’ordre qu’on leur avait donné dans la première ; on en a retranché plus de deux-cents maximes ; on en a étendu quelques-unes, et on en a ajouté un petit nombre.


1. Il est plus aisé de dire des choses nouvelles que de concilier celles qui ont été dites[178].

2. L’esprit de l’homme est plus pénétrant que conséquent, et embrasse plus qu’il ne peut lier.

3. Lorsqu’une pensée est trop faible pour porter une expression simple, c’est la marque pour la rejeter.

4. La clarté orne les pensées profondes.

5. L’obscurité est le royaume de l’erreur.

6. Il n’y aurait point d’erreurs qui ne périssent d’elles-mêmes, rendues clairement[179].

7. Ce qui fait souvent le mécompte d’un écrivain, c’est qu’il croit rendre les choses telles qu’il les aperçoit ou qu’il les sent.

8. On proscrirait moins de pensées d’un ouvrage, si on les concevait comme l’auteur[180].

9. Lorsqu’une pensée s’offre à nous comme une profonde découverte, et que nous prenons la peine de la développer, nous trouvons souvent que c’est une vérité qui court les rues[181].

10. Il est rare qu’on approfondisse la pensée d’un autre ; de sorte que, s’il arrive dans la suite qu’on fasse la même réflexion, on se persuade aisément qu’elle est nouvelle, tant elle offre de circonstances et de dépendances qu’on avait laissé échapper[182].

11. Si une pensée ou un ouvrage n’intéressent que peu de personnes, peu en parleront[183].

12. C’est un grand signe de médiocrité de louer toujours modérément[184].

13. Les fortunes promptes en tout genre sont les moins solides, parce qu’il est rare qu’elles soient l’ouvrage du mérite : les fruits mûrs mais laborieux de la prudence sont toujours tardifs[185].

14. L’espérance anime le sage, et leurre le présomptueux et l’indolent, qui se reposent inconsidérément sur ses promesses.

15. Beaucoup de défiances et d’espérances raisonnables sont trompées.

16. L’ambition ardente exile les plaisirs, dès la jeunesse, pour gouverner seule[186].

17. La prospérité fait peu d’amis.

18. Les longues prospérités s’écoulent quelquefois en un moment, comme les chaleurs de l’été sont emportées par un jour d’orage.

19. Le courage a plus de ressources contre les disgrâces que la raison[187].

20. La raison et la liberté sont incompatibles avec la faiblesse[188].

21. La guerre n’est pas si onéreuse que la servitude.

22. La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer[189].

23. Les prospérités des mauvais rois sont fatales aux peuples[190].

24. Il n’est pas donné à la raison de réparer tous les vices de la nature.

25. Avant d’attaquer un abus, il faut voir si on peut ruiner ses fondements.

26. Les abus inévitables sont des lois de la nature[191].

27. Nous n’avons pas [le] droit de rendre misérables ceux que nous ne pouvons rendre bons.

28. On ne peut être juste, si on n’est humain[192].

29. Quelques auteurs traitent la morale comme on traite la nouvelle architecture, où l’on cherche avant toutes choses la commodité[193].

30. Il est fort différent de rendre la vertu facile pour l’établir, ou de lui égaler le vice pour la détruire[194].

31. Nos erreurs et nos divisions, dans la morale, viennent quelquefois de ce que nous considérons les hommes comme s’ils pouvaient être tout à fait vicieux ou tout à fait bons.

32. Il n’y a peut-être point de vérité qui ne soit à quelque esprit faux matière d’erreur[195].

33. Les générations des opinions sont conformes à celles des hommes, bonnes et vicieuses tour à tour.

34. Nous ne connaissons pas l’attrait des violentes agitations : ceux que nous plaignions de leurs embarras, méprisent notre repos[196].

35. Personne ne veut être plaint de ses erreurs[197].

36. Les orages de la jeunesse sont environnés de jours brillants.

37. Les jeunes gens connaissent plutôt l’amour que la beauté[198].

38. Les femmes et les jeunes gens ne séparent point leur estime de leurs goûts.

39. La coutume fait tout, jusqu’en amour.

40. Il y a peu de passions constantes, il y en a beaucoup de sincères. Cela a toujours été ainsi ; mais les hommes se piquent d’être constants ou indifférents, selon la mode, qui excède toujours la nature[199].

41. La raison rougit des penchants dont elle ne peut rendre compte[200].

42. Le secret des moindres plaisirs de la nature passe la raison.

43. C’est une preuve de petitesse d’esprit lorsqu’on distingue toujours ce qui est estimable de ce qui est aimable : les grandes âmes aiment naturellement tout ce qui est digne de leur estime[201].

44. L’estime s’use comme l’amour[202].

45. Quand on sent qu’on n’a pas de quoi se faire estimer de quelqu’un, on est bien près de le haïr.

46. Ceux qui manquent de probité dans les plaisirs n’en ont qu’une feinte dans les affaires : c’est la marque d’un naturel féroce, lorsque le plaisir ne rend point humain[203].

47. Les plaisirs enseignent aux princes à se familiariser avec les hommes.

48. Le trafic de l’honneur n’enrichit pas[204].

49. Ceux qui nous font acheter leur probité ne nous vendent ordinairement que leur honneur[205].

50. La conscience, l’honneur, la chasteté, l’amour et l’estime des hommes sont à prix d’argent : la libéralité multiplie les avantages des richesses[206].

51. Celui qui fait rendre ses profusions utiles a une grande et noble économie[207].

52. Les sots ne comprennent pas les gens d’esprit[208].

53. Personne ne se croit propre, comme un sot, à duper un homme d’esprit.

54. Nous négligeons souvent les hommes sur qui la nature nous donne ascendant, qui sont ceux qu’il faut attacher et comme incorporer à nous, les autres ne tenant à nos amorces que par l’intérêt, l’objet du monde le plus changeant[209].

55. Il n’y a guère de gens plus aigres que ceux qui sont doux par intérêt[210].

56. L’intérêt fait peu de fortunes[211].

57. Il est faux qu’on ait fait fortune, lorsqu’on ne sait pas en jouir.

58. L’amour de la gloire fait les grandes fortunes entre les peuples.

59. Nous avons si peu de vertu, que nous nous trouvons ridicules d’aimer la gloire[212].

60. La fortune exige des soins. Il faut être souple, amusant, cabaler, n’offenser personne, plaire aux femmes et aux hommes en place, se mêler des plaisirs et des affaires, cacher son secret, savoir s’ennuyer la nuit à table, et jouer trois quadrilles sans quitter sa chaise : même après tout cela, on n’est sûr de rien. Combien de dégoûts et d’ennuis ne pourrait-on s’épargner, si on osait aller à la gloire par le seul mérite[213] !

61. Quelques fous se sont dit à table : il n’y a que nous qui soyons bonne compagnie ; et on les croit[214].

62. Les joueurs ont le pas sur les gens d’esprit, comme ayant l’honneur de représenter les hommes riches[215].

63. Les gens d’esprit seraient presque seuls, sans les sots qui s’en piquent[216].

64. Celui qui s’habille le matin avant huit heures pour entendre plaider à l’audience, ou pour voir des tableaux étalés au Louvre[217], ou pour se trouver aux répétitions d’une pièce prête à paraître, et qui se pique de juger en tout genre du travail d’autrui, est un homme auquel il ne manque souvent que de l’esprit et du goût.

65. Nous sommes moins offensés du mépris des sots, que d’être médiocrement estimés des gens d’esprit.

66. C’est offenser quelquefois les hommes que de leur donner des louanges, parce qu’elles marquent les bornes de leur mérite ; peu de gens sont assez modestes pour souffrir sans peine qu’on les apprécie.

67. Il est difficile d’estimer quelqu’un comme il veut l’être[218].

68. On doit se consoler de n’avoir pas les grands talents, comme on se console de n’avoir pas les grandes places : on peut être au-dessus de l’un et de l’autre par le cœur[219].

69. La raison et l’extravagance, la vertu et le vice ont leurs heureux : le contentement n’est pas la marque du mérite[220].

70. La tranquillité d’esprit passerait-elle pour une meilleure preuve de la vertu ? La santé la donne[221].

71. Si la gloire et si le mérite ne rendent pas les hommes heureux, ce que l’on appelle bonheur mérite-t-il leurs regrets ? Une âme un peu courageuse daignerait-elle accepter ou la fortune, ou le repos d’esprit, ou la modération, s’il fallait leur sacrifier la vigueur de ses sentiments, et abaisser l’essor de son génie[222] ?

72. La modération des grands hommes ne borne que leurs vices[223].

73. La modération des faibles est médiocrité[224].

74. Ce qui est arrogance dans les faibles est élévation dans les forts ; comme la force des malades est frénésie, et celle des sains est vigueur[225].

75. Le sentiment de nos forces les augmente[226].

76. On ne juge pas si diversement des autres que de soi-même.

77. Il n’est pas vrai que les hommes soient meilleurs dans la pauvreté que dans les richesses.

78. Pauvres et riches, nul n’est vertueux ni heureux, si la fortune ne l’a mis à sa place[227].

79. Il faut entretenir la vigueur du corps pour conserver celle de l’esprit[228].

80. On tire peu de services des vieillards[229].

81. Les hommes ont la volonté de rendre service, jusqu’à ce qu’ils en aient le pouvoir[230].

82. L’avare prononce en secret : Suis-je chargé de la fortune des misérables ? et il repousse la pitié qui l’importune.

83. Ceux qui croient n’avoir plus besoin d’autrui deviennent intraitables[230].

84. Il est rare d’obtenir beaucoup des hommes dont on a besoin[230].

85. On gagne peu de choses par habileté[230].

86. Nos plus sûrs protecteurs sont nos talents[230].

87. Tous les hommes se jugent dignes des plus grandes places ; mais la nature, qui ne les en a pas rendus capables, fait aussi qu’ils se tiennent très-contents dans les dernières[231].

88. On méprise les grands desseins lorsqu’on ne se sent pas capable des grands succès[231].

89. Les hommes ont de grandes prétentions et de petits projets.

90. Les grands hommes entreprennent les grandes choses, parce qu’elles sont grandes ; et les fous, parce qu’ils les croient faciles[231].

91. Il est quelquefois plus facile de former un parti, que de venir par degrés à la tête d’un parti déjà formé[232].

92. Il n’y a point de parti si aisé à détruire que celui que la prudence seule a formé : les caprices de la nature ne sont pas si frêles[233] que les chefs-d’œuvre de l’art.

93. On peut dominer par la force, mais jamais par la seule adresse[234].

94. Ceux qui n’ont que de l’habileté ne tiennent en aucun lieu le premier rang[235].

95. La force peut tout entreprendre contre les habiles[236].

96. Le terme de l’habileté est de gouverner sans la force[237].

97. C’est être médiocrement habile que de faire des dupes[238].

98. La probité, qui empêche les esprits médiocres de parvenir à leurs fins, est un moyen de plus de réussir pour les habiles[239].

99. Ceux qui ne savent pas tirer parti des autres hommes sont ordinairement peu accessibles.

100. Les habiles ne rebutent personne[240].

101. L’extrême défiance n’est pas moins nuisible que son contraire ; la plupart des hommes deviennent inutiles à celui qui ne veut pas risquer d’être trompé[241].

102. Il faut tout attendre et tout craindre du temps et des hommes.

103. Les méchants sont toujours surpris de trouver de l’habileté dans les bons[242].

104. Trop et trop peu de secret sur nos affaires témoignent également une âme faible.

105. La familiarité est l’apprentissage des esprits[243].

106. Nous découvrons en nous-mêmes ce que les autres nous cachent, et nous reconnaissons dans les autres ce que nous nous cachons à nous-mêmes[244].

107. Les maximes des hommes décèlent leur cœur[245].

108. Les esprits faux changent souvent de maximes.

109. Les esprits légers sont disposés à la complaisance.

110. Les menteurs sont bas et glorieux[246].

111. Peu de maximes sont vraies à tous égards.

112. On dit peu de choses solides lorsqu’on cherche à en dire d’extraordinaires.

113. Nous nous flattons sottement de persuader aux autres ce que nous ne pensons pas nous-mêmes.

114. On ne s’amuse pas longtemps de l’esprit d’autrui.

115. Les meilleurs auteurs parlent trop.

116. La ressource de ceux qui n’imaginent pas est de conter[247].

117. La stérilité de sentiment nourrit la paresse.

118. Un homme qui ne dîne ni ne soupe chez soi, se croit occupé, et celui qui passe la matinée à se laver la bouche, et à donner audience à son brodeur, se moque de l’oisiveté d’un nouvelliste, qui se promène tous les jours avant dîner.

119. Il n’y aurait pas beaucoup d’heureux, s’il appartenait à autrui de décider de nos occupations et de nos plaisirs.

120. Lorsqu’une chose ne peut nous nuire, il faut nous moquer de ceux qui nous en détournent.

121. Il y a plus de mauvais conseils que de caprices.

122. Il ne faut pas croire aisément que ce que la nature a fait aimable soit vicieux : il n’y a point de siècle et de peuple qui n’aient établi des vertus et des vices imaginaires.

123. La raison nous trompe plus souvent que la nature[248].

124. La raison ne connaît pas les intérêts du cœur[249].

125. Si la passion conseille quelquefois plus hardiment que la réflexion, c’est qu’elle donne plus de force pour exécuter.

126. Si les passions font plus de fautes que le jugement, c’est par la même raison que ceux qui gouvernent font plus de fautes que les hommes privés[250].

127. Les grandes pensées viennent du cœur[251].

128. Le bon instinct n’a pas besoin de la raison, mais il la donne[252].

129. On paie chèrement les moindres biens, lorsqu’on ne les tient que de la raison.

130. La magnanimité ne doit pas compte à la prudence de ses motifs[253].

131. Personne n’est sujet à plus de fautes que ceux qui n’agissent que par réflexion.

132. On ne fait pas beaucoup de grandes choses par conseil[254].

133. La conscience est la plus changeante des règles[255].

134. La fausse conscience ne se connaît pas.

135. La conscience est présomptueuse dans les saints, timide dans les faibles et les malheureux, inquiète dans les indécis[256], etc. : organe obéissant du sentiment qui nous domine, et des opinions qui nous gouvernent[257].

136. La conscience des mourants calomnie leur vie[258].

137. La fermeté ou la faiblesse de la mort dépend de la dernière maladie[259].

138. La nature épuisée par la douleur, assoupit quelquefois le sentiment dans les malades, et arrête la volubilité de leur esprit ; et ceux qui redoutaient la mort sans péril, la souffrent sans crainte[260].

139. La maladie éteint dans quelques hommes le courage, dans quelques autres la peur, et jusqu’à l’amour de la vie[261].

140. On ne peut juger de la vie par une plus fausse règle que la mort[262].

141. Il est injuste d’exiger d’une âme atterrée et vaincue par les secousses d’un mal redoutable[263], qu’elle conserve la même vigueur qu’elle a fait paraître en d’autres temps. Est-on surpris qu’un malade ne puisse plus ni marcher, ni veiller, ni se soutenir ? Ne serait-il pas plus étrange qu’il fût encore le même homme qu’en pleine santé ? Si nous avons la migraine, si nous avons mal dormi, on nous excuse d’être incapables ce jour-là d’application, et personne ne nous soupçonne d’avoir toujours été inappliqués : refuserons-nous à un homme qui se meurt le privilége que nous accordons à celui qui a mal à la tête ? et oserons-nous assurer qu’il n’a jamais eu de courage pendant sa santé, parce qu’il en aura manqué à l’agonie ?

142. Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir[264].

143. La pensée de la mort nous trompe, car elle nous fait oublier de vivre[265].

144. Je dis quelquefois en moi-même : La vie est trop courte pour mériter que je m’en inquiète ; mais si quelque importun me rend visite, et m’empêche de sortir ou de m’habiller, je perds patience, et je ne puis supporter de m’ennuyer une demi-heure.

145. La plus fausse de toutes les philosophies est celle qui, sous prétexte d’affranchir les hommes des embarras des passions, leur conseille l’oisiveté, l’abandon et l’oubli d’eux-mêmes[266].

146. Si toute notre prévoyance ne peut rendre notre vie heureuse, combien moins notre nonchalance[267] !

147. Personne ne dit le matin : Un jour est bientôt passé, attendons la nuit ; au contraire, on rêve, la veille, à ce que l’on fera le lendemain. On serait bien marri[268] de passer un seul jour à la merci du temps et des fâcheux ; on n’oserait même laisser au hasard la disposition de quelques heures, et l’on a raison ; car qui peut se promettre de passer une heure sans ennui, s’il ne prend soin de remplir à son gré ce court espace ? Mais ce qu’on n’oserait se promettre pour une heure, on se le promet quelquefois pour toute la vie, et l’on dit : Si la mort finit tout, pourquoi se donner tant de soins ? Nous sommes bien fous de nous tant inquiéter de l’avenir ; c’est-à-dire : Nous sommes bien fous de ne pas commettre au hasard nos destinées, et de pourvoir à l’intervalle qui est entre nous et la mort.

148. Ni le dégoût n’est une marque de santé, ni l’appétit n’est une maladie ; mais tout au contraire. Ainsi pense-t-on sur le corps ; mais on juge de l’âme sur d’autres principes : on suppose qu’une âme forte est celle qui est exempte de passions ; et, comme la jeunesse est plus ardente et plus active que le dernier âge, on la regarde comme un temps de fièvre ; et on place la force de l’homme dans sa décadence[269].

149. L’esprit est l’œil de l’âme, non sa force. Sa force est dans le cœur, c’est-à-dire dans les passions. La raison la plus éclairée ne donne pas d’agir et de vouloir. Suffit-il d’avoir la vue bonne pour marcher ? Ne faut-il pas encore avoir des pieds, et la volonté avec la puissance de les remuer[270] ?

150. La raison et le sentiment se conseillent et se suppléent tour à tour. Quiconque ne consulte qu’un des deux et renonce à l’autre, se prive inconsidérément d’une partie des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire[271].

151. Nous devons peut-être aux passions les plus grands avantages de l’esprit [272].

152. Si les hommes n’avaient pas aimé la gloire, ils n’avaient ni assez d’esprit ni assez de vertu pour la mériter[273].

153. Aurions-nous cultivé les arts sans les passions ? et la réflexion, toute seule, nous aurait-elle fait connaître nos ressources, nos besoins, et notre industrie ?

154. Les passions ont appris aux hommes la raison[274]

155. Dans l’enfance de tous les peuples, comme dans celle des particuliers, le sentiment a toujours précédé la réflexion et en a été le premier maître[275].

156. Qui considérera la vie d’un seul homme, y trouvera toute l’histoire du genre humain, que la science et l’expérience n’ont pu rendre bon[276].

157. S’il est vrai qu’on ne peut anéantir le vice, la science de ceux qui gouvernent est de le faire concourir au bien public[277].

158. Les jeunes gens souffrent moins de leurs fautes que de la prudence des vieillards[278].

159. Les conseils de la vieillesse éclairent sans échauffer, comme le soleil de l’hiver[279].

160. Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur des autres, est qu’ils veulent leur bien.

161. Il est injuste d’exiger des hommes qu’ils fassent, par déférence pour nos conseils, ce qu’ils ne veulent pas faire pour eux-mêmes.

162. Il faut permettre aux hommes de faire de grandes fautes contre eux-mêmes, pour éviter un plus grand mal, la servitude.

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163. Quiconque est plus sévère que les lois est un tyran[280].

164. Ce qui n’offense pas la société n’est pas du ressort de sa justice[281].

165. C’est entreprendre sur la clémence de Dieu, de punir sans nécessité[282].

166. La morale austère anéantit la vigueur de l’esprit, comme les enfants d’Esculape détruisent le corps, pour détruire un vice du sang souvent imaginaire[283].

167. La clémence vaut mieux que la justice[284].

168. Nous blâmons beaucoup les malheureux des moindres fautes, et les plaignons peu des plus grands malheurs[285].

169. Nous réservons notre indulgence pour les parfaits[286].

170. On ne plaint pas un homme d’être un sot, et peut-être qu’on a raison ; mais il est fort plaisant d’imaginer que c’est sa faute[287].

171. Nul homme n’est faible par choix[288].

172. Nous querellons les malheureux, pour nous dispenser de les plaindre[289].

173. La générosité souffre des maux d’autrui, comme si elle en était responsable[290].

174. L’ingratitude la plus odieuse, mais la plus commune et la plus ancienne, est celle des enfants envers leurs pères.

175. Nous ne savons pas beaucoup de gré à nos amis d’estimer nos bonnes qualités, s’ils osent seulement s’apercevoir de nos défauts[291].

176. On peut aimer de tout son cœur ceux en qui on reconnaît de grands défauts. Il y aurait de l’impertinence à croire que la perfection a seule le droit de nous plaire ; nos faiblesses nous attachent quelquefois les uns aux autres autant que [le] pourrait faire la vertu[292].

177. Les princes font beaucoup d’ingrats, parce qu’ils ne donnent pas tout ce qu’ils peuvent.

178. La haine est plus vive que l’amitié, moins que l’amour.

179. Si nos amis nous rendent des services, nous pensons qu’à titre d’amis, ils nous les doivent, et nous ne pensons point du tout qu’ils ne nous doivent pas leur amitié.

180. On n’est pas né pour la gloire, lorsqu’on ne connaît pas le prix du temps[293].

181. L’activité fait plus de fortunes que la prudence[294].

182. Celui qui serait né pour obéir, obéirait jusque sur le trône[295].

183. Il ne paraît pas que la nature ait fait les hommes pour l’indépendance[296].

184. Pour se soustraire à la force, on a été obligé de se soumettre à la justice : la justice ou la force, il a fallu opter entre ces deux maîtres ; tant nous étions peu faits pour être libres[297].

185. La dépendance est née de la société[298].

186. Faut-il s’étonner que les hommes aient cru que les animaux étaient faits pour eux, s’ils pensent même ainsi de leurs semblables, et si la fortune accoutume les puissants à ne compter qu’eux sur la terre[299] ?

187. Entre rois, entre peuples, entre particuliers, le plus fort se donne des droits sur le plus faible, et la même règle est suivie par les animaux, par la matière, par les éléments, etc., de sorte que tout s’exécute dans l’univers par la violence ; et cet ordre, que nous blâmons avec quelque apparence de justice, est la loi la plus générale, la plus absolue, la plus immuable, et la plus ancienne de la nature[300].

188. Les faibles veulent dépendre, afin d’être protégés : ceux qui craignent les hommes aiment les lois[301].

189. Qui sait tout souffrir peut tout oser.

190. Il y a des injures qu’il faut dissimuler, pour ne pas compromettre son honneur[302].

191. Il est bon d’être ferme par tempérament, et flexible par réflexion.

192. Les faibles veulent quelquefois qu’on les croie méchants ; mais les méchants veulent passer pour bons[303].

193. Si l’ordre domine dans le genre humain, c’est une preuve que la raison et la vertu y sont les plus fortes[304].

194. La loi des esprits n’est pas différente de celles des corps, qui ne peuvent se maintenir que par une continuelle nourriture.

195. Lorsque les plaisirs nous ont épuisés, nous croyons avoir épuisé les plaisirs ; et nous disons que rien ne peut remplir le cœur de l’homme.

196. Nous méprisons beaucoup de choses pour ne pas nous mépriser nous-mêmes[305].

197. Notre dégoût n’est point un défaut et une insuffisance des objets extérieurs, comme nous aimons à le croire, mais un épuisement de nos propres organes, et un témoignage de notre faiblesse[306].

198. Le feu, l’air, l’esprit, la lumière, tout vit par l’action ; de là la communication et l’alliance de tous les êtres ; de là l’unité et l’harmonie dans l’univers. Cependant cette loi de la nature, si féconde, nous trouvons que c’est un vice dans l’homme ; et, parce qu’il est obligé d’y obéir, ne pouvant subsister dans le repos, nous concluons qu’il est hors de sa place[307].

199. L’homme ne se propose le repos que pour s’affranchir de la sujétion et du travail ; mais il ne peut jouir que par l’action, et n’aime qu’elle.

200. La fruit du travail est le plus doux des plaisirs.

201. Où tout est dépendant, il y a un maître : l’air partient à l’homme, et l’homme à l’air ; et rien n’est à soi ni à part[308].

202. Ô soleil ! ô pompe des cieux ! qu’êtes-vous ? Nous avons surpris le secret et l’ordre de vos mouvements. Dans la main de l’Être des êtres[309], instruments aveugles et ressorts peut-être insensibles, le monde, sur qui vous régnez, mériterait-il nos hommages ? Les révolutions des empires, la diverse face des temps, les nations qui ont dominé, et les hommes qui ont fait la destinée de ces nations mêmes, les principales opinions et les coutumes qui ont partagé la créance des peuples dans la religion, les arts, la morale et les sciences, tout cela, que peut-il paraître ? Un atôme presque invisible[310], qu’on appelle l’homme, qui rampe sur la face de la terre, et qui ne dure qu’un jour, embrasse en quelque sorte d’un coup d’œil le spectacle de l’univers dans tous les âges[311].

203. Quand on a beaucoup de lumières, on admire peu ; lorsque l’on en manque, de même. L’admiration marque le terme de nos connaissances, et prouve moins, souvent, la perfection des choses, que l’imperfection de notre esprit[312].

204. Ce n’est pas un grand avantage d’avoir l’esprit vif, si on ne l’a juste : la perfection d’une pendule n’est pas d’aller vite, mais d’être réglée.

205. Parler imprudemment et parler hardiment, est presque toujours la même chose ; mais on peut parler sans prudence, et parler juste ; et il ne faut pas croire qu’un homme a l’esprit faux, parce que la hardiesse de son caractère ou la vivacité de son humeur lui auront arraché, malgré lui-même, quelque vérité périlleuse.

206. Il y a plus de sérieux que de folie dans l’esprit des hommes. Peu sont nés plaisants ; la plupart le deviennent par imitation, froids copistes de la vivacité et de la gaîté[313].

207. Ceux qui se moquent des goûts sérieux aiment sérieusement les bagatelles[314].

208. Différent génie, différent goût : ce n’est pas toujours par jalousie que réciproquement on se rabaisse.

209. On juge des productions de l’esprit comme des ouvrages mécaniques. Lorsque l’on achète une bague, on dit : celle-là est trop grande, l’autre est trop petite ; jusqu’à ce qu’on en rencontre une pour son doigt. Mais il n’en reste pas chez le joaillier, car celle qui m’est trop petite va fort bien à un autre.

210. Lorsque deux auteurs ont également excellé en divers genres, on n’a pas ordinairement assez d’égard à la subordination de leurs talents, et Despréaux va de pair avec Racine : cela est injuste.

211. J’aime un écrivain qui embrasse tous les temps et tous les pays, et rapporte beaucoup d’effets à peu de causes ; qui compare les préjugés et les mœurs des différents siècles ; qui, par des exemples tirés de la peinture ou de la musique, me fait connaître les beautés de l’éloquence et l’étroite liaison des arts. Je dis d’un homme qui rapproche ainsi les choses humaines[315], qu’il a un grand génie, si ses conséquences sont justes ; mais, s’il conclut mal, je présume qu’il distingue mal les objets, ou qu’il n’aperçoit pas d’un seul coup d’œil tout leur ensemble, et qu’enfin quelque chose manque à l’étendue ou à la profondeur de son esprit[316].

212. On discerne aisément la vraie de la fausse étendue d’esprit ; car l’une agrandit ses sujets, et l’autre, par l’abus des épisodes et par le faste de l’érudition, les anéantit.

213. Quelques exemples, rapportés en peu de mots et à leur place, donnent plus d’éclat, plus de poids, et plus d’autorité aux réflexions ; mais trop d’exemples et trop de détails énervent toujours un discours. Les digressions trop longues ou trop fréquentes rompent l’unité du sujet, et lassent les lecteurs sensés, qui ne veulent pas qu’on les détourne de l’objet principal, et qui, d’ailleurs, ne peuvent suivre, sans beaucoup de peine, une trop longue chaîne de faits et de preuves[317]. On ne saurait trop rapprocher les choses, ni trop tôt conclure : il faut saisir d’un coup d’œil la véritable preuve de son discours, et courir à la conclusion[318]. Un esprit perçant fuit les épisodes, et laisse aux écrivains médiocres le soin de s’arrêter à cueillir toutes les fleurs qui se trouvent sur leur chemin. C’est à eux d’amuser le peuple, qui lit sans objet, sans pénétration, et sans goût.

214. Le sot qui a beaucoup de mémoire est plein de pensées et de faits ; mais il ne sait pas en conclure : tout tient à cela.

215. Savoir bien rapprocher les choses, voilà l’esprit juste ; le don de rapprocher beaucoup de choses et de grandes choses, fait les esprits vastes[319]. Ainsi, la justesse paraît être le premier degré, et une condition très-nécessaire de la véritable étendue d’esprit.

216. Un homme qui digère mal, et qui est vorace[320], est peut-être une image assez fidèle du caractère d’esprit de la plupart des savants.

217. Je n’approuve point la maxime qui veut qu’un honnête homme sache un peu de tout. C’est savoir presque toujours inutilement, et quelquefois, pernicieusement, que de savoir superficiellement et sans principes. Il est vrai que la plupart des hommes ne sont guère capables de connaître profondément ; mais il est vrai aussi que cette science superficielle qu’ils recherchent, ne sert qu’à contenter leur vanité. Elle nuit à ceux qui possèdent un vrai génie ; car elle les détourne nécessairement de leur objet principal, consume leur application dans les détails, et sur des objets étrangers à leurs besoins, et à leurs talents naturels ; et, enfin elle ne sert point, comme ils s’en flattent, à prouver l’étendue de leur esprit : de tout temps on a vu des hommes qui savaient beaucoup avec un esprit très-médiocre ; et, au contraire, des esprits très-vastes, qui savaient fort peu. Ni l’ignorance n’est défaut d’esprit, ni le savoir n’est preuve de génie[321].

218. La vérité échappe au jugement, comme les faits échappent à la mémoire : les diverses faces des choses s’emparent tour à tour d’un esprit vif, et lui font quitter et reprendre successivement les mêmes opinions. Le goût n’est pas moins inconstant : il s’use sur les choses les plus agréables, et varie comme notre humeur[322].

219. Il y a peut-être autant de vérités parmi les hommes que d’erreurs, autant de bonnes qualités que de mauvaises, autant de plaisirs que de peines[323] ; mais nous aimons à contrôler la nature humaine, pour essayer de nous élever au-dessus de notre espèce, et pour nous enrichir de la considération dont nous tâchons de la dépouiller. Nous sommes si présomptueux, que nous croyons pouvoir séparer notre intérêt personnel de celui de l’humanité, et médire du genre humain, sans nous compromettre[324]. Cette vanité ridicule a rempli les livres des philosophes d’invectives contre la nature. L’homme est maintenant en disgrâce chez tous ceux qui pensent, et c’est à qui le chargera de plus de vices ; mais peut-être est-il sur le point de se relever, et de se faire restituer toutes ses vertus ; car rien n’est stable, et la philosophie a ses modes comme les habits, la musique, l’architecture, etc.[325]

220. Sitôt qu’une opinion devient commune, il ne faut point d’autre raison pour engager les hommes à l’abandonner, et à embrasser l’opinion contraire, jusqu’à ce que celle-ci vieillisse à son tour, et qu’ils aient besoin de se distinguer par d’autres choses. Ainsi, s’ils atteignent le but dans quelque art ou dans quelque science, on doit s’attendre qu’ils le passeront bientôt pour acquérir une nouvelle gloire ; et c’est ce qui fait, en partie, que les plus beaux siècles dégénèrent si promptement, et qu’à peine sortis de la barbarie, ils s’y replongent.

221. Les grands hommes en apprenant aux faibles à réfléchir, les ont mis sur la route de l’erreur[326].

222. Où il y a de la grandeur, nous la sentons malgré nous : la gloire des conquérants a toujours été combattue ; les peuples en ont toujours souffert, et ils l’ont toujours respectée.

223. Le contemplateur, mollement couché dans une chambre tapissée, invective contre le soldat qui passe les nuits de l’hiver au bord d’un fleuve, et veille en silence sous les armes pour la sûreté de la patrie.

224. Ce n’est pas à porter la faim et la misère chez les étrangers qu’un héros attache la gloire, mais à les souffrir pour l’État ; ce n’est pas à donner la mort, mais à la braver.

225. Le vice fomente la guerre ; la vertu combat : s’il n’y avait aucune vertu, nous aurions pour toujours la paix[327].

226. La vigueur d’esprit ou l’adresse ont fait les premières fortunes : l’inégalité des conditions est née de celle des génies et des courages.

227. Il est faux que l’égalité soit une loi de la nature : la nature n’a rien fait d’égal ; sa loi souveraine est la subordination et la dépendance[328].

228. Qu’on tempère, comme on voudra, la souveraineté dans un État, nulle loi n’est capable d’empêcher un tyran d’abuser de l’autorité de son emploi[329].

229. On est forcé de respecter les dons de la nature, que l’étude et la fortune ne peuvent donner.

230. La plupart des hommes sont si resserrés dans la sphère de leur condition, qu’ils n’ont pas même le courage d’en sortir par leurs idées ; et, si l’on en voit quelques-uns que la spéculation des grandes choses rend en quelque sorte incapables des petites, on en trouve encore davantage à qui la pratique des petites a ôté jusqu’au sentiment des grandes.

231. Les espérances les plus ridicules et les plus hardies ont été quelquefois la cause des succès extraordinaires.

232. Les sujets font leur cour avec bien plus de goût que les princes ne la reçoivent : il est toujours plus sensible d’acquérir que de jouir.

233. Nous croyons négliger la gloire par pure paresse, tandis que nous prenons des peines infinies pour les plus petits intérêts[330].

234. Nous aimons quelquefois jusqu’aux louanges que nous ne croyons pas sincères[331].

235. Il faut de grandes ressources dans l’esprit et dans le cœur pour goûter la sincérité lorsqu’elle blesse, ou pour la pratiquer sans qu’elle offense : peu de gens ont assez de fond pour souffrir la vérité, et pour la dire.

236. Il y a des hommes qui, sans y penser[332], se forment une idée de leur figure, qu’ils empruntent du sentiment qui les domine ; et c’est peut-être par cette raison qu’un fat se croit toujours beau[333].

237. Ceux qui n’ont que de l’esprit ont du goût pour les grandes choses, et de la passion pour les petites.

238. La plupart des hommes vieillissent dans un petit cercle d’idées, qu’ils n’ont pas tirées de leur fond ; il y a peut-être moins d’esprits faux que de stériles[334].

239. Tout ce qui distingue les hommes paraît peu de chose. Qu’est-ce qui fait la beauté ou la laideur, la santé ou l’infirmité, l’esprit ou la stupidité ? une légère différence des organes, un peu plus ou un peu moins de bile, etc. Cependant, ce plus ou ce moins est d’une importance infinie pour les hommes ; et, lorsqu’ils en jugent autrement, ils sont dans l’erreur[335].

240. Deux choses peuvent à peine remplacer, dans la vieillesse, les talents et les agréments : la réputation ou les richesses.

241. Nous haïssons les dévôts[336] qui font profession de mépriser tout ce dont nous nous piquons, pendant qu’ils se piquent eux-mêmes de choses encore plus méprisables[337].

242. Quelque vanité qu’on nous reproche, nous avons besoin quelquefois qu’on nous assure de notre mérite[338].

243. Nous nous consolons rarement des grandes humiliations ; nous les oublions.

244. Moins on est puissant dans le monde, plus on peut commettre de fautes impunément, ou avoir inutilement un vrai mérite.

245. Lorsque la fortune veut humilier les sages, elle les surprend dans ces petites occasions où l’on est ordinairement sans précaution et sans défense. Le plus habile homme du monde ne peut empêcher que de légères fautes n’entraînent quelquefois d’horribles malheurs ; et il perd sa réputation ou sa fortune par une petite imprudence, comme un autre se casse la jambe en se promenant dans sa chambre[339].

246. Soit vivacité, soit hauteur, soit avarice, il n’y a point d’homme qui ne porte dans son caractère une occasion continuelle de faire des fautes ; et si elles sont sans conséquence, c’est à la fortune qu’il le doit[340].

247. Nous sommes consternés de nos rechutes, et de voir que nos malheurs même n’ont pu nous corriger de nos défauts[341].

248. La nécessité modère plus de peines que la raison.

249. La nécessité empoisonne les maux qu’elle ne peut guérir[342].

250. Les favoris de la fortune ou de la gloire, malheureux à nos yeux, ne nous détournent point de l’ambition.

251. La patience est l’art d’espérer.

252. Le désespoir comble non-seulement notre misère, mais notre faiblesse.

253. Ni les dons, ni les coups de la fortune n’égalent ceux de la nature, qui la passe en rigueur comme en bonté[343].

254. Les biens et les maux extrêmes ne se font pas sentir aux âmes médiocres.

255. Il y a peut-être plus d’esprits légers dans ce qu’on appelle le monde, que dans les conditions moins fortunées.

256. Les gens du monde ne s’entretiennent pas de si petites choses que le peuple ; mais le peuple ne s’occupe pas de choses si frivoles que les gens du monde.

257. L’histoire fait mention de très-grands hommes que la volupté ou l’amour ont gouvernés ; elle n’en rappelle pas à ma mémoire qui aient été galants. Ce qui fait le mérite essentiel de quelques hommes ne peut même subsister dans quelques autres comme un faible[344].

258. Nous courons quelquefois les hommes qui nous ont imposé par leurs dehors, comme ces jeunes gens qui suivent amoureusement un masque, le prenant pour la plus belle femme du monde, et qui le harcèlent jusqu’à ce qu’ils l’obligent à se découvrir, et de leur faire voir qu’il est un petit homme avec de la barbe et un visage noir[345].

259. Le sot s’assoupit et fait diète en bonne compagnie, comme un homme que la curiosité a tiré de son élément, et qui ne peut ni respirer ni vivre dans un air subtil[346].

260. Le sot est comme le peuple, qui se croit riche de peu[347].

261. Lorsqu’on ne veut rien perdre ni cacher de son esprit, on en diminue d’ordinaire la réputation.

262. Des auteurs sublimes n’ont pas négligé de primer encore par les agréments, flattés de remplir l’intervalle de ces deux extrêmes, et d’embrasser toute la sphère de l’esprit humain[348]. Le public, au lieu d’applaudir à l’universalité de leurs talents, a cru qu’ils étaient incapables de se soutenir dans l’héroïque ; et on n’ose les égaler à ces grands hommes qui, s’étant renfermés soigneusement dans un seul et beau caractère[349], paraissent avoir dédaigné de dire tout ce qu’ils ont tu, et abandonné aux génies subalternes les talents médiocres.

263. Ce qui paraît aux uns étendue d’esprit n’est, aux yeux des autres, que mémoire et légèreté.

264. Il est aisé de critiquer un auteur, mais il est difficile de l’apprécier.

265. Je n’ôte rien à l’illustre Racine, le plus sage et le plus éloquent des poètes, pour n’avoir pas traité beaucoup de choses qu’il eût embellies, content d’avoir montré dans un seul genre la richesse et la sublimité de son esprit ; mais je me sens obligé de respecter un génie hardi et fécond, élevé, pénétrant, facile, plein de force, infatigable ; aussi ingénieux et aussi aimable[350] dans les ouvrages de pur , agrément, que vrai et pathétique dans les autres ; d’une vaste imagination, qui a embrassé et pénétré rapidement toute l’économie des choses humaines ; à qui ni les sciences abstraites, ni les arts, ni la politique, ni les mœurs des peuples, ni leurs opinions, ni leur histoire, ni leurs langues même, n’ont pu échapper ; illustre, en sortant de l’enfance, par la grandeur et par la force de sa poésie féconde en pensées, et, bientôt après, par les charmes et par le caractère original, plein de raison, et toujours concis, de sa prose ; philosophe et peintre sublime, qui a semé avec éclat ; dans ses écrits, tout ce qu’il y a de grand dans l’esprit des hommes ; qui a représenté les passions avec des traits de feu et de lumière, et les a fait parler sur nos théâtres avec autant de tendresse que de véhémence ; savant à imiter le caractère et à saisir l’esprit des bons ouvrages de chaque nation, par l’extrême étendue de son génie, mais n’imitant rien, d’ordinaire, qu’il ne l’embellisse ; éclatant jusque dans les fautes qu’on a cru remarquer dans ses écrits, et tel que, malgré des défauts inévitables avec des qualités si rares, et malgré les efforts de la critique, il a occupé sans relâche de ses veilles ses amis et ses ennemis, et porté chez les étrangers, dès sa jeunesse, la réputation de sa patrie et la gloire de nos lettres, dont il a reculé toutes les bornes.

266. Si on ne regarde que certains ouvrages des meilleurs auteurs, on sera tenté de les mépriser ; pour les apprécier avec justice, il faut tout lire.

267. Il ne faut point juger des hommes par ce qu’ils ignorent, mais par ce qu’ils savent, et par la manière dont ils le savent[351].

268. On ne doit pas non plus demander aux auteurs une perfection qu’ils ne puissent atteindre : c’est faire trop d’honneur à l’esprit humain de croire que des ouvrages irréguliers n’aient jamais [le] droit de lui plaire, surtout si ces ouvrages peignent les passions[352] ; il n’est pas besoin d’un grand art pour faire sortir les meilleurs esprits de leur assiette, et pour leur cacher les défauts d’un tableau hardi et touchant. Cette parfaite régularité, qui manque aux auteurs, ne se trouve point dans nos propres conceptions ; le caractère naturel de l’homme ne comporte pas tant de règle. Nous ne devons pas supposer dans le sentiment une délicatesse que nous n’avons que par réflexion[353] ; il s’en faut de beaucoup que notre goût soit toujours aussi difficile à contenter que notre esprit.

269. Il nous est plus facile de nous teindre d’une infinité de connaissances, que d’en bien posséder un petit nombre [354].

270. Jusqu’à ce qu’on rencontre le secret de rendre les esprits plus justes, tous les pas que l’on pourra faire dans la vérité n’empêcheront pas les hommes de raisonner faux ;

    « sont distraits, son visage est sensiblement altéré, et on voit, sans beaucoup de peine, que son âme souffre. »

  1. Paris, Delance, vol. in-12, réimprimés en 2 vol. in-8o.
  2. Paris, 1806, Dentu, vol. in-8o.
  3. Quelques années auparavant, l’Académie française avait chargé de l’examen des œuvres de Vauvenargues, au point de vue de la langue et du goût, une commission dont faisaient partie Garat. Destutt-Tracy, Suard et Morellet. Il est probable que les notes de ces deux derniers, dans l’édition dont il s’agit, sont le résultat de cet examen, qui ne fut jamais achevé, mais qui, certainement, avait été commencé.
  4. Aidé dans mes recherches par quelques amis des lettres, j’ai à leur exprimer ici ma gratitude, et à citer, entre autres, MM. Victor Cousin, l’illustre maître ; L. Barbier, conservateur-administrateur de la Bibliothèque du Louvre ; Rochebilière, de la bibliothèque Sainte-Geneviève ; Rouard, bibliothécaire de la ville d’Aix, et Chambry, qui fait, avec la meilleure grâce, les honneurs de sa belle collection de documents et lettres autographes. Quant à M. G. Lucas-Montigny, à qui je dois la cession toute désintéressée d’une longue et importante correspondance entre Vauvenargues et le marquis de Mirabeau, je ne saurais mieux le remercier, qu’en le signalant à la reconnaissance du public.
  5. Voir la note de la page XXII de l’Éloge de Vaugenargues.
  6. Au nombre de ces morceaux se trouvent 23 Réflexions sur divers sujets, et 23 Caractères.
  7. Reste, cependant, la note de Saint-Vincens ; mais, si l’on se rappelle qu’il est mort en 1798, c’est-à-dire plus d’un demi-siècle après Vauvenargues, à l’âge de 87 ans, et que la note dont il s’agit a pu être écrite dans les dernières années de sa vie, on imagine aisément que ses souvenirs pouvaient être peu présents ou affaiblis. La difficulté ne tient d’ailleurs qu’à un mot, et serait entièrement levée, si Saint-Vincens eût écrit qu’une partie des notes était de la main de Vauvenargues, car ce dernier point n’est pas douteux. Peut-être, enfin, le Président a-t-il fait confusion entre deux exemplaires, dont l’un aurait été annoté exclusivement par l’auteur, et serait aujourd’hui perdu. Vauvenargues corrigeait beaucoup ; or, les notes de l’exemplaire d’Aix se composant plutôt de remarques critiques que de corrections, l’auteur, en vue de sa seconde édition, a dû faire, sur un autre exemplaire, un travail plus approprié, et il ne serait pas surprenant que la découverte d’un semblable travail donnât, quelque jour, raison à cette dernière conjecture.
  8. Quelques mots sur un exemplaire de la première édition des œuvres de Vauvenargues, avec notes manuscrites aux marges, par M. Mouan, avocat, sous-bibliothécaire d’Aix. — Aix, 1856.
  9. Dans sa Préface, Suard dit expressément qu’il a trouvé les notes de Voltaire à la marge d’un exemplaire de la seconde édition de Vauvenargues (1747) ; or, l’exemplaire d’Aix est de la première (1746).
  10. Ai-je besoin d’ajouter qu’on reconnaîtra, aux initiales dont elles sont signées, les notes de Voltaire, Fortia, La Harpe, Suard, Morellet, Brière, et les miennes ?
  11. L’amour, tel que Vauvenargues le conçoit, élève le cœur qu’il touche ; il en fait sortir toutes les vertus, il en apaise tous les vices. Dans le Caractère intitulé : Aceste ou l’Amour ingénu, il fait de cet amour une peinture singulièrement touchante, et il n’est pas inutile ne faire observer que c’est presque au temps de la Régence qu’il écrivait ces lignes pleines de grâce et de cœur. — Voir aussi le chapitre de l’Amour, dans l’Introduction à la Connaissance de l’esprit humain.
  12. Mirabeau nous apprend que c’était la mode alors de se ruiner à l’armée. — Voir les Mémoires de Mirabeau. tome Ier, page 135.
  13. « La libéralité, dit Vauvenargues, est une occasion de se faire aimer, d’acquérir une considération utile et légitime… Même, si notre fortune est médiocre, apprenons à subordonner les petits intérêts aux grands, même éloignés,… et faisons, généreusement et sans compter, tout le bien qui tente nos cœurs. » (Réflexions sur divers sujets. — Conseils à un Jeune homme.)
  14. Discours sur la Gloire, Discours sur les Plaisirs, Conseils à un Jeune homme, etc. Le tempérament oratoire de Vauvenargues, si l’on peut s’exprimer ainsi, est, au moins, aussi marqué dans sa Correspondance.
  15. Une Réflexion, inédite, intitulée Sur les armées d’à-présent, donne bien du jour sur ce point.
  16. Voici un portrait qui rend au vif cette préoccupation singulière : « Profond et adroit, Théophile ne parle pas sans dessein, et n’a pas de l’esprit pour ennuyer. Son esprit perçant et actif a tourné son application du côté des grandes affaires et de l’éloquence solide ; il est simple dans ses paroles, mais hardi et fort ; il parle, quelquefois, avec une liberté qui ne peut lui nuire, et qui écarte la défiance de l’esprit d’autrui. Il a l’art d’abréger les négociations les plus difficiles, et son génie flexible se prête a toute sorte de caractères sans quitter le sien ; il est l’ami tendre, le père, le conseil et le confident de ceux qui l’entourent ; on trouve en lui un homme simple, sans ostentation, familier, populaire ; quand on a pu le voir une heure, on croit le connaître ; mais son caractère est de démêler les autres hommes, et de n’en être pas démêlé. »
    N’est-ce pas là le Père de tout à l’heure, avec le diplomate de plus ?
  17. Lettre inédite à M. le duc de Biron, colonel du régiment du Roi.
  18. Vauvenargues le sentait lui-même, car, en adressant copie de ces diverses lettres a son ami Saint-Vincens, il lui mandait : « Vous serez peut-être surpris de l’idée de ces lettres ; j’espérais qu’elles attireraient quelque attention par leur singularité, et que cela me mettrait peut-être un jour à même de me faire connaître. Les choses ont tourné au pis. Je suis touché de tout cela, comme un homme qui a de l’ambition, et qui se voit borné de tous côtés ; mais je ne me reproche rien. J’ai toujours fait ce que j’ai pu pour mériter une fortune moins obscure ; je sais de quel œil on regarde l’ambition d’un homme qui se fonde sur de tels titres ; mais il n’a pas été en moi d’en produire de meilleurs. » (Lettre inédite.)
  19. 10e Conseil à un Jeune homme.
  20. Il mourut le 28 mai 1747, âgé de moins de trente-deux ans.
  21. Voir les Mémoires de Marmontel, les Lettres de Voltaire, et son Éloge des officiers morts dans la guerre de 1741.
  22. Aujourd’hui rue Larrey, près de l’École de Médecine.
  23. Il y avait alors en Provence, la correspondance inédite de Vauvenargues nous l’apprend, un commerce littéraire entre quelques hommes d’esprit et de goût. Vauvenargues leur adressait ses ouvrages. Le Monclar dont il s’agit n’est autre que l’adversaire des Jésuites, dont le nom est devenu inséparable de celui de La Chalotais. Quant à Mirabeau, c’est l’économiste, le père du grand orateur. Daguesseau faisait si grand cas de Monclar, qu’il l’appelait l’ami du bien, et Mirabeau faisait si grand cas de lui-même, qu’il s’appelait l’ami des hommes.
  24. Voir un fragment de Vauvenargues, intitulé : Sur la difficulté de peindre les Caractères ; voir aussi la Préface de ses Caractères.
  25. Fénelon. — Instruction, Prières et Méditations sur les Sacrements. — Art. III, du Sacrement de l’Eucharistie.
  26. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas d’inconséquence que La Rochefoucauld accuse l’homme ; ou Montaigne et Pascal ne voient que contradictions, il suppose, au contraire, une logique et une persévérance singulières, car il n’admet dans la nature humaine qu’un instinct, qu’un mobile, et qu’un but : doctrine bien simple, en apparence, cependant, au fond, plus compliquée qu’il ne semble. Ce n’est pas chose si aisée, heureusement, que d’obéir à son seul intérêt, et l’homme n’est pas, à ce point, sûr de lui, même pour le mal. Que de fausses vues, que de fausses démarches, que d’apparences décevantes ! Si bien, qu’après avoir plus d’une fois appuyé sa vie et sa conduite sur un fondement aussi fragile, plus d’un arrive à la fin, qui n’a rien gagné à ce jeu, trop heureux quand il lui reste, comme ressource et comme dernière chance de gloire, de composer, à temps perdu, de tristes mais admirables maximes.
  27. Discours préliminaire à l’Introduction à la Connaissance de l’Esprit humain.
  28. La trace de ce combat, on la trouve dans une lettre à son ami Saint-Viucena : « S’il faut parler franchement, lui écrit-il, ce n’est pas seulement contre la mort qu’on peut tirer des forces de la Foi ; elle nous est d’un grand secours dans toutes les misères humaines. Il n’y a point de disgrâces qu’elle n’adoucisse, point de larmes qu’elle n’essuie, point de pertes qu’elle ne répare ; elle console du mépris, de la pauvreté… » Ici, Fénelon l’attire ; mais voici Pascal qui le repousse : « Mais cette même Foi, qui est la consolation des misérables, est le supplice des heureux ; c’est elle qui empoisonne leurs plaisirs, qui trouble leur félicité présente, qui leur donne des regrets sur le passé et des craintes sur l’avenir ; c’est elle, enfin, qui tyrannise leurs passions… » (Lettre inédite.)
  29. Dans la première édition, on lit ici un passage qui a disparu dans la seconde. Cependant, sur l’exemplaire d’Aix, annoté par Voltaire et par Vauvenargues lui-même, ce passage était maintenu ; le voici : « Si quelque génie plus solide se propose un si grand travail, nous nous unissons contre lui. Aristote, disons-nous, a jeté toutes les semences des découvertes de Descartes quoiqu’il soit manifeste que Descartes ait tiré de ces vérités, connues, selon nous, à l’antiquité, des conséquences qui renversant toute sa doctrine (*), nous publions hardiment nos calomnies. Cela me rappelle encore ces paroles de Pascal : Ceux qui sont capables d’inventer sont rares ; ceux qui n’inventent point sont en plus grand nombre, et, par conséquent, les plus forts, et l’on voit que, pour l’ordinaire, ils refusent aux inventeurs la gloire qu’ils méritent, etc.

    « Ainsi nous conservons obstinément nos préjugés, nous en admettons même de contradictoires, faute d’aller jusqu’à l’endroit par lequel ils se contrarient. C’est une chose monstrueuse que cette constance dans laquelle on s’endort, pour ainsi dire, sur l’autorité des maximes populaires, n’y ayant point de principe sans contradiction, point de terme même sur les grands sujets dans l’idée duquel on convienne. Je n’en citerai qu’un exemple : ·qu’on me définisse la vertu. »

    (*) Le rapport de ce mot est douteux ; mais il est clair que c’est de la doctrine d’Aristote, ou de l’antiquité, qu’il s’agit — G.

  30. Au lieu de si cela est vrai ; locution incorrecte qui reviendra souvent, et que nous notons une fois pour toutes. — G.
  31. On trouve encore ici dans la première édition un passage qui fut supprimé dans la seconde, et que nous rétablissons : « Nous nous appliquons à la chimie, à l’astronomie, ou à ce qu’on appelle érudition, comme si nous n’avions rien à connaitre de plus important. Nous ne manquons pas de prétextes pour justifier ces études ; il n’y a point de science qui n’ait quelque côté utile. Ceux qui passent toute leur vie à l’étude des coquillages, disent qu’ils contemplent la nature. Ô démence aveugle ! la gloire est-elle un nom, la vertu une erreur, la foi un fantôme ? Nous nions ou nous recevons ces opinions que nous n’avons jamais approfondies, et nous nous occupons tranquillement de sciences purement curieuses. Croyons-nous connaitre les choses dont nous ignorons les principes ?

    « Pénétré de ces réflexions dès mon enfance, et blessé des contradictions trop manifestes de nos opinions, je cherchai au travers de tant d’erreurs les sentiers délaissés du vrai, et je dis, que veux-je savoir ? etc. »

  32. Dans la première édition, le Discours préliminaire finissait ici par cette phrase : « Je me proposais de la reprendre un jour dans la retraite, lorsque des raisons plus fâcheuses m’ont forcé encore une fois de lâcher prise. Puisse cet écrit, dans l’imperfection ou je le laisse, inspirer aux amateurs de la vérité le désir de la connaitre davantage ! Il n’y a ni talents, ni sagesse, ni plaisirs solides au sein de l’erreur. » — La carrière militaire fermée devant lui, la carrière diplomatique ne s’ouvrant pas ou ne s’ouvrant que trop tard, le désir de vivre à Paris et la difficulté d’y vivre dans un état voisin de la pauvreté (voir ses lettres à Saint-Vincens), enfin sa dernière maladie, et le sentiment qu’il avait de sa mort prochaine, voilà les raisons fâcheuses auxquelles Vauvenargues fait allusion avec une discrétion et une sérénité qui l’abandonneront quelquefois dans ses réflexions, mais jamais dans sa conduite. — G.
  33. [Ce sont là trois qualités, trois modes, trois puissances de la substance pensante, et non pas trois principes. — La H.] — La mémoire est la première. — V.
  34. [Oui, dans le style ; mais l’imagination en elle-même est la disposition à se représenter les objets éloignés ou possibles, aussi vivement que s’ils étaient prochains et réels. — La H.]
  35. La première édition porte : s’éteint dans la plus laborieuse pesanteur. Sur l’exemplaire d’Aix la nouvelle leçon n’est indiquée ni par Vauvenargues, ni par Voltaire ; elle appartient sans doute à Trublet ou à Séguy, qui, comme on le sait, achevèrent la seconde édition, la mort ayant empêché Vauvenargues de l’achever lui-même. — G.
  36. On ne pense que par mémoire. — V. — Quoi qu’en dise Voltaire, si la mémoire est l’occasion d’un grand nombre de nos pensées, elle ne rend pas compte de toutes, et elle n’est le principe d’aucune. — G.
  37. L’esprit stérile est celui en qui l’idée qu’on lui présente ne fait pas naître d’idées accessoires ; au lieu que l’esprit fécond produit sur le sujet qui l’occupe toutes les idées qui appartiennent à ce sujet. De même que, dans une oreille exercée et sensible, un son produit le sentiment des sons harmoniques, et qu’elle entend un accord où les autres n’entendent qu’un son. — S.
  38. La Rochefoucauld avait dit (44e Max.) : « La force et la faiblesse de l’esprit sont mal nommées ; elles ne sont, en effet, que la bonne ou mauvaise disposition des organes du corps ; » dans la 297e, il en avait conclu que nos actions dépendent en grande partie du cours de nos humeurs ; et les matérialistes avoués du XVIIIe siècle n’iront guère plus loin. Vauvenargues paraît abonder ici dans le même sens ; cependant, il faut remarquer qu’il ne veut pas parler, comme La Rochefoucauld, des organes du corps, mais des organes de l’esprit, puisqu’il cite en preuve la faiblesse de la mémotre, la confusion des idées, et que mémoire et idées appartiennent essentiellement à l’esprit. La ressemblance apparente de la pensée de Vauvenargues avec celle de La Rochefoucauld ne tient qu’à l’impropriété du mot organes que Vauvenargues prend à faux dans le sens de facultés ; de même, il se sert, ici et plus loin, du mot esprits, mot vague, dont on a tant abusé au XVIIIe siècle ; mot mal sonnant dans la bouche d’un philosophe, et qu’il fallait laisser aux médecins et aux physiologistes. Remarquons une fois pour toutes que la langue philosophique n’est pas sûre dans Vauvenargues, et que souvent il ne saisit pas la vraie acception des termes qui la composent. — G.
  39. La netteté naît de l’ordre des idées. — V.
  40. Bien écrit. — V. — [Il semble que cette dernière phrase ait été écrite pour Malebranche ; elle lui est, du moins, parfaitement applicable. Avec des aperçus faux, il a toujours les exposés les plus lumineux. — La H.]
  41. Justesse est ici sagesse. — V.
  42. Un peu confus. — V.
  43. C’est-à-dire qu’il y a de la folie dans les sages. — V.
  44. Fin et vrai. — V.
  45. [Cette pensée est obscure et louche, pour vouloir être trop concise. Il semblerait ici que la profondeur bornât la réflexion, et l’auteur veut dire que l’esprit profond est la perfection de l’esprit réfléchi. — La H.] — Vauvenargues prend le mot terme dans le sens d’extrême limite, ce qui est le vrai sens. — G.
  46. [On ne peut mieux dire. — V. ]
  47. Descartes me paraît un esprit très-profond, quoique faux et romanesque. — V.
  48. La délicatesse est, ce me semble, finesse et grâce. — V.
  49. La coutume, les mœurs du pays qu’on habite, déterminent le degré de délicatesse et de sensibilité qu’on porte sur certaines choses, c’est-à-dire qu’elles forment en nous des habitudes qui rendent cette délicatesse plus ou moins sévère, cette sensibilité plus ou moins vive. — V.
  50. [Peu lié. — V.] — La liaison est immédiate. Vauvenargues soutient avec raison que l’éloquence consiste, non pas dans le sentiment pur et simple, mais dans l’expression de ce sentiment ; or, comme les hommes, en général, sentent plus vivement qu’ils ne peuvent rendre, il en conclut que le don de l’éloquence est rare. — G.
  51. Métaphore incohérente : un rameau n’a pas de source. — M.
  52. Sur l’exemplaire d’Aix, Voltaire remarque avec raison que cette définition de l’esprit étendu ressemble trop à celle que Vauvenargues a donnée plus haut de la profondeur. — G.
  53. [Bien. — V.]
  54. [Tout cela est très-beau. — V.]
  55. [Ce qui regarde l’esprit des conversations, et ce qu’on appelle le ton du monde, est d’un homme qui l’a bien connu. — La H.]
  56. J’ai regret à noter que Vauvenargues, ici, et dans les deux lignes qui suivent, contredit sa fameuse maxime : « Les grandes pensées viennent du cœur. » Dans la maxime, c’est le sentiment qui prévient l’intelligence, qui la remue, et la pensée va du cœur à l’esprit ; ici, au contraire, elle va de l’esprit au cœur. — G.
  57. Qu’est-ce que les ouvrages de goût ? Sont-ce les ouvrages dont le goût seul doit juger ? Mais il y en a de plusieurs sortes : pourquoi ce qui n’est qu’ingénieux en doit-il être banni ? Ce qui n’est qu’ingénieux n’est pas vrai, et ce qui n’est pas vrai, n’est bon nulle part ; et où est la vérité qui ne soit pas puisée dans la nature ? Toute cette pensée ne paraît pas nette. — S.
  58. [L’auteur va beaucoup trop loin : tout ce qui n’est qu’ingénieux là où il faut plus que de l’esprit, ou autre chose que de l’esprit, est contraire au goût ; dans tout autre cas, et il y en a beaucoup, la maxime de l’auteur n’est nullement vraie. — La H.]
  59. [Comment a-t-on pu voir si bien, étant si jeune ! — V.]
  60. Il y a, je crois, beaucoup de gens capables de sentir par degrés ou lorsqu’on les en avertit, des choses qu’ils n’avaient pas senties d’abord. Mais cela est vrai des beautés plutôt que des défauts. On n’est jamais choqué du défaut qui n’a pas choqué d’abord ; mais on peut, à force de réflexion, se transporter pour des beautés qu’on n’avait pas senties d’abord, parce qu’on n’avait pu en embrasser d’un coup d’œil tout le mérite. — S.
  61. Ici, dans la première édition, se rencontre un paragraphe supprimé dans la seconde : « Que de qualités différentes concourent dans un beau génie ! Que manquait-il à M. de Cambrai (Fénelon) pour être un grand poëte, lui qui avait l’imagination si poétique, un slyle si harmonieux ? » — À quoi Voltaire répond en marge : « Il lui manquait l’art de faire des vers et de ne rien dire de trop. » — G.
  62. Sécurité, signifiant sûreté, n’est pas ici le mot juste ; ce serait plutôt intrépidité. — G.
  63. Mais il manquait bien davantage de la justesse d’esprit nécessaire pour faire un bon usage des mathématiques ; voilà pourquoi il a dit tant de folies. — V.
  64. Le génie est l’aptitude à exceller dans un art. — V.
  65. Pauvre caractère ! — V.
  66. Sur l’exemplaire d’Aix, Voltaire ajoute : Par le dégoût qu’inspirent les frivoles conversations. — G.
  67. Voltaire note toute cette fin de chapitre du mot très-bien. En effet, ici, comme partout où Vauvenargues abandonne la philosophie pure pour l’observation des caractères, le moraliste supérieur se déclare. — G.
  68. Nous avons noté plus haut (chap. 15) l’impropriété de ce mot. — G.
  69. Bon, très-bon. — V.
  70. L’auteur veut parler sans doute des sinuosités que forment à la surface du cerveau ses différents lobes. Il faut avouer que cette explication de la distraction est prise de bien loin. — G.
  71. [Il fallait dire : les sens et la pensée ; de plus, la pensée, non plus que la réflexion, n’est dans aucun sens un organe. — La. H.]
  72. [Point du tout ; elles ne viennent à l’âme que médiatement, c’est-à-dire par l’entremise des sens. Les objets agissent immédiatement sur les sens, et médiatement sur l’âme. — La H.]
  73. Il faut noter que ce 2e livre traite des Passions, et que la gaîté, la joie et la mélancolie sont de simples manières d’être, ce qu’on appellerait, dans un langage plus rigoureux, des affections ou des impressions. — G.
  74. Le portrait intitule Cléon ou la Folle Ambition (voir les Caractères), n’est que le développement de cette pensée. — G.
  75. Ce chapitre seul suffirait à la gloire philosophique de Vauvenargues, car c’est là que, par une distinction décisive entre l’amour de soi et l’amour-propre, il ruine la théorie de La Rochefoucauld, que bientôt Helvétius devait reprendre et exagérer encore ; c’est là que Vauvenargues annonce sa morale, et qu’il relève la nature humaine, lui proposant des fins plus hautes, en même temps qu’il constate en elle de plus nobles mobiles. — G.
  76. [Fin, profond et juste. — V.]
  77. Sur l’exemple d’Aix, Voltaire remarque qu’il y a deux expressions anglaises répondant à l’idée de Vauvenargues, mais il ne les indique pas. — Ces deux expressions ne seraient-elles pas self-conceit et self-love ? — G.
  78. Davantage, au lieu de plis. — G.
  79. Devant, pour avant. — G.
  80. Il ne faut pas perdre de vue que Vauvenargues prend presque toujours le mot âme dans le sens de cœur. Voy. quelques lignes plus bas, où ce dernier mot remplace l’autre : « … tous les ne sont pas égaux par le cœur. » — G.
  81. [Excellent. — V.] — (Voir plus loin les deux discours sur le même sujet.) — G.
  82. « Ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit ; et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l’avoir lu ; et moi qui écris ceci, j’ai peut-être cette envie ; et peut-être que ceux qui le liront, l’auront aussi. » — Pascal, 1re partie, art. V, pensée III. — G.
  83. [Beau. — V.]
  84. [Très-bien. — V.] — On avait copié cette pensée dans l’Encyclopédie, sans en citer l’auteur. Les journalistes de Trévoux, qui avait fort loué l’ouvrage de Vauvenargues lorsqu’il parut, firent un crime de cette maxime aux encyclopédistes. — M. [On peut juger par ce seul passage, si c’est un contempteur de la religion qui en parlerait comme il parle de la vertu et des lettres, c’est-à-dire des choses dont il paraît, dans tout son livre, faire le plus de cas. — La H.]
  85. [Ils sont avides. — V.]
  86. Cette courte et énergique peinture est tout à fait dans le ton de La Bruyère. — G.
  87. Voltaire et La Harpe, remarquent que, pour suivre la distinction qu’il a établie plus haut (ch. 24), Veuvenargues devait dire, ici plus que partout ailleurs, de l’amour de nous-mêmes. Si, malgré l’avis de Voltaire, l’auteur a maintenu le mot, c’est qu’en effet il n’entend parler ici que de l’idée de propriété, comme il l’appelle, et de la part d’égoïsme qui entre, à cet égard, dans cette affection. Le chapitre suivant explique, par opposition, la pensée de Vauvenargues. — G.
  88. [Cette différence est très-bien observée, et rentre dans le dessein de la nature. Loin de voir, comme Helvétius, dans la dépendance des enfants un principe de haine, Vauvenargues y voit avec raison une des causes de la tendresse familiale. — La H.]
  89. Les divers éditeurs de Vauvenargues donnent ici quatre lignes qui se trouvent, en effet, dans la première édition, mais qui ne paraissent plus dans la seconde. Vauvenargues, d’après le conseil de Voltaire, avait supprimé lui-même sur l’exemplaire d’Aix, ce passage peu important d’ailleurs, et nous ne voyons pas qu’il y ait lieu de le rétablir, contre l’intention de l’auteur. — G.
  90. [Bien. — V.]
  91. [Charmant. — V.]
  92. Plus d’une lettre de la correspondance avec Saint-Vincens (voir plus loin) pourrait servir de commentaire à cette remarquable analyse de l’amitié. — G.
  93. Première édition : « Les jeunes sont aussi très-sensibles, très-confiants et neufs à aimer. » Je regrette ce dernier mot que Voltaire a biffé. — G.
  94. Ici Voltaire met en marge : « Hélas ! les vieillards n’aiment guère ! » — G.
  95. Voyez le 7e Conseil à un jeune homme. — G.
  96. [Ne dirait-on pas que cette persuasion est la chose du monde la plus facile ? Il s’en faut pourtant de quelque chose. — La H.]
  97. Sur l’exemplaire d’Aix, Vauvenargues a retranché ici deux lignes qui, en effet, ne se retrouvent plus dans la seconde édition, et c’est à tort que les divers éditeurs les donnent. — G.
  98. On sait que Vauvenargues a été défiguré par la petite-vérole, et qu’il est mort du contre-coup de cette maladie, si terrible avant la découverte de la vaccine. — G.
  99. [Faible. Il y a de meilleures choses à dire. — V.] — On peut encore ajouter qu’un chap. sur la Physionomie ne paraît pas à sa place dans ce 2e livre, qui traite des Passions.
  100. Vauvenargues entend ici par amour, toute disposition qui nous porte vers un objet ; comme il entend par haine, toute disposition qui nous en éloigne. — S.
  101. Vaucenargues fait évidemment allusion à La Rochefoucauld qui prétend que la pitié « est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber, » et que « les services que nous rendons sont, à proprement parler, des biens que nous faisons par avance. » (264e Max.). — G.
  102. [Cela mérite plus de détail. — V] — [Vous entendrez Helvétius s’écrier : « Quel autre motif que l’intéret personnel pourrait déterminer un homme à des actions généreuses ? » Vous aimerez mieux sans doute entendre ici Vauvenargues qui s’écrie : « Notre âme est-elle donc incapable d’un sentiment désintéressé ? » Les deux exclamations contraires ont également le ton de la conviction intime ; mais Helvétius entasse à l’appui de la sienne une foule de mauvais raisonnements, et celle de Vauvenargues est le dernier mot d’un court chapitre sur la Pitié. C’est qu’il était bien sur que tous ceux qui ont une âme le dispenseraient de la preuve, et qu’Helvétius sentait que tout son esprit ne suffirait pas pour répondre à l’âme de ses lecteurs. — La h.]
  103. [La haine semble être une colère d’habitude ; l’aversion, une forte antipathie ; l’antipathie, un instinct qui nous avertit que tel être n’est pas fait pour le nôtre. — V.]
  104. [Haine de quoi ? — V.]
  105. [Hors-d’œuvre ; à mettre dans le chap. de l’amour-propre. — V.]
  106. Au contraire, pour d’une manière contraire. — S
  107. [Bien. — S.]
  108. Bien. — V.] — Vauvenargues reviendra souvent sur ces idées ; voyez notamment le 8e Conseil à un jeune homme, et toutes les maximes sur la finesse et sur l’habileté. — G.
  109. [Trop commun. — V.]
  110. Ici Voltaire écrit à la marge Girard, faisant allusion, sans doute à l’auteur des Synonymes. — G. — Ce n’est pas à ce qu’il semble, la différence de la faute et du crime, qui constitue celle du repentir et du remords. On peut expier ses crimes par le repentir, et sentir le remords d’une faute. Si le repentir est moins cruel, c’est qu’il suppose le retour, et une résolution de ne plus retomber, qui console toujours. Le remords peut exister avec la résolution de se rendre encore coupable. Heureux, si je puis, dit Mathan dans Athalie,

    À force d’attentats, perdre tous mes remords.

    C’est ainsi que les scélérats les perdent ; il n’y a point pour eux de repentir,

    Dieu fit du repentir la vertu des mortels.

    Heureusement le remords peut naître sans la crainte du châtiment ; mais ce n’est guère que pour les premiers crimes. — S.

  111. [Bien. — V.]
  112. [Pourquoi longue ? V.]
  113. Il faut avouer que la plupart des définitions accumulées ici ne se rattachent pas assez étroitement au sujet annoncé par le titre du chapitre. — G.
  114. Vauvenargues veut-il dire que des artistes n’aiment leur art que comme moyen d’exprimer la grandeur de leur génie ? — La phrase est au moins obscur. — G.
  115. Dans la premiere édition, ce chapitre finissait ainsi : « Il serait sans doute agréable d’élever un edifice sur ses fondements, de l’orner, de s’y reposer : où ne le porterait-on pas ? que n’y ferait-on pas entrer ? Une longue vie suffirait à peine à l’exécution d’un tel dessein. Détourne de ses avantage par de vains désirs, et borné à lier mes réflexions, je cours rapidement au but, et j’ignore l’art d’embellir. » — Il nous a paru intéressant de rétablir, au moins en note, un des rares endroits où Vauvenargues parle de lui. Les vains désirs auxquels il fait allusion feraient penser qu’il écrivait e morceau au moment où il allait se démettre de son grade de capitaine, et solliciter, sans beaucoup d’espérance, un emploi dans la diplomatie. — G.
  116. [Pas assez développé. — V.]
  117. [Idee frivole. — V.]
  118. Sur l’exemplaire d’Aix, Voltaire fait observer que ce n’est pas la la conséquence attendue ; il n’y a cependant qu’a rapprocher cette ligne de celles qui précédent (nous ne connaissons pas les défauts de notre âme, etc.) pour s’assurer que la conséquence est rigoureuse ; j’imagine que ce qui chagrine Voltaire, c’est moins ce passage lui-même, que le mot suivant : Dieu peut tout. — G.
  119. Rapprochez de le 18e Réflexion et du 3e Conseil à jeune homme. — G.
  120. Au lieu de pour un particulier. — S.
  121. Oui ; mais si toute la société avait le fièvre ou la goutte, ou était manchotte ou folle ? — V. — Il faut avouer que l’objection de Voltaire est puérile et porte à faux ; il est assez clair, comme l’indique le titre même du chapitre, que Vauvenargues traite ici, non du bien et du mal physique, mais du bien et du mal moral. — G.
  122. Il faudrait osdt ; plus loin, par sa ruine est équivoque et veut dire la ruine de ce particulier. — M.
  123. Au lieu d’égaliser. Cette incorrection reviendra souvent. — G.
  124. [On pourrait dire tout cla bien mieux. — V.]
  125. Voyez plus loin le développement de ees Idées dans le Discours sur l’inégalité des richesses. — G.
  126. Tres-bien. Distinguons cependant vertus et qualités heureuses : bienfaisance seule est vertu ; tempérance, sagesse, bonnes qualités ? tant mieux pour toi. — V.
  127. Il faut remarquer que l’auteur du Mondain, que Voltaire ne fait aucune objection à ce passage, et que c’est précisément ce chapitre qu’il admirait le plus dans Vauvenargues. « J’ignore, dit-il, si jamais aucun de ceux qui se sont melés d’instruire les hommes, a rien écrit de plus sage que son chapitre sur le bien et sur le mal moral. » — G.
  128. [Conclusion trop éloignée. — V.][Conclusion trop éloignée. — V.]
  129. * Vauvenargues dira plus loin (1er Discours sur la gloire) : « Le vice n’obtient point d’hommage réel. Si Cromwell n’eut été prudent, ferme, laborieux, libéral, autant qu’il était ambitieux et remuant, ni la gloire, ni la fortune n’auralent couronné ses projets, etc. » — G.
  130. Un critique, sinon des plus profonds, du moins des plus délicats et des plus fins, Vinet (Hist. de la Litt. française au xviiie siècle, tome Ier, p. 200), cite, en regard de ce passage, une maxime de Vauvenargues, et s’étonne de la contradictlon : « Aidons-nous des mauvais motifs, pour nous fortitier dans les bons desseins. » On pourrait, je crois, répondre que la contradiction n’est qu’apparente, car l’auteur ne prétend pas que le vice n’opére jamais le bien, et qu’on ne puisse jamais, par conséquent, en tirer parti pour une fin vertueuse ; il soutient seulement que, méme dans ce cas, le vice ne peut revendiquer le merite du bien qu’il a produit, parce que ce bien n’était si son objet no son but. Ce n’est pas, du reste, que les contradictions ne soient nombreuses dans Vauvenargues ; il en convient lui-meme et ne s’en embarrasse guère. Nous avons trouvé à ce sujet, dans les manuscrits du Louvre, cette pensée inédite : « Si l’on me dit que je me contredis, je réponds : parce que je me suis trompé une fois ou plusieurs fois, je ne prétends point me tromper toujours. » — G.
  131. Première édition : « Hommes faibles, vous n’étes pas si méchants que vous le croyez ; vous avez aussi des vertus. » Nous regrettons ce mouvement, que Voltaire a supprimé, parce que le mot faibles lui semblait, avec raison d’ailleurs, aller contre l’idée meme de Vauvenargues. — G.
  132. [Admirable ! — V.]
  133. Voyez plus loin le développement des mêmes idées, A la fin du Discours sur le Caractère du différents siècles. — G.
  134. [Manque de liaison et d’ordre. — V.]
  135. ci les diverses éditions donnent un membre de phrase que Voltaire trouvait faible et redondant, et qu’en effet Vauvenargues a retranché sur l’exemplaire d’Aix. — G
  136. Catilina n’ignorait pas les périls d’une conjuration ; son courage lui persuada qu’il les surmonterait. L’opinion ne gouverne que les faibles ; mais l’espérance trompe lea plus grandes ames. » (Maximes.) — Voyez aussi le 16e dialogue (Catalina et Sénécion.)
  137. Rapprochez de la 18e Réflexion et du Discours sur le Caractère des différents siècles. — G.
  138. avarice, de la. • [Bien. — V.]
  139. L’expression n’est pas juste. — V.] — Il faudrait, en effet : Je ne puis maintenant m’arrêter à un si long travail. — G.
  140. C’est-à-dire, qui ne réserve rien. La sincérité ne dit que ce qu’on lui demande ; la ranchise dit souvent ce qu’on ne lui demande pas. — S.
  141. [Définitions plus brillantes qu’approfondies. — V.]
  142. L’auteur a voulu dire qui les maîtrise, et le mot possède n’est pas ici le synonyme ; il ne l’est que dans cette phrase faite, se posséder, qui signifie, en effet se maîtriser. D’ailleurs, si cette force d’esprit, qu’il eût mieux valu appeler force de l’âme (car c’est de celle-là qu’il s’agit ici), est le triomphe de la réflexion, comme je le crois avec l’auteur, ce n’est donc pas un instinct, car on n’entend par instinct tout ve qui précède la réflexion. — La H.]
  143. [Cela est-il bien vrai ? On ne nous dit pas que le stoïcien Épictète ait eu un tempérament passionné ; cependant lorqu’il disait si tranquillement à son maître qui ss’était amusé à lui casser la jambe par forme de jeu, Je vous l’avais bien dit que vous me casseriez la jambe, n’y avait-il pas là quelque force d’esprit ? — La H.] — La Harpe aurait pu ajouter que l’épreuve etait pourtant assez difficile. — G.
  144. Vauvenargues veut dire une ardeur qui ne peut etre désaltérée ; il prend donc le mot inaltérable presqu’à contresens, insatiable est ici le mot propre. — G. — [Ce n’est pas la peine d’ajouter qu’une pareille ardeur est sans délicatesse. On ne peut pas la supposer avec l’immodération, qui est proprement le défaut de mesure en tout. — La H.]
  145. Il faudrait : le contraire ; de même, trois phrases plus bas : l’imprudence : tout le contraire. — G.
  146. De perfection aussi, au même titre que le terme de bon. — G.
  147. Jean-Pierre de Crouzas, mort en 1748, est l’auteur d’un Traité sur le beau. — F. — [A quoi bon citer Crouzas, pour ne rien dire de plus que ce qu’il dit ? — V.]
  148. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : aucun texte n’a été fourni pour les références nommées pensee
  149. Voyez les Pensées de Pascal, 1re  partie, art. IV, pensée I. — G.
  150. Cette conclusion de Vauvenargues est au moins contestable, mais la dis­cussion nous mènerait trop loin ; notons seulement que Newton était, sur ce point, d’un autre sentiment que Vauvenargues : quand on l’interrogeait sur cette cause occulte qui produit la pesanteur et l’attraction, ce grand homme répondait en montrant le ciel, et en se découvrant la tête. — G.
  151. Nouvelle preuve de la foi de Vauvenargues au sentiment, même dans les matières scientifiques. — G.
  152. On sait avec quel soin Vauvenargues travaillait ses ouvrages. Dans ses manuscrits, tel morceau est remanié jusqu’à huit ou dix fois, et c’est ainsi que, dans les éditions de ses œuvres, le sujet traité dans ce discours se trouve sous trois titres à des endroits divers. Cependant, comme les trois versions diffèrent peu entre elles, nous donnons celle qui semble définitive, et ne tirons des deux autres que les passages, assez peu nombreux d’ailleurs, qui, n’étant pas de simples répétitions faisant double emploi, ajoutent à l’idée de l’auteur, ou la présentent sous une autre forme. On les trouvera ci-après en notes, sous le titre d’additions ou de variantes, selon leur nature. Nous ajoutons enfin à ce Discours les passages inédits que donnent les manuscrits du Louvre. De cette façon, le lecteur pourra saisir en une fois toute la pensée de Vauvenargues, et elle en sera plus claire, en même temps que plus complète. — G.
  153. Add. : « En quelque genre que ce puisse être, l’opulence apporte toujours plus d’erreurs que la pauvreté. »
  154. Add. : « Très peu de gens sont capables de faire un bon usage de l’esprit d’autrui ; les connaissances se multiplient, mais le bon sens est toujours rare. »
  155. Le 22 décembre 1691, des bergers de Brie furent condamnés, par arrêt du Parlement de Paris, à faire amende honorable, et à être pendus et brulés comme atteints et convaincus de superstitions, impiétés, sacrilèges, poisons, maléfices, et d’avoir fait mourir des chevaux et des bestiaux. Il n’y avait donc pas longtemps, lorsque l’auteur écrivait, que l’on ne croyait plus aux sorciers. — F.
  156. Add. : « Les objets présentés sous trop de faces ne peuvent se ranger, ni se développer, ni se peindre distinctement dans l’esprit des hommes. Capables de concilier toutes leurs idées, ils prennent les divers côtés d’une même chose pour des contradictions de sa nature. Leur vue se trouble et s’égare dans cette multitude de rapports que les moindres objets leur offrent ; cette pluralité de relations détruit à leurs yeux l’unité des sujets. Les disputes des philosophes achèvent de décourager leur ignorance : dans ce combat opiniâtre de tant de sectes, ils n’examinent point si quelqu’un a vaincu et a fait pencher la balance ; il suffit qu’on ait contesté tous les principes, pour qu’ils les croient généralement problématiques, et ils se jettent dans un doute universel : de là le pyrrhonisme, qui replonge le genre humain dans l’ignorance, parce qu’il sape le fondement de toutes les sciences. De là vient aussi que quelques personnes appellent notre savoir mal entendu, et notre politesse même, barbarie. »
  157. Cette pensée a été mise à tort dans les Maximes, où elle fait double emploi, et d’où nous l’avons ôtée. — G.
  158. Var. : « Le reproche le plus souvent renouvelé contre l’ignorance des anciens, est l’extravagance de leurs religions : j’ose dire qu’il n’en est aucun de plus injuste ; il n’y a point de superstition qui ne porte avec elle son excuse. Les grands sujets sont pour les hommes le champ des grandes erreurs ; il n’appartient pas à l’esprit humain d’imaginer sagement une si haute matière que la religion ; c’était une assez fière démarche pour la raison, d’avoir conçu un pouvoir invisible et hors de l’atteinte des sens ; le premier homme qui s’est fait des dieux avait l’imagination plus grande et plus hardie que ceux qui les ont rejetés. » Autre var. : « Qu’avons nous à reprocher aux siècles qui nous précèdent ? l’extravagance de leurs religions ? Mettons-nous un moment à leur place : aurions-nous deviné la nôtre ? N’a-t-il pas fallu qu’elle nous fût révélée ? Notre esprit était-il capable de produire une religion si divine ? Nous ne les blâmons pas, répondons-nous, de n’avoir pas connu la vraie religion, mais d’en avoir suivi de fausses et de ridicules. Ce reproche est encore injuste ; les hommes sont nés pour croire des dieux, pour attendre ce qu’ils souhaitent, pour craindre ce qu’ils ne connaissent pas, pour sentir le poids de la puissante main qui tient tout l’univers en servitude ; leur esprit curieux et craintif sondait à tâtons dans la nuit le secret redoutable de la nature ; il n’avait pas plu au vrai Dieu de se manifester encore à tous ces peuples. Représentons-nous leur état ; supposons qu’on nous eût appris dans notre enfance que Mercure était un dieu voleur ; que c’était un mystère inconcevable, etc. (Comme dans le texte) Pour moi, je l’avoue à ma honte, l’expérience de ma propre faiblesse m’aurait déterminé à me soumettre à l’erreur d’autrui ; j’aurais cru des dieux ridicules, plutôt que de ne croire point de Dieu. La vérité ne peut-elle nous parler quelque fois par l’imagination ou par le cœur, autant que par la raison ? Auquel faut-il plus se fier de l’esprit ou du sentiment ? Quel nous a donné plus d’erreurs, ou plus découvert de lumières ? Le premier qui s’est fait des dieux avait l’imagination plus grande et plus hardie que ceux qui les ont rejetés. Quelle est l’invention de l’esprit qui égale en sublimité cette inspiration du génie ? »

    Autre Var. : [ « Si j’avais eu le malheur, etc. (comme dans le texte), je sens que j’aurais adopté, sans beaucoup de peine, cette doctrine que j’aurais trouvé dans mon cœur avant de me connaître, et que si j’y avais résisté par raisonnement, j’y aurais été ramené par sentiment. Mais si, dans des choses toutes naturelles, quelque philosophe se fût avisé de me dire, par exemple, que le courage ne valait pas mieux que la peur, et que la magnanimité n’était pas quelque chose de réel ; je lui aurais répondu sans hésiter : Mon ami, je puis déférer à l’autorité de tout un peuple, à celle de plusieurs siècles, et de plusieurs grands hommes qui, dans une matière qui me dépasse, me proposent une croyance incompréhensible, qui a été la leur ; mais, puisque vous me parlez d’une chose naturelle et qui m’est familière, que je ne risque rien à rejeter, et sur laquelle personne ne peut m’imposer, souffrez que je me moque de votre doctrine. Voilà ce que je répondrais à ce philosophe ; or, combien y en a-t-il dans ce siècle, qui, sur des choses encore palpables, soutiennent des erreurs plus manifestes ? » ] — Nous trouvons cette 3e variante dans les manuscrits du Louvre, où elle fait partie d’une longue préface de Vauvenargues à ses Caractères. Il ne paraît pas qu’il eut d’idée bien arrêtée sur la destination à donner à cette pièce, puisque, tantôt, il la fait entrer à peu près entière dans une préface, et tantôt il en fait un discours à part. — G.

    Il est clair que Vauvenargues sent ici qu’il touche là au point difficile de son sujet, car il y revient à quatre reprises ; il n’est pas moins clair que dans ces quatre versions, il est également rationaliste. Il dira bien, deux pages plus bas, que le bonheur d’être né chrétien et catholique ne peut être comparé à aucun autre bien, et, en attendant, il entoure sa pensée de toutes les réserves que les écrivains de la première moitié du XVIIIe siècle, Voltaire lui-même, s’imposaient encore ; mais, malgré ces précautions obligées, malgré la gravité ordinaire de Vauvenargues, ici, l’intention ironique, presque railleuse, est assez transparente, et plus d’un mot la dénonce. On en pourrait conclure que ce Discours est un de ses premiers ouvrages ; car, dans les dernières années de sa vie, il a moins d’assurance ; en tous cas, il n’a pas cet air dégagé ; ou il évite de rencontrer le christianisme et passe à côté, ou, s’il l’aborde, c’est avec une inquiétude et un respect dont la sincérité n’est plus douteuse. En admettant ces deux périodes dans la vie de Vauvenargues, ces deux mouvements dans sa pensée, on s’explique aisément ses nombreuses contradictions sur ce point comme sur plusieurs autres, et les prétentions contraires de ceux qui en font, selon leurs passions ou leurs préférences, les uns un incrédule, les autres un chrétien. (Voir plus loin, les Notes sur la Méditation sur la Foi et de la Prière.) — G.

  159. Var. : « Qu’on ait donc adopté de grandes fables dans des siècles pleins d’ignorance ; que ce qu’un génie audacieux faisait imaginer aux âmes fortes, le temps, l’espérance, la crainte, l’aient enfin persuadé aux autres hommes ; qu’ils aient trop respects des opinions qu’on reçoit de l’autorité de la coutume, du pouvoir de l’exemple, et de l’amour des lois ; ni cela ne me semble étrange, ni je n’en conclus que ces peuples aient été plus faibles que nous. Ils se sont trompés sur des choses qu’on n’a pas toujours la hardiesse et même les moyens d’examiner. Est-ce à nous de les en reprendre, nous qui prenons le change de tant de manières sur des bagatelles ; nous qui, même sur les sujets les plus discutés et les plus connus, ne saurions d’ordinaire avoir une heure de conversation sans nous tromper on nous contredire ? »
  160. Var.: [« Je ne veux ni blamer, ni changer, ni perfectionner ; cela ne me conviendrait point. Je veux seulement qu’on ne présume pas tant de notre philosophie et de nos arts ; je trouve qu’il est également ridicule de trop déprécier les mœurs antiques, et de les trop relever ; mais il y a un milieu raisonnable, et c’est ou j’aspire. »]
  161. Rapprocher de la 36e Réflexion et du 43e chap. de l’Introduction à la Connaissance de l’Esprit humain. Cette indulgence ot ce respect pour l’homme est un des principaux points de la morale de Vauvenargues; aussi retrouve­rons-nous ces idées dans les Maximes, et ailleurs; quant aux philosophes pessimistes dont il parle ici, il n’est pas douteux qu’il n’ait en vue Pascal, et surtout La Rochefoucauld; à tout moment, Vauvenargues prend à partie ce dernier, sans le nommer. — G.
  162. C’est le cri de Galilée : E pur si muove ! Vauvenargues n’est ni moins convaincu, ni moins convaincant. — G.
  163. Var.: « Quand je parle de vertu, je n’entends point ces qualités imaginaires que la philosophie a inventées, et qu’il lui est facile de détruire, puisqu’elles ne sont que son ouvrage ; je parle de cette supériorité des ames fortes que l’éternel Auteur de la nature a daigné accorder à quel­ques hommes; je parle d’une grandeur de rapport qui est cependant très-réelle, car il n‘y a point d’objets dans la nature qui n’aient des rapports nécessaires, et qui ne soient grands ou petits, forts ou faibles, bons ou mauvais, relativement les uns aux autres.» — Cette variante et les trois qui suivent sont extraites d’un morceau intitulé : Sur les philosophes mo­dernes, que l’on trouve dans les éditions précédentes parmi les Réflexions sur divers sujets, et que nous avons supprimé, parce qu’il faisait répétition. — G.
  164. Vauvenargues a déjà exprimé une idée à peu près semblable dans l’In­troduction à la Connaissance de l’Esprit humain, à la fin du 27e chap. (sur l’Amour de la Gloire). - G.
  165. Var.: « Que nous enseignent donc les philosophes, en disant qu’il n’y a ni vertu, ni grandeur, ni vice, ni force dans les hommes ? Veulent-ils nier ces rapports et ces proportions immuables ? Non, cela serait trop absurde. Prétendent-ils seulement que tout est petit et frivole dans le fini comparé à l’infini ? Est-ce là le mystère de leurs ouvrages ? et n‘ont-ils que cela à nous apprendre ? Peut-on abuser du langage avec autant de témérité, et se rendre plus ridicule par plus de folie ? »
  166. Notons que le mot extrême n’admet pas devant lui le signe du superlatif, parce qu’il est superlatif lui-même. — G.
  167. Var.: « Si vous demandiez à un médecin un remède contre la fièvre, et qu’il vous répondit que tous les hommes sont destinés à mourir…»
  168. Add. : [ « Je doute que nous ayons atteint le vrai génie de l’ode. Je n’ai lu nl celles d’Horace, ni celles de Pindar ; mais il me parait que les nôtres, je dis meme les plus utimées, sont vides de choses, qu’on n’y trouve que des beautés d’imaginatjon, fort peu de sentiment, et encore moins d’intérêt. On n’y remarque aussi qu’un délire feint, et il serait bien difficile, en effet, qu’il fut naturel, lorsqu’on ne prend aucun soin de le motiver, et qu’on ne le prépare point par des sentiments violents. » ]
  169. Voir, dans les Réflexions critiques sur quelques poètes, le morceau intitulé J.-B. Rousseau, page 255. — G
  170. Voltaire. — B.
  171. Add. : « L’âge même ne peut éteindre cette ardeur inquiète qui use ses jours, ni donner des bornes à son ambition, à ses voyages, et à ses intrigues. »
  172. Add. : « Il parle peu, et lourdement ; s’il lui vient quelque d’obligeant à dire à quelqu’un, il se consulte s’il le dira, et, pendant qu’il·délibère, on a changé de conversation. »
  173. Dans une lettre à madame d'Espagnac, écrite le 16 octobre 1796, c'est-à-dire près de cinquante ans aprés la mort de Vauvenargues, Marmontel conserve un souvenir bien vif et bien présent des entretiens de Vauvenargues avec Voltaire; c’est le cas de le rappeler ici. — G.
  174. Pour achever la ressemblance, notons que c’est la, précisément, l’objet que se propose Vauvenargues dans les Conseils à un Jeune Homme, dans les Réflexions sur divers sujets, dans les Discours sur la Gloire, sur les Plaisirs, dans les Maximes, on pourrait dire dans presque tous ses ouvrages. — G.
  175. C’est le titre de la 2e édition ; celui de la 1re était : Paradoxes, mêlés de Réflexions et de Maximes. — G.
  176. Dans la 1re édition, cet Avertissement était précédé d’un Avis du libraire, ainsi conçu : « L’ouvrage qu’on vient de lire (l’Introduction à la Connaissance de l’Esprit humain, et les Réflexions critiques sur quelques poètes), n’ayant pas paru assez long, on y a joint les Paradoxes, mêlés de Réflexions et de Maximes, qu’on n’avait pas destinés à voir le jour. » Voltaire remarqua que l’avis était trop naïf, et le fit supprimer. — G.
  177. Au lieu de ce paragraphe, les diverses éditions donnent un morceau, dont une partie se retrouve, il est vrai, dans l’Avertissement de la 1re édition, mais qui est supprimé sur l’exemplaire d’Aix, et, en effet, a disparu de la seconde. Vauvenargues l’a repris et développé dans la Préface aux Caractères ; c’est le dernier morceau que nous donnons, sous le titre d’addition, à la fin de cette Préface, page 288. — G.
  178. La 1re édition ajoutait : « Et de les réunir sous un point de vue ; » à quoi Voltaire répondait : non. — G.
  179. [Bien. — V.] — L’auteur veut parler des erreurs de raisonnement, de spéculation ; cette maxime ne peut s’appliquer aux erreurs de fait. L’expression est trop générale. — S.
  180. [Mais si l’auteur pense mal ? — V]
  181. [Pourquoi donc ? — V.]
  182. Var. : « On la voit dans un jour si différent, et avec tant de circonstances et de dépendances nouvelles, qu’on se l’approprie. »
  183. Var. : « Peu l’applaudiront. »
  184. [Bien. — V.]
  185. [Bien. — V.]
  186. [Bien. — V.]
  187. [Bien. — V.] — Var. : « Le courage agrandit l’esprit. » — La 1re édition ajoutait cette Maxime : « Le courage est la lumière de l’adversité. » Voltaire la trouvait obscure, et Vauvenargues l’a supprimée. — G.
  188. Var. : « La raison est presque inutile à la faiblesse. » — Autre Var. : « La raison est presque impuissante pour les faibles »
  189. [Bien. — V.]
  190. Var. : « Ruinent la liberté » des peuples.
  191. [Bien. — V.]
  192. Il y a pourtant des exemples d’hommes durs qui sont justes. — M. — Voltaire a dit : « Qui n’est que juste, est dur ; qui n’est que sage, est triste. » Épitre L au Roi de Prusse. — B.
  193. [Joli. — V.]
  194. [Bien. — V.]
  195. [Bien. — V.]
  196. [Bien. — V.]
  197. [Bien. — V.]
  198. Var. : « Le cœur des jeunes gens connaît plutôt, » etc. — Voir la Maxime 625e. — G.
  199. Var. [ « Il y a peu de passions constantes ; il y en a beaucoup de sincères : voilà la nature. Mais on se piquait autrefois d’une fausse constance ; on se pique aujourd’hui d’une fausse indifférence : voilà la mode. » ] — Cette seconde version, restée inédite, n’est-elle pas vraiment plus vive et plus piquante ? — G.
  200. Var. : « La raison rougit des inclinations de la nature, parce qu’elle n’a pas de quoi connaître la perfection de ses plaisirs. »
  201. Var. : « C’est une preuve de peu d’esprit et de mauvais goût, lorsqu’on distingue toujours ce qui est estimable de ce qui est aimable ; rien n’est si aimable que la vertu pour les cœurs bien faits. »
  202. Non pas l’estime, mais l’admiration. — S.
  203. Var. : « Les hommes simples et vertueux mêlent de la délicatesse et de la probité jusque dans leurs plaisirs. »
  204. Var. : « La vertu n’est pas un trafic, mais une richesse. »
  205. [Obscur. — V.] — On pourrait peut-être accuser cette pensée d’un peu de subtilité venant d’un défaut de précision dans les termes. Il est sûr que celui qui vend sa probité n’en a déjà plus, puisqu’il consent à la vendre. Ainsi on ne vend point sa probité ; mais on se fait payer de n’en point avoir. — S.
  206. Var. : « Celui qui est riche et libéral possède tout. » — Autre Var. : « La libéralité augmente le prix des richesses. » — (Voir Sur la Libéralité, page 79.) — G.
  207. Var. : « Celui qui sait rendre son dérangement utile est au-dessus de l’économie. »
  208. Var. : « Les sots admirent qu’un homme à talents ne soit pas une bête sur ses intérêts. »
  209. [Bien.] — V.
  210. [Bien.] — V.
  211. [Obscur. — V.] — Par intérêt, Vauvenargues entend ici le vice ou la passion qui domine dans un caractère intéressé. Il n’est pas d’usage en ce sens. — S.
  212. [Très-bien. — V.]
  213. [Bien. — V.] — Var. : « Sans aucun de ces artifices, un ouvrage fait de génie remporte de lui-même les suffrages, et fait embrasser un métier où l’on peut aller à la gloire par le seul mérite. »
  214. [Bien. — V.]
  215. [Bien. — V.]
  216. [Bien. — V.]
  217. Var. : « Ne se connaît ordinairement ni en peinture ni en éloquence. »
  218. Il faudrait dire comme il veut être estimé, ou qu’il y eût précédemment un participe, au lieu de l’infinitif. — M.
  219. [Bien. — V.]
  220. [Bien. — V.]
  221. [Bien. — V.]
  222. Var. : « Pensée consolante ! L’avarice ne s’assouvit pas par les richesses, ni l’intempérance par la volupté, ni la paresse par l’oisiveté, ni l’ambition par la fortune. Mais si les talents, si la gloire, si la vertu même, ne nous rendent heureux, ce que l’on appelle bonheur vaut-il nos regrets ? »
  223. [Bien. — V. ] — Var. : « Le faible s’applaudit lui-même de sa modération, qui n’est que paresse et vanité. »
  224. [Bien. — V.]
  225. [Bien. — V.]
  226. [Bien. — V.]
  227. Var. : [ « Il n’y a d’heureux sur la terre que les gens qui sont à leur place. » ]
  228. [Bien. — V.]
  229. Add. : « Parce que la plupart, occupés de vivre et d’amasser, sont désintéressés sur tout le reste. »
  230. a, b, c, d et e [Bien. — V.] — Var. : « Personne ne peut mieux prétendre aux grandes places que ceux qui en ont les talents. »
  231. a, b et c [Bien. — V.]
  232. Var. : « Le plus grand de tous les projets est celui de former un parti. » Vauvenargues supprima, dans la 2e édition, cette pensée que Voltaire trouvait trop commune, et qui faisait, d’ailleurs, double emploi. Les diverses éditions donnent dans cette maxime supprimée : de prendre un parti ; elle en vaudrait mieux, peut-être : mais ce n’est pas le texte de Vauvenargues. Notre leçon est celle de la 1re édition. — G.
  233. Var. : « Les caprices les moins réguliers de la nature ne sont pas aussi fragiles, » etc.
  234. [Bien. — V.]
  235. [Bien. — V.]
  236. [Bien. — V.]
  237. [Bien. — V.]
  238. [Bien. — V.]
  239. [Bien. — V.] Var. : « La probité, qui borne les moyens des esprits médiocres, devient elle-même un moyen de réussir. »
  240. [Bien. — V. ]
  241. [Bien. — V. ] Var. : « Il ne faut pas trop craindre d’être dupe. »
  242. [Bien. — V.] — Voir page, 321, le 28e Caractère (Varus). — G.
  243. Obscur ; c’est dans la familiarité de la conversation que l’esprit se forme, ou bien qu’on connaît l’esprit de ceux avec qui on vit. — M. — Cette pensée n’est nullement obscure ; c’est un résumé très-précis de la 17e Réflexion et du 4e Conseil à un Jeune homme (voir pages 77 et 117). — G.
  244. Add. : « Il faut donc allier les deux études. »
  245. Le proverbe indien a dit : Parle, afin que je te connaisse. — S.
  246. On pourrait, ce semble, retourner la pensée et dire : Les gens bas et glorieux sont menteurs ; car on est souvent menteur parce qu’on est glorieux, et non pas glorieux parce qu’on est menteur. — S.
  247. Var. : « La ressource de ceux qui n’imaginent pas beaucoup de choses est de les conter à beaucoup de gens. »
  248. Var. : « La raison qui n’est pas fondée sur la nature est illusion. » — On ne peut entendre, par la nature de l’homme, que son organisation et l’impulsion qu’il reçoit de ses sens vers les objets. Or, c’est de là que viennent toutes nos fautes et toutes nos erreurs, et non pas de la raison, même quand elle s’égare. — M. — Vauvenargues entend par nature, le sentiment, l’instinct, ou le cœur, et par raison, la réflexion, le raisonnement ou le conseil, et il emploie indifféremment ces termes les uns pour les autres. On peut dire que sa théorie morale repose tout entière sur la subordination du mouvement réfléchi, dont il tient peu de compte, au mouvement instinctif, qu’il met au-dessus de tout (voir notre Éloge ; — voir aussi la 34e Réflexion, page 94). La fameuse Maxime qui suit : « Les grandes pensées viennent du cœur, » que tout le monde admire, et que personne ne conteste, n’est qu’une expression plus vive de celle-ci. On verra bientôt que, pour Vauvenargues, la conscience n’est pas un guide plus sûr que la réflexion, et qu’il la subordonne également au sentiment, parce que la conscience raisonne encore un peu, tandis que le sentiment ne raisonne pas du tout. Une seule fois (Maxime 150), il tâchera de mettre d’accord le sentiment et la raison. Pour bien comprendre sa pensée sur ce point, il faut ne pas perdre de vue que, depuis la 123e jusqu’à la 136e, toutes ses Maximes n’en font qu’une, pour ainsi dire. Dans sa Préface, il a pris soin d’avertir que plusieurs de ses pensées se suivent, et pourraient paraître obscures si on les séparait. — G.
  249. Pascal a dit de même : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » — Pensées, IIe part., art. 18, pensée 62. — G.
  250. [Bien. — V.] Cette Maxime dément la 123e, car les passions sont la nature, et le jugement c’est la raison ; or, l’auteur dit ici que les passions font plus de fautes que le jugement. — M. — Je crois qu’il faut entendre par la première de ces deux Maximes, que la raison nous trompe, proportion gardée, plus souvent que la nature, Vauvenargues croyant, comme il l’établit dans la seconde Maxime, que la raison a moins souvent occasion de faire des fautes que la nature, parce que le nombre des actions qu’elle dirige est beaucoup moins considérable. — S.
  251. [Très-beau. — V.] — Voltaire dit ailleurs, à propos de cette Maxime : « C’est ainsi que, sans le savoir, Vauvenargues se peignait lui-même. » — Aimé-Martin remarque, à son tour : « Mme de Lambert avait dit : Rien ne peut plaire à l’esprit, qu’il n’ait passé par le cœur ; Vauvenargues dégage cette pensée de ce qu’elle a d’étroit et de brillant ; il dit : Les grandes pensées viennent du cœur ; et voilà une âme qui se peint, et tout le monde retient cette ligne, qui est l’expression du sublime. » — G.
  252. [Bien. — V.]
  253. [C’est grand. — V.]
  254. [Bien. — V.]
  255. [Bien. — V.]
  256. Add. : « Plus trompeuse que la raison et la nature. »
  257. [Très-bien. — V.] — Montaigne avait dejà dit ( Essais, livre Ier, ch. 22) : « Les lois de la conscience, que nous disons naistre de la nature, naissent de la coustume. » Ainsi, Vauvenargues tombe d’accord avec Montaigne, aussi bien qu’avec Voltaire, qui bat des mains ; mais J.-J. Rousseau n’est pas loin, qui va déclarer que la conscience est l’instinct divin. — G.
  258. Montaigne a dit : « La pénitence demande à charger. » — S. — Voir l’Avertissement, page 373. — G.
  259. [Bien. — V.]
  260. [Bien. — V.]
  261. [Bien. — V.]
  262. [Bien. — V.] — Var. : « Nous jugeons de la vie d’une manière trop désintéressée, quand nous sommes forcés de la quitter ; nous n’en penserions pas de même, si nous obtenions d’y rentrer. »
  263. Var. : [ « D’une maladie mortelle. » ] Vauvenargues avait le pressentiment de sa fin prochaine. — G.
  264. [Très-bien. — V.]
  265. [Très-bien. — V.] — Voir l’Avertissemnt, page 373. — G.
  266. [Très-bien. — V.]
  267. [Très-bien. — V.]
  268. Cette expression, actuellement de peu d’usage, s’employait encore au milieu du dix-huitième siècle. — S. — La 1re édition donnait : fâché ; mais Vauvenargues a remplacé le mot, à cause de fâcheux, qui suit. — G.
  269. [Bien. — V.]
  270. [Bien. — V.] — Rapprochez ces deux Maximes et les cinq qui suivent, des 123-135e qui précèdent. — G.
  271. Var. : « S’affaiblit lui-même, et trompe, par son imprudence, les sages précautions de la nature. » — Voir la note de la Maxime 123e. — G.
  272. [Bien. — V.]
  273. [Bien. — V.]
  274. [Bien. — V.] — Cette dernière Maxime, un peu obscure, a besoin d’être éclaircie par celle qui suit. L’auteur a voulu dire, ce semble, que ce sont les passions qui, en portant l’esprit de l’homme sur un plus grand nombre d’objets, et en augmentant la somme de ses idées, lui fournissent les matériaux de la réflexion, qui est le chemin de la raison. Cela se rapporte à ce qu’il dit ailleurs, que les passions fertilisent l’esprit. — S. — L’auteur n’a pas voulu dire seulement que les passions mènent à la raison. Il soutient très-clairement que la raison ne serait rien sans les passions. — G.
  275. [Bien. — V.]
  276. [Bien. — V.]
  277. [Bien. — V.] — Var. : « Aidons-nous des mauvais motifs, pour nous fortifier dans les bons desseins. » — (Voir la 4e note de la page 53.) — G.
  278. [Commun. — V.]
  279. [Assez bien. — V.] — Voltaire nous paraît ici un peu sévère ; nous l’avons remarqué dans notre Éloge, et nous aurons lieu de le remarquer encore ; il n’a fait grâce à aucune image, et, sous ce chef, il a fait retrancher à Vauvenargues quelques-unes de ses plus belles Maximes. — G.
  280. [Bien. — V.]
  281. [Bien. — V.]
  282. [Bien. — V.]
  283. [Bien. — V.] — Var. : « La morale austère ressemble à la science de ces hommes graves qui détruisent, » etc.
  284. [Commun. — V.]
  285. [Bien. V.]
  286. [Bien. V.]
  287. [Bien. V.]
  288. [Bien. V.]
  289. [Bien. V.]
  290. [Bien. V.] — Voir Sur la Compassion, page 97. — G.
  291. [Bien. V.] — Add. : « Nous voudrions sottement des hommes qui fussent clairvoyants sur nos vertus, et aveugles sur nos faiblesses. »
  292. Var. : « On peut penser beaucoup de mal d’un homme, et être tout-à-fait de ses amis, car on sait bien que les plus honnêtes gens ont leurs défauts, quoiqu’on suppose tout haut le contraire, et nous ne sommes pas si délicats, que nous ne puissions aimer que la perfection. On peut aussi beaucoup médire de l’espèce humaine, sans être, en aucune manière, misanthrope, parce qu’il y a des vices que l’on aime, même dans autrui. »
  293. [Bien. — V.]
  294. [Bien. — V.]
  295. [Bien. — V.]
  296. [Bien. — V.]
  297. Vauvenargues revient sur cette idée à divers endroits ; voir, entr’autres, dans le Discours sur le Caractère des différents siècles, la variante de la page 161. — G.
  298. [Bien. — V.]
  299. [Bien. — V.]
  300. [Bien. — V.]
  301. Var. : « L’intérêt du faible est de dépendre, pour être protégé ; cela n’empêche pas qu’il ne soit misérable d’avoir besoin de protection, et c’est, au contraire, la preuve de sa faiblesse et de son malheur. »
  302. Sans doute, parce qu’on ne peut en tirer vengeance. — Voir le 1er Caractère (Clazomène) : « L’injure a flétri son courage, et il a été offensé de ceux dont il ne pouvait prendre de vengeance. » — G.
  303. [Bien. — V.]
  304. [Bien — V.]
  305. [Obscur. — V.] — La pensée est, je crois : Pour ne pas nous mépriser nous-mêmes de n’avoir pas le courage d’y aspirer ; la gloire, par exemple. — G.
  306. Var. : « Le dégoût est un témoignage d’indigestion et de faiblesse. »
  307. [Très-beau. — V.] — C’est à Pascal que Vauvenargues répond. - G.
  308. Cette Maxime paraît obscure. Il semble que Vauvennrgues a voulu prouver l’existence de Dieu par la dépendance mutuelle des différentes parties de l’univers, dont aucune ne peut s’isoler des autres, ni subsister par elle-même. On n’entend pas ce que veut dire l’air appartient à l’homme, el l’homme à l’air. L’homme ne peut se passer d’air ; mais l’air existerait fort bien sans l’homme. Appartient veut-il dire participe de la nature, etc. ? Alors l’idée d’appartenir n’a plus de liaison sensible avec l’idée de dépendance exprimée dans la première phrase. Il y a, je crois, abus de mots. — S. — Voltaire trouve cette pensée fort belle, et l’on a peine à comprendre que Suard la trouve obscure. Vauvenargues n’a nullement songé à prouver l’existence de Dieu ; il a voulu exprimer cette idée, sur laquelle il revient souvent, qu’il n’y a d’indépendance absolue ni pour les personnes, ni pour les choses, et que, toutes étant mutuellement dépendantes, chacune a son maître. Sans doute, l’air existerait fort bien sans l’homme, si Dieu l’avait voulu ; mais, comme il est permis de supposer que l’air a été fait pour l’homme, on peut dire que l’air appartient à l’homme, aussi bien que l’homme appartient à l’air, sans lequel il ne pourrait vivre. Il n’y a pas là le moindre abus de mots. — G.
  309. Var. : « Dans la main d’un roi invisible, esclaves soumis,  » et ressorts, etc.
  310. Var. « Un homme, du creux d’un rocher, et comme un atôme presque invisible,  » embrasse, etc.
  311. Ici, Vauvenargues se rencontre avec Pascal, pour établir la supériorité de l’homme sur la nature. — (Voir Pasral, — 1re partie, art. IV, pensée 6.) — G.
  312. La seconde partie de cette Maxime n’est pas la conclusion immédiate de la première ; ce sont deux pensées simplement juxtaposées. Vauvenargues développe la seconde dans le morceau Sur l’économie de l’univers (voir p. 218). — G.
  313. Var. : « La plupart des hommes naissent sérieux ; il y a des plaisants de génie, mais en petit nombre ; les autres le deviennent par imitation, et forcent la nature, pour suivre la mode. » (Voir le 17e chap. de l’Introduction à la Connaissance de l’Esprit humain, et le 22e Caractère (Le Rieur). — G.
  314. [Trivial. — V.]
  315. Var. : « Qu’il les voit en grand, si ses conséquences sont justes ; car, s’il conclut mal, il voit mal, et n’a pas l’esprit étendu. »
  316. [Il a l’esprit étendu, sans justesse. — V.]
  317. Var. : « Rien n’affaiblit plus un discours que de proposer trop d’exemples, et d’entrer dans trop de détails. Les digressions trop longues, ou trop fréquentes, rompent l’unité, et fatiguent, parce que l’esprit ne peut suivre une trop longue chaîne de faits et de preuves. »
  318. C’est le précepte d’Horace : Festina ad eventum. — G.
  319. Var. : « Le don de rapprocher beaucoup de choses, et de grandes choses, c’est l’esprit étendu : de là, l’exclusion naturelle de tout esprit faux. »
  320. Var. : « C’est l’image de beaucoup d’esprits. »
  321. Var. : « C’est une maxime frivole que celle qu’on adopte depuis si longtemps : qu’il faut qu’un honnête homme sache un peu de tout. On peut savoir superficiellement beaucoup de choses, et avoir l’esprit fort petit ; et on voit, au contraire, de très-grandes âmes, qui savent très-peu. Il faut ignorer de bon cœur ce que la nature n’a pas mis dans l’étendue de notre génie. On ne sait utilement que ce qu’on possède parfaitement ; le reste ne nous sert qu’à satisfaire une vanité puérile. Ceux même qui ont l’esprit étendu, s’ils ne l’ont en même temps juste et modeste, le gâtent par ces connaissances superficielles, et altèrent les vérités qu’ils ont acquises ; en sorte qu’on aimerait mieux qu’ils ne sussent rien, que de savoir tant et si mal. J’en rapporterais des exemples, si les exemples pouvaient nous instruire ; mais je le ferais sans succès. L’ostentation est un écueil inévitable pour les âmes faibles ; on ne corrigera jamais les hommes d’apprendre des choses inutiles. » — Autre Var. : [ « Il n’y a aucun esprit qui soit capable de toutes les vérités et de tous les talents ; les bornes des plus beaux génies sont étroites, et, lorsqu’ils en veulent sortir, ils s’égarent, et montrent leur faible. Il n’y a aucune science qui ne soit, à elle seule, plus vaste que l’esprit humain ; il n’y en a donc aucune qui ne puisse occuper et absorber l’esprit le plus étendu. C’est à ceux qui sont incapables de rien approfondir qu’il appartient d’effleurer tous les objets ; mais, quand on se sent en état d’embrasser et de posséder parfaitement quelque science ou quelque art, c’est une vanité bien puérile d’abandonner son talent, pour donner à un esprit très-limité une grande et faible surface. » ]
  322. [Commun. — V.]
  323. La 1re édition ajoutait : « Mais nous n’accusons que nos maux. » — G
  324. Il est évident que Vauvenargues pense à La Rochefoucauld. — G.
  325. [Bien. — V.] — Var. : « La philosophie a ses modes comme l’architecture, les habits, la danse, etc. L’homme est maintenant en disgrâce chez les philosophes, et c’est à qui le chargera de plus de vices ; mais peut-être est-il sur le point de se relever, et de se faire restituer toutes ses vertus. » — Autre Var. : « Ce qu’on voit tous les jours dans le monde est arrivé dans la morale : l’homme étant tombé dans la disgrâce des philosophes, ç’a été à qui le chargerait de plus de vices. S’il arrive jamais qu’il se relève de cette dégradation, et qu’on le remette à la mode, nous lui rendrons à l’envi toutes ses vertus, et bien au delà. » — Vauvenargues avait deviné juste et les d’Holbach et les Lamettrie vont lui donner prochainement raison. M. Baudrillart remarque à ce sujet : « Oui, Vauvenargues, vous l’avez dit : tous ceux qui vont venir n’y manqueront pas. Ils vont restituer à l’homme ses vertus, et bien au delà ; les philosophes d’en deçà et d’au delà du Rhin ne parleront plus que de l’excellence de la nature humaine ; il semble qu’elle hérite en un jour de tous les éloges qu’on lui a refusés pendant des siècles ; les injures qu’elle reçoit depuis dix-huit cents ans de tous les côtés vont être bien réparées, et cette reine déchue et réduite en servitude, une fois replacée sur son trône, n’aura plus désormais que des flatteurs qui la diviniseront. » — G.
  326. [Très-bien. — V.]
  327. [Bien. — V.]
  328. Var. : « Le projet de rapprocher les conditions a toujours été un beau songe ; la loi ne saurait égaler les hommes malgré la nature. » — Autre Var. : « La nature n’ayant pas égalé tous les hommes par le mérite, il semble qu’elle n’a pu ni dû les égaler par la fortune. » — Égaler pour égaliser. — G.
  329. [Bien. — V.]
  330. [Bien. — V.]
  331. Var. : « Les hommes sont si sensibles à la flatterie, que, lors même qu’ils « pensent que c’est flatterie, ils ne laissent pas d’en être les dupes. »
  332. Comment se forme-t-on une idée de soi, sans y penser ? J’aimerais mieux sans s’en apercevoir. — M.
  333. Var. : « Nous nous formons, sans y penser, une idée de notre figure sur l’idée que nous avons de notre esprit, ou sur le sentiment qui nous domine ; et c’est pour cela qu’un fat se croit toujours si bien fait. »
  334. [Bien. — V.]
  335. Var. : « Le plus ou le moins d’esprit est peu de chose ; mais ce peu, quelle différence ne met-il pas entre les hommes ! Qu’est-ce qui fait la beauté ou la laideur, la santé ou l’infirmité ? n’est-ce pas ou un peu plus on un peu moins de bile, et quelque différence imperceptible des organes ? » — Autre Var. : « Le plus ou le moins d’esprit est peu de chose, et ce peu fait pourtant la force, la grâce et la perfection des intelligences, ou tout au contraire ; de même, la disposition de quelques-uns de nos organes fait la santé on la maladie, la difformité ou la beauté du corps, objets importants pour les hommes, quoique petits à leurs propres yeux. »
  336. Tel est le texte de la 1re édition, et rien n’indique, sur l’exemplaire d’Aix, que Vauvenargues y voulût rien changer. Les éditions suivantes donnent : nous n’aimons pas les zélés ; nous croyons que cette leçon, plus prudente, appartient aux abbés Trublet et Séguy, qui ont achevé la seconde édition commencée par Vauvenargues. — G.
  337. Méprisables est ici employé dans le sens de petites ; ce serait, je crois, exagérer la pensée de Vauvenargues, que de prendre ce mot dans toute la force de son acception. — G.
  338. Add. : « Et qu’on nous prouve nos avantages les plus manifestes. »
  339. [Bien. — V.]
  340. [Faible. — V.]
  341. [Faible. — V.]
  342. Var. : « La nécessité comble les maux qu’elle ne peut soulager. » — Pour bien comprendre cette pensée, il faut relire celle qui précède ; l’une explique l’autre, et en voici, je crois, le sens : La raison est souvent impuissante contre le sentiment des peines : l’idée que ces peines sont nécessaires peut seule les soulager ; mais quand elle ne les soulage pas, elle les rend encore plus cuisantes. — G.
  343. Var. : « Les chagrins et les joies de la fortune se taisent à la voix de la nature, qui, » etc.
  344. [Bien. — V.]
  345. [Bien. — V.]
  346. [Bien. — V.] On lit dans quelques éditions : Le sot s’assoupit et fait la sieste ; c’est une faute. Les expressions du manuscrit sont fait diète : expressions qui offrent un sens très-précis ; c’est-à-dire, la nourriture du génie ne peut être à l’usage du sot. — B. — Ajoutons que notre leçon est celle, non-seulement du manuscrit, mais aussi des deux éditions originales. — G.
  347. [Joli ; mais le philosophe lui-même peut penser ainsi. — V.]
  348. Var. : « Flattés de remplir l’intervalle qui sépare les extrémités, et de contenter tous les goûts. »
  349. Var. : « Soigneux de conserver dans tous leurs écrits un caractère plein de dignité et de noblesse, » etc.
  350. Var. : « Aussi vif et ingénieux dans les petites choses, que vrai et pathétique dans les grandes ; toujours clair, concis et brillant ; philosophe et poète illustre au sortir de l’enfance ; répandant sur tous ses écrits l’éclatante et forte lumière de son jugement ; instruit, dans la fleur de son âge, de toutes les connaissances utiles au genre humain ; amateur et juge éclairé de tous les arts ; savant à imiter toute sorte de beautés, par la grande étendue de son génie, et maître dans les genres les plus opposés. J’admire la vivacité de son esprit, sa délicatesse, son érudition, et cette vaste intelligence qui comprend si distinctement tant de faits et d’objets divers. Bien loin de critiquer ses endroits faibles ou ses fautes, je m’étonne qu’ayant osé se montrer sous tant de faces, on ait si peu de chose à lui reprocher. » — On devine aisément que l’original de ce brillant portrait, c’est Voltaire. Voir, page 262, le morceau qui le concerne. — G.
  351. [Apparemment. — V.] — Var. : « Il ne faut pas juger d’un homme par ce qu’il ignore, mais parce qu’il sait ; ce n’est rien d’ignorer beaucoup de choses, lorsqu’on est capable de les concevoir, et qu’il ne manque que de les avoir apprises. »
  352. Var. : « Le but des poètes tragiques est d’émouvoir ; c’est faire trop d’honneur à l’esprit humain de croire que des ouvrages irréguliers ne peuvent produire cet effet. Il n’est pas besoin de tant d’art pour tirer les meilleurs esprits de leur assiette, et leur cacher de grands défauts dans un ouvrage qui peint les passions. »
  353. Add. : « Ni imposer aux auteurs une perfection qu’ils ne puissent atteindre ; notre goût se contente à moins. Pourvu qu’il n’y ait pas plus d’irrégularités dans un ouvrage que dans nos propres conceptions, rien n’empêche qu’il ne puisse plaire, s’il est bon d’ailleurs. N’avons-nous pas des tragédies monstrueuses note qui entraînent toujours les suffrages, malgré les critiques, et qui sont les délices du peuple, je veux dire de la plus grande partie des hommes ? Je sais que le succès de ces ouvrages prouve moins le génie de leurs auteurs que la faiblesse de leurs partisans ; c’est aux écrivains délicats à choisir de meilleurs modèles, et à s’efforcer, dans tous les genres, d’égaler la belle nature ; mais, comme elle n’est pas exempte de défauts, toute belle qu’elle paraît, nous avons tort d’exiger des auteurs plus qu’elle ne peut leur fournir. »
  354. Cette pensée, les deux qui suivent, et leurs variantes, sont développées dans les Discours sur le Caractère des différents siècles et Sur les mœurs du siècle. — G.


« On peut citer, par exemple, le théâtre de Shakespeare, et son prodigieux succès en Angleterre depuis plusieurs siècles, malgré les nombreuses irrégularités de ses pièces. » (Note de Vauvenargues.) — G. et, plus on voudra les pousser au delà des notions communes, plus on les mettra en péril de se tromper.

271. Il n’arrive jamais que la littérature et l’esprit de raisonnement deviennent le partage de toute une nation, qu’on ne voie aussitôt, dans la philosophie et dans les beaux-arts, ce qu’on remarque dans les gouvernements populaires, où il n’y a point de puérilités et de fantaisies qui ne se produisent, et ne trouvent des partisans[1].

272. L’erreur, ajoutée à la vérité, ne l’augmente point[2] : ce n’est pas étendre la carrière des arts, que d’admettre de mauvais genres ; c’est gâter le goût ; c’est corrompre le jugement des hommes, qui se laisse aisément séduire par les nouveautés, et qui, mêlant ensuite le vrai et le faux, se détourne bientôt, dans ses productions, de l’imitation de la nature, et s’appauvrit ainsi en peu de temps par la vaine ambition d’imaginer, et de s’écarter des anciens modèles.

273. Ce que nous appelons une pensée brillante, n’est ordinairement qu’une expression captieuse, qui à l’aide d’un peu de vérité, nous impose une erreur qui nous étonne.

274. Qui a le plus a, dit-on, le moins : cela est faux. Le roi d’Espagne tout puissant qu’il est, ne peut rien à Lucques. Les bornes de nos talents sont encore plus inébranlables que celles des empires ; et on usurperait plutôt toute la terre que la moindre vertu[3].

275. La plupart des grands personnages ont été les hommes de leur siècle les plus éloquents ; les auteurs des plus beaux systèmes, les chefs de parti et de sectes, ceux qui ont eu dans tous les temps le plus d’empire sur l’esprit des peuples, n’ont dû la meilleure partie de leur succès qu’à l’éloquence vive et naturelle de leur âme. Il ne paraît pas qu’ils aient cultivé la poésie avec le même bonheur[4] : c’est que la poésie ne permet guère que l’on se partage, et qu’un art si sublime et si pénible se peut rarement allier avec l’embarras des affaires et les occupations tumultuaires de la vie ; au lieu que l’éloquence se mêle partout, et qu’elle doit la plus grande partie de ses séductions à l’esprit de médiation et de manége, qui forme les hommes d’État et les politiques, etc.

276. C’est une erreur dans les Grands de croire qu’ils peuvent prodiguer sans conséquence leurs paroles et leurs promesses : les hommes souffrent avec peine qu’on leur ôte ce qu’ils se sont, en quelque sorte, approprié par l’espérance ; on ne les trompe pas longtemps sur leurs intérêts, et ils ne haïssent rien tant que d’être dupes. C’est par cette raison qu’il est si rare que la fourberie réussisse ; il faut de la sincérité et de la droiture, même pour séduire. Ceux qui ont abusé les peuples sur quelque intérêt général, étaient fidèles aux particuliers ; leur habileté consistait à captiver les esprits par des avantages réels. Quand on connaît bien les hommes, et qu’on veut les faire servir à ses desseins, on ne compte point sur un appât aussi frivole que celui des discours et des promesses[5]. Ainsi les grands orateurs, s’il m’est permis de joindre ces deux choses, ne s’efforcent pas d’imposer par un tissu de flatteries et d’impostures, par une dissimulation continuelle, et par un langage purement ingénieux ; s’ils cherchent à faire illusion sur quelque point principal, ce n’est qu’à force de sincérité et de vérités de détail[6] ; car le mensonge est faible par lui-même ; il faut qu’il se cache avec soin ; et s’il arrive qu’on persuade quelque chose par des discours captieux, ce n’est pas sans beaucoup de peine. On aurait grand tort d’en conclure que ce soit en cela que consiste l’éloquence. Jugeons, au contraire, par ce pouvoir des simples apparences de la vérité, combien la vérité elle-même est éloquente, et supérieure à notre art[7].

277. Un menteur est un homme qui ne sait pas tromper ; un flatteur, celui que ne trompe ordinairement que les sots : celui qui sait se servir avec adresse de la vérité, et qui en connaît l’éloquence, peut seul se piquer d’être habile[8].

278. Qui a plus d’imagination que Bossuet, Montaigne, Descartes, Pascal, tous grands philosophes ? Qui a plus de jugement et de sagesse que Racine, Boileau, La Fontaine, Molière, tous poètes pleins de génie ? Il est donc faux que les qualités dominantes excluent les autres ; au contraire, elles les supposent. Je serais très-surpris qu’un grand poète n’eût pas de vives lumières sur la philosophie, au moins morale, et il arrivera très-rarement qu’un vrai philosophe manque totalement d’imagination.

279. Descartes a pu se tromper dans quelques-uns de ses principes, et ne se point tromper dans ses conséquences, sinon rarement ; on aurait donc tort, ce me semble, de conclure de ses erreurs que l’imagination et l’invention ne s’accordent point avec la justesse[9]. La grande vanité de ceux qui n’imaginent pas est de se croire seuls judicieux et raisonnables ; ils ne font pas attention que les erreurs de Descartes, génie créateur, ont été celles de trois ou quatre mille philosophes, tous gens sans imagination. Les esprits subalternes n’ont point d’erreur en leur privé nom, parce qu’ils sont incapables d’inventer, même en se trompant ; mais ils sont toujours entraînés, sans le savoir, par l’erreur d’autrui ; et lorsqu’ils se trompent de leur chef, ce qui peut arriver souvent, c’est dans les détails et les conséquences ; mais leurs erreurs ne sont ni assez vraisemblables pour être contagieuses, ni assez importantes pour faire du bruit.

280. Ceux qui sont nés éloquents parlent quelquefois avec tant de clarté et de brièveté des grandes choses, que la plupart des hommes n’imaginent point qu’ils en parlent avec profondeur[10]. Les esprits pesants, les sophistes, ne reconnaissent pas la philosophie, lorsque l’éloquence la rend populaire, et qu’elle ose peindre le vrai avec des traits fiers et hardis. Ils traitent de superficielle et de frivole cette splendeur d’expression qui emporte avec elle la preuve des grandes pensées[11] ; ils veulent des définitions, des divisions, des détails, et des arguments[12]. Si Locke eût rendu vivement en peu de pages, les sages vérités de ses écrits, ils n’auraient osé le compter parmi les philosophes de son siècle.

281. C’est un malheur que les hommes ne puissent, d’ordinaire, posséder aucun talent, sans avoir quelque envie d’abaisser les autres[13]. S’ils ont de la finesse, ils décrient la force ; s’ils sont géomètres ou physiciens, ils écrivent contre la poésie et l’éloquence ; et les gens du monde, qui ne pensent pas que ceux qui ont excellé dans quelque genre jugent mal d’un autre talent, se laissent prévenir par leurs décisions. Ainsi, quand la métaphysique ou l’algèbre sont à la mode, ce sont des métaphysiciens ou des algébristes, qui font la réputation des poètes et des musiciens, ou tout au contraire[14] ; l’esprit dominant assujettit les autres à son tribunal, et la plupart du temps à ses erreurs[15].

282. Qui peut se vanter de juger, ou d’inventer, ou d’entendre, entendre toutes les heures du jour[16] ? Les hommes n’ont qu’une petite portion d’esprit, de goût, de talent, de vertu, de gaîté, de santé, de force, etc ; et ce peu qu’ils ont en partage, ils ne le possèdent point à leur volonté, ni dans le besoin, ni dans tous les âges.

283. C’est une maxime inventée par l’envie, et trop légèrement adoptée par les philosophes, qu’il ne faut point louer les hommes avant leur mort. Je dis, au contraire, que c’est pendant leur vie qu’il doivent être loués, lorsqu’ils ont mérité de l’être[17] ; c’est pendant que la jalousie et la calomnie, animées contre leur vertu ou leurs talents, s’efforcent de les dégrader, qu’il faut oser leur rendre témoignage[18]. Ce sont les critiques injustes qu’il faut craindre de hasarder, et non les louanges sincères.

284. L’envie ne saurait se cacher : elle accuse et juge sans preuves ; elle grossit les défauts ; elle a des qualifications énormes pour les moindres fautes ; son langage est rempli de fiel, d’exagération et d’injure. Elle s’acharne avec opiniâtreté et avec fureur conte le mérite éclatant ; elle est aveugle, emportée, insensible, brutale.

285. Il faut exciter dans les hommes le sentiment de leur prudence et de leur force, si on veut élever leur génie[19] : ceux qui, par leurs discours ou leurs écrits, ne s’attachent

. qu’à relever les ridicules et les faiblesses de l’humanité, sans distinction ni égards, éclairent bien moins la raison et les jugements du public, qu’ils ne dépravent ses inclinations[20].

286. Je n’admire point un sophiste qui réclame contre la gloire et contre l’esprit des grands hommes ; en ouvrant mes yeux sur le faible des plus beaux génies, il m’apprend à l’apprécier lui-même ce qu’il peut valoir ; il est le premier que je raie du tableau des hommes illustres[21].

287. Nous avons grand tort de penser que quelque défaut que ce soit, puisse exclure toute vertu, ou de regarder l’alliance du bien et du mal comme un monstre ou comme une énigme ; c’est faute de pénétration que nous concilions si peu de choses.

288. Les faux philosophes s’efforcent d’attirer l’attention des hommes, en faisant remarque dans notre esprit des contrariétés et des difficultés qu’ils forment eux-mêmes ; comme d’autres amusent les enfants par des tours de cartes qui confondent leur jugement, quoique naturels et sans magie. Ceux qui nouent ainsi les choses, pour avoir le mérite de les dénouer, sont les charlatans de la morale.

289. Il n’y a point de contradictions dans la nature[22].

290. Est-il contre la raison ou la justice de s’aimer soi-même ? Et pourquoi voulons-nous que l’amour-propre[23] soit toujours un vice[24] ?

291. S’il y a un amour de nous-mêmes naturellement officieux et compatissant, et un autre amour-propre sans humanité, sans équité, sans bornes, sans raison, faut-il les confondre[25] ?

292. Quand il serait vrai que les hommes ne seraient vertueux que par raison, que s’ensuivrait-il ? Pourquoi si on nous loue avec justice de nos sentiments, ne nous louerait-on pas encore de notre raison ? Est-elle moins nôtre que la volonté[26] ?

293. On suppose que ceux qui servent la vertu par réflexion, la trahiraient pour le vice utile[27] : oui, si le vice pouvait être tel, aux yeux d’un esprit raisonnable[28].

294. Il y a des semences de bonté et de justice dans le cœur des homme. Si l’intérêt propre y domine, j’ose dire que cela est, non-seulement selon la nature, mais aussi selon la justice, pourvu que personne ne souffre de cet amour-propre, ou que la société y perde moins qu’elle n’y gagne.

295. Celui qui recherche la gloire par la vertu ne demande que ce qu’il mérite[29].

296. J’ai toujours trouvé ridicule que les philosophes aient forgé une vertu incompatible avec la nature de l’homme, et que, après l’avoir ainsi feinte, ils aient prononcé froidement froidement qu’il n’y avait aucune vertu. Qu’ils parlent du fantôme de leur imagination[30] ; ils peuvent à leur gré l’abandonner ou le détruire, puisqu’ils l’ont créé : mais la véritable vertu, celle qu’ils ne veulent pas nommer de ce nom, parce qu’elle n’est pas conforme à leurs définitions, celle qui est l’ouvrage de la nature, non le leur, et qui consiste principalement dans la bonté et la vigueur de l’âme, celle-là n’est point dépendante de leur fantaisie, et subsistera à jamais, avec des caractères ineffaçables.

297. Le corps a ses grâces, l’esprit ses talents ; le cœur n’aurait-il que des vices ? et l’homme, capable de raison, serait-il incapable de vertu ?

298. Nous sommes susceptibles d’amitié, de justice, d’humanité, de compassion et de raison. Ô mes amis ! qu’est-ce donc que la vertu ?

299. Si l’illustre auteur des Maximes[31] eût été tel qu’il a tâché de peindre tous les hommes, mériterait-il nos hommages et le culte idolâtre de ses prosélytes ?

300. Ce qui fait que la plupart des livres de morale sont si insipides, c’est que leurs auteurs ne sont pas sincères[32] ; c’est que, faibles échos les uns des autres, ils n’oseraient produire leurs propres maximes et leurs secrets sentiments. Ainsi, non-seulement dans la morale, mais en quelque sujet que ce puisse être, presque tous les hommes passent leur vie à dire et à écrire ce qu’ils ne pensent point[33], et ceux qui conservent encore quelque amour de la vérité excitent contre eux la colère et les préventions du public.

301. Il n’y a guère d’esprits qui soient capables d’embrasser à la fois toutes les faces de chaque sujet, et c’est là, à ce qu’il me semble, la source la plus ordinaire des erreurs des hommes. Pendant que la plus grande partie d’une nation languit dans la pauvreté, l’opprobre et le travail, l’autre, qui abonde en honneurs, en commodités, en plaisirs, ne se lasse pas d’admirer le pouvoir de la politique, qui fait fleurir les arts et le commerce, et rend les États redoutables.

302. Les plus grands ouvrages de l’esprit humain sont très-assurément les moins parfaits : les lois, qui sont la plus belle invention de la raison, n’ont pu assurer le repos des peuples sans diminuer leur liberté[34].

303. Quelle est quelquefois la faiblesse et l’inconséquence des hommes ! Nous nous étonnons de la grossièreté de nos pères, qui règne cependant encore dans le peuple, la plus nombreuse partie de la nation ; et nous méprisons en même temps les belles-lettres et la culture de l’esprit, le seul avantage qui nous distingue du peuple et de nos ancêtres.

304. Le plaisir et l’ostentation l’emportent dans le cœur des grands sur l’intérêt : nos passions se règlent ordinairement sur nos besoins.

305. Le peuple et les grands n’ont ni les mêmes vertus, ni les mêmes vices[35].

306. C’est à notre cœur à régler le rang de nos intérêts, et à notre raison de les conduire[36].

307. La médiocrité d’esprit et la paresse font plus de philosophes que la réflexion.

308. Nul n’est ambitieux par raison, ni vicieux par défaut d’esprit[37].

309. Tous les hommes sont clairvoyants sur leurs intérêts ; et il n’arrive guère qu’on les en détache par la ruse. On a admiré dans les négociations la supériorité de la maison d’Autriche, mais pendant l’énorme puissance de cette famille, non après. Les traités les mieux ménagés ne sont que la loi du plus fort[38].

310. Le commerce est l’école de la tromperie.

311. À voir comme en usent les hommes, on serait porté quelquefois à penser que la vie humaine et les affaires du monde sont un jeu sérieux, où toutes les finesses sont permises pour usurper le bien d’autrui à nos périls et fortunes, et où l’heureux dépouille en tout honneur, le plus malheureux ou le moins habile[39].

312. C’est un grand spectacle de considérer les hommes méditant en secret de s’entre-nuire, et forcés, néanmoins, de s’entr’aider, contre leur inclination et leur dessein.

313. Nous n’avons ni la force ni les occasions d’exécuter tout le bien et tout le mal que nous projetons.

314. Nos actions ne sont ni si bonnes ni si vicieuses que nos volontés.

315. Dès que l’on peut faire du bien, on est à même de faire des dupes ; un seul homme en amuse alors une infinité d’autres, tous uniquement occupés de le tromper. Ainsi, il en coûte peu aux gens en place pour surprendre leurs inférieurs ; mais il est malaisé à des misérables d’imposer à qui que ce soit. Celui qui a besoin des autres les avertit de se défier de lui ; un homme inutile a bien de la peine à leurrer personne.

316. L’indifférence où nous sommes pour la vérité dans la morale vient de ce que nous sommes décidés à suivre nos passions, quoi qu’il en puisse être ; et c’est ce qui fait que nous n’hésitons pas lorsqu’il faut agir, malgré l’incertitude de nos opinions[40]. Peu importe, disent les hommes, de savoir où est la vérité, sachant où est le plaisir.

317. Les hommes se défient moins de la coutume et de la tradition de leurs ancêtres, que de leur raison[41].

318. La force ou la faiblesse de notre créance dépend plus de notre courage que de nos lumières[42] : tous ceux qui se moquent des augures n’ont pas toujours plus d’esprit que ceux qui y croient.

319. Il est aisé de tromper les plus habiles, en leur proposant des choses qui passent leur esprit, et qui intéressent leur cœur[43].

320. Comme il est naturel de croire beaucoup de choses sans démonstration, il ne l’est pas moins de douter de quelques autres, malgré leurs preuves.

321. Qui s’étonnera des erreurs de l’antiquité, s’il considère qu’encore aujourd’hui, dans le plus philosophe de tous les siècles, bien des gens de beaucoup d’esprit n’oseraient se trouver à une table de treize couverts[44] ?

322. L’intrépidité d’un homme incrédule, mais mourant, ne peut le garantir de quelque trouble, s’il raisonne ainsi : Je me suis trompé mille fois sur mes plus palpables intérêts, et j’ai pu me tromper encore sur la religion. Or, je n’ai plus le temps ni la force de l’approfondir, et je meurs…

323. La Foi[45] est la consolation des misérables, et la terreur des heureux.

324. La courte durée de la vie ne peut nous dissuader de ses plaisirs, ni nous consoler de ses peines.

325. Ceux qui combattent les préjugés du peuple croient n’être pas peuple : un homme qui avait fait à Rome un argument contre les poulets sacrés, se regardait peut-être comme un philosophe ; mais les vrais philosophes se moquaient d’un fou qui attaquait inutilement les opinions du peuple, et César, qui, probablement, ne croyait pas aux aruspices, ne laissa pas d’en faire un traité[46].

326. Lorsqu’on rapporte sans partialité les raisons des sectes opposées, et qu’on ne s’attache à aucune, il semble qu’on s’élève en quelque sorte au-dessus de tous les partis. Demandez cependant à ces philosophes neutres, qu’ils choisissent une opinion, ou qu’ils établissent d’eux-mêmes quelque chose ; vous verrez qu’ils n’y sont pas moins embarrassés que tous les autres. Le monde est peuplé d’esprits froids, qui, n’étant pas capables par eux-mêmes d’inventer, s’en consolent en rejetant toutes les inventions d’autrui, et qui, méprisant au dehors beaucoup de choses, croient se faire plus estimer[47].

327. Qui sont ceux qui prétendent que le monde est devenu vieux ? je les crois sans peine. L’ambition, la gloire, l’amour, en un mot, toutes les passions des premiers âges, ne font plus les mêmes désordres et le même bruit. Ce n’est pas peut-être que ces passions soient aujourd’hui moins vives qu’autrefois ; mais c’est qu’on les désavoue et qu’on les combat. Je dis donc que le monde est comme un vieillard qui conserve tous les désirs de la jeunesse, mais qui en est honteux, et s’en cache, soit parce qu’il est détrompé du mérite de beaucoup de choses, soit parce qu’il veut le paraître.

328. Les hommes dissimulent par faiblesse, et par la crainte d’être méprisés, leurs plus chères, leurs plus constantes, et quelquefois leurs plus vertueuses inclinations[48].

329. L’art de plaire est l’art de tromper[49].

330. Nous sommes trop inattentifs, ou trop occupés de nous-mêmes, pour nous approfondir les uns les autres : quiconque a vu des masques, dans un bal, danser amicalement ensemble, et se tenir par la main sans se connaître, pour se quitter le moment d’après, et ne plus se voir ni se regretter, peut se faire une idée du monde[50].


331. [La naïveté est lumineuse ; elle fait sentir les choses fines à ceux qui seraient incapables de les saisir d’eux-mêmes.]

332. La naïveté se fait mieux entendre que la précision ; c’est la langue du sentiment, préférable à celle de l’imagination et de la raison, parce qu’elle est belle et vulgaire[51].

333. Il y a peu d’esprits qui connaissent le prix de la naïveté, et qui ne fardent point la nature. Les enfants coiffent leurs chats, mettent des gants à un petit chien ; et devenus hommes, ils composent leur maintien, leurs écrits, leurs discours ; j’ai traversé autrefois un village, où l’on assemblait tous les mulets, le jour de la fête, pour les bénir, et j’ai vu qu’on ornait de rubans le dos de ces pauvres bêtes. Les hommes aiment tellement la draperie, qu’ils tapissent jusqu’aux chevaux.

334. [Je connais des hommes que la naïveté rebute, comme quelques personnes délicates seraient blessées de voir une femme toute nue ; ils veulent que l’esprit soit couvert comme le corps.]

335. On ne s’élève point aux grandes vérités sans enthousiasme ; le sang froid discute et n’invente point ; il faut peut-être autant de feu que de justesse pour faire un véritable philosophe.

336. [L’esprit n’atteint au grand que par saillies.]

337. La Bruyère était un grand peintre, et n’était pas peut-être un grand philosophe ; le duc de La Rochefoucauld était philosophe, et n’était pas peintre.

338. [Locke était un grand philosophe, mais abstrait ou diffus, et quelquefois obscur. Son chapitre de la Puissance est plein de ténèbres, de contradictions, et moins propre à faire connaître la vérité qu’à confondre nos idées sur cette matière[52].]

339. Si quelqu’un trouve un livre obscur, l’auteur ne doit pas se défendre. Osez prouver qu’on a eu tort de ne pas vous entendre, osez justifier vos expressions, on attaquera votre sens : Oui, dira-t-on, je vous entends bien ; mais je ne pouvais pas croire que ce fût là votre pensée.

340. [Un bon esprit ne s’arrête pas au sens des paroles, lorsqu’il voit celui de l’auteur.]

341. [Faites remarquer une pensée dans un ouvrage, on vous répondra qu’elle n’est pas neuve ; demandez alors si elle est vraie, vous verrez qu’on n’en saura rien.]

342. [Voulez-vous dire de grandes choses, accoutumez-vous d’abord à n’en jamais dire de fausses.]

343. Pourquoi appelle-t-on académique un discours fleuri, élégant, ingénieux, harmonieux ; et non pas un discours vrai et fort, lumineux et simple ? Où cultivera-t-on la vraie éloquence, si on l’énerve dans l’Académie[53] ?

344.  Ce que bien des gens, aujourd’hui, appellent écrire pesamment, c’est dire uniment la vérité, sans fard, sans plaisanterie et sans trait.

345.  Un homme écrivait à quelqu’un sur un intérêt capital ; il lui parlait avec quelque chaleur, parce qu’il avait envie de le persuader ; il montra sa lettre à un homme de beaucoup d’esprit, mais très-prévenu de la mode : — Et pourquoi, lui dit cet ami, n’avez-vous pas donné à vos raisons un tour plaisant ? Je vous conseille de refaire votre lettre.

346.  On raconte de je ne sais quel peuple[54], qu’il alla consulter un oracle pour s’empêcher de rire dans les délibérations publiques : notre folie n’est pas encore aussi raisonnable que celle de ce peuple[55].

347.  C’est une chose remarquable que presque tous les poètes se servent des expressions de Racine, et que Racine n’ait jamais répété ses propres expressions.

348.  [Nous admirons Corneille, dont les plus grandes beautés sont empruntées de Sénèque et de Lucain que nous n’admirons pas.]

349.  [Je voudrais qu’on me dit si ceux qui savent le latin n’estiment pas Lucain plus grand poète que Corneille.]

350.  [Il n’y a point de poète en prose ; mais il y a plus de poésie dans Bossuet que dans tous les poèmes de La Motte.]

351.  [Comme il y a beaucoup de soldats et peu de braves, on voit aussi beaucoup de versificateurs et presque point de poètes. Les hommes se jettent en foule dans les métiers honorables, sans autre vocation que leur vanité, ou, tout au plus, l’amour de la gloire.]

352. Boileau n’a jugé de Quinault que par ses défauts, et les amateurs du poète lyrique n’en jugent que par ses beautés.

353. La musique de Montéclair[56] est sublime dans le fameux chœur de Jephté, mais les paroles de l’abbé Pellegrin[57] ne sont que belles. Ce n’est pas de ce que l’on danse autour d’un tombeau à l’Opéra, ou de ce qu’on y meurt en chantant, que je me plains ; il n’y a point de gens raisonnables qui trouvent cela ridicule : mais je suis fâché que les vers soient toujours au-dessous de la musique, et que ce soit du musicien qu’ils empruntent leur principale expression. Voilà le défaut ; et lorsque j’entends dire, après cela, que Quinault a porté son genre à la perfection, je m’en étonne ; et, quoique je n’aie pas grande connaissance là-dessus, je ne puis du tout y souscrire[58].

354. Tous ceux qui ont l’esprit conséquent ne l’ont pas juste ; ils savent bien tirer des conclusions d’un seul principe, mais ils n’aperçoivent pas toujours tous les principes et toutes les faces des choses ; ainsi, ils ne raisonnent que sur un côté, et ils se trompent. Pour avoir l’esprit toujours juste, il ne suffit pas de l’avoir droit, il faut encore l’avoir étendu ; mais il y a peu d’esprits qui voient en grand, et qui, en même temps, sachent conclure : aussi n’y a-t-il rien de plus rare que la véritable justesse. Les uns ont l’esprit conséquent, mais étroit ; ceux-là se trompent sur toutes les choses qui demandent de grandes vues ; les autres embrassent beaucoup, mais ils ne tirent pas si bien des conséquences, et tout ce qui demande un esprit droit les met en danger de se perdre[59].

355.  Qu’on examine tous les ridicules, on n’en trouvera presque point qui ne viennent d’une sotte vanité, ou de quelque passion qui nous aveugle et qui nous fait sortir de notre place ; un homme ridicule ne me paraît être qu’un homme hors de son véritable caractère et de sa force.

356.  Tous les ridicules des hommes ne caractérisent qu’un seul vice, qui est la vanité ; et, comme les passions des gens du monde sont subordonnées à ce faible, c’est, apparemment, la raison pourquoi il y a si peu de vérité dans leurs manières, dans leurs mœurs, et dans leurs plaisirs. La vanité est ce qu’il y a de plus naturel dans les hommes, et ce qui les fait sortir le plus souvent de la nature.

357.  Les critiques les plus spécieuses ne sont pas, souvent, raisonnables : Montaigne a repris Cicéron de ce que, après avoir exécuté de grandes choses pour la république, il voulait encore tirer gloire de son éloquence ; mais Montaigne ne pensait pas que ces grandes choses qu’il loue, Cicéron ne les avait faites que par la parole.

358.  Est-il vrai que rien ne suffise à l’opinion, et que peu de chose suffise à la nature ? Mais l’amour des plaisirs, mais la soif de la gloire, mais l’avidité des richesses, en un mot, toutes les passions ne sont-elles pas insatiables ? Qui donne l’essor à nos projets, qui borne, ou qui étend nos opinions, sinon la nature ? N’est-ce pas encore la nature qui nous pousse même à sortir de la nature, comme le raisonnement nous écarte quelquefois de la raison, ou comme l’impétuosité d’une rivière rompt ses digues, et la fait sortir de son lit[60]

359. Catilina n’ignorait pas les périls d’une conjuration ; son courage lui persuada qu’il les surmonterait : l’opinion ne gouverne que les faibles ; mais l’espérance trompe les plus grandes âmes.

360. [Tout a sa raison ; tout arrive comme il doit être ; il n’y a donc rien contre le sentiment ou la nature. Je m’entends ; mais je ne me soucie guère qu’on m’entende.]

361. Il ne faut pas, dit-on, qu’une femme se pique d’esprit, ni un roi d’être éloquent ou de faire des vers, ni un soldat de délicatesse et de civilité, etc. : les vues courtes multiplient les maximes et les lois, parce qu’on est d’autant plus enclin à prescrire des bornes à toutes choses qu’on a l’esprit moins étendu. Mais la nature se joue de nos petites règles ; elle sort de l’enceinte trop étroite de nos opinions, et fait des femmes savantes ou des rois poètes, en dépit de toutes nos entraves.

362. On instruit les enfants à craindre et à obéir ; l’avarice, l’orgueil, ou la timidité des pères, enseignent aux enfants l’économie, l’arrogance, ou la soumission. On les excite encore à être copistes, à quoi ils ne sont déjà que trop enclins ; nul ne songe à les rendre originaux, hardis, indépendants[61].

363. Si l’on pouvait donner aux enfants des maîtres de jugement et d’éloquence, comme on leur donne des maîtres de langues ; si on exerçait moins leur mémoire que leur activité et leur génie ; si, au lieu d’émousser la vivacité de leur esprit, on tâchait d’élever l’essor et les mouvements de leur âme, que n’aurait-on pas lieu d’attendre d’un beau naturel ? Mais on ne pense pas que la hardiesse, ou que l’amour de la vérité et de la gloire, soient les vertus qui importent à leur jeunesse ; on ne s’attache, au contraire, qu’à les subjuguer, afin de leur apprendre que la dépendance et la souplesse sont les premières lois de leur fortune.

364. Les enfants n’ont pas d’autre droit à la succession de leur père que celui qu’ils tiennent des lois ; c’est au même titre que la noblesse se perpétue dans les familles : la distinction des ordres du royaume est une des lois fondamentales de l’État.

365. [Celui qui respecte les lois honore le bonheur de la naissance ; la considération qu’il a pour la noblesse est encore appuyée sur la longue possession où elle est des premiers honneurs. La possession est le seul titre des choses humaines ; les traités et les bornes des États, la fortune des particuliers et la dignité royale elle-même, tout est fondé là-dessus. Qui voudrait remonter aux commencements, ne trouverait presque rien qui ne fût matière à contestation : la possession est donc le plus respectable de tous les titres, puisqu’elle nous donne la paix.]

366. [C’est dans notre propre esprit, et non dans les objets extérieurs, que nous apercevons la plupart des choses : les sots ne connaissent presque rien, parce qu’ils sont vides, et que leur cœur est étroit ; mais les grandes âmes trouvent en elles-mêmes un grand nombre de choses extérieures ; elles n’ont besoin, ni de lire, ni de voyager, ni d’écouter, ni de travailler, pour découvrir les plus hautes vérités ; elles n’ont qu’à se replier sur elles-mêmes, et à feuilleter, si cela se peut dire, leurs propres pensées[62].]

367. Le sentiment ne nous est pas suspect de fausseté.

368. L’illustre auteur de Télémaque ne donne-t-il pas aux princes un conseil timide, lorsqu’il leur inspire d’éloigner des emplois les hommes ambitieux qui en sont capables ? Un grand roi ne craint pas ses sujets, et n’en doit rien craindre.

369. [Il faut qu’un roi ait bien peu d’esprit, ou l’âme bien peu forte, pour ne pas dominer ceux dont il se sert.]

370. Les vertus règnent plus glorieusement que la prudence ; la magnanimité est l’esprit des rois.

371. [Le défaut d’ambition, dans les grands, est quelquefois la source de beaucoup de vices ; de là, le mépris des devoirs, l’arrogance, la lâcheté, et la mollesse. L’ambition, au contraire, les rend accessibles, laborieux, honnêtes, serviables, etc., et leur fait pratiquer les vertus qui leur manquent par nature, mérite souvent supérieur à ces vertus même, parce qu’il témoigne ordinairement une âme forte.]

372. [On ne saurait trop répéter que tous les avantages humains se perdent par le manque des qualités qui les procurent : les richesses s’épuisent sans l’économie ; la gloire se ternit sans l’action ; la grandeur n’est qu’un titre de mollesse sans l’ambition qui l’a établie, et qui, seule, peut lui conserver sa considération et son crédit[63].]

373. Plaisante fortune pour Bossuet d’être chapelain de Versailles ! Fénelon, du moins, était à sa place ; il était né pour être le précepteur des rois ; mais Bossuet devait être un grand ministre, sous un roi ambitieux.

374. [Je suis toujours surpris que les rois n’essaient point si ceux qui écrivent de grandes choses ne seraient pas capables de les faire : cela vient, vraisemblablement, de ce qu’ils n’ont pas le temps de lire.]

375. Un prince, qui n’est que bon, aime ses domestiques, ses ministres, sa famille, son favori, et n’est point attaché à son État ; il faut être un grand roi pour aimer un peuple.

376. [Le prince qui n’aime point son peuple peut être un grand homme, mais il ne peut être un grand roi.]

377. [Un prince est grand et aimable quand il a les vertus d’un roi, et les faiblesses d’un particulier.]

378. [Louis XIV avait trop de dignité ; je l’aurais aimé plus populaire. Il écrivait à M. de ... « Je me réjouis, comme votre ami, du présent que je vous fais, comme votre maître. » Il ne savait jamais oublier qu’il était le maître. C’était un grand roi ; je l’admire ; mais je n’ai jamais regretté de n’être pas né sous son règne[64].]

379. [Luynes obtint, à dix-huit ans, la dignité de connétable. La faveur des rois est le plus court chemin pour faire une grande fortune ; c’est ce que savent à merveille tous les courtisans. Aussi, ceux qui ne peuvent arriver jusqu’à l’oreille du prince tâchent-ils, au moins, de gagner les bonnes grâces du ministre, de même que ceux qui n’arrivent pas jusqu’au ministre font la cour au valet de chambre. Tous sont dans l’erreur : il n’y a rien de si difficile que de se faire agréer, de quelque grand ; il faut avoir des mérites, et des mérites particuliers. Manquait-on de jeunes gens de dix-huit ans, à la cour de Louis XIII, pour faire un connétable ? ]

380. [Un talent médiocre n’empêche pas une grande fortune, mais il ne la procure, ni ne la mérite.]

381. [Un honnête homme peut être indigné contre ceux qu’il ne croit pas mériter leur fortune ; mais il n’est pas capable de la leur envier.]

382. Nos paysans aiment leurs hameaux ; les Romains étaient passionnés pour leur patrie, pendant que ce n’était qu’une bourgade ; lorsqu’elle devint plus puissante, l’amour de la patrie ne fut plus si vif ; une ville, maîtresse de l’univers, était trop vaste pour le cœur de ses habitants. Les hommes ne sont pas nés pour aimer les grandes choses.

383. Les folies de Caligula ne m’étonnent point ; j’ai connu, je crois, beaucoup d’hommes qui auraient fait leurs chevaux consuls, s’ils avaient été empereurs romains. Je pardonne, par d’autres motifs, à Alexandre de s’être fait rendre des honneurs divins, à l’exemple d’Hercule et de Bacchus, qui avaient été hommes comme lui, et moins grands hommes. Les anciens n’attachaient pas la même idée que nous au nom de dieu, puisqu’ils en admettaient plusieurs, tous fort imparfaits ; or, il faut juger des actions des hommes selon les temps. Tant de temples élevés par les empereurs romains à la mémoire de leurs amis morts, n’étaient que les honneurs funéraires de leur siècle, et ces hardis monuments de la fierté des maîtres de la terre n’offensaient ni la religion, ni les mœurs d’un peuple idolâtre.

384. [Je me suis trouvé, à l’Opéra, à côté d’un homme qui souriait, toutes les fois que le parterre battait des mains. Il me dit qu’il’avait été fou de la musique dans sa jeunesse, mais, qu’à y un certain âge, on revenait de beaucoup de choses, parce qu’on en jugeait alors de sang-froid. Un moment après, je m’aperçus qu’il était sourd, et je dis en moi-même : Voilà donc ce que les hommes appellent juger de sang-froid ! Les vieillards et les sages ont tort ; il faut être jeune et ardent pour juger, surtout des plaisirs[65].]

385. [Un homme de sang-froid ressemble à un homme qui a trop dîné, et qui, alors, regarde avec dégoût le repas le plus délicieux ; est-ce la faute des mets, ou celle de son estomac ?]

386. Mes passions et mes pensées meurent, mais pour renaître ; je meurs moi-même sur un lit, toutes les nuits, mais pour reprendre de nouvelles forces et une nouvelle fraicheur. Cette expérience que j’ai de la mort, me rassure contre la décadence et la dissolution du corps : quand je vois que la force active de mon âme rappelle à la vie ses pensées éteintes, je comprends que celui qui a fait mon corps peut, à plus forte raison, lui rendre l’être. Je dis dans mon cœur étonné : Qu’as-tu fait des objets volages qui occupaient tantôt ta pensée ? retournez sur vos propres traces, objets fugitifs. Je parle, et mon âme s’éveille ; ces images mortelles m’entendent, et les figures des choses passées m’obéissent et m’apparaissent. O âme éternelle du monde, ainsi votre voix secourable revendiquera ses ouvrages, et la terre, saisie de crainte, restituera ses larcins !

387. C’est une marque de férocité et de bassesse d’insulter à un homme dans l’ignominie, s’il est, d’ailleurs, misérable ; il n’y a point d’infamie dont la misère ne fasse un objet de pitié pour les âmes tendres.

388. [Il y a des hommes en qui l’infamie est plutôt un malheur qu’un vice ; l’opprobre est une loi de la pauvreté.]

389. [La honte et l’adversité sont, en quelque sorte, enchaînées l’une à l’autre ; la pauvreté fait plus d’opprobres que le vice.]

390. [La pauvreté humilie les hommes, jusqu’a les faire rougir de leurs vertus.]

391. [Le vice n’exclut pas toujours la vertu dans un même sujet ; il ne faut pas surtout croire aisément que ce qui est aimable encore, soit vicieux ; il faut, dans ce cas, s’en fier plus au mouvement du cœur qui nous attire, qu’à la raison qui nous détourne[66].]

392. J’ai la sévérité en horreur, et ne la crois pas trop utile. Les Romains étaient-ils sévères ? N’exila-t-on pas Cicéron, pour avoir fait mourir Lentulus, manifestement convaincu de trahison[67] ? Le Sénat ne fit-il pas grâce à tous les autres complices de Catilina ? Ainsi se gouvernait le plus puissant et le plus redoutable peuple de la terre ; et nous, petit peuple barbare, nous croyons qu’il n’y a jamais assez de gibets et de supplices[68] !

393. Quelle affreuse vertu que celle qui veut haïr et être haïe, qui rend la sagesse, non pas secourable aux infirmes, mais redoutable aux faibles et aux malheureux ; une vertu qui, présumant follement de soi-même, ignore que tous les devoirs des hommes sont fondés sur leur faiblesse réciproque !

394.  [Vantez la clémence à un homme sévère : Vous serez égorgé dans votre lit, répondra-t-il, si la justice n’est pas inexorable. O timidité sanguinaire ! ]

395.  [En considérant l’extrême faiblesse des hommes, les incompatibilités de leur fortune avec leur humeur, leurs malheurs toujours plus grands que leurs vices, et leurs vertus toujours moindres que leurs devoirs, je conclus qu’il n’y a de juste que la loi de l’humanité, et que le tempérament de l’indulgence.]

396.  Les enfants cassent des vitres et brisent des chaises, lorsqu’ils sont hors de la présence de leurs maîtres ; les soldats mettent le feu à un camp qu’ils quittent, malgré les défenses du général ; ils aiment à fouler aux pieds l’espérance de la moisson, et à démolir de superbes édifices. Qui les pousse à laisser partout ces longues traces de leur barbarie ? Est-ce seulement le plaisir de détruire ? ou n’est-ce pas plutôt que les âmes faibles attachent à la destruction une idée d’audace et de puissance ?

397.  Les soldats s’irritent aussi contre le peuple chez qui ils font la guerre, parce qu’ils ne peuvent le voler assez librement, et que la maraude est punie : tous ceux qui font du mal aux autres hommes les haïssent.

398.  [Lorsqu’on est pénétré de quelque grande vérité et qu’on la sent vivement, il ne faut pas craindre de la dire, quoique d’autres l’aient déja dite. Toute pensée est neuve, quand l’auteur l’exprime d’une manière qui est à lui.]

399.  Il y a beaucoup de choses que nous savons mal, et qu’il est très-bon qu’on redise.

400.  [Un livre bien neuf et bien original serait celui qui ferait aimer de vieilles vérités.]

401. Quelqu’un a-t-il dit que, pour peindre avec hardiesse, il fallait surtout être vrai dans un sujet noble, et ne point charger la nature, mais la montrer nue ? Si on l’a dit, on peut le redire : car il ne paraît pas que les hommes s’en souviennent, et ils ont le goût si gâté, qu’ils nomment hardi, je ne dis pas ce qui est vraisemblable et approche le plus de la vérité, mais ce qui s’en écarte le plus.

402. La nature a ébauché beaucoup de talents qu’elle n’a pas daigné finir. Ces faibles semences de génie abusent une jeunesse ardente, qui leur sacrifie les plaisirs et les plus beaux jours de la vie. Je regarde ces jeunes gens comme les femmes qui attendent leur fortune de leur beauté : le mépris et la pauvreté sont la peine sévère de ces espérances. Les hommes ne pardonnent point aux malheureux l’erreur de la gloire.

403. Il faut souffrir les critiques éclairées et impartiales qu’on fait des hommes ou des ouvrages les plus estimables : je hais cette chaleur de quelques hommes qui ne peuvent souffrir que l’on sépare, dans ceux qu’ils admirent, les défauts des beautés, et qui veulent tout consacrer[69].

404. Oserait-on penser de quelques hommes, dont on respecte les noms, et qui ont cultivé leur esprit par un grand usage du monde et par des lectures sans choix, qu’ils nous ont charmés par des grâces qui seront un jour négligées, ou qu’ils nous ont imposé par un mérite qu’on n’a pas toujours jugé digne d’estime ? Se parer de beaucoup de connaissances inutiles ou superficielles, affecter une extrême singularité, mettre de l’esprit partout et hors de propos, penser peu naturellement et s’exprimer de même, s’appelait autrefois être un pédant[70].

405.  [La politique est la plus grande de toutes les sciences.]

406.  Les vrais politiques connaissent mieux les hommes que ceux qui font métier de la philosophie ; je veux dire qu’ils sont plus vrais philosophes.

407.  [La plupart des grands politiques ont un système, comme tous les grands philosophes ; cela fait qu’ils sont soutenus dans leur conduite, et qu’ils vont constamment à un même but. Les gens légers méprisent cet esprit de suite, et prétendent qu’il faut se gouverner selon les occurrences ; mais l’homme le plus capable de prendre toujours le meilleur parti dans l’occasion, ne manquera pas pour cela de se faire un système, sauf à s’en écarter dans les cas particuliers.]

408.  Ceux qui gouvernent les hommes ont un grand avantage sur ceux qui les instruisent ; car ils ne sont obligés de rendre compte ni de tout, ni à tous ; et, si on les blâme au hasard de beaucoup de conduites qu’on ignore, on les loue aussi de bien des sottises peut-être.

409.  Il est quelquefois plus difficile de gouverner un seul homme qu’un grand peuple.

410.  Faut-il s’applaudir de la politique, si son plus grand effort est de faire quelques heureux au prix du repos de tant d’hommes ? Et quelle est la sagesse si vantée de ces lois, qui laissent tant de maux inévitables, et procurent si peu, de biens[71] ?

411.  Si l’on découvrait le secret de proscrire à jamais la guerre, de multiplier le genre humain, et d’assurer à tous les hommes de quoi subsister, combien nos meilleures lois paraîtraient-elles ignorantes et barbares !

412.  Il n’y a point de violence ou d’usurpation qui ne s’autorise de quelque loi : quand il ne se ferait aucun traité entre les princes, je doute qu’il se fît plus d’injustices[72].

413. Ce que nous honorons du nom de paix n’est proprement qu’une courte trève, par laquelle le plus faible renonce à ses prétentions, justes ou injustes, jusqu’à ce qu’il trouve l’occasion de les faire valoir à main armée.

414. Les empires élevés ou renversés, l’énorme puissance de quelques peuples et la chute de quelques autres, ne sont que les caprices et les jeux de la nature. Ses efforts, et, si on l’ose dire, ses chefs-d’œuvre, sont ce petit nombre de génies qui, de loin en loin, montrés à la terre pour l’éclairer, et souvent négligés pendant leur vie, augmentent d’âge en âge de réputation, après leur mort, et tiennent plus de place dans le souvenir des hommes que les royaumes qui les ont vus naître, et qui leur disputaient un peu d’estime.

415. Plusieurs architectes fameux ayant été employés successivement à élever un temple magnifique, et chacun d’eux ayant travaillé selon son goût et son génie, sans avoir concerté ensemble leur dessein, un jeune homme a jeté les yeux sur ce somptueux édifice, et, moins touché de ses beautés, irrégulières il est vrai, que de ses défauts, il s’est cru longtemps plus habile que tous ces grands maîtres, jusqu’à ce qu’enfin, ayant été lui-même chargé de faire une chapelle dans le temple, il est tombé dans de plus grands défauts que ceux qu’il avait si bien saisis, et n’a pu atteindre au mérite des moindres beautés[73].

416. Un écrivain qui n’a pas le talent de peindre doit éviter sur toutes choses les détails.

417. Il n’y a point de si petits caractères qu’on ne puisse rendre agréables par le coloris ; le Fleuriste de La Bruyère en est la preuve.

418.  Les auteurs qui se distinguent principalement par le tour et la délicatesse, sont plus tôt usés que les autres.

419.  Le même mérite qui fait copier quelques ouvrages, les fait vieillir.

420. [74]Cependant, les ouvrages des grands hommes, si étudiés et si copiés, conservent, malgré le temps, un caractère toujours original : c’est qu’il n’appartient pas aux autres hommes de concevoir et d’exprimer aussi parfaitement les choses même qu’ils savent le mieux. C’est cette manière si vive et si parfaite de concevoir et d’exprimer, qui distingue, dans tous les genres, les hommes de génie, et qui fait que les idées les plus simples et les plus communes, dés qu’ils y ont touché, ne peuvent plus vieillir[75].

421.  Les grands hommes parlent comme la nature, simplement ; ils imposent à la fois par leur simplicité, et par leur assurance : ils dogmatisent, et le peuple croit. Ceux qui ne sont ni assez faibles pour subir le joug, ni assez forts pour l’imposer, se rangent volontiers au pyrrhonisme. Quelques ignorants embrassent le doute, parce qu’ils tournent la science en vanité ; mais on voit peu d’esprits altiers et décisifs qui s’accommodent de l’incertitude, principalement s’ils sont capables d’imaginer ; car ils se rendent amoureux de leurs systèmes, séduits les premiers par leurs propres inventions[76].

422. Le génie consiste, en tout genre, à concevoir son objet plus vivement et plus complétement que personne ; et de là vient qu’on trouve dans les bons auteurs, quelque chose de si net et de si lumineux, que l’on est d’abord saisi de leurs idées.

423. Les bonnes maximes sont sujettes à devenir triviales.

424. Les hommes aiment les petites peintures, parce qu’elles les vengent des petits défauts dont la société est infectée ; ils aiment encore plus le ridicule qu’on jette avec art sur les qualités éminentes qui les blessent. Mais les honnêtes gens méprisent le peintre qui flatte si bassement la jalousie du peuple, ou la sienne propre, et qui fait métier d’avilir tout ce qu’il faudrait respecter[77].

425. La plupart des gens de lettres estiment beaucoup les arts, et nullement la vertu ; ils aiment mieux la statue d’Alexandre que sa générosité[78] ; l’image des choses les touche, mais l’original les laisse froids. Ils ne veulent pas qu’on les traite comme des ouvriers, et ils sont ouvriers jusqu’aux ongles, jusqu’à la moelle des os.

426. [Les grandes et premières règles sont trop hautes pour les hommes, non-seulement dans les beaux-arts et dans les lettres, mais même dans la religion, dans la morale, dans la politique, et dans la pratique de presque tous nos devoirs ; elles sont surtout trop fortes pour les écrivains médiocres, car elles les réduiraient à ne point écrire.]

427. [Qui est-ce qui dit qu’il y a eu autrefois un Horace ? Qui est-ce qui croit qu’il y a présentement une reine de Hongrie ? Je lui ferai voir que des philosophes ont nié des choses plus claires. Ce n’est donc pas la preuve qu’un fait

est obscur, ou q’un principe est douteux, lorsqu’ils ont été contredits ; on en doit conclure, au contraire, qu’ils sont apparents ; car les gens d’esprit ne s’avisent guère de contester que ce que le reste des hommes croit incontestable.]

428.  [Ceux qui doutent de la certitude des principes devraient estimer davantage l’éloquence : s’il n’y a point de réalités, les apparences augmentent de prix[79].]

429.  Vous croyez que tout est problématique ; vous ne voyez rien de certain, et vous n’estimez ni les arts, ni la probité, ni la gloire ; vous croyez cependant devoir écrire, et vous pensez assez mal des hommes pour être persuadé qu’ils voudront lire des choses inutiles, que vous-même n’estimez point vraies. Votre objet n’est-il pas aussi de les convaincre que vous avez de l’esprit ? Il y a donc, du moins, quelque vérité, et vous avez choisi la plus grande et la plus importante pour les hommes : vous leur avez appris que vous aviez plus de délicatesse et plus de subtilité qu’eux[80]. C’est la principale instruction qu’ils peuvent retirer de vos ouvrages ; se lasseront-ils de les lire ?

430.  La prospérité illumine la prudence[81].

431.  L’intérêt est la règle de la prudence.

432.  [Il n’appartient qu’au courage de régler la vie.]

433.  Les vrais maîtres dans la politique et dans la morale sont ceux qui tentent tout le bien qu’on peut exécuter, et rien au-delà[82].

434.  Un sage gouvernement doit se régler sur la disposition présente des esprits.

435. Tous les temps ne permettent pas de suivre tous les bons exemples et toutes les bonnes maximes.

436. Les mœurs se gâtent plus facilement qu’elles ne se redressent.

477. [C’est la preuve, qu’une innovation n’est pas nécessaire, lorsqu’elle est trop difficile à établir.]

438. [Les changements nécessaires aux États se font presque toujours d’eux-mêmes.]

439. [C’est, en quelque sorte, entreprendre sur les droits de Dieu, que de tenter la réformation des mœurs et des coutumes dans un grand empire, et, cependant, il se trouve des hommes qui en viennent à bout.]

440. La vertu ne s’inspire point par la violence[83].

441. L’humanité est la première des vertus[84].

442. La vertu ne peut faire le bonheur des méchants.

443. La paix, qui borne les talents et amollit les peuples, n’est un bien ni en morale, ni en politique.

444. L’amour est le premier auteur du genre humain.

445. La solitude tente puissamment la chasteté.

446. La solitude est à l’esprit ce que la diète est au corps, mortelle lorsqu’elle est trop longue, quoique nécessaire.

447. L’écueil ordinaire des talents médiocres est l’imitation des gens riches ; personne n’est si fat qu’un bel-esprit qui veut être un homme du monde.

448. Une jeune femme a moins de complaisants qu’un homme riche qui fait bonne chère.

449. La bonne chère est le premier lien de la bonne compagnie.

450. La bonne chère apaise les ressentiments du jeu et de l’amour ; elle réconcilie tous les hommes avant qu’ils se couchent.

451. Le jeu, la dévotion, le bel-esprit, sont trois grands partis pour les femmes qui ne sont plus jeunes.

452. Les sots s’arrêtent devant un homme d’esprit comme devant une statue de Bernini, et lui donnent, en passant, quelque louange ridicule.

453. Tous les avantages de l’esprit, et même du cœur, sont presque aussi fragiles que ceux de la fortune.

454. On va dans la fortune et dans la vertu le plus loin qu’on peut ; la raison et la vertu même consolent du reste.

455. [Peu de malheurs sont sans ressource ; le désespoir est plus trompeur que l’espérance.]

456. Il y a peu de situations désespérées pour un esprit ferme, qui combat à force inégale, mais avec courage, la nécessité.

457. Nous louons souvent les hommes de leur faiblesse, et nous les blâmons de leur force.

458. Ce ne peut être un vice dans les hommes de sentir leur force[85].

459. Il arrive souvent qu’on nous estime à proportion que nous nous estimons nous-mêmes.

460. La fatuité égale la roture aux meilleurs noms.

461. Il y a plus de faiblesse que de raison à être humilié de ce qui nous manque, et c’est la source de toute bassesse.

462. Ce qui me paraît le plus noble dans notre nature, [c’]est que nous nous passions si aisément d’une plus grande perfection[86].

463. Nous pouvons parfaitement connaitre notre imperfection, sans être humiliés par cette vue.

464. Les grands ne connaissent pas le peuple, et n’ont aucune envie de le connaître.

465. La lumière est le premier fruit de la naissance, pour nous enseigner que la vérité est le plus grand bien de la vie.

466. Rien ne dure que la vérité.

467. Il s’appartient qu’aux âmes fortes et pénétrantes de faire de la vérité le principal objet de leurs passions.

468. La vérité n’est pas si usée que le langage, parce qu’il appartient à moins de gens de la manier.

469. [Ce n’est pas tout à fait la vérité qui manque le plus souvent aux idées des hommes, mais la précision et l’exactitude. Le faux absolu se rencontre rarement dans leurs pensées, et le vrai, pur et entier, se trouve encore plus rarement dans leurs expressions.]

470. [Il n’y a aucune vérité qui ne nous arrache notre consentement, lorsqu’on la présente tout entière et distincte à notre esprit.]

471. [Il n’y a aucune idée innée, dansle sens des Cartésiens; mais toutes les vérités existent indépendamment de notre consentement, et sont éternelles.]

472. [La vérité n’a point d’autre preuve de son existence que l’évidence, et la démonstration n’est autre chose que l’évidence obtenue par le raisonnement.]

473.  [La vérité a son accent, qu’elle peut prêter même au mensonge, et qui est, selon moi, le vrai bon ton ; rien n’est si loin de l’éloquence que le jargon de l’esprit.]

474.  L’esprit ne tient pas lieu de savoir.

475.  L’esprit enveloppe les simplicités de la nature, pour s’en attribuer l’honneur.

476.  [Il n’y a qu’une seule passion qui parle ridiculement et sans éloquence, et c’est la passion de l’esprit.]

477.  [Il n’y a de vrai et de solide esprit que celui qui prend sa source dans le cœur.]

478.  [L’esprit ne fait presque jamais le sel de la conversation.]

479.  L’intérêt, non l’esprit, est le sel de la conversation ; l’esprit n’y est, je crois, agréable, qu’autant qu’il met en jeu les passions, à moins que lui-même ne soit la passion de ceux qui parlent.

480.  [On ne s’ennuie avec beaucoup de gens, et on ne s’amuse avec quelques autres, que par vanité.]

481.  L’indigence contrarie nos désirs, mais elle les borne ; l’opulence multiplie nos besoins, mais elle aide à les satisfaire. Si on est à sa place, on est heureux[87].

482.  Il y a des hommes qui vivent heureux sans le savoir.

483.  Les passions des hommes sont autant de chemins ouverts pour aller jusqu’à eux.

484.  Si nous voulons tromper les hommes sur nos intérêts, ne les trompons pas sur les leurs[88].

485.  Il y a des hommes dont il faut s’emparer tout d’abord, sans les laisser refroidir[89].

486. Les auteurs médiocres ont plus d’admirateurs que d’envieux.

487. Il n’y a pas d’écrivain si ridicule, que quelqu’un n’eit traité d’excellent.

488. On fait mal sa cour aux économes par des présents.

489. On fait plutôt fortune auprès des grands en leur facilitant les moyens de se ruiner, qu’en leur apprenant à s’enrichir.

490. Nous voulons faiblement le bien de ceux que nous n’assistons que de nos conseils.

491. La générosité donne moins de conseils que de secours.

492. La philosophie est une vieille mode que certaines gens affectent encore, comme d’autres portent des bas rouges, pour morguer le public.

493. Nous n’avons pas assez de temps pour réfléchir toutes nos actions.

494. La gloire serait la plus vive de nos passions, sans son incertitude.

495. La gloire remplit le monde des vertus, et, comme un soleil bienfaisant, elle couvre toute la terre de fleurs et de fruits.

496. La gloire embellit les héros.

497. Il n’y a pas de gloire achevée, sans celle des armes.

498. Le desir de la gloire prouve également et la présomption, et l’incertitude où nous sommes de notre mérite.

499. Nous ambitionnerions moins l’estime des hommes, si nous étions plus sûrs d’en étre dignes.

500. Les siècles savants ne l’emportent guère sur les autres, qu’en ce que leurs erreurs sont plus utiles.

501.  Nous ne passons les peuples qu’on nomme barbares, nien courage, ni en humanité, ni en santé, ni en plaisirs ; et, n’étant ainsi ui plus vertueux, ni plus heureux, nous ne laissons pas de nous croire bien plus sages.

502.  L’énorme différence que nous remarquons entre les sauvages et nous, ne consiste qu’en ce que nous sommes un peu moins ignorants.

503.  [Nous savons plus de choses inutiles, que nous n’en ignorons de nécessaires.]

504.  Les simplicités nous délassent des grandes spéculations.

505.  [Je crois qu’il n’y a guère eu d’auteurs qui aient été contents de leur siècle.]

506.  Quand on ne regarderait l’histoire ancienne que comme un roman, elle mériterait encore d’être respectée comme une peinture charmante des plus belles mœurs dont les hommes puissent jamais être capables.

507.  N’est-il pas impertinent que nous regardions comme une vanité ridicule ce même amour de la vertu et de la gloire que nous admirons dans les Grecs et les Romains, hommes comme nous, et moins éclairés[90] ?

508.  Chaque condition a ses erreurs et ses lumières ; chaque peuple a ses mœurs et son génie, selon sa fortune ; les Grecs, que nous avons passés en délicatesse, nous passaient en simplicité.

509.  Qu’il y a peu de pensées exactes ! et combien il en reste encore aux esprits justes à développer !

510.  [Sur quelque sujet qu’on écrive, on ne parle jamais assez pour le grand nombre, et l’on dit toujours trop pour les habiles.]

511. Un auteur n’est jamaist si faible que lorsqu’il traite faiblement les grands sujets.

512. Rien de grand ne comporte la médiocrité.

513. Il y a des hommes qui veulent qu’un auteur fixe leurs opinions et leurs sentiments, et d’autres qui n’admirent un ouvrage qu’autant qu’il renverse toutes leurs idées, et ne leur laisse aucun principe d’assuré.

514. Nous ne renonçons pas aux biens que nous nous sentons capables d’acquérir.

515. Il n’y a point de noms si révérés et défendus avec tant de chaleur, que ceux qui honorent un parti.

516. Les grands rois, les grands capitaines, les grands politiques, les écrivains sublimes, sont des hommes; toutes les épithètes fastueuses dont nous nous étourdissons ne veulent rien dire de plus[91].

517. Tout ce qui est injuste nous blesse, lorsqu’il ne nous profite pas directement.

518. Nul homme n’est assez timide, ou glorieux, ou intéressé, pour cacher toutes les vérités qui pourraient lui nuire.

519. La dissimulation est un effort de la raison, bien loin d’être un vice de la nature.

520. Celui qui a besoin d’un motif pour être engagé à mentir, n’est pas né menteur.

521. Tous les hommes naissent sincères, et meurent trompeurs.

522. Les hommes semblent être nés pour faire des dupes, et l’être d’eux-mêmes.

523.  [L’aversion contre les trompeurs ne vient ordinairement que de la crainte d’être dupe ; c’est par cette raison que ceux qui manquent de sagacité, s’irritent, non-seulement contre les artifices de la séduction, mais encore contre la discrétion et la prudence des habiles.]

524.  [Qui donne sa parole légèrement, y manque de même.]

525.  Qu’il est difficile de faire un métier d’intérêt sans intérêt !

526.  Les prétendus honnêtes gens, dans tous les métiers, ne sont pas ceux qui gagnent le moins.

527.  Il est plaisant que de deux hommes qui veulent également s’enrichîr, l’un l’entreprenne par la fraude ouverte, l’autre par la bonne foi, et que tous les deux réussissent.

528.  [L’intérêt est l’âme des gens du monde.]

529.  [On trouve des hommes durs, que l’intérêt achève de rendre intraitables.]

530.  S’il est facile de flatter les hommes en place, il l’est encore plus de se flatter soi-meme auprès d’eux : l’espérance fait plus de dupes que l’habilete[92].

531.  Les grands vendent trop cher leur protection, pour que l’on se croie obligé à aucune reconnaissance.

532.  Les grands n’estiment pas assez les autres hommes pour vouloir se les attacher par des bienfaits.

533.  On ne regrette pas la perte de tous ceux qu’on aime.

534.  L’intérêt nous console de la mort de nos proches, comme l’amitié nous consolait de leur vie.

535. Nous blâmons quelques hommes de trop s’affliger, comme nous reprochons à d’autres d’être trop modestes, quoique nous sachions bien ce qu’il en est.

536. [C’est jouer une impertinente comédie que d’user son éloquence à consoler de feintes douleurs, que l’on connaît pour telles.]

537. [Quelque tendresse que nous ayons pour nos amis ou pour nos proches, il n’arrive jamais que le bonheur d’autrui suffise pour faire le nôtre.]

538. [On ne fait plus d’amis dans la vieillesse ; alors toutes les pertes sont irréparables.]

539. La morale purement humaine a été traitée plus utilement et plus habilement par les anciens, qu’elle ne l’est maintenant par nos philosophes.

540. La science des mœurs ne donne pas celle des hommes.

541. Lorsqu’un édifice a été porté jusqu’à sa plus grande hauteur, tout ce qu’on peut faire est de l’embellir, ou d’y changer des bagatelles, sans toucher au fond. De même on ne peut que ramper sur les vieux principes de la morale, si l’on n’est soi même capable de poser d’autres fondements, qui, plus vastes et plus solides, puissent porter plus de conséquences, et ouvrir à la réflexion un nouveau champ[93].

542. L’invention est l’unique preuve du génie.

543. On n’apprend aux hommes les vrais plaisirs qu’en les dépouillant des faux biens, comme on ne fait germer le bon grain qu’en arrachant l’ivraie qui l’environne[94].

544. Il n’y a point, nous dit-on, de faux plaisirs : à la bonne heure ; mais il y en a de bas et de méprisables. Les choisirez-vous ?

545.  [Les plus vifs plaisirs de l’âme sont ceux qu’on attribue au corps ; car le corps ne doit point sentir, ouil est âme.]

546.  [La plus grande perfection de l’âme est d’être capable de plaisir.]

547.  La vanité est le premier intérêt et le premier plaisir des riches.

548.  C’est la faute des panégyristes, ou de leurs héros, lorsqu’ils ennuient.

549.  Il faut savoir mettre à profit l’indulgence de nos amis et la sévérité de nos ennemis.

550.  Pauvre, on est occupé de ses besoins ; riche, on est dissipé par les plaisirs, et chaque condition a ses devoirs, ses écueils, et ses distractions, que le génie seul peut franchir.

551.  [Je désirerais de tout mon cœur que toutes les conditions fussent égales ; j’aimerais beaucoup mieux n’avoir point d’inférieurs, que de reconnaître un seul homme au-dessus de moi. Rien n’est si spécieux, dans la spéculation, que l’égalité ; mais rien n’est plus impraticable et plus chimérique[95].]

552.  Les grands hommes le sont quelquefois jusque dans les petites choses.

553.  Nous n’osons pas toujours entretenir les autres de nos opinions ; mais nous saisissons ordinairement si mal leurs idées, que nous perdrions peut-être moins dans leur esprit à parler comme nous pensons, et nous serions moins ennuyeux.

554.  [Il est juste que ce qu’on imagine n’ait pas l’air si original que ce qu’on pense.]

555.  [On parle et l’on écrit rarement comme l’on pense.]

556.  Quelle diversité, quel changement et quel intérêt dans les livres, si on n’écrivait plus que ce qu’on pense !

557. On pardonne aisément les maux passés et les aversions impuissantes.

558. Quiconque ose de grandes choses risque inévitablement sa réputation.

559. [Que la fortune donne prise sur quelqu’un, la malignite et la faiblesse s’enhardissent, et c’est comme un signal pour l’accabler.]

560. [Les qualités dominantes des hommes ne sont pas celles qu’ils laissent paraître, mais, au contraire, celles qu’ils cachent le plus volontiers ; car ce sont leurs passions qui forment véritablement leur caractère, et on n’avoue point les passions, à moins qu’elles ne soient si frivoles, que la mode les justifie, ou si modérées, que la raison n’en rougisse point[96]. On cache surtout l’ambition, parce qu’elle est une espèce de reconnaissance humiliante de la supériorité des grands, et un aveu de la petitesse de notre fortune, ou de la présomption de notre esprit. Il n’y a que ceux qui désirent peu, ou ceux qui sont à portée de faire réussir leurs prétentions, qui puissent les laisser paraître avec bienséance. Ce qui fait tous les ridicules dans le monde, ce sont les prétentions en apparence mal fondées, ou démesurées, et, parce que la gloire et la fortune sont les avantages les plus difficiles à acquérir, ils sont aussi la source des plus grands ridicules pour ceux qui les manquent.]

561. [Si un homme est né avec l’âme haute et courageuse, s’il est laborieux, altier, ambitieux, sans bassesse, d’un esprit profond et caché, j’ose dire qu’il ne lui manque rien pour être négligé des grands et des gens en place, qui craignent, encore plus que les autres hommes, ceux qu’ils ne pourraient dominer[97].]

562.  [Le plus grand mal que la fortune puisse faire aux hommes, est de les faire naître faibles de ressources, et ambitieux.]

563.  [Nul n’est content de son état seulement par modestie ; il n’y a que la religion ou que la force des choses qui puisse borner l’ambition.]

564.  [Les hommes médiocres craignent quelquefois les grandes places, et, quand ils n’y visent point ou les refusent, tout ce qu’on en peut conclure, c’est qu’ils savent qu’ils sont médiocres[98].]

565.  [Ceux qui ont le plus de vertu ne peuvent quelquefois se défendre de respecter, comme le peuple, les dons de la fortune, tant ils sentent quelle est la force et l’utilité du pouvoir ; mais ils se cachent de ce sentiment comme d’un vice, et comme d’un aveu de leur faiblesse.]

566.  [Si le mérite donnait une partie de l’autorité qui est attachée à la fortune, il n’y a personne qui ne lui accordât la préférence.]

567.  [Il y a plus de grandes fortunes que de grands talents.]

568.  Il n’est pas besoin d’un long apprentissage pour se rendre capable de négocier, toute notre vie n’étant qu’une pratique non interrompue d’artifices et d’intérêts[99].

569.  Les grandes places instruisent promptement les grands esprits.

570.  La présence d’esprit est plus nécessaire à un négociateur qu’à un ministre : les grandes places dispensent quelquefois des moindres talents.

571.  Si les armes prospèrent, et que l’État souffre, on peut en blâmer le ministre, non autrement ; à moins qu’il ne choisisse de mauvais généraux, ou qu’il ne traverse les bons.

572. Il faudrait qu’on pût limiter les pouvoirs d’un négociateur sans trop resserrer ses talents, ou du moins, ne pas le gêner dans l’exécution de ses ordres. On le réduit à traiter, non selon son propre génie, mais selon l’esprit du ministre, dont il ne fait que porter les paroles, souvent opposées à ses lumières. Est-il si difficile de trouver des hommes assez fidèles et assez habiles, pour leur confier le secret et la conduite d’une négociation ? ou serait-ce que les ministres veulent être l’âme de tout, et ne partager leur ministère avec personne[100] ? Cette jalousie de l’autorité a été portée si loin par quelques-uns, qu’ils ont prétendu conduire, de leur cabinet, jusqu’aux guerres les plus éloignées, les généraux étant tellement asservis aux ordres de la cour, qu’il leur était presque impossible de profiter de la faveur des occasions, quoiqu’on les rendit responsables des mauvais succès.

573. Nul traité qui ne soit comme un monument de la mauvaise foi des souverains[101].

574. On dissimule quelquefois dans un traité, de part et d’autre, beaucoup d’équivoques qui prouvent que chacun des contractants s’est proposé formellement de le violer, dès qu’il en aurait le pouvoir.

575. La guerre se fait aujourd’hui entre les peuples de l’Europe si humainement, si habilement, et avec si peu de profit, qu’on peut la comparer, sans paradoxe, aux procès des particuliers, où les frais emportent le fonds, et où l’on agit moins par force que par ruse.

576. Quelque service que l’on rende aux hommes, on ne leur fait jamais autant de bien qu’ils croient en mériter.

577.  La familiarité et l’amitié font beaucoup d’ingrats.

578.  Les grandes vertus excitent les grandes jalousies ; les grandes génèrosités produisent les grandes ingratitudes : il en coûte trop d’être juste envers le mérite éminent.

579.  Ni la pauvreté ne peut avilir les âmes fortes, ni la richesse ne peut élever les âmes basses ; on cultive la gloire dans l’obscurité ; on souffre l’opprobre dans la grandeur : la fortune, qu’on croit si souveraine, ne peut presque rien sans la nature[102].

580.  [L’ascendant sur les hommes vaut mieux que la richesse.]

581.  [On en voit que les plus grands intérêts ne peuvent engager à se dessaisir des moindres biens.]

582.  Qu’importe à un homme ambitieux, qui a manqué sa fortune sans retour, de mourir plus pauvre[103] !

583.  [Le plus grand effort de l’esprit est de se tenir à la hauteur de la fortune, ou au niveau des richesses.]

585.  Il y a de fort bonnes gens qui ne peuvent se désennuyer qu’aux dépens de la société.

585.  Quelques-uns entretiennent, familièrement et sans façon, le premier homme qu’ils rencontrent, comme on s’appuierait sur son voisin, si on se trouvait mal dans une église.

586.  N’avoir nulle vertu ou nul défaut est également sans exemple.

587.  Si la vertu se suffisait a elle-même, elle ne serait plus une qualité humaine, mais surnaturelle.

588. [Ce qui constitue ordinairement une âme forte, c’est qu’elle soit dominée par quelque passion altière et courageuse, à laquelle toutes les autres, quoique vives, soient subordonnées ; mais je ne veux pas en conclure que les âmes partagées soient toujours faibles ; on peut seulement présumer qu’elles sont moins constantes que les autres.]

589. [Ce n’est pas toujours par faiblesse que les hommes ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants ; c’est parce qu’ils ont des vertus mêlées de vices. Leurs passions contraires se croisent, et ils sont entraînés tour à tour par leurs bonnes et par leurs mauvaises qualités. Ceux qui vont le plus loin dans le bien ou dans le mal ne sont ni les plus sages ni les plus fous, mais ceux qui sont poussés par quelque passion dominante qui les empêche de se partager. Plus on a de passions prépondérantes, quoique différentes, moins on est propre à primer, en quelque genre que ce soit.]

590. [Les hommes sont tellement nés pour dépendre, que les lois même, qui gouvernent leur faiblesse, ne leur suffisent pas ; la fortune ne leur a pas donné assez de maîtres ; il faut que la mode y supplée, et qu’elle règle jusqu’à leur chaussure[104].]

591. [Je consentirais à vivre sous un tyran, à condition de ne dépendre que de ses caprices, et d’être affranchi de la tyrannie des modes, des coutumes et des préjugés ; la moindre de nos servitudes est celle des lois.]

592. [La nécessité nous délivre de l’embarras du choix.]

593. [Le dernier triomphe de la nécessité est de faire fléchir l’orgueil ; la vertu est plus aisée à abattre que la vanité. Peut-être aussi que cette vanité, qui résiste au pouvoir de la fortune, est elle-même une vertu[105].]

594.  [Qui condamne l’activité, condamne la fécondité. Agir n’est autre chose que produire ; chaque action est un nouvel être qui commence, et qui n’était pas. Plus nous agissons, plus nous produisons, plus nous vivons, car le sort des choses humaines est de ne pouvoir se maintenir que par une génération continuelle[106].]

595.  [Les êtres physiques ne dépendent pas d’un premier principe et d’une cause universelle, comme on le suppose ; car moi, qui suis un être libre, je n’ai qu’à souffler sur de la neige, et voilà que je dérange tout le système de l’univers. Plaisante chimère, de croire que toute la nature se gouverne par la même loi, pendant que la terre est couverte de cent mille millions de petits agents, qui traversent, selon leur caprice, cette autorité ! ]

596.  [Qui travaillera pour le théâtre ? Qui fera des portraits ou des satires ? Qui osera prétendre à instruire ou à divertir les hommes ? Mille gens se tourmentent dans ce but, et l’on n’a jamais vu autant d’artistes : mais les hommes n’estiment que ce qui est nouveau ou ce qui est rare. Nous avons, d’ailleurs, des chefs-d’œuvre en tout genre ; tous les grands sujets sont traités ; eût-on même assez de génie pour se soutenir à côté des modèles, je doute qu’on obtint dans le monde le même succès, et que les plus habiles fissent un grand chemin de ce côté-là[107].]

597.  [Les meilleures choses devenues communes, on s’en dégoûte.]

598.  [Les meilleures choses sont les plus communes ; on achète l’esprit de Pascal pour un écu ; on vend, à meilleur marché, des plaisirs à ceux qui peuvent s’y livrer ; il n’y a que les superfluités et les objets de caprice qui soient rares et difficiles ; mais, malheureusement, ce sont les seules choses qui touchent la curiosité et le goût du commun des hommes.]

599. [Se flattera-t-on de briller par la philosophie, ou par les lettres, dont si peu de gens sont capables de juger, pendant que la gloire des politiques, si palpable, et si utile à tout le monde, trouve des contempteurs et des aveugles, qui protestent publiquement contre ses titres?]

600. [Les hommes méprisent les lettres parce qu’ils en jugent comme des métiers, par leur utilité pour la fortune.]

601. [Il faut être né raisonnable ; car on tire peu de fruit des lumières et de l’experience d’autrui.]

602. [On ne peut avoir beaucoup de raison et peu d’esprit.]

603. [Une maxime qui a besoin de preuves, n’est pas bien rendue.]

604. [Nous avons d’assez bons préceptes, mais peu de bons maîtres.]

605. [Un petit vase est bientôt plein ; il y a peu de bons estomacs, mais beaucoup de bons aliments.]

606. [Le métier des armes fait moins de fortunes qu’il n’en détruit[108].]

607. [On ne peut avancer les gens de guerre que selon leur grade ou leurs talents : deux prétextes ouverts à la faveur, pour colorer l’injustice.]

608. [Il y a des gens qui n’auraient jamais fait connaître leurs talents, sans leurs défauts.]

609. [Les écrivains nous prennent notre bien, et le déguisent, pour nous donner le plaisir de le retrouver.]

610.  [Il ne faut pas laisser prévoir à un lecteur ce qu’on veut lui dire, mais le lui faire penser, afin qu’il puisse nous estimer d’avoir pensé comme lui, mais après lui.]

611.  [L’art de plaire, l’art de penser, l’art d’aimer, l’art de parler, beaux préceptes, mais peu utiles, quand ils ne sont pas enseignés par la nature.]

612.  [Nous ne pensons pas si bien que nous agissons.]

613.  [Ceux qui échappent aux misères de la pauvreté n’échappent pas à celles de l’orgueil.]

614.  [L’orgueil est le consolateur des faibles.]

615.  [Nous délibérons quelquefois lorsque nous voulons faire une sottise, et nous assemblons nos amis, pour les consulter, comme les princes affectent toutes les formalités de la justice, lorsqu’ils sont le plus déterminés à la violer.]

616.  [Les beaux-esprits se vengent du dédain des riches sur ceux qui n’ont encore que du mérite.]

617.  [L’esprit n’est aujourd’hui à si bas prix, que parce qu’il y en a beaucoup.]

618.  [La plaisanterie des philosophes est si mesurée, qu’on ne la distingue pas de la raison.]

619.  [Il échappe quelquefois à un homme ivre des saillies plus agréables que celles des meilleurs plaisants.]

620.  [Quelques hommes seraient bien étonnés d’apprendre ce qui leur fait estimer d’autres hommes.]

621.  [Le corps ne souffre jamais seul des austérités de l’esprit ; l’âme s’endurcit avec le corps.]

622.  [On voit de misérables corps victimes languissantes d’un esprit infatigable, qui les tourmente inexorablement jusqu’à la mort. Je me représente alors un grand empire, que l’ambition inquiète d’un seul homme agite et ravage, jusqu’à ce que tout soit détruit, et que l’État périsse.]

623. [Le soleil est moins éclatant, lorsqu’il reparaît après des jours d’orage, que la vertu qui triomphe d’une longue et envieuse persécution.]

624. [Les jours sombres et froids de l’automne représentent les approches de la vieillesse ; il n’est rien dans la nature qui ne soit une image de la vie humaine, parce que la vie humaine est elle-même une image de toutes choses, et que tout l’univers est gouverné par les mêmes lois.]

625. [L’amour se fait sentir aux enfants, comme l’ambition, avant qu’ils aient fait aucun choix ; les hommes même s’attendrissent par avance, sans objet réel, et cherchent souvent leur défaite sans la rencontrer[109].]

626. [Ceux qui médisent toujours, nuisent rarement; ils méditent plus de mal qu’ils n’en peuvent faire.]

627. [Une préface est ordinairement un plaidoyer, où toute l’éloquence de l’auteur ne peut rendre sa cause meilleure, aussi inutile pour faire valoir un bon ouvrage, que pour en justifier un mauvais.]

628. [Le défaut unique, en un sens, de tous les ouvrages, c’est d’être trop longs[110].]

629. [Ce qui fait que beaucoup de gens de lettres dissimulent le bien qu’ils pensent les uns des autres, c’est qu’ils peuvent craindre que celui qu’ils loueraient ne les loue pas de même par la suite, et qu’il ne soit cru, sur cette même autorité qu’ils auraient contribué à lui assurer.]

630. [Boileau était plein de génie, et n’avait pas, je crois, un grand génie ; tel homme, au contraire, a écrit, dont on ne saurait dire qu’il eût du génie, et qui, cependant, était un grand génie ; le cardinal de Richelieu, par exemple.]

631.  [Rousseau a manqué d’invention dans l’expression, et de grandeur dans la pensée. Ses poèmes manquent par le fond ; ils sont travaillés avec art, mais froids.]

632.  [Qui a plus écrit que César, et qui a exécuté de plus grandes choses ? ]

633.  [On peut rendre l’esprit plus vif et plus souple, de même que le corps ; il n’y a pour cela qu’à exercer l’un, comme on exerce l’autre[111].]

634.  [Un homme éloquent est celui qui, même sans le vouloir, fait passer sa créance ou ses passions dans l’esprit ou dans le cœur d’autrui.]

635.  [Si un homme parle faiblement, quand il est animé et à son aise, il est impossible qu’il écrive bien.]

636.  [Qu’un homme parle longuement d’un grand procès, qu’il cite les lois, qu’il en fasse l’application au cas qui l’intéresse, ceux qui l’écoutent croiront qu’il est un bon juge ; qu’un autre parle de tranchées, de glacis et de chemins couverts, qu’il crayonne devant des femmes la disposition d’une bataille où il n’était point, on dira qu’il sait son métier, et qu’il y a plaisir à l’entendre. Les hommes se piquent de mépriser la science, et se laissent toujours imposer par ses apparences.]

637.  [Que sert à un homme de robe, de savoir comme on prend une place ? Pourquoi un financier veut-il apprendre la mécanique des vers ? Si les hommes se contentaient des connaissances dont ils ont besoin, et qui entrent dans leur génie, ils auraient assez de temps pour les approfondir ; mais la mode est, aujourd’hui, d’avoir une teinture de toutes les sciences. Un homme qui n’a rien à dire sur un autre métier que le sien, n’oserait penser qu’il peut avoir de l’esprit.]

638. [J’approuverais fort la science universelle, si les hommes en etaient capables ; mais j’estime plus un menuisier, qui sait son métier, qu’un bavard, qui pense tout savoir, et qui ne possède rien.]

639. [On n’a jamais chargé l’esprit des hommes d’autant de connaissances inutiles et superficielles qu’on le fait aujourd’hui ; on a mis à la place de l’ancienne érudition une science d’ostentation et de paroles. Qu’avons-nous gagné à cela ? Ne vaudrait-il pas mieux être encore pédant comme Huet, et comme Ménage ?]

640. [Les gens du monde ont une espèce d’érudition : c’est-à-dire qu’ils savent assez de toutes choses pour en parler de travers. Quelle manie de sortir des bornes de notre esprit et de nos besoins, pour charger notre mémoire de tant de choses inutiles ! Et par quelle fatalité faut-il, qu’après avoir guéri d’un respect exagéré pour la vraie érudition, nous soyons épris de la fausse ?]

641. [Le duel avait un bon côté, qui était de mettre un frein à l’insolence des grands[112] ; aussi, je m’étonne qu’ils n’aient pas encore trouvé le moyen de l’abolir entièrement.]

642. [Le peuple en vient aux mains pour peu de chose ; mais les magistrats et les prêtres ne poussent jamais leurs querelles jusqu’à cette indécence. La noblesse ne pourrait-elle en venir à ce point de politesse ? Pourquoi non, puisque déjà deux corps aussi considérables y sont parvenus ?]

643. [Si quelqu’un trouve que je me contredis, je reponds : Parce que je me suis trompé une fois, ou plusieurs fois, je ne prétends point me tromper toujours.]

644. [Quand je vois un homme engoué de la raison, je parie aussitôt qu’il n’est pas raisonnable.]

645.  [J’ai bonne opinion d’un jeune homme, quand je vois qu’il a l’esprit juste, et que, néanmoins, la raison ne le maîtrise point ; je me dis : Voici une âme forte et audacieuse ; ses passions la tromperont souvent, mais, du moins, elle ne sera trompée que par ses passions, et non par celles d’autrui.]

646.  [Ce qu’il y a de plus embarrassant, quand on n’est pas né riche, c’est d’être né fier[113].]

647.  [On s’étonne toujours qu’un homme supérieur ait des ridicules, ou qu’il soit sujet à de grandes erreurs ; et moi je serais tres-surpris qu’une imagination forte et hardie ne fît pas commettre de très-grandes fautes.]

648.  [Je mets une fort grande différence entre faire des sottises et faire des folies ; un homme médiocre peut ne pas faire de folies, mais il ne saurait éviter de faire beaucoup de sottises.]

649.  [Le plus sot de tous les hommes est celui qui fait des folies par air.]

650.  [Nous méprisons les fables de notre pays, et nous apprenons aux enfants les fables de l’antiquité.]

651.  [Nous dédaignons les fables de notre pays, et beaucoup de gens les ignorent ; mais j’espère qu’elles feront un jour partie de l’éducation des enfants. Il est juste qu’elles aillent à nos neveux, et il faut bien que cela arrive, puisque nous apprenons aujourd’hui, avec tant de soin, les fables de l’antiquité.]

652.  [L’objet de la prose est de dire des choses ; mais les sots s’imaginent que la rime est l’unique objet de la poésie, et, dès que leurs vers ont le nombre ordinaire de syllabes, ils pensent que ce qu’ils ont fait avec tant de peine mérite qu’on se donne celle de le lire.]

653. [Pourquoi un jeune homme nous plaît-il plus qu’un vieillard ? Il n’y a presque point d’homme qui puisse se dire pourquoi il aime ou il estime un autre homme, et pourquoi lui-même s’adore.]

654. [Un philosophe est un personnage froid ou un personnage menteur ; il ne doit donc figurer qu’un moment dans un poème, qui doit être un tableau vrai et passionné de la nature[114].]

655. [La plupart des grands hommes ont passé la meilleure partie de leur vie avec d’autres hommes qui ne les comprenaient point, ne les aimaient point, et ne les estimaient que médiocrement.]

656. [N’est-ce pas une chose singulière qu’on ne puisse pas même primer dans l’art du chant avec impunité et sans contestation ?]

657. [Il y a des gens qui, se croyant au plus haut degré de l’esprit, assurent qu’ils aiment les bagatelles et les riens, que les folies d’Arlequin les réjouissent, qu’ils aiment les farces, l’opéra-comique, et les pantomimes : pour moi, cela ne m’étonne en aucune manière, et je crois ces gens-là sur leur parole.]

658. [Quand je suis entré dans le monde, j’étais étonné de la rapidité avec laquelle on glissait sur une infinité de choses assez importantes, et je disais en moi-même : Ces gens-ci, qui ont beaucoup d’esprit, jugent qu’il y a beaucoup de réflexions qu’il n’est pas besoin d’exprimer, parce qu’ils voient tout d’abord le bout des choses, et ils ont raison. Je me suis détrompé depuis, et j’ai vu qu’en bonne compagnie, on pouvait s’étendre et s’appesantir, autant qu’ailleurs, sur tous les sujets, pourvu qu’on sût les choisir[115].]

659.  [J’avais un laquais, qui était fort jeune ; j’étais en voyage ; il me dit que je venais de souper avec un homme de beaucoup d’esprit. Je lui demandai a quoi il connaissait qu’un homme avait de l’esprit : — « C’est quand il dit toujours la verité. — Voulez-vous dire que c’est quand il ne trompe personne ? — Non, Monsieur, mais quand il ne se trompe pas lui-même. » Je pensai aussitôt que ce jeune homme[116] pouvait bien avoir lui-même plus d’esprit que Voiture et que Benserade ; il est bien sûr, au moins, qu’un bel-esprit n’aurait pas rencontré aussi juste.]

660.  [Presque toutes les choses où les hommes ont attaché de la honte, sont très-innocentes : on rougit de n’être pas riche, de n’être pas noble, d’être bossu ou boiteux, et d’une infinité d’autres choses dont je ne veux pas parler. Ce mépris, par lequel on comble les disgrâces des malheureux, est la plus forte preuve de l’extravagance et de la barbarie de nos opinions.]

661.  [Je ne puis mépriser un homme, à moins que je n’aie le malheur de le haïr pour quelque mal qu’il m’a fait ; je ne comprends pas le dédain paisible que l’on nourrit de sang-froid pour d’autres hommes.]

662.  [Lorsque j’ai été à Plombières, et que j’ai vu des personnes de tout sexe, de tout âge, et de toute condition, se baigner humblement dans la même eau, j’ai compris tout d’un coup ce qu’on m’avait dit si souvent, et ce que je ne voulais pas croire, que les faiblesses ou les malheurs des hommes les rapprochent, et les rendent souvent plus sociables. Des malades sont plus humains et moins dédaigneux que d’autres hommes.]

663. [Je remarquai encore dans ces bains que les nudités ne me touchaient point ; c’est parce que j’étais malade. Depuis lors, quand je vois un homme qui n’est point frappé de la pure nature, en quelque sujet que ce soit, je dis que son goût est malade.]

664. [Cest quelquefois peine perdue, que de traiter les grands sujets et les vérités générales. Que de volumes sur l’immortalité de l’âme, sur l’essence des corps et des esprits, sur le mouvement, sur l’espace, etc. ! Les grands sujets imposent à l’imagination des hommes, et l’on s’attire le respect du monde, en l’entretenant de matières qui passent la portée de son esprit ; mais il y a peu de ces discours qui soient vraiment utiles. Il vaut mieux s’attacher à des choses vraies, instructives, et profitables, qu’à ces grandes spéculations, dont on ne peut rien conclure de raisonnable et de décisif. Les hommes ont besoin de savoir beaucoup de très-petites choses ; et il faut les en instruire avant tout.]

665. [Il ne faut point que ce soit la finesse qui domine dans un ouvrage. Un livre est un monument public ; or, tout monument doit être grand et solide. La finesse doit se produire avec tant de simplicité qu’on la sente, en quelque manière, sans la remarquer. Il n’y a, selon moi, que les choses qu’on ne peut dire uniment, qu’il est permis de dire avec finesse.]

666. [Il y a des gens d’un esprit naturel, facile, abondant, impétueux, qui rejettent absolument le style court, serré, et qui oblige à réfléchir ; ils voudraient toujours courir dans leurs lectures, et n’être jamais arrêtés ; ils ressemblent à ceux qui se fatiguent en se promenant trop lentement.]

667.  [Lorsqu’on n’entend pas ce qu’on lit, il ne faut pas s’obstiner à le comprendre ; il faut, au contraire, quitter son livre ; on n’aura qu’à le reprendre un autre jour ou a une autre heure, et on l’entendra sans effort. La pénétration, ainsi que l’invention, ou tout autre talent humain, n’est pas une vertu de tous les moments ; on n’est pas toujours disposé à entrer dans l’esprit d’autrui[117].]

668.  [Il suffit qu’un auteur soit toujours sérieux, et humblement soumis à tous les préjugés, pour qu’on lui croie l’esprit beaucoup plus juste qu’à tous les poètes : je suis persuadé que beaucoup de gens croient Rollin plus grand philosophe que Voltaire.]

669.  [Les sophistes n’estiment pas Fénelon, parce qu’ils ne le trouvent pas assez philosophe ; et moi j’aime mieux un auteur qui me donne un beau sentiment, qu’un recueil de pensées subtiles.]

670.  [On voit des auteurs qui ont dit de grandes choses ; mais on voit aussi qu’ils les ont cherchées ; elles n’étaient pas dans leur esprit ; ils les y ont appelées et ncrustées ; aussi, malgré les grandes choses qu’ils ont dites, on ne peut se défendre de les trouver encore petits.]

671.  [On appelait Bayard le chevalier sans peur ; c’est sur ce modèle que sont faits la plupart des héros de notre théâtre. Autres sont les héros d’Homère : Hector a, d’ordinaire, du courage, mais il a peur quelquefois.]

672. [La fierté est sans doute une passion fort théâtrale, mais il faut qu’elle soit provoquée : un fat est insolent, sans qu’on l’y pousse ; mais une âme forte ne manifeste point sa hauteur, qu’elle n’y soit contrainte[118].]

673. [Les fautes de détail sont fautes de jugement : par exemple, lorsque, dans un poème dramatique, les personnages disent ce qu’ils devraient taire, lorsqu’ils ne soutiennent point leur caractère, ou l’avilissent par des discours bas, ou longs, ou inutiles, toutes ces fautes sont contre le jugement. Qu’un auteur fasse un plan judicieux, mais qu’il pèche dans le détail, il ne va pas moins contre la justesse, que celui qui réussit dans le détail, mais qui s’est trompé dans le plan.]

674. [Quand les détails sont faibles dans une tragédie, l’attention des spectateurs se relâche nécessairement, et leur esprit se refroidit si fort, que, s’il vient ensuite une grande beauté, elle ne les trouve plus préparés, et manque son impression. Si l’on arrivait au théâtre pour le 5e acte d’une tragédie, serait-on aussi touché de la catastrophe, que si l’on eût écouté attentivement toute la pièce, et que si l’on fût entré dans les intérêts des personnages ?]

675. [S’il pouvait y avoir une république sage, ce devrait être, ce semble, la république des lettres, puisqu’elle n’est composée que de gens d’esprit ; mais qui dit une république, dit peut-être un état mal gouverné ; ce qui fait aussi, je crois, qu’on y rencontre des vertus d’un caractère plus haut ; car les hommes ne font jamais de si grandes choses, que lorsqu’ils peuvent faire impunément bien des sottises.]

676. [L’ambition est habileté, le courage est sagesse, les passions sont esprit, l’esprit est science, ou c’est tout le contraire ; car il n’y a rien qui ne puisse être bon ou mauvais, utile ou nuisible, selon l’occasion et les circonstances.]

677.  [L’amour est plus violent que l’amour-propre, puisqu’on peut aimer une femme malgré ses mépris.]

678.  [Je plains un vieillard amoureux ; les passions de la jeunesse font un affreux ravage dans un corps usé et flétri.]

679.  [Il ne faut point apprendre à danser en cheveux gris, ni entrer trop tard dans le monde.]

680.  [Une femme laide, qui a quelque esprit, est souvent méchante par le chagrin qu’elle a de n’être pas belle, quand elle voit que la beauté tient lieu de tout.]

681.  [Les femmes ont, pour l’ordinaire, plus de vanité que de tempérament, et plus de tempérament que de vertu.]

682.  [C’est être bien dupe d’aimer le monde, quand on n’aime ni les femmes, ni le jeu.]

683.  [Qui est aussi léger qu’un Français ? Qui va, comme lui, à Venise, pour voir des gondoles ? ]

684.  [Il est si naturel aux hommes de tirer à soi et de s’approprier tout, qu’ils s’approprient jusqu’à la volonté de leurs amis, et se font de leurs complaisances même un titre pour les dominer avec tyrannie[119].]

685.  [Qui fait tant de mauvais, de ridicules et d’insipides plaisants ? Est-ce sottise, ou malice ? ou l’un et l’autre à la fois[120] ? ]

686.  [La même différence qui est entre la franchise et la grossièreté, se trouve entre l’adresse et le mensonge : l’on n’est grossier, ou menteur, que par quelque défaut d’esprit ; le mensonge n’est que la grossièreté des hommes faux ; c’est la lie de la fausseté[121].]

687. [L’imperfection est le principe nécessaire de tout vice ; mais la perfection est une, et incommunicable.]

688. [Que ceux qui ne peuvent atteindre à la véritable gloire, s’en fassent une fausse, rien ne me semble plus pardonnable ; mais un homme qui a des lumières, et qui se dissipe et s’éteint dans des occupations frivoles, me paraît ressembler à ces gens opulents qui se ruinent en colifichets. Il est le plus insensé de tous les hommes, s’il espère de réussir encore, dans son déclin, par les qualités qui lui ont réussi dans ses beaux jours : les qualités les plus aimables dans les jeunes gens deviennent un opprobre dans la vieillesse.]

689. [La vieillesse ne peut couvrir sa nudité que par la véritable gloire ; la gloire, seule, tient lieu des talents qu’une longue vie a usés[122].]

690. [L’espérance est le seul bien que le dégoût respecte.]

691. [Une mode en exclut une autre ; les hommes ont l’esprit trop étroit pour estimer à la fois plusieurs choses.]

692. [Ceux qui sauraient tirer avantage de l’art de plaire, n’en ont pas le don, et ceux qui ont le don de plaire n’ont pas le talent d’en profiter. Il en est de même de l’esprit, des richesses, de la santé, etc. : les dons de la nature et de la fortune ne sont pas si rares que l’art d’en jouir.]

693. [La meilleure manière d’élever les princes serait, je crois, de leur faire connaître familièrement un grand nombre d’hommes de tout caractère et de tout état ; leur malheur ordinaire est de ne point connaître leur peuple. On est toujours masqué autour d’eux, quand ils sont les maîtres ; ils voient beaucoup de sujets, mais ne voient point d’hommes. De là, le mauvais choix des favoris et des ministres, qui flétrit la gloire des princes, et ruine les peuples[123].]

694.  [Apprenez à un prince à être sobre, chaste, pieux, libéral, vous faites beaucoup pour lui, mais peu pour son état ; vous ne lui enseignez pas à être roi ; lui enseigner à aimer son peuple et sa gloire, c’est lui inspirer à la fois toutes les vertus.]

695.  [Il faut mettre de petits hommes dans les petits emplois ; ils y travaillent de génie et avec amour-propre ; loin de mépriser leurs fonctions subalternes, ils s’en honorent. Il y en a qui aiment à faire distribuer de la paille, à mettre en prison un soldat qui n’a pas bien mis sa cravate, ou à donner des coups de canne à l’exercice ; ils sont rogues, suffisants, altiers, et tout contents de leur petit poste ; un homme de plus de mérite se trouverait humilié de ce qui fait leur joie, et négligerait peut-être son devoir.]

696.  [Les soldats marchent à l’ennemi, comme les capucins vont à matines. Ce n’est ni l’intérét de la guerre, ni l’amour de la gloire ou de la patrie, qui animent aujourd’hui nos armées ; c’est le tambour qui les mène et les ramène, comme la cloche fait lever et coucher les moines. On se fait encore religieux par dévotion, et soldat par libertinage ; mais, dans la suite, on ne pratique guère ses devoirs que par nécessité ou par habitude[124].]

697.  [Il faut convenir qu’il y a des maux inévitables : ainsi on tue un homme, au bruit des tambours et des trompettes, pour empêcher la désertion dans les armées, et cette barbarie est nécessaire.]

698.  [Rien de long n’est fort agréable, pas même la vie ; cependant on l’aime.]

699.  [Il est permis de regretter la vie, quand on la regrette pour elle-même, et non par timidité devant la mort.]

700. [Oh ! qu’il est difficile de se résoudre à mourir[125] !]


701. Les premiers écrivains travaillaient sans modèles, et n’empruntaient rien que d’eux-mêmes, ce qui fait qu’ils sont inégaux, et mêlés de mille endroits faibles, avec un génie tout divin. Ceux qui ont reussi après eux ont puisé dans leurs inventions, et par là sont plus soutenus[126] ; nul ne trouve tout dans son propre fonds.

702. Qui saura penser de soi-même, et former de nobles idées, qu’il prenne, s’il peut, hardiment, la manière et le tour des maîtres : toutes les richesses de l’expression appartiennent de droit à ceux qui savent les mettre à leur place.

703. Il ne faut pas craindre non plus de redire une vérité ancienne[127], lorsqu’on peut la rendre plus sensible par un meilleur tour, ou la joindreà une autre vérité qui l’éclaircisse, et former un corps de raisons. C’est le propre des inventeurs de saisir le rapport des choses, et de savoir les rassembler ; et les découvertes anciennes sont moins à leurs premiers auteurs qu’à ceux qui les rendent utiles.

704. On fait un ridicule à un homme du monde du talent et du goût d’écrire[128]. Je demande aux gens raisonnables : Que font ceux qui n’écrivent pas[129] ?

705. Cest un mauvais parti pour une femme que d’être coquette : il est rare que celles de ce caractère allument de grandes passions ; et ce n’est pas à cause qu’elles sont légères, comme on le croit communément, mais parce que personne ne veut être dupe. La vertu nous fait mépriser la fausseté, et l’amour-propre nous la fait haïr.

706. Est-ce force dans les hommes d’avoir des passions, ou insuffisance et faiblesse ? Est-ce grandeur d’être exempt de passions, ou médiocrité de génie ? Ou tout est-il mêlé de faiblesse et de force, de grandeur et de petitesse[130] ?

707. Qui est [le] plus nécessaire au maintien d’une société d’hommes faibles, et que leur faiblesse à unis, la douceur, ou l’austérité ? Il faut employer l’une et l’autre : que la loi soit sévère, et les hommes indulgents.

708. La sévérité dans les lois est humanité pour les peuples ; dans les hommes, elle est la marque d’un génie étroit et cruel : il n’y a que la nécessité qui puisse la rendre innocente[131].

709. S’il n’y avait de domination légitime que celle qui s’exerce avec justice, nous ne devrions rien aux mauvais rois.

710. Comptez rarement sur l’estime et sur le confiance d’un homme qui entre dans tous vos intérêts, s’il ne vous parle aussi des siens.

711. C’est la conviction manifeste de notre incapacité que le hasard dispose si universellement et si absolument de tout. Il n’y a rien de plus rare dans le monde que les grands talents et que le mérite des emplois : la fortune est plus partiale qu’elle n’est injuste[132].

712. Le mystère dont on enveloppe ses desseins marque quelquefois plus de faiblesse que l’indiscrétion, et souvent nous fait plus de tort[133].

713. Ceux qui font des métiers infâmes, comme les voleurs, les femmes perdues, se font gloire de leurs crimes, et regardent les honnêtes gens comme des dupes : la plupart des hommes, dans le fond du cœur, méprisent la vertu, peu la gloire[134].

714. La Fontaine était persuadé[135], comme il le dit, que l’apologue était un art divin : jamais peut-être de véritablement grands hommes ne se sont amusés à tourner des fables.

715. Une mauvaise préface allonge considérablement un mauvais livre ; mais ce qui est bien pensé est bien pensé, et ce qui est bien écrit est bien écrit[136].

716. Ce sont les ouvrages médiocres qu’il faut abréger : je n’ai jamais vu de préface ennuyeuse devant un bon livre.

717. Toute hauteur affectée est puérile ; si elle se fonde sur des titres supposés, elle est ridicule ; et si ces titres sont frivoles, elle est basse[137]: le caractère de la vraie hauteur est d’être toujours à sa place[138].

718. Nous n’attendons pas d’un malade qu’il ait l’enjouement de la santé et la force du corps ; s’il conserve même sa raison jusqu’à la fin, nous nous en étonnons ; et s’il fait paraître quelque fermeté, nous disons qu’il y a de l’affectation dans cette mort : tant cela est rare et difficile. Cependant, s’il arrive qu’un autre homme démente, en mourant, ou la fermeté, ou les principes qu’il a professés pendant sa vie ; si, dans l’état du monde le plus faible, il donne quelque marque de faiblesse.... ô aveugle malice de l’esprit humain ! il n’y a point de contradictions si manifestes que l’envie n’assemble pour nuire[139].

719.  On n’est pas appelé à la conduite des grandes affaires, ni aux sciences, ni aux beaux-arts, ni à la vertu, quand on n’aime pas ces choses pour elles-mêmes, indépendamment de la considération qu’elles attirent ; on les cultiverait donc inutilement dans ces dispositions : ni l’esprit, ni la vanité, ne peuvent donner le génie[140].

720.  Les femmes ne peuvent comprendre qu’il y ait des hommes désintéressés à leur égard[140].

721.  Il n’est pas libre à un homme qui vit dans le monde de n’être pas galant[140].

722.  Quels que soient ordinairement les avantages de la jeunesse, un jeune homme n’est pas bien venu aupres des femmes, jusqu’a ce qu’elles en aient fait un fat[140].

723.  Il est plaisant qu’on ait fait une loi de la pudeur aux femmes, qui n’estiment dans les hommes que l’effronterie.

724.  On ne loue une femme ni un auteur médiocre comme eux-mêmes se louent.

725.  Une femme qui croit se bien mettre ne soupçonne pas, dit un auteur, que son ajustement deviendra un jour aussi ridicule que la coiffure de Catherine de Médicis : toutes les modes dont nous sommes prévenus vieilliront peut-être avant nous, et même le bon ton[140].

726.  Il y a peu de choses que nous sachions bien[141].

727.  Si on n’écrit point parce qu’on pense[142], il est inutile de penser pour écrire.

728.  Tout ce qu’on n’a pensé que pour les autres est ordinairement peu naturel[143].

729.  La clarté est la bonne foi des philosophes[144].

730.  La netteté est le vemis des maîtres[144].

731.  La netteté épargne les longueurs, et tient lieu de preuves aux idées[144].

732.  La marque d’une expression propre est que, même dans les équivoques, on ne puisse lui donner qu’un sens[145].

733. Les grands philosophes sont les génies de la raison[146].

734. Pour savoir si une pensée est nouvelle, il n’y a qu’à l’exprimer bien simplement[147].

735. Il y a peu de pensées synonymes, mais beaucoup d’apprechantes[148].

736. Lorsqu’un bon esprit ne voit pas qu’une pensée puisse être utile, il y a grande apparence qu’elle est fausse[149].

737. Nous recevons quelquefois de grandes louanges, avant d’en mériter de raisonnables.

738. Les réputations mal acquises se changent en mépris.

739. L’espérance est le plus utile ou le plus pernicieux des biens.

740. L’erreur est la nuit des esprits, et le piége de l’innocence[150].

741. Les demi-philosophes ne louent l’erreur, que pour faire, malgré eux, les honneurs de la verité[151].

742. C’est être bien impertinent de vouloir faire croire qu’on n’a pas assez d’illusions pour être heureux.

743. Celui qui souhaiterait sérieusement des illusions, aurait au-delà de ses vœux.

744. Les corps politiques ont leurs défauts inévitables, comme les divers âges de la vie humaine. Qui peut garantir la vieillesse des infirmités, hors la mort[151] ?

745. La sagesse est le tyran des faibles[152].

746. Les regards affables ornent le visage des rois.

747.  La licence étend toutes les vertus et tous les vices[153].

748.  La paix rend les peuples plus heureux, et les hommes plus faibles.

749.  Le premier soupir de l’enfance est pour la liberté.

750.  L’indolence est le sommeil des esprits.

751.  Les passions [les] plus vives sont celles dont l’objet est le plus prochain, comme le jeu, l’amour, etc.

752.  Lorsque la beauté règne sur les yeux, il est probable qu’elle règne encore ailleurs[154].

753.  Tous les sujets de la beauté ne connaissent pas leur souveraine[155].

754.  Si les faiblesses de l’amour sont pardonnables, c’est principalement aux femmes, qui règnent par lui.

755.  La constance est la chimère de l’amour[156].

756.  Ceux qui ne sont plus en état de plaire aux femmes, et qui le savent, s’en corrigent[157].

757.  Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que la vertu naissante d’un jeune homme[158].

758.  Les feux de l’aurore ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire[158].

759.  L’utilité de la vertu est si manifeste, que les méchants la pratiquent par intérêt.

760.  Rien n’est si utile que la réputation, et rien ne donne la réputation si sûrement que le mérite[159].

761. La gloire est la preuve de la vertu.

762. La trop grande économie fait plus de dupes que la profusion[160].

763. La libéralité de l’indigent est nommée prodigalité.

764. La profusion n’avilit que ceux qu’elle n’illustre pas.

765. Si un homme, obéré et sans enfants, se fait quelques rentes viagères, et jouit par cette conduite des commodités de la vie, nous disons que c’est un fou qui s mangé son bien.

766. La libéralité et l’amour des lettres ne ruinent personne ; mais les esclaves de la fortune trouvent toujours la vertu trop achetée.

767. On fait bon marché d’une médaille, lorsqu’on n’est pas curieux d’antiquités : ainsi, ceux qui n’ont pas de sentiment pour le mérite, ne tiennent presque pas de compte des plus grands talents.

768. Le grand avantage des talents paraît en ce que la fortune, sans mérite, est presque inutile.

769. On tente d’ordinaire sa fortune par les talents qu’on n’a pas.

770. Il vaut mieux déroger à sa qualité qu’a son génie : ce serait être fou de conserver un état médiocre, au prix d’une grande fortune ou de la gloire[161].

771. Il n’y a point de vice qui ne soit nuisible, dénué d’esprit[162].

772. J’ai cherché s’il n’y avait point de moyen de faire sa fortune sans mérite, et je n’en ai trouvé aucun[163].

773. Moins on veut mériter sa fortune, plus il faut se donner de peine pour la faire.

774. Les beaux-esprits ont une place dans la bonne compagnie, mais la dernière.

775.  Les sots usent des gens d’esprit comme les petits hommes portent de grands talons[164].

776.  Il y a des hommes dont il vaut mieux se taire que de les louer selon leur mérite[165].

777.  Il ne faut pas tâcher de contenter les envieux.

778.  Le mépris de notre nature est une erreur de notre raison[166].

779.  Un peu de café après le repas fait qu’on s’estime ; il ne faut aussi, quelquefois, qu’une petite plaisanterie pour abattre une grande présomption.

780.  On oblige les jeunes gens à user de leurs biens comme s’il etait sûr qu’ils dussent vieillir.

781.  A mesure que l’âge multiplie les besoins de la nature, il resserre ceux de l’imagination.

782.  Tout le monde empiète sur un malade, prêtres, médecins, domestiques, étrangers, amis ; et il n’y a pas jusqu’a sa garde qui ne se croie en droit de le gouverner[167].

783.  Quand on devient vieux, il faut se parer[167].

784.  L’avarice annonce le déclin de l’âge et la fuite précipitée des plaisirs.

785.  L’avarice est la dernière et la plus absolue de nos passions.

786.  Les plus grands ministres ont été ceux que la fortune avait placés le plus loin du ministère[168].

787.  La science des projets consiste à prévenir les difficultés de l’execution.

788.  La timidité dans l’exécution fait échouer les entreprises téméraires[169].

789.  On promet beaucoup, pour se dispenser de donner peu[169].

790. L’intérêt et la paresse anéantissent les promesses quelquefois sincères de la vanité[170].

791. La patience obtient quelquefois des hommes ce qu’ils n’ont jamais eu l’intention d’accorder[170] ; l’occasion peut même obliger les plus trompeurs à effectuer de fausses promesses.

792. Les dons intéressés sont importuns.

793. S’il était possible de donner sans perdre, il se trouverait encore des hommes inaccessibles.

794. L’impie endurci dit à Dieu : Pourquoi as-tu fait des misérables[171] ?

795. Les avares ne se piquent pas ordinairement de beaucoup de choses[172].

796. La folie de ceux qui réussissent est de se croire habiles.

797. La raillerie est l’épreuve de l’amour-propre.

798. La gaîté est la mère des saillies.

799. Les sentences sont les saillies des philosophes.

800. Les hommes pesants sont opiniâtres.

801. Nos idées sont plus imparfaites que la langue.

802. La langue et l’esprit ont leurs bornes ; la vérité est inépuisable.

803. La nature a donné aux hommes des talents divers : les uns naissent pour inventer, et les autres pour embellir ; mais le doreur attire plus de regards que l’architecte.

804. Un peu de bon sens ferait évanouir beaucoup d’esprit.

805. Le caractère du faux-esprit est de ne paraître qu’aux dépens de la raison.

806. On est d’autant moins raisonnable sans justesse, qu’on a plus d’esprit[173].

807.  L’esprit a besoin d’être occupé ; et c’est une raison de parler beaucoup, que de penser peu.

808.  Quand on ne sait pas s’entretenir et s’amuser soi-même, on veut entretenir et amuser les autres.

809.  Vous trouverez fort peu de paresseux que l’oisiveté n’incommode ; et, si vous entrez dans un café, vous verrez qu’on y joue aux dames.

810.  Les paresseux ont toujours envie de faire quelque chose.

811.  La raison ne doit pas régler, mais suppléer la vertu.

812.  Socrate savait beaucoup moins que Bayle et que F.[174] ; il y a peu de sciences utiles.

813.  Aidons-nous des mauvais motifs pour nous fortifier dans les bons desseins[175].

814.  Les conseils les plus faciles à pratiquer sont les plus utiles[176].

815.  Conseiller, c’est donner aux hommes des motifs d’agir qu’ils ignorent[176].

816.  Nous nous défions de la conduite des meilleurs esprits, et nous ne nous défions pas de nos conseils[177].

817. L’âge peut-il donner droit de gouverner la raison ?

818.  Nous croyons avoir droit de rendre un homme heureux à ses dépens, et nous ne voulons pas qu’il l’ait lui-même.

819. Si un homme est souvent malade, et qu’ayant mangé une cerise, il soit enrhumé le lendemain, on ne manque pas de lui dire, pour le consoler, que c’est sa faute[178].

820. Il y a plus de sévérité que de justice.

821. Il faudrait qu’on nous pardonnât, au moins, les fautes qui n’en seraient pas, sans nos malheurs.

822. L’adversité fait beaucoup de coupables et d’imprudents.

823. On n’est pas toujours si injuste envers ses ennemis qu’envers ses proches[179].

824. La haine des faibles n’est pas si dangereuse que leur amitie[180].

825. En amitié, en mariage, en amour, en tel autre commerce que ce soit, nous voulons gagner ; et, comme le commerce des parents, des frères, des amis, des amants, etc., est plus continu, plus étroit et plus vif que tout autre, il ne faut pas être surpris d’y trouver plus d’ingratitude et d’injustice.

826. La haine n’est pas moins volage que l’amitié.

827. La pitié est moins tendre que l’amour.

828. Les choses que l’on sait le mieux sont celles qu’on n’a pas apprises[181].

829. Au défaut des choses extraordinaires, nous aimons qu’on nous propose à croire celles qui en ont l’air.

830. L’esprit développe les simplicités du sentiment, pour s’en attribuer l’honneur[182].

831.  On tourne une pensée comme un habit, pour s’en servir plusieurs fois[183].

832.  Nous sommes flattés qu’on nous propose comme un mystère ce que nous avons pensé naturellement.

833.  Ce qui fait qu’on goûte médiocrement les philosophes, c’est qu’ils ne nous parlent pas assez des choses que nous savons.

834.  La paresse et la crainte de se compromettre ont introduit l’honnêteté dans la dispute.

835.  Quelque mérite qu’il puisse y avoir à négliger les grandes places, il y en a peut-être encore plus à les bien remplir[184].

836.  Si les grandes pensées nous trompent, elles nous amusent[185].

837.  Il n’y a point de faiseur de stances qui ne se préfère à Bossuet, simple auteur de prose ; et, dans l’ordre de la nature, nul ne doit penser aussi peu juste qu’un génie manqué.

838.  Un versificateur ne connaît point de juge compétent de ses écrits : si on ne fait pas de vers, on ne s’y connaît pas ; si on en fait, on est son rival.

839.  Le même croit parler la langue des dieux, lorsqu’il ne parle pas celle des hommes ; c’est comme un mauvais comédien qui ne peut déclamer comme l’on parle.

840.  Un autre défaut de la mauvaise poésie est d’allonger la prose, comme le caractère de la bonne est de l’abréger.

841.  Il n’y a personne qui ne pense d’un ouvrage en prose : Si je me donnais de la peine, je le ferais mieux. Je dirais à beaucoup de gens : Faites seulement une réflexion digne d’être écrite.

842.  Tout ce que nous prenons dans la morale pour défaut n’est pas tel[186].

843.  Nous remarquons beaucoup de vices, pour admettre peu de vertus[186].

844.  L’esprit est borné jusque dans l’erreur, qu’on dit son domaine[186].

845.  L’intérêt d’une seule passion, souvent malheureuse, tient quelquefois toutes les autres en captivité ; et la raison porte ses chaines sans pouvoir les rompre[187].

846. Il y a des faiblesses, si on l’ose dire, inséparables de notre nature[188].

847. Si on aime la vie, on craint la mort[189].

848. La gloire et la stupidité cachent la mort, sans triompher d’elle[190].

849. Le terme du courage est l’intrépidité à la vue d’une mort sûre.

850. La noblesse est un monument de la vertu, immortelle comme la gloire[191].

851. Lorsque nous appelons les réflexions, elles nous fuient ; et quand nous voulons les chasser, elles nous obsèdent, et tiennent malgré nous nos yeux ouverts pendant la nuit[192].

852. Trop de dissipation et trop d’étude épuisent également l’esprit, et le laissent à sec ; les traits hardis en tout genre ne s’offrent pas à un esprit tendu et fatigué[192].

853. Comme il y a des âmes volages que toutes les passions dominent tour a tour, on voit des esprits vifs et sans assiette que toutes les opinions entraînent successivement, ou qui se partagent entre les contraires, sans oser décider[192].

854. Les héros de Corneille étalent des maximes fastueuses et parlent magnifiquement d’eux-mêmes, et cette enflure de leurs discours passe pour vertu parmi ceux qui n’ont point de règle dans le cœur pour distinguer la grandeur d’âme de l’ostentation[193].

855. L’esprit ne fait pas connaître la vertu[193].

856. Il n’y a point d’homme qui ait assez d’esprit pour n’être jamais ennuyeux.

857. La plus charmante conversation lasse l’oreille d’un homme occupé de quelque passion[194].

858.  Les passions nous séparent quelquefois de la societé, et nous rendent tout l’esprit qui est au monde aussi inutile que nous le devenons nous-mêmes aux plaisirs d’autrui[195].

859.  Le monde est rempli de ces hommes qui imposent aux autres par leur réputation ou leur fortune ; s’ils se laissent trop approcher, on passe tout à coup à leur égard de la curiosité jusqu’au mépris, comme on guérit quelquefois, en un moment, d’une femme qu’on a recherchée avec ardeur[195].

860.  On est encore bien éloigné de plaire, lorsqu’on n’a que de l’esprit[196].

861.  L’esprit ne nous garantit pas des sottises de notre humeur[196].

862.  Le désespoir est la plus grande de nos erreurs[197].

863.  La nécessité de mourir est la plus amère de nos afflictions[198].

864.  Si la vie n’avait point de fin, qui désespérerait de sa fortune ? La mort comble l’adversité[198].

865.  Combien les meilleurs conseils sont-ils peu utiles, si nos propres expériences nous instruisent si rarement[198] !

866.  Les conseils qu’on croit les plus sages sont les moins proportionnés à notre état[198].

867.  Nous avons des règles pour le théâtre qui passent peut-être les forces de l’esprit humain, et que les plus heureux génies n’exécutent que faiblement.

868.  Lorsqu’une pièce est faite pour être jouée, il est injuste de n’en juger que par la lecture[199].

869.  Il peut plaire à un traducteur[200] d’admirer jusqu’aux défauts de son original, et d’attribuer toutes ses sottises à la barbarie de son siècle. Lorsque je crois toujours apercevoir dans un auteur les mêmes beautés et les mêmes fautes, il me paraît plus raisonnable d’en conclure que c’est un écrivain qui joint de grands défauts à des qualités éminentes, une grande imagination et peu de jugement, ou beaucoup de force et peu d’art, etc. ; et, quoique je n’admire pas beaucoup l’esprit humain, je ne puis cependant le dégrader jusqu’à mettre dans le premier rang un génie si défectueux, qui choque continuellement le sens commun.

870. Nous voudrions dépouiller de ses vertus l’espece humaine, pour nous justifier nous-mêmes de nos vices, et les mettre à la place des vertus détruites ; semblables à ceux qui se révoltent contre les puissances légitimes, non pour égaler tous les hommes par la liberté[201], mais pour usurper la même autorité qu’ils calomnient.

871. Un peu de culture et beaucoup de mémoire, avec quelque hardiesse dans les opinions et contre les préjugés, font paraître l’esprit étendu.

872. Il ne faut pas jeter du ridicule sur les opinions respectées ; car on blesse par là leurs partisans, sans les confondre[202].

873. La plaisanterie la mieux fondée ne persuade point, tant on est accoutumé[203] qu’elle s’appuie sur de faux principes.

874. L’incrédulité a ses enthousiastes, ainsi que la superstition : et, comme l’on voit des dévots qui refusent à Cromwell jusqu’au bon sens, on trouve d’autres hommes qui traitent Pascal et Bossuet de petits esprits[204].

875. Le plus sage et le plus courageux de tous les hommes, M. de Turenne, a respecté la religion ; et une infinité d’hommes obscurs se placent au rang des génies et des âmes fortes, seulement à cause qu’ils la méprisent[205].

876. Ainsi[206], nous tirons vanité de nos faiblesses et de nos folles erreurs. Osons l’avouer : la raison fait des philosophes, et la gloire fait des héros ; la seule vertu fait des sages.

877.  Si nous avons écrit quelque chose pour notre instruction, ou pour le soulagement de notre cœur, il y a grande apparence que nos réflexions seront encore utiles à beaucoup d’autres ; car personne n’est seul dans son espèce, et jamais nous ne sommes ni si vrais, ni si vifs, ni si pathétiques, que lorsque nous traitons les choses pour nous-mêmes[207].

878.  Lorsque notre âme est pleine de sentiments, nos discours sont pleins d’intérêt.

879.  Le faux, présenté avec art, nous surprend et nous éblouit ; mais le vrai nous persuade et nous maîtrise.

880.  On ne peut contrefaire le génie.

881.  Il ne faut pas beaucoup de réflexions pour faire cuire un poulet[208], et cependant nous voyons des hommes qui sont toute leur vie mauvais rôtisseurs ; tant il est nécessaire, dans tous les métiers, d’y être appelé par un instinct particulier et comme indépendant de la raison.

882.  Nous sommes tellement occupés de nous et de nos semblables, que nous ne faisons pas la moindre attention à tout le reste, quoique sous nos yeux, et autour de nous[209].

883.  Qu’il y a peu de choses dont nous jugions bien[210] !

884.  Nous n’avons pas assez d’amour-propre pour dédaigner le mépris d’autrui[211].

885.  Personne ne nous blâme si sévèrement que nous nous condamnons souvent nous-mêmes[211].

886.  L’amour n’est pas si délicat que l’amour-propre[212].

887.  Nous prenons ordinairement sur nous nos bons et nos mauvais succès ; et nous nous accusons ou nous nous louons des caprices de la fortune[213].

888. Personne ne peut se vanter de n’avoir jamais été méprisé[214].

889. Il s’en faut bien que toutes nos habiletés ou que toutes nos fautes portent coup ; tant il y a peu de choses qui dépendent de notre conduite[215] !

890. Combien de vertus et de vices sont sans conséquence[215] !

891. Nous ne sommes pas contents d’être habiles, si on ne sait pas que nous le sommes ; et, pour ne pas en perdre le mérite, nous en perdons quelquefois le fruit[215].

892. Les gens vains ne peuvent être habiles, car ils n’ont pas la force de se taire[216].

893. C’est souvent un grand avantage pour un négociateur, s’il peut faire croire qu’il n’entend pas les intérêts de son maître, et que la passion le conseille ; il évite par là qu’on le pénètre, et réduit ceux qui ont envie de finir à se relâcher de leurs prétentions, les plus habiles se croyant quelquefois obligés de céder à un homme qui résiste lui-même à la raison, et qui échappe à toutes leurs prises[217].

894. Tout le fruit qu’on a pu tirer de mettre quelques hommes dans les grandes places, s’est réduit à savoir qu’ils étaient habiles.

895. Il ne faut pas autant d’acquis pour être habile que pour le paraître[218].

896. Rien n’est plus facile aux hommes en place que de s’approprier le savoir d’autrui.

897. Il est peut-être plus utile, dans les grandes places, de savoir et de vouloir se servir de gens instruits, que de l’être soi-même.

898. Celui qui a un grand sens sait beaucoup[219].

899. Quelque amour qu’on ait pour les grandes affaires, il y a peu de lectures si ennuyeuses et si fatigantes que celle d’un traité entre des princes[220].

900.  L’essence de la paix est d’être éternelle, et cependant nous n’en voyons durer aucune l’âge d’un homme, et à peine y a-t-il quelque règne où elle n’ait été renouvelée plusieurs fois. Mais faut-il s’étonner que ceux qui ont eu besoin de lois pour être justes, soient capables de les violer[221] ?

901.  La politique fait entre les princes ce que les tribunaux de la justice font entre les particuliers : plusieurs faibles, ligués contre un puissant, lui imposent la nécessité de modérer son ambition et ses violences[221].

902.  Il était plus facile aux Romains et aux Grecs[222] de subjuguer de grandes nations, qu’il ne l’est aujourd’hui de conserver une petite province justement conquise, au milieu de tant de voisins jaloux, et de peuples également instruits dans la politique et dans la guerre, et aussi liés par leurs intérêts, par les arts, ou par le commerce, qu’ils sont séparés par leurs limites.

903.  M. de Voltaire[223] ne regarde l’Europe que comme une république formée de différentes souverainetés. Ainsi, un esprit étendu diminue en apparence les objets, en les confondant dans un tout qui les réduit à leur juste étendue ; mais il les agrandit réellement, en développant leurs rapports, et en ne formant de tant de parties irrégulières qu’un seul et magnifique tableau.

904.  C’est une politique utile, mais bornée, de se déterminer toujours par le présent, et de préférer le certain à l’incertain, quoique moins flatteur ; et ce n’est pas ainsi que les États s’élèvent, ni même les particuliers.

905. Les hommes sont ennemis-nés les uns des autres, non à cause qu’ils se haïssent, mais parce qu’ils ne peuvent s’agrandir sans se traverser ; de sorte qu’en observant religieusement les bienséances, qui sont les lois de la guerre tacite qu’ils se font, j’ose dire que c’est presque toujours injustement qu’ils se taxent de part et d’autre d’injustice[224].

906. Les particuliers négocient, font des alliances, des traités, des ligues, la paix et la guerre, en un mot, tout ce que les rois et les plus puissants peuples peuvent faire[225].

907. Dire également du bien de tout le monde est une petite et mauvaise politique[226].

908. La méchanceté tient lieu d’esprit[226].

909. La fatuité dédommage du défaut de cœur[226].

910. Celui qui s’impose à soi-même, impose à d’autres[227].

911. Le lâche a moins d’affronts à dévorer que l’ambitieux.

912. On ne manque jamais de raisons, lorsqu’on a fait fortune, pour oublier un bienfaiteur ou un ancien ami ; et on rappelle alors avec dépit tout ce que l’on a si longtemps dissimulé de leur humeur[228].

913. Tel que soit un bienfait, et quoi qu’il en coûte, lorsqu’on l’a reçu à ce titre, on est obligé de s’en revancher, comme on tient un mauvais marché, quand on a donné sa parole[228].

914. Il n’y a point d’injure qu’on ne pardonne, quand on s’est vengé.

915. On oublie un affront souffert, jusqu’à s’en attirer un autre par son insolence[228].

916. S’il est vrai que nos joies soient courtes, la plupart de nos afflictions ne sont pas longues[229].

917.  La plus grande force d’esprit nous console moins promptement que sa faiblesse[230].

918.  Il n’y a point de perte que l’on sente si vivement, et si peu de temps, que celle d’une femme aimée[230].

919.  Peu d’affligés savent feindre tout le temps qu’il faut pour leur honneur[230].

920.  Nos consolations sont une flatterie envers les affligés[231].

921.  Si les hommes ne se flattaient pas les uns les autres, il n’y aurait guère de société[231].

922.  Il ne tient qu’à nous d’admirer la religieuse franchise de nos pères, qui nous ont appris à nous égorger pour un démenti[232] ; un tel respect de la vérité, parmi des barbares qui ne connaissaient que la loi de la nature, est glorieux pour l’humanité.

923.  Nous souffrons peu d’injures par bonté[233].

924.  Nous nous persuadons quelquefois nos propres mensonges pour n’en avoir pas le démenti, et nous nous trompons nous-mêmes pour tromper les autres[233].

925.  La vérité est le soleil des intelligences[234].

926.  Pendant qu’une partie de la nation atteint le terme de la politesse et du bon goût, l’autre moitié est barbare a nos yeux, sans qu’un spectacle si singulier puisse nous ôter le mépris de la culture[235].

927.  Tout ce qui flatte le plus notre vanité n’est fondé que sur la culture, que nous méprisons.

928.  L’expérience que nous avons des bornes de notre raison nous rend dociles aux préjugés, et ouvre notre esprit aux soupçons et aux fantômes de la peur[236].

929. La conviction de l’esprit n’entraîne pas toujours celle du cœur[237].

930. Les hommes ne se comprennent pas les uns les autres : il y a moins de fous qu’on ne croit[237].

931. Pour peu qu’on se donne carrière sur la religion et sur les misères de l’homme, on ne fait pas difficulté de se placer parmi les esprits supérieurs[237].

932. Des hommes inquiets et tremblants pour les plus petits intérêts affectent de braver la mort[237].

933. Si les moindres périls dans les affaires nous donnent de vaines terreurs, dans quelles alarmes la mort ne doit-elle pas nous plonger, lorsqu’il est question pour toujours de tout notre être, et que l’unique intérêt qui nous reste, il n’est plus en notre puissance de le ménager, ni même quelquefois de le connaître[238] !

934. Newton, Pascal, Bossuet, Racine, Fénelon, c’est-à-dire les hommes de la terre les plus éclairés, dans le plus philosophe de tous les siècles, et dans la force de leur esprit et de leur âge, ont cru Jésus-Christ ; et le grand Condé, en mourant, répétait ces nobles paroles : « Oui, nous verrons Dieu comme il est, sicuti est, facie ad factiem[239]. »

935. Les maladies suspendent nos vertus et nos vices[240].

936. Le silence et la réflexion épuisent les passions, comme le travail et le jeûne consument les humeurs[241].

937. Les hommes actifs supportent plus impatiemment l’ennui que le travail[242].

938. Toute peinture vraie nous charme, jusqu’aux louanges d’autrui.

939. Les images embellissent la raison, et le sentiment la persuade[242].

940. L’éloquence vaut mieux que le savoir.

94l.  Ce qui fait que nous préférons très-justement l’esprit au savoir, c’est que celui-ci est mal nommé, et qu’il n’est, ordinairement, ni si utile ni si étendu que ce que nous connaissons par expérience, ou pouvons acquérir par réflexion. Nous regardons aussi l’esprit comme la cause du savoir, et nous estimons plus la cause que son effet : cela est raisonnable. Cependant, celui qui n’ignorerait rien aurait tout l’esprit qu’on peut avoir ; le plus grand esprit du monde n’étant que science[243], ou capacité d’en acquérir.

942.  Les hommes ne s’approuvent pas assez pour s’attribuer les uns aux autres la capacité des grands emplois ; c’est tout ce qu’ils peuvent, pour ceux qui les occupent avec succès, de les en estimer après leur mort. Mais proposez l’homme du monde qui a le plus d’esprit : oui, dit-on, s’il avait plus d’expérience, ou s’il était moins paresseux, ou s’il n’avait pas de l’humeur, ou tout au contraire ; car il n’y a point de prétexte qu’on ne prenne pour donner l’exclusion à l’aspirant, jusqu’à dire qu’il est trop honnête homme, supposé qu’on ne puisse rien lui reprocher de plus plausible : tant cette maxime est peu vraie, qu’il est plus aisé de paraitre digne des grandes places, que de les remplir[244].

943.  Ceux qui méprisent l’homme se croient de grands hommes.

944.  Nous sommes bien plus appliqués à noter les contradictions, souvent imaginaires, et les autres fautes d’un auteur, qu’à profiter de ses vues, vraies ou fausses.

945.  Pour decider qu’un auteur se contredit, il faut qu’il soit impossible de le concilier.

TABLE
DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.

Séparateur


1. 
De l’Esprit en général 
 5
2. 
Imagination, Réflexion, Mémoire 
 6
3. 
Fécondité 
 7
4. 
Vivacité 
 8
5. 
Pénétration 
 9
6. 
De la Justesse, de la Netteté, du Jugement 
 Ib.
7. 
Du Bon Sens 
 11
8. 
De la Profondeur 
 Ib.
9. 
De la Délicatesse, de la Finesse et de la Force 
 12
10. 
De l’Étendue de l’esprit 
 13
11. 
Des Saillies 
 14
12. 
Du Goût 
 15
13. 
Du Langage et de l’Éloquence 
 18
14. 
De l’Invention 
 19
15. 
Du Génie et de l’Esprit 
 20
16. 
Du Caractère 
 24
17. 
Du Sérieux 
 Ib.
18. 
Du Sang-Froid 
 25
19. 
De la Présence d’esprit 
 Ib.
20. 
De la Distraction 
 26
21. 
De l’Esprit du jeu 
 Ib.
22. 
Des Passions 
 27
23. 
De la Gaîté, de la Joie, de la Mélancolie 
 29
24. 
De l’Amour-propre et de l’Amour de nous-mêmes 
 29
25. 
De l’Ambition 
 32
26. 
De l’Amour du monde 
 Ib.
27. 
Sur l’Amour de la gloire 
 33
28. 
De l’Amour des sciences et des lettres 
 34
29. 
De l’Avarice 
 35
30. 
De la Passion du jeu 
 36
31. 
De la Passion des exercices 
 Ib.
32. 
De l’Amour paternel 
 37
33. 
De l’Amour filial et fraternel 
 Ib.
34. 
De l’Amitié que l’on a pour les bêtes 
 38
35. 
De l’Amitié 
 39
36. 
De l’Amour 
 41
37. 
De la Physionomie 
 42
38. 
De la Pitié 
 43
39. 
De la Haine 
 Ib.
40. 
De l’Estime, du Respect et du Mépris 
 44
41. 
De l’Amour des objets sensibles 
 47
42. 
Des Passions en général 
 48
43. 
Du Bien et du Mal moral 
 50
444. 
De la Grandeur d’âme 
 56
45. 
Du Courage 
 59
46. 
Du Beau et du Bon 
 62

RÉFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS.
Avertissement 
 63
1. 
Sur le Pyrrhonisme 
 Ib.
2. 
Sur la Nature et la Coutume 
 65
3. 
Nulle jouissance sans action 
 67
4. 
De la Certitude des principes 
 68
5. 
Du Défaut de la plupart des choses 
 69
6. 
De l’Âme 
 Ib.
7. 
Des Romans 
 70
8. 
Contre la Médiocrité 
 71
9. 
Sur la Noblesse 
 Ib.
10. 
Sur la Fortune 
 72
11. 
Contre la Vanité 
 Ib.
12. 
Ne point sortir de son caractère 
 73
13. 
Du pouvoir de l’activité 
 74
14. 
Sur la Dispute 
 Ib.
15. 
Sujétion de l’esprit de l’homme 
 75
16. 
On ne peut être dupe de la vertu 
 76
17. Sur la Familiarité 77
18. Nécessité de faire des fautes 78
19. Sur la Libéralité 79
20. Maxime de Pascal expliquée 81
21. L’Esprit naturel et le Simple 82
22. Du Bonheur 83
23. L’homme vertueux dépeint par son génie Ib.
24. Sur l’Histoire des hommes illustres 84
25. [Sur l’Injustice envers les grands hommes] 85
26. [Sur les Gens de lettres] 86
27. [Sur l’Impuissance du mérite] 87
28. [La Nécessité console dans le malheur] 89
29. [Sur les Hasards de la fortune] Ib.
30. [La Vertu est plus chère que le bonheur] 91
31. Il ne faut pas toujours s’en prendre à la fortune Ib.
32. [Sur la Dureté des hommes] 92
33. [Sur la Fermeté dans la conduite] 93
34. La Raison n’est pas juge du sentiment 94
35. L’Activité est dans l’ordre de la nature Ib.
36. [Contre le Mépris des choses humaines] 95
37. [Sur la Politesse] 96
38. [Sur la Tolérance] Ib.
39. [Sur la Compassion] 97
40. [Sur les Misères cachées] Ib.
41. [Sur la Frivolité du monde] 98
42. [Sur le Bel-esprit] 100
43. [Sur le Ton à la mode] Ib.
44. [Sur l’Incapacité des lecteurs] 101
45. [Sur le Merveilleux] 102
46. Sur les Anciens et les Modernes 103
47. [On peut rougir d’une vertu] 104
48. [Sur les Armées d’à-présent] Ib.
49. Regarder moins aux Actions qu’aux Sentiments 105
50. [Contre l’Esprit d’emprunt] 106
51. Sur la Simplicité et contre l’Abus de l’art 107
52. Il est profitable et permis d’écrire 108
53. [Les Préceptes corrigent peu] 109
54. Sur la Morale et la Physique 110
55. [Sur l’Étude des sciences] 112
CONSEILS A UN JEUNE HOMME.
1. Sur les Conséquences de la conduite 114
2. Sur Ce que les femmes appellent un homme aimable 115
3. Ne pas se laisser décourager par le sentiment de ses faiblesses 116
4. Sur le Bien de la familiarité 117
5. Sur les Moyens de vivre en paix avec les hommes Ib.
6. Sur une Maxime du Cardinal de Retz 118
7. Sur l’Empressement des hommes à se rechercher, et leur Facilité à se dégoûter 120
8. Sur le Mépris des petites finesses 122
9. Aimer les passions nobles Ib.
10. Quand il faut sortir de sa sphère 123
11. Du Faux jugement que l’on porte des choses 124
12. [Il faut avoir les talents de son état] 126
—————
Discours sur la Gloire 128
Discours sur les Plaisirs 138
Éloge de Paul-Hippolyte-Emmanuel de Seytres 141
Discours sur le Caractère des différents siècles 151
Discours sur les Mœurs du siècle 165
Discours sur l’Inégalité des richesses 171
Éloge de Louis XV 184
Traité sur le Libre-arbitre 190
Réponses aux Conséquences de la nécessité 209
Sur la Justice 217
Sur la Providence 218
Sur l’Économie de l’univers Ib.
Imitation de Pascal 220
Méditation sur la Foi 225
RÉFLEXIONS CRITIQUES SUR QUELQUES POÈTES.
1. La Fontaine 233
2. Boileau 234
3. Chaulieu 236
4. Molière 237
5-6. Corneille et Racine 239
7. Quinault 253
8. J. B. Rousseau 255
9. Sur quelques ouvrages de M. de Voltaire 262
FRAGMENTS.
1. Les Orateurs 269
2. Sur La Bruyère 271
3. Sur Fénelon 272
4. Sur Pascal et Bossuet 273
5. Sur les Prosateurs du 17e siècle 274
6. [Sur Descartes] Ib.
7. Sur Montaigne et Pascal Ib.
8. Sur Fontenelle 276
9. [Sur les Mauvais écrivains] 277
10. Sur un Défaut des poètes 279
11. Sur l’Ode Ib.
12. Sur la Poésie et l’Éloquence 280
13. Sur la Vérité et l’Éloquence 284
14. Sur l’Expression dans le style Ib.
15. Sur la Difficulté de peindre les caractères Ib.
ESSAI SUR QUELQUES CARACTÈRES.
Préface 286
1. Clazomène, ou la Vertu malheureuse 288
2. [Phérécide, ou l’Ambition trompée] 290
3. Thersite 291
4. Pison, ou l’Impertinent 293
5. Lentulus, ou le Factieux 294
6. Oronte, ou le Vieux Fou 296
7. [Othon, ou le Débauché] 297
8. Les Jeunes gens 299
9. Aceste, ou l’Amour ingénu 300
10. Phalante, ou le Scélérat 302
11. [Termosiris] 303
12. Lipse, ou l’Homme sans principes 304
13. [Masis] 305
14. Thyeste 306
15. Érasme, ou l’Esprit présomptueux 307
16. Callisthène 308
17. L’Étourdi 309
18. Alcippe Ib.
19. L’Homme du monde 310
20. Thrasille, ou les Gens à la mode 311
21. Phocas, ou la Fausse singularité 312
22. [Le Rieur] 314
23. Horace, ou l’Enthousiaste 315
24. [Hégésippe] 316
25. Titus, ou l’Activité 318
26. L’Homme pesant 319
27. [Erox, ou le Fat] 320
28. [Varus, ou la Libéralité] 321
29. [Polidore, ou l’Homme faible] 323
30. [L’Homme inconséquent] 325
31. [Lycas, ou l’Homme ferme] 326
32. [Tryphon] Ib.
33. [L’Esprit de manége] 328
34. Ergaste, ou l’Officieux par vanité 329
35. Cyrus, ou l’Esprit agité 330
36. [Ménalque, ou l’Esprit moyen] 331
37. Théophile, ou l’Esprit profond 332
38. [Eurymaque, ou le Fourbe] 334
39. Turnus, ou le Chef de parti 335
40. [Hermas, ou la Sotte ambition] 339
41. Cléon, ou la Folle ambition 340
42. Clodius, ou le Séditieux 342
43. [Les Grands] 346
44. [La Bourgeoisie] 348
45. [Les Bas-Fonds] 349
46. [Inconstance des Hommes] 350
47. [Anselme] Ib.
48. Midas, ou le Sot qui est glorieux 351
49. Lacon, ou le Petit homme 352
50. Le Flatteur insipide 354
51. Caritès, ou le Grammairien 355
52. Isocrate, ou le Bel-esprit moderne Ib.
53. Lysias, ou la Fausse éloquence 358
54. Le Lecteur-auteur 360
55. [Eumolpe, ou le Mauvais poète] 362
56. [Théobalde, ou le Grimaud] 363
57. Bathylle, ou l’Auteur frivole 364
58. Cotin, ou la Fausse grandeur 365
59. Egée, ou le Bon esprit 368
60. Sénèque, ou l’Orateur de la vertu 369

RÉFLEXIONS ET MAXIMES 373
  1. Var. : « Toutes les fois que la littérature et l’esprit de raisonnement deviendront le partage de toute une nation, il arrivera, connue dans les États populaires, qu’il n’y mira point de puérilités et de sottises qui ne se produisent, et ne trouvent des partisans, » — Autre Var. : « Lorsque les réflexions se multiplient, les erreurs et les connaissances augmentent dans la même proportion. » — Autre Var. : « Ceux qui viendront après nous sauront peut-être plus que nous, et ils s’en croiront plus d’esprit ; mais seront-ils plus heureux ou plus sages ? Nous-mêmes, qui savons beaucoup, sommes-nous meilleurs que nos pères, qui savaient si peu ? » — Autre Var. : « Il arrivera peut-être que la raison humaine se perfectionnera encore beaucoup, et que ce que nous savons ne sera plus rien ; mais ceux qui pourront nous passer dans les routes que nous leur ouvrons, et qui s’en croiront plus d’esprit, n’en vaudront pas mieux par le cœur. »
  2. Var. : « Au contraire. Ce n’est pas non plus étendre les limites des arts que d’admettre les mauvais genres ; c’est gâter le goût. Il faut détromper les hommes des faux plaisirs, pour les faire jouir des véritables ; et, quand même on supposerait qu’il n’y a point de faux plaisirs, toujours serait-il raisonnable de combattre ceux qui sont dépravés et méprisables, car on ne peut nier qu’il y en ait de tels. »
  3. [Bien. — V.]
  4. Add. : [« Cet art, n’ayant point de rapport aux occupations ordinaires, et étant plus propre à nous détourner de la fortune et des affaires qu’à nous y servir, demande trop d’application, et absorbe trop l’esprit des hommes qui sont nés pour l’action. »] — Autre Add. : « Des hommes de ce caractère, qui portaient si loin leurs idées, n’avaient pas assez de loisir pour un art qui n’a nul rapport aux occupations ordinaires, et ne s’allie pas aux devoirs et aux bienséances du monde. Cependant, la plupart ont aimé la poésie et la musique même, qui est une autre sorte de poésie ; mais ils regardaient l’une et l’autre comme un simple délassement, et n’osaient en faire une étude ; ces sublimes amusements prendraient trop de temps dans la vie de ceux qui la vouent à l’action. » — Dans la 1re édition, cette pensée faisait partie d’une série de réflexions que Vauvenargues avait réunies sous ces titres : Sur la vérité et l’éloquence ; De l’art et du goût d’écrire, et dans lesquelles il semblait occupé de défendre et de justifier, au moins indirectement, la détermination qu’il avait prise de se vouer aux lettres ; mais, dans la seconde édition, il supprima les deux titres, dissémina quelques pensées dans les Maximes, et réserva les autres pour les Réflexions sur divers sujets, ou pour les Fragments. — (Voir entr’autres la 52e Réflexion et le 13e Fragment.) — G.
  5. Var. : « Ceux qui veulent toujours tromper, ne trompent point. » — Voir la Maxime 97e, page 383. — G.
  6. Add. : [ « Parce qu’ils sont très-convaincus que la vérité est nécessaire à l’éloquence, dont elle est le but naturel ; ceux qui emploient leurs paroles pour une autre fin, ne connaissent guère cet art ; ils suivent l’ombre au lieu du corps, et s’égarent visiblement. » ]
  7. Var. : « Ceux qui emploient leurs paroles pour une autre fin que la vérité, ne connaissent pas les principes de l’éloquence. S’ils persuadent quelquefois les hommes par de simples apparences, qu’ils jugent par ce succès combien la vérité elle-même est éloquente et supérieure à leur art. »
  8. [Beau. — V.]
  9. Var. : [« Cependant bien des gens médiocres ne croient pas que ce philosophe fût fort judicieux, et ils voudraient bien en conclure » que l’imagination, etc.]
  10. Var. : « Les grands hommes parlent si clairement, que les sophistes ne s’aperçoivent pas qu’ils pensent profondément. » — Cette phrase de la 1re édition était amphibologique, et c’est pour cela, sans doute, que Vauvenargues en a changé la rédaction. — G.
  11. Var. : « La vérité toute nue, quelque éclat qu’elle ait, ne les frappe pas ; ils veulent des définitions, des divisions, des détails et des arguments. » — À propos de ce dernier membre de phrase, Voltaire fait observer avec raison que c’est précisément cela qui est nu ; aussi Vauvenargues a-t-il supprimé le premier. — G.
  12. Add. : [ « Accoutumés à voir la vérité au travers d’un nuage, ils la méprisent, ou ils s’en défient, lorsqu’elle se montre sous un jour éclatant. Leur esprit ressemble à ces verres qui brisent les rayons de la lumière, et qui multiplient les objets ; ils ne connaissent point cette sagacité qui les rapproche, qui en fait un seul tout, qui, sans languir jamais autour des questions, en saisit tout à coup le nœud, marche et conclut rapidement, en simplifiant toutes choses. Pour être estimé de ces gens-là, il ne faut être ni trop éloquent, ni trop concis, ni trop clair. » ]
  13. Var. : « Sans donner l’exclusion à tous les autres. »
  14. Var. : « Un autre inconvénient non moins fâcheux, c’est que le peuple suit les décisions de ceux qui ont primé dans quelque genre. Quand l’esprit de finesse est à la mode, ce sont les esprits fins qui jugent les autres ; quand les géomètres dominent, ce sont eux qui donnent le ton. » — Cette réflexion est à l’adresse de Dalembert, et surtout de Fontenelle. — Voir le 12e Fragment, où Vauvenargues défend formellement contre ce dernier la poésie et l’éloquence. — G.
  15. Les diverses éditions donnent, en variante à cette Maxime, un passage que Vauvenargues avait supprimé, comme faisant double emploi avec la 25e Réflexion (voir page 85). — G.
  16. Var. : [« Ce qu’on trouve obscur dans certains moments, on l’entend aisément un autre jour, ou à une autre heure ; et ce qu’on a le mieux compris, quelquefois, on cesse tout à coup de le comprendre. La pénétration, l’invention, la vivacité, la prudence, ne sont pas de toutes les heures ; la mémoire même se fait quelquefois beaucoup attendre ; elle a ses inégalités, ses caprices, et elle agit trop tôt, ou trop tard. »]
  17. Var. : « S’il sied bien à une âme juste d’avoir de l’indulgence pour les hommes qui honorent l’humanité, c’est surtout pour ceux dont la gloire a souffert de légères taches, et, s’il faut excuser leurs erreurs, c’est principalement pendant qu’ils vivent. »
  18. C’est ce que Vauvenargues a fait pour Voltaire, à toute occasion. — G.
  19. Dans cette Maxime, et dans les quatorze suivantes, Vauvenargues a évidemment en vue Pascal, et surtout La Rochefoucauld, qu’il nomme dans la 299e. — G.
  20. Var. : « Il est peu de leçons utiles dans les meilleurs livres, depuis que la faiblesse de l’esprit humain est devenue le champ de tous les lieux-communs des philosophes. »
  21. Var. : « Je trouve plaisant que quelqu’un aspire à se faire admirer, en insinuant que nous sommes des dupes d’estimer Alexandre ou Marc-Aurèle. » — Autre Var. : « Le plaisir le plus délicat des petites âmes est de découvrir le défaut des grandes ; on ne devrait point imposer par ce pauvre genre d’esprit. Je ne puis admirer un auteur qui réclame en vers insultants contre les vertus d’Alexandre. » — Ces deux variantes désignent clairement J.-B. Rousseau, que Vauvenargues a déjà attaqué sur ce point. (Voir l’article Rousseau, page 255.) — G.
  22. Voltaire remarque que cette pensée et les deux précédentes vont droit à Pascal. — G.
  23. Amour-propre employé encore pour amour de soi. — S.
  24. [Bien, très-bien. — V.]
  25. [Bien, très-bien. — V.]
  26. [Bien, très-bien. — V.]
  27. Var. : « Point du tout : l’intérêt d’un esprit bien fait ne se trouve guère dans le vice, et son inclination et sa raison y répugnent trop fortement. »
  28. [Bien, très-bien. — V.]
  29. [Bien, très-bien. — V.] La plupart de ces idées se retrouvent, en substance, dans les 24e et 43e chap. de l’Introduction à la Connaissance de l’Esprit humain. — G.
  30. Var. : [ « Certes, ils ont raison : le fantôme de leur invention ni n’existe, ni ne peut être ; mais la vraie vertu, celle qui est au-dessus de leur esprit, comme au-dessus de leur cœur, et qui consiste principalement dans la supériorité des âmes fortes et tendres sur les âmes faibles, celle-là, dis-je, n’en est pas moins réelle, ni moins estimable. » ]
  31. La Rochefoucauld. — G.
  32. Var. : « C’est qu’ils supposent toujours les hommes autres qu’ils ne sont, c’est qu’ils les accablent de préceptes sévères et impraticables, c’est qu’ils ne proposent point à la vertu de vrais et d’aimables motifs. La morale serait peut-être la plus agréable et la plus utile des sciences, si elle n’était pas lu plus fardée, et ne rebutait pas ainsi les cœurs les mieux faits. »
  33. Add. : [« Misérables victimes de leur circonspection, les entraves de leur prudence retiennent leur courage, et leurs paroles énervées et languissantes — ne sont que l’image et la preuve de l’avilissement de leur cœur. »]
  34. Var. : « N’ont pu rendre les peuples plus tranquilles et plus polis, sans, » etc. — Voir la 184e Maxime, et la note qui s’y rapporte, p. 392, 393 — G.
  35. [Au moins, n’ont-ils pas les mêmes dehors. — V.]
  36. [Mauvais. — V.]
  37. La 1re édition ajoutait : Ni sage par choix, et Voltaire demandait : pourquoi donc ? — G.
  38. [Bien. — V.] — Dans la 1re édition, les trois pensées de cette Maxime étaient séparées ; leur liaison n’est peut-être pas assez étroite ; cependant, la seconde est la confirmation de la première, et la dernière, la conclusion. Pour prouver l’impuissance de la ruse, Vauvenargues cite la maison d’Autriche, dont la supériorité diplomatique n’a duré qu’autant qu’a duré sa supériorité militaire, et il en conclut qu’en dépit des négociateurs, c’est la force qui traite. — G.
  39. Var. : « Notre vie ressemble à un jeu où toutes, » etc. — [Bien. — V.]
  40. Var. : « Et c’est là ce qui fait que nous n’hésitons pas dans la pratique, malgré l’incertitude de notre créance. » — Dans la version définitive, c’est ce qui fait porte sur le dernier membre de phrase (nous sommes décidés à suivre nos passions), et non sur le premier (l’indifférente où nous sommes). — G.
  41. Var. : « Nous avons plus de foi à la coutume et à la tradition de nos pères qu’à notre raison. » — Dans cette Maxime, dans les huit ou dix qui suivent, et dans la 918e, on voit clairement les hésitations de Vauvenargues sur les matières de foi ; il oppose la raison à la tradition, et, d’un autre côté, il ne voit pas que ceux qui se moquent des augures aient plus d’esprit que ceux qui y croient ; il s’explique la foi, par l’intérêt du cœur, ou par les fantômes de la peur, et, par contre, il ne peut s’expliquer l’intrépidité d’un homme incrédule. — Voir, sur ces alternatives, la dernière note de la Méditation sur la Foi, page 230. — G.
  42. Var. : « Dépend plus de notre âme que de notre esprit. »
  43. Vauvenargues a exprimé la même idée dans le Discours sur le Caractère des différents siècles. Les diverses éditions donnent, à la suite, une pensée reprise mot pour mot du même Discours. — Voir la note 1re, page 153. — G.
  44. Var. : « Quand je vois qu’un homme d’esprit, dans le plus éclairé de tous les siècles, n’ose se mettre à table si l’on est treize, il n’y a plus d’erreur, ni ancienne ni moderne, qui m’étonne. »
  45. [Plutôt : la Religion. — V.] — Dans la 6e lettre à Saint-Vincens, Vauvenargues dit de même : « Cette Foi, qui est la consolation des misérables, est le supplice des heureux. » — G.
  46. Rapprochez de la 318e Maxime, page 399. — G.
  47. Var. : « Le monde fourmille de philosophes qui se disputent la vaine gloire de connaître la faiblesse de l’esprit humain ; mais il y en a peu qui distinguent les bornes précises de cette faiblesse, et qui sachent en tirer des conséquences ; ils fardent à l’envi la vérité, qui n’est pas leur but, et nul ne donne des préceptes utiles. »
  48. Voir, page 452, la Maxime 560e, qui n’est que le développement de celle-ci. — G.
  49. [À examiner. — V.]
  50. Ici s’arrêtent les Maximes publiées par Vauvenargues dans sa seconde édition. Les suivantes sont posthumes, et celles que l’on trouvera entre crochets, paraissent, pour la première fois, au nombre de près de deux-cents. Le lecteur pourra s’assurer qu’elles ne sont pas les moins intéressantes du recueil. — G.
  51. Add. : [« C’est la langue la plus aimable, et, toutefois, celle que les hommes aiment le moins à parler. » ]
  52. Voir la note de la page 206. — G.
  53. Add. : [ « Y a-t-il donc tant de choses qu’on ne puisse dire avec simplicité et avec force ? » ] — Var. : [ « Ce qu’on appelle un discours académique, est, selon moi, un discours contre les règles de la vraie éloquence. » ]
  54. Les Tirynthiens, peuplade grecque du Péloponèse. — G.
  55. Parce que ce peuple avait, au moins, conscience de sa folie, puisqu’il voulait en guérir, tandis que nous n’avons pas conscience de la nôtre. — G.
  56. Montéclair (Michel), célèbre musicien, né près de Chumont en Bassigny, en 1666, montra dès sa plus tendre enfance, de la disposition pour la musique ; il reçut les premières leçons de Moreau, maître de chapelle de la cathédrale de Langres. En 1700, il vint à Paris, entra a l’orchestre de l’Opéra ; il fut le premier qui joua de la contrebasse. Il mourut en septembre 1737, suivant Du Tillet, et le 24 mars de la même année, selon l’auteur du Mercure (mars 1738, p. 566). On a de lui plusieurs ouvrages estimés des musiciens : il a mis en musique trois poèmes de l’abbé Pellegrin, et entre autres la tragédie de Jephté, représentée en 1731. — B.
  57. Pellegrin (Simon-Joseph), né à Marseille en 1663, d’abord religieux de l’ordre des Servites, et depuis abbé de Cluny, mourut le 5 septembre 1745. — B.
  58. Voir, page 253, le morceau intitulé Quinault. — G.
  59. Rapprochez des 211e et 215e maximes, pages 397, 398. — G.
  60. Var. : [ « Peu de chose suffit à la nature, rien à l’opinion : maxime très-fausse ; l’opinion se contenterait de peu de chose, si la nature n’était insatiable. C’est l’opinion qui flatte un négociant qu’il pourra se reposer après un certain bien acquis, et c’est la nature qui le détrompe, lorsqu’il a amassé ce bien ; c’est l’opinion qui fait croire à un ambitieux qu’il sera heureux dans tel poste qu’il désire ; mais c’est la nature qui le détrompe, lorsqu’il y est parvenu ; c’est l’opinion qui persuade à un homme amoureux qu’il n’a besoin que de la possession de sa maîtresse pour vivre content ; mais c’est la nature qui lui fait désirer bientôt d’autres conquêtes. Pour parler plus exactement, c’est la nature qui nous trompe, et qui nous détrompe ; c’est elle qui borne, et qui étend nos opinions ; l’opinion est toujours à ses ordres ; que la nature soit contente, l’opinion l’est. Pourquoi avons-nous tant d’estime pour nous-mêmes, sinon parce que la nature nous la donne ? » ]
  61. Var. : [« Les hommes sont trop intéressés et trop impérieux pour apprendre à leurs enfants la générosité et l’indépendance ; ils ne leur apprennent qu’à être économes et souples ; ils les enivrent des petites choses dont eux-mêmes sont possédés ; il faudrait plutôt cultiver leur caractère propre, et leur inspirer de n’en jamais sortir. »]
  62. Nous l’avons assez vu, c’est la méthode ordinaire de Vauvenargues ; il se replie sur lui-même. Cette phrase, seule, justifierait le parti que nous avons pris dans notre commentaire, comme dans notre Éloge, de chercher la biographie morale de Vauvenargues dans son œuvre même. — G. — Var. : « Les hommes médiocres empruntent au dehors le peu de connaissances et de lumieres qu’ils paraissent tirer de leur propre fonds ; mais les âmes supérieures trouvent en elles-mêmes un grand nombre de choses extérieures. »
  63. Var. : [« Si les richesses s’épuisent par la profusion ; si la gloire se ternit par l’inaction ; en un mot, si tous les avantages acquis se perdent par le défaut des qualités qui les procurent, cela est vrai surtout a l’ègard des grands, qui ne peuvent conserver le crédit et la considération de leur fortune que par l’ambition qui l’a faite. Mais, tandis qu’ils se laissent amollir par les plaisirs, et qu’ils font consister la grandeur dans le faste, dans les excès, et dans le dédain pour les autres hommes, qui leur fera entendre ces vérités ? »]
  64. On sait que Vauvenargues est né le 6 août 1715, moins d’un mois avant la mort de Louis XIV. — G.
  65. Var. : [« Un vieillard, qui est devenu sourd, et qui n’aime plus la musique, croit s’être guéri d’une erreur, et n’estime plus l’harmonie ; voilà ce que les hommes appellent juger de sang-froid. »] — Autre Var. : [« Mépriser la musique, par défaut d’oreille, dédaigner ce qu’on ne voit point, nier ce qui échappe à nos sens, me parait une image assez vive de ce qu’on appelle avoir du sang-froid. »] — Autre Var. : « J’ai connu un vieillard devenu sourd, qui n’estimait plus la musique, parce qu’il en jugeait alors, disait-il, sans passion. Voilà, en effet, ce que les hommes appellent juger de sang-froid. »
  66. Voyez les Maximes 122e et 287e. — G.
  67. Var. : [« Que de formalités pour faire mourir un Romain ! Combien de gens furent convaincus d’avoir trempé dans la conjuration de Catilina. Cependant, de tout de complices, le sénat ne punit que Lentulus. »]
  68. Rapprochez de la 38e Réflexion (sur la Tolérance), page 96. — G.
  69. Ici encore, Vauvenargues pense à Corneille. — Dans les diverses éditions, cette Maxime fluit par une phrase que nous avons supprimée, parce qu’elle se trouve déjà dans la 25e Réflexion', page 85. — G.
  70. Rapprochez de la 43e Reflexion, page 100. — G.
  71. Voir la Maxime 301e. — G.
  72. Var. : « Qui a fait les partages de la terre, si ce n’est la force ? Toute l’occupation de la justice est à maintenir les lois de la violence. »
  73. L’édifice dont il s’agit, c’est, sans doute, la philosophie, ou, au moins, la morale. Vauvenargues a rarement employé ce ton d’apologue, assez fréquent dans La Bruyère. — G.
  74. Cette pensée est la suite de la précédente. — G.
  75. Var. : « Il semble que la raison, qui se communique aisément et se perfectionne quelquefois, devrait perdre d’autant plus vite son lustre et le mérite de la nouveauté. Cependant ceux qui conçoivent les choses dans toute leur force, et qui poussent la sagacité jusqu’au terme de l’esprit humain, impriment leur haut caractère dans leurs expressions ; et, comme le reste des hommes ne peut atteindre la perfection de leurs idées ot de leurs discours, leurs écrits paraissent toujours originaux, pareils à ces chefs-d’œuvre de sculpture, qui sont depuis tant de siècles sous les yeux de tout le monde, et que personne ne peut imiter. »
  76. Add. : [ « Tant il est difficile de conserver la liberté de son propre esprit, lorqu’on a les passions et les talents qui subjuguent l’esprit des autres »] — Dans les éditions précédentes, cette pensée forme deux Maximes ; elles sont réunies dans le manuscrit que nous avons sous les yeux. — G.
  77. Rapprochez de la Maxime 286e et de ses variantes. — G.
  78. Voir le 59e Caractère (Égée, ou le bon Esprit). — G.
  79. Voir la Maxime 276e. — G.
  80. Voir le 52e Caractère (Isocrate). — G.
  81. C’est dire que la prudence est à peu près aveugle per elle-même. Vauvenargues, en général, est aussi dédaigneux pour la prudence que pour la raison, et les maltraite toutes deux également ; il aime mieux le courage, et ce qu’il appelle le bon instinct. — G.
  82. Rapprochez des Maximes 25e et 26e. — G.
  83. Voir la Maxime 27e. — G.
  84. Voir les Maximes 28e et 395e. — G.
  85. Rapprochez des Maximes 75e et 285e. — G
  86. Var. : [ « C’est peut-être une sorte de noblesse dans les hommes, et un des plus beaux privilèges de leur être, de se passer si aisément d’une plus grande perfection. » ]
  87. Voyez la Maxime 78e. — G.
  88. Voir la Maxime 276e. — G.
  89. Voir la Maxime 54e. — G.
  90. Rapprochez de la 46e Reflexion, page 103. — G.
  91. Pascal exprime la même idée dans les 31e et 33e l’entrées, de l’article IX de la 1re partie. — G.
  92. Rapprochez de la 315e. — Vauvenargues fait sans doute allusion à l’espèrance dont il s’était flatté, et dont il avait été dupe auprès du ministre Amelot. — G.
  93. Voir la Maxime 415e. — G.
  94. Rapprochez cette Maxime et la suivante de la Variante de la 272e. — G.
  95. Rapprochez de la Maxime 227e et de ses variantes.
  96. Voir la Maxime 328e. — G.
  97. Il n’est pas possible de s’y méprendre : dans cette Maxime, dans la précédente, et dans les trois qui suivent, il y a des retours de Vauvenargues sur lui-même. — Voir notre Éloge. — G.
  98. Rapprochez de la Maxime 88e. — G.
  99. Faut-il rappeler, à propos de cette Maxime et des suivantes, que Vauvenargues avait voulu entrer dans la diplomatie ? — G.
  100. Il est douteux qu’un ministre se fût long-temps accommodé de ces idées d’indépendance, et que Vauvenargues eût été bien loin dans la carrière des négociation — G.
  101. Rapprochez de la Maxime 412e. — G.
  102. Rapprochez de la Maxime 182e. — G.
  103. Voir la 2e note de la page 80. — G.
  104. Var. : [ « Un homme qui n’oserait porter des bas gris, si la mode est d’en porter de blancs, se plaint que le gouvemement ne laisse pas assez de liberté aux hommes. Eh ! les hommes en sont-ils capables, eux qui se fout, sur leur chaussure, des lois auxquelles ils n’auraient garde de désobéir ? »
  105. Rapprochez cette Maxime et la précédente des 248e et 249e. — G.
  106. Voir la 35e Réflexion, page 94.
  107. Rapprochez cette pensée et les quatre qui suivent du 60e Caractère (Sénèque). — G.
  108. Vauvenargues avait grandement endommagé sa modeste fortune au service, qui était alors fort onéreux pour les officiers. (Voir la 48e Réflexion, page 104.) — G.
  109. Voir la Maxime 37e. — G.
  110. Rapprochez de la Maxime 115e. — G.
  111. Voir la Maxime 194e. — G.
  112. Voir la note de la page 160. — G.
  113. Rapprochez de la Maxime 562e. — G.
  114. Sans s’en apercevoir, Vauvenargues fait du tort à la Henriade et aux Tragédies de Voltaire ; je doute que celui-ci eût fort goûté cette Maxime. — G.
  115. Le principal intérêt de ces Maximes inédites, notamment de cell-ci, de la suivante et des 661e, 662e et 663e, c’est que l’auteur y est lui-même partie intervenante. Mieux que toutes celles qu’il a publiées, elles nous montrent le procédé de Vauvenargues : au théâtre, en voyage, aux eaux, partout, il observait tout, et tous, jusqu’à son laquais. Il jetait d’abord sur le papier ses observations, telles qu’il venait de les recueillir ; puis, lorsqu’il s’agissait de les faire entrer dans son livre, il en ôtait la forme personnelle, afin de leur donner une couleur plus générale. Le lecteur n’aura qu’à comparer la 384e Pensée avec ses trois variantes, dont la dernière, seule, a été publiée, pour se rendre un compte exact du procédé dont nous parlons, et peut-être regrettera-t-il avec nous de n’avoir pas pour toutes les Maximes, comme pour celles dont nous parlons, l’expression première de la pensée de Vauvenargues. — G.
  116. Ce mot est à noter ; il marque le respect de Vauvenargues pour l’intelligence ; ici le laquais a disparu, l’égalité est rétablie. Ajoutons que Vauvenargues méritait plus que personne d’avoir à son service un homme d’autant de sens. N’est-ce pas aussi le cas de rappeler que, vers le même temps, il y avait quelque part un autre laquais, qui s’appelait J.-J. Rousseau ? — G.
  117. Voir la Maxime 282e. — G.
  118. La même pensée se retrouve dans les Réflexions sur Corneille. — Voir page 246. — G.
  119. Rapprochez de la Maxime 179e. — G.
  120. Voir la Maxime 206e. — G.
  121. Voir la Maxime 277e. — G.
  122. Voir la Maxime 240e. — G.
  123. Rapprochez cette Maxime et la suivante des 375e-377e. — G.
  124. Rapprochez de la 48e Réflexion, page 104. — G.
  125. Dans la seconde édition de son livre, Vauvenargues, conseillé par Voltaire, avait supprimé les Maximes qui suivent (voir l’Avertissement, page 373) ; cependant, les divers éditeurs les ont rétablies, de leur chef, sans même en avertir le lecteur. Comme elles étaient acquises à la publicité, nous en avons déjà donné un grand nombre, à titre de variantes aux Maximes remaniées par l’auteur, et nous donnons ici les autres, mais en caractères plus petits, afin de les distinguer de celles qu’il maintenait définitivement. Nous y joignons les notes inédites de Voltaire, qui ont motivé la plupart des suppressions faites par Vauvenargues. Qu’il n’y ait rien à regretter dans ces suppressions, et que les critiques de Voltaire soient toutes également heureuses, c’est ce dont le lecteur pourra juger. — G.
  126. Add. : [ « Nous qui ne savons pas les langues mortes, nous puisons parmi ces derniers ; on dit là-dessus que rien n’est plus facile ; mais c’est une erreur très-injuste. » ]
  127. Rapprochez de la Maxime 398e. — G.
  128. [Oui, mais imprimer ? — V.]
  129. Dans les éditions précédentes, cette Maxime est suivie d’une pensée répétée, mot pour mot, du 28e chap. de l’Introduction à la Connaissance de l’Esprit humain, et que, pour cette raison, nous avons supprimée. — G.
  130. Ici, Vauvenargues ne conclut pas ; mais, partout ailleurs, il déclare que le manque de passions n’est que faiblesse, et médiocrité de génie. — G.
  131. Rapprochez cette Maxime et la précédente des 302e-305e. — G.
  132. [Obscur, et peu lié. — V.] — Cette pensée est obscure ; l’auteur veut dire, je crois, que c’est la conviction que nous avons de notre incapacité, qui nous fait abandonner tant de choses au hasard. Il n’y a rien de plus rare dans le monde, dit-il ensuite, que les grands talents et que le mérite des emplois ; le mérite des emplois est une ellipse forcée. L’auteur ajoute  : la fortune est plus partiale qu’elle n’est injuste, c’est-à-dire qu’entre des concurrents sans moyens, elle n’est pas injuste en refusant un emploi à tel qui ne le mérite pas, mais partiale, en l’accordant à tel autre, qui ne le mérite pas davantage. — S. — Suard explique très-bien la dernière phrase ; mais il n’a pas compris la première ; conviction est employé par Vauvenargues dans le sens de preuve, et, en substituant ce dernier mot à l’autre, la phrase devient très-claire. — G.
  133. Rapprochez de la Maxime 104e. — G.
  134. [Cela est-il bien vrai ? — V.] — Var. : [ « Il n’est donc pas décidé qu’ils soient plus sensibles au gain qu’a l’honneur, tel qu’ils l’imaginent. » ]
  135. On ne voit pas quelle est la liaison des deux parties de cette Maxime, ce qui la rend très-obscure. En disant que jamais de véritablement grands hommes ne se sont amusés à tourner des fables, vent-il dire que c’est un art d’instinct, d’inspiration ? Mais cela pourrait se dire de beaucoup d’autres genres de talents poétiques. Faut-il le prendre dans un sens défavorable ? On a peine à le concevoir d’après les éloges qu’il donne à La Fontaine dans ses Réflexions sur les poètes. On voit plus vivement encore, dans ses Lettres à Voltaire, l’admiration que lui inspirait le talent de La Fontaine, qu’il a même défendu contre Voltaire. — S. — La liaison des deux parties de cette pensée est immédiate. Vauvenargues faisait grand cas du génie de La Fontaine (voir la 1re Réflexion critique, page 233), mais il n’estimait que médiocrement la fable, de même que le roman, l’allégorie et, en général, tous les genres de fiction. — (Voir des Romans, page 70 ; Sur le merveilleux, page 102, et un passage sur les Allégories de Rousseau, page 260.) Du reste, Voltaire qui, certes, n’etait pas prévenu en faveur de La Fontaine, trouvait cette réflexion mauvaise (exemplaire d’Aix), et c’est lui qui l’a fait retrancher à Vauvenargues. — G.
  136. [Mauvais. — V.]
  137. [Non. — V.]
  138. Voyez la Maxime 472e. — G.
  139. Rapprochez de la Maxime 141e. — G.
  140. a, b, c, d et e [Faible. — V.]
  141. [La belle nouvelle ! — V.]
  142. [Louche. — V.]
  143. Var.: « Il n’y a rien de si froid au monde que ce qu’on a pense pour les autres. »
  144. a, b et c [Mauvais. — V.]
  145. [Louche. — V.]
  146. Ici, Voltaire emploie ironiquement l’affirmation allemande ia, comme pour signifier que la proposition de Vauvenargues va de soi, et n’a pas besoin d’être énoncée. — G.
  147. [Non. — V.]
  148. [On le sait. — V.]
  149. [Fausse, non ; mais fade. — V.]
  150. [Obscur. — V.]
  151. a et b [Faible. — V.]
  152. [Obscur. — V.] — Il faut chercher dans quelques Maximes précédentes, notamment dans la 20e et ses variantes, l’explication de celle-ci. Vauvenargues ne fait pas grand état de la raison, de la réflexion, de la prudence, de la sagesse, etc. : il leur préfère le sentiment, l’instinct, le courage, ou ce qu’il appelle la vertu, en prenant le mot dans le sens de force active ; et, comme il a déclaré plus haut que la raison est inutile ou impuissante pour les faibles, il déclare ici que la sagesse n’est bonne qu’à les tourmenter, sans profit pour eux, parce que la faiblesse est un mal sans remède. — Voir aussi la Maxime 430e, et la note qui s’y rapporte. — G.
  153. La pensée de Vauvenargues est que : si la liberté illimitée étend tous les vices, elle étend aussi toutes les vertus ; dans la 675e Maxime, il dit à peu près de même que les hommes ne font jamais de si grandes choses, que lorsqu’ils peuvent faire impunément bien des sottises. Tel est son goût pour le mouvement, que la licence même ne lui, déplaît pas ; les 5e et 42e Caractères (Lentulus et Clodius) en fournissent la preuve, et pourraient servir de commentaire aux deux Maximes dont nous parlons. — G.
  154. [Mauvais. — V.]
  155. [Obscur. — V.] — La Maxime 625e fait comprendre celle-ci. — G.
  156. [Trivial. — V.]
  157. [Commun. — V.]
  158. a et b [Faible ; poésie. — V.] — Voila les deux célèbres Maximes dont nous parlons dans notre Éloge ; Voltaire les biffe sur l’exemplaire d’Aix, et Vauvenargues les met au rebut ; en effet, elles ont disparu de la 2e édition. — Voir la note de la Maxime 159e. — G.
  159. Var. : « Qui fait plus de fortunes que la réputation ? et qui donne si sûrement la réputation que le mérite ? »
  160. Rapprochez cette Maxime, et les quatre suivantes, de la 51e. — G.
  161. Voltaire trouve cette Maxime obscure. Rappelons que Vauvenargues l’écrivait, sans doute, au moment où il aspirait à la gloire des lettres ; elle devient très-claire. — G.
  162. Cette Maxime laisse à penser, par contre, que le vice, accompagné de quelque esprit, peut encore être utile, et, en effet, Vauvenargues a plusieurs fois exprimé cette idée, sous différentes formes. (Voir la 4e note dela page 53.) — G.
  163. Var. : « J’ai cherché s’il n’y avait aucun moyen de faire sa fortune sans mérite ; et, me proposant tour à tour le service des grands, celui des femmes, la souplesse et l’adulation, etc., j’ai conclu de tous ces chemins ce qu’on dit ordinairement des jeux de hasard, qu’ils ne conviennent proprement qu’à ceux qui n’ont rien à perdre. » — Rapprochez des Maximes 380e, 760e, et 768e. — G.
  164. [Un sot est-il jamais monté sur un homme d’esprit ? — V.]
  165. Cest-à-dire, je crois, qu’il y a des gens dont le mérite est dans un genre si frivole et si misérable, que les louer selon leur mérite serait les rendre ridicules. — S.
  166. Rapprochez des Maximes 75e, 285e, 458e, 461e et 463e ; cette idée est chère à Vauvenargues. — G.
  167. a et b [Faible — V.]
  168. La même pensée se retrouve, presque en mêmes termes, dans la lettre de Vauvenargues au Roi, datée d’Arras, le 12 décembre 1743. — G.
  169. a et b [Commun. — V.]
  170. a et b [Commun. — V.]
  171. C’est demander à Dieu pourquoi il a fait des hommes ; car s’il y avait seulement deux êtres parfaitement heureux, il y aurait deux dieux, ce qui impliquerait contradiction. Puisqu’il existe des êtres qui ne sont pas des dieux, il doit exister des malheureux. — F. — Mais si l’on demandait à M. de Fortia : pourquoi les uns, plutôt que les autres ? — G.
  172. Sans doute, parce que toutes leurs passions sont concentrées en une seule, ou peut-être parce qu’ils craindraient qu’on ne les crut riches. — G.
  173. C’est-à-dire que, lorsqu’on n’a point de jugement, plus on a d’esprit et plus ou déraisonne. — S.
  174. Fontenelle. — G. — L’auteur veut dire que Socrate était plus sage, et Bayle plus savant. La vie de ces deux hommes a été si différente, qu’elle ne peut guère être mise en opposition, et il fallait un fait plus évident pour prouver qu’il y a peu de sciences utiles. Sans doute, celui qui n’est que savant, et qui reste enfermé dans son cabinet, sans instruire ses semblables par un ouvrage véritablement utile, ne vaut pas l’homme vertueux qui a lu peu de livres, mais qui a consacré sa vie à faire du bien à ses semblables. Si cette vérité est celle que l’auteur a voulu prouver par cette Maxime, elle n’avait besoin que d’être énoncée ; mais il semble que Vauvenargues avait une sorte d’animosité contre Bayle. — F. — Vauvenargues n’a pas plus d’animosité contre Bayle que contre Fontenelle ; mais il n’a jamais varié dans cette opinion que le bon sens vaut mieux que le savoir, de même que l’instinct, ou le sentiment, vaut mieux que la raison. Voltaire ne reprend rien à cette Maxime, quant au fond ; il remarque seulement qu’elle n’est pas bien écrite. — G.
  175. [Mauvais. — V.] — Rapprochez de la Maxime 157e ; voir aussi la 4e note de la page 53. — G.
  176. a et b [Commun, mauvais. — V.]
  177. [Obscur. — V.] — Voici, je crois, le sens de cette pensée, dont, en effet, l’expression n’est pas assez nette:Nous ne voulons nous laisser gouverner par personne, mais nous n’en voulons pas moins gouverner les autres. — G.
  178. [Trivial. — V.] — Rapprochez de la Maxime 559e. — G.
  179. [Mauvais. — V.] — Cette Maxime n’est pas aussi mauvaise que le dit Voltaire, pour ceux qui l’entendent à demi-mot : Vauvenargues avait à se plaindre de ses proches, qui ne se défiaient pas de leurs conseils (Maxime 816e), qui, par leur âge, se croyaient en droit de gouverner sa raison (Maxime 8l7e), qui voulaient le rendre heureux à ses dépens (Maxime 818e), en cherchant à le rétenir, malgré lui, en Provence (voir la 3e note de la page 371), qui lui reprochaient la cerise imprudemment mangeé (Maxime 819e), qui se montraient, à son égard, plus sévères que justes (Maxime 820e), qui lui reprochaient des fautes qui n’en eussent pas été, sans ses malheurs (Maximes 821e), car c’est l’adversité, seule, qui l’a fait paraître imprudent er coupable (Maxime 822e), tandis que le succès l’eût justifié. Bien n’est plus logique et plus intéressant que cette suite de pensées qui s’expliquent les unes par les autres. — G.
  180. [Commun. — V.]
  181. [On a cependant appris à lire. — V.]
  182. [Mauvais. — V.] — Voir la Maxime 475e, qui ne diffère de celle-ci que que par deux mots. — G.
  183. [Mauvais. — V.]
  184. [Horace l’a dit, et mieux. — V.]
  185. [Obscur. — V.] — L’auteur veut dire qu’alors même que l’occasion de les exécuter nous manque, et que, par conséquent, ils restent à l’etat de chimères, les grands desseins nous consolent, du moins, de la réalité. Dans cette Maxime, Vauvenargues trahit une fois de plus la secrète ambition qu’il a couvée pendant toute sa vie. — G.
  186. a, b et c [Inutile. — V.]
  187. Voir la Maxime 16e. — G.
  188. [Faible et répété. — V.]
  189. [Faible. — V.] — Cela paraît hors de doute. Cependant on rencontre souvent telle ou telle personne qui aime peu la vie, et qui craint infiniment la mort. — F. — Voir les Maximes 698e-700e. — G.
  190. Il faut, je crois, l’amour de la gloire. Sans triompher d’elle, c’est-à-dire, je pense, sans la faire mépriser. — S. — Gloire veut dire ici, je crois, forfanterie, et sans triompher d’elle signifie sans parvenir à la mépriser, ou à ne pas la craindre. — G.
  191. [Faux. — V.] Rapprochez des Maximes 364e et 365e. — G.
  192. a, b et c [Commun. — V.]
  193. a et b [Répéte.] — En effet, Vauvenargues revient bien souvent sur la première de ces deux pensées. — G.
  194. [Commun.] — V.
  195. a et b [Commun. — V.]
  196. a et b [Répété et faible — V.]
  197. [Trivial. — V.] — C’est-à-dire, en d’autres termes, qu’il n’y a point de mal sans remède, et que le suicide est un acte de folie. — F. — Il est douteux que Vauvenargues pense ici au suicide ; son idée est plus générale. — Rapprochez des Maximes 252e, 455e et 456e. — G.
  198. a, b, c et d [2 et 2 font 4. — V.]
  199. Var.: « Si une pièce est faite pour être jouée, il n’en faut pas juger par la lecture, mais par l’effet des représentations. »
  200. Il semble que dans cette remarque l’auteur a en vue M. et Madame Dacier, traducteurs d’Homère et d’autres anciens écrivains grecs et latins. C’est principalement Homère dont il paraît qu’il est ici question. Si cela est, Vauvenargues a eu raison de supprimer dans sa seconde édition un jugement qui ne fait pas honneur à son goût. — S. — Nous croyons que Vauvenargues veut parler de Shakespeare, et non pas d’Homère que, dans le Discours sur le Caractère des différents siècles, il défend précisément contre les reproches qu’il lui ferait ici. — G.
  201. Il faut égaliser. — S. — Voyez les Maximes 219e et 288e. — G.
  202. [Trivial. — V.]
  203. Il faut, je crois, accoutumé à voir ou à croire qu’elle a’appuie, etc. Il faudrait aussi, je crois, au lieu de qu’elle s’appuie, répéter que la plaisanterie s’appuie, autrement la phrase n’est pas claire. — S.
  204. [Faux. — V.]
  205. [Déclamation triviale. — V.] — Voltaire, en effet, ne devait guère goûter cette Maxime, pas plus que les quatre qui précèdent. — G.
  206. Cette Maxime est la conclusion de la précédente. — G.
  207. Rapprochez de la Maxime 366e et de la note qui s’y rapporte. — G.
  208. [Bas. — V.]
  209. En effet, jusqu’à ce que J.-J. Rousseau le rappelle au spectacle de la nature, le XVIIIe siècle n’est guère occupé que du spectacle de la société. — G.
  210. [Trivial. — V.] — Voir la Maxime 726e. — G.
  211. a et b [Commun et répété. — V.] — Il faut, je crois, aussi sévèrement, et ensuite, que nous ne nous condamnons. — S.
  212. [2 et 2 font 4. — V.] — La Maxime 677e est le commentaire de celle-ci. — G.
  213. [Mauvais. — V.]
  214. [Qu’importe ? — V.] — Il importait beaucoup à Vauvenargues, dont l’âme douce, mais fière, était sensible aux affronts. Voir la 2e Lettre à M. Amelot, et les 1er et 60e Caractères (Clazomène et Sénèque). — G.
  215. a, b et c [Commun et dit. — V.]
  216. [La Fontaine l’a mieux dit. — V.] — Sans doute, dans le Renard et le Corbeau. — G.
  217. [Mieux dit dans Saint-Réal, et dans Manlius — V.] — Voltaire fait allusion à le Conjuration de Venise de Saint-Réal, et à la tragédie de La Fosse. — Rapprochez des Maximes 568e—574e, qui ont également trait à la diplomatie. — G.
  218. [Faux. — V.] — La Maxime 942e est le développement de celle-ci. — G.
  219. [2 et 2 font 4. — V.]
  220. [C’est bien la peine d’imprimer cela ! — V.]
  221. a et b [2 et 2 font 4. — V.]
  222. On sait que les Grecs ont renversé et conquis le royaume de Perse, et que les Romains ont envahi presque toute la partie du monde connue de leur temps. Il est vraisemblable que l’auteur veut mettre ici en opposition, avec ces conquêtes, l’acquisition de la Lorraine faite par Louis XV, roi de France, en 1736. — F.
  223. Dans son Siècle de Louis XIV, ch. II, Voltaire développe effectivement cette grande et belle idée. Vauvenargues ne le désignait ici que par la lettre initiale de son nom. — F. — Var. : « L’équilibre que les souverains tâchent de maintenir dans l’Europe, les oblige à n’être pas plus injustes que leurs sujets, et ne fait, en quelque manière, qu’une république de tant de royaumes. » — Vauvenargues ajoute, en note : « On trouvera cette pensée mieux développée dans un ouvrage de M. de Voltaire, où je l’ai prise. » — Il est à propos de remarquer que Vauvenargues n’a pu trouver la pensée dont il s’agit que dans l’Essai sur le siècle de Louis XIV, et non pas dans le Siècle de Louis XIV lui-même, ainsi que Fortia semble l’indiquer ; ce dernier ouvrage n’a paru qu’en 1751, quatre ans après la mort de Vauvenargues, tandis que le premier est de la fin de 1739. — G.
  224. [Vous contredites le chap. du Bien et du mal moral. — V.] — Voltaire a voulu dire vous contredisez, et il fait allusion au 43e chap. de l’Introduction à la Connaissance de l’Esprit humain. Il faut remarquer que cette idée se retrouve à peu près identique dans la Maxime 311e, où Voltaire, loin d’y rien reprendre, l’a notée du mot Bien. — G.
  225. [C’est dans la Préface du plat livre de Pecquet. — V.] — Pecquet est un obscur écrivain du 18e siècle, qui a laissé, entr’autres ouvrages, un traité sur l’Art de négocier. — G.
  226. a, b et c [Commun. — V.]
  227. [Obscur. — V.] — Cette pensée nous paraît très-claire ; on en peut, d’ailleurs, trouver l’explication dans la Maxime 459e. — G.
  228. a, b et c [Commun. — V.]
  229. [2 et 2 font 4. — V.] — Pascal avait dit : « Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige. » — Pensées, 1re Partie, art. IX, 25. — G.
  230. a, b et c [Trivial. — V.] — Rapprochez cette dernière pensée et la suivante des Maximes 535e et 536e. — G.
  231. a et b [Commun. — V.] — La Rochefoucauld a dit à peu près de même (Max. 87e):Les hommes ne vivraient pas longtemps en société, s’ils n’étaient les dupes les uns des autres. — G.
  232. [Et aussi, pour s’envoyer promener. — V.] — Ce n’est pas tout à fait le texte de la note de Voltaire ; nous avons adouci l’expression, celle dont il se sert étant à ce point énergique, qu’il n’était pas possible de la transcrire. — G.
  233. a et b [Commun. — V.]
  234. [Mauvais. — V.]
  235. Culture désigne, comme l’on voit, dans cette pensée et la suivante, l’état d’un esprit cultivé par l’instruction. — F. — Voir la Maxime 303e. — G.
  236. Voir la note de la Maxime 317e.
  237. a, b, c et d [Commun. — V.] — Var. : « Nous sied-il de braver la mort, nous qu’on voit inquiets et tremblants pour les plus misérables interêts ? »
  238. [Vieux sermons. — V.] — Vauvenargues a sacrifié cette version à Voltaire ; mais il ne lui a pas sacrifié l’idée, car on la retrouve, sous une forme plus vive encore, dans la Maxime 322e, qui appartient à la seconde édition. — G.
  239. [Capucin ! — V.] — Voir la lettre datée du mois de février 1746, où Voltaire se sert du même mot. — G.
  240. [Répété. — V.]
  241. [A examiner. — V.]
  242. a et b [Trivial ; répété mille fois. — V.]
  243. [Faux ; on peut savoir tous les vers, et en faire mal. — V.]
  244. [Contradiction. — V.] — Il n’y a là aucune contradiction ; la pensée est que, s’il est difficile de remplir les grandes places, il est plus difficile encore d’en être jugé capable, tant les hommes ont de peine à croire au mérite qui n’a pu faire encore ses preuves. Cette Maxime n’est, sans doute, comme beaucoup d’autres, qu’un retour de Vauvenargues sur lui-même, au moment où il sollicitait un emploi dans les affaires, et où ses amis l’accusaient peut-être de présomption. Quant à la dernière phrase, que Vauvenargues souligne, comme une citation, nous ne savons à qui l’attribuer ; mais La Rochefoucauld exprime une idée à peu près semblable dans sa 164e Maxime : Il est plus facile de paraître digne des emplois qu’on n’a pas, que de ceux que l’on exerce. — G.