Véga la Magicienne/Texte entier

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L’Indépendant du Cher (p. 1-77).
Feuilleton de l’Indépendant du Cher

VÉGA LA MAGICIENNE

par
René d’ANJOU

PREMIÈRE PARTIE

L’OISELLE


I

La Femme-Oiseau

Le Concours Hippique venait de finir et bien qu’on fût au Jeudi Saint, il y avait au Grand Palais une réunion des plus choisies sinon des plus élégantes. Elle se composait du monde officiel principalement de journalistes et des membres de l’Aéro-Club.

Tous étaient venus là pour assister à une expérience sensationnelle, la femme-oiseau allait évoluer sur la piste et ses entours, dans son appareil d’aviation. Le Président de la République souriait intéressé au milieu de sa tribune ornée de velours rouge ; près de lui, non moins hilare, se tenait le ministre du travail : M. Laborieu, puis le ministre de l’intérieur : M. Foyer. Puis, M. Deschamps, auquel était dévolu le soin de faire prospérer l’agriculture, un peu dans le marasme depuis quelques années. Puis le préposé à la guerre : général Flambart et le spécialiste de la marine : M. Coulpas. Le ministre de la justice, M. Boitard, s’appuyait des deux mains à la balustrade au premier rang, prêt à juger, et M. Sansfoi qui s’occupait des cultes, regardait par avance vers le « ciel » du Palais où allait s’enlever « Lady-Bird », comme l’appelaient nos voisins d’Outre-Manche, lesquels venaient d’avoir la primeur de ces étonnants élans.

Les journalistes, dans leur tribune, presque tous armés de légers appareils photographiques, s’exerçaient, en attendant, à « saisir » quelques « gouvernants ». Et les « dames » parquées dans la tribune des « sociétaires » échangeaient des pensées entre elles, tout en respirant les violettes de leur corsage. Les autres gradins étaient vides : c’était une « avant-première ».

En arrière des journalistes, seul, se tenait un homme au visage sérieux, profondément attentif, angoissé même. Il suivait d’un regard jamais distrait, les mouvements gracieux et souples de la jeune femme qui marchait, à pas lents, depuis l’entrée de la longue piste jusqu’au milieu. Là, elle s’arrêta devant les « autorités », salua d’un sourire qui n’avait rien de « professionnel » et resta immobile, enveloppée d’un long manteau de soie blanche bordé de cygne. Dans ses cheveux bruns, touffus et courts, une petite aigrette d’oiseau de Paradis ondulait.

Près d’elle son imprésario : El signor Cléto Pizani, correctement vêtu de noir, la rosette de l’ordre de l’« Étoile Noire » à la boutonnière, se tenait dans l’attente d’une invitation à parler.

Elle ne se fit pas attendre. Le Président de la République dit tout haut, sans un geste, avec la bonne simplicité des temps actuels :

— Nous avons l’honneur de vous écouter, Monsieur.

— Monsieur le Président, Messieurs les Ministres, Messieurs et Mesdames, dit aussitôt l’Italien en un pur français, je suis aussi flatté qu’heureux de vous amener ici Mademoiselle Véga de Ortega — la femme-oiseau —. L’art qu’elle pratique, et que « seule » au monde « elle peut » pratiquer, est une révélation que la nature hostile se refuse à admettre. La science elle-même n’a pu triompher de toutes les difficultés. Elle a créé jadis : la montgolfière, puis le ballon, puis l’aéroplane, bref toutes les merveilles de nos jours. Mais depuis les temps antiques, où, à Rome, un magicien nommé Simon, essaya de voltiger, nul être humain n’y put parvenir. La jeune fille que j’ai le très grand honneur d’accompagner et à laquelle « je vous présente », Messieurs, n’inventa pas son appareil. Elle sait seulement s’en servir. Cette carcasse légère est le résultat de nos patientes et longues études à mes compagnons et à moi, mais sans la bienveillance et l’adresse de notre charmante compagne, nous n’aurions jamais pu voir triompher notre découverte. La cause de ce succès, Messieurs et Mesdames, réside en ce fait, — il est unique — Mademoiselle Véga ignore le « trac » ; elle a une assurance et une sûreté absolues. Sa confiance en elle est sans borne. Ne prenez pas ces mots au sens qu’on leur donne dans le monde, mais au sens juste et naturel. Véga ignore la crainte, la peur, le doute ; par le fait d’une éducation spéciale, d’un entraînement particulier qui modifia en quelque sorte l’arrangement et le développement de certaines cellules cérébrales, cette enfant — elle n’a pas encore dix-huit ans — a perdu totalement « le sentiment de la peur ». Voyez par là-même quelle force morale lui est acquise. Ce qui paralyse, ce qui fait hésiter au bord du succès, elle ne le conçoit pas. Ce qui intimide, ce qui fait trembler, elle ne le perçoit jamais… La foi absolue peut transporter des monts, faire marcher sur les flots — comme saint Pierre — alors que le doute entrave et annule tout effort. Lady-Bird n’hésite pas, ne se trouble pas, ne perd aucune de ses facultés, ses mouvements précis restent parfaits, soumis à son vouloir. Je ne veux pas m’étendre davantage sur un sujet que chacun peut continuer par la réflexion et juger dans son immense étendue ; je vais prier ma jeune compagne de vouloir bien vous montrer une petite expérience.

Ce disant, il aida « l’héroïne » à quitter l’enveloppe coquette qui la garantissait et elle apparut moulée dans un maillot noir. Son corps mince, admirablement proportionné, montrait une souplesse saine, son visage jeune, gai, exprimait une tranquillité aisée. Ses yeux noirs, admirables de lumière, regardaient fièrement l’entourage, puis ils se tournèrent lentement du côté des journalistes, dont les objectifs étaient justement tous braqués sur elle à ce moment, et ils s’arrêtèrent caressants et doux, sur « l’Isolé » du fond de la tribune.

D’un geste qui tenait le milieu entre le salut et le baiser, celui-ci lui adressa réception de sa pensée et reprit sa pose correcte.

Cet homme pouvait avoir une quarantaine d’années, son visage énergique et beau, marquait une distinction suprême, son costume irréprochable, dénotait le parfait homme du monde et son attitude la force tranquille.

Véga venait de passer ses bras dans une gaine fine, ses deux jambes unies l’une contre l’autre, les genoux légèrement fléchis s’inséraient dans une armature très ténue, terminée par une sorte de petite hélice, son cou et sa tête libres émergeaient de l’appareil sombre.

Soudain elle déploya d’un mouvement vif les deux ailes qu’actionnaient ses bras et, dans un « frou-frou », s’enleva avec une rapidité inouïe jusqu’au cintre, elle rasa la voûte dans toute sa longueur, revint au milieu, fit le tour au-dessus des gradins, se reposa en planant doucement au sommet des tribunes, les ailes étendues. Elle se posa un peu au rebord du baldaquin soutenant les tentures du haut de la tribune présidentielle, et elle repartit en se jouant, virant, ondulant, maîtresse de l’air et de l’espace.

L’étranger debout derrière les journalistes, suivait tous ses mouvements d’un œil attentif, d’un regard si étrangement passionné et rayonnant que c’était comme une projection de clarté ; elle alla un instant au-dessus de lui, s’abaissa un peu et un chant doux, à mi-voix, sortit de ses lèvres. C’était comme un murmure de source ou de brise, une chose lointaine, berçante et mélodieuse.

Tout d’abord saisie de ce vol extraordinaire, l’assistance muette n’avait trouvé ni un bravo ni un applaudissement ; mais devant cet acte prolongé, si facile en apparence, si supérieurement exécuté, le Président eut un oh ! d’admiration vite répété, vite grossi d’applaudissements sans fin.

Maintenant, la femme-oiseau s’était posée sur une des barrières du Paddock ; elle attendait la fin du tapage, remuant sa tête rieuse en signe de salutations.

Quand le silence put renaître Cleto Pizanni éleva de nouveau la voix :

— Monsieur le Président et toute l’assemblée, vous avez vu le problème du vol humain résolu, vous avez vu combien il paraît aisé et cependant, je le répète, nul ne peut imiter notre « Lady-bird » ; beaucoup ont essayé et risqué de lamentables chutes. Pourquoi ? — Parce qu’aucune de ces audacieuses créatures ne peut résister au battement de cœur, au vertige… Véga est en ce moment aussi calme que vous ; quand elle est au sommet de cette voûte, exposée à une chute mortelle, aucun effroi ne l’effleure, elle raisonne ses mouvements, calcule son souffle et emplit ses poumons avec une méthode parfaite, car le souffle aspiré et expiré a une action prépondérante sur l’envol…

À présent, je vais prier Monsieur le Président de désigner tel oiseau qu’il lui plaira ; l’expérimentatrice l’imitera dans son vol, lent ou lourd, droit ou courbe, capricieux, virevoltant. Véga, dans l’île de la Méditerranée où elle fut élevée a pu étudier les allures de ses frères ailés et elle sait les reproduire toutes.

— Mais n’est-elle pas fatiguée ? objecta M. Laborieu.

— Elle ne l’est pas. Son art est tel qu’elle sait s’identifier avec l’oiseau, réaliser la parfaite aisance de ses mouvements ; les instants où elle plane, presqu’immobile, sont des repos.

— Eh bien, imitez le faucon, lança M. Deschamps.

Aussitôt Véga s’enleva droit à la voûte et se laissa tomber, ailes fermées, avec une rapidité foudroyante jusqu’à quelques mètres du sol où elle déploya de nouveau ses ailes et resta planant.

Les mains battaient, les cris d’admiration fusaient ; tous à la fois les spectateurs criaient : faites la mouette, le goéland, le vautour, la perdrix, le moineau, etc., c’était étourdissant !

Véga nageait dans l’air, elle se jouait en l’espace comme si nul autre élément ne l’eut attirée. Elle était maîtresse de la pesanteur, de l’attraction, elle était… ange !

Après de nombreux essais en l’air elle revint en tournoyant, décrivant de grands cercles, se poser juste à l’endroit d’où elle était partie, elle secoua ses ailes, posa un instant son frais visage dessous, d’un gracieux geste d’oiselle lasse, puis, aidée de son imprésario, quitta son armature.

De nouveau elle apparut en maillot, aucun souffle haletant ne soulevait sa poitrine, ses joues n’étaient pas plus roses. Extrêmement calme, elle s’enveloppa de la soyeuse « sortie de bal » et d’un pas agile et vif, regagna le paddock.

Les invités de cette étrange matinée se retiraient par groupes, causant et commentant, surtout admirant la charmante oiselle…

Le Président s’en allait à pied, à l’Élysée, sans hâte, saluant un peu pour qu’on le remarquât sur la promenade peuplée d’enfants et de leurs gardiennes ; les ministres songeaient à envoyer leur carte à « l’héroïne » du jour, à l’inviter à leurs réceptions.

Les journalistes, restés à la sortie, guettaient la voiture qui allait emmener la jeune fille, voulant la suivre, croquer un interview.

Mais ils furent déçus, une auto fort correcte était entrée du côté des écuries et ressortie de même, contenant derrière ses stores légers, Mlle Véga de Ortega, il signor Cleto Pizanni et le propriétaire du véhicule, celui qui avait si passionnément, de la tribune des journalistes, suivi l’envol : le comte Daniel de San Remo.


II

Henry-Dieudonné-Daniel de Val-Salut, Comte de San Remo

En remontant l’avenue des Champs-Élysées, les stores du landau automobile se levèrent, ceux qu’il contenait ne craignant plus les indiscrets.

— Tu es contente, petite Véga ? fit Cleto Pizanni.

— Mais oui, Tio, cela m’amuse infiniment de nager dans l’air, c’est encore plus doux que dans l’eau. Ce que j’aimerais mieux serait d’aller vers les forêts, les bois, libre, et de me mêler à mes frères… les oiseaux.

— Ils auraient peur de vous, riposta le comte de San Remo.

— Oui, d’abord peut-être, mais ils s’accoutumeraient. Dans notre île, à la Stella Négra, je faisais bon ménage avec les goélands.

— Alors, si votre oncle le permet, je vous proposerai de venir chez moi au Val-Salut ; vous aurez des bois à perte de vue.

— Quel bonheur ! Et où est Val-Salut ?

— Dans les montagnes des Pyrénées, au pays de Bigorre.

— Je veux bien, mon cher comte, vous confier Véga pendant mon absence, puisqu’il faut absolument que je cesse un moment mon métier bizarre « d’impresario d’une Étoile » pour reprendre mes occupations diplomatiques ordinaires.

À ces mots, San Remo sourit imperceptiblement et reportant ses yeux bleus, très doux, sur « l’Étoile », il dit :

— Il faudra, mon ami, me transmettre aussi vos pouvoirs, car l’indomptable enfant devra m’obéir et ne pas risquer follement sa vie à travers les espaces… où brillent ses sœurs…

— Les Étoiles. Je vais moins haut, hélas ! Soyez sans crainte, Monsieur, fit Véga câline en posant sa petite main douce sur celle du comte, je ne vous causerai aucun souci.

Le geste de la jeune fille avait entr’ouvert son manteau et, sous l’étoffe claire, apparaissait le contour charmant de ses formes assombries du maillot noir. Elle n’y songeait nullement, étant à l’aise en sa naïve sécurité d’enfant très chaste, elle élevée au milieu d’hommes.

Le valet de pied criait « porte » et une lourde grille en façade sur l’avenue du Bois, s’ouvrait livrant passage à la voiture qui vint s’arrêter au bas des quelques marches donnant accès à une véranda décorée de myrtes et de palmiers. Les trois arrivants descendirent et tout de suite Véga s’élança à travers le large escalier en criant :

— Je vais quitter mon costume d’oiselle. À tout à l’heure.

— Hâte-toi, ma mignonne, car il faut dîner vite afin que je puisse partir, répondit l’Italien.

L’enfant disparut à l’étage supérieur ; les deux hommes entrèrent dans une pièce donnant sur le jardin, aménagée en fumoir. Le comte de San Remo montra du geste un fauteuil à son hôte et une coupe emplie de cigares. Celui-ci prit l’un et l’autre, puis :

— Écoutez-moi, compagnon, — vous me permettez, n’est-ce pas, de vous appeler ainsi puisque vous faites partie maintenant de la Société secrète « des Compagnons de la Stella Negra » dont je suis le chef.

— Certainement et je me sens très flatté d’une appellation qui consacre mon admission dans une société puissante et admirable. Bien qu’à dire vrai, embauché par mon ami le duc de Naintré, au cours d’une croisière à bord de son yacht, je ne sois pas encore très au courant des devoirs que j’ai acceptés.

— Ils sont simples, consistent uniquement à obéir aux mots d’ordre que nous vous transmettrons lorsqu’un événement politique important devra être dirigé dans le sens de nos idées.

— Qui sont la fraternité et la justice dans l’égalité libre.

— Absolument. Maintenant, cher compagnon, à mon tour de vous poser quelques questions que vous me pardonnerez, j’espère, en faveur de mon but et au moment de vous confier mon enfant bien-aimée.

— Je vous comprends et suis tout à vos paroles.

— Notre « Compagnon », le duc de Naintré, vous a présenté à notre Conseil de l’ordre, répondant de vous, et notre confiance en lui est telle que nous n’avons exigé d’autres formalités de votre part que la prestation du serment et la satisfaction aux épreuves de courage, d’endurance et de volonté que vous avez subies avec une admirable énergie.

— Je ne suis pas assez attaché à l’existence pour craindre de la perdre, je suis seul au monde, je me sens inutile, je n’avais donc pas la moindre appréhension en face de ces périls dont au fond de moi-même je sentais seulement l’apparence.

— Ah ! non, détrompez-vous. Ces dangers sont réels, plusieurs adeptes, mal équilibrés, mal résolus, ont échoué ; l’un est devenu fou d’épouvante, l’autre a trouvé la mort par suite d’une maladresse dans l’exercice des épées flamboyantes où vous avez été admirable de sang-froid[1].

— Un jeu. Passons.

— Pour garder une jeune fille, la bravoure est sans doute utile, mais ce n’est pas la plus essentielle des vertus que je crois devoir exiger de vous.

San Remo sourit.

— Je vous devine. Mon honneur est au-dessus même du plus ardent désir. Je vous jure d’être pour votre pupille ce que vous êtes vous-même : un père.

— Le rôle sera difficile, je le crains. Véga arrive à l’âge où inconsciemment elle se révèle femme, elle n’a pas l’ombre de coquetterie, elle ignore tous les artifices, mais n’en reste que plus dangereuse, parce que justement elle agit selon la nature.

— L’homme qui en abuserait serait un misérable.

— Oui… et encore, un entraînable peut-être… un homme tout simplement.

— Selon la nature lui aussi. Tranquillisez-vous. Si votre Véga est une petite sauvage, je suis, moi, un civilisé très maître de moi et je puis répondre, sinon de mon cœur, du moins de mes actes.

— L’aimez-vous déjà ?

— Elle est attirante, elle paraît avoir une âme prenante. Que vous est-elle ?

— Rien. Mystère. Je n’ai pu découvrir aucun indice sur sa naissance…

— Ah ! quelle analogie ; hélas ! je partage son sort ; le plus angoissant des problèmes est bien celui des origines.

— L’enfant le porte allègrement, je vous assure, mais je n’ai pas le temps de vous conter ce que je connais d’elle, vous pourrez l’interroger, elle en sait juste autant que moi. Revenons à vous. Vous vous êtes engagé dans notre « ordre » par amour de vos semblables souffrants et opprimés.

— À dire vrai, mon but fut autre. Je vous l’ai dit : j’étais affamé d’occupation, perdu dans le monde, il me fallait un intérêt.

— Vous possédez une grosse fortune ?

— Oui. Elle me vient de ma mère que je ne connus même pas.

— Et votre père ?

San Remo courba le front sans répondre.

— Pardon, fit Cleto Pizanni. Je suis un peu confesseur, je possède tant de secrets lourds ! Les rois, les empereurs, même les grands prêtres des religions sont à ma merci… Le jour où il sera utile d’agir, de jeter sur la face de la terre le germe d’un gros bouleversement je mettrai au jour un ou plusieurs de mes secrets. Croyez bien que peut-être… le vôtre joint par un côté quelconque un des miens. Que pouvez-vous me dire ?

— Tout ce que je sais moi-même et c’est peu…

— De quoi vous souvenez-vous, votre enfance ?

— Terne et douce. Je fus élevé par Monseigneur Ulric de Thuringen, archevêque de Fribourg en Brisgau. Je ne devais guère avoir plus de cinq à six ans lorsque je commençai à paraître dans le chœur de la splendide cathédrale revêtu du surplis de dentelle et de la petite calotte ronde et rouge. Je vivais parmi l’encens, les fleurs, les chants. J’aimais le culte imposant et magique des cérémonies catholiques. Vers l’âge de quinze ans, mon protecteur me dit :

— Daniel, veux-tu entrer dans les ordres ? Te sens-tu la vocation ? Moi, je ne savais que répondre, sans cesse à l’ombre des voûtes immenses de notre église j’étais assez frêle, pâle et trop mystique.

Mon protecteur qui était une grande âme juste et voulait mon bonheur, ajouta :

— Mon enfant, Dieu ne veut pas que ceux auxquels il daigne confier son apostolat, entrent dans cette voie sans en avoir aperçu d’autres. Je crois de mon devoir de t’instruire différemment. Tu n’as guère lu que tes livres d’études et le psautier. Tu ne connais que notre ville et ses entours, je vais t’envoyer pour quelque temps à l’université d’Heidelberg. Te figures-tu un peu ce qu’est la vie des étudiants ?

— Très bien, Monseigneur, ils boivent de la bière et se font des entailles aux joues à coups de sabre. Je n’aimerais guère cela.

— Alors, exprime ta pensée, mon fils.

Il me regardait avec ses yeux attendris et profonds, des yeux qui lisaient en dedans des cœurs, je pense qu’il cherchait en moi un rayon d’atavisme… lui qui savait ! Je dis :

— Monseigneur, lorsque je me promène le long de la Kaiserstrass et y vois passer les soldats, lorsque du haut de Kanonen-Platz, je plonge mes regards dans les casernes et entends les sonneries, je tressaille souvent et j’aimerais l’armée.

— « Deus vult ! » fit le prélat, je t’approuve, Daniel ; mon grand vicaire ira te conduire à Vienne où tu pourras entrer dans une école de cadets.

Les choses s’arrangèrent vite, je fus présenté à l’empereur François-Joseph qui me donna sa main à baiser et me fit conduire par un aide de camp à ma nouvelle condition. J’y restai plusieurs années, j’en sortis pour entrer dans l’armée où je parvins à faire un service plutôt de plaisir que de travail. Je vivais à la cour…

— Alors, interrompit Cleto Pizanni, vous ne songiez plus à votre bon ami l’archevêque, à votre mystérieuse enfance.

— J’y songeais sans cesse, mais un jour très sérieusement, le saint prêtre m’avait dit quand je l’interrogeais :

— Tais toi, mon fils. Tu es un enfant du Bon Dieu, ne cherche rien de plus.

Et comme j’insistais, alléguant que tous les enfants ont un père et une mère sur la terre, le digne archevêque me regarda avec infiniment de tristesse et ajouta :

— Ton père est au ciel, en ce monde il fut un martyr. Ta mère…

Il se tut subitement. J’eus beau le supplier avec larmes, il ne voulut achever que par ces mots :

— Ta mère veille de loin sur toi.

Il me remit alors un chapelet tout en perles finies avec les dizaines en diamants, sur la croix est gravée cette devise : « Ricordo del Papa Pio nono ».

— Ne te sépare jamais de ceci, Daniel ; il fut mis par ton parrain dans ton berceau avec le titre que tu portes : Comte de San Remo. Et les armes gravées sur l’écrin : D’azur à cinq fleurs de lys d’or.

— Et quel fut mon parrain ?

— Le Saint Père Pie IX.

L’archevêque me bénit, je le quittai en larmes et ne le revis jamais. Il mourut pendant que j’étais en Autriche.

— Pour quelle raison n’avez-vous pas continué à habiter l’Autriche ?

Au moment de la mort de l’archiduc Rodolphe, une série d’aventures qui n’ont pas place dans ce récit, Car elles ne concernent pas que moi, me compromirent au point de m’obliger à donner ma démission et à quitter Vienne. Je vins à Paris. Bien qu’élevé en Allemagne, j’étais Français de cœur, je sentais une attirance vers ce pays ; je parlais sa langue purement. Mon arrivée à la gare de Paris fut encore le sujet d’une mystérieuse aventure. Seulement le roman de ma vie ne peut vous passionner, compagnon, — à mon tour je vous donne ce titre amical. — Nous allons, si vous le voulez bien, passer à la salle à manger, le maître d’hôtel vient d’en ouvrir les portes.

— Votre histoire, au contraire, me passionne, Monsieur, et je vous supplierai de l’achever. En ce moment, en effet, l’heure presse, je dois partir pour le service de ma secte. Avant tout devoir, celui que j’ai assumé ; « Grand Maître de l’ordre de l’Étoile Noire », me crée des obligations auxquelles je ne puis me soustraire.

— Allez-y donc en paix, le cœur calme au sujet de Véga.

— Merci.

Les deux hommes se serrèrent la main avec une chaude émotion.

Sur le seuil du grand hall, dont un valet soulevait la portière, la jeune « oiselle » apparaissait.

Vêtue d’une légère robe de gaze de soie blanche, les bras un peu grêles nus jusqu’au coude, son cou largement dégagé, ses fraîches lèvres entrouvertes d’un sourire, la jeune fille représentait la jeunesse, la joie, la beauté saine, la simplicité et la grâce. Elle vint prendre la main de ton oncle.

— Alors, Tio, tu pars.

— Oui. chérie, je te confie à mon excellent ami le comte de San Remo dont tu apprécies déjà la bonne hospitalité. Sois avec lui comme tu l’es avec moi : obéissante et confiante ; il est digne de ton amitié.

— Je le crois, dit Véga, ses beaux yeux francs levés sur son nouveau protecteur ; je l’aime déjà et je serai heureuse de vivre près de lui ; mais tu reviendras, Tio, et nous retournerons à l’île de la Stella Negra ?

— Oui, chérie, l’hiver prochain.


III

L’Oiselette Véga

— Monsieur le comte, vint dire le valet de pied au milieu du service du dîner, c’est un reporter de journal qui demande à être reçu.

— Dites que nous ne recevons personne et s’il se présente d’autres visiteurs, répondez que nous sommes absents.

— Bien, Monsieur. Il est déjà venu six messieurs depuis sept heures.

— Naturellement, allez.

— Que veulent-ils ? interrogea Véga.

— Vous voir, Mademoiselle, vous demander vos impressions de l’espace, puisque vous le parcourez.

— Mes impressions. Elles sont délicieuses, je me roule dans un fluide pur, léger, l’air qui me baigne agit sur mon âme, allège même mes pensées, c’est du bonheur qui entre en moi. Il me semble qu’en m’élevant je lâche la matière, je quitte l’humanité.

Les deux hommes souriaient, leurs yeux fixés sur la jeune fille, ils la regardaient admiratifs.

— Mon ami, dit Cleto Pizanni, vous aurez, grâce à moi, une délicieuse compagne. Ma petite Véga, élevée en liberté, n’est pas très instruite en fait d’usages mondains, mais sa native délicatesse la préserve de toute faute de goût ou de cœur, elle est vibrante et spontanée. Elle ne sait pas grand’chose non plus en histoire et en littérature, vous pourrez dans vos causeries et vos voyages l’instruire utilement. Quant à ce qui est de la science, il est probable qu’elle vous en remontrerait…

— Sans peine. Je n’ai jamais guère appris que les lettres que j’aimais, la poésie, la théologie surtout me passionnait avec ses troublantes interprétations. L’art de la guerre à l’école des cadets m’intéressait ; pour la science, je suis novice.

— Chez nous, à l’île de la Stella Negra, nous sommes arrivés, j’ose le dire, au summum de ce que l’homme peut dérober à l’inconnu : nos travaux, nos découvertes, sont aptes — j’en suis certain, — à modifier profondément l’avenir des hommes. Nous n’avons rien montré à Véga, ces graves et dangereuses manipulations n’étaient point de son ressort, mais elle a vu les expériences, les résultats, et je crois qu’en causant avec elle, vous pourrez être sûr de ne jamais connaître l’ennui.

— Je partage absolument votre avis, signor impresario, ce que j’ai déjà vu et entendu me montre le plaisir qui m’attend. Ma délicieuse compagne échangera avec moi d’intéressantes leçons.

— Et nous partirons dans les forêts, j’ai bien peu vu Paris, Monsieur, et cependant déjà je sens que je ne saurais m’y plaire.

— Pourquoi, ma chère enfant ?

— … par intuition. Je ne sais jamais pourquoi je veux une chose, je ne déduis pas…

— Mon cher hôte, interrompit l’Italien, vous aurez le temps de causer avec Véga, avec moi beaucoup moins, voudriez-vous un peu vous priver de ses attractives répliques en cessant de les provoquer, et revenir encore au sujet qu’interrompit le dîner. En parlant ce soir, je voudrais mieux vous connaître. J’ai accepté l’offre aimable de loger chez vous en compagnie de mon oiselle, parce que tous les compagnons de la Stella Negra sont frères et se doivent aider, je suis prêt à vous donner les pouvoirs dont je dispose, au besoin mon sang… je vous laisse encore plus en vous laissant l’enfant de mon cœur, et malgré cela, j’en suis à ignorer presque tout de votre caractère, de votre vie, de vos aspirations.

— J’achèverai donc ma courte histoire ; sans racines, elle est flottante, incertaine comme le flot. Une vague me jette, une vague m’emporte. Au moment où je débarquais à la gare de Paris, un Monsieur que je ne connaissais nullement m’aborda. Chapeau en main, il me saluait avec une aisance respectueuse.

— Monsieur le comte de San-Remo ? fit-il.

— Oui, Monsieur, répondis-je surpris. Je n’ai pas l’honneur de vous avoir déjà rencontré.

— Ce détail est sans importance, Monsieur, je suis envoyé vers vous par votre notaire dont je suis le premier clerc.

— J’ignorais avoir un notaire à Paris.

— Il fut cependant prévenu de votre arrivée, Monsieur. Me Calixte Parchemineau, mon patron, vous attend à son étude, avenue de l’Opéra, aussitôt qu’il vous plaira.

Inutile de vous dire, n’est-ce pas, cher compagnon, que ma surprise était extrême. Je n’avais avisé personne de ma venue, je me proposais de descendre à l’hôtel et d’essayer de me créer par la suite à Paris des relations et une occupation. La pension mensuelle de vingt mille francs que je recevais en Allemagne devait m’être continuée par l’intermédiaire du correspondant de mon banquier de Vienne.

— Mais, interrompit l’Italien, vous ignorez d’où vous arrive cette rente.

— Mon tuteur l’archevêque m’avait dit que ma fortune dépendait de ma mère… à toutes mes questions, aucune réponse n’étant jamais faite, j’avais fini par admettre les faits accomplis. Mais l’heure était venue où j’allais avoir quelques éclaircissements.

Je fus mis par le notaire en possession de cet hôtel et des titres de propriété du château de Val-Salut en Bigorre. Il me donna les paquets de valeurs qui constituaient en outre mon capital et refusa de me dire plus.

— Peut-être ne savait-il rien lui-même. Votre naissance doit rester secrète, vous appartenez évidemment à une famille de très haute lignée qui, par suite de raisons politiques, ne peut se faire connaître.

— C’est ce que j’ai souvent pensé. Et je suis horriblement triste, déçu, découragé, quand je réfléchis profondément, de ne pouvoir arriver à deviner ce passé, de n’avoir pu conserver la mémoire du premier jour… de la première heure de mon apparition au jour…

San Remo se tut, il regardait en lui-même, absent une minute de l’heure présente. Véga se tourna vers celui qu’elle appelait son oncle et semblait aimer tendrement.

— Tio mio, dit-elle, tu m’écriras, et si tu trouves à propos de me faire venir près de toi dans tes voyages, tu sais comme je serai heureuse. Tu me confies au nouveau « Compagnon » ; je pense que je pourrais être une gêne pour lui quelquefois, dans ce cas je saurais très bien vivre seule, ou retourner chez nous, à l’île, si je puis réussir dans ce que j’espère et pour lequel je t’ai supplié de m’emmener à travers le monde.

— L’automobile attend devant la grille, vint interrompre le valet de pied ; si monsieur tient à partir ce soir il est temps de filer à la gare.

— Déjà !

Cleto Pizanni se leva vivement. Véga s’était jetée à son cou les larmes aux yeux.

— Ma chérie, dit-il très ému lui-même. Au revoir, mon ami, je compte sur vous, sur votre paternelle prudence.

Les deux hommes se serrèrent chaudement la main, puis l’Italien repoussant doucement la jeune fille sortit suivi de son hôte qui le mit en voiture.

L’auto trépida, la corne vibra, le battant lourd de la porte retomba, et seuls, en vis à-vis, devant la table où s’étalaient en abondance fruits et fleurs, les deux êtres presqu’inconnus l’un à l’autre, mais qui allaient vivre ensemble, échangèrent un sourire très doux.

Le comte de San Remo choisit, bien que l’on fût en avril, un beau raisin doré et le passant à sa jeune compagne :

— Égrenez cette grappe, Véga, et permettez-moi désormais de vous appeler moins cérémonieusement. Voulez-vous, mon enfant, me nommer : « oncle » moi aussi.

— Non. Ce titre ne vous va pas. Il comporte une plus vieille connaissance. Je vous appellerai Daniel.

— Si vous voulez. Je serais, je vous assure, bien heureux de vous être ami, de mettre ma vie au service de la vôtre. Seulement notre situation est aux yeux du monde assez anormale.

— Pourquoi ?

— Parce que, à moins d’être frère et sœur, père et fille, mari et femme, deux êtres de sexe différent vivent rarement ensemble.

— Cela m’est égal à moi. J’ai toujours été en dehors de toutes les conventions. Un hasard, une substitution, bref, un mystère, me jeta dans cette île terrible de la Stella Negra, où s’accomplissent d’effarants mystères.

— Je sais. Et cependant vous aimez ce séjour.

— Oui. Cleto Pizanni et tous les « Compagnons » ont été parfaits pour moi. J’étais pour eux l’enfant unique envers laquelle s’exerçait leur sollicitude, j’étais leur distraction, leur joie.

— Ajoutez leur honneur ! Ce qu’ils ont obtenu de vous, par la manière dont ils vous ont élevée, est extraordinaire.

— Je ne le pense pas. Ils disent que j’ignore la peur, c’est parce que « je veux » l’ignorer. Ce qu’ils ont développé en moi, c’est la volonté.

— Ils ne vous ont pas fait souffrir.

— Jamais. Je devais avoir six ans au plus quand on m’amena dans l’île. J’étais habillée en garçon, on me croyait être le prince héritier d’un grand empire. Le « Compagnon » qui avait été chargé de me capture s’était trompé, ou avait été trompé, bref, au bout de quelques jours, Cleto Pizanni s’aperçut que l’enfant royal était une infortunée fillette.

— C’est absolument inouï.

— C’est très drôle. Alors on n’avait plus aucune raison de détruire « une mauvaise graine » ; le Conseil de l’Ordre condamna à mort le comte Régis de Circey…

— Régis de Circey ! que fait-il en cette affaire ?

— Il était affilié à l’ordre secret et le sort l’avait désigné pour enlever le fils du tyran. Volontairement ou non ce fut moi qu’il enleva…

— Vous me contez une histoire des Mille et une nuits.

— Plus invraisemblable encore. Mais la vérité est bien souvent plus extraordinaire que la fiction.

— Vous, malgré votre jeune âge, ne pouviez rien éclaircir.

— Je ne comprenais rien à la langue qu’on me parlait. Je ne savais qu’une chose : une jeune femme très bonne, m’avait fait accomplir avec elle un immense voyage, nous avions navigué, couru en traîneau, en chemin de fer, à dos de mulet, jusqu’au soir où son mari, le comte de Circey, me prit dans une barque et me jeta à l’île de la Stella Negra. Or, si je suis venue ici, si j’ai supplié mon oncle de me donner la liberté, c’est uniquement dans le but de retrouver cette excellente créature, par elle… aussi je saurai qui je suis.

— Pauvre petite, quelle similitude de situation nous lie. J’ai rencontré dans le monde, à Vienne, le comte de Circey.

— Il y a longtemps ?

— Oh ! oui ! Je l’ai totalement perdu de vue. Mais si les Compagnons de la Stella Negra l’ont condamné à mort, sûrement il n’existe plus, car la secte ne pardonne pas.

— En effet. Seulement ils n’ont aucune trace de Régis. Une fois ils sont parvenus à enlever sa femme, Sophia, la bonne, la douce Sophia, que j’aime tant ; ils l’ont amenée à l’île…

— La comtesse de Circey !

— Oui. Cleto Pizanni lui offrit de l’épouser. Elle le repoussa avec horreur. Son mari qu’elle adorait devait être caché au loin et rien ne pouvait lui faire trahir le secret de sa retraite, ni les menaces, ni les promesses.

— Alors elle est restée prisonnière longtemps à l’île ?

— Non. Elle parvint à s’enfuir…

— Comment ? Ce rocher abrupt est hors de toute voie.

— Ah ! Comment ! voilà justement ce que personne, sauf moi, ne sait. Mio Tio l’ignore et s’il le savait, il se fâcherait avec moi. J’ai fait sauver Sophia dans mon appareil d’oiseau.

— Un miracle !

— S’accomplit-il jusqu’au bout ? Sophia est-elle vivante ? Une chute horrible ne l’a-t-elle pas broyée ? Mon oncle l’aime toujours et c’est justement à cause de cette inaltérable passion qu’il me laisse la chercher par le monde. Comprenez-vous ma pensée. Ce n’est pas pour la gloire, ni les applaudissements que je me produis devant ce public qui m’indiffère. C’est simplement pour que ma tendre amie entende parler de moi, me retrouve et accoure vers moi.

— Oui. je saisis votre idée. Cleto Pizanni l’approuve ?

— Naturellement. Il veut revoir cette femme qu’il adore. Il veut savoir aussi par elle ce que je suis car en vérité je ne m’en doute pas. Il veut aussi connaître la retraite de Régis.

— Que de problèmes…

— C’est juste. Mais ils marquent l’intérêt d’une vie. Que ferions-nous ici-bas sans attraction ? De la politique ? — Les Compagnons s’en chargent. De la science ? Elle cause bien des déboires.

— Moins cependant que les utopies de liberté, de fraternité, d’égalité universelles prônées par notre association.

— Vous en êtes et n’y croyez pas !

— J’en suis, j’y croirai peut-être… et vous y croyez ?

— Sûrement. Nous reviendrons ainsi qu’aux premiers temps du monde, alors que l’homme conversait avec les anges.

— Petite Véga, vous rêvez.

— Point. Nous nous sommes enlisés dans des cercles de matière, nous avons perdu l’acuité de nos sens. La moitié des hommes ont des lorgnons et ne voient rien. Hélas ! je suis comme ceux de mon temps, mais un de nos « Compagnons » savant oculiste a presque découvert la lorgnette qui montre l’invisible.

— Quoi !

— Quittons la table, Daniel ; suis-je chez moi et puis-je agir en maîtresse de maison ?

— Oui, une petite machine qui dégage des rayons non chimiques comme les rayons X et les rayons Z, mais fluidiques surterrestres. Nos vibrations visuelles, arrêtées en temps ordinaire par l’air ambiant, rencontrent ce véhicule, traversent le mur d’enceinte qui emprisonne l’humanité, et nous pouvons dès lors voir au-delà.

— Ce serait la solution du grand mystère divin.

— Non, simplement la vue des espaces inter-planétaires et de ce qu’ils contiennent.

Tout en causant Véga avait lentement égrené ses raisins ; elle cessa d’être grave, se leva :

— Je vous en prie.

— Alors venez, montrez-moi mieux l’hôtel. Il faut que je vous juge par les choses qui vous entourent. Elles parlent, vous savez, elles gardent en elles, sur elles, des reflets d’âmes envolées. Les choses ne mentent pas… les bêtes quelquefois.

— Et les hommes ?

— Toujours…

Elle tempéra ce mot d’un sourire, prit le bras que lui offrait San Remo et dans le court passage jusqu’au salon, il osa élever jusqu’à ses lèvres la main qui reposait sur sa manche.


IV

Les choses parlent

— Le salon est banal, dit Véga, il raconte simplement que vous êtes riche, les meubles sont beaux, les tableaux sont bien faits. Sans doute ils sont dus à d’illustres pinceaux, seulement l’art est affaire de convention, il ne reproduit jamais la nature. Comme vérité, je préfère la photographie. Où est la vôtre ?

— Dans cet album. C’est assez grotesque de se placer ainsi à la première page, n’est-ce pas ?

— Non. C’est loyal, vous acceptez ainsi tout ce qui vient derrière vous. Que sont tous ces gens ?

— La plupart des camarades de régiment. Excepté le bon vieil archevêque de Fribourg, vous ne verrez ici aucun de mes ascendants… à moins que je n’y place Adam et Ève.

— Ce serait notre droit, mon frère ! Votre photographie dénote une chose, Daniel, que toutes les photographies montrent en somme.

— Quoi ?

— L’entourage, l’ambiance, ce que l’appareil enregistreur saisit hors de notre vision et marque sur le cliché.

— Que voyez-vous, petite mystique ?

— Derrière l’épaule gauche je vois un lys, et est-ce bizarre… regardez donc vos cheveux, ils s’enlèvent en forme de couronne, à vos pieds quelques reflets sur le tapis dessinent une tête de mort. Voyez-vous ce que j’explique ?

— Vaguement.

— C’est très marqué. Si j’avais une loupe, je verrais davantage. Un jour que je serai seule, j’étudierai cela. Il y a là dans le bas de cette carte-album tout un assemblage de chiffres, cela doit former un millésime.

— Comment voulez-vous qu’une photographie prise dans l’atelier d’un photographe, sans préparation, sans… truc… donne lieu à de pareilles interprétations.

— Parce que partout où nous sommes rayonne le symbolisme de notre vie, ce qui fut, ce qui sera. Suivons les pages. Voici un jeune officier qui a dans le milieu de la poitrine une marque sombre : une balle sans doute.

— Il fut tué en duel.

— Vous voyez bien. Cet autre qui sourit et a les yeux si clairs qu’on y voit un mirage, ne devra pas vivre bien vieux, voyez-vous cette traînée un peu claire qui s’envole de ses lèvres, quitte le cadre… ce garçon-là ne tient guère à la terre.

— Il mourut à vingt-cinq ans d’une méningite. Mais regardez donc les vivants. Voici une jeune femme jolie.

— Une amie à vous… elle est parfaite et très heureuse, c’est une rayonnante, tout un flot, comme des flèches s’irradient autour de sa tête, elle est très intelligente. Qui est-ce ?

— La princesse Marie Galitzine.

— Ah ! voici un bien joli chat. Un ami sans doute.

— Ceci est une histoire. Monseigneur de Fribourg me donna cette image un jour en me disant. Ce fut ton compagnon de jeu, il dormait souvent sur ton berceau. Cette fois, ce serait bien particulièrement intéressant si vous pouviez voir autour…

— Allez chercher une loupe. La photographie trop vieille a blanchi. Le félin est couché sur un coussin fleurdelysé. Je ne découvre rien de plus. C’était évidemment une bête favorisée.

Restée seule un instant, Véga cessa de tourner les pages, une grande glace était devant elle et lui renvoyait son image. Cette glace, pensait la jeune fille, ne garde aucun reflet, pourtant puisque les pensées sont des choses et que les paroles sont reproduites par le phonographe, qu’y aurait-il d’impossible à ce qu’une image put renaître ? L’idée ne venait pas à Véga de contempler son charmant visage, d’avoir le geste machinal d’une femme qui s’observe, redresse une boucle, arrange un bijou, un pli de son corsage. Non, elle pensait ailleurs… Quand Daniel revint, avouant n’avoir pu trouver une loupe chez lui, elle ferma l’album.

— Continuons l’inventaire, dit-elle.

Ils passèrent au fumoir. Il y avait au mur des armes anciennes et modernes.

— Rien de remarquable, ici, fit Véga inconsciemment cruelle, on voit que vous n’avez pas de souvenirs.

— Hélas !

— Voyons votre chambre. Des livres ? Vous lisez un peu. Des romans ? à quoi bon, des dissertations philosophiques aussi. Est-ce que vous trouvez utile ou meilleur de prendre la pensée des autres et de la laisser influencer la vôtre. Vous aimez lire ?

— J’aime me distraire de moi-même, m’oublier.

— Ce n’est pas le moyen le meilleur. Travaillez plutôt.

— À quoi ? J’ai assez pour vivre. Le travail n’est intéressant que quand il procure un gain attendu, désiré, utile.

— Travaillez pour la science.

— Je ne sais pas.

— Pour donner aux misérables.

— Je le puis sans cela. Non, ma vie était nulle, ennuyeuse, terne ; vous venez d’y jeter une clarté.

— Fugitive. Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ?

— Je n’ai pas cru le devoir. Je l’aurais pu ?

— Oui, on vous eût aimé.

— Le croyez-vous ?

— Je le crois. Vous aviez peur de prendre une alliée hors de votre milieu social, puisque vous l’ignorez.

— Je n’ai pas voulu associer à mon incertaine existence une autre créature.

— Il vous fallait trouver une femme exposée aux mêmes circonstances, comme moi, par exemple.

— Comme vous, Véga. Quelle pensée avez-vous en parlant ainsi ?

— Celle que j’exprime. Nous ne pourrions pas en nous alliant nous faire de reproches. Seulement moi je veux garder ma liberté et il est plus raisonnable que vous la gardiez aussi. Nous pouvons nous aimer quand même.

— Que voulez-vous dire…

— Que notre affection réciproque peut être une grande joie, que deux isolés comme nous, liés par une similitude de situation, peuvent s’aider et se consoler. Que cherchez-vous sous mes mots ?

Elle le regardait bien en face, ses yeux francs levés sur lui, et il y lut une si pure intention, qu’il se pencha sur elle, la baisa au front et se releva un peu ému, disant :

— C’est entendu, Véga, on s’aimera bien.

En vraie petite indiscrète, elle ouvrit le cabinet de toilette, et s’exclama :

— Une armée de flacons, un bataillon de brosses variées, et tous ces outils brillants à quoi servent-ils ?

— À quelques raffinements de toilette.

— Ah ! moi, j’ai une trousse mince où il y a quatre objets… ma grande baignoire est la mer ou la rivière en toute saison, Mio Tio dit que rien ne vaut la nature et l’eau. Il me donnait des fleurs, jamais d’essences. Ce qui garde la jeunesse, c’est la santé. Et ce qui garde la santé, c’est la simplicité, il m’a un peu élevée en sauvage, je ne suis guère digne de vivre parmi les civilisés.

— Voici le courrier de M. le comte, interrompit un valet qui venait d’entrer.

— Les journaux, Véga. On n’y parle que de vous ! Voyez cette manchette : La Femme-Oiseau, et déjà ils donnent des instantanés de votre portrait.

— Tant mieux. Si Sophia est à Paris, elle comprendra. Nous irons visiter les autres capitales, j’y donnerai des représentations et peut-être ainsi arriverai-je à mon but.

— Je ne le crois pas. Mme de Circey, qui sait son mari condamné à mort, ne se dévoilera pas.

— À moi ? Oh ! elle apprécie combien je l’aime et mérite sa confiance. Lisez donc vos lettres.

Il y avait sur le plateau trois enveloppes, deux contenaient une invitation à dîner et à bridger, l’autre, sans cachet ni initiale, parut causer une émotion au lecteur ; il la garda en main, absorbé, puis soudain il la mit sous les yeux de sa jeune compagne.

— Vous qui lisez dans les photographies, Véga, lisez-vous aussi entre les lignes, que veut dire ceci ?

Elle prit le papier : « Allez passer le mois de mai au Val-Salut. N’avisez personne de votre départ, vous courez en ce moment un grand danger, un ennemi vous guette, une protection mystérieuse a pu vous défendre jusqu’à ce jour, mais elle s’affaiblit et bientôt vous laissera désarmé. Quitter Paris au plus vite est urgent. »

— Je pense, continua Daniel, que ceci est une moquerie, ou qu’un individu que je gêne veut se débarrasser de ma présence ici… un jaloux peut-être.

— Vous avez donc un flirt ?… comme on dit à Londres d’où j’arrive.

— Aucun, non, seulement dans le monde parisien il est toujours entendu qu’un homme libre comme moi doit faire la cour à une femme… au moins.

— Ah ! Et il y en a une à qui vous faites la cour. Comment cela se passe-t-il ? On débite des compliments ?

— Oui, on offre des fleurs, parfois des bonbons à certaines époques. On baise le bout des doigts…

— Votre « flirt » sera jalouse de moi.

— C’est bien possible, seulement aucune femme n’a le droit de m’imposer ni sa volonté, ni sa mauvaise humeur, je suis… l’indifférent envers toutes. Quelle impression vous laisse ce billet, petite sensitive ? Qui l’a écrit ?

— Une femme évidemment. Une femme même très bien.

— Ah ! à quel symptôme reconnaissez-vous ceci ?

— À plusieurs. L’écriture est patricienne, comme disent les graphologues, le papier n’a pas de caractère spécial, il n’est pas parfumé, ce qui indique l’origine que j’ai dite, mais il a pourtant une imperceptible odeur très délicate. Celle, sans doute, de la main qui se posa dessus et emploie pour ses ablutions une fine eau de toilette…

— Moi je ne sens rien.

— Parce que justement, votre main à vous exhale le même arôme, très subtil. L’écrivain et vous avez les mêmes préférences.

— Ceci m’étonne grandement. Ce parfum que j’emploie est introuvable en France. Il vient de la ville de Parme où on le prépare avec des violettes, du jasmin rouge et un peu d’une racine de mandragore qui ne pousse que là-bas.

— Je suis sûre de ne pas me tromper. La main qui écrivit ces lignes est légère, souple et douce, les yeux qui la guidaient n’étaient pas des meilleurs sûrement, à moins que…

— Oh ! continuez.

— Ils n’aient été remplis de larmes, parce que, tenez, ce petit rond un peu boursouflé du papier, c’est une goutte d’eau séchée. Il y avait beaucoup d’émoi en la pensée que reproduit ce graphisme et la personne n’est pas jeune.

— Pourquoi donc ne signe-t-elle pas ?

— Elle est prudente.

— Même par prudence, il est toujours mal d’écrire une lettre anonyme.

— Ne généralisons pas. À toute règle il y a une exception. Cette lettre révèle : franchise, bonté, loyauté, douleur profonde. De cette feuille émane un magnétisme. D’où vient-elle ?

— Elle ne porte ni date ni nom de ville et, dans mon imprévoyance, j’ai jeté l’enveloppe au feu. Elle est brûlée maintenant.

— Alors rien à faire. Seulement, employez un moyen que les magiciens recommandent en notre île mystérieuse.

— De la magie ! dites vite.

— Vous mettrez cette nuit en vous couchant cette lettre un moment sur votre front en pensant sans distraction à la personne qui la toucha. Ensuite placez-la sous votre oreiller et vous rêverez.

Il sourit.

— Des chimères. Je ne me souviens jamais de mes songes.

— Ceux qu’on oublie sont justement les plus intéressants.

— On peut le dire… mais le prouver.

— Par la photographie. Mettez près de vous dans l’ombre de vos draps une plaque photographique sensibilisée ; le lendemain, développez-la, vous y trouverez des révélations.

Il ne put s’empêcher de hausser les épaules.

— Oh !

— Vous pouvez douter. Un jour je vous montrerai une preuve.

— Je l’accepte. En attendant, je vais suivre votre conseil pour cette nuit. Voulez-vous me permettre de vous dire bonsoir, de vous souhaiter bon repos. Je vais sonner, je n’ai pas de femme de chambre, mais la lingère de la maison vous en tiendra lieu.

— Je n’ai besoin de personne. Je me suis toujours tirée seule de mon propre service. Au revoir, Daniel, à demain, j’espère.


V

Le guet-apens

Lorsque les deux amis eurent gagné chacun leur appartement particulier, ils eurent le même geste : aller à la fenêtre et regarder en haut.

— Il ne pleut pas, se dirent-ils.

Et ils agirent en conséquence, libres chacun de leurs actes.

Lui sonna son valet de chambre.

— Ma pelisse, ordonna-t-il, et une bonne canne.

— Monsieur le comte ne change pas d’habit ?

— Non. Donnez-moi des gants blancs, Wilhem, et ne m’attendez pas, je rentrerai assez tard sans doute.

— Où va M. le comte ?

— Chez la princesse de Corté, boulevard Lannes, 125.

— Bien. Je mettrai dans la poche de la pelisse un revolver. À Paris, les rues ne sont pas sûres la nuit.

— Bah ! autant qu’à Vienne.

— Sans cette précaution, il y a tout de même bien des chances pour que M. le comte ne fût pas revenu du Prater un certain soir, il y a cinq ans de cela. C’est depuis ce jour là que mon maître prend la précaution de me dire toujours où il va. Monsieur se souvient ?

— Admirablement, Wilhem. Et je vous dois beaucoup, mon ami, sans votre courage, le feu, mis exprès, dévorait ma maison un an après cette attaque, jour pour jour, et j’étais grillé dans mon lit où je dormais d’une manière anormale.

— Parbleu. Le cuisinier avait mis dans le potage un narcotique. Il l’a bien avoué quand on l’a chassé. Je prie M. le comte de songer à une chose ce soir.

— Quoi de plus, Wilhem ?

— Que c’est le 30 avril.

— Ah ! la date fatidique de mon anniversaire !

— Fatidique en effet. Depuis vingt ans que je suis au service de M. le comte, je n’ai jamais vu passer cette date sans qu’il nous arrivât une chose désagréable.

— Encore vrai. Mais je crois que pour cette fois, on peut se rassurer, dans deux heures nous serons au 1er mai.

— J’aimerais mieux que mon maître reste ici ce soir.

— Je ne puis pas, Wilhem. Je suis attendu.

— Alors que M. le comte prenne donc l’auto.

— Non, j’ai besoin d’air, le temps est superbe, marcher me fera du bien. Soyez sans inquiétude, mon ami.

Peu après, Daniel marchait lentement, remontant l’avenue du bois vers la barrière ; il suivait tout rêveur la voie des cavaliers.

— Pourquoi cet avis anonyme si bien analysé par la délicieuse et étrange Véga, pourquoi ? Mes ennemis en savent donc sur moi plus que moi-même… Il y a donc des gens qui connaissent ce secret dont le mystère me brise, annihile en moi tout effort, tout courage, tout avenir ! Je semble gêner en ce monde certaine espèce de gens, puisque, depuis que j’ai quitté Vienne, à peu près chaque année au 30 avril on risque contre moi une tentative mauvaise.

Ah ! si je pouvais saisir ces ennemis-là et les… interviewer. Je suis donc, par le fait que j’existe, un danger pour quelqu’un ? Est-ce pour hériter de moi ?… évidemment non, puisque tant que je vécus à l’étranger on me laissait en paix. La colère ne se marque qu’en France. C’est en France qu’on veut me supprimer. Or, je suis certainement d’origine française, mon type physique le marque, mon attrait pour ce sol est indéniable. Comme Paris est calme ; personne, pas même un équipage ; voilà onze heures qui sonnent quelque part. Cette fois, en vérité, les escarpes font relâche, dans une heure la date fatidique sera passée.

Deux agents de police suivis de deux chiens de berger, passèrent, rassurants et calmes.

Daniel marchait, le bois sombre était devant lui. Il tourna au boulevard Lannes, laissant la gare à gauche. Il était à présent le long des fortifications d’où venait une senteur de lilas, là-haut le ciel merveilleux regardait la terre de ses yeux lumineux. Orion resplendissait, le noctambule examinait les étoiles.

Soudain, il éprouva une secousse, une sorte de chose noire s’abattit sur sa tête, fut rapidement serrée au cou, pendant que ses deux bras, violemment tirés en arrière, s’immobilisaient sous des cordes.

Pas un mot, pas un bruit, un acte rare en France, fréquent en Espagne où les « séquestratores » savent faire la « capa ».

Maintenant, on l’entraînait, mais il se roidit, se jeta à terre, d’où avec ses pieds libres il essaya d’atteindre ses adversaires. Combien étaient-ils ? Il n’avait vu personne. Il pouvait crier, mais sa voix restait étouffée par l’épaisse étoffe.

Ils devaient être deux malfaiteurs au moins, car ils essayaient de le soulever et ne se gênaient pas pour le harceler de coups.

Daniel se sentait étouffer ; bientôt toute force l’abandonnerait.

— Allons, je suis vaincu, songea-t-il, on veut m’enlever, non me tuer sans doute, car ce serait déjà fait. Décidément, je suis un personnage bien gênant. Si au moins l’aventure pouvait m’apprendre quelque chose !

Haletant, il se roidit contre la souffrance, mais l’air lui manquait. Maintenant que se passait-il ? Voilà que les agresseurs poussaient un cri de terreur, lâchaient leur victime et s’enfuyaient à toutes jambes, le bruit de leur galop se perdant dans le lointain…

Que venait-il d’arriver ? La protection providentielle qui depuis tant d’années veillait sur Daniel se manifestait donc à nouveau ? Il sentait des mains rapides et adroites s’attacher à le dégager de cette lourde cape, il sentait un peu d’air filtrer par une déchirure, puis enfin il entrevit son sauveur.

— Bon, dit une voix nuancée de gaîté ironique, voilà l’imprudent qui respire ; votre Paris, mon cher, n’est pas une oasis de sûreté. Et, sans « Lady-bird » vous seriez à l’heure présente bel et bien étranglé ou asphyxié, au choix.

— Véga ! vous ! par quel hasard ?

— Oh ! fort simple. La belle nuit de printemps m’a tentée moi aussi ; seulement, au lieu de sortir de chez vous par la porte, j’en suis partie du balcon et par une voie aérienne que respectent encore MM. les apaches. Je vous voyais, pauvre piéton, passer la ligne des massifs de votre avenue, puis tourner au bout et raser de vagues terrains pelés en face desquels se trouvent les grilles des jardinets… Mais, mon ami, avez-vous en poche un couteau, un canif, je n’arrive pas à dénouer les cordes de vos poignets, et je ne juge pas la situation si sûre à cette place, que nous devions la prolonger.

Ce disant, Véga fouillait les poches du gilet de Daniel et en retirait un mince canif dont elle se servait pour scier les liens tout en continuant :

— J’ai vu de haut l’agression, alors je me suis laissée fondre droit au-dessus de vous, j’étais fantastique pour ces hommes qui ont dû croire à un vampire. Je leur ai lancé à chacun un énergique coup d’aile par le visage et ils ont fui épouvantés, croyant à quelque diablerie…

— Mon ange gardien ! fit Daniel extasié et libéré de ses bras en pressant les menottes habiles contre ses lèvres, mais Véga l’arrêta, pratique :

— Partez tout de suite, tâchez de trouver vers la gare une voiture et rentrez chez vous.

— Mais vous venez avec moi ?

— Moi, je remonte dans mes nuages. Mon chemin n’a point de voleurs. Et puis je veux voir un peu où sont passés nos deux bandits.

— Véga, rentrez, je vous en supplie.

— Dans un instant ; prenez en main votre revolver, marchez au milieu de la chaussée, l’œil au guet. Je ne vous suis plus.

Il voulut protester. Elle ne l’écoutait pas, repassant vite ses bras dans les articulations souples de ses ailes, elle s’enlevait silencieuse, ombre immense, opaque, dans l’ombre plus claire des hauteurs.

— Où sont donc mes apaches ? se disait-elle. Sont-ils cachés sous les arbres du bois ou au fond des fossés des fortifications. En tous cas, ils ne peuvent plus rien contre lui. Ah ! qu’il fait bon et doux à se rouler dans l’air embaumé des lilas, ces noires frondaisons m’envoient un frais parfum de feuilles nouvelles, l’adorable sensation !

Et elle virevoltait, amusée, baignée, grisée des voluptés de l’espace libre…

Elle quitta les grands arbres, traversa la plaine d’Auteuil où son ombre glissait sur l’herbe éclairée de lune.

Au-delà du champ de courses, elle vit la Seine et devant, alignés, une rangée de beaux hôtels dont un, le seul éclairé, attira son attention.

Une projection claire, venant de la fenêtre ouverte, blanchissait un haut et touffu marronnier.

Attirée, curieuse, Véga se faufila sous la ramure du marronnier et plongea un regard indiscret dans la pièce.

Deux hommes assis sur un large divan fumaient en causant.

— Nos agents sont bien longs à revenir, remarqua l’un, les yeux tournés vers une pendule au timbre fort qui égrenait minuit.

— La besogne était bien simple pourtant, saisir un homme sans défiance, le ficeler, l’embarquer dans l’auto…

— Oh ! fit Véga passionnément intéressée, tenons-nous bien et attention. J’ai idée de n’être pas venue ici pour rien.

— Nous avons agi trop tard, Xavier, continuait le causeur. Avec vos scrupules qui finissent d’ailleurs toujours par défaillir, vous nous faites manquer les bonnes occasions.

— Vous n’en pouviez trouver de meilleure que celle-ci, Jean.

— J’ai admiré votre habileté dimanche à la réception de la princesse de Corté quand vous avez provoqué l’invitation de San Remo et vous êtes si adroitement informé de l’heure où il s’y rendrait. Ah ! vous savez jouer au diplomate, Xavier.

— Il a bien fallu que je joue à quelque chose pour trouver le moyen de vivre, puisqu’à la mort de mon respectable père, si chevaleresque et si peu calculateur, la vente de tous nos biens n’a pas éteint ses dettes.

— Il vous était resté le plus précieux de ces biens : la cassette aux papiers.

— Seulement, j’avais juré solennellement de ne jamais m’en dessaisir et un Barbentan n’a qu’une parole.

Jean sourit avec un peu d’ironie ; Véga, qui voyait parfaitement les deux visages, le remarqua, et, de plus en plus intéressée, fut tout oreilles.

— Je ne comprends pas bien, malgré cela, votre manière d’agir, il y a un mélange.

— Comme les temps actuels le veulent, M. le baron Jean de Navalone. On garde ce qu’on peut des traditions et on tâche de vivre avec le reste… négociable.

— De sorte que vous avez une pension des deux cousins du… descendant royal, les Saint-Ay et les Sarman, en voilà une chance, être payé pour simplement garder un porte-feuille de papiers jaunis !

— Payé ? Oui, mais mal, je ne puis disposer d’aucun capital, puisque ces « Ducs » ont jugé sage de me tenir à discrétion en ne versant que des mensualités qui, le jour où je parlerais, où j’énoncerais la vérité avec preuves, seraient annulées. Quand l’envoyé du duc de Saint-Ay vint me dire : Vendez-moi l’acte de naissance de San Remo, vendez-moi la correspondance échangée entre le père et la mère de cet enfant, j’ai bondi d’indignation.

— Jusqu’au moment où vous êtes tombé d’accord.

— Jusqu’au moment où la proposition faite devint conciliable entre ma parole donnée à un mourant, et l’obligation où me plaçait ma pauvreté. On m’offrit pour me taire une rente, je l’admis ; tant qu’on me paie, je me tais. Vous venez me dire maintenant : « La famille veut avoir en sa possession le royal descendant du dernier des Roys, rien ne s’oppose à ce que vous le fassiez connaître, livrez-le. Il ne lui sera fait aucun mal, on le gardera simplement à l’étranger… » J’acquiesce contre la somme de un million que vous allez me verser tout à l’heure.

— Patience, quand le « prisonnier » sera ici. Et il tarde bien.

— Je ne suis pas encore inquiet, la soirée a pu se prolonger et mes corsaires n’ont peut-être agi qu’au retour de leur proie…, avant une heure vous aurez Daniel. Où l’emmènerez-vous ?

— D’abord en auto jusqu’aux Pyrénées, ensuite je le remettrai à Irun à son estimable parent… qui possède dans la Sierra un château-fort, désert, inexpugnable, où nul être humain n’ira chercher le triste héros du passé. Sa vie matérielle y sera d’ailleurs des plus confortables. Vous connaît-il ?

— Comme acteur mondain si je puis parler ainsi, oui, il me rencontre au cercle et dans certains salons, mais il ignore absolument que je sais son histoire, que sa mère, la douce, la belle, la vaillante Angela était la sœur de ma mère et, en somme, que c’est chez nous, à Barbentan, qu’il naquit en octobre 1869.

— Chez vous ! par quel hasard !

— C’est très simple. Ma tante Angela allait chaque année à Ritzowa avec mon père. Elle était reçue dans l’intimité de la petite cour. Le prince ne put la connaître sans l’aimer.

— Et elle y répondit.

— De toute son âme. Cet exilé héroïque, loyal, juste, paré du double prestige de royauté et de malheur, semblait créé pour l’amour.

— J’avais toujours ouï dire qu’il était impeccable.

— Mais il fut peccable. La princesse sa femme admirable aussi, une sainte douée de toutes les beautés morales ne pouvait être plus exigeante que l’antique Sarah, le prince fit comme le digne patriarche Abraham…

— Il trouva une Agar, et Ismaël naquit.

— Précisément. Mais en cachette naturellement.

— Et la mère vit toujours ?

— Oui, elle voyage et réside souvent dans les Hautes-Pyrénées, où se trouve le domaine des siens.

— Et elle jouit d’une grosse fortune ?

— Oui, au lieu de perdre comme le fit mon père l’héritage paternel, elle capitalisa le sien, put assurer à son fils une grosse fortune et la possession du château familial de Val-Salut en Bigorre.

En ce moment, un bruit de pas rapides se fit entendre dans l’avenue. Un des deux causeurs tourna le bouton électrique, la nuit fut et les deux hommes vinrent au balcon.

— Ce doit être le prisonnier, descendons.

La fenêtre poussée, les deux compères, en hâte, vinrent ouvrir la porte du petit hôtel. Un homme haletant s’y engouffra, disant d’une voix enrouée :

— Ratée l’affaire, une vraie sorcellerie…

Véga n’entendit plus, le battant venait de se refermer sans bruit. Elle s’étira, osant remuer sur la branche où l’extrême attention l’avait clouée sous les feuilles du marronnier. Elle se haussa hors des frondaisons et déployant ses ailes s’enfuit.

— Ah ! soupira-t-elle, comme c’est donc heureux que les oiseaux du bon Dieu ne comprennent pas les vilenies des hommes !


VI

Le double mystère

Rentrer à vol d’oiseau d’Auteuil à l’avenue du Bois de Boulogne demande quelques minutes, et Véga prit pied sur son balcon avec une grande satisfaction. Elle voyait la lumière dans la chambre de son ami, il devait l’attendre anxieusement.

Elle sortit de sa légère carcasse, la replia avec soin, et jetant au hasard sur son maillot noir un plaid, elle courut frapper à la porte de Daniel :

— C’est moi, Daniel, oh ! mon ami, écoutez-moi !

— Véga, Véga chérie ! Comme vous m’avez fait attendre, effrayé ; j’avais tant peur de quelque accident, de quelque piège.

— Là-haut ! Bah, mon chemin m’est personnel, à moins que je n’y heurte une pigeonne, mais, Daniel, quelles mystérieuses choses je viens de découvrir.

— D’abord allez dormir, chère petite, vous devez être brisée.

— Nullement, venez vous asseoir sur ce sofa près de moi.

Elle lui désignait de son bras moulé en noir par la soie du maillot une place entre de lourds coussins. Et solennelle :

— J’ai appris, Daniel, le secret de votre naissance !

— Que dites-vous. Ciel !

— La vérité. Oh ! je n’invente rien.

Elle répéta mot à mot l’étrange scène à laquelle le hasard lui avait permis d’assister. Daniel, le front dans ses mains, écoutait en proie à une angoisse inouïe. Pas un doute ne l’effleurait. Il comprenait que le nœud de sa vie venait de passer entre les mains de cette fillette et il se sentait atteint au plus profond de l’être. Quoi, il avait une mère vivante !

Oh ! comme il allait la chercher. Il objecta soudain :

— Mais pourquoi ma mère me fuit-elle ?

— Pour ne pas vous compromettre, c’est limpide. Votre vie tient à un fil, toute votre famille veut votre héritage, vous êtes le gêneur, celui qui trouble les plans, arrête les rêves d’avenir.

— En voilà des droits imaginaires auxquels je renoncerais de bon cœur pour avoir le droit d’embrasser ma mère.

— Vous ne le pouvez pas. Un homme peut renoncer à une possession, un parti demeure. Vous représentez un symbole, vous êtes un drapeau ! Moi je lutterais et haut la tête.

— Lutter ! et pourquoi donc, ma pauvre enfant ?

— Pour le principe uniquement. Non pour revendiquer, ce qu’on appelle dans certains milieux le « droit divin », mais uniquement pour établir votre identité.

— À quoi bon.

— Voilà une phrase de découragement. Elle est trop le fond des idées contemporaines. Là-bas, à l’île, souvent on causait philosophie et les « compagnons » qui sont, je vous le jure, de rudes professeurs d’énergie, disaient que le mal du jeune siècle, né en pleine neurasthénie mondiale, était le manque de confiance en soi, « l’à quoi bon ».

— La vie courte que nous passons vaut-elle une autre locution… l’idée de la mort engendre la paresse.

— On ne pense pas à mourir à votre âge, les quatre dizaines d’années n’ont pas encore sonné pour vous.

— J’y touche, Véga. Je pourrais être votre père.

— Ah ! mon père. Quel fut-il ? Enfin, peut-être moi aussi aurai-je mon heure.

— C’est juste, mon oiselle, nous avons un peu oublié ce qui vous concerne. Cléto m’a dit que vous combleriez la lacune du récit fait par lui.

— Elle est courte. Ce qu’au plus loin de ma pensée j’aperçois, ce sont des forêts, des arbres sombres, des sapins sans doute et d’autres arbres au grêle feuillage, dont on râclait l’écorce pour prendre la seconde partie tendre qui touche à l’aubier. Et alors, — comme c’est donc singulier ce que je vois !… — un grand chaudron sur un feu en plein air où cuisait cette écorce ; on l’écumait, on y jetait du sel et on avalait cette bouillie…

— Mignonne Véga, vous avez rêvé cela.

— C’est encore possible, pourtant c’est assez net. Cet aspect passe, la forêt disparaît, je suis dans une allée sombre, voûtée, des barreaux croisés, en fer, ferment d’étroites fenêtres. Je suis bien habillée, je mange des gâteaux, je joue avec des jouets, deux jeunes femmes très bonnes me caressent. L’une disparaît.

L’autre m’emmène dans un interminable voyage, on navigue, on court en chemin de fer, en traîneau, en voiture longtemps, je dors, je mange pendant ce roulement continu.

À présent, voici la mer qui ferme notre route, la douce figure de femme qui me sourit m’abandonne, un homme s’empare de moi, et soudain je suis aussi isolée de lui et je vis en liberté au milieu d’autres hommes.

— Les compagnons de la Stella Negra.

— Oui, je l’ai su après. À cette époque, tout est encore confus, je ne comprenais pas leur langage et le « Tio » m’a dit que nul d’entre eux n’avait jamais pu comprendre l’espèce de jargon dont je me servais.

— Quel âge aviez-vous ?

— Je paraissais, dit-on, avoir quatre à cinq ans, mais je devais être forte physiquement et sembler plus que mon âge, car autrement je me rappellerais mieux ce passionnant passé qui me revient comme un rêve, auquel j’ai trop rêvé, je crois, car je ne démêle plus la réalité de la fiction.

— On aurait pu’essayer sur vous la « régression » par l’hypnotisme.

— « Mio Tio » le fit et alors je revins au dialecte bizarre enfoui dans ma subconscience sans doute, et que nul ne peut saisir. C’est à croire en vérité que j’arrive d’une autre planète ; une seule personne peut me renseigner, celle que je cherche : la marquise de Circey.

— Je vais dès aujourd’hui me rendre dans plusieurs cercles et m’informer près de mes relations si ce nom leur est connu.

— Oh ! oui, faites cela. Ce nom est français évidemment, mais il ne se trouve sur aucun annuaire.

— J’irai feuilleter à la bibliothèque nationale d’Hozier…

— Inutile, c’est le présent qu’il me faut, que m’importent les armes et la généalogie.

— En effet. Mais continuez votre histoire, Véga, si toutefois vous ne préférez pas aller dormir.

— Non, je trouve bon d’achever le sac aux confidences, mon ami, je sais me passer de dormir, nos chimistes de l’île m’ont donné en partant les douze tubes de vie.

— Que dites-vous ? les douze tubes de vie !

— Oui, c’est notre pharmacie portative. Avec cela nous défions beaucoup de choses : le sommeil, la faim, la soif, la fatigue, l’énervement, la fièvre, les épidémies. Voilà pour le physique ; les comprimés sont enfermés dans des flacons blancs. Les cinq autres flacons qui sont bleus contiennent le moyen d’augmenter la force des cinq sens.

— C’est de la magie.

— Si vous appliquez ce mot à la science, oui.

— Les « compagnons » sont d’illustres savants.

— Au-delà de tout. Ils ont la super-science.

— Et comment vous ont-ils élevée ?

— En liberté, selon la nature, je vivais à l’air jour et nuit, je mangeais des légumes, des fruits, des gâteaux de farine et de lait, je suivais mes amis et surtout le « Tio » qui me témoignait une paternelle tendresse, partout où ils allaient. Aux laboratoires, aux champs où ils font pousser dans des terres préparées chimiquement, des plantes textiles qui composent d’étranges étoffes aux propriétés multiples, aux couleurs variables, depuis la neo-color, invisible, car elle ne porte pas sur notre rétine et rend invisible tout ce qui en est enveloppé, jusqu’à la super-color, blanche au soleil, bleue à l’ombre, rouge sous l’action de la lumière électrique.

— Vous me stupéfiez.

— Ce n’est rien. J’apprenais aussi l’italien et le français en causant et en écoutant. On me faisait lire, écrire dans les deux langues. On me laissait la faculté d’agir bien ou mal selon mon instinct, on ne me défendait rien et le Tio disait que naturellement j’allais vers la bonté et la beauté.

— J’en suis sûr.

— Puis, au moment où je commençais à avoir l’âge de raison, vers sept ans, ils me mirent tous les soirs une sorte de couronne spéciale, faite de métal et de feuillages, avec laquelle je devais dormir.

— Elle ne vous gênait pas.

— Nullement. Mon cerveau, sous cette action, se modifiait, je gagnais l’énergie, la force, la domination de moi-même, je perdais le sentiment de doute, de peur, de faiblesse.

— Étrange ! oh, combien étrange !

— Très rationnel, mon ami. L’éducation de l’avenir laissera loin derrière elle les vieilles routines. J’apprenais encore à danser, à monter à cheval, à nager, un Sicilien — ex-garde de la merveilleuse propriété de Zucco, — m’enseignait l’escrime.

— Tous les sports… mais enfin et la morale, la religion ?

— La religion, mon ami, n’est pas une chose qu’il faille apprendre, on l’a en soi, c’est la foi. Cléto Pizanni n’en pratique aucune, il a laissé mon maître d’arme, le Sicilien, me dire qu’il y a un Dieu juste et bon qui nous protège et que nous devons invoquer dans la joie et la détresse. Vous devez croire cela, vous, élevé dans le sanctuaire.

— Je le crois fermement. Et quelle pratique du culte vous enseigna-t-on ?

— Élever son âme dans le silence des matins et des soirs, au milieu des arbres, des fleurs, des grèves qui sont les plus beaux temples de l’Éternel, puisqu’ils sont créés par Lui. Aimer les autres et les aider.

— C’est pourquoi vous m’aidez et vous…

— M’aimez, allez donc franchement. Moi, j’ignore l’hésitation.

— Et la vie… votre rôle féminin, vous l’enseigna-t-on ?

— Ils me disaient « les chers compagnons » : tu es notre fleur la plus belle, notre meilleur rayon de soleil, ta présence adoucit nos farouches études pour lesquelles il faut tant de sacrifices et de dangers. Mais tu nous quitteras pour accomplir ton devoir humain, ton devoir de femme.

— Et ils vous ont… appris ce devoir.

— L’amour ? — Ils m’ont dit : Ton cœur te l’apprendra.

— Et il vous l’a appris… déjà.

— Non. J’en suis encore à l’amitié, à la tendresse.

L’homme curieux, interrogateur, soupira longuement, allégé.

— Véga, petite Véga, il faudrait vraiment aller dormir, le jour commence à pointer dans ce nuage rouge là-bas à l’orient.

— Allons-y. Aussi bien nous avons encore des jours à vivre ensemble. Vous savez à présent une chose qui va changer l’orientation de vos désirs. Bonjour, Daniel.

Elle se leva, un peu fantastique dans sa bizarre toilette, avec ses jambes et ses bras noirs émergeant du plaid qui l’enroulait, et elle remonta lente, rêveuse, lasse, jusqu’au premier étage de l’hôtel où se trouvait sa chambre.


VII

À travers l’espace

Avec le calme délicieux de sa nature, Véga s’endormit vite et se reposa d’autant mieux qu’elle ignorait l’énervement. Elle « savait » dormir, se détendre à fond, relâcher tous ses muscles dans le repos.

Allongée entre ses draps, sa jolie tête posée au bas de l’oreiller, les membres abandonnés, elle avait de longues et douces respirations favorisant bien l’hématose ; la fenêtre toujours ouverte envoyait l’air pur et frais.

Elle s’éveilla délicieusement à l’aise vers dix heures. Le soleil venait caresser son visage, elle sourit à l’espace dans sa joie de vivre et procéda lestement à sa toilette, pas compliquée, où l’eau pure jouait le grand rôle ; ses cheveux bruns courts, épais, mousseux, ne demandaient ni crêpons, ni épingles, avec deux brosses, une de chaque main, elle enlevait la poussière arrêtée en ses larges frisures naturelles.

Une fois prête, elle visita avec soin « lady-bird », c’est-à-dire sa machine volante, elle l’étendit, la détira, mit un peu d’huile aux articulations et la replia soigneusement pour la placer dans l’étui de cuir fauve où elle devenait de la grosseur environ de trois parapluies en faisceaux.

Ce travail accompli avec un soin tendre, on peut le dire, Véga passa un instant sur son balcon, leva les yeux toujours portés à regarder en haut, à y lancer sa pensée comme une prière, comme un hommage. Ensuite, elle descendit, le maître d’hôtel montait justement la prévenir que M. le comte l’attendait pour se mettre à table.

Good after-noon, dit Véga rieuse, will you kiss me?

Elle présentait sa joue rose et Daniel qui galamment avait pris la main de sa compagne pour la baiser, mit paternellement ses lèvres sur le joli visage.

— Daniel, cher, j’ai très faim.

— C’est vrai ! je suis impardonnable, j’aurais dû songer cette nuit à vous offrir à souper.

— Avez-vous pensé à notre plan ?

— Sans trêve, inutile de vous dire que je n’ai pu fermer l’œil.

— Ça c’est une faute, vous perdez de vos facultés. À ressasser les choses, à préparer ses actes, on dissipe son intuition première qui est la seule bonne des impulsions.

— J’ai réfléchi.

— Moi j’ai dormi, c’était mieux. Nous allons voir qui de nous fera l’offre la plus sensée maintenant. Comment comptez-vous agir aujourd’hui ?

— Voir deux amis et les prier d’aller demander des explications à M. Xavier de Barbentan.

— Première erreur.

— En quoi ?

— Vous ne pouvez vraisemblablement pas avouer ce que j’ai vu et entendu. Deuxièmement : ce que nous savons à présent de votre naissance, vous interdit de disposer de votre vie. Troisièmement : pour garder nos forces, il faut garder nos secrets. Notre supériorité est dans notre silence pour l’instant.

— Vous avez peut-être raison, moi je rêvais de vengeance.

— Inutile satisfaction, mon ami. La vengeance n’est pas un acte que doive aborder l’homme, puisque c’est un plaisir des dieux.

— Aphorisme, mon enfant, paradoxe.

— Non, au delà de cette vie, la vengeance s’appelle justice.

— Véga, vous répondez à tout. Votre si spéciale éducation ne vous a laissé de la jeune fille que le physique.

— Et encore… seulement au lieu d’analyser ce que je suis ou pourrais être, employons le temps qui nous oblige à rester devant cette table et établir le plan de nos heures. Je propose un voyage d’exploration vers la maison du bord de l’eau.

— Saurez-vous la retrouver ?

— Oui, c’est indispensable de la retrouver. Je ne l’ai vue, à vrai dire, que de haut en bas, ce qui n’est pas le sens habituel où l’on voit les maisons, mais j’ai remarqué des points de repère, en face sont de grandes serres, un beau jardin ; devant mon arbre il y avait une plaque marquant l’arrêt du tramway.

Un silence tomba entre les deux hôtes. Le maître d’hôtel passait les fruits et sa présence interrompait las causeurs. Véga mangeait avec plaisir les premières fraises.

— Savez-vous, dit-elle, comment Cléto Pizanni assaisonne les fraises ? Il vaporise dessus de l’éther.

— Que ce doit être mauvais !

— Pour ça oui, moi je les aime pour elles-mêmes, sans sucre. Mon vieil ami Aour-Ruoa, depuis quinze ans ne vit que de fruits, sans plus.

— Qui est l’ami répondant à ce nom étrange ?

— Oh ! un grand savant. Un Égyptien. Son nom veut dire souffle-lumière : il est symbolique et représente bien l’homme.

— En quelle langue Aour-Ruoa se traduit-il par souffle-lumière ?

— En hébreu. Remarquez que le second mot est le premier retourné. C’est un homme admirable : Aour-Ruoa.

— Un compagnon de la Stella Negra.

— Le plus ancien. Mio Tio le vénère. Il est l’auteur d’étonnantes découvertes : l’hypnotisme à distance et la lorgnette magique entre autres chefs d’œuvre.

— L’hypnotisme à distance, je le conçois un peu, mais la lorgnette magique me trouble. Quel est son but ?

— Grâce à cet instrument, nous pourrons voir un peu de l’élément supra-terrestre.

— Quoi ? des Esprits.

— J’ignore si ce sont des Esprits. Dans le sens que vous donnez à ce mot, je ne le crois pas ; ce sont les corps fluidiques invisibles qui nous environnent.

— Véga, vous m’épouvantez.

Elle haussa les épaules, se leva de table et saisissant le bras de son ami, elle l’entraîna dans le fumoir.

— Tout en fumant ma cigarette, j’ouvre les lettres, dit-elle.

VIII

Les amis causent

— Aucun message de ma bien-aimée protectrice ! se disait Véga, subitement attristée, en déchirant les enveloppes de tous formats, en dépliant les feuilles variées de couleurs et de parfum. Que tous ces écrivains ont donc perdu leur temps ! je n’en lirai pas un seul.

— Vous avez vu toutes les fleurs adressées à « l’oiselle », il y en a plein le hall, observa San Remo.

— Oui, des roses, des lilas, des tulipes, de quoi faire un « mois de Marie » si on envoyait tout cela à la plus proche église. Cela sanctifierait l’intention des donateurs.

— À Londres, vous avez dû en avoir autant.

— Peut-être, je ne l’ai pas su. Mio Tio était resté seul à l’hôtel, moi, après mon « envolée », je suis partie avec lady Gladys Hoet pour Grovenor-Castle, où elle a voulu me garder une semaine ; c’est une « very délicious lady ».

— Vous la connaissiez ?

— Point. Son mari est le chef des « Compagnons de la Stella Negra » pour l’Angleterre. J’ai connu là de charmantes jeunes miss, de galants gentlemen, j’ai assez aimé la vie anglaise. Ils m’ont appris à jouer au tennis ; en revanche, je leur ai montré le jeu sicilien de la Hotta.

— Comment se joue-t-il le jeu sicilien ?

— C’est presque un « grig-spiel ». On prend 20 ou 40 balles, selon sa force de résistance, l’adversaire reçoit deux raquettes, une de chaque main. On lui lance les balles, et il se sert de ses raquettes comme de boucliers, les seules balles « bonnes » sont celles qui touchent le partenaire et le comble de l’adresse pour celui-ci est de renvoyer les balles assez habilement pour qu’elles touchent l’envoyeur.

— Mais on peut se blesser.

— Non, il est interdit de viser au visage. Si j’allais m’habiller, Daniel ; le mieux serait de ne pas perdre de temps, si nous voulons partir au Val-Salut bientôt.

— Allez, cher petit guide, depuis que je vous ai, je suis comme la balle de la Hotta, je ne marche que par l’impulsion de votre bras, actionné par votre cœur.

Véga, moins sensitive que son ami, moins poétique, sortit aussitôt et s’amusa beaucoup à changer d’allure pour n’être pas reconnue. Elle se rappelait l’étude de Hans Harberg sur le « miroir qui garde les reflets » et les rend à volonté, comme le rouleau du phonographe répète les paroles.

Elle passa une jupe, mit un manteau demi-long, brodé, de soie souple, elle se trouva guindée en ce costume auquel l’habitude ne prêtait pas l’assurance ; pourtant il fallait s’y résoudre et l’idée de la bonne comédie à jouer lui fit supporter gaiement la gêne momentanée.

Sa dextérité lui permit de revenir en moins d’une demi-heure vers Daniel rêveur et indécis, toujours abandonné sur son divan, la cigarette éteinte aux doigts.

— En route, Daniel, nous allons vers la fosse aux lions…

Il tressaillit. Cette enfant le galvanisait.

Il saisit son chapeau, se fit apporter un léger pardessus et, pesant sur ses yeux un lorgnon fumé, fut prêt.

— Hum, piètre déguisement, mon cher, il faut rapprocher vos sourcils, hérisser votre moustache, rentrer vos lèvres et creuser vos joues en les mordant à l’intérieur. Il faut voûter votre dos, plier un peu les genoux, tendre le cou et marcher les bras ballants.

— Vous n’allez pas me faire incarner un type de conquérant…

— On ne doit pas vous reconnaître là-bas. Je voudrais voir au jour la maison de votre cousin Barbentan pour la bien retrouver.

Les deux amis étaient sortis de l’hôtel. San Remo fit signe à un fiacre-taximètre et jeta l’adresse : Au champ de course d’Auteuil.

— Ah ! comme le Bois est plus joli d’en haut, remarqua la jeune fille, il est pelé et malingre à ce bas plan. Il est trop habité, il manque de jeunesse. Comme nous serons mieux à Val-Salut. J’ai hâte d’y arriver. Est-ce un vieux château ?

— Il date du treizième siècle et fut bâti à mi-côte d’une montagne sur la route de Bagnères à Salut. Il domine la vallée de Campan.

— Il est fortifié ?

— Il le fut. Le pont-levis ne se lève plus, la herse est rouillée… les douves sont pleines de hauts sapins dont les branches viennent caresser les fenêtres ; j’ai dit qu’on mette beaucoup de fleurs dans la cour d’entrée et qu’on fasse de grands feux partout pour chasser l’humidité d’hiver.

— Sûrement on conte des légendes.

— Je crois bien. Je vous les dirai sur place. Il y a aussi un Revenant dans la partie inhabitée. Là sont encore quelques pièces assez conservées, mais d’accès difficile, parce que l’escalier extérieur — le seul permettant l’entrée du donjon — est branlant. Or, dans ces chambres, qui s’éclairent les soirs… on voit passer une ombre.

— Nous irons faire connaissance avec le Revenant. Ce doit être quelque chat-huant et la lumière un reflet. Vous croyez aux revenants ?

— J’y crois, Véga.

— Oh !

Elle éclata de rire.

— Vous en avez vu ?

— Je n’ai pas vu de Revenant à proprement parler, mais j’ai tout de même vu des choses étranges.

— Racontez-les, je vous en supplie.

— La veille de ma première communion, je m’étais attardé seul dans la chapelle très sombre où se trouve la statue de Rodolphe de Zoeringhen, fondateur de Fribourg, dans la cathédrale de cette ville, je priais de tout mon cœur, les yeux fixés sur la statue de la Vierge. À ses pieds se trouvait un bouquet de lys…

— Votre voix tremble, Daniel, pardonnez mon indiscrétion.

— Elle me plait, Véga, je n’ai jamais dit à personne cette chose… mais un des lys se détacha des autres et vint effleurer mon front.

— Un rêve…

— Sûrement non. Le soir, pendant le souper, mon doux protecteur, Monseigneur l’archevêque remarqua : « Tu t’es donc couronné de lys, mon enfant, un pétale blanc est resté dans tes cheveux ». Ce mince souvenir, je le conservai, il est encore dans mon livre et il est toujours parfumé. Je vous le montrerai ce soir. Le livre est intéressant par lui-même, le maroquin bleu est semé de fleurs de lys et de dauphins, le papier est jauni, les caractères anciens, sur la soie de la première page se trouvent deux dates et les initiales enlacées ne sont pas les miennes.

— Je devine fort bien pourquoi.

— Et moi je le soupçonne depuis hier… Notre voiture s’arrête, nous sommes à la porte d’Auteuil, descendons.

Des chevaux couraient, les tribunes bariolées s’emplissaient, qu’importait aux chercheurs de mystère…

Ils marchaient lentement sans parler. Un peu hésitante, la jeune fille s’arrêta sous un marronnier touffu d’où s’élançaient droites des pyramides de fleurs roses. Devant l’arbre, une petite porte. Au-dessus de cette porte, une fenêtre ouverte encadrée d’autres fenêtres closes. Au rez-de-chaussée, une large baie fermée de vitraux.

D’un signe, Véga indiqua à son compagnon que c’était là. Et sans demander son avis, elle sonna.

Lui voulut arrêter le geste.

— Que faites-vous ?

Elle sourit.

— Attendez-moi, ayez l’air de guetter le passage du tramway. Je veux essayer d’entrer.

Une servante d’âge mûr vint ouvrir.

— Monsieur est là ? demanda l’audacieuse.

— Non. Madame. Monsieur est sorti, il n’est pas rentré déjeuner.

— Merci, je reviendrai ce soir. À quelle heure Monsieur rentrera-t-il ?

— Tard pour sûr, car il ne dîne pas ici.

— Alors, je repasserai demain.

La jeune fille s’éloigne. Elle avait grande envie de rire, mais elle se contint. D’un signe, elle appela Daniel et marcha, suivie par lui, jusqu’au Bois dont elle franchit l’entrée.

— Rentrons. J’en sais assez, le second acte de la comédie se jouera ce soir. Mon ami, j’espère vous apporter quelque chose de curieux, mais autour de minuit. Allez à présent au cercle et songez à moi, trouvez-moi la marquise de Circey.

— J’obéis, Véga. Qu’avez-vous découvert ?

— Un chemin. Ce soir, j’entrerai par une fenêtre ouverte… que j’ai remarquée.

Elle éclata de rire. Daniel aussi par contagion, pourtant il osa :

— Vous m’épouvantez, mon enfant.


IX

L’oiseau vole et vole

Véga s’installa sur le balcon de sa chambre, de là elle vit partir son ami qui lui envoya d’en bas un signe d’adieu.

Elle était contente d’être seule.

La jeune fille aimait à rester avec elle-même sans distraction, ses deux « moi » causaient et cela lui plaisait. Son enfance et son adolescence, pas encore close, avaient joui de beaucoup de solitude, là-bas, dans l’île mystérieuse où tant de troublantes choses s’accomplissaient. Souvent, au lieu d’aller avec les « Compagnons » aux champs d’études, aux laboratoires, aux salles d’expérience où les savants ne redoutaient pas d’éprouver leurs découvertes sur des hommes vivants, elle fuyait seule et allait s’asseoir au bord de la mer devant l’infini.

Ce n’était pas pour rêver, l’enfant ignorait le sens de ce mot, ni pour fuir des travaux arides ou odieux par suite des cruautés qu’ils nécessitaient ; non. Véga, habituée dès l’âge de compréhension à ce milieu bizarre y était indifférente, son âme façonnée à l’ambiance ne s’alarmait en rien, elle cherchait l’isolement par un besoin instinctif, peut-être atavique, elle voulait ne plus parler, ne plus avoir l’esprit pris par les autres, elle souhaitait s’appartenir, garder l’absolue liberté de pensée. Ce charme rare, elle l’appréciait.

Sur le balcon de l’hôtel de l’avenue du Bois de Boulogne, elle regardait sans le voir le mouvement des passants, elle ne songeait pas davantage à lire les lettres d’impresarii lui offrant des ponts d’or pour quelques envolées…

Comme une enfant qu’elle était en somme, elle s’intéressa aux gros pigeons gris voletant sur les pelouses, « mes petits frères », se disait-elle en leur jetant des miettes, puis elle examina un superbe matou roux, fourré, tigré, lourd qui la fixait de ses rondes prunelles jaunes et elle se prit à rire : un ennemi des oiselles !…

Et comme on lui apportait avec le thé un pot de crème, elle attira le félin par une tentation… alors il bondit et vint laper délicatement de sa langue rose la gourmandise offerte.

Véga s’amusait, soignant ensemble les bêtes de races ennemies… chat, oiseaux.

Quand Daniel revint vers sept heures pour dîner, il trouva sur le balcon, ensemble et parfaitement unis : une jeune fille, un gros chat, trois pigeons et une colonie de moineaux.

— Petite enchanteresse, dit-il en effleurant le front de sa compagne.

— Allons vite dîner, Daniel. Je compte sortir en l’air ; à table, vous me conterez le résultat de vos courses.

— Il y a de gros nuages là-haut, mon enfant, songez à ce que serait une averse sur vous.

— Un ennui, c’est certain, mais non une entrave. Ne cherchez pas à m’influencer, vous perdriez votre temps ; je ne suis jamais aucun conseil, parce que c’est toujours une mauvaise chose.

— Pas quand ils sont dictés par la sagesse et le désintéressement.

— Toujours. Nos actes sont dictés par notre désir ou par notre subconscience qui est l’arrière-gouvernail, quelque chose qui serait comme le Sénat à l’égard de la Chambre des députés, acheva-t-elle en riant. Qu’avez-vous appris au cercle ?

— Bien peu. La marquise de Circey habita longtemps Paris, elle faisait de longs voyages, allait dans l’Inde, aux Monts Himalaya, où elle avait des amis parmi les Mages qui, dit-on, habitent le sommet du Gorizankar. Un jour, elle parut habillée de noir, se disant veuve, peu après elle annonça son remariage.

— Avec qui ?

— Un baron de Belley. Depuis, on ne l’a plus revue. Son existence offrait un côté inexpliqué, elle ne se confiait à personne, voyait beaucoup de monde, mais n’avait pas de confidents.

— Et sa famille ?

— Habite ses terres en Auvergne. Son neveu fut accusé de l’avoir volée, il passa en cour d’assises. C’est une histoire embrouillée, aujourd’hui presque totalement oubliée.

— Il faut que j’en débrouille les fils. J’irai à la conquête du neveu de Sophia de Circey. Moi aussi je veux savoir d’où je sors. Je ne suis pas comme vous fille de Roy, sans doute, mais serais-je fille de charbonnier, je voudrais quand même le savoir et retrouver ma mère. Or, Sophia de Circey seule peut m’aider.

— Vivez en paix en attendant l’heure… les deux enfants perdus que nous sommes sont alliés.

Au dehors, la nuée crevait lourde, épaisse, un voile ténu de gouttes larges descendait sur terre en grande presse.

— Que feriez-vous, Véga, si vous étiez surprise en plein ciel par une pareille ondée ?

— J’ai deux moyens, expérimentés tous deux, ou traverser les nuages avant qu’ils crèvent et planer dans le bleu, ou me mettre à l’abri dans une tour, dans un clocher, dans une ruine, n’importe où, pourvu que je sois dissimulée aux yeux des gens d’en bas.

— Ne pourriez-vous pas rester sous la pluie ?

— À la rigueur, si, mais elle me fatigue, m’étourdit et surtout m’alourdit.

— Et le vent ?

— Ah ! le vent, je suis forcée de lui obéir, il m’entraîne, je cherche des courants favorables en variant mes altitudes.

Après le repas, une éclaircie vint, mais la nuit restait obscure, sans lune.

— Une chance, expliqua Véga. Allez au cercle, Daniel, et continuez vos investigations.

— Au cercle ! mais je prends une voiture et je vous suis…

— Pour me faire remarquer… Je vous défends de vous occuper de moi. Il ne me faut aucune distraction, songez-y. Une erreur de direction peut me perdre.

— Vous ne craignez pourtant pas les rencontres…

— Non. Mais un faux mouvement me précipiterait à terre. Aussi, je vous parle sérieusement. Il ne faut pas venir.

Il se résigna docile, seulement au lieu de sortir, il attendit anxieux, encore plus d’elle que du résultat de sa folle entreprise.

Il pouvait être environ neuf heures quand Véga s’envola.

Elle ne faisait aucun bruit, n’avait pas l’esbrouf des perdrix, mais le silencieux départ du chat-huant.

Il l’aperçut planant assez haut, dissimulée dans la couleur grise des nuages, puis il la perdit au-dessus des frondaisons du Bois. Il ne put s’arracher de son balcon.

Véga connaissait la route, elle retrouva son marronnier ; par chance, la pluie avait chassé les promeneurs et les concierges des maisons de l’avenue n’avaient pas l’idée de prendre le frais sur le seuil de leur porte.

L’oiselle se coula sous les feuilles, replia ses ailes, bien serrées contre son corps, se fit petite et suivit la branche qui effleurait la fenêtre, toujours ouverte, dans le petit hôtel du baron de Barbentan. Aucune lumière n’y brillait ; évidemment, le maître n’avait pas dû rentrer, l’unique servante restait à l’office donnant sur l’autre façade. Dans la rue personne, sauf un tramway de temps à autre, et de rares passants.

— Allons, en route.

D’un bond, elle fut sur l’appui de la fenêtre et d’un autre dans la chambre. Il y faisait très nuit, mais Véga — jamais embarrassée — tira de son maillot le lorgnon-lumen, création du Compagnon Aour-Roua et aussitôt vit comme en plein jour à travers les verres éclairants…

Une grande table tenait le milieu de la pièce, elle était couverte de papiers, les murs étaient entourés par une bibliothèque, un grand divan, quelques fauteuils, une table formaient tout le mobilier.

Les tiroirs du bureau étaient fermés. Le buvard paraissait gonflé d’une volumineuse correspondance. L’oiselle commença par prendre au hasard dans ce tas et glissa les papiers sous son maillot, elle n’osait se charger, détruire son équilibre et elle aurait bien voulu pouvoir trier les pièces, mais soudain elle perçut le roulement d’une voiture, son arrêt, le bruit d’une portière fermée.

— Oh ! oh ! voilà l’ennemi, se dit-elle, il faut que je me sauve. Pas une minute à perdre.

Alors, en hâte, elle acheva d’engloutir les feuilles dans une poche placée sur sa poitrine et gagna la fenêtre.

Comme elle n’avait aucune chaussure, elle ne faisait aucun bruit. Elle vit le cocher démarrer lentement, elle entendit monter l’escalier.

Avec sa belle assurance calme, sans une hâte dangereuse, elle enjamba l’appui de la fenêtre et s’élança, non vers l’arbre, mais en hauteur pour être vite cachée par le toit.

Le calcul était juste. L’arrivant tourna un bouton électrique qui éclaira en plein le marronnier — abri primitif de l’oiselle. Mais celle-ci ne s’inquiétait plus de rien, elle filait à tire-d’aile, nageant dans l’air maintenant pur, raréfié, rafraîchi et tout parfumé des fleurs ravivées par la pluie.

Cela lui paraissait délicieux, aussi arriva-t-elle toute heureuse, l’œil brillant, les lèvres entr’ouvertes, pour être reçue à bras ouverts par son ami anxieux.

Elle retira son appareil avec l’habituel soin, puis sans songer à son singulier costume, elle prit la moisson volée et la jeta triomphante sur le bureau de Daniel.

— Voici, fit-elle riante, je vole et je vole ! Lisez.


X

L’écriture mystérieuse

Il y avait de tout… des invitations, des demandes de charité, des offres de service, des factures de fournisseurs.

Le papier inutile, Véga le casait dans une enveloppe, avec l’idée de le restituer, pendant que Daniel dépliait chaque page, la parcourait du regard et la rejetait, déçu.

— Est-ce que j’aurais perdu ma tournée, pensait l’oiselle.

— Que veut dire ceci, Véga, voyez donc ? dit Daniel qui examinait une feuille depuis un moment. Cela paraît n’avoir pas de sens.

Il tendait une lettre d’une écriture nette et claire où on pouvait lire cet amalgame de mots sans suite :

« pan, arbre, riz, temps, elle, Zoé, dent, et, sceau, use, île, trop, elle, par, ôte, un, rond, M, à, B, image, lot, émir, sang, Tul, sel, ère, sylphe, gens, arôme, dur, élevé, sot, pince, me, o, vous, o, que, ur, elle, zan, dire, espèce, science, ébène, Xantippe, cor, utile, rang, sue, il, ôter, non, sol, dan, arme, Nil, sire, lan, âme, miel, or, nul, turne, abricot, gain, non, émir, loc, colle, Alma, stupide, iradier, oblige, nid, Nantes, aride, île, troupe, rang, abri, bond, alose, cil, ir, loup, élan, poul, rude, élargir, Nontron, dire, remède, érable, orage, urgent, tripe, Uriage, élargir, rendre ».

— Ceci, mon cher, représente un langage de convention, c’est une grille. Ou ces mots-là ont un sens admis, ou dans chacun des mots il faut prendre certaine lettre. J’ai vu les Compagnons se servir de choses analogues. Par exemple, s’ils écrivaient : échelle, cela voulait dire : monter, s’ils parlaient de voiture, cela voulait dire : partir. S’ils écrivaient : couteau, cela voulait dire : traître. Ils avaient encore un langage chiffré. Prenez un papier, un crayon et commencez une étude.

Voyons la première lettre, la septième, la quatorzième, etc… Non, ça ne donne rien. La première et la dernière de chaque mot, la dernière de chaque mot, rien encore. La cinquième, la troisième, la neuvième… aucun sens.

— On dirait une page d’écriture d’enfant.

— Il y a une clef. Nous l’aurons.

— Ah ! suivez bien, j’aperçois une idée. Écrivez, je dicte la première lettre de chaque mot :

P.a.r.t.e.z… mais cela va, mon ami, nous y sommes. Avec : Pan, arbre, riz, temps, elle, Zoé, nous déchiffrons : partez. Continuons : d.e.s.u.i.t.e. Voilà qui achève le sens, je lis : de suite, soit : parlez de suite. Cela devient un jeu, mon ami, je lis très couramment désormais, il faut toujours admettre la première lettre de chaque mot et nous obtenons : « partez de suite pour M. (ça c’est le nom de la ville qui bien certainement ne doit pas commencer par un M)… à B… (autre nom de localité), il est sur ses gardes, provoquez des excursions dans la montagne, l’occasion naîtra facile : prendre ou tuer ».

— Ça y est, mon brave Daniel, on vous occit avec désinvolture, il est bien certain qu’il s’agit de vous.

— Évidemment. Il n’y a pas de signature ?

— Non. Le récepteur connaît l’envoyeur.

— Sans doute. Ceci ne m’éclaire guère.

— Comment ! vous êtes difficile ! On vous apprend qu’on veut vous prendre ou vous tuer dans une excursion en montagne et cela ne vous suffit pas ! Quant aux deux villes, l’une est Paris.

— Et l’autre est Bigorre, mon pays, où il y a des montagnes.

— Nous n’avons pas mis longtemps à découvrir le truc.

— Vous êtes unique, Véga.

— C’est bien possible. Je le souhaite.

— Pourquoi le souhaitez-vous ?

— Parce que si nous étions un cent ou seulement deux de mon espèce, je n’aurais plus de goût à mon métier. Voilà maintenant une dépêche ; elle est claire celle-là, le télégraphe n’admet pas l’incompréhensible : « Soignez votre santé ou vous êtes perdu, allez aux eaux. Rat ». Ce télégramme corrobore la lettre.

— En quoi ?

— C’est limpide. Traduisez : « Vous êtes un imbécile incapable, rattrapez-vous, réparez ou vous êtes perdu aux yeux du maître ! Allez aux eaux, le condamné y sera, agissez pour vous réhabiliter ». La signature : Rat, est certainement un nom de convention.

San Remo, les yeux sur ces lignes se taisait, il ne tremblait pas, car il était brave, mais il songeait à ce début de lumière sur la route de sa vie. En effet, on voulait se défaire de lui, donc il était « quelqu’un » et même quelqu’un de redoutable, alors il pouvait quelque chose. Ah ! cette adorable enfant dont il sentait auprès de lui la douce et chaude présence, quelle reconnaissance ne lui devait-il pas.

Tout en songeant, il leva les yeux et rencontra dans la grande glace placée en face de lui le reflet du groupe qu’ils formaient ensemble et, malgré le tragique de l’heure, un involontaire sourire joua sur ses lèvres.

Véga vit le sourire, suivit le regard et elle éclata franchement d’un rire sonore.

Elle apercevait ce tableau : Un monsieur correct, assis en tenue de soirée, fleur à la boutonnière, près de lui une espèce de petit singe totalement noir, sauf le visage rose et blanc, les mains gantées par le prolongement du maillot tissé de soie, le corps entier moulé dans la même étoffe, debout, affairé, dépliant les papiers, se penchant sur l’épaule du lecteur pour lire aussi.

— J’ai l’air d’un diable, fit Véga, conseillant un mortel ; il ne me manque que de sauter sur la table et de marcher sur les mains, de tirer vos cheveux et votre moustache et de vous faire signer de votre sang un pacte avec moi.

Souple, gamine, amusée, elle fit trois ou quatre cabrioles sur le tapis, puis saisissant une draperie jetée sur le dos d’un canapé, elle s’en couvrit fièrement :

— Soyons convenable, le diable se fait ermite, cette étoffe tissée d’or et de pourpre est digne du sacerdoce. Daniel, fils de Roy, je vous rends mes hommages.

Elle s’inclina, très bas, mais il la releva, la retint contre lui.

— Véga, ange ou démon, en tous cas mon génie, je vous aime, car je vous dois le premier bonheur de ma vie, le premier battement tendre de mon cœur. Et vous, petite oiselle ?

— Moi ! J’aime beaucoup de gens, mes chers compagnons de là-bas, le Tio, Sophia, vous, un petit peu, c’est un début.

Elle riait toujours, fort calme, si parfaitement indépendante, si peu femme dans son étrange tenue qui accusait un corps mince, léger, admirablement sculpté, dénué encore de toute éclosion féminine que ce costume noir n’accusait pas.

Elle se dégagea fort calme :

— Nous savons maintenant ce que nous avions soupçonné, mais ceci ne nous donne pas les papiers secrets pouvant établir votre authenticité. Le Barbentan doit les cacher ailleurs. À présent, il se défiera encore plus, je pense, il devinera une intrusion chez lui, je le mets au défi de soupçonner laquelle, mais il prendra davantage de précautions. Ce que vous devrez faire, ce sera d’aller trouver le Pape.

— Celui qui fut mon parrain est mort. Je fis déjà ce voyage, croyez-le et ne pus rien découvrir, je fouillai les archives, mon titre y est inscrit, c’est tout. Je n’eus aucun indice, sauf…

— Dites tout, puisque je suis de bon conseil.

— … C’est tellement peu, une lueur si fugitive… Comme je visitais Rome, flâneur solitaire, mélancolique, je me trouvais un jour assez loin au commencement de la mélancolique campagne romaine semée de tombeaux et de ruines. Une voie peu bâtie, moins triste, s’ouvrait fleurie d’arbustes, le sol était couvert de sédums, je cueillis une fleurette et son parfum soudain me troubla. Il éveilla en moi comme une très lointaine sensation.

— Allez toujours, on dirait un souvenir.

— Peut-être. Je marchai, une petite porte arrondie, au faîte dominé d’un flot de plantes me retint, je m’immobilisai à regarder cette porte évidemment fermée depuis bien longtemps, car des rameaux grimpants la croisaient. Un jardin était derrière et au fond j’apercevais le toit plat à terrasse d’une maisonnette.

— Après ?

— Je partis. J’étais seul, pas même un lazzarone, pas un paysan ne passait. La pensée fugitive s’envola.

— Hélas ! c’est comme moi quand j’essaie d’approfondir un rêve, il fuit… Bonsoir, Daniel, je vais aller dormir, dans le songe, dit-on, on revoit souvent le passé, je pense que tout au fond de ma cervelle, il y a de vieilles images gravées et qu’une fois, elles remonteront des lointains obscurs. Quand partirons-nous ?

— Décidez, Véga, je suis vôtre, uniquement.

— Alors, restons encore deux jours, j’ai envie de deux choses : aller causer aux hirondelles qui tournoient au sommet des tours de Notre-Dame et prendre une vue de Paris à vol d’oiseau… Aller aussi regarder la maison de Sophia, des fois les choses parlent. Aour-Roua dit qu’elles parlent toujours, seulement que nous ne savons pas les comprendre. Il dit que les maisons, les objets touchés, gardent l’empreinte de ceux qui les touchèrent…

— Comment deviner, nous profanes, les somnambules seules le peuvent.

— Nous aussi. Notre cerveau étant organisé pour recevoir les vibrations projetées et provoquées par le fluide des souvenirs.

— C’est bien obscur.

— Un peu. C’est la théorie des affinités sympathiques, elles existent dans tous les règnes de la nature. À demain.

Elle partit vite sans donner à son compagnon le temps de la reconduire et il resta longtemps, lui, l’âme troublée du passé et le cœur… du présent.


XI

Val-Salut

Le vieux manoir de Val-Salut, construit par corvées au xiie siècle, restauré au xvie, et tout à fait réorganisé pour devenir une habitation confortable, par Eustache de Val-Salut, vers 1850, est planté à mi-côte d’un versant pyrénéen et domine la route allant de Bagnères-de-Bigorre aux bains de Salut.

De grands hêtres l’abritent du côté de la route et le masquent assez pour que les passants qui l’ignorent, ne le voient pas. Du côté de la montagne, il est dominé par des sapins immenses comme la splendide végétation du pays en sait créer. Dans ces branches sombres, le vent chante comme la mer et l’extrémité des aiguilles fines vient effleurer les fenêtres à meneaux, aux petits carreaux cerclés de plomb.

Trois faces seulement de la cour d’honneur sont entourées de bâtiments habitables, la quatrième offre un aspect de ruine. L’escalier branlant qui y conduit est mangé de mousses et de lichens, nul ne le monte, car nul n’a besoin d’aller dans les chambres délabrées auquel il donne accès.

Cette partie du château féodal était autrefois le donjon. Il y avait là des caves pour les réserves de munitions et de provisions, il y avait un puits, un four, une herse actionnait le pont-levis, quelques chambres dominées par une plate-forme sur laquelle se voyaient encore de petits « pierriers ».

Les chambres n’étaient plus meublées, sauf une : « la chambre hantée ». À aucun prix, le gardien du manoir n’eut voulu y mettre les pieds.

Dans cette pièce, où se trouvaient encore de vieux meubles, il avait dû s’accomplir des drames, car souvent la nuit une ombre y revenait, promenant une lumière d’une fenêtre à l’autre. On entendait aussi une cloche sonner toute seule au haut de la tour du beffroi et cette cloche n’avait aucune corde ni chaîne qui permit de l’agiter d’en bas. Cependant, elle sonnait la nuit et même par les temps les plus calmes.

Le château, du côté opposé à la cour d’entrée, était entouré de douves profondes et d’un vaste parc.

À l’extrémité de ce parc se voyaient encore deux vieilles tours formant jadis un poste avancé. Elles étaient reliées ensemble par une arche dont le propriétaire avait fait une espèce de pont qui permettait de communiquer de l’une à l’autre.

Ce poste isolé, indépendant du manoir, n’appartenait pas au comte de San Remo, il était habité par un ménage de paysans catalans qui faisaient valoir quelques petits champs, et s’étaient organisé un logement dans une des tours.

L’autre tour, rarement occupée, l’était cependant à certaines époques de l’année, par une dame d’un âge moyen qui semblait venir là pour accomplir une retraite, car elle ne sortait pas, arrivait en voiture close et partait de même, elle se faisait servir par les paysans dévoués et discrets, qui probablement dépendaient de ses bienfaits. Les baigneurs et touristes de Bagnères, de Campan, de Salut, n’avaient aucune permission d’occuper leur désœuvrement à visiter Val-Salut. La haute porte en chêne massif, rigoureusement fermée, n’offrait aucune aménité. On y accédait par un pont-levis jeté sur les douves. Une poterne, avec un judas grillagé de fer, donnait accès au gardien enfermé dans la forteresse.

Pourquoi tant de mystère ?

On contait sur le château des choses effrayantes.

Jadis, Foulques de Val-Salut, au retour d’une expédition lointaine, rentrant à l’improviste, avait surpris sa douce épouse Angela, en train d’écouter les tendres propos d’un bel Espagnol.

Il avait feint de ne rien voir, mais le soir, à la chapelle, pendant la prière commune, le châtelain avait eu soin de faire placer le jeune « senor » sur la dalle tournante et, après l’acte de contrition récité tout haut par la châtelaine, le mari outragé avait fait jouer le ressort secret et l’amoureux s’effondrait aux oubliettes…

On porta Angela évanouie au donjon, elle fut enfermée dans la chambre, maintenant hantée, et y mourut, croit-on, de faim.

Mais elle avait un fils : Loys, et une fille : Angela.

Outrés tous deux de la mort de leur mère, ils jurèrent de ne plus adresser jamais la parole à leur père qui se noya dans les douves sous les yeux de ses enfants, parce que ceux-ci ne l’avaient pas prévenu — ne voulant pas rompre le serment de silence — du fâcheux état du bateau dans lequel le vieux comte s’était établi pour pêcher à la ligne.

Ensuite, les jeunes gens désertèrent le pays, Loys fit souche et sa sœur fut religieuse. En souvenir d’elle qui mourut en odeur de sainteté, toutes les filles aînées qui naquirent successivement dans la famille, reçurent le doux nom d’Angela.

Maintenant, croyait-on, la famille était éteinte, la dernière Angela avait coûté la vie à sa mère, son père tué pendant la guerre de 1870, et cette petite Angela élevée par un oncle, le marquis de Barbentan, avait disparu du pays. Un jour, on avait appris que le château était devenu la propriété du comte de San Remo.

Celui-ci y venait peu. Célibataire, sans attaches, sans relations, de nature assez sauvage, il ne frayait pas avec la société du voisinage et fréquentait à peine le casino de Bagnères, pourtant gai et animé pendant la saison des bains.

Sa grande distraction était de s’en aller étudier dans la superbe bibliothèque de l’établissement thermal, où il trouvait un plaisir infini à feuilleter les richesses qu’elle contient.

Au début de juin, Val-Salut se rouvrit subitement, des serviteurs parisiens y arrivèrent pour préparer la venue des maîtres, et peu après, le comte de San Remo, accompagné d’une ravissante jeune fille, vint s’y installer.

Le pays en fut dans la joie ! Un peu d’animation, un peu plus de commerce allait résulter de ce fait. Maîtres et domestiques apporteraient un entrain profitable aux industriels du pays. Pouzadou, le boucher, se frottait les mains, comptant sur de bonnes commandes, l’épicier Etchévéry, le boulanger Bernadas allaient, chargés de leurs produits, le long des pentes, et, comme on les payait bien, ils exaltaient les mérites du nouveau venu et de sa jolie « dame ».

Cette dernière, très amusée, partait gaiement aux bains de la Reine et, point du tout sauvage, causait au directeur de l’établissement, aux baigneuses. Elle montait, en cavalière consommée, les petits chevaux tarbais, fins et nerveux, qu’elle conduisait par les lacets les plus abrupts jusqu’au col d’Aspin, à Labassère, ou traversait sans broncher les rudes courants, sautant aussi de larges ruisseaux.

D’autres fois, elle se promenait avec son compagnon qui lui donnait familièrement le bras, et, penché vers elle, semblait lui conter des choses curieuses et secrètes. C’étaient tout simplement les légendes fantastiques des lacs et des vals, mais tout en marchant ils suivaient le cours torrentueux de l’Adour… dont le nom rime avec amour.


XII

La chambre hantée

— Daniel, je veux aller visiter la chambre hantée ; dans le pays, on ne parle que de ses revenants, je veux saluer les Revenants de Salut.

— Nous irons, Véga, quand vous voudrez, petite amie.

— Alors tout de suite.

Ils venaient de déjeuner avec des truites et des fraises, peu matériels tous les deux. À table, la jeune fille avait raconté sa matinée passée à Bagnères où, après une visite au Palmarium, elle s’était promenée dans les rues en quête toujours de l’ennemi.

— Je suis, expliquait-elle, devenue une véritable policière, sous prétexte de retenir des chambres pour d’imaginaires amis, je vais dans tous les hôtels, je vais à toutes les sources, aux buvettes, aux Coustous (le drôle de nom pour une promenade), un marchand de filigranes de Palma m’a expliqué que c’était le nom d’une célébrité du pays — et nulle part je ne découvre le « Barbentan », si bien que, mon brave Daniel, j’ai envie de vous emmener avec moi en excursions… dans la montagne.

— Vous savez bien que je n’ai aucune crainte, Véga.

— Moi, j’en ai pour vous. La lettre de menaces était positive.

— Ce que je voudrais, c’est attirer l’ennemi ici, nous le séquestrerions, nous sommes à la frontière du pays des sequestratores…

— Enfantillage.

— Non. On lui ferait dire où est la précieuse cassette. Cet homme est à vendre. Nous le paierions. Mon ami Aour-Ruoa sait faire l’or et m’en donnera tant que je voudrai.

— J’en ai assez pour payer une si mauvaise conscience.

— Seulement il ne se montre pas. J’ai vu tous les journaux et leur liste d’étrangers… l’homme n’est pas encore arrivé… À moins que la perte de ses papiers l’ayant intrigué, il ait changé de plan. C’est pourquoi je vous dis : Allons nous promener jusqu’à l’observatoire du Pic du Midi.

— Je veux bien. On va en voiture jusqu’au delà de la cascade, après on prend des chevaux.

— Et on couche là-haut pour voir lever le soleil.

— Arrangez l’expédition pour demain, parce qu’après la lune changera et nous aurions grand risque d’avoir des nuages.

— En attendant, en route pour le donjon.

Elle s’élança, courut d’un trait, suivie plus sagement par le comte San Remo, ému inexplicablement.

Daniel avait un état d’âme bien complexe. Ce château lui causait une émotion profonde, il ne pouvait douter qu’une descendance ne le rattachât aux anciens propriétaires et il songeait aux tragédies passées… il songeait aussi, sans cesse, à sa délicieuse compagne, si spéciale, si peu ressemblante à une autre jeune fille et il n’avait pas pu s’empêcher d’écrire à son ami Cléto Pizanni toujours en voyage de propagande à travers le monde, dans le but de se créer des affiliés : « J’adore Véga, quelle attachante nature, si jamais elle pouvait m’aimer, je serais le plus heureux des hommes, mais j’ai, hélas ! vingt ans de plus qu’elle. »

Il attendait anxieux la réponse du tuteur de l’enfant.

Il la suivait, elle avait en deux bonds escaladé les marches du vieil escalier, elle entrait dans une sorte de patio dépourvu de toit, où encore quelques colonnes montraient un vestige de cloître, partout des branches folles, des oiseaux chanteurs.

— C’est délicieux ! exclama-t-elle.

Par les fenêtres sans châssis, on voyait la campagne ensoleillée, et les lointains violets des montagnes.

— Montons !

Encore elle s’élança, mais l’escalier n’avait presque plus de marches, il fallait faire d’immenses enjambées sur le vide.

— Attention ! criait Daniel.

Elle riait, parfaite équilibriste ne redoutant jamais le faux mouvement qu’amène une crainte.

Ils étaient au premier étage devant une galerie au rebord finement fouillé de feuilles d’acanthe et de trèfles ; partout des lierres et des vignes vierges, un laurier rose même s’était juché là-haut et passait sa splendide chevelure par une meurtrière.

— Mais personne ne vient ici, observa la jeune fille, nos pas se marquent sur un amas de poussière et nul autre pas ne s’y voit.

— Bien entendu. Le Revenant fait peur.

— Comme c’est amusant.

Des portes béantes tenant à peine à un gond, montraient de lamentables aspects, un délabrement triste accentuait une longue solitude, des tentures en lambeaux, des meubles branlants, des nids d’hirondelles aux angles des ciels de lits. Des rats avaient dévoré les intérieurs des sièges, tout s’effondrait. Des mousses poussaient sur le parquet, l’eau filtrait entre les solives épaisses, encadrées de champignons, des lattes pourries pendaient en haut.

— Quelle mélancolie ! ces ruines pleurent, remarqua l’exploratrice.

Elle s’arrêta un instant. Sur un lit, entre des matelas troués, elle découvrait un joli petit nid de souris, des oreilles roses pointaient et de minuscules bêtes grises, fines, menues s’agitaient.

— Voyez, Daniel, de la vie dans cette mort des choses.

Ils ne troublèrent pas la nichée, allant vers le fond du couloir.

— Voilà la chambre du Revenant, expliqua San Remo, elle forme l’angle de la tour, elle a six fenêtres, deux sur chaque façade et ce sont ces fenêtres qui s’éclairent… La porte de cette dernière pièce est close.

— Et close depuis longtemps, il y a des toiles d’araignées tout autour.

Elle voulut faire jouer le verrou dans sa gaine de fer enfoncée dans le mur, il résista, rouillé. Alors elle ramassa une pierre et, en tapant avec l’aide de son compagnon, elle parvint à le faire glisser, mais la porte résistait, solide, les coups d’épaule de Daniel ne l’ébranlaient pas.

— La barre de fer est mise à l’intérieur et retient le battant, c’est le même système de fermeture qu’au château, expliqua le propriétaire surpris. Qui a pu la placer, puisque cette chambre n’a pas d’autre issue ?

— Quelqu’un qui entre par les fenêtres… comme moi !

— Les fenêtres sont fermées et les lierres qui les masquent prouvent qu’il y a longtemps… c’est inexplicable…

— Le revenant s’enferme. Notre indiscrétion lui déplaît, soyons polis.

Ce disant, elle frappait doucement du doigt recourbé :

— Revenant, bon revenant, ouvrez-nous, suppliait-elle souriante. Si l’heure ne vous plaît pas, je reviendrai cette nuit.

Rien ne répondit, rien ne bougea et cependant Véga crut entendre un soupir… un sanglot.

— Venez, dit Daniel très grave, nous allons involontairement nous suggestionner.

Elle haussa les épaules :

— C’est vous qui troublez le Revenant, je reviendrai seule à minuit.

— Petite folle, je saurai bien vous enfermer.

— Moi ! j’ai des ailes !

Il la prit par la main, l’entraîna vers la tour opposée du donjon encore plus en ruines, les toits manquaient tout à fait et des écureuils jouaient sur les vieilles poutres. Par une fenêtre brisée, ils voyaient se dérouler une splendide vallée : Bigorne, Loubeda, les thermes de Salut.

— Lorda et sa sœur Tarbis passaient un jour par là, raconta Daniel, elles étaient amoureuses de Moïse…

— De Moïse ! Dans quel passé plongeons-nous !

— Seulement dans celui des siècles et c’est peu, en face de ces montagnes qui ont plusieurs mille ans. Donc, les deux sœurs fuyaient poursuivies, traquées par les ennemis avec lesquels le roi leur père était en guerre. Elles arrivèrent en ces contrées sauvages où l’une fonda Lourdes et l’autre Tarbes.

— Ah ! Lourdes, je veux aller aussi à Lourdes.

— Quand nous aurons reçu l’automobile que j’attends de Toulouse.

— La cent chevaux ! Quelle fête de l’étrenner.

— Redescendons, Véga.

Ils se retournèrent, reprirent la galerie par où ils étaient venus et restèrent muets, béants en apercevant de loin, grande ouverte, la porte de la chambre hantée !

Véga courait, mais la pièce était vide.

Seulement elle était propre, les meubles en bon état n’avaient aucune poussière, sur la table un livre d’heure était posé. Daniel l’ouvrit au premier feuillet, il lut ces mots :

« Angela de Val-Salut, avril 18… »

La jeune fille examinait avec soin cette porte mystérieuse, les toiles d’araignées brisées pendaient, un monticule de poussière au bas prouvait nettement que depuis des mois… au moins, cette porte n’avait pas dû s’ouvrir, à part les fenêtres qui donnaient à une hauteur de plus de trente mètres sur la douve emplie d’eau, aucune autre issue n’existait. Une vaste cheminée occupait le fond, à l’intérieur se voyaient des bancs de pierre et une plaque large et haute en fonte sur laquelle se lisait l’écusson des Val-Salut : D’azur au chef de gueule à trois lions de sable passant. En champagne : une tour crénelée d’or et d’argent.

— Singulières armes, fit San Remo. Une fantaisie.

Véga ouvrait les meubles. L’armoire en chêne sculpté contenait encore du linge, un bahut était empli de vieux volumes reliés de peau brune, un autre regorgeait de vaisselle, sur un fauteuil en tapisserie, un capulet de laine blanche était jeté.

— Quelqu’un loge ici ! s’écria-t-elle.

Daniel tressaillit. Il longeait les murs, examinant avec soin les boiseries de chêne à feuilles repliées ; aucune ne sonnait le creux et d’ailleurs où aurait pu conduire une porte secrète, puisque de trois côtés c’était l’espace et du quatrième une chambre béante, où seulement les pas des visiteurs actuels avaient marqué !

Ils se baissèrent sur ces traces, les vérifièrent encore.

— Pourtant quelqu’un est venu, a ouvert la porte et est parti, observa Daniel un peu pâle.

— Voilà, répondit Véga. Ce n’est pas une oiselle, puisque les croisées n’ont pas été ouvertes et que la cheminée, si large soit-elle, ne permettrait pas l’échappement d’un être humain par en haut. Seulement, vous savez que les revenants ont le pouvoir de se dématérialiser et de se réformer, donc ils peuvent passer à travers les murs.

— Je ne crois guère à un Revenant, Véga.

— Moi je crois à une Revenante, ce capulet pyrénéen appartient à une femme, nous l’avons dérangée, elle a fui trop vite, l’oubliant…

— Mais par où a-t-elle fui ?

— Je vais vous dire, une théorie que vous oubliez et qui est celle des Esprits… sera peut-être un jour celle des vivants.

— Encore la science d’Aour-Ruoa !

— Toujours, elle est inépuisable. La matière a quatre états : solide, liquide, gazeux, radiant…

— Oh ! je sais.

— Alors suivez bien, puisque « l’évolution » transpose la matière du solide au radiant en passant par les deux autres états, « l’involution » peut la transposer en sens inverse, c’est-à-dire du radiant au gazeux, du gazeux au liquide et du liquide au solide. Eh bien, le corps de la Revenante a accompli successivement ces divers actes…

Il haussa les épaules :

— Mignonne, soyons sérieux, je vais poster un valet en observation ici.

— Oh ! temps perdu, car il ne verra rien. Moi, mon plan est fait, je viens ici passer la nuit, seule, et je suis bien sûre de voir la Revenante. Il y a un divan, vous me ferez porter une couverture et quelques coussins.

— J’irai avec vous.

— Non. À aucun prix. Les revenants n’aiment pas le nombre.

— Je serai mortellement inquiet.

— Pourquoi ? Un revenant n’a jamais fait d’autre mal à un vivant que celui de lui faire peur, or, moi, je suis invulnérable à ce sentiment. Si vous essayez de me contrarier, Daniel, je quitte Val-Salut dès ce soir. Je retourne à la Stella Negra.


XIII

Amour sourit

Alors il se soumit. Ne plus la voir, dépassait pour lui toutes les appréhensions. Elle reprit avec sa parfaite tranquillité de fille pratique :

— Nous allons prendre quelques précautions pour être sûrs que nul ne s’amuse à nos dépens. Vous allez apporter des bandes de papier que nous collerons sur l’ouverture des fenêtres et de cette porte. Nous y mettrons un cachet de cire que personne ne pourra imiter, ni refaire.

— On pourra le dématérialiser, fit Daniel ironique.

— Malaisément, parce que sur la cire chaude je graverai l’empreinte de cette bague. Voyez, nul, je crois, n’a mes armes.

— Elles sont parlantes. Je vois une lyre sur champ d’azur et en chef une étoile d’or.

Mio Tio m’a donné cette bague et je l’aime beaucoup. Souvent, le soir, là-bas, quand nous étions devant l’immense horizon de la mer, il me montrait là-haut la splendide Véga, étoile primaire de la constellation de la lyre. Et moi je la regarde toujours, attristée malgré moi quand elle est sous les nuages. Véga doit être un ardent soleil, elle scintille, avec des reflets bleus, au bas de la Croix du Cygne, près de la voie lactée. Je vous la montrerai, ma « patronne », je sens son magnétisme ; quand je m’envole, elle m’attire…

— Étrange enfant ! fille d’une étoile, vous éclairez tout mon ciel.

Elle rit :

— Poète ! vous. Quelle inutile chose. Travaillons. Allez chercher la cire.

Cependant il avait peur de l’abandonner là et il appela Wilhem qui passait dans la cour et lui donna l’ordre de chercher les objets voulus.

Wilhem obéit, aida au travail tout en augurant mal de la raison de son maître. Les scellés achevés, le groupe redescendit, puis San Remo et sa jeune compagne aliènent se promener sur la route de Salut.

Peu de baigneurs se montraient, il était un peu tôt pour la saison thermale. Cependant, un marchand de sucre d’orge était installé dans une petite boutique ambulante, un autre offrait une bibliothèque portative, d’autres encore les pierres fines des montagnes montées en bijoux, et enfin il y avait deux marchands de vanille. C’étaient de ces camelots bruns qui, dans toutes les Pyrénées, harcèlent les passants avec leur boîte de fer blanc, emplie de bâtons parfumés.

L’un d’eux, à la vue des jeunes gens, se détourna vite et disparut derrière les bains. Ils ne le virent pas. Ils marchaient, lui perdu dans son rêve d’amour, elle amusée par une bande de jeunes chiens blancs, drôles de lourdeaux aux longues oreilles, à l’épais lainage et elle en voulait acheter deux, les baptisait tout de suite : Lorda et Tarbis.

Ils revinrent par les sentiers, délaissant l’avenue et ce détour les conduisit devant les deux tours de l’ancien poste avancé de la première enceinte fortifiée du domaine féodal.

Les tours enveloppées de plantes grimpantes qui égayaient leurs pierres sombres avaient l’aspect imposant, solide, elles paraissaient défier les siècles et les passants.

Autour d’elles s’étendait un jardin, les anciens murs avaient croulé, un homme vêtu comme un paysan catalan, souleva un peu sa « baratina » rouge à la vue des promeneurs, puis il sauta, leste et agile comme un montagnard, d’un cerisier où il cueillait des fruits et vint offrir son panier plein par-dessus la haie.

Vulgui écho, dit-il en catalan.

Gratie, répondit Véga assimilée tout de suite, dongui.

Daniel offrait un « real » sous la forme française de vingt-cinq centimes, mais l’homme repoussa la pièce.

El Padrone del Val-Salut, reprit-il, et souriant il ajouta :

Esta por la sua chica.[2]

Les promeneurs comprirent. Daniel rougit vivement et Véga se mit à rire. Plongeant ses doigts dans les fruits rouges elle en prit une provision.

— Elles sont exquises, Daniel, mangez. « Addio, amigo, alla revista ».

Ils continuèrent leur chemin.

— Vous avez compris l’erreur, Véga… ce brave homme nous prend pour des amoureux.

— Nous en avons l’air, nous ne nous quittons pas. Nous sommes ici à l’entrée de votre parc ?

— Oui, entrons, Véga chérie, que pensez-vous de l’amour ?

— Oh ! une banalité, un mot dont on use trop. L’amour fait par le monde plus de mal que de bien, dit Cléto Pizzani.

— Il se trompe et vous trompe, un jour vous aimerez, enfant, parce que tout ce qui vit doit aimer.

Ils traversaient un bois de sapins écartant les branches rudes dont les aiguilles les piquaient

— L’endroit est mal choisi, mon ami, pour parler sentiment… les caresses de vos arbres n’ont rien de tendre, vous savez que l’association des choses extérieures se lie toujours aux pensées, Daniel, or la première fois que j’entends parler d’amour, c’est au milieu d’une nature hérissée…

— Ah ! vous l’êtes plus qu’elle.

— Je m’harmonise… Comme il fait noir là-dessous et chaud, cette odeur âpre de résine est saine et on glisse sur un tapis sec d’aiguilles amoncelées. Voilà une pittoresque promenade.

Ce disant, elle s’était laissée tomber sur le sol élastique où poussaient de petites bruyères, des statices maritimes.

— Comme on est bien ici, j’aime cette solitude, ce château invisible perdu entre les branches, ces tours qui gardent le défilé du col et le murmure rapide du torrent.

— « Echo esta vostra casa », risqua Daniel en catalan d’une voix émue.

Mais elle traduisit en riant.

— Mauvais catalan ! Parlez donc français bravement. Le salut poli de vos Pyrénéens ne les engage pas à grand’chose. Quand ils disent en ouvrant devant vous leur demeure : Ceci est votre maison. Ou bien : « à la disposicion de usted », ils seraient bien surpris d’être pris au mot…

— Moi pas, Véga, ma douce étoile, mon château est à vous s’il vous plaît.

— Le château, mon ami, il est à la Revenante. Au fait, la nuit tombe, ce parc est encore long à traverser, rentrons vite, j’ai hâte d’aller l’attendre chez elle, madame la Revenante, qui nous a ouvert son refuge. Écoutez, la cloche du dîner nous appelle.

Elle se mit à courir dans la mesure du possible, amusée du ressort des branches qui se refermaient claquantes derrière elle.

Aussitôt le dîner achevé, Véga résolue, sortit dans la cour suivie de son ami anxieux et elle s’écria les yeux levés vers les fenêtres de la chambre hantée.

— Il y a de la lumière !

Et elle partit lestement vers le donjon.

San Remo leva les yeux à son tour. Les deux fenêtres de la chambre mystérieuse qui lui faisaient face brillaient lumineuses et il apercevait sur les sapins le reflet venant des deux autres ouvertures situées à l’angle.

Il se hâta derrière Véga, non sans avoir saisi un bougeoir et une boite d’allumettes.

Quand il parvint à l’escalier, la jeune fille déjà rendue en haut heurtait à la porte.

— Venez vite, Daniel, éclairez, voyons nos cachets, la porte a-t-elle été ouverte ?

— Non sûrement, répondit le jeune homme un peu tremblant, après avoir allumé sa bougie, nos papiers sont intacts.

— Entrons.

Véga fit jouer le verrou, aisément cette fois, et le battant céda. La chambre était sombre et vide.

Ils allèrent aux fenêtres. Aucun cachet n’était brisé. Le livre de prières n’était plus sur la table, le capulet de laine blanche avait disparu.

— C’est tout de même inexplicable, fit Daniel. Quelqu’un entre et sort d’ici, mais par où ?

— À travers le mur… Mon ami, rentrez au château. Avant vous allez refaire un scellé à cette porte à l’extérieur, moi je vais en placer un à l’intérieur et je vais veiller ou… dormir ici.

— Je ne puis accepter pareille folie, Véga.

— Je le veux, sortez.

Elle le poussait dehors, continuant :

— Je dois être seule et bien entendu sans lumière, je vous défends de rester dans le donjon, retournez à votre chambre, couchez-vous. Le seul fait d’observer empêchera la Revenante de paraître.

— S’il vous arrivait malheur, que dirait celui qui vous a confiée à ma garde ?

— Il dirait : « Je reconnais bien mon élève, sans peur, sans reproche. » Allons, fuyez. Si vous n’obéissez pas, Daniel, je ne vous aimerai jamais…

— Méchante enfant.

Elle le pressait, lui fit passer le seuil et vivement repoussa le battant de chêne massif qu’elle assujettit avec la barre.

Une fois seule, elle se plaça debout au milieu de la pièce et eut l’idée d’une évocation :

— Revenante, Esprit, Fée ou Ange du ciel, venez vers moi qui ne vous redoute pas, venez, je suis seule ici et je suis seule au monde… Ceux qui habitent l’au-delà ne peuvent être méchants, puisqu’ils sont dans l’Éternité. Venez, mystérieuse Dame, et si vous savez où est ma mère, dites-le-moi.

Véga s’était agenouillée, les mains jointes, les yeux noyés, l’âme extériorisée. Sa prière mentale continuait ardente. Mais le temps s’écoulait et la jeune fille, vaincue par le besoin de repos, se jeta sur le divan où elle s’endormit profondément.

Comme le jour paraissait, Daniel, qui n’avait pu clore les paupières, grattait à la porte dont, bien entendu, les cachets étaient restés intacts.

— Véga, appelait-il d’une voix anxieuse.

— J’ai parfaitement dormi, je n’ai rien vu et je vous ouvre.

Elle retira la barre de fer condamnant la porte et sur le seuil de la chambre de mystère ils se sourirent heureux de se revoir. Daniel baisa longuement les deux mains tendues vers lui.

— Quelle heure est-il, mon ami, il me semble que vous êtes matinal comme l’animal emplumé emblême des Gaulois.

— Il est six heures, Véga, et je viens vous chercher pour déjeuner, ensuite une promenade, cela va-t-il ? L’auto est en gare, nous irons la chercher…

— D’accord.

Elle sauta légère les escaliers fantaisistes dénués d’une bonne moitié de leurs degrés et courut d’un trait à la salle à manger, où le cuisinier basque, matinal comme un montagnard, avait déjà servi le chocolat d’Espagne, aromatisé de cannelle, et des brioches chaudes…

Ensuite, ils partirent et comme ils passaient devant la source de la Périe, un marchand de vanille, déjà au poste, les suivit du regard avec assez d’intensité pour que Véga se retournât, attirée : « Tiens, pensa-t-elle, il ressemble à Barbentan ».

Ils allaient à pied dans le frais matin clair vers la gare de Bagnères, un peu lointaine, mais sur une route jolie, traversée d’un beau jardin, les cloches de l’église sonnaient à toute volée la messe du mois de Marie.


XIV

Feu du ciel ou de la terre

Plusieurs jours s’écoulèrent paisibles et doux, les deux amis de Val-Salut s’appréciaient à chaque heure davantage, ils goûtaient un grand charme à glisser dans le roulement berceur de leur voiture, la trouvant délicieuse et après l’avoir bien essayée, mise au point, ils avaient décidé de partir le lendemain pour le Pic du Midi.

Chaque nuit, Véga entêtée allait dormir dans la chambre hantée et ne voyait toujours rien, seulement il lui arrivait de petits messages. Une fois c’était une phrase soulignée au livre d’heures, le lendemain c’était une image finement dessinée représentant un petit enfant avec au-dessous ce mot : Daniel.

— S’agit-il du prophète Daniel dont il est parlé dans ce livre d’heures ou de mon brave compagnon ? se demandait-elle.

Et alors un matin elle laissa dans la chambre une photographie du comte de San Remo. Le soir, elle avait disparu.

Et naturellement jamais aucune trace de pas, jamais trace d’aucune issue, à part celles que des scellés protégeaient, donc mystère !…

Véga venait de s’installer pour dormir sur son divan, elle avait cacheté à l’intérieur sa bande de papier, Daniel en avait fait autant à l’extérieur de l’unique porte d’entrée. L’air lourd annonçait un orage et au loin des éclairs déjà illuminaient les sommets des monts.

Véga s’endormit.

Daniel inquiet ne se coucha pas tout de suite, il fut longtemps, puis s’assoupit. Le tonnerre ne s’accentuait pas. Soudain, un coup formidable fit tressaillir San Remo, il bondit de son lit et courut à la fenêtre de sa chambre d’où il pouvait apercevoir le donjon.

Alors il resta terrifié. Les sapins qui entouraient les ruines flambaient haut, leurs branches rouges et fumeuses frappaient les murs, envoyaient des flammèches par les ouvertures béantes.

— Tout va s’embraser, pensa Daniel, se vêtant en grande hâte et en appelant Wilhem, son valet de chambre, pour qu’il éveillât les domestiques.

Il courut au donjon, franchit la barrière de feu.

— Véga, criait-il éperdu, Véga !

Aucune réponse.

À travers le brasier du rez-de-chaussée, il gagna quand même l’étage où seulement une fumée intense que balayait la rafale par moment, s’amoncelait.

La porte de la chambre hantée était fermée et le scellé intact annonçait que nul n’en avait pu sortir depuis que Véga s’y était enfermée.

— Elle dort, gémit-il, elle va étouffer…

Il secouait la porte avec rage. Le fidèle Wilhem l’avait suivi, tapant de toute sa force l’épais panneau de chêne, aucune réponse ne venait.

— Elle est donc morte.

Avec des pierres, avec une hache, les deux hommes parvinrent enfin à faire sauter une planche de la porte, la barre de fer à l’intérieur la barrait. En passant la main par l’ouverture, ils purent la déplacer, ouvrir enfin.

La chambre était vide.

Le lit de camp avait dû être quitté en hâte, les couvertures abandonnées le prouvaient, mais aucune des fenêtres n’était descellée, et bien évidemment la porte n’avait pas été ouverte avant l’intrusion des deux hommes.

Le feu illuminait la pièce à giorno et les petites vitres cerclées de plomb éclataient.

— Véga, Véga ! criait toujours Daniel.

Maintenant, une averse diluvienne tombait sur la fournaise, les sapins enflammés peu à peu noircissaient.

Désespéré, immobile maintenant, silencieux, le malheureux garçon se sentait devenir fou ! Véga disparue… sa vie était brisée, son cœur mort !

Wilhem entraîna son maître, l’averse avait éteint le sinistre.

Docile, Daniel rentra et quand vint le jour son pauvre visage ravagé offrait le plus lamentable aspect de la douleur. Son étoile, son oiselle, où était-elle, Seigneur ! Il se mit à courir partout, il fouilla le donjon, le parc, le château, il mit sur pied le nombreux personnel et tous cherchaient avec ardeur, sans conviction, le Revenant avait dû emporter l’audacieuse. Le Revenant avait provoqué l’orage, l’incendie, et les valets se signaient en soulevant les branches noircies.

Toujours rien.

À midi, le maître d’hôtel alla sonner la cloche d’appel aux repas, sans conviction, sans l’entrain gai d’habitude, mais il sonnait pour rassembler les serviteurs las de leurs vaines recherches.

Le maître abîmé dans sa peine sans nom, s’était laissé tomber sur le banc de jardin, devant la porte de la salle à manger et d’involontaires sanglots le secouaient.

La cloche d’appel vibrait.

Et alors paisible, calme, les vêtements en un ordre parfait, tous les habitants du château purent voir celle qu’ils cherchaient avec tant d’angoisse, descendre l’escalier du donjon, ainsi qu’elle le faisait chaque jour, à l’heure du déjeuner.

— Hé bien, Daniel, dit-elle, en se penchant sur lui, une alerte, mon ami, un petit feu de joie ! mais qu’avez-vous ? Grand Dieu, quelle physionomie !

— Je vous ai crue perdue, Véga ! Je vous ai crue morte, j’ai pensé un instant que vous aviez dû vous envoler, mais « lady-bird » était resté au château et les fenêtres de la chambre où vous étiez enfermée restaient scellées… Véga chérie, quel est ce mystère ?

— C’est moi la Revenante ! voilà !

Elle riait, elle avait doucement relevé de sa main fluette les cheveux de son ami, et elle effleurait son front.

— Pauvre garçon ! courage et foi ! Ne demandez pas au vent d’où il souffle, aux nuages d’où ils viennent, ni aux esprits leur secret… la seule chose que je puisse révéler, c’est que je vous aime, Daniel, de tout mon cœur… encore un peu de temps et vous serez heureux… Continuons notre vie, ne changeons pas nos plans. Ce qui doit être sera : Jehanne d’Arc disait : Dieu le veult ! répétons son cri de victoire.

— Et de martyre, soupira San Remo.


XV

L’enlèvement

L’alerte passée, ils roulaient gaiement le long de l’Adour, à travers la vallée de Campan, les haies fleuries de digitales roses aux longues tiges sortant des broussailles. Au-delà de l’étroite bande de terres planes, s’élevaient les hautes montagnes enveloppées de sapins et parfois dénudées, escarpées de roches grises.

Daniel encore ému, encore pâle de sa triste nuit, regardait sa fraîche et rieuse compagne toujours gaie, ravie de la douceur du roulement, de l’air balsamique, de la jolie promenade.

Ils s’en allaient au Pic du Midi, avec l’idée d’avancer en auto jusqu’à l’extrême limite du possible, ensuite de monter à pied. Très entraînés tous deux aux marches, ils ne redoutaient pas la fatigue, d’ailleurs ils ne seraient pas seuls à la Cascade du vallon de Rochenue, il y aurait des guides et d’autres touristes.

Ils ne parlaient pas, lui parce qu’il était brisé, las et aussi très déçu, cette fillette avait l’âme cadenassée, rien ne pouvait surprendre le secret extraordinaire qu’elle gardait, ne prenant pas même la peine d’expliquer pourquoi.

Elle se renfermait dans un mutisme obstiné, refusant la moindre explication. Avait-elle vu la Revenante ? — Avait-elle quitté la chambre ? Comment avait-elle pu y parvenir ? Où s’était-elle cachée pendant qu’on fouillait si anxieusement partout ?

Véga se contentait de sourire, disant simplement :

— Je ne crois pas que l’incendie soit dû à un coup de tonnerre, avant que l’orage n’éclatât, le calme était absolu, ni un souffle, ni un bruit n’agitaient les arbres. Or, j’ai entendu au bas de la fenêtre, du côté extérieur, comme un pas furtif, des branches brisées et, il m’a semble aussi, un crépitement de feu qui s’éprend. Ensuite, je me suis endormie pensant me tromper et qu’il s’agissait de quelques gambades de lapins. La clarté fulgurante m’a réveillée.

— Et après, gémissait Daniel.

— Après, il importe peu, puisque tout est fini et que simplement ce fut un feu de joie. Seulement, pour éviter le retour de ces fantastiques éclairages, faites donc couper les sapins par trop envahissants, ceux qui touchent au château du côté extérieur.

— Vous croyez à la malveillance, à l’imprudence de promeneurs ?

— À la malveillance, mon cher, notre situation, les menaces qui nous sont connues autorisent bien cette supposition. Seulement, inutile d’y songer. La peine, rétrospective surtout, n’avance à rien, mettez votre esprit sur une autre voie, mon bon ami.

La route montait après le dernier village, elle suivait le ravin, quelques cyclistes essayaient de grimper sans descendre de machine et faisaient de comiques efforts, l’un d’eux avait posé la main sur le rebord arrière de l’auto… s’aidant de l’élan du puissant moteur. Cachés par la capote, les voyageurs ne le voyaient pas.

Bientôt un pneu faiblit à l’arrière et au même moment l’autre crevait avec un bruit de détonation.

La voiture eut un saut, une embardée qu’heureusement le mécanicien sut enrayer d’un arrêt brusque. L’auto donna de l’avant dans le talus rocheux et s’immobilisa.

— Bon, une panne, fit Véga tranquillement, je vais en profiter pour cueillir des digitales.

Elle sauta à terre, le chauffeur et Daniel avaient déjà regardé le sujet de l’accident et tous deux constataient, avec stupéfaction, que les deux pneus crevés l’avaient été par des balles tirées sans doute à bout portant.

Spontanément, les deux hommes se retournèrent pour regarder aux alentours, mais il n’y avait personne et, seulement très bas dans les lacets, un cycliste descendait les pentes à belle allure.

— Voilà, dit le chauffeur, c’est un sale tour qu’on nous a joué, j’ai bien un pneu de rechange, mais deux !

— Que faire alors ?

— Que faire, Monsieur le comte, répondit Léonard, je reste perplexe ; depuis dix ans que je suis chauffeur-mécanicien, voilà la première fois que semblable aventure m’arrive.

— Peut-on marcher ?

— Non, bien sûr, monsieur le comte, il faut que j’aille avec un bidet quelconque chercher un pneu à Bagnères et encore en trouverai-je ?… où bien que nous marchions sur nos jantes au pas.

Véga, debout sur le bord extrême de l’étroit lacet regardait en bas, suivant des yeux la fantastique descente du cycliste :

— On dirait encore le marchand de vanille… qui ressemble à Barbentan… songeait-elle, est-ce une obsession dont je suis victime ?

— Petite amie, fit câlinement Daniel en passant sa main sous le bras de la jeune fille, voyez comme la déveine nous poursuit, voulez-vous marcher jusqu’au village, le mécanicien va nous suivre comme il pourra.

Alors ils dévalèrent, précédés de leur lourde machine qui allait par son propre poids cahotant sur ses roues flasques, misérable, honteuse, avec accompagnement des imprécations sourdes de Léonard.

Véga dit soudain :

— Daniel, il faut rentrer chez nous. L’idée d’excursion est décidément mauvaise, tenons nous entre nos quatre murs, évitons le feu, l’eau, les voyages et même les visites au Casino. Aussitôt mio Tio de retour, partons avec lui pour la Stella Negra où nul ennemi n’osera nous suivre.

— Vous croyez à l’ennemi, Véga.

— Oui.

— Mais où est-il ?

— Près de nous sûrement.

Quand ils arrivèrent à l’auberge, bien avant leur infortuné véhicule, ils aperçurent une superbe auto, arrêtée devant la porte.

Le chauffeur couché dessous devait arranger quelque chose et le « patron » regardait avec une attention soutenue la direction opposée à celle d’où venaient les… naufragés.

C’était un vieillard, grand, mince, l’air étranger, le visage encadré de favoris blancs, les yeux cachés sous des lunettes teintées de bleu à branches d’or. Il esquissa un salut poli, quand force lui fut de se déranger du seuil pour laisser entrer le comte de San Remo et sa jeune amie.

Maintenant, le soleil descendait, les cimes seules demeuraient éclairées, l’aubergiste venait, affable et empressé, faire des offres de dîner à ses hôtes de passage : — Des truites, des poulets rôtis, des haricots, du fromage et des fraises, Messieurs, meilleur qu’à Paris, tout frais.

— Mais oui, dînons, fit Véga, nous serons même probablement obligés de coucher…

— J’ai de bonnes chambres, Madame, simples, mais propres. Madame peut voir.

— Attendez, rectifia Daniel, si vous aviez plutôt une voiture ou des chevaux de selle…

— Même des ânes, continua Véga, ou une auto, ajouta-t-elle en riant.

— Je n’ai rien de tout cela, ce soir, Madame ; demain, Madame pourra trouver une occasion, il passe beaucoup de monde par ici, on va à Luchon, à Bagnères, à Lourdes.

— À la panne aussi, continua la jeune fille. En attendant, dînons toujours. Est-ce qu’on peut manger dehors ?

— Certainement, Madame, je mettrai une table sous le berceau de chèvrefeuille, ici devant la porte.

Alors il s’empressa pendant que Daniel allait au-devant de sa voiture qui arrivait péniblement, et que Véga s’intéressait à deux petits montagnards, fils de l’aubergiste.

Le chauffeur de l’étranger sorti de sa position sous la voiture, se hâtait vers la fontaine, bientôt suivi de Léonard, et les deux hommes, tout en se lavant les mains, causaient, familiers comme deux bons camarades, Léonard fulminait naturellement :

— Je n’ai qu’un pneu de rechange, expliquait-il.

— Moi, je vous offrirais bien le nôtre de rechange, si mon maître veut et si le calibre convient.

— Demandez donc toujours. On le paiera ce qu’il vaut, votre pneu, acquiesça Léonard, voyant dans cette offre le salut.

Chacun des deux mécaniciens revint vers « son patron » pour expliquer le cas et presqu’aussitôt, le vieillard s’avança, chapeau bas, vers le comte de San Remo et, avec un accent anglais prononcé, dit aimablement :

— Mon mécanicien m’explique, monsieur, le cas extraordinaire qui vous embarrasse. Je voudrais de bien bon cœur vous aider à en sortir. Si mon pneu de rechange peut aller à votre roue, je vous l’offre avec grand plaisir.

— Mille mercis, Monsieur, fit Daniel, si j’acceptais, je vous causerais peut-être un irréparable ennui, car l’accident qui m’arrive peut vous surprendre, il est bien évidemment dû à une méchante intention. Tant de gens ont horreur des autos…

— Si ces messieurs et dame veulent se mettre à table ? vint dire l’aubergiste.

Il avait dressé trois couverts.

L’étranger s’inclina devant Véga.

— Madame, oserai-je prendre place à cette table d’hôte.

— Certainement, milord, répondit gaiement Véga, aux Pyrénées, l’hospitalité doit être écossaise.

Le repas simple était parfait, la causerie, si bien commencée, dévia sur tous les genres de tourismes, l’étranger, au contact de ses voisins sans doute, semblait par moment perdre un peu de son accent.

Au milieu du repas, Léonard vint dire qu’il avait remplacé son pneu avec sa réserve, mais que celui offert par l’étranger ne pouvait convenir.

— Hé bien, dit aussitôt l’étranger, je vais vous proposer une chose, Monsieur, elle aura, j’espère, l’agrément de Madame. Je suis seul dans mon auto, on y peut aisément tenir quatre, permettez-moi de vous reconduire chez vous.

— Monsieur, ce serait abuser.

— Nullement, je vous assure, je me promène et un but ou l’autre m’est égal, Vous rendrez au contraire service à un vieux solitaire.

— Si j’accepte, Monsieur, vous me ferez le plaisir à l’arrivée de vous reposer quelques jours chez moi à Bagnères-de-Bigorre.

— J’en serai enchanté, Monsieur, voici ma carte, je vous saurais gré de me donner la vôtre.

Ce disant l’étranger tirait d’un portefeuille armorié, dont l’aspect fit tressaillir Véga, une carte portant ces noms : Sir Edwards O’Kelly, esq.

San Remo répondit en tendant la sienne, mais… c’était la première fois qu’il se trouvait obligé de présenter Véga et il ne sut trouver comment le faire sans prêter à l’équivoque, la jeune fille vint elle-même le tirer d’embarras :

— Mon tuteur, dit-elle, avec son aisance parfaite.

— Monsieur, fit de nouveau l’anglais après un salut respectueux, je vais vous demander une chose. Pendant que nos chauffeurs se restaurent, voulez-vous venir avec moi essayer mon auto. Je sais la conduire et vous vous rendrez compte, par vous-même, de la possibilité d’y faire un bon voyage à trois et même à quatre en comptant le chauffeur. Je suis l’inventeur d’un système qu’on peut manœuvrer de l’intérieur et qui empêche de faire panache, en cas d’accidents en vitesse, comme celui qui vous est arrivé. Je veux, par prudence, vous le montrer au cas où nous en aurions besoin en route. Mademoiselle votre pupille, pendant notre petite randonnée, pourra assister au retour des troupeaux de la montagne ; ici, ce n’est pas le « ranz des vaches », mais la mélopée du « pipeau » est pittoresque.

Véga n’écoutait guère ; elle s’était levée de table, une préoccupation la gagnait : « Ce portefeuille de maroquin vert, cette couronne, mais j’ai vu cela sur la table du Barbentan… Cependant, œ vieux n’a rien du vicomte ni du marchand de vanille. Il faut que j’aille examiner son chauffeur qui dîne dans la salle commune avec les muletiers espagnols ».

Elle alla, les Catalans fumaient en mangeant des oignons, des piments, des olives, des harangades mélangés d’huile, les deux chauffeurs se bourraient de jambon, leur physionomie n’avait rien d’inquiétant. Celui de l’Anglais était correct, sûrement Véga ne l’avait jamais vu.

Elle s’en alla plus tranquille et comme elle n’avait rien à faire, elle monta sur une terrasse dominant le vallon.

De là elle aperçut l’Anglais qui avait dérangé le siège d’avant de son auto afin de faciliter rentrée de la voiture à son invité. Daniel montait, passait au fond, le siège d’avant revenait prendre sa place avec un déclic de ressort assez singulier, puis le milord montait à son tour, très leste pour son âge, et démarrait lentement, virant avec adresse afin de prendre la route de Luchon, elle vit l’essai paisible jusqu’au bout du village, puis, soudain, sa stupeur ne connut plus de bornes, l’auto s’élançant, avec la dernière vitesse, disparaissait en quelques secondes sur la route plane.

Figée sur place, les jambes tremblantes, la jeune fille se voyait impuissante à suivre son ami, comprit une nouvelle machination des terribles ennemis, et elle laissa tomber sa tête entre ses mains en sanglotant.

Sur la route, un peu plus loin, gisaient une paire de favoris blancs et des lunettes bleues montées en or.


XVI

Retour en arrière

Il devient tout à fait indispensable, avant de continuer ce véridique récit, de retourner nos yeux vers le passé, de remonter un peu dans l’histoire contemporaine que nous côtoyions, et d’aller éclairer notre religion à un tournant de route, où durent s’arrêter plusieurs de nos héros.

Il faut se reporter au temps où l’Empire florissait en France, où l’exposition de 1867 venait de finir sur une apothéose, où les souverains étrangers rentrant chez eux songeaient…

Aux Tuileries, on ne songeait pas encore, l’Impératrice s’amusait à plein cœur, inventant mille amusements fous.

La politique ne chômait guère, on riait, on se moquait du sombre Napoléon déjà malade, la Lanterne de Rochefort se passait de main en main mordante et drôle, démolisseuse…

Les partis s’agitaient, comme toujours, en notre bon pays de cabales, on causait beaucoup, on dînait encore davantage, on portait des toasts enflammés au régime souhaité.

Les uns voulaient la République, les autres la royauté et il restait encore les partisans de l’empire.

Le faubourg Saint-Germain, les châtelains s’attachaient aux vieilles traditions, ils demeuraient fidèles amis du drapeau blanc et elles étaient touchantes leurs réunions où l’on écoutait debout et recueilli, lire le dernier message du Roy !

Chez le baron de Barbentan, rue Barbey-de-Jouy, on conspirait très fort — en projets. — Un petit comité de direction s’assemblait tous les dimanches soirs, d’abord autour de la table, puis au fumoir et on pérorait jusqu’après minuit pour bâtir des chimères… hélas !

Chacun à leur tour les membres du « service d’honneur » allaient se remplacer près du Roy qui avait en exil sa petite cour fidèle.

C’est un besoin tellement humain de dépenser son énergie, de faire de soi une activité que toujours il y eut des partis, des petites chapelles encore maintenant après presque un demi-siècle de République, il y a des « services d’honneur » qui s’échelonnent sur des routes étrangères pour aller rendre leurs devoirs aux Princes lointains, si lointains… seulement les Princes n’ont guère envie de revenir, ils se trouvent bien dans leurs richesses tranquilles, hors des agitations troublantes et ils laissent aller… les autres sans conviction.

À cette époque, on était plus chauvin, on se sentait encore des influences vendéennes, des luttes de 1830, il restait un peu d’élan, et les braves gentilshommes se lançaient à tour de rôle, par petites troupes.

Ils emportaient les plus étranges souvenirs au Roy, ils avaient des commissions hétérogènes et leurs malles ressemblaient à certaine valise diplomatique de nos jours, où l’on transporte entre les papiers d’État, les faux toupets de madame l’Ambassadrice. Le baron de Barbentan qui allait partir devait donc être chargé, outre un flot de protestations verbales, d’une belle paire de bas de soie tricotée par les demoiselles de Courchamp avec les cocons de leurs propres vers à soie, pour être offerte au Roy. Il lui fallait encore prendre une cage où se trouvaient deux colombes blanches à bec rose que la douairière de Roche-Castel envoyait en hommage, une blague à tabac brodée par Jehanne-Adèle de la Chevalerie, une épée à poignée ciselée par Louis Fervag, des livres dédiés en tas, des peintures, des portraits, des gravures, etc… un chargement de camelot.

Et c’était touchant… à pleurer. Toutes ces émotions groupées faisaient une gloire d’amour sinon de triomphe.


XVII

Le Roy

François III, duc de Libourne, comte de Blois, était bien le plus noble gentilhomme de la terre. Très bon, très loyal, très patriote, il ne voulait cependant pas régner. Il avait une idée profonde du devoir et il lui semblait que le sien n’était pas sur un trône où, peut-être, il n’avait pas le droit de s’asseoir… il ne savait pas au juste, il y avait du mystère, de l’indécision, des embrouillements à travers les chemins menant vers cette royauté jadis tranchée par la hache.

François III ne tenait pas à régner. La vie alternative, l’été à Ritzowa, l’hiver à Krosow lui était douce, malgré l’intérieur terne que lui faisait une union décevante.

Marié assez jeune à une princesse plus âgée que lui, bonne, admirable, presqu’une sainte, il n’avait cependant pas trouvé en elle ce qui est la joie d’un foyer, la fécondité. Aucun enfant n’avait pu venir sourire sous la couronne fleurdelysée du berceau offert prématurément et toujours vide.

Louise-Thérèse en pleurait amèrement, impuissante hélas ! offrant sans cesse à Dieu sa vie pour libérer cet époux aimé dont elle voulait la gloire !

Mais Dieu l’affligeait d’une foule d’infirmités sans la prendre. Il lui faisait expier sur terre des fautes ancestrales, et dans la douleur des rhumatismes déformants qui tordaient ses membres, dans l’affliction d’une surdité inguérissable, Louise-Thérèse levait vers le ciel ses pauvres mains tremblantes en murmurant : « Votre Sainte Volonté soit faite. »

François la vénérait pieusement, son attitude près d’elle était bienveillante, charitable et douce, aucun devoir — même lui coûtant le bonheur — n’était négligé par cet homme au cœur pur et chaud.

Mais il souffrait… et une après-midi de septembre de l’an 1868, seul, accoudé sur son bureau, il songeait tristement.

Par la fenêtre largement ouverte, il voyait un admirable décor de montagnes, le Tyrol, dans sa splendeur pittoresque. Sa plume n’écrivait plus… à quoi bon. On sollicitait des manifestes… « Pourquoi tant de feuilles perdues »… songeait le Roy en voyant tomber celles des arbres, rouillées déjà.

Et il posa sa plume. D’une main, d’un geste machinal, il effilait sa brune moustache, prenant dans un petit bol bleu, posé près de lui, un atome de cosmétique, l’autre main errait indifférente sur le dos luisant et doux d’une belle chatte noire couchée en rond parmi un amas de papiers.

« Mirette » ouvrait l’œil à demi sans s’émouvoir.

Sur la route, un roulement s’entendait, il s’arrêta à l’avenue, une cloche vibra assez loin, c’était le signal d’une arrivée. François ne parut nullement s’en apercevoir, n’interrompit pas son rêve ni son geste.

Un instant s’écoula, puis un homme — un chambellan — gratta à la porte.

— Entrez, dit François, qui souvent, lorsqu’il pressentait la main d’une femme, répondait par le mot gracieux d’Italie qui a le même sens, mais est plus joli : « favorisca ».

Théodore de Ranville se présenta correct, saluant comme au temps du Roy-Soleil.

— Monseigneur, c’est le baron de Barbentan avec son fils et sa belle-sœur, puis le duc de Lancrel.

— Bien, je les recevrai un peu avant le dîner.

François laissa retomber son front dans ses mains. Il était à une de ces heures où on a besoin de solitude, où l’âme veut parler, s’extérioriser, venir à fleur des lèvres éloigner la distraction. Celle action-là se présente dans la joie et dans la peine, plutôt dans ce dernier cas, l’esprit, le raisonnement sont noyés parmi le flot des intuitions, des jaillissements profonds d’arrière-pensées.

Qu’était ce penseur ? — Un Roy sans trône, un mari sans épouse, un homme sans enfants… Un raté, un vaincu de la vie.

Au milieu de son décorum factice, de la pompe sans cause, des inutiles cérémonies, François souffrait silencieusement.

Des amis, des dévouements, des partisans, des fidèles, oh ! il en avait autour de lui, mais que pouvaient ces gens pour son bonheur ! Son bonheur à lui était inaccessible.

Il était placé de manière à ne pouvoir jamais le saisir, parce que ce bonheur des rois est sur un plan spécial, hors portée, où seulement les marches du trône conduisent.

Un foyer joyeux, peuplé de marmots, une femme fraîche et rieuse, une patrie où l’on ose vivre, ces éléments suprêmes du bonheur étaient refusés au Roy.

Et il pensait… amèrement, sans pourtant récriminer contre le Ciel, lui dernier descendant d’une lignée où il y eut des coupables, des héros, des martyrs, il voyait finir sa race, mais cela ne le peinait point, les idées du vingtième siècle germaient déjà sourdement, il les voyait se lever lentes et progressives, il voyait si étrange cet avenir des rois, qu’il ne regrettait vraiment pas de n’en plus lancer dans le monde par une paternité.

Ce n’était pas la fin d’une dynastie qu’il pleurait, c’était sa lamentable solitude du cœur. Pas de fils pour l’aimer, pas de fils pour recueillir son bel héritage d’honneur, sans tache, le devoir que malgré tout il se voulait croire obligé : tenir haut le drapeau blanc fleurdelysé où brille le Sacré-Cœur !

François songeait et il fut soudainement distrait, la porte de son cabinet de travail s’ouvrait doucement malgré la défense faite et un charmant petit garçon de huit à neuf ans se glissait près du Prince, souriant, joyeux.

Il vint simplement, sans souci des distances, mettre ses deux bras au cou du solitaire :

— Parrain, cher parrain !

— Mon petit Xavier.

— On m’a dit que Monseigneur ne recevait pas, mais j’ai pensé que je pouvais bien venir en arrivant embrasser mon parrain.

— Tu as bien fait, mignon, dit François, ému de cette caresse naïve venue à propos dans sa désolation, et il prit l’enfant sur ses genoux.

— Ton père est en bas, mon enfant ?

— Papa a l’honneur d’être reçu en ce moment par « Madame », il lui porte tous les souvenirs envoyés de France.

— Et il y en a beaucoup ?

— Oh ! beaucoup, et pour mon parrain aussi.

— Je verrai cela. Combien arrivez-vous ? Ton père, ton oncle de Lancrel et ta tante, m’a-t-on dit.

— Oui, ma tante Angela, parrain, elle était tellement heureuse de venir à Ritzowa, elle n’a pas encore été présentée.

— Elle vit avec vous, c’est elle qui a soin de toi ?

— Oui, parrain, depuis le malheur qui a pris maman… ma tante Angela la remplace.

— Et tu l’aimes ?

— De tout mon cœur, elle est si douce, et puis jeune, on joue ensemble.

— Elle est la sœur de ta mère. Quel âge a-t-elle ?

— Dix-huit ans. Mon parrain l’aimera.

François sourit. Le bambin était charmant avec ses splendides yeux bleus sous une toison foncée. En deuil de sa mère, le pauvre petit était totalement vêtu de blanc.

Très intelligent, dressé déjà par l’habitude aux usages de la cour, il avait des manières de petit homme. Il posa sa main sur le dos de « Mirette » et la chatte retroussant ses lèvres, étirant ses pattes, eut un mouvement hostile.

— Laisse-là, Xavier, elle ne te connaît pas, elle est vieille et désagréable.

— Pourtant mon parrain l’aime.

— Je l’aime à cause d’un souvenir, une des aïeules de Mirette me rendit un tel service.

— Oh ! parrain, racontez-moi l’histoire, s’écria l’enfant qui, dans le feu de son désir, oubliait de parler comme il convient.

— Un jour, j’avais à peu près ton âge, nous étions à cette époque dans un grand château immense qui a autant de fenêtres qu’il y a de jours dans l’année…

— Trois cent soixante-cinq !

— On le dit. Je ne les ai jamais comptées. Il y avait des sous-sols non moins immenses, où une fois j’allai me perdre en cherchant une nichée de petits minets, que j’entendais miauler par un soupirail donnant sur le jardin. Mon précepteur m’avait laissé un instant la bride sur le cou, je venais d’apprendre l’histoire des premiers chrétiens, je me croyais dans les catacombes et trouvais un infini plaisir à errer au désert sombre des caves.

Cependant, je cessai de rire quand je m’aperçus, après avoir trouvé le nid des jeunes chats dans une vieille caisse au fond d’un caveau, que la lourde porte de ce caveau, poussée par le vent, s’était refermée sur moi. À l’intérieur où j’étais, il n’y avait qu’une serrure dont la clef devait être en dehors et actionner un pêne dont le ressort avait joué. J’étais prisonnier ! Le soupirail, très haut vers le plafond, donnait sur le jardin désert à cet endroit.

J’eus beau crier, pleurer, appeler, nul ne m’entendit, on devait me chercher ailleurs, mais personne ne me devinerait là où je n’allais jamais.

La maman chatte rôdait autour de moi, un trou rond dans la porte massive lui servait de passage, seulement pour moi il était impossible d’y passer plus que mon bras.

Au bout d’un temps qui me parut éternel, une idée lumineuse germa dans mon esprit. La minette deviendrait une messagère, elle allait par tout le château librement, en conséquence, je détachai ma cravate, je déchirai une feuille du calepin où étaient mes notes de classe, et que par bonheur j’avais en poche, et j’écrivis sur le papier ces mots : « Je suis enfermé dans la cave, venez m’ouvrir », puis j’attachai l’avis dans ma cravate et mis le tout au cou de Mirette, puis je la lançai par la chattière.

Peu après, mon précepteur affolé, mes bonnes, des valets, accouraient me délivrer.

— La chatte libératrice ! Oh ! parrain, j’en ferai un devoir de style.

— Si tu veux. À présent, mon mignon, va, je recevrai ta famille un peu plus tard.

— Merci, parrain.

Xavier s’échappa en courant et François qu’une distraction venait d’arracher à lui même, se remit à son courrier.


XVIII

Angela de Val-Salut

Au dîner, dans la grande salle à manger éclairée de hauts candélabres à vingt bougies, il y avait, outre les nouveaux hôtes et les anciens, les deux archiducs d’Autriche Josef et Karl. Derrière chaque convive, un valet en livrée bleu de France se tenait prêt au moindre service.

Les réchauds d’argent massif supportaient les plats et une seule corbeille de fleurs, émergeant d’un surtout en porcelaine de Saxe, ornait la table.

François, qu’aucun espace ne séparait de ses voisines, — il exigeait que sa petite cour ne le traitât pas en roi, mais simplement en prince de souche royale, — causait gaiement avec elles. C’étaient à droite : Madame la duchesse de Rochelune, dame d’honneur de Louise-Thérèse, et à gauche Mademoiselle Angela de Val-Salut. À part « Madame » assise en face de son mari, aucune autre femme n’était présente à table.

Les deux archiducs encadraient la princesse et lui parlaient par gestes et sourires, car l’infortunée, sourde comme le fauteuil où elle trônait, les jambes enveloppées d’une couverture de laine, n’entendait pas un seul mot de la conversation.

On ne s’occupait jamais de politique aux repas, c’était une règle absolue, mais on s’intéressait beaucoup à la France, aux amis éloignés, aux arts, aux progrès et améliorations de la ville de Paris. On s’occupait aussi des autres membres de la famille, on nommait les Saint-Ay. La duchesse de Charente venait assez souvent en séjour à Ritzowa, les ducs du Mans, d’Amboise, de Romorantin comptaient de temps à autre au nombre des invités. Tous, très respectueux envers le chef de leur maison… sinon sincères, semblaient l’aimer. Lui, incapable d’un mensonge, même diplomatique, les aimait vraiment.

Très détaché de toute ambition, il n’admettait aucune rivalité. Le bonheur des peuples, tel était son unique rêve… d’utopiste.

Les soirées après dîner se prolongeaient peu au salon, on ne jouait pas, on causait, mais le pénible état de « Madame » restait une gêne et, vers dix heures, chacun reprenait le chemin de ses appartements, en hâte assez grande de dormir, car on disait la messe à six heures du matin et la princesse souhaitait voir ses hôtes y assister.

Mme de Rochelune, très gaie, son service achevé près de Louise-Thérèse à laquelle elle ne manquait jamais de baiser la main chaque soir, quand la princesse était au lit, rentrait chez elle et entr’ouvrait sa porte… Alors, quelques-uns des hôtes se faufilaient et on causait, on riait hors de tout protocole. Souvent même, François arrivait aussi, et l’étiquette restait au dehors, il se détendait, bon enfant, heureux de cette simplicité, de cette harmonie avec ces êtres dévoués qui l’adoraient, plus encore spontanément, que par l’habitude du principe dont ils étaient imbus.

On racontait des histoires, presque des potins, le prince assis sur un bras de fauteuil, une cigarette aux lèvres, avait un fond de conversation charmante. Il lisait beaucoup, il avait pas mal voyagé, puis il savait, voir et observer, saisir des choses et des gens le côté comique… mais il n’était jamais méchant.

Angela de Val-Salut, la nouvelle présentée, regardait le Roy dont elle s’était fait une image presque sanctifiée, avec un peu de surprise. Quoi ! il ne pontifiait pas, il se promenait familièrement les mains derrière le dos, il prenait Xavier à cheval sur ses genoux. Il disait « ma chère amie » à la duchesse de Rochelune et riait comme un simple mortel aux bons mots parfois assez lestes… qu’osait Lancrel.

François aimait beaucoup à sortir à cheval, c’était presque son unique distraction et souvent il emmenait avec lui une des visiteuses si elle était bonne amazone. Angela, entre toutes, possédait cette qualité et adorait les sports.

— Mon enfant, lui disait doucement « Madame », en posant sa main diaphane sur le bras de la jeune fille, après qu’elle lui avait lu à travers le cornet acoustique pendant une couple d’heures quelque ouvrage pieux, allez un peu vous distraire au dehors. Rochelune va venir me répondre le chapelet.

Angela s’inclinait respectueusement et obéissante sortait. C’était l’heure délicieuse de fin d’automne avant la tombée du jour, quand un peu de soleil reste encore aux sommets et qu’un grand calme noie la campagne où les feuilles tiennent à peine au bout des branches et tombent, au moindre souffle, sur le promeneur.

François venait lui-même mettre en selle la jeune fille, montait ensuite sur « Philistin », et ils partaient, suivis de deux grooms.

L’œil gris, terne et noyé de « Madame » les suivait longtemps, de la fenêtre, pendant que ses lèvres pâles récitaient les « Ave ».

« Madame », cœur de martyre, âme de sainte !

Les invités de Ritzowa n’étaient pas très nombreux à cette époque, il ne restait que le secrétaire du prince : Henri de Saint-Luc, le duc de Lancrel et le baron de Barbentan, encore celui-ci devait-il partir avant la Toussaint à cause des études de son fils.

Mais on avait décidé qu’Angela passerait au château tout l’hiver pour seconder la duchesse de Rochelune dans son service auprès de « Madame ». Celle-ci, l’hiver, ne pouvait plus sortir à cause du froid vif des montagnes qui avivait ses douleurs, elle ne pouvait se rendre auprès de ses pauvres ni s’occuper activement de ses œuvres, alors il fallait admettre une seconde dame d’honneur en plus des deux secrétaires et des caméristes.

Angela, joyeuse, avait accepté ce poste.

« Madame » souffrait atrocement au moment des changements de temps, mais aucune plainte ne s’échappait de ses lèvres qui tremblaient de souffrance, elle priait avec encore plus de ferveur, offrant au ciel d’autres souffrances morales plus atroces et plus mystérieuses.

Une après-midi d’octobre, infiniment tiède, toute imprégnée du parfum des lavandes, des thyms, des marjolaines, que foulaient les pieds des chevaux, les deux cavaliers — François et Angela — arrivèrent à une plateforme dominant à pic une série de gorges profondes, noires et mystérieuses.

— Les Monts Maudits, expliqua le prince à sa compagne qui n’avait pu contenir une exclamation. Jamais le soleil n’a éclairé la base de ces monts, on n’y parvient qu’avec des cordes pour recueillir certaines plantes vénéneuses bonnes pour la pharmacie. Mais, ajouta le « cicerone de circonstance », avec un sourire, si vous voulez descendre un instant de cheval, je vous ferai contempler, Mademoiselle, l’envers du site terrible. Nous n’aurons qu’à tourner autour de cette crête pour voir le versant opposé, qui est aussi riant et grandiose que celui-ci est effroyable.

Angela sauta aussitôt de sa monture, avant que nul n’ait pu l’aider.

François donna aux grooms les brides des chevaux et leur ordonna d’attendre son retour.

Les deux promeneurs aussitôt se mirent à marcher le long du bord extérieur du rocher, la jeune fille tenant sa jupe d’amazone relevée, sur son bras, allait lestement sans vertige sur l’étroit sentier.

— Ne regardez pas en bas, mais devant vous, expliquait son guide, nous avons à franchir quelques mètres seulement

En effet, ce fut très court. La crête passée, une belle vallée fertile s’étendait au bas de la montagne, et le chemin, soudain élargi, offrait un véritable tapis de violettes d’automne et de bruyères roses.

— Asseyons nous un peu, proposa le prince, je vais vous expliquer la topographie de l’horizon.

Du bout de sa cravache, il désignait les quatre points cardinaux.

— Ici l’Autriche, au sud l’Italie, à gauche la Turquie et là-bas très loin notre France !

— Monseigneur, revenez-y avec nous… en France.

— Non, mon enfant, je ne le puis, ni ne le dois. J’y souffrirais encore plus qu’ici. Songez, j’ai presque toujours vécu en exil, si bien que, lorsque je me raisonne un peu, je me trouve de tout autre pays, plus que de la France.

— Ne peut-on être heureux partout, Monseigneur. Moi je crois que la patrie, c’est où l’on aime.

— Peut-être… si l’on est assez sage pour obliger son cœur à suivre sa raison. Peut-être aussi, si l’on a su se créer un amour, s’arranger une existence, au lieu de subir une destinée… décevante. À votre âge, mon enfant, on ne voit que ce côté de la montagne, au mien on aperçoit uniquement l’autre.

— Pourquoi êtes-vous triste ce soir, monseigneur ?

— Je le suis souvent, Angela, seulement cela ne paraît pas. J’ai été moins fort contre moi-même tout à l’heure, c’est l’impression des monts maudits… sans doute. Je ne voudrais pas vous attrister… regardez-moi avec votre joli sourire et pardonnez ce petit instant de faiblesse à l’isolé que je suis.

— Isolé. Votre Altesse Royale est entourée d’affections dévouées.

— À quoi bon. Oui, mes fidèles donneraient leur sang pour moi, je le sais. Mais que ferais-je d’une couronne chancelante et mal équilibrée, puisque je suis seul au monde, aussi seul, Angela, que ce pauvre petit chêne qui essaie de pousser entre les roches et dont les glands se perdent tout au fond des ravins…

Un peu de silence tomba entre les deux promeneurs, François restait les yeux perdus vers les lointains violets et Angela le regardait, lui, ce roi, encore beau malgré les années, toujours noble, digne, si parfaitement gentilhomme de vieille race, elle eut un joli geste consolateur, elle prit la main du prince, y mit ses lèvres.

Il eut un léger tressaillement, ramena son âme du rêve et lentement, penché sur sa jeune amie, il déposa sur le front pur un baiser très chaud.

Angela devint toute rose.

— Partons-nous, Monseigneur ?

— Attendons un peu encore, l’heure est douce, aucune fraîcheur humide ne monte jusqu’ici, c’est un commencement de paix ravie aux tracas… Voyez comme l’air est embaumé, toutes les fleurs, avant de s’endormir dans la nuit, envoient leur bonsoir… Petite Angela, vous passerez ici un triste hiver, je le crains.

— Moi, Monseigneur ! Nulle part je ne saurais me plaire plus qu’ici, près de Madame et…

Elle s’arrêta, conclut plus bas :

— … et de mon roi.

— Nous ne sommes pas gais pour vos dix-huit ans, mon enfant, la princesse Louise-Thérèse, âme d’élite, travaille à son salut et l’achète fort cher ; moi, attelé à ce char de douleur, je marche aussi vers l’éternel repos, moins résigné, je l’avoue… J’ai des heures lourdes. Quand vous vous marierez, cherchez la jeunesse, la santé, la gaieté.

— Je chercherai seulement à aimer, Monseigneur.

— Et votre jeune cœur a déjà parlé…

— Je ne sais pas…

— Ne vous troublez pas, mon enfant, je suis un confident bien discret, et puisque déjà malgré moi, à tort, je le crains, je vous ai révélé un peu de mes pensées intimes, soyez assez confiante pour… l’équilibre de nos secrets.

— Je n’ai ni secret ni amour, Monseigneur, mon enfance a été d’études au couvent. Je n’avais plus de mère, mon père tué en Crimée, je vivais chez ma sœur qui, elle aussi, mourut trop prématurément me laissant la tâche d’élever son fils… tous ces deuils ont attristé mon existence, je n’ai jamais vu le monde, je ne le désire pas.

— Tant mieux, ici nous sommes austères, il n’y a pas d’élément de joie, mes gentilshommes de service sont âgés comme moi.

— Votre Altesse Royale n’a pas un cheveu blanc !

— Un compliment, mignonne, j’ai quarante-cinq ans bien sonnés. De plus, tant d’événements, tant de déceptions ont panaché mes années que réellement je crois porter le double.

Elle sourit, ses jolis yeux levés vers lui, très francs, très purs, elle l’admirait, l’aimait, l’avouait comme une chose juste et si naturelle dans la position sociale où l’éducation reçue la plaçait.

— Moi, j’aime le roi tel qu’il est.

— Vous aimez le roi, oui, vous aimez le symbole, le dernier lys, comme ils disent…

— Je l’aime parce qu’il est vous, fit Angela candide oubliant l’étiquette dans sa sincérité.

Un regard très vif de François fut la seule réponse. Il se leva, tendit les deux mains à la jeune fille pour l’aider à se mettre debout et très grave dit :

— Rentrons. Rasez le rocher, marchez vite le long de l’entablement, nous retournerons vers les monts maudits.

Ils allèrent, laissant derrière eux la clarté du couchant, pris par le froid et l’ombre sur l’autre versant. Et ils se remirent en selle pour redescendre au pas prudent des chevaux, jusqu’à l’avenue plantée de hauts chênes séculaires comme l’antique monarchie.

Au fond, dans la nuit venue, étincelait la façade du château. Pendant le retour, suivis à distance par les grooms, les voyageurs, perdus chacun dans leur pensée, n’avaient pas échangé un seul mot.

Et souvent, jusqu’aux gelées, ils renouvelèrent leurs promenades, les variant très peu, contents de cet isolement complet au versant désert de la montagne qui leur permettait la plus douce des intimités.

Quand l’hiver s’affirma assez dur, vers Noël, la cour de Ritzowa vint s’établir sur la côte italienne en un site plus doux.

La princesse, silencieuse, souffrait d’atroces douleurs, ses membres se nouaient, son pauvre visage blême se ridait de souffrance. François, toujours bon, lui faisait de longues et fréquentes visites, pendant lesquelles cependant il ne pouvait guère parler que par des jeux de physionomie, puisque malgré les acoustiques, Louise Thérèse n’entendait plus.

Angela travaillait pour les pauvres et jouait parfois avec « Madame » une partie de cartes ou de dominos, d’autant plus navrante que nul des partenaires n’y prenait aucun goût. Des fois, le regard attendri de François se posait sur la jeune fille et quand celle-ci levait les yeux un rayon très chaud fusait entre eux.

Ils ne sortaient plus à cheval, mais des fois ils allaient s’asseoir derrière les vitres de la galerie parmi les palmiers et les fleurs rares, ils causaient peu, rarement seuls, mais visiblement leurs âmes communiaient…

À la fin du printemps, vers le milieu de juin, Angela, les yeux emplis de larmes, vint près de « Madame », un matin. Elle était en costume de voyage, recouverte d’un long cache-poussière. La princesse, non encore levée, tendit vers sa dame d’honneur une main bienveillante.

— Bon voyage, mon enfant, Dieu vous assiste.

Angela fléchit les genoux, mit ses lèvres brûlantes sur les doigts glacés de celle qui avait été pour elle bonne et indulgente, puis, avec un sanglot, s’enfuit.

Une voiture était avancée au bas des degrés ; dans la voiture, son beau-frère de Barbentan attendait. En haut, derrière le rideau d’une fenêtre, François, les poings crispés, le regard fiévreux, contemplait cette fuite…


XIX

La racine adjuvante

Ils n’allaient pas à Paris, mais au château de Barbentan, près Bourganeuf, dans la Creuse, et là, six semaines après leur arrivée, on entendit soudain, par une belle nuit d’août, les premiers vagissements d’un enfant nouveau-né. Mais quand le jour hâtif pointa à l’orient au sommet des monts d’Auvergne, on vit sortir du château un groupe de trois personnes, dont l’une, jolie et fraîche paysanne, portait dans ses bras un bébé endormi.

Les deux autres, plus âgés, l’appelaient « ma figlia » en langue italienne et le groupe prit la route longue de Rome par Modane.

Dans une chambre haute, au fond d’une alcôve, une mère sanglotait, appelant tout bas son enfant…

***

À la même heure, sortant du Vatican, profondément triste et pourtant son œil gris illuminé d’une flamme, le prince de Libourne rentrait au Palais Amorelli où il était descendu.

Le cardinal de Capriva l’attendait.

— Éminence, dit François, je viens de causer longuement avec le Saint-Père, sa bonté paternelle ne s’est pas démentie, il m’a tendu les bras et m’a béni. Sa Sainteté a bien voulu me dire qu’elle vous chargeait de veiller chaque jour à ce dépôt précieux — mon sang et mon espoir — que je laisse en Ville Sainte, j’ose compter, Éminence, sur votre cœur pitoyable en faveur du pauvre petit orphelin…

— Qui a pourtant père et mère.

— Oui, mais qui est menacé des pires malheurs si on devine sa royale origine… L’avenir que Dieu nous cèle jalousement, me permettra peut-être un jour de donner à mon fils ce que je lui dois : l’honneur d’un nom.

— Le Saint Père y a pourvu. La grande chancellerie a inscrit au grand livre : le comte Daniello de San Remo, ses armas et sa couronne…

— Je sais. Tout est prévu pour égarer la malveillance, mais vous savez comme moi ce dont peuvent être capables ceux qui surent abuser de mon inexpérience et de la candeur de ma femme pour nous faire conclure à elle et à moi une union qu’ils savaient devoir être forcément stérile et nulle.

— Et cependant, Monseigneur, le ciel ne voulait pas la fin de votre race, puisque…

— Oh ! les desseins divins sont bien impénétrables… en attendant, voici ce que j’ai accompli, ce que je prie votre Éminence d’approuver. J’ai acheté sur la voie della Cruz, presque à la limite de la ville, en un quartier désert, unie petite villa ; elle est entourée d’un jardin empli de fleurs ; l’air y est balsamique et doux, mon pauvre abandonné y sera bien…

— Je supplie votre Altesse royale de n’en être nullement inquiète, je veillerai. Je réponds du dévouement fidèle de la famille Remondo Salici, le père fut mon valet, la femme longtemps lingère chez moi ; quant à leur fille Carlotta, dont j’ai le mari comme cocher, je suis sûr qu’elle se montrera une parfaite nourrice. L’enfant entre ces trois êtres sera bien dorloté, soigné, aimé.

— Ah ! Dieu le permette. Mais l’enfant de Carlotta ?

— Le petit Léo est de l’âge du… nourrisson, il vivra près de ses parents, ils ont acheté une chèvre, grâce aux libéralités de votre Altesse royale, la famille est dans l’aisance la plus absolue.

— Je veux que mon « bambino » soit environné de confortable.

— Ce sera, Monseigneur.

François sortit le cœur gonflé, il s’en alla à travers Rome, sans but, son cœur brûlait en lui, une joie inouïe flambait au milieu de sa douleur. Il avait un fils ! Ce bonheur suprême dont il avait tant rêvé sans espoir, il le tenait et… il devait le taire, et il ne pouvait ni serrer dans ses bras la mère défaillante, ni poser ses lèvres sur le front si doux du bébé.

Vaincu ! toujours vaincu le dernier des Rois !

Il ébauchait des songes, un commencement de réalisation semblait vouloir ensoleiller son matin, puis c’était l’écroulement d’une tour de sable : Ah ! que ne suis-je un pauvre Lazzarone, soupirait-il.

Il passa deux jours errant presque sans trêve, ignorant la fatigue, allant vers les églises où il s’abîmait en prières, puis, le soir de la troisième journée, il se rendit seul vers la via della Cruz.

Il voyageait incognito, n’ayant voulu avec lui qu’un seul serviteur pour ce voyage secret de si profond mystère, où il se donnait le nom français de M. de Blois.

Une étroite porte ronde enguirlandée au sommet de rosiers donnant accès au jardin, il en souleva le loquet, entra, un gros chien du mont Saint-Bernard s’élança au bout de sa chaîne faisant un vacarme à éveiller le quartier paisible.

Une femme âgée s’avança.

— Que demande Monsieur ? dit-elle en Italien.

— Je désire voir votre « bambino », répondit François, contenant son émotion, je suis celui dont le cardinal de Capriva vous a annoncé la visite.

Il signor Deblois.

— Oui. Et voici la preuve, voyez cette carte de son Éminence.

— Monsieur peut entrer.

La pièce où pénétra le prince était large, claire, ensoleillée, gaie et propre, elle ouvrait dans une autre où se voyait un berceau !…

Le cœur de François bondissait en avant.

La nourrice s’avançait.

Il dort, expliqua-t-elle, Monsieur peut venir.

Dans le berceau recouvert de soie blanche et orné de dentelles précieuses, sur la toile fine de l’oreiller brodée de lys, reposait une tête blonde aux joues roses.

L’enfant montrait une carnation superbe, saine, ferme. Il était étonnamment robuste et beau. Son petit poing reposait sur le drap. Sa respiration égale et douce annonçait le bien-être.

François contemplait cette merveille sans pouvoir parler, une émotion trop violente contractait sa gorge et les deux femmes respectaient ce silence dont elles devinaient la puissante impression. Ne sachant pas au juste le mystère qu’elles détenaient, elles soupçonnaient beaucoup de douleur et la respectaient.

Le père venait avec une infinie douceur d’enlever le marmot, il le tenait dans ses bras, il appuyait contre son cœur ce petit cœur, et contre ses lèvres le doux visage tiède.

L’enfant dérangé ouvrit ses yeux vagues, ses larges prunelles bleues — celles de sa mère — montrèrent leur iris pur, et François murmura d’un accent indicible : « Mon fils » pendant que deux larmes involontaires venant d’une source profonde, combien profonde !… tombaient chaudes sur le front du rameau royal. Et ce fut le baptême du dernier des rois !


XX

En marge de l’histoire.

La marge blanche de tout livre a été ménagée pour y inscrire des réflexions, y noter des idées nées en déduction de la lecture, y insérer des critiques, y adjoindra des faits survenus depuis le temps écoulé ; notre récit actuel ne s’inscrit qu’en marge, c’est une parallèle qui côtoie l’histoire et ne peut la croiser jamais.

L’histoire est une « personne » assez fantaisiste souvent, elle marche en zig-zag, mais construit quand même un invariable cercle, parce que la synthèse de l’univers est un rond dépourvu de commencement et de fin.

Le roman qui débute et s’achève forme seulement l’arc dont le lecteur tend la corde, pour voir si la résistance est fictive ou réelle… ici, nous la croyons réelle, mais celui qui lit jugera… celui qui observe songera, et beaucoup réfléchissant, se diront… j’ai vu ces héros, je connais ces silhouettes ; quand j’étais enfant, mon père me racontait des aventures analogues qu’il avait vécues, il dépliait aussi avec piété de vieilles lettres jaunies, où se lisaient des lignes presque comme celles de ce feuilleton… et il continuera à s’intéresser à cette martyre que fut Angela de Val-Salut.

Après deux mois environ de séjour à Barbentan, où son beau-frère lui procura le touchant intérêt que sa triste position excitait, la jeune femme exprima le désir d’aller s’ensevelir en un cloître, où ne pouvant témoigner son amour à aucun de ceux qu’elle aimait, elle pourrait au moins s’ensevelir dans le mysticisme de la prière.

Elle choisit un couvent de Bénédictines situé à Solesmes en Anjou, parce que là, les religieuses, entre les exercices pieux, s’occupaient de science, d’études grecques et latines, traduisaient d’anciens manuscrits, vivaient beaucoup par l’esprit.

Elle ne fit aucun vœu, mais elle suivit la règle.

Oh ! comme elle se passionnait à lire les rois et les prophètes, comme elle aimait la philosophie pure de la foi, énoncée par les Pères de l’Église. Saint Jérôme et son amie sainte Paule lui parlaient dans les silences des études. Elle savait par cœur la « Somme » de saint Thomas, elle déchiffrait sans erreur la « Vulgate » et elle comprenait la divine consolation de l’admirable croyance dont l’entraînement fit des martyrs, et dont les racines profondes traversant notre terre de part en part, ne peuvent jamais être arrachées !

La nuit, dans le lit étroit, dur et froid, où ses membres las ne se reposaient point, Angela avait des rêves vibrants, son âme s’envolait vers celui auquel elle devait l’unique, rare et court bonheur qui lui avait révélé le pourquoi de la vie. Leur correspondance, depuis longtemps cessée par ordre supérieur, lors de son admission au couvent, ne ravivait aucune étincelle d’amour, mais dans le sommeil, le corps éprouve des sensations, et la pauvre solitaire croyait sentir les baisers de son enfant qu’elle n’avait jamais connu.

Une fois elle ressentit nettement l’impression d’un danger menaçant le cher petit être, elle eut une crispation de torture inouïe, puis le calme vint, l’intuition rassurante s’accentua, la crise venait de passer. Or, voici ce qui s’était produit tous les sensitifs savent combien ces impressions à distance sont fortes.

Daniel avait à cette époque environ quatre ans ; il jouait avec son jeune frère de lait, Léo, dans le beau jardin de la villa. Carlotte surveillait les « bambini » tout en causant, assise près d’eux. Les vieux parents étaient sortis un moment pour aller en ville chercher des provisions.

Soudain, quatre hommes avaient escaladé le mur, bondi sur la nourrice qu’ils avaient bâillonnée et ligotée, puis deux d’entre eux s’étaient emparés des enfants, essayant de fuir… seulement ils avaient compté sans le chien dont un accès de rage folle avait doublé les forces. Il avait pu casser sa chaîne, sauter sur un des voleurs, et occasionner un tel vacarme que des passants s’étaient émus, essayant d’entrer en brisant la porte.

Devant cet assaut, les bandits n’avaient eu que le temps de fuir abandonnant les proies vivantes… que dans le doute ils emmenaient en double, craignant de se tromper d’enfant.

Puis, peu à peu, la religieuse volontaire était parvenue à enliser son esprit dans une brume opaque, elle en laissait filtrer juste assez de lueur pour accomplir les actes quotidiens. De la sorte, elle souffrait moins.

Que se passait-il par le monde ? Elle l’ignorait, une grande guerre avait semé l’épouvante sur le pays, ceci les prières le lui avaient appris, le travail aussi, on avait préparé des objets de pansement. François, venu à Versailles, s’y était occupé d’un peu de politique, de sourdes manœuvres, échouées lamentablement, n’avaient amené qu’un peu de bruit et le roi, sans conviction, drapé dans son drapeau fleurdelysé, avait repris le chemin de l’exil.

Dix années s’étaient écoulées grises et mornes.

Un jour, « sœur Angela » eut une secousse nerveuse, on aurait dit un éclair striant le désert morne. On demandait au parloir l’exilée du monde.

La mère supérieure avait permis l’entrevue, le baron de Barbentan voulait voir sa belle-sœur.

Pendant le trajet à travers les couloirs, conduisant de sa cellule au salon, la religieuse transie de surprise, tremblante aussi, se livrait à un calcul mental : dix ans ! oui, dix ans de claustration ! Et il remontait de son cœur endormi des bouffées de chaleur en allant vers cet homme qui était le passé. Au milieu des cendres tièdes accumulées sur ce cœur, une étincelle avait jailli.

Le baron s’inclina devant sa belle-sœur, elle lui tendit sa main froide, qu’il n’osa baiser, glacé par le rigide costume, et ils se regardèrent, surpris tous deux.

Lui était assez ravagé, les années n’avaient pas été clémentes, cet homme, sans doute, les avait employées sans ménagement. Elle, rétrécie, cachée par la robe et la coiffe, restait autre que l’ancienne Angela élégante, gracieuse, souriante.

Il dit d’une voix enrouée d’émoi :

— Ma sœur…

Elle l’interrompit :

— Mon frère, merci de ne m’avoir pas entièrement oubliée… cependant, je ne sais si je dois exprimer de la reconnaissance, ou si votre vue en ravivant une plaie… mal fermée, ne sera pas pour mes jours à venir un recommencement de lutte…

— Non, ma sœur, j’ai à vous conter des choses graves. Vous devez m’entendre, ensuite peut-être changerez-vous d’avis. Aucun lien indissoluble ne vous lie à cet ordre de bénédictines ?

— Aucun autre lien que celui que je nouai moi-même. Dans trois mois, si je compte bien, il y aura jour pour jour dix ans que naquit Daniel. Est-il heureux ?

Elle avait joint les mains en posant cette question et des larmes mal contenues noyaient ses cils.

— Très heureux, ma sœur. Il a une vie d’ange…

— Il est toujours à Rome… ?

— Non. Vous ignorez donc…

— Tout. Bien que je sois libre d’aller et venir en cette sainte maison, aucun message ne me parvenait, j’étais rayée de la vie… Je n’avais pour me relier à ceux que j’aime si ardemment que mon intuition, mes vibrations d’àme.

— Pauvre enfant ! comme vous avez souffert.

— Au début surtout. Vous ne voyez pas mes cheveux. Ils sont tout blancs. Je dois aussi avoir des rides comme une vieille, bien que j’aie tout juste vingt-huit ans. Je dis : je dois, car ici on ne se mire jamais, aucune glace n’est admise, on s’habille, on se coiffe par routine, et quand j’ai voulu un peu regarder mon visage, ça n’a pu être que dans l’eau.

— Vous êtes toujours jeune et charmante, Angela… et je puis dire toujours aimée…

— Quoi ! ne parlez pas ainsi, mon frère, j’ai eu tant de peine à tuer le souvenir… à calmer l’élan de mon cœur.

— Ma sœur, le père de votre fils est libre… d’avouer l’union secrète qui vous lie…

— Libre… « Madame » n’est plus ?

— … Elle est retournée à Dieu. J’eus hier la dépêche m’annonçant ce deuil, et tout de suite je pris le train pour Sablé !

— Alors… fit Angela haletante ?

Barbentan prit dans son portefeuille une lettre assez jaunie, assez vieille, semblait-il, et la tendait à la religieuse :

— Lisez, ma sœur.

Les doigts blancs, maigris et tremblants d’Angela déplièrent le papier et ses yeux troublés eurent peine à voir :

« Mon cher ami,

Mon fils doit ignorer encore le mariage morganatique dont il est né par suite de la secrète annulation de la première union contractée par moi. La paix de ses jours est au prix du plus profond silence, car il serait poursuivi par les terribles ennemis qui m’assiègent, veulent ma mort après avoir détruit le bonheur de ma vie. Vous n’ignorez pas qu’à tout instant je découvre de nouveaux complots, hier je dus renouveler le personnel de l’office : on me servait du verre pilé mêlé à du sucre en poudre… passons. L’existence m’importe peu. Si cependant le divin Maître m’accordait la grâce de survivre à la détresse où je me débats, si l’avenir me gardait le moyen de reconnaître publiquement l’adorable femme que j’ai rendue mère… je voudrais qu’à tout prix un mariage civil eût lieu entre nous. Je voudrais que mon fils devînt légalement légitime. Vous entendez, mon ami, je vous ordonne de ne pas perdre de vue celle que j’aime, afin de me l’amener le jour où il me sera possible de l’admettre avec honneur et justice près de moi.

Ritzowa, août 1869.

François ».

Angela se tut longuement, un flot rose venait teinter la cire de ses joues. Son beau-frère respectait son silence, elle finit par dire à voix presque basse.

— Mon frère, cette mission délicate dont vous vous êtes chargé me cause un trouble tellement intense que j’ose à peine comprendre ce que vous venez m’offrir.

— La libération, ma sœur.

— Je le conçois. J’aime toujours avec la force de mon âme le père de mon fils, j’irai vers lui avec une extrême joie, mais avant je dois accomplir ici la fin de ma décade d’épreuve et lui doit garder le deuil…

— Je vous dirai, ma sœur, que la santé de son Altesse Royale est des plus éprouvée. Le prince a été miné par le chagrin et aussi par des tentatives fréquentes d’empoisonnement. S’il a trouvé une fois du verre pilé dans le sucre dont il saupoudrait ses fraises, il ne s’est pas aperçu de bien d’autres manœuvres. La raison veut que vous ne vous appesantissiez ni l’un ni l’autre sur d’inutiles formalités… le temps presse.

— J’attendrai trois mois, mon frère. J’en ai fait le serment au pied de l’autel ; en août prochain, revenez me chercher. Je serai prête à vous suivre.

— Votre décision est imprudente, ma sœur.

— Elle est sans appel… J’ai fait un vœu.

— Dieu vous prenne en pitié, ma sœur. Je serai là le 1er août.

— Avant de me quitter, mon frère, donnez-moi des nouvelles du petit Xavier, mon enfant d’adoption.

— Xavier n’est pas un fils tel que je l’avais rêvé, ma sœur, il s’est plu au sortir du collège à se jeter dans la vie de plaisir, la débauche a suivi, il a dissipé la fortune de sa mère en peu d’années, il est à présent au régiment, en Afrique, où il accomplit son temps de service obligatoire sans honneur, car il est mal noté. J’aurais tant voulu le voir devenir officier, servir la France.

— La France est, je crois, en République.

— Oui, ma sœur. Mais ce n’est pas un durable régime, nous prions, nous travaillons, nous veillons, l’« Oint du Seigneur » reparaîtra, le trône enveloppé de lys est tombé, non brisé… le roi François III a un fils !

Angela couvrit de ses mains son visage empourpré. — … Mon Daniel ! le cher ange est fort et beau ?

— Superbe. Il montre une intelligence précoce, la loyauté pure de sa race, il comble de joie son protecteur, le noble archevêque de Fribourg.

— Oh ! voir mon fils, l’embrasser !

— Pas encore, ma sœur, si par malheur la retraite de l’enfant était connue, à quels périls ne serait-il pas exposé !

— On l’avait découvert à Rome.

— Oui, quand il était âgé de quatre ans. Oh ! nos ennemis sont bien habiles, bien forts, bien tenaces ! Comment ont-ils pu savoir la retraite du bébé, je ne puis me l’expliquer. Ils soudoyèrent des bandits… mais la Providence intervint. C’est alors que le Saint Père — maintenant Léon XIII — trouva rationnel d’envoyer l’enfant en Allemagne. Il le confia à Monseigneur de Fribourg en Brisgaw.

— Depuis, aucun incident ne s’est produit ?

— Aucun. Nul ne soupçonne que le petit clerc… qu’on voit au chœur de la cathédrale, un encensoir aux mains, est le fils d’un roi !

— Silence, vous m’effrayez. Retournez, mon frère, près du roi, consolez sa douleur, je l’aime et ose le dire, puisque Dieu le permet.

— Adieu, ma sœur.

Le baron s’éloigna très ému, il remonta en voiture, se rendit à la gare et reprit, par Paris, la Suisse et l’Autriche, le chemin de Ritzowa.

XXI

Mariage in-extremis

Ce soir de mai, abîmée au pied de l’autel en fleur, Angela de Val-Salut priait et pleurait. Tout le ciel de ses jours était venu dans son âme. Enfin, ses souffrances allaient être payées, son fils aurait le droit de dire tout haut « mon père » et elle pourrait répéter « mon époux » ; son amour serait donc enfin publiquement reconnu ! Sa joie n’avait pas de mots !

Elle planait vibrante hors de ce sanctuaire, elle était là-bas, près de lui dans le salon blanc, aux profonds divans où des lys brodés mettaient une lueur d’or. Elle le voyait calme, beau, l’œil brillant d’espoir, elle entendait sa voix si douce en s’adressant à elle. Tout le passé défilait… revenu.

Les trois mois d’attente furent presque comme un rêve, le vœu exigeait qu’aucune nouvelle ne vint… mais dès l’aube du premier août, Angela ayant quitté le voile, la cornette, la robe de bure, attendait en l’église qu’on vint l’avertir.

Ce ne fut pas long. Le baron de Barbentan, arrivé de la veille, avait passé la nuit à Sablé. Il vint avec une voiture chercher la royale fiancée…

Éblouie au sortir du monastère, Angela s’effarait de la rue, elle avait oublié le monde, elle était désorientée.

Trois jours de voyage la remirent… dans le train. Son compagnon de route était bien triste et bien las, son fils Xavier lui causait peines sur peines. Il ne pouvait parvenir à le corriger, tout le patrimoine de la famille s’en allait par lambeaux, mais il ne parlait pas de choses financières à sa compagne.

La délicatesse l’en empêchait. Si les Barbentan étaient ruinés, la fortune des Val-Salut doublée par les intérêts accumulés, était des plus prospères, Daniel aurait un splendide patrimoine, le notaire de la famille, Maître Calixte Parchemineau, gérait les biens avec une rare conscience.

La seule question d’argent traitée entre les deux parents, fut le don de cent mille francs que l’ex-religieuse pria son beau-frère de donner au couvent de Solesmes. Barbentan répondit en lui remettant ses pouvoirs de tuteur et en la priant d’agir désormais en ses affaires d’intérêt. Il entendait se décharger de tout.

Les voyageurs durent s’arrêter à Vienne, le baron était brisé ! Sa jeune compagne, au contraire, retrouvait l’entrain, la force, la joie, elle devançait en esprit la locomotive.

Une voiture attendait les arrivants à Ritzowa, un gentilhomme de service, le marquis de Castelvert, se présenta à la sortie de la gare. Il s’inclina profondément devant Mlle de Val-Salut et se relevant très sérieux dit :

— Monseigneur est extrêmement souffrant, il m’envoie vous exprimer ses plus respectueuses pensées et attend avec anxiété votre venue.

Une angoisse étreignit le cœur d’Angela, pendant que les deux hommes échangeaient un regard navré.

Les chevaux brûlèrent l’espace…

Le grand château morne, où trois mois plus tôt passait un cercueil, avait sous un radieux soleil d’été, essayé de se mettre en fête, le long du perron monumental, on avait dressé des fleurs, et les valets, en livrée bleu de roi, faisaient la haie.

En haut des degrés, le duc de Lancrel attendait.

Il s’inclina sur la main que lui tendait la jeune femme et y posa ses lèvres. Ses yeux, malgré ses efforts, restaient noyés de larmes.

— Daignez me suivre, Madame, son Altesse Royale est bien mal.

Angela frissonnante, appuyée au bras du Chambellan, monta au premier étage jusqu’à la chambre de François…

Le roi était là, étendu sur un divan, son visage amaigri, pâle comme l’oreiller qui le soutenait, n’avait plus qu’un regard. Il voulut tendre les bras, mais l’effort fut trop lourd et les bras retombèrent.

Angela s’était précipitée vers lui, elle se jeta à genoux, suffoquant de douleur.

— Monseigneur !

— Mon enfant, murmura le mourant, l’officier de l’état civil est là, et il va nous unir. Pardonnez-moi, chère bien-aimée… J’aurais voulu vous donner du bonheur, de l’amour, et ma couronne à demi brisée…

Le cardinal de Capriva entrait revêtu des vêtements sacerdotaux, il était suivi de deux clercs portant des flambeaux, de deux gentilshommes chargés des registres de la paroisse de Ritzowa, et d’un groupe de nobles français.

Toutes les portes du château étaient ouvertes, la grille d’honneur du parc était béante, le peuple pouvait entrer, un mariage public allait avoir lieu.

Une musique très douce venait de la chapelle où le couple n’avait pu se rendre, l’époux n’était plus transportable, mais des chœurs accompagnés d’orgue montaient…

L’évêque s’avançait… près de lui, un homme vêtu du costume du pays, escorté de deux autres portant les registres de l’état civil, se préparait à écrire.

Une sueur d’angoisse baignait le front du prince. Près de lui, Angela, pâle à mourir, se sentait envahir par une douleur sans nom…

Quoi ! c’était cela le mariage officiel, avec la mort pour témoin.

Un docteur baignait les tempes du roi avec un révulsif ; à cette époque, les injections sous-cutanées qui galvanisent n’étaient pas encore sorties du domaine de la science.

L’officier de l’état civil, suivi du cardinal de Capriva, témoin, s’approchait des époux. Il priait la jeune femme de mettre sa main dans celle du prince, il prononçait les mots qui lient, puis d’une voix forte, pour que tous les assistants entendissent, il prononça :

— François-Charles Dieudonné, duc de Libourne, comte de Blois, voulez-vous prendre pour épouse Angela-Maria-Magdalena de Val-Salut ici présente.

— Oui, dit le mourant qui mit toute son énergie à prononcer ce mot.

— Angela-Maria-Magdalena de Val-Salut, voulez-vous prendre pour époux François-Charles Dieudonné, duc de Libourne, comte de Blois ici présent ?

— Oui.

— Au nom de la loi je vous déclare unis par les liens du mariage.

Un profond soupir venait de s’échapper des lèvres de François, son regard glissa avec une infinie douceur vers celle qui sanglotait près de lui, il parvint à poser la main sur la tête de sa femme, mais il ne put parler.

Quelques minutes plus tard, l’âme de martyr du dernier roi était partie vers Dieu !

Angela de Val-Salut, maintenant princesse, épouse et mère légitime, faillit mourir de chagrin, elle agonisa près de ce lit, où la dépouille mortelle de son époux demeurait, jusqu’à l’heure cruelle où elle lui fut enlevée.

Ses amis l’entraînèrent…

Bien des choses restaient à accomplir. Choses de la plus haute gravité. Le prince avait laissé écrites ses dernières volontés, les instructions les plus détaillées à l’égard de celle dont il avait enfin pu consacrer l’honneur.

Mais cette réparation était plutôt consciencieuse que mondaine, le peuple devait l’ignorer, afin de ne pas déchaîner de nouvelles et terribles haines… celles dont mourait François. Il exprimait le désir que cet acte demeurât entre les fidèles un secret, au moins jusqu’à l’heure où il serait utile de le divulguer. La vie de la jeune femme et de son fils seraient en danger si un soupçon, du fait accompli, parvenait aux ennemis.

Qu’importait à Angela, son cœur était broyé. L’honneur de sa vie morale était sauf, les gloires vaines la laissaient froide, elle vivrait dans la retraite, l’oubli, le silence, veillant de loin sur son enfant.

Elle partit en Allemagne, réchauffer son pauvre cœur à la vue de Daniel, sans oser se montrer. Elle le vit encore à Vienne… puis à Paris, et elle alla vivre au couvent à Bigorre. Seulement, les récentes expulsions des religieuses l’obligèrent à quitter cet asile. C’est alors que, ne voulant pas s’éloigner du château où elle pouvait apercevoir son fils, elle imagina de s’installer dans le mystère des deux vieilles tours de défense du manoir.

Après la mort de François, le baron de Barbentan, affecté au dernier point, n’avait eu que le temps de revenir à Paris. Xavier, libéré du service, y arrivait aussi.

Il reçut avec un certain respect les instructions paternelles relatives à la garde de la cassette aux papiers confiée par le roi, il jura de la garder fidèlement. Ce fut tout.

Jusqu’à l’heure actuelle, il a tenu parole.


XXII

Retour au château

Nous avons abandonné la « femme-oiseau » à l’auberge des quatre routes où elle sanglotait éperdument devant le chemin désert par où venait de s’enfuir l’automobile emmenant son ami… La nuit tombait douce et claire, déjà des reflets de lune dessinaient l’ombre des monts sur la vallée et une grande tristesse paisible montait des choses…

Véga avait une nature énergique, elle avait été surprise par cette atteinte subite du malheur auquel rien ne l’avait préparée, mais elle se ressaisit.

— Je ne vais pourtant pas rester là, se dit-elle, il y a quelque chose à tenter, mais quoi ? Courir après cette voiture fantastique qui fait du cent à l’heure, est fou, l’important sera de savoir par où elle a passé et ce ne sera pas malaisé à retrouver, je pense, en faisant une enquête dès demain. Ah ! si j’avais ici « lady-bird », d’en haut, je verrais où on entraîne mon pauvre ami. Mais je n’ai rien. Le mieux ne serait-il pas de rentrer à Val-Salut et d’aller informer la Revenante…

Cette pensée illumina de joie le cœur de Véga. La Revenante ! oui, la mystérieuse revenante qui avait déjà secouru la jeune fille la nuit de l’incendie en faisant glisser sur de secrètes rainures la plaque de la cheminée et en découvrant derrière un long escalier droit, construit dans l’épaisseur du mur.

Véga se souvenait de son étonnement d’abord, puis du grand plaisir qu’elle avait pris à suivre la belle apparition, qui l’avait prise par la main pour l’éveiller au milieu du danger et, l’entraînant, l’avait guidée à travers le dédale sombre d’un souterrain où, pour toute lueur, elles avaient l’éclairage produit par la robe phosphorée de « l’Esprit ».

Oui, il fallait rentrer vite au château, aller prendre conseil de celle que la jeune fille continuait à nommer la Revenante, mais dont elle avait découvert la véritable humanité.

Véga descendit de la terrasse, les deux mécaniciens, leur repas achevé, causaient sur le seuil de l’auberge ; un peu surpris de la fugue de l’une des autos…

— Léonard, dit Véga prudente, monsieur le comte est parti avec Lord O’Kelly, nous allons rentrer vous et moi à Val-Salut. Avez-vous pu réparer l’accident ?

— Mal, mademoiselle, nous devrons aller bien doucement.

— Il faut partir. Chauffeur, fit-elle, s’adressant au conducteur de l’Anglais, est-ce que vous soupçonniez le départ de votre maître ?

— Un peu, mademoiselle, le « Milord » m’avait engagé seulement hier à Tarbes et m’avait payé d’avance me prévenant qu’il ne savait pas quand il me quitterait… Cependant, je trouve son départ un peu hâtif…

— Vous ne connaissez pas du tout ce monsieur ?

— Nullement, mademoiselle ; à part quelques ordres nécessaires, il ne m’a pas dit un mot.

Évidemment, le mécanicien était sincère. Véga devinait fort bien la machination, elle se souvenait de la lettre déchiffrée, Daniel avait été enlevé par ses ennemis, on le conduisait en Espagne, le plan se montrait limpide. À présent, le seul parti à prendre pour elle était de rentrer, d’écrire à Cleto Pizanni pour implorer son aide ; seulement il était bien loin, quand une lettre le joindrait-elle au milieu de ses voyages continuels ?…

Heureusement, Véga savait se tirer d’affaire, elle ne redoutait rien, âme unique et forte.

On mit longtemps à rentrer à Bagnères-de-Bigorre, l’auto traversa lentement la grande place des bains déserte et sombre, l’horloge au-dessus du perron marquait onze heures et les égrenait dans le silence, les deux voyageurs, le mécanicien honteux de sa machine éclopée et Véga anxieuse, ne prononçaient pas une parole.

La pauvre Véga trouva une vive sympathie chez le valet Wilhem, le brave homme pleurait son maître, nullement surpris d’un malheur que plusieurs alertes avaient pu lui faire prévoir, mais ignorant tout le mystérieux passé il ne pouvait rien conseiller ni deviner, il gémissait lamentable, attendant des autres un espoir.

La jeune fille, au lieu d’écouter les lamentations de l’office, alla droit au donjon.

Elle évita d’être suivie, se munit d’une lanterne qu’elle n’alluma pas tout d’abord pour échapper aux observations de l’entourage, et elle s’engagea à travers les escaliers branlants et les tiges de sapins noircis par l’incendie récent.

La lune éclairait un peu le couloir, des plaques claires, venant des fenêtres sans vitres, se projetaient sur le mur en face.

Elle parvint ainsi à la chambre hantée.

Là, elle alluma sa lanterne pour barrer soigneusement la porte par laquelle elle venait d’entrer.

La pièce immense, éclairée par la falotte lumière et le croissant de la lune, était vide.

— Allons, se dit Véga, nul n’est entré, tâchons de sortir.

Elle alla s’agenouiller devant la grande cheminée et examina, avec soin, la plaque du fond qui représentait, gravées sur la fonte noire de suie, les armes de Val-Salut.

Des clous noirs, énormes, au nombre de quatre, semblaient retenir cette plaque aux angles.

Véga poussa celui du haut dans le sens du couchant, celui du bas dans le sens de l’Est, et ceux des côtés dans le sens du Nord et du Sud. Ceci accompli, une légère traction fit basculer le rectangle de fonte et un vide large d’environ un mètre de haut et cinquante centimètres de large apparut.

L’oiselle s’y glissa aisément et se trouva sur la première marche de l’escalier, une pesée de son pied sur une pierre plate au milieu de la marche fit revenir en place la plaque de la cheminée.

Il faisait nuit absolue, mais Véga avait sa lanterne. L’escalier descendait tout droit, taillé dans le mur épais de l’enceinte du château ; il y avait bien quatre-vingts marches, les dernières très humides marquaient le niveau des douves. Des infiltrations d’eau entretenaient là une végétation de mauvais champignons et des bêtes affreuses, rampantes, couraient épouvantées.

Ceci ne pouvait arrêter l’exploratrice, seulement elle était perplexe, elle n’était pas descendue si bas avec la Revenante, leur causerie avait eu lieu dans l’escalier où elles étaient restées à l’abri des regards et du feu.


XXIII

Perdue dans le souterrain

Où donc passer, voilà l’eau qui affleurait les dernières marches, on était évidemment envahi par les douves. L’intrépide créature chercha le long de la voûte basse s’il n’y avait pas une issue, mais rien, rien qu’un bout de chaîne rouillée qui pendait par une sorte de meurtrière.

Véga tira cette amorce pour voir si elle n’actionnait pas une trappe quelconque, alors la chaîne s’allongea, un léger clapotis se fit entendre et la jeune fille aperçut une espèce de très petit bateau qui approchait à mesure qu’elle halait sur l’amarre.

— Bon, se dit-elle, voilà mon esquif, embarquons. Seulement, je m’aperçois avoir été bien imprévoyante, ma lanterne ne contient qu’un maigre reste de bougie, ne perdons pas de temps.

Elle calcula traverser environ la largeur des douves, puis le bateau alla buter contre un mur.

— Encore un cul de sac ! pas d’issue !

La lanterne levée haut, l’audacieuse enfant, nullement effrayée, mais ennuyée de ne savoir où aboutirait pareille promenade, examinait avec une scrupuleuse attention les parois rugueuses de vieilles pierres moussues.

Ses doigts rencontrèrent un anneau de fer ; était-ce pour attacher le bateau ? à quoi bon, il n’y avait aucun courant ; dans l’étroit chenal, elle avait dû avancer avec l’aide de ses mains appuyées aux murs.

L’anneau avait un but cependant. Véga le tira dans tous les sens et finit par le tourner. C’était la bonne manœuvre, il y eut un déclic, un petit carré de fer apparut. Au milieu de ce carré une poignée de verrou.

La faire jouer fut aisé, car il paraissait soigneusement huilé.

Il n’y avait plus qu’à pousser, une partie des pierres du mur tourna sur une largeur d’environ cinquante centimètres et une hauteur du double.

Vite la jeune fille s’engouffra dans le mystère nouveau, sa triste lueur allait mourant, elle aperçut un chemin en pente raide dont elle ne put définir la longueur noyée de nuit.

Elle courut… le toit s’abaissait, il lui fallait se courber, puis de grosses racines traversant les roches envahissant le souterrain, elle butait, y voyait de moins en moins.

Soudain, la mèche lança une dernière étincelle, qui montra encore une longue perspective, et elle mourut.

C’étaient les ténèbres absolues.

La jeune fille marchait. À présent, le sol était droit, sec, cela semblait du sable, les parois qu’elle touchait des deux côtés n’étaient plus humides. Elle comprit être sous la sapinière. Ce chemin ne finissait donc pas ? traversait-il tout le parc ? où allait-il ?

La Revenante venait-elle par là ? sûrement. Ah ! quelle chance ce serait de la rencontrer. Véga se souvint qu’il y avait deux ou trois allumettes dans la lanterne, elle en saisit une et, avec d’inouïes précautions pour ne pas la rater, elle la frotta sur sa manche de laine, c’était plus sûr que le hasard d’une pierre humide.

Un peu de fugitive clarté jaillit. La voûte se relevait, la jeune fille put se redresser, mais le chemin continuait, invraisemblablement long, étroit, pareil… puis de nouveau la nuit fut… complète.

— Je comprends pourquoi l’apparition se revêt d’une robe phosphorescente, se dit Véga, si elle se promène là dedans, elle ne veut pas être exposée à perdre sa chandelle. Si mon pauvre ami Daniel revient jamais, je lui demanderai d’amener ici un fil conducteur d’électricité.

Après encore une centaine de pas, Véga risqua sa dernière allumette, mais celle-ci craqua et mourut trop humide sans doute.

Bravement, sans une inquiétude, l’aventureuse enfant continua sa course, à présent les murs ne touchaient plus ses coudes, très sensiblement le souterrain s’élargissait, s’exhaussait aussi, car les bras levés n’atteignaient pas le plafond.

Elle se baissa, le sol restait de sable sec, elle alla joindre un mur, le comprit en courbe, et alors elle fit le tour d’une pièce ronde.

— Une cave, un cachot, une oubliette ? Je suis un peu lasse, je vais me reposer, quelle heure peut-il bien être ?

Véga avait sa montre, elle l’entendait vivre dans le silence pesant. Seulement, pour voir, il n’y fallait pas compter. Elle l’ouvrit et avec les doigts tâta les aiguilles, la petite aiguille était sur cinq heures et la grande sur neuf heures.

— Le jour doit luire, pensa-t-elle, je ne vois rien, donc il n’y a ici aucune issue. Je crois que le plus sage serait de dormir, la Revenante finira bien par venir me délivrer de ce tombeau.

Seulement dormir, même lorsqu’on est inaccessible à la peur, n’est pas aisé quand les nerfs surexcités veulent une solution. Véga se releva, explora les entours avec ses doigts prudents ; elle s’aperçut qu’à un endroit elle touchait non la pierre, mais un battant de fer, elle le devina de la grandeur d’une porte, elle en étudia toutes les aspérités. Les clous, les anneaux, les chaînes, elle en avait l’expérience, seulement cette porte là était lisse.

Agacée, elle se rua contre elle de toutes ses forces et grande fut sa surprise de sentir que la porte cédait, lui livrait passage et retombait comme une portière de tapisserie…

Elle buta et faillit tomber, un escalier montant était devant elle. Tout de suite elle s’y engagea, un peu d’air plus vif arrivait et soudain elle éprouva un soulagement immense, une espèce de meurtrière envoyait du jour ! Oh ! le jour ! quel infini bonheur, le jour c’est la vie. Elle essaya de voir au dehors. C’étaient des arbres, des sapins.

En haut de l’escalier, elle se trouva dans un chemin de ronde et elle comprit.

— Me voilà dans le mur d’enceinte, je vais aboutir aux tours qui marquent l’entrée du parc du côté de la montagne.

Elle marchait allègrement, gaie maintenant, l’espoir au cœur, sa montre indiquait six heures, les oiseaux chantaient, elle percevait leurs voix amies par les meurtrières.

De temps à autre il y avait une petite plateforme formée par une tourelle en cul de lampe, puis ce fut la grande plateforme des tours en poivrière.

Elle se retrouvait fort bien. En bas était le jardin. Il ne lui restait qu’à descendre, par quel moyen ?

Évidemment il y en avait un, les hommes d’armes du moyen âge, à l’époque où toutes ces fortifications servaient, avaient un moyen probable de sortir de ce faîte. Le souterrain devait avoir pour but le ravitaillement secret des troupes en cas de siège ou la fuite des vaincus. C’était ingénieux tout cela.

Véga commençait à mourir de faim. Une meurtrière plus large lui permit de passer sa tête et de se pencher. Ce qu’elle vit n’était guère rassurant

Elle était très haut et des traces de marches montraient que jadis un escalier extérieur avait existé ; il était détruit, mais il restait des trous le long du mur.

— Voilà, se dit l’intrépide, il faut que je me lance par ce moyen, car en vérité je n’ai pas le courage de recommencer la vie des catacombes, je vais en me faisant toute petite, franchir la meurtrière et avec mes pieds et mes mains descendre jusqu’au bord de la fenêtre que j’aperçois à mi-route… à moins que je ne saute d’ici dans les branches de sapins en essayant de m’y accrocher.

Elle allait accomplir ce périlleux projet, quand une dernière réflexion la retint.

— La Revenante a un autre chemin, et elle est trop grande et trop grosse pour franchir un pareil passage.

Véga regarda les murs, le toit, puis le dallage, elle s’agenouilla et se mit à taper sur les larges dalles de granit, elles avaient toutes une belle sonorité, Véga frappait avec le manche de son petit couteau de poche. Un écho lointain répondait. Mais tout à coup elle s’arrêta. Une voix venait à elle :

— Qui frappe ainsi ?

— Moi, Mme la Revenante, où êtes-vous ? je vous ai cherchée toute la nuit.

— Éloignez-vous, j’ouvre.

Une trappe glissa aussitôt presque sous les pieds de Véga, une échelle s’y appuyait, au bas de l’échelle, tenant en main la corde qu’elle venait de tirer, l’apparition attendait !


XXIV

Les deux alliées

— Ah ! madame, dit Véga, en mettant enfin pied à terre, quel voyage je viens d’accomplir.

— Je suis encore plus stupéfaite de vous voir, mon enfant, il faut que vous soyez douée d’un courage et d’un sang-froid étonnants pour avoir triomphé de pareils obstacles.

— Je voulais arriver, puis je n’ai jamais peur.

— Pourquoi donc vouliez-vous me trouver ?…

— N’y voyez, je vous en prie, aucune indiscrétion, je ne me serais jamais permis de profiter du secret que votre bienveillante intervention m’a livré au moment où, profondément endormie, j’allais étouffer au milieu de la fumée, sans un cas de force majeure. Il m’a semblé que vous aimiez beaucoup Daniel.

— Ah ! oui, je l’aime, mais il l’ignore et je veux aussi qu’il m’ignore ; vous avez, ainsi que vous le dites, mon enfant, surpris un secret, gardez-le, je vous en supplie sur tout ce que vous avez de plus cher…

— Ce que je dois avoir de plus cher, hélas ! je ne le connais pas, madame, car je suis comme Daniel… ignorante de ma naissance.

— Que dites-vous ?

— La vérité, hélas ! mais l’heure est mal choisie pour vous conter mon histoire. Vous aimez Daniel… vous lui tenez de près, je crois le deviner, alors aidez-moi à le retrouver !

— À le retrouver ! il est donc parti ?

— Oui, involontairement, on l’a enlevé.

— Mon fils !

Ce mot avait jailli malgré elle, le cœur avait livré son mystère. Mais Véga ne releva pas l’interjection, elle soupçonnait déjà ce lien. Elle reprit :

— Je sais un peu de l’étrange histoire de Daniel, j’ai pu surprendre des complots, nous en avons déjoué quelques-uns, ce dernier nous a pris au dépourvu, la ruse cette fois a réussi mieux que la force.

Le front dans ses mains, la mère écoutait absorbée et Véga se mit à dire toute l’aventura récente sans oublier un détail. Elle conclut :

— Je n’avais d’espoir qu’en vous. Je pense bien que vous n’êtes ni immatérielle, ni revenante, mais je suis sure que nous pouvons nous allier pour le sauver.

— Oh ! oui, de tout mon cœur. Qu’êtes-vous pour lui, mon enfant ?

— Une amie, fit naïvement la jeune fille, et elle continua avec une si absolue pureté que celle qui l’écoutait ne put douter.

— Je ne le connais que depuis quelques semaines seulement ; sa loyauté, sa bonté, son malheur aussi, m’ont attirée, et je ne croyais pas l’aimer autant, il a fallu sa fuite pour me montrer à quel point il était entré dans ma vie du cœur, bien solitaire… puisque je ne me connais pas un seul parent au monde.

— Pauvre mignonne, si votre pauvre mère a souffert autant que moi, puisse Dieu la récompenser un jour ! Pour des raisons de politique, à cause des menaces terribles qui m’ont été faites, j’ai dû taire à mon fils sa naissance, j’ai dû lui laisser ignorer ma tendresse. Il ne m’était possible de le voir que de loin, j’avais recours à mille subterfuges pour le contempler, le frôler, j’ai joué la revenante ainsi que vous dites, seule je connais ce souterrain caché au pied des fortifications du château de mes ancêtres, de la sorte j’apercevais Daniel à chaque instant, je l’entendais, je suivais ses occupations. Avant, à Paris, j’ai joué la dame quêteuse pour entrer chez lui, à Vienne, j’ai été infirmière, admise au régiment, j’ai essayé aussi de la vie mondaine. Ah ! quel calvaire, mon Dieu !

— Madame, si vous le voulez bien, fit Véga pratique, nous n’allons pas nous raconter maintenant nos états d’âme… nous en prendrons le temps mieux à propos. En ce moment, il doit y avoir un plan rapide à admettre, vous avez une grande habitude des situations difficiles, moi je ne redoute rien, il me semble que nous devrions partir.

— Mais où ?

— Je crois qu’on a dû mener Daniel en Espagne.

— Une automobile n’a pas pu franchir le port de Vénasque, seul moyen de passer la frontière à Luchon, ni le col de la Maladetta.

— Non, mais par Bozost, par le val d’Aran.

— Je ne le crois pas possible.

— Alors, ils sont allés par la route de Saint-Sébastien.

— Qui vous fait supposer qu’il soit en Espagne ?

— Parce que le baron Xavier de Barbentan…

— Vous connaissez mon neveu ?

— Votre neveu, ce bandit !

— Quel terme ! Xavier fut élevé par moi jusqu’à dix ans.

— Ah ! il ne vous fait guère honneur. Vous ne savez donc pas le rôle qu’il joue vis-à-vis de votre fils ?

— Quoi ? saurait-il notre lien de famille ?…

— Certainement il le sait, Madame, c’est par une conversation entre lui et Jean de Navalone que j’ai appris les dangers auxquels Daniel était exposé. Ces deux misérables sont payés par vos ennemis. Ils ont accepté de livrer votre fils.

— Encore une douleur, Xavier, mon cher petit neveu l’ennemi de son cousin !

— Oui, et pour de l’argent, beaucoup d’argent. Ce Barbentan était à la cote… il s’est vendu.

— Si j’avais su, je l’aurais payé moi, mais à cette époque j’étais dans l’« in-pace » du couvent.

— Le mieux serait peut-être de retrouver ce voleur et de le racheter.

— Nous essaierons.

— Il est gourmand ? Êtes-vous riche ?

— Oui, j’ai beaucoup d’or, des titres et des bijoux.

— Bon, nous en prendrons. Moi, si vous en manquez, je pourrai vous en donner…

— J’espère être en mesure de ne rien accepter. D’ailleurs, à votre âge, on ne dispose pas de sa fortune.

— Ma fortune ! Je n’en ai aucune. Seulement, quand je veux de l’or ou des bijoux, je vais demander à mon ami Aour-Ruoa de m’en fabriquer.

— Voyons, mon enfant, j’ignore tout de vous, mais je ne vous crois pas capable de m’offrir l’assistance de… fausse monnaie.

— Ah ! bien, par exemple, fausse monnaie notre or ! Aour-Ruoa sait transmuer la matière, madame, il sait aussi prolonger la vie, la jeunesse, montrer l’invisible.

Angela venait de se lever, elle plongea longuement ses yeux attentifs dans les prunelles bleues de Véga, elle n’y vit pas trace de folie, alors elle demanda :

— Ma petite, où avez-vous été élevée ?

— À l’île de la Stella Negra, par des savants que j’aime.

— … par des sorciers, des alchimistes.

— Des sorciers ! il n’y en a pas plus que de revenants… Il existe des scientistes, des hommes qui étudient sans cesse et… trouvent. Croyez-vous que la nature, pourtant miraculeuse, que nous voyons, ait mis au jour tous ses secrets !… Non, madame, seulement, en grâce ne discutons pas, agissons. Il faut partir, aller chercher les traces de Barbentan et de son auto, savoir par où ils sont passés, où ils sont arrivés, explorer le pays, vos ennemis de Saint-Ay ont un château fort en Espagne ?

— Plusieurs.

— Navalone parlait de celui de la Sierra, vous le connaissez ?

— La sierra veut dire montagne.. c’est bien vague. Mon idée est qu’on a embarqué Daniel.

— De toutes manières, il faut partir. L’automobile que nous avons a un bon moteur, l’accident qui nous est arrivé avait été préparé par le marchand de vanille… autrement dit Milord O’Kelly, autrement dit Barbentan.

— Cette révélation me désespère. Quelle honte ! Mon neveu, un vendu !

— Madame, prenez un costume plus en rapport avec… l’humanité, votre robe phosphorée a du bon, du très bon, j’aurais bien voulu l’avoir cette nuit, mais pour voyager soyons le plus normal possible afin de ne pas être remarquées.

— Étrange enfant !

— Un peu, mais je le serai de moins en moins quand vous me connaîtrez mieux. Nous allons, si vous le voulez bien, nous donner rendez-vous sur la place des Bains, j’y serai dans deux heures avec l’auto réparée. Pour le moment, veuillez me mettre dehors, je préfère partir au soleil, je puis traverser le parc.

— Venez, mon enfant, cette tour a une petite porte dont j’ai seule la clef, elle donne dans le bois de sapins, vous aurez moins de peine à rentrer ainsi, je me hâte de suivre vos conseils, vous avez une décision entraînante.


XXV

La route incertaine

Une fois dans le bois, Véga éprouva une réaction si heureuse au sortir de sa pénible nuit, qu’elle ne put s’empêcher de bondir au grand air, de descendre vers le château en courant comme une jeune biche en liberté.

Elle mourait de faim et se fit servir à déjeuner bien vite.

Wilhem démoralisé la regardait, serviette en main, pendant qu’elle dévorait son chocolat et ses tartines.

— Wilhem, dit-elle, ne vous désolez pas trop, mon ami, j’ai bon espoir, nous allons partir.

— Mademoiselle m’emmène ?

— Votre dévouement intelligent peut nous être bien utile, Wilhem ; votre maître vous apprécie beaucoup. J’espère que Léonard a remis en état la voiture.

— Oui, mademoiselle, depuis qu’il fait jour il y travaille.

— Quand sera-ce prêt ?

— Je pense que la réparation est terminée.

— Quelle heure est-il ?

— Neuf heures, mademoiselle.

— Il faudrait que vers dix heures et demie nous soyons prêts à partir, nous prendrons une voyageuse sur la place des Bains.

— Oh ! mademoiselle, oserais-je insister pour que nous allions seuls à la recherche de M. le Comte.

— Rassurez-vous, Wilhem, la dame qui va nous accompagner en est digne, elle aime celui que nous cherchons… voulez-vous respecter un secret, mon ami, et n’interroger ni elle ni moi, déduisez-en vous-même ce qu’il vous plaira, mais ne faites part à personne de vos réflexions. Vous pouvez avoir confiance en moi, n’est-ce pas ?

Le valet correct s’inclina sans un mot. Véga continua :

— Mettez dans l’auto… quelques provisions, voulez-vous vite vous charger de tout ce qui est nécessaire pour dormir et manger en cours de route, moi il faut que j’écrive. De plus, je vais emballer avec soin mon appareil d’oiseau ; je vous le recommande, Wilhem, ainsi que la discrétion à ce sujet encore. Nous sommes alliés vers un même but.

— Mademoiselle peut compter sur moi.

— Je le savais, mon ami.

La jeune fille se leva de table, elle envoya une longue lettre à son oncle, lettre prudente à mots couverts, lui disant qu’elle partait pour l’inconnu, mais qu’il la retrouverait à la Stella Negra et qu’elle lui enverrait, quand elle pourrait, des télégrammes.

Elle alla ensuite détendre et caresser « lady-bird », elle mit un soin religieux à faire jouer et graisser les articulations, elle roula son maillot… d’oiseau avec un peu de linge et un manteau, plaça le tout dans une des valises plates adaptées aux côtés de l’auto et fut prête avant l’heure.

On partit.

Devant le Palmarium, une voiture de place stationnait. À la vue de l’auto, une dame en descendit, elle aussi avait une couverture roulée en main, tandis que le cocher la suivait avec un sac de voyage.

— Veuillez monter, madame, dit Véga installée au fond de la voiture.

Wilhem avait ouvert la portière, il remonta près du chauffeur. Par prudence, Wilhem avait dépouillé sa livrée pour admettre le vêtement civil.

Assises l’une près de l’autre les deux femmes se regardèrent, d’abord silencieusement. Toutes deux transformées finirent par se sourire.

— Je ne vous reconnais plus, dit Véga.

— Et moi à peine, ma chère enfant.

— Le fait est que je devais avoir un singulier aspect ce matin… coiffée de toiles d’araignées, ma jupe mouillée, verdie, boueuse, mon corsage en lambeaux, car je m’étais déchiré le dos dans le passage surbaissé du souterrain. Quant à vous, madame, c’est encore bien plus grave, je ne vous avais vue que vêtue d’une longue robe, les cheveux épandus… le souterrain respectait votre toilette mieux que la mienne.

— J’en connais tous les détours, vous avez pris la branche abandonnée, il y a une bifurcation facile.

— J’ignorais… c’est passé à présent. Savez-vous, madame, que vêtue ainsi que vous l’êtes de ce costume tailleur bleu sombre, de votre chemisette blanche, avec ce chapeau de forme masculine sur vos cheveux mousseux, vous ressemblez à Daniel d’une manière frappante.

— Dites plutôt qu’il me ressemble… c’est vrai, il a les cheveux déjà blancs comme moi.

— Avec son visage jeune et sa blonde moustache, c’est un contraste charmant, presque une coquetterie.

— Où allons-nous ?

— D’abord aux Quatre Routes. À partir de là seulement nous commencerons l’exploration. J’ai emmené le valet de chambre fidèle de Daniel, pour le cas où un homme nous serait utile. De plus, je suis armée d’un bon petit revolver.

— Inutile, j’espère. À moins que nous n’ayons à faire à quelques détrousseurs de la Sierra, les ennemis que nous attaquons ont une autre espèce d’arme.

— L’important est qu’ils ne nous soupçonnent pas à leur poursuite, il faut tâcher d’avoir l’air de touristes.

— En effet, à ce propos, ma chère enfant, voulez-vous me dire votre nom, car nous voilà embarquées ensemble à travers nos secrets réciproques et nous ignorons qui nous sommes.

— C’est juste. Je sais, madame, que vous êtes la mère de Daniel, et que vous vous appelez Mme Angela de Valsalut.

— C’est mon nom de jeune fille, le nom du père de mon fils, auquel lui et moi avons tous les droits, doit rester ignoré encore longtemps peut-être, mais mon intention est de prendre le nom auquel j’ai également droit de comtesse de Blois, seulement, par prudence, je le modifie ainsi : Mme Deblois, mon mari avait autrefois dans ses voyages incognito utilisé ce pastiche. Et vous, mon enfant ?

— Moi, on m’appelle Véga, je n’ai pas d’autre nom, scanda la jeune fille sur l’air de Mignon.

— C’est joli, j’ai envie d’arranger une petite interposition, de lettres et de dire Eva, c’est plus simple.

— Je tiens à mon nom d’étoile… il me porte bonheur, vous savez, madame, les noms ne sont pas indifférents… le vôtre est charmant : Angela, cela veut dire messagère.

— Marie-Angela.

— Marie est encore plus chanceuse. C’est un dérivé de Miriam de l’hébreux, il veut dire : « qui augmente l’amour », les anciens le donnaient toujours à leur premier-né.

— Vous êtes savante, Véga.

— À peu près comme une carpe… pardonnez-moi cette triviale expression apprise d’une femme de chambre française que j’ai eue pendant mon séjour en Angleterre. Je sais des choses qu’en général les femmes savent peu ; en revanche, j’ignore la littérature, même l’histoire et surtout le protocole mondain. Aussi excusez-moi, madame, quand je manquerai à la civilité.

— Quel âge avez-vous ?

— Dix-huit ans, croit-on…

— Vous êtes pauvre, mignonne, une enfant trouvée…

— Volée ou vendue… l’homme qui me jeta vers l’âge de quatre ans à l’île de la Stella Negra crut y amener un jeune prince enlevé par les compagnons…

— Les compagnons de la Stella Negra ! secte redoutable, socialiste, impie, odieuse, capable des plus noirs forfaits. Comment, mon enfant, vous étiez parmi eux ?

— Oui, et très heureuse, je les aime de tout mon cœur. Ce sont des savants, des philosophes, des philanthropes aussi, ils ne veulent que le bonheur des peuples.

— Par le sang et la ruine.

— Par l’égalité et la liberté ! Nous ne nous convaincrons ni l’une ni l’autre, Madame, laissons ce sujet qui nous divise quand un autre nous lie… si intimement.

— Vous êtes plus sage que moi… petite ensorceleuse.

— … fille adoptive de sorciers, comme vous disiez ce matin.

— Je ne veux pas dire cela, ensorceleuse veut dire charmeuse.

Véga haussa les épaules et se tut. Elle regardait la route déjà parcourue, on allait à belle allure le long de la vallée plane ; onze heures sonnaient quand l’auto vint corner devant l’auberge des Quatre Routes. Le patron accourut.

— Ces dames veulent déjeuner : des truites, du poulet, des…

— Rien. Vous n’avez pas revu le monsieur qui dînait avec moi hier au soir. Vous me reconnaissez ?

— Parfaitement, madame. Non, nous n’avons pas revu davantage le mylord et sa voiture.

— C’est bon. Adieu. Partez, Léonard.

L’auto filait sur la route de Luchon. Véga regarda sa montre.

Ils ont pris ce chemin, ils avaient l’allure de quatre-vingts à l’heure au moins, ils ont dû être en Espagne avant minuit.

— Ils n’ont pas pu franchir les cols la nuit.

— Si, par le Pont du Roi, les autos, m’a dit Léonard, peuvent arriver au Val d’Aran.

— Mais ce Val est sans issue carrossable du côté de l’Espagne, c’est un mur de montagnes, ils n’ont pas été dans cette souricière.

— Alors vous croyez toujours qu’ils ont gagné la mer.

— Je le crois, mon enfant. Un château, même en Espagne, ne peut être par le temps actuel une prison… tandis qu’en mer…

— Mon Dieu, comment savoir ?… Madame, voici plusieurs routes ici : celle de Lourdes. Ah ! Daniel aurait bien dû nous jeter des petits papiers comme au rallye.

— Sans aucun doute, les fenêtres de l’auto étaient soigneusement cadenassées, la portière aussi, croyez-le.

Véga réfléchit un moment, l’auto volait sur la route blanche de soleil dans une poussière ardente, beaucoup de traces de roues se voyaient sur le sol, impossibles à reconnaître.

Puis ce fut Luchon, l’auto s’engagea dans l’allée d’Etigny.

— Où nous arrêtons-nous, mademoiselle ? demanda Wilhem.

— À l’hôtel où vous verrez un garage.

Ils descendirent Hôtel du Parc. Le chauffeur alla chercher de l’eau, Wilhem s’informa si une auto portant un numéro qui finissait par 8 avait passé dans la nuit. Cette petite indication du 8 était la seule qu’avait retenue Léonard.

— Oui, dit un valet, une auto… superbe a passé vers minuit, elle a pris de l’eau et est partie en trombe, les stores étaient baissés, près du chauffeur il y avait un monsieur.

— C’est cela, pensa Véga haletante. Et par où est partie l’auto ?

— Par un singulier chemin, madame, elle est montée à travers le petit pont de la Pique, comme si elle voulait franchir le port de Vénasque, puis voyant la route étroite, elle s’est lancée vers la vallée du Lys.

— En route, Léonard, ordonna la jeune fille, suivez la vallée du Lys.

— Mon enfant, observa Angela, nous ne saurions aller par là en Espagne, le col de la Maladetta est infranchissable en auto.

— Nous saurons toujours ce qu’est devenue l’auto qui nous a précédés, allons. Vamos ! comme on dit ici.


XXVI

Sous l’orage

La vallée du Lys est une délicieuse promenade toute fleurie de cyclamens, de fleurs odorantes ; en ce mois de début d’été, c’était un rêve. Au fond, la Maladetta dressait sa tête blanche ; seulement, nos voyageuses ne regardaient ni le site, ni les touristes, elles s’obstinaient à observer à terre les traces de roues… décevantes choses.

Il y avait peu de monde encore aux Pyrénées, on n’y va guère au début de juin, mais il y avait les hôtes de passage qui augmentent sans cesse, depuis les bienfaits (?) de l’auto, le vrai « truc » pour enlèvement, comme l’observait Véga.

Au pied de la grande montagne, il fallut stopper ; le sol montrait deux lignes plates où la poussière écrasée marquait des trous réguliers d’antidérapant.

— Il est passé là ! s’écria Wilhem.

Au même moment, Mme Deblois découvrait, dans un pli de terrain, bien abrité, une automobile au repos et près d’elle, devant un couvert rustique organisé sur le pré, un groupe de trois personnes.

— Ah !

Et Véga bondit vers les touristes, mais elle s’arrêta en chemin, évidemment ce n’était pas Daniel, évidemment on s’était lancé sur une fausse piste. Découragée, elle retourna sur ses pas.

— On peut toujours interroger ces passants, remarque Angela, moi j’y vais.

Véga, machinalement, se mit à cueillir des fleurs. À sa grande surprise, elle vit son amie échanger une poignée de main avec la dame étrangère, causer un peu et revenir vers elle.

— J’ai rencontré cette dame dans le monde parisien, expliqua-t-elle, elle se nomme la baronne de Belley. Ce n’est pas sa voiture qui a passé à minuit à Luchon, mais une autre a sûrement traversé ici, il y a en avant des traces de graisse noire sur le rocher.

— Repartons.

Le chemin devenait extrêmement difficile, on côtoyait des précipices, on passait sur des monticules, on avait des cahots terribles pour les pneus… le temps changeait rapidement. Au soleil radieux venait de succéder une pluie chaude et dense, l’air lourd pesait sur les voyageurs. Véga, très lasse de sa nuit, sommeillait.

Le heurt violent d’une pierre dans la vitre la fit sursauter ; ce choc fut suivi d’autres atteintes, c’était de la terre, des cailloux, des branches qui s’abattaient sur la voiture.

— Que veut dire ceci ? exclama le mécanicien.

— Une attaque, une avalanche ?…

— Appuyez-vous contre le talus, conseilla Mme Deblois, les projectiles passeront par dessus nous.

— La route est obstruée en avant, barrée.

— Oh ! dit Véga qui s’était élancée à terre, on ne veut pas que nous avancions, c’est clair, nous sommes signalés.

— C’est impossible, mademoiselle, riposta Wilhem, il faudrait beaucoup de monde et beaucoup de force pour lancer de pareilles pierres et des branches de ce calibre…

— C’est bon, je vais partir en exploration.

Ce disant Véga se livrait à l’acte étrange de retirer sa jupe, ses bottines, son corsage, de dénouer un long fuseau de cuir suspendu dans le filet et d’en sortir, avec précaution, son appareil d’aviation.

Sa compagne la regardait agir avec surprise.

— Ne vous inquiétez pas, madame, je vais aller voir ce qui se passe là-haut. Stoppez ici en attendant.

Sans plus d’indications, la jeune fille s’inséra aisément dans « Lady Bird » et montant sur le bord extrême du précipice s’envola.

Mme Deblois n’en pouvait croire ses yeux.

L’oiselle montait, à présent elle se dessinait noire sur la neige éternelle, elle planait lentement, gênée par la lourdeur de l’air, puis elle disparut derrière une cime.

Silencieux, les regards aux nuages, ses trois compagnons la suivaient de toute l’intensité de leur pensée.

Une demi-heure à peine s’écoula et le gros oiseau sombre réapparut, les ailes étendues d’un lent mouvement, il atterrit sans bruit, se replia sur lui-même, secoua les gouttes d’eau glissant sur ses membranes et finalement quitta sa carapace.

— Mon enfant ! dit Mme Deblois, mal remise de son effroi, quel être spécial vous êtes !

— Une hybride… voyez comme il est aisé de suivre mes routes, Wilhem, aidez-moi à replier l’appareil, à le sécher. Léonard, mettez bien vos freins, calez la voiture en arrière solidement, nous allons avoir un bel orage. Il s’accumule sur la mer et le suroua[3] le pousse.

— Le ciel est clair au-dessus de nous, l’averse est passée.

— Oui, seulement, mon ami, si vous étiez marin, vous sauriez qu’un grain de marée se devine à l’avance, moi j’ai vécu dans une île… avant une heure, nous serons en pleine tempête.

— Si on retournait…

— Impossible, objecta Leonard, je ne puis tenter le moindre virage ici ni faire machine en arrière dans cette pente !…

— Alors chargez la voiture avec des pierres, accumulez-en en arrière des roues. Hâtez-vous, le nuage cuivré court vite, il est très bas, il va venir s’écraser contre la Maladetta, en plein sur nous. On entend déjà un roulement sourd, écoutez.

C’était un bruit continu à cause des échos, un autre signe de perturbation atmosphérique se montrait dans la nature : les arbres courbaient leurs branches, les oiseaux ne chantaient ni ne volaient, l’air avait comme une odeur d’algues apportée par une brise chaude.

Les deux hommes travaillaient, Véga remonta dans l’auto, se vêtit convenablement

— Qu’avez-vous vu ? demanda sa compagne.

— Beaucoup. D’abord cette chute de pierres est due à la fonte des neiges, le sol mollit sur les pentes, des lambeaux de terrain sont arrachés par leur propre pesanteur et entraînent des arbres aux racines peu profondes et des roches. Nous sommes dans un mauvais passage, à une mauvaise saison.

— Nous pouvons être submergés par l’eau, la boue, les roches.

— Évidemment. Mais ce talus de pierre dure nous garde un peu ; la projection des débris en chute devra passer par-dessus nous. En tout cas, cette attaque n’est pas due à nos ennemis et j’aime mieux cela.

— Vous n’avez aperçu aucune trace de…

— … Personne. Après ce défilé, la route devient praticable ; malheureusement, je n’ai pu relever aucune trace de roues, le sol est couvert de mousse et d’aiguilles de pins. Ces montagnes sont sauvages, abruptes, nulle part je n’ai vu apparence de château fort. Il y a seulement une ancienne tour du télégraphe, en ruines, au sommet de laquelle je me suis reposée. Le château dont parlait le Barbentan n’est certainement pas ici. Nous sommes peu loin de la mer, votre idée est peut-être plausible, un embarquement…

Elle s’arrêta la voix coupée par le bruit formidable d’un coup de tonnerre, presque aussitôt une avalanche tourbillonna et vint s’aplatir au bord du sentier où elle oscilla avant de se jeter dans le gouffre. La voiture n’éprouva que quelques éclaboussures.

Mme Deblois avait monté les panneaux du bois des fenêtres et le jour terne ne venait plus que de l’avant où les deux valets se tassaient.

— Si nous profitions de l’arrêt pour dîner, dit Véga que rien ne troublait.

— Attendons la fin de cette crise.

— Pourquoi ? Au lieu de regarder le danger, ce qui n’avance à rien, puisque nous ne pouvons le fuir, occupons-nous à quelque chose. Il est quatre heures environ, depuis je ne sais plus quand… nous n’avons rien mangé ! Allons, Wilhem, débouchez du champagne, ce sera une réponse au tonnerre.

Wilhem, un peu pâle, obéit et le bouchon sauta dans un fracas inouï. Véga seule riait. Elle leva d’une main ferme sa coupe :

— À Daniel ! quand on brave de tels obstacles pour marcher au succès, on réussit. À vous aussi, madame ! Ne soyez pas triste, croyez-moi, parce que, voyez-vous, le malheur va où on l’attend. Les semblables s’attirent. Buvez et acceptez cette jolie petite sandwich fourrée de salade russe.

L’incroyable assurance de la jeune fille en imposait à ses compagnons, et, pendant cet orage effroyable où ils ne pouvaient s’entendre, où ils étaient aveuglés par les éclairs, ils vidaient les coupes de champagne et dégustaient les viandes à la gelée, les fruits. Et cela leur donnait du cœur, du courage, malgré les terribles secousses. Un gros quartier de roche vint effleurer l’avant du moteur en même temps une pluie diluvienne s’abattit, coulant en cascade au flan du mont, le long du sentier, balayant les terres, ravinant les passages.

— Voilà qui est complet, mais c’est la fin, dit Véga, en remettant en ordre le couvert. À présent, nous allons travailler, il faut déblayer nos roues.

Une heure après, un peu blessée, lente, par bonds, l’auto montait péniblement le long du col de la Maladetta.

— Je pense que les touristes de la vallée, avec leur installation de bohémiens, ont dû être arrosés, observa Véga. Je pense aussi, Madame, que vous pouvez être souvent reconnue par vos anciennes relations.

— J’en ai bien peu. Songez que dix années de ma vie se sont écoulées dans le plus profond isolement. Quand j’ai repris l’existence mondaine, dans le but de voir mon fils…, je me suis bornée à me faire présenter dans deux ou trois salons. Celui de la femme charmante que j’ai vue aujourd’hui était un des plus sympathiques.

— La baronne de Belley.

— Oui, elle s’est remariée. À l’époque dont je vous parle, elle se nommait la marquise de Circey.

À ce nom Véga bondit.

— Sophia ! Sophia de Circey. Ah ! et je viens de passer près d’elle ! ma Sophia chérie. Madame, je cours après…

Ce disant, elle ouvrait la portière. Angela la retint.

— Mais vous perdez l’esprit, mon enfant. D’abord, la baronne est fort loin à présent, elle m’a annoncé devoir s’embarquer demain à Saint-Sébastien, elle retourne dans l’Inde.

Véga sanglotait, prise de découragement, elle venait de passer à côté du but de sa vie, elle venait de manquer une occasion unique. Elle avait été un moment à moins de vingt mètres de la femme cherchée depuis de longs mois.

— Calmez-vous, Véga, vous si courageuse, reprenait Mme Deblois, vous voilà terrassée. Nous retrouverons votre… amie plus tard. Comment se fait-il que vous la connaissiez ?

— Mais c’est elle qui m’a amenée de l’inconnu… c’est son mari qui m’a jetée en pâture aux Compagnons de la Stella Negra. Lui et elle savent qui je suis ! Madame, il faut arriver à St-Sébastien avant le départ du paquebot.

— Et Daniel ?

— Daniel, oui, Daniel. Oh ! c’est à se tuer pour savoir.


XXVII

Télépathie

Se tuer pour savoir ! mot profond, juste et parfaitement dénué d’utilité. Savoir les choses de la vie quand on est mort, à quoi bon, puisqu’elles ne servent plus à rien.

Mais l’idée exprimée par cette phrase avait frappé Angela. Les morts savent, si nous interrogions les morts ? Pendant son séjour à Vienne, elle s’était trouvée mêlée à des groupes spiritualistes. De ce côté, pourrait-elle allumer son flambeau ? Elle le dit à sa jeune amie et celle-ci riposta :

— Non, madame, je ne crois pas possible de savoir une chose de ce genre par les révélations des esprits… si les esprits s’occupent de nous, ce qui n’est nullement prouvé, ce n’est pas au point de vue temporel. Dans nos expériences à l’île, nous n’avons jamais pu avoir des preuves définitives vraiment concluantes. J’aimerais mieux un essai scientifique.

— Quoi, la somnambule…

— Encore non, la sortie en astral.

— Qu’est-ce que cela ?

— Le dédoublement de « soi ». Pendant que le corps inerte reste où la matière l’oblige à rester, le corps astral, le périsprit ou, si vous comprenez mieux, le corps fluidique — notre double — peut s’extérioriser.

— Ce n’est pas moi qui peux faire cela.

— Ni moi. Il faut un grand entraînement, mais chez nous à la Stella Negra, il y a l’école d’initiation.

— Qu’est-ce qu’on y apprend ?

— À se spiritualiser. Cette école est dérivée de l’école des prophètes qui florissait en Israël, de celle de Pythagore et de Platon. Mais elle est modernisée, nullement occulte, scientifique.

— Vous me parlez hébreu… citez-moi quelques exemples, ils m’aideront à saisir vos énigmes.

— Eh bien, voici un exemple : les rayons ultra-violets qui ne traversent pas une simple feuille de verre, mais passent au travers d’un quartz…

— Parlez-moi un langage populaire… de mon temps, on n’apprenait pas la chimie.

— Alors imaginez une lorgnette qui permet de voir dans l’éther où sont réfléchis tous les événements… Une lorgnette éclairée par les rayons P. X. inconnus, mais vivants et dont l’intensité émane des corps fluidiques épandus dans notre ambiance.

— Vous me racontez les mille et une nuits !

— Peut-être. Les histoires de la Sultane sont toutes réalisables… Je vais essayer, cette nuit, de me mettre en communication télépathique avec Aour-Ruoa. Je lui demanderai s’il peut nous faire voir dans l’astral…

— Où est Daniel.

— Peut-être pas cela, mais il photographierait votre pensée.

— Voyons, vous divaguez

— Non. Je vous ai surprise en voltigeant, je vous étonnerai davantage en plaçant devant vous mon objectif, celui inventé par nos savants, il enregistrera les fluides émanant de votre plœxus solaire, il verra leur direction. Forcément vos fluides sont aimantés vers votre fils, si vous y pensez fortement, ils iront frapper chez lui la note harmonique et vous communiquerez télépathiquement.

— S’il n’est pas prévenu… il ne devinera pas.

— C’est ce que je crains. Une partie des projections vitales de votre fils émanant de vous, sont en échange constant avec vous, en temps ordinaire ces échanges me sont pas sensibles, il faut les rendre tels pour les utiliser.

— Comment !

— Par la direction des ondes volitives.

— Je me perds à essayer de vous suivre.

— Je vais prier mon cher savant de nous envoyer son « double », s’il le peut il le fera pour moi.

La route devenait aisée, on pouvait aller à petite allure prudente, on tournait maintenant sur le versant espagnol et là l’orage n’avait pas porté, le terrain était sec, la machine soudain s’arrêta, elle était fatiguée… il lui fallait une sérieuse visite, Léonard exprima le désir d’un peu de repos qu’il utiliserait. Bientôt il ferait nuit, où coucherait-on ? Il ne fallait pas songer à gagner une ville quelconque.

— Nous dormirons sous les sapins, bien enveloppés de nos plaids, dit Véga, rien n’est bon et sain comme la nuit au grand air, il suffit de se garantir des « coups de lune ». Vous n’avez jamais dormi une nuit à la belle étoile, madame ?

— Jamais, mais cela ne m’effraie en rien.

L’auto se rangea sur le côté du talus haut et rocheux et les quatre voyageurs descendirent.

Les deux femmes se mirent en quête d’un abri.

— Notre maison est immense, remarquait Véga, voyez la belle forêt de sapins, on est dessous délicieusement, il y fait chaud, les aiguilles sèches deviennent un tapis moelleux quand elles sont recouvertes d’une couverture. Nous allons choisir, si vous le voulez bien, chacun notre chambre à coucher.

— Léonard restera dans la voiture pour la garder, objecta Mme Deblois, je ne pense pas qu’ici il y ait beaucoup de passants… ni de bêtes féroces… Nous n’avons rencontré personne depuis la vallée, à part un douanier pacifique.

— Alors, je m’installe, conclut Véga, il faudra repartir au jour ; je suis, je l’avoue, grandement éprise de sommeil, ma dernière nuit ayant été des plus panachées…

Ce disant, elle étendait son plaid sur le sol sec, élastique ; au-dessus d’elle des branches, autour d’elle des troncs vigoureux, parfumés de résine. Sa compagne, gagnée par l’exemple, se prépara à camper ; ce lit, après tout, ne pouvait pas être plus dur que celui du couvent.

Wilhem s’allongeait peu loin, surveillant la forêt d’où, à part le vent, pas un bruit ne venait. Bientôt tous s’endormirent, sauf Véga qui voulait la paix la plus absolue pour son expérience de télépathie.

Alors elle s’étendit sur le dos, les yeux ouverts, le corps détendu, relâché sans aucune contraction et dans une immobilité complète. Ses yeux ne cillaient pas, sa langue ne bougeait pas dans sa bouche. C’était le calme si difficile à imposer à ses nerfs.

Elle découvrit un peu la partie de son corps appelé le plœxus solaire, autrement dit le creux de l’estomac, parce que c’est de là que s’élancent les vibrations fluidiques et c’est là qu’elles s’enregistrent. De ce fait naît l’impression si connue d’avoir « le cœur serré ».

Ces divers actes accomplis, Véga concentra fortement sa pensée, elle la projeta avec violence sur Aour-Ruoa, qu’elle se représenta nettement, elle l’appela à voix basse, de manière à créer des ondes sympathiques autour d’elle, puis elle attendit inerte la réception de son message.

Cela tarda quelques minutes, et un souffle frais passa sur son visage. C’était le fluide télépathique. C’était le retour de la pensée lointaine touchée à distance par les ondes voliques.

Alors elle dit mentalement, avec une telle dépense morale de ferveur qu’une sueur l’inondait :

— Peux-tu apprendre à une mère à qui on a enlevé son fils où il est ?

Une voix mentale — celle qu’on entend dans les rêves — répondit :

— Oui, si je puis approcher la mère assez pour agir sur elle magnétiquement, développer sa voyance.

— À quelle distance, reprit Véga.

— Qu’elle soit sur la côte portugaise de l’Atlantique et moi dans l’île où je suis, l’eau sera entre nous un merveilleux transmetteur.

— Faut-il la prévenir ?

— C’est indifférent. Elle verra dans l’astral et agira en conséquence.

— Comment la devineras-tu à une telle distance ?

— Je penserai à cette mère qui a perdu son fils, il n’y en aura peut-être pas deux, au même jour, au même endroit, donne-moi un point de repère.

— Voici. Ce fils perdu est le dernier descendant du dernier des princes qui occupa le trône de France[4]. Peux-tu voir où est ce prince et ce que sera son avenir ?

— Je le lirai dans l’astral où toutes ces choses sont écrites.

— Fais-le moi lire à moi.

— Je ne le puis, mais je te le transmettrai télépathiquement.

Véga était brisée de ce long effort, elle ne perçut plus que quelques mots vagues et tomba dans un profond sommeil… sans rêves.


XXVIII

Les séquestrateurs

Soudain, elle fut réveillée en sursaut, des coups de revolver claquaient autour d’elle, un bruit de voix furieuses s’entendait. Elle sauta sur ses pieds.

Wilhem et Léonard étaient aux prises avec une bande d’hommes, Madame Angela, pâle et tremblante, vivement éclairée par les phares de l’auto qui illuminaient cette scène, était tenue par deux bandits armés de poignards.

— Où est mon revolver ? se dit Véga. Ah ! je l’ai laissé dans la voiture.

Elle n’avait pas d’arme, elle s’élança tout de même, mais du premier coup fut prise au bras par un solide « apache » et immobilisée ; au même moment, Léonard et Wilhem, réduits à l’impuissance par le nombre des attaquants, étaient couchés à terre, bien ficelés.

Alors une voix dit en français :

— Pas la peine de se faire mal, nous n’aimons que la douceur, mes belles dames. Sans vos damnés larbins, on se serait entendu tout de suite.

— Misérable, hurla Léonard, quand j’ai ouvert les yeux, ils chapardaient tout dans la voiture.

— Naturellement, on visite les bagages… Vous êtes entrés chez nous, on paie le passage de la Longa.

— Les séquestratores ! s’écria Véga.

Si senora, « los sequestratores della Longa. A la disposicion de usted ! » fit ironiquement l’homme qui tenait la jeune fille. Celle-ci se rebiffa :

— Lâche-moi, bandit, je ne me sauverai pas.

Il la lâcha, elle venait d’entrer énergiquement ses petites dents en l’épaule de l’Espagnol.

— Nous allons nous entendre, reprit le Français. Je pense que la vieille dame est le chef de la bande. C’est donc à elle que je m’adresse : Il nous faut de l’or.

— Vous avez pris tout ce que contenait la voiture, répondit Madame Deblois, montrant un petit tas où se voyaient l’argenterie, les vêtements, les armes.

— Parbleu ! ne croyez pas, bonne vieille, que ce soit suffisant, l’auto ne marque guère une telle pauvreté, vous avez des millions et vous allez tout simplement nous verser quelques cent mille… Voyons, vous êtes quatre : cent mille pour votre vieille peau, deux cent mille pour la jeune demoiselle, et pour ces valets cent mille, soit quatre cent mille, c’est pour rien.

— Nous sommes loin de les avoir.

— Je m’en doute. On ne traverse pas la Sierra avec un tel magot, mais vous allez le faire venir. Notre banquier Lunès, de Saint-Sébastien, recevra la rançon…

— Nous ne donnerons pas une telle quantité d’or, affirma Véga plus apte à discuter que sa pauvre amie qui semblait défaillir, nous ne l’avons pas.

— Alors, ma belle, nous vous garderons, beaucoup d’entre nous n’ont point d’épouses…

Véga haussa les épaules :

— Nous donnerons cent mille francs et nous allons partir à l’instant.

Les bandits se mirent à rire.

— Partir à l’instant ! Vous allez bien, la mignonne, nous souhaitons jouir de votre société et vous allez venir avec nous. Oh ! on vous choiera jusqu’à ce que votre maman nous ait envoyé l’or. Aussitôt, nous vous rendons à son amour…

Angela étendit la main, entrant dans le rôle.

— Je ne quitterai pas ma fille.

— Si, maman, dit Véga, très douce, je comprends parfaitement ce qui nous arrive, nous sommes la proie des séquestrateurs, résignons-nous. Vous savez qu’il faut à tout prix que l’une de nous au moins soit libre. Laissez-moi, je ne crains rien et allez en hâte vers notre but.

— Là, c’est parlé, reprit le Français. Notre poulette sera respectée, bien soignée, vous partirez avec vos domestiques, votre machine roulante et dans huit jours, l’argent touché, on vous reportera intacte votre demoiselle, à la banque Lunès, à St-Sébastien.

— Acceptez, maman, dit Véga, l’argent je m’en charge. Ces voleurs l’auront. Je le demanderai à la Stella Negra.

— Ceci me regarde, mon enfant, c’est moi qui paierai.

— Pourvu que nous ayons la somme, gouailla le chef, suffit, faute de quelque manque au paquet, ou de quelque retard à l’exécution du paiement, nous vous enverrons, en petite boîte scellée et cachetée, les deux oreilles de la jolie fille.

Angela eut un cri d’angoisse, mais Véga sourit.

— Mes oreilles ! allons donc, nul n’y tient plus que moi.

Elle s’approcha de son amie, la prit calmement par le cou et tout bas en l’embrassant :

— Avant vingt-quatre heures, je serai envolée. Attendez-moi à Saint-Sébastien, mais pour l’amour de Daniel, allez-y vite, empêchez Sophia de partir, suppliez-là de m’attendre.

— De quoi, fit l’homme brutal en prenant rudement Véga par le bras, filez la vieille, tout de suite ou on vous fait votre affaire à tous les quatre, et motus ou…

Il acheva d’un geste, en passant sa main sur le cou de Véga, son odieuse menace.

Angela sanglotait, les voleurs la poussèrent dans sa voiture qu’ils visitèrent une dernière fois, aidés de Véga elle-même qui prit dans le filet un long rouleau de cuir qu’elle cacha sous son manteau.

Sans attendre davantage, les bandits entraînant Véga, s’éparpillèrent dans la forêt où il faisait nuit opaque en dehors de la projection des phares de l’automobile.

Un des hommes avait passé son bras sous celui de la jeune fille et la guidait avec une sûreté absolue. Nul ne parlait.

Après une assez longue course, les arbres cessèrent tout à coup et on se trouva au pied d’une montagne pelée, au flanc de laquelle serpentait un lacet étroit surmontant un précipice.

Il montait d’en bas un bruit de cascade.

— Faut-il lui bander les yeux ? demanda l’homme qui tenait Véga.

— Non, elle risquerait de tomber, le chemin est difficile à voir par une pareille nuit et trop étroit pour marcher de front. Mets-la entre deux de nous à la file.

Il n’y avait aucune lueur de lune, des nuages couraient là-haut, l’orage de la journée revenait rasant les cimes. La trompe de l’auto, distante déjà, jouait comme un signal.

— C’est bon, ils partent, songea Véga. Moi, je saurai bien me tirer d’affaire : un jeu. Ah ! si seulement je pouvais retrouver Sophia.

Les pierres roulaient sous les pas des ascensionnistes, quand l’une tombait au gouffre sa lente chute indiquait une profondeur immense.

Un peu de lune se coula entre deux cumulus.

Le paysage était effrayant : une montagne nue, coupée à pic, sur un ravin hérissé de roches et devant soi le sentier barré par un amas de pierres hautes de plusieurs mètres. Le premier de la bande s’arrêta contre, il fit jouer un ressort, la pierre s’entr’ouvrit en une fissure juste assez large pour laisser passer un homme de côté.

Tous entrèrent par là, suivirent un moment l’espèce de couloir étroit, puis le sentier se dessina de nouveau.

L’homme d’arrière-garde referma la porte secrète.

À présent on entrait dans une caverne haute et large éclairée d’une lanterne de fer suspendue à la voûte.

La pièce était remplie de choses hétérogènes : des sacs suspendus aux parois, gonflés, indiquaient de grosses provisions, des armes s’alignaient en quantités, des tas d’objets d’argent rangés en ordre montraient que les voleurs n’étaient pas au début de leur carrière.

Les porteurs de butin vinrent jeter leur prise au milieu de la pièce, plus tard évidemment en procéderait au triage.

Le souci de tous à présent paraissait être de se reposer. Ils avaient laissé la porte ouverte, le chef dit :

— La senora voit notre confiance, nous ne l’enfermons pas.

— Parbleu, fit Véga d’un air naïf, à moins que je ne m’envole, je ne vois pas comment je retrouverais ma route et franchirais l’entrée de pierre.

— Très juste, la belle. L’entrée de pierre, comme vous dites, ne s’ouvre que pour nous et vous seriez bien mille ans devant sans trouver le « mot » qui fait jouer le ressort, gouailla le bandit. À présent, il faut manger et puis après dormir. Vous, allez partager la salade.

— Volontiers, acquiesça la jeune fille qui ne voulait pas perdre ses forces.

Et en brave créature qu’elle était, habituée peut-être par un lointain atavisme à l’acclimatation de toutes les misères, elle s’assit sur le banc de bois devant une table de sapin à peine équarri, et piqua de la pointe de son couteau les olives, les harengades, les piments et les oignons, le tout assaisonné d’huile. Avec cela, elle mordait dans l’énorme tranche de pain que lui avait coupée le chef.

Les séquestratores la regardaient avec des sourires où la sympathie se montrait admirative.

Bueno, nina, s’écria l’Espagnol qu’elle avait mordu, « Caramba volete il mio corazon… » (je vous offre mon cœur).

— « Nada » (rien), riposta la jeune fille en buvant sans dégoût le verre d’excellent Rancio que lui offrait le chef.

— Maintenant, expliqua-t-elle, je vous prie de me laisser reposer, je suis horriblement lasse.

— Pépette a dressé un hamac, dit le chef.

Véga alla paisiblement vers le coin sombre où pendait à deux crochets de fer le long filet, elle y grimpa lestement sans jamais lâcher son précieux fuseau de cuir.

— Brave fille, fit l’Espagnol, il ferait bon la garder parmi nous.

— La paix ! gronda le chef, et à la niche, il y a du travail pour demain.

Moins d’une heure après, les brigands et leur prise dormaient avec une absolue tranquillité.


XXIX

L’amour souffle où il veut

Véga, habituée à vivre au milieu d’hommes, était fort à l’aise, le manque de confortable la gênait à peine, elle s’assimilait avec une incroyable facilité à toutes les ambiances. Au matin, elle avait quitté son hamac, était passée sur le sentier, où, à l’aide d’un filet d’eau que déversait une source à travers le rocher, elle avait procédé à une sommaire toilette.

Puis, elle avait roulé son étui de cuir dans son manteau et avait dissimulé le tout sous les couvertures de son hamac.

Ensuite, gaiement, elle avait déjeuné avec les brigands ; elle tenait à leur inspirer confiance, à rester seule à la caverne ne fût-ce que cinq minutes, mais de toute la journée, cette bonne aubaine ne se présenta pas.

Les hommes travaillèrent à trier leur butin, à dénaturer les objets d’argent, d’or, les bijoux.

Ils lui parlaient avec gaieté, Pepete lui apporta des framboises cueillies au flanc du mont. Il la servit dans une assiette d’argent, lui offrit un couvert d’argent, un gobelet de vermeil, tout cela de premier choix, marqué de couronnes et d’initiales variées.

Le soir, un des « observatores » vint à la porte de pierre, il appela d’un coup de corne et se fit ouvrir ; ensuite, il eut un conciliabule avec le chef de la bande et pendant le souper celui-ci annonça.

— Il passera demain soir deux mulets chargés d’objets de contrebande, filigrane de Mahon, croit-on, vases d’or dérobés à « l’iglesia » de San Geronimo. Nous irons les attendre.

En entendant ces mots, une idée germa dans l’esprit de Véga.

— Chef, dit-elle au brigand, voulez-vous me dire une chose qui m’intéresse grandement.

— Bien sûr que je veux. Senorita graciosa, on ne peut trouver une plus aimable compagne que vous. Parlez.

— La nuit qui a précédé celle où nous avons passé si fatalement à votre porte, n’avez-vous pas vu venir une autre automobile par le col de la Maladetta ?

— Si, affirma Pepete, une autre auto… a traversé la Longa.

— Et vous ne l’avez pas arrêtée ?

— Par Jésus-Christo, non, et je m’en ronge les poings. Elle a filé comme une trombe, en pleine vitesse, il fallait que le diable en fut le conducteur, car au train dont elle marchait, il y avait mille chances de se rompre le cou.

— Et savez-vous quelle route elle suivait ?

— Elle a suivi la route qui mène à la mer, nous avons vu ses phares jusque dans la vallée.

— Merci. Vous avez vu ce qu’il y avait dans la voiture ?

— Non, les carreaux de bois étaient montés, un seul homme conduisait devant. Ah ! il devait y en avoir du butin là dedans.

— Il n’y avait qu’un prisonnier.

— Alors, rien à regretter, conclut le chef.

— Hélas ! soupira Véga, j’aurais pu le trouver ici !

Vingt-quatre heures s’écoulèrent sans que la jeune fille restât seule et libre ne fut-ce que les cinq minutes après lesquelles elle aspirait.

Le passage est peu fréquenté, les bandits chômaient.

Le lendemain soir, ils partirent, mais quatre restèrent à la caverne. Ce ne fut que le huitième jour de cet affreux séjour qu’un incident se produisit.

Le chef, soucieux depuis le matin, s’approcha de Véga, qui, bonne fille, ayant trouvé dans le butin un nécessaire de travail, en or et maroquin, bien pourvu de tout ce qu’il faut pour coudre, reprisait l’habit de Pepete.

Le chef donc tira son escabeau vers la jeune fille.

Senorita, dit-il, je vais descendre jusqu’à Saint-Sébastien, j’irai voir mon banquier… c’est le jour où il doit toucher votre rançon. Si elle est versée, dès mon retour vous serez libre, si elle ne l’est pas…

— … vous me couperez les oreilles.

Il réfléchit encore plus grave et d’une voix enrouée d’émotion.

— Non, senorita, je désire au contraire que votre rançon ne soit pas payée.

Véga leva ses yeux lumineux sur l’étrange personnage et devina nettement ce qu’il allait dire, elle sourit :

— Parce que vous voulez que je reste avec vous.

— Juste, senorita, je voudrais vous garder avec nous, mais non comme prisonnière, comme…

— … votre femme. Belle idée, on se connaît depuis huit jours et sous quels auspices !

— Moi je vous aime, senorita, vous n’avez pas l’air triste d’être avec nous, c’est donc que vous ne vous y déplaisez pas. Alors, d’être la femme du chef, c’est une belle position.

— Je vous crois, « amigo, yo creo », votre offre est très drôle, je vais y réfléchir et je vous répondrai à votre retour.

Il la regardait, ses yeux noirs flambaient de joie, il eut un geste de gentilhomme, point rare chez les Espagnols du peuple, il prit la petite main où brillait le dé d’or et la baisa chaudement.

— Alors, dit Véga, je vais vous demander une faveur.

Senorita, donnez vos ordres.

— Ils sont bien simples. Depuis que je suis ici, je n’ai pas été un instant seule. Je voudrais procéder, hors de la vue de vos camarades, à une toilette que je souffre de voir si négligée.

Bueno, ce soir la troupe doit aller en embuscade jusque sur le versant français, vous serez maîtresse au logis.

— Vous ne craignez pas que je me sauve, fit-elle moqueuse.

— Non, le sentier aboutit à la porte de pierre et à cette caverne sans issue. En haut, la muraille est à pic à une hauteur prodigieuse, en bas le torrent roule au fond du gouffre, et puis… senorita, j’ai…

— Confiance. C’est cela, amigo, vous avez raison d’avoir confiance, je suis bien enfermée en cette cage d’où je ne pourrais que m’envoler.

Elle rit et se mit à coudre activement.

Les doigts agiles couraient dans l’étoffe mûre, sa pensée plus agile courait vers ceux qu’elle aimait. Depuis huit jours, elle était prisonnière, depuis dix jours Daniel était prisonnier… mais elle avait des ailes ! tandis que lui !…

Que faisait madame Angela ? avait-elle pu retenir Sophia ? Comme elle avait hâte de savoir !

Sa journée cependant s’écoula vite. Pepete, qui était cuisinier et pâtissier, composa des Torones de Jicon, et tous mangèrent la délicieuse pâtisserie, après les rôtis des cuisses d’izards, le tout arrosé de Jérez et d’Alicanthe. Le chef semblait vouloir, avant de partir pour la vallée, régaler tout le monde.

La nuit tardive de juin ne tombe guère qu’après neuf heures, la lune se leva dans un ciel lumineux d’étoiles.

Véga regarda cet aspect avec souci, pas le moindre petit nuage où elle pourrait se cacher. Il lui faudrait monter très haut et très vite pour éviter que le « gros oiseau » ne fut — non reconnu certes — mais remarqué, et alors quelle aventure, on tirerait sur elle sans doute. Mais elle n’avait plus le choix des moyens. Rester dans la caverne des sequestratores pour y épouser le chef lui paraissait grotesque, fuir autrement que par les airs était absolument impossible.

En conséquence, quand le dernier des bandits eût passé par la porte de pierre et que le dernier regard brûlant de « son amoureux » eût glissé sur elle, Véga secoua ses épaules avec un mouvement de joie libre et elle revint en sautant à la caverne.

— Pas de temps à perdre, se dit-elle, et lestement elle laissa glisser sa jupe, enleva son corsage, ses bottines, et retirant de la cachette l’étui de cuir fauve elle en délia les courroies. Elle souriait, ses mains caressaient avec amour l’armature soyeuse, elle la détirait, l’allongeait.

Avant de la revêtir, elle eut une dernière précaution destinée à donner le change, elle déposa sur le talus en haut du gouffre ses vêtements, de manière à laisser croire à une chute au torrent, puis elle revêtit le maillot noir qui la moulait et s’inséra dans sa carapace d’oiselle :

Sursum corda, dit-elle au sens réel du mot.


XXX

À travers les airs

La plus élémentaire prudence voulait que l’oiselle se hâta de plonger au plus profond de l’azur, si les brigands n’étaient pas massés sous les sapins, mais en plaine ils apercevraient le gros oiseau, rayant de son ombre les rayons de lune.

Elle monta aisément, l’aimantation céleste l’aidait, elle regardait avec une confiance absolue la belle Lyre tout en haut à droite de la voie lactée, et entre ses branches lumineuses, Véga, la belle primaire de cette radieuse constellation, Véga sa patronne, Véga dont le magnétisme — du moins le croyait-elle — la pénétrait.

Elle chantait… une ballade italienne, en se baignant voluptueusement dans l’air pur, raréfié, léger, tout neuf à cette prodigieuse distance des humains. Aucun oiseau nocturne ne la croisait. Elle songea au rêve fantastique d’Aour-Ruoa : quitter la sphère d’attraction terrestre, s’orienter dans un autre cercle… Rêve fou mais d’infinie grandeur.

Aucune sensation n’est plus exquise que celle procurée par l’action de voltiger. On pensera sans doute qu’il est malaisé de l’apprécier, ce genre de sport n’étant pas encore vulgarisé, mais beaucoup de personnes l’ont éprouvé en rêve ; assez pour comprendre que lorsque la réalité l’a triplée d’acuité, c’est une chose exquise.

L’oiselle planait, les grosses étoiles nageant autour d’elle, la lune toute ronde nuancée de ses bizarres cratères, avaient l’air de l’appeler, elle oubliait la terre, subissant l’effet immanquable du milieu.

Son chant dans l’harmonie des mondes était au diapason, elle percevait des notes jamais entendues par des oreilles humaines, et des vibrations jamais éprouvées sous le poids massif de l’air terrestre.

Elle n’éprouvait aucun vertige, « ce mal des montagnes » qui provient de la raréfaction de l’air cesse de se faire sentir hors de la première zone, l’acclimatation a lieu, la nature terrienne évolue vers le spiritualisme, elle pénètre le domaine infranchi des corps matériels, ses sens rudimentaires progressent, parce qu’ils ne sont plus étouffés d’émanations lourdes, l’âme cesse d’être murée, les yeux se dessillent, l’ouïe s’ouvre, l’odorat envoie au cerveau des impressions rares, le goût se régale d’une atmosphère dénuée de poussière et le tact se manifeste en frôlements divins amenés par les souffles éthérés.

Ce qu’éprouvait l’oiselle, nous le connaîtrons tous avant longtemps, les idées et les progrès nous y conduisant.

Malgré sa joie, elle dut descendre, si faibles que soient les mouvements auxquels elle devait se livrer pour demeurer en suspension, elle finit, étant terrienne, par éprouver un peu de lassitude.

Elle se posa sur une cime.

Où était-elle ?

À perte de vue, elle n’embrassait que des monts, on aurait dit que cette barrière des Pyrénées envahissait la France et l’Espagne, vraiment elle était donc au milieu.

La neige la glaçait, elle descendit encore, échoua sur une autre crête bien plus basse, couronnée d’herbes au milieu de laquelle des vaches étaient couchées.

Quelle heure pouvait-il être ? une bande rose à l’orient l’avertit que le jour allait poindre, il devait être alors trois heures du matin.

Elle s’étendit sur le sol, depuis longtemps elle n’avait pas revêtu « lady-bird », elle manquait d’entraînement, elle s’endormit.

L’air était vif, la fraîcheur du lever du soleil avait peu de prise à travers la carapace dont elle demeurait enveloppée ; quand elle s’éveilla les rayons radieux pénétraient déjà le fond des vallées.

Elle s’ébroua sous ses plumes, elle regarda le plateau environnant et se dit :

J’ai très faim, voici de bonnes vaches qu’un pâtre trait, si je pouvais déjeuner d’un peu de lait ; seulement, je n’ai pas un centime sur moi, mes frères de la gent emplumée ne possèdent jamais une bourse… ils vivent de ce qu’ils volent… en volant. Je ferai donc comme eux.

Elle s’approcha du berger solitaire.

Celui-ci regardait venir à lui ce fantastique oiseau qui paraissait marcher sur sa queue les ailes pendantes, ses yeux exprimaient une immense épouvante, il y céda soudain, se leva d’un bond et s’enfuit à toutes jambes, suivi de son chien également inquiet.

— Bravo, se dit Véga, voilà ce qui pouvait m’arriver de plus heureux : je vais boire paisiblement à même la jatte de lait :

« Aux petits des oiseaux. Dieu donne la pâture…

Tous les actes de la jeune fille étaient vivement résolus et accomplis avec une sérénité gaie. Elle possédait le don — de nature sans doute — d’une parfaite assimilation instantanée.

Elle s’assit à terre, pencha jusqu’à ses lèvres le bord du vase, haut et large, empli du liquide crémeux et but à longs traits.

— Voilà qui est exquis pour un déjeuner, se dit-elle, quand elle fut rassasiée, il me manque le croissant doré et la serviette, mais la table est quand même abondamment servie. Le berger me regarde avec stupeur. S’il a ouï parler quelquefois des vampires, il doit y penser.

Après une dernière et délicieuse lampée, l’oiselle s’envola.

Le pâtre, tombé tout de son long sur l’herbe, l’esprit bouleversé, ne savait s’il avait vu un ange ou un diable, car les premiers ont des ailes pour monter vers le ciel, et les autres des griffes pour creuser les gouffres où ils descendent.

L’oiselle nageait dans les rayons de soleil, c’était toujours la chaîne sans fin des monts aux têtes blanches. Dans les vallées, de rares villages s’étalaient, elle essayait de pointer vers l’ouest, mais une brise tenace, venant de la mer, la jetait dans le sens longitudinal des Pyrénées. Elle montait, descendait, cherchant un courant et elle ne pouvait y parvenir. Épuisée, elle dut encore atterrir, le soleil au zénith disait midi.

Elle s’abattit sur un chêne, dans une région où les sapins se mariaient aux chênes verts, elle se cala sous les feuilles pour dénouer sa carapace qu’elle craignait d’abîmer, la plia avec soin et s’aidant des mains, descendit le long du tronc.

Elle devait être d’une extrême prudence, éviter les villages, les regards et les explications. Mais il n’y avait personne à cette altitude, elle put s’étendre sur la mousse et se rafraîchir de quelques fraises sauvages. Malgré son énergie vaillante, elle était épuisée.

Sa situation n’était pas aisée, elle le sentait. Sans guide, sans boussole, sans autre point de repère que la direction du soleil, qu’elle savait devoir suivre vers le couchant pour gagner la côte où se plaçait Saint-Sébastien.

Elle n’avait pas d’argent, elle n’en pouvait avoir, le moindre poids en sus de celui calculé aurait un résultat désastreux pour son envol. Elle n’avait pas non plus de costume ; or, se présenter drapée dans ses ailes causerait un effet extraordinaire…

Son plan était de gagner l’hôtel d’Espagne, où son amie devait être descendue, où elle devait l’attendre, et d’y entrer par la fenêtre.

La séparation rapide des deux femmes n’avait permis qu’un trop court dialogue et Véga regrettait vivement de n’avoir pas dit à madame Angela de mettre un signal à sa croisée.

Sans doute, elle le comprendrait d’elle-même, cependant… une autre que Véga se fut découragée, mais la brave créature ignorait toutes les craintes et possédait toutes les endurances.

Elle avait très faim, elle se consola en buvant au ruisselet qui découlait des neiges, en cherchant les rares fraises mûries à ces hauteurs.

— Comme la nature est peu bienveillante pour nous, humains, se disait-elle, elle favorise les animaux qu’elle habille et nourrit, et nous — son chef-d’œuvre — elle nous laisse pour tout bien l’intelligence, la pensée aussi, c’est-à-dire, devant l’impossible, le moyen de mieux apprécier la souffrance.


XXXI

L’oiseau cambrioleur

L’abattement de Véga se fondit dans le sommeil. Quand elle s’éveilla, elle était plus forte, bien que sa faim fût intense.

Le soleil déclinait, elle pensa qu’elle devait s’élancer à sa suite… elle partit.

Une zone de vent très favorable la jetait vers l’Ouest, elle n’avait aucune lutte à soutenir, mais à se laisser porter presque sans mouvements. Malheureusement, le courant restait très bas, il rasait les cimes. Elle paraissait nettement projetée en noir, sur le ciel rouge.

D’un village, on aperçut cet animal apocalyptique qu’elle représentait ; on cria, on s’assembla, les uns jetèrent des pierres dans sa direction, bien inutilement, mais des hommes apportèrent des fusils, Véga entendit des plombs siffler autour d’elle.

Brusquement, elle dut faire un bond hors de portée, une trouée dans sa carapace la précipiterait fatalement.

Plus haut, elle perdait le courant atmosphérique menant au but.

Elle tournoya, et comme un nuage assez bas planait, elle s’y cacha.

La nuit venait. Au-dessus d’un clocher, elle entendit tinter la cloche de l’Angelus, où donc était-elle ?

Elle quitta le nuage protecteur, le village restait au loin, de nouveau elle voguait au-dessus du désert des pics.

Bientôt, au milieu d’un plateau étroit, elle aperçut un château féodal. Elle tressaillit :

— Ah ! la prison de Daniel peut-être ?

C’était une masse sombre hérissée de tours, d’une fenêtre venait un jet lumineux. Donc, le château recelait des hôtes.

Elle se laissa tomber sur un créneau. Le crépuscule se noyait dans l’ombre, un silence absolu régnait.

Elle sauta sur la plate-forme d’une tour.

Une porte s’ouvrait sur un escalier sombre qui devait conduire aux étages inférieurs.

Véga, ses ailes serrées autour du corps, avançait sans bruit, au milieu de la solitude. Sûrement, il y avait peu de monde dans la maison, puisqu’elle ne percevait pas un bruit de voix.

Cependant, il était fort imprudent d’avancer ainsi.

Il fallait attendre que les habitants soient couchés pour visiter l’intérieur. Elle revint à la terrasse.

Une cloche au-dessus d’elle sonna dix coups.

Presqu’au même moment, le jet de lumière de l’étage inférieur s’éteignit, une porte battit dans le couloir proche de la tour.

— Bon, se dit Véga, c’est le signal du couvre-feu, mon heure à moi va sonner.

Elle s’enleva de nouveau, passa par dessus le toit, afin de plonger ses regards dans la cour intérieure.

Celle-ci était silencieuse, déserte. L’oiselle revint à la plate-forme, elle souffrait d’une faim terrible. À part un peu de lait et quelques fraises, depuis quarante-huit heures, elle n’avait rien mangé de solide.

Cet état la rendit audacieuse. Elle eut le courage d’entendre sonner onze heures, puis elle se glissa dans l’escalier.

Il était recouvert d’un tapis, une rampe d’un côté, le mur de l’autre, aidaient la jeune fille à se diriger dans l’ombre. Un large palier faillit la désorienter ; heureusement, par une fenêtre haute, un peu de clarté d’étoiles luisait.

— Ah ! pensait Véga, si seulement j’avais les lunettes d’Aour-Ruoa, mais elles sont à Val-Salut.

Elle reprit sa descente, ce qu’elle voulait, c’était manger.

Après deux étages, elle arriva dans une galerie vitrée et, par suite, relativement claire. Sur cette galerie donnaient plusieurs portes…

Avec d’infinies précautions, l’intruse les ouvrit les unes après les autres et visita ainsi plusieurs salons.

Enfin, la dernière porte soulevée, elle se vit dans la salle à manger.

Un ordre parfait y régnait autant que l’obscurité permettait d’en juger.

Véga commença par aller ouvrir la fenêtre qui était pour elle l’échappatoire ; ensuite, elle ferma, avec soin, toutes les portes et alla droit au buffet.

Sur les étagères, il y avait des compotiers de cerises, de fraises, de gâteaux.

— Bon, se dit l’affamée, mais je voudrais bien du pain.

— Elle ouvrit un vantail, ses mains fouilleuses rencontrèrent une corbeille à pain où restaient des morceaux coupés, elle prit la corbeille et continua ses recherches.

Bientôt ses doigts se posèrent sur une chose grasse et froide qu’ils saisirent avec ardeur. C’était une magnifique tranche de pâté froid.

— Sauvée ! se dit la voleuse, à boire à présent.

Il ne lui fut pas malaisé de prendre une bouteille et un verre, elle entassa le tout dans la corbeille à pain et s’en alla s’asseoir devant la fenêtre, sa ressource de fuite en cas d’alerte.

Mais elle n’éprouva aucune alerte, elle put se restaurer longuement, tranquillement, si bien que minuit sonna avant qu’elle fût rassasiée.

Au pâté succédèrent les gâteaux, puis les cerises et elle revint chercher encore dans le buffet. Tout était exquis.

Une fois réconfortée, gaie et solide, l’oiselle se remit en marche d’exploration. Au rez-de-chaussée, il n’y avait que des salons, billard, bibliothèque, cuisine.

Évidemment, l’intérêt était à cette heure dans les chambres à coucher.

Véga remonta à pas de chatte, juste la lune se levait et sa lueur éclairait, par de nombreux vitraux.

La disposition de l’étage supérieur était la même qu’au rez-de-chaussée : une vérandah sur laquelle donnaient toutes les pièces.

Très crâne, très prudente, bien d’aplomb depuis son repas, l’audacieuse créature ouvrait les portes à tour de rang.

Toutes étaient vides, sauf celle du bout formant aile en retour.

Là, Véga aperçut un lit occupé par quelqu’un, une femme évidemment, puisque des jupes s’amoncelaient sur un siège voisin.

Elle referma avec encore plus de prudence et passa.

Une petite chambre proche était aussi occupée par une autre femme, une servante sans doute, car la pièce paraissait moins luxueuse, un ronflement sonore venait du lit.

Plus loin, Véga jugea prudent d’ouvrir une fenêtre de la galerie.

C’était pour elle le chemin du salut. Elle continua son exploration.

Maintenant, elle entrait dans un bureau paraissant très confortable, une grande table massive recevait en plein un rayon lunaire. Des lettres traînaient sur un buvard.

À tout hasard, la curieuse les saisit et les glissa dans son maillot.

Au moins, pensa-t-elle, je saurai où je suis par les adresses.

Une simple portière relevée séparait ce cabinet d’une autre pièce, Véga la souleva.

Seulement elle recula effarée.

Accoudé sur un oreiller, un homme lisait.

Ce n’était pas Daniel. Ce n’était aucun personnage connu d’elle.

Cette chambre était la dernière de l’étage, la configuration du bâtiment permettait de voir que l’étage supérieur ne devait offrir que des mansardes.

L’homme avait levé les yeux, mais plus rapide que lui, la jeune fille avait gagné la fenêtre, sauté sur l’appui, et pointant droit en l’air, elle s’était posée sur le toit, hors la vue par conséquent.

Le châtelain maintenant venait dans le cabinet de travail.

L’oiselle apercevait la promenade de la lumière qu’il tenait ; il dut deviner une intrusion étrangère, remarquer la plupart des croisées ouvertes, les pas tracés peut-être en poussière sur le tapis, le désordre de la salle à manger.

Quoi qu’il en soit, elle perçut le bruit de sonnettes agitées à l’intérieur, d’appels. Successivement, les vérandahs éclairées envoyèrent des reflets sur les arbres et la ronde des habitants finit par les jardins.

L’oiselle, bien allongée dans une gouttière sèche, invisible d’en bas, contemplait souriante l’expédition nocturne qui, armée de lanternes et de fusils, parcourait le parc et les communs.

Il y avait deux hommes et trois femmes, tout ce que contenait le château probablement, aucun habitant n’ayant voulu rester seul au logis après l’alerte.

Daniel n’était pas parmi eux.

Véga eut une idée malicieuse. Elle était près de la cloche des heures, elle saisit le battant et se mit à carillonner…

Toute la troupe leva les yeux, les bras, les exclamations se croisèrent. Évidemment, c’était surnaturel !

Pendant que les hôtes rentraient, dans le but sans doute de venir explorer les hauteurs, l’oiselle s’envola.


XXXII

Celui qu’on attend

La route d’azur et d’or était absolument délicieuse ; ses forces revenues, sa gaieté retrouvée, la jeune fille s’en allait à tire d’ailes vers le couchant.

Il devenait vraiment inexplicable qu’elle ne pût sortir des monts, c’était à croire qu’elle tournait en cercle.

À la naissance du jour, elle n’apercevait pas encore la mer.

De plus, le temps se gâtait, des nuages couraient très vite autour d’elle, les plus bas se résolvaient en pluie, lui cachant la vue de la terre.

— Allons, il va falloir traverser ces brumes, se dit Véga, et s’abriter dans quelque creux de rochers, je m’alourdis terriblement.

Elle se laissa tomber, les ailes formant parachute, et toucha terre au bord d’un lac.

Près de ce lac, une maison basse avec dessus le mot « Hospice » lui offrait un refuge.

L’endroit était désert, elle entra dans l’unique pièce de l’asile offert aux voyageurs. Elle contenait de la paille et une armoire en chêne fermée par un verrou. Sur cette armoire, une pancarte où se lisaient ces mots écrits en français et en espagnol :

— Voyageur, repose-toi, mange, bois et paie ce que tu consommeras au tarif ci-dessous. Tu es seul, sois juste.

— Bon, se dit l’arrivante, payer je ne puis pas ; manger, je le puis d’autant mieux que l’air des hauteurs est un terrible apéritif.

Ce pensant, Véga ouvrit l’armoire. Elle n’offrait pas un si bon menu que le buffet du château : il y avait tout juste une boîte de fer contenant des biscuits de mer, une autre boîte de fer contenant des harengades salées.

Les prix indiqués étaient : un biscuit et une harengade pour un réal (25 centimes).

Avant de se reposer, l’oiselle dépouilla ses plumes, les lissa, les étendit.

L’averse crevait torrentielle, le sentier devenait cascade, il était vraiment temps de s’abriter, elle repoussa la porte du refuge, un peu de jour venait d’une petite fenêtre aux vitres sales.

Cet intérieur était horrible. La jeune fille n’y pensait guère, toute réjouie de l’abri trouvé à point. Elle posa sur le seuil un verre afin de recueillir l’eau de pluie nécessaire à son breuvage et elle mangea lentement le frugal repas.

Un souffle court et haletant, une intrusion violente dans sa cachette la surprit soudain. Mais elle sourit à l’arrivant. C’était un bon gros chien de contrebandier ; il avait, attaché sur le ventre, une sacoche plate, il venait tendre son museau vers les provisions. Véga le servit.

— Les bêtes comme nous, petit frère à quatre pattes, lui dit-elle avec une caresse, ne peuvent payer… seulement, en vertu de notre droit à la vie, prenons.

Il grogna de joie, tout ruisselant, et s’étendit sur la paille.

La jeune fille l’imita et dans ce mouvement entendit le froissement de papiers :

— Oh ! les lettres que j’oubliais, voilà qui va m’éclairer.

Elle essaya de lire au jour terne noyé de pluie :

Al Senor don Antonio Talavera
Castel San Geronimo
Provincia de Guipuscoa
Espana

L’enveloppe portait le timbre de Biarritz. La lettre était écrite en français. Sans aucun scrupule, Véga lut :

« Caro Amigo,

Puisque vous croyez possible cette restauration et son heure proche, je repars vers celui qui doit revenir. Son droit est incontestable, son authenticité aisée à prouver, reste à le décider… Il ne tient pas au trône… mais si je parviens à lui prouver que de lui dépend le bien de la France, l’idée du devoir le décidera.

C’est une âme d’élite, un cœur d’or.

Ainsi que vous me le conseillez, j’amènerai le prince chez vous, où il demeurera en sûreté de ce côté-ci de la frontière jusqu’au moment choisi par la divine Providence. À chaque escale, je vous donnerai de nos nouvelles.

Roger et moi vous envoyons notre meilleure pensée.

Sophia ».

Une exclamation jaillit des lèvres de Véga à la lecture de la dernière ligne : Sophia, Roger !

C’étaient ses amis, ceux qu’elle cherchait : et ils s’occupaient de Daniel, eux aussi, et ils parlaient de la restauration du trône.

Ah ! mais alors Mme Angela ignorait donc ?

Elle relut dix fois les lignes passionnantes.

Elle ne les comprenait cependant pas absolument… on avait offert à Daniel le rôle de « prétendant ». Daniel savait alors ? Pourquoi avait-il joué vis-à-vis d’elle la comédie de l’ignorance ?

Une autre lettre restait à ouvrir. Véga lut avidement :

« Mon cher cousin,

L’histoire que vous me contez me paraît un roman… Je crois, je l’avoue, à l’imposture d’un intrigant. Mon fils vivrait ! et depuis vingt ans se tairait ! il aurait eu le triste courage de me laisser le pleurer inlassablement. Non, Antonio, on vous leurre, et pourtant, puisque votre amie affirme, allons jusqu’au bout et laissons-le reparaître, il sera toujours temps de le confondre ou de lui ouvrir les bras, s’il est bien le fils du dernier souverain de France.

Votre parente bien affectionnée,

Mélanie ».

Véga ne pouvait détacher ses yeux de cette lettre extraordinaire.

— Est-ce que ces lignes ont été tracées par Mme Angela ? se disait-elle, est-ce qu’elles corroborent l’autre missive ?

— En tous cas, cet Antonio que j’ai terrifié n’est pas un ennemi de Daniel, puisqu’il veut le recevoir et l’aider.

— Il s’agit évidemment de Daniel… et pourtant…

Le front dans ses mains, la jeune fille songeait profondément, pendant que la pluie faisait rage.

Le chien, très las et repu, dormait.


XXXIII

Perdue en mer

La pluie dura toute la journée et toute la nuit, c’était une cataracte : Véga s’impatientait de son impuissance, elle dormait le plus possible et grelottait au milieu de cette humidité, elle imaginait une gymnastique de chambre de temps à autre, et se replongeait au milieu de la paille, seul canapé qu’elle eut à sa disposition.

Le lendemain matin, une pâle éclaircie montra un peu de ciel. La jeune fille s’élança aussitôt par là, au grand ahurissement du chien, qui se mit à hurler…

Vers les hauteurs, au milieu du brouillard, un froid vif saisit l’oiselle, elle essaya de monter pour rencontrer le soleil. Mais un vent violent la prit, l’entraînant comme une flèche. Où ?…

Elle ne pouvait ni s’orienter, ni descendre, elle était dans une trombe, autour d’elle des oiseaux pépiaient, elle crut reconnaître des hirondelles de mer et en conclut avoir quitté la chaîne des Pyrénées.

Voir au-dessous d’elle restait impossible, un voile uniforme de nuages cachait la terre. Elle s’abandonnait…

La course vertigineuse dura plusieurs heures extrêmement pénibles, la respiration haletante, coupée, la pauvre oiselle finit enfin par trouver une zone plus calme et plus tiède.

Elle s’y baigna voluptueusement, mais elle était brisée et songea à descendre au-dessous des nuages.

L’oiselle était en pleine mer !

Pas un bateau, pas un rocher, pas un abri ! Où donc reposer ses membres fatigués ?

Elle se mit à planer presqu’immobile et songea.

— Suis-je en deça ou au-delà de la Stella Negra ? Suis-je sur l’Atlantique ou sur la Méditerranée ? Plus probablement l’Atlantique. Comme j’ignore les heures, je n’ai aucun autre point de comparaison pour en apprécier la durée que mon estomac ; or, j’ai une faim canine, il y a donc longtemps que je suis loin de mon dernier biscuit… mon repas et mon gîte sont bien problématiques, je le crains… Alors je vais essayer un peu de « concentration » intérieure et envoyer un appel télépathique à Aour-Ruoa.

Véga ferma ses paupières rougies et les bras étendus, s’absorba…

Pour créer autour d’elle des vibrations harmoniques, elle lança tout haut le nom de son ami : « Aour ! » et mentalement elle dit : « Je suis perdue en mer ! »

Ensuite, elle attendit, étudiant tous les points de l’horizon.

Le ciel était si chargé qu’il faisait presque nuit dans les basses zones. Cette circonstance lui fut propice…

Elle sentit soudain un léger choc et vit une projection violette accourir de l’Ouest.

— Merci à toi, Aour ! dit-elle à voix haute et elle se jeta dans le rayon sauveur.

Elle comprenait admirablement la manœuvre du savant. Il avait fouillé l’horizon avec sa lunette marine, permettant l’inspection de milliers de kilomètres, il avait découvert l’oiselle et orienté sur elle un des réflecteurs-projecteurs d’ondes colorées, lui indiquant par là le chemin.

L’espoir rendait des forces à l’oiselle. Malgré la grande longueur du ruban violet, elle gardait intact son courage sinon ses forces.

Bien qu’elle n’éprouvât aucune crainte et ne se débattît pas en vains mouvements, elle était quand même extrêmement lasse, n’ayant à son service, en somme, qu’une énergie de femme, entraînée, il est vrai, mais épuisée de faim.

Elle se sentait fléchir, elle baissait sensiblement ; bientôt, elle en vint à effleurer la crête des lames écumantes. Ses bras, lui faisaient mal aux épaules, l’oiselle allait tomber…

Soudain, elle aperçut accourant à toute vitesse un canot électrique de la Stella Négra, elle le reconnut à son fanion rouge, frappé d’une étoile noire.

Cette vue la ranima encore, elle remonta un peu et sans faire le mouvement d’avancement, elle se maintint uniquement pour économiser son reste de forces.

Une autre que Véga eut succombé devant l’horreur d’une telle situation.

Le canot arrivait. Debout, au milieu, un homme de haute taille aux longs cheveux blancs lui tendait les bras, elle s’y jeta éperdue en murmurant presqu’évanouie :

— Aour-Ruoa ! Mon sauveur !

Le Brahmane lui enleva sa carapace et l’étendit au fond du bateau sur d’épais tapis ; ensuite, il prit dans une boîte d’or une petite pastille et la glissa entre les lèvres de la pauvre enfant.

L’effet fut presque immédiat, un peu de rose revint à ses joues, son regard s’éclairait, elle sourit :

— Mon bon ami !

— Tais-toi, tes nerfs ont besoin de calme, tu me diras plus tard ton aventure, nous avons une heure de navigation, dors. Il faut que tu aies été lancée dans un cyclone pour avoir volé à une pareille distance. Ferme les yeux.

Il jetait sur elle un souple tartan.

Et alors, à l’aise, détendue enfin, réchauffée, l’oiselle glissa au doux sommeil.

Elle s’éveilla dans sa chambre de fillette, au milieu de ses souvenirs, de ses jouets, de tout ce qu’elle avait aimé et connu. Près de son lit, en forme de conque, était assis Aour-Ruoa.

— Ma chérie !

Il se pencha sur elle et Véga appuya sur les joues de son précieux ami deux tendres baisers. Il continua souriant :

— Tu as dormi juste dix-huit heures. À présent, on va te servir à déjeuner. Ne me raconte rien, je sais. Ainsi que presque toujours, en ton rêve, tu as revécu tes journées et j’ai tout lu dans ta pensée.

— Alors, Aour, conseille-moi, quel temps j’ai perdu depuis que je cherche Daniel ? Dis-moi la date d’aujourd’hui ? Je ne sais plus du tout où j’en suis.

— Nous sommes au 6 juillet.

— Depuis le 8 juin, le comte de San Remo a disparu. Depuis quinze jours, sa mère, Mme Angela, m’attend à Saint-Sébastien. Que faire ?

— D’abord tu vas encore te reposer, ensuite nous agirons. Ton ami Daniel est un personnage intéressant, non comme prétendant au trône certes, car il ne faut plus de trône, mais parce qu’il est devenu compagnon de la Stella Negra.

— Peux-tu deviner où il est caché ?

— Oui, avec les lettres que je t’ai prises et qui le concernent… à moins qu’il ne s’agisse d’un autre prince…

— Crois-tu que ces lettres aient gardé assez de fluide ?

— Oui, je les ai dégagées du tien et mises dans un isolateur ; le moment venu, nous nous en servirons.

— Quand sera ce moment ?

— Nous pourrons commencer demain. Il nous faudra une semaine.

— Tant que cela !

— Je compte me servir des élèves de notre école de prophètes.

— As-tu de bons élèves ?

— J’en ai huit de premier ordre. C’est pourquoi il nous faut huit jours.

Tout en causant Véga se restaurait. Depuis pas mal de jours, elle ignorait la volupté d’un repas confortable et celle d’un lit chaud et douillet. Mais tout en se livrant aux soins matériels que réclamait son humanité, elle songeait :

— Aour, quand nous saurons où est Daniel, nous irons le chercher.

— Tu iras, mignonne, moi je suis ici indispensable.

— Tes expériences sont toujours merveilleuses ?

— De plus en plus ; je suis arrivé, je crois, presque à la limite de la science terrienne. Notre planète rudimentaire ne permet pas davantage.

— As-tu des nouvelles de Cléto Pisani ?

— Oui, il est à Stamboul. Il fait une tournée triomphante, partout il crée des centres de concentration pour nos adeptes, les idées nouvelles et justes que nous répandons accomplissent elles aussi une course vertigineuse. Nous n’aurons bientôt plus ni un roi, ni un empereur, ni une armée, ni une frontière.

Tous les terriens seront frères et parleront le même langage. Ah ! Véga, tu verras peut-être sonner cette heure, moi je serai retourné dans l’éternelle vie des mondes.

— Je t’ai toujours vu aussi vieux, Aour, tu ne changes pas.

— Je ne changerai pas. Je suis cristallisé, je vivrai ici encore une décade, je suis parvenu à répartir mon usure vitale selon ce laps de temps. Ensuite, je cesserai de respirer, ce sera tout. La maladie, l’horreur de cette inconnue — la mort — n’existe pas pour nous, tu le sais. À présent, veux-tu te lever ?

— Oui, je serai heureuse de me reprendre aux choses, je veux revisiter notre île. Et avant, je vais envoyer un message à Madame Angela par notre câblogramme.

— Moi, je te quitte, mignonne, je me rends au jardin d’expérience, je suis en train de saisir la limite qui sépare le règne végétal du règne animal… j’ai une « plante qui pense ! ». À bientôt.


XXXIV

L’École des prophètes

Toute la région sud de la Stella Négra est occupée par un parc d’une splendeur inouïe. Au milieu de ce parc, disséminés en cercle, mais assez lointains les uns des autres, se trouvent huit temples d’aspects variés.

Il est impossible de les décrire sans commettre une indiscrétion tellement grave qu’elle pourrait être dangereuse. Cependant, ceux que les mystérieuses et passionnantes questions occultes intéressent pourront demander à l’auteur communication de ses notes manuscrites.

En quelques mots, résumons les huit jours employés par le brahmane et la jeune fille à parcourir : Le mercredi, le temple de l’hyérophante Mercurio, inspirateur de la science.

Le jeudi, celui de : Jupiterio, gouverneur de la famille.

Le vendredi, celui de : Venusio, inspirateur de l’amour.

Le samedi, celui de : Saturnio, génie de la réflexion.

Le dimanche, celui du : Solario, génie de la gloire.

Le lundi, celui de : Lunario, génie de l’imagination et des voyages.

Le mardi, celui de : Marsio, inspirateur de la lutte.

Et enfin, le dernier jour, ils virent : Octavio, le contempteur de toutes les études, le plus savant des prophètes.

Il put à l’aide des fluides émanant d’une des lettres, celle signée Mélanie, apercevoir où la pensée de l’écrivaine avait été projetée et la suivre : « L’homme visé par cette âme habite une île des côtes d’Afrique nommée la “Nouvelle Atlantide”, il y écrit le journal de sa vie et voici les mots que je puis lire : “Moi, échappé par miracle à la nuit menaçante du tombeau, moi fils du dernier souverain… je me trouve heureux de vivre au rang des simples mortels…” »

Octavio s’arrêta et dit : la page finit là et si je puis lire à travers l’espace mes yeux sont dénués de moyens matériels pour tourner un feuillet.

Véga lui tendit l’autre lettre, celle de Sophia. Le visage de l’hyérophante s’éclaira : « Une belle âme, éprise d’un rêve chimérique. À ce moment, elle est dans une île magnifique, mais blessée ; son bras est brisé, un homme est près d’elle, c’est Cléto Pisani, il sera ici demain. »

Revenons maintenant à ce qu’il est possible de conter et descendons un moment dans l’île souterraine :

Cette partie absolument inconnue double la mystérieuse Stella Negra et pourrait servir de refuge aux compagnons en cas d’alerte.

À plusieurs reprises, ils furent traqués, poursuivis et quelques-uns même expient aux mines et ont payé par la mort leur fidélité au principe de fraternité sociale.

L’île est entourée de torpilles dormantes qui la protègent contre les invasions de dehors et au cas où, malgré tant de précautions, une troupe ennemie y parviendrait, elle serait immédiatement exterminée par le moyen des trappes invisibles à ressort — en temps ordinaire solidement verrouillées — qui s’ouvriraient sous les pas des assaillants et les précipiteraient dans des oubliettes communiquant avec la mer.

Cette ville souterraine, le Brahmane et la jeune fille la parcouraient rendant visite aux divers habitants qu’elle contenait.

Les rues, larges, éclairées à giorno par des foyers électriques de lumières, colorées diversement dans les cryptes des temples, offraient une fraîche et curieuse promenade.

D’abord, sur elles, donnaient les laboratoires de produits chimiques qui envoyaient dans la terre des champs, exposés au plein air, les vapeurs et les liquides destinés à faciliter la production des plantes textiles devant produire le « néo-color ». Cette couleur invisible à nos regards humains, parce que ses vibrations sont en dehors de la gamme admise par nos sens rudimentaires. — Or, un être ou un objet recouvert de l’« étoffe néo-color » est parfaitement invisible. Là aussi on fabriquait la lorgnette magique permettant de voir l’au delà du rayon naturel[5].

On fabriquait encore l’« audi-tux », acoustique permettant d’entendre les vibrations de la lumière et les sons émis en deça et au delà de notre diapason humain.

Les savants qui osaient aborder ainsi les grands problèmes de la science à venir — déjà connue dans le passé — ainsi que le prouve la « régression des souvenirs » obtenus par les élèves-prophètes et les élèves-médium de l’École, se « chargeaient » des forces nécessaires à leur colossal effort en parcourant les cryptes des temples, en se baignant chez Mercure dans la lumière verte, chez Jupiter dans le pourpre, chez Saturne dans le bleu-sombre, chez Mars dans le rouge, chez le Soleil dans l’or liquide, chez la Lune dans l’argent, chez Vénus dans le rose, ils sortaient de ces radiations tout électrisés, l’esprit orienté vers le sens qu’ils souhaitaient atteindre.

La science moderne se rapproche beaucoup de celle qui se pratiquait 1900 ans avant notre ère, elle retrouve, en fouillant les mystères de l’espace, les vieux clichés gravés encore dans l’astral, et sur lesquels se sont superposés tant de vaines études.

Aour-Ruoa finit par conduire Véga à l’une des quatre extrémités de l’île où se voyaient identiquement la même chose : une chambre parfaitement étanche, suspendue aux flancs de l’île et plongeant dans la mer. Cette chambre, retenue par des chaînes et des ressorts, était aisément détachable d’un seul geste et devenait alors flottante.

Elle avait la forme d’un fuseau, contenait une forte provision d’air liquide, et une collection des « pastilles de vie » qui permettent, on le sait, de s’alimenter sans absorber de matières inutiles.

Ces « sous-marins », munis de propulseurs, étaient la dernière ressource des compagnons, leur porte échappatoire suprême.

Ils pouvaient fuir entre deux eaux.

Pendant cette excursion, Véga s’amusait infiniment à regarder par le hublot, les habitants des grands fonds éclairés par leur propre radiation, car la lumière solaire ne pénètre pas à de telles profondeurs.

Soudain, son attention fut attirée plus haut. L’une des glaces réflecteur de la surface des eaux lui montrait un naufragé accroché à une planche.

Elle bondit et se mit à courir à la recherche d’un des ascenseurs secrets qui permettent de remonter au jour.

Juste comme elle reparaissait au niveau de la mer, un yacht abordait dans le port.

— Oh ! s’écria-t-elle, c’est Tio mio.

Et courant vers l’arrivant, elle jeta à un pilote l’ordre de songer au naufragé. L’homme aussitôt partit en canot dans la direction indiquée par la jeune fille.

— Toi, dit Cléto Pisani, en ouvrant les bras à son enfant chérie, je n’espérais pas te trouver ici.

Les compagnons venaient saluer le grand maître avec un évident plaisir.

Ces « utopistes », s’aimaient fraternellement.

Ils avaient l’extraordinaire conception philosophique d’une vie justement équilibrée, avec du bonheur et de l’aisance pour tous, et ils croyaient à la possibilité de l’obtenir par la déchéance des souverains, le nivellement égalitaire, sans songer que ceci est impossible, « que jamais ce ne fut sur terre » et « que ce qui sera est comme ce qui fut ».

Mais ils gardaient leur rêve fou, envoyé par la lointaine et subtile influence d’Uranus, la planète gouvernant les rêves utopistes.

La planète gouvernant aussi le sixième sens vers lequel nous marchons, l’intuition.


XXXV

La marque du destin

Véga ne quitta pas son cher Tio de toute la soirée, elle parcourut l’île avec lui. Elle écoutait le voyageur parler à ses compagnons, conter ses campagnes de propagande pour leur cause.

Ah ! il avait eu une rude alerte.

À Kronitz, où il faisait des conférences qui amenaient les adeptes par centaines, il avait vu soudain cerner par les soldats de l’empire la salle publique où il discourait.

Une bagarre effroyable, une lutte acharnée, s’en étaient suivies et il n’avait dû le salut qu’à la force herculéenne d’un grand diable de yankee, son dévoué prosélyte, qui avait saisi par le pied une des tables de fonte d’un café, et, s’en servant comme d’une massue, avait fait une trouée, par où ils avaient passé tous les deux pour gagner le yacht de l’Américain et détaler à toute vapeur.

— Quelle nuit ! disait Cléto, et malgré la terreur et le danger, quelle attrayante lutte ! Rien ne passionne comme cette bataille dont la vie est l’enjeu.

— Raconte-nous les détails, Tio, supplia Véga, nous avons à vérifier certaines prophéties. Ensuite, tu me laisseras partir.

— Où ? Qu’as-tu à me dire de ton ami San Remo ?

— Enlevé !

— Ah ! les ennemis.

— Oui, seulement grâce à la connaissance de nos prophètes, je sais où je puis le rejoindre. C’est pourquoi je te supplie de me donner un yacht, Tio, et de me laisser partir.

— Je te donnerai mon yacht Arcadia, que tu vois se balancer dans le port.

— Avec les matelotes !

— Sans doute. Ne ris pas. Les matelotes valent bien les marins, je ne te conte pas leur genèse ; à bord, elles varieront l’ennui des heures de marche par l’histoire de leur vie ; elle n’est pas sans attraits.

— C’est juste, Tio. Aour-Ruoa arrive avec tes meilleurs amis.

Conte ton voyage devant tous, avant le moment du repos…

Cléto Pisani sourit, il glissa son bras sous celui de la jeune fille et il alla vers la terrasse dominant la mer, où il prit place sur le banc de porphyre rouge, devant l’immensité.

Le soleil venait de se noyer dans la mer, qui gardait encore quelques reflets rouges, les teintes mauves irradiaient l’horizon, la nier était comme le ciel avec une coulée blanche, déjà projetée par la lune décroissante.

— Aour-Ruoa, dit Véga, j’ai oublié de te demander des nouvelles du naufragé, l’a-t-on recueilli ?

— Oui, mon enfant, il est à l’hôpital, gravement atteint, mais pas en danger ; le docteur le soigne, ne t’inquiète plus de lui, tu l’as découvert en perdition, il te devra la vie.

— Qui est-il ?

— Je l’ignore absolument. Il est incapable de parler. C’est un européen d’une quarantaine d’années, je ne puis voir plus.

— Merci, Aour, maintenant nous voilà tout à toi, Tio mio.

Véga n’osait demander à son oncle des nouvelles de Sophia, elle savait la haine de la jeune femme pour lui… elle devinait à présent bien des choses… Anxieuse, elle attendait qu’il parlât le premier.

Cléto prit un cigare tout allumé que lui tendait Véga, et sans regarder personne, les yeux au loin sur la mer, il dit :

— Mes chers compagnons, je vous dois un compte rendu exact des progrès de notre œuvre, je l’ai écrit au jour le jour en notre langage chiffré ; je l’ai remis tout à l’heure à notre secrétaire, il vous le lira plus tard. Je vous dirai ce soir les aventures et rien de technique. Nos progrès sont immenses, sachez-le, la Stella Negra bientôt dominera le monde.

Voici la plus récente et la plus tragique de mes aventures.

L’attaque par la force militaire à Kronitz avait été imprévue, et j’aurais succombé sous le nombre des assaillants sans la force prodigieuse d’un Américain, nouvel adepte, qui fit une trouée sanglante à travers laquelle lui et moi nous passâmes.

Seulement, arrivé à son navire amarré dans le port, il fallait lever l’ancre et sortir du bassin.

Une grosse difficulté était là.

La nuit était extrêmement noire, sans lune, mais les quais étaient éclairés et notre yacht avait ses feux d’ordonnance.

— Éteignez tout ! ordonna mon yankee qui s’appelait John Everling.

— Qui s’appelait…

— Oui, il est mort…, et à cause de moi. Nos feux éteints, nous étions peu visibles au milieu du port. Seulement nous diriger était scabreux, la jeune pilote…

— Une femme ?

— Naturellement. Tout l’équipage était composé de filles du Far-West et elles valaient d’habiles marins, je vous jure. Donc la jeune pilote ne voyait rien. Heureusement, j’avais sur moi les lunettes que tu m’as fabriquées, Aour-Ruoa, et dont les verres spéciaux accordent à nos prunelles la faveur oculaire dont la nature a doué les chats.

Je donnai mes lunettes à la jeune fille et elle vit comme, en plein jour… pour se dépasser à travers les bateaux, pointant droit sur la pleine mer. Seulement, nous devions passer entre les deux phares qui marquent la fin de la jetée et nous avions tout à craindre… Évidemment, nos ennemis avaient téléphoné et les forts nous tireraient des boulets au passage. Que faire ? Un seul moyen s’offrait : raser la côte, au pied même du fort, de manière à ce que son tir passât par dessus notre bateau et que celui du fort qui croise ses feux ne pût nous joindre. Mais pour tenter cette périlleuse manœuvre, il fallait déployer une diligence extrême, nous avions tout à redouter des projections électriques qui allaient fouiller l’horizon quand on soupçonnerait notre fuite.

Nous marchions à une allure folle, la machine ronflait, le plancher du pont tremblait, les étincelles jaillissaient de la cheminée, et pouvaient donner l’éveil.

Ah ! ce que je souhaitais un écran « néo color » qui nous eût protégés, mais nous n’avions rien…

Nous voguions, les deux phares se profilaient devant la passe ; soudain, un éclair brilla à leur sommet et un obus décrivit au-dessus de nous une courbe qui alla se perdre dans la mer.

L’autre phare riposta sans plus atteindre, car il tirait au jugé. Nous étions juste au milieu du passage ; encore une minute et nous pouvions aller nous abriter derrière la courbe des rochers, à l’abri de ces odieuses projections, que nous redoutions plus encore que les obus.

Bientôt un grand rayon blanc fusa explorant les points, et nous aperçûmes derrière nous un torpilleur de haute mer lancé à notre chasse.

Une seule chance nous restait : grâce à notre faible tirant d’eau, nous cacher dans une crique et ne plus bouger.

L’adresse inouïe de notre pilote, sa parfaite science de ces parages, son audace parvinrent à accomplir ce tour de force.

Mais alors nous vîmes une chose inouïe : Tapis dans notre ombre, presque échoués sur une grève protégée par de hautes murailles de granit, nous suivions avec angoisse le torpilleur animé d’une vitesse prodigieuse. Il passa en éclair devant la corde imaginaire de l’arc formé par notre retraite et courut sur un navire qui filait au large bien tranquille sous ses feux d’ordonnance.

Comment put-il commettre l’erreur de le prendre pour nous ? Je ne puis le comprendre ; toujours est-il qu’il l’approcha, arbora ses signaux de commandement d’arrêt, auxquels l’autre, innocent, ne prit aucunement garde, ne pouvant imaginer une menace d’un torpilleur de guerre.

Après les temps d’attente réglementaires, le torpilleur lança son engin et le bateau, un navire de petit tonnage, un yacht, semblait-il, coula à pic.

Le torpilleur vira de bord et revint à son port d’attache.

Nous n’en pouvions croire nos yeux…

Toujours dans la nuit, sans aucun feu, mais notre pilote voyant clair comme en plein jour, grâce aux lunettes que je lui avais données, nous nous portâmes en hâte vers le lieu du sinistre.

La mer, très grosse, devenait menaçante, une rafale entraînait des débris auxquels, je crois, se trouvaient accrochés de malheureux passagers.

— Oh ! interrompit Véga, le naufragé que j’ai vu devait en être.

Cependant, il aurait parcouru une bien grande distance.

— Non, le courant porte juste vers la Stella Negra. Cet homme a pu tenir vingt-quatre heures accroché à une planche… Mais ce que je pus faire de plus utile, ce fut de recueillir une femme…

— Sophia !

— Oui, la marquise de Circey. Comment le sais-tu ?

Oublies-tu que la science des élèves prophètes n’est pas vaine ?

Cléto sourit :

— Continue mon récit, qu’ont-ils vu ?

— Ils ont vu que tu sauvais une femme et que tu te battais sur le pont du bateau avec un homme…

— C’est vrai. Le miroir astral n’a pas menti. Lorsqu’après mille efforts j’ai pu ramener la marquise de Circey à bord, au milieu d’une nuit profonde, j’ignorais complètement qui je venais de sauver. J’avais aperçu un homme luttant avec les flots pour soutenir une autre créature. Avec mon canot de sauvetage, je les ai recueillis…

— Lui aussi, son mari ?

— Les deux. Nous les avons portés dans une cabine dont nous avons bien calfeutré le sabord avant d’oser l’éclairer, car nous craignions toujours d’être vus de loin, bien que la mer semblât déserte.

Une fois revenus de leur faiblesse, bien réchauffés par nos soins, les naufragés m’ont reconnu. Sophia s’est écriée avec épouvante :

« Cléto Pisani ! Le grand maître de la Stella Négra, mon plus mortel ennemi ! »

— Pourquoi es-tu son ennemi, Tio ? interrompit Véga.

— Je ne suis pas l’ennemi de Sophia ; cette femme a joué dans ma vie un rôle fatal, je l’adorais, j’ai essayé de lui faire partager mon amour, je me suis heurté au plus implacable des refus. Mon insistance est allée jusqu’à essayer de la faire mienne sans son propre vouloir, j’ai osé l’enlever, je l’ai amenée ici, d’où, par je ne sais quel miracle, elle a fui…

— Je le sais, moi, fit Véga souriante, elle a fui dans l’appareil de l’oiselle…

Cléto eut un long regard dirigé avec une singulière expression sur la jeune fille ; il s’y reflétait de la colère, de l’étonnement, puis une brume voila ses prunelles et il dit doucement :

— Peut-être ai-je par là même évité un crime.

Aujourd’hui que des années ont passé, mon sentiment est plus calme, non moins profond…

Ma vue fit horreur à cette femme ; elle voulait se rejeter à l’eau, mais son mari l’en empêcha et venant loyalement à moi, me dit :

— Monsieur, je vous dois la vie de celle que j’aime le plus au monde, je sais aussi qui vous êtes. Depuis longtemps, je souhaite vous joindre pour vous provoquer… Vous plaît-il que l’étrange aventure de cette nuit se dénoue par un duel ?

— Je regardai attentivement l’homme qui me parlait, une pensée de rage me gagnait ; si je le tuais, je gardais à bord, à moi, chez moi, cette femme… ce calcul était odieux. Un sentiment plus juste vint à mon cœur. Le ciel en déciderait, nous allions nous battre sur le pont de ce frêle bateau, secoué par la tempête. Pour témoins, nous aurions John Everling et les matelotes.

La scène fut bizarre. On accrocha aux mâts deux falots, nous prîmes chacun un revolver. Notre hôte, le yankee, avait des armes variées en réserve et nous nous alignâmes.

Se tenir en équilibre était fort malaisé ; d’une main, je m’appuyais au bastingage, de l’autre, je visais de mon mieux. Mon adversaire, bien calé sur ses jambes, ! e regard froid, très calme, rêvait évidemment de me jeter par dessus bord.

Seulement, voyez à quel point la destinée est une chose indépendante de notre volonté et comme nous sommes bien ses inconscients instruments. Au moment où je visais, Sophia éperdue, s’élançant au cou de son mari, reçut la balle dans le bras, tandis que le coup de mon adversaire, dévié par cette brusque intervention, allait trouer la poitrine de John Everling et le tuait net.

Achèverai-je mon récit ?… J’étais navré.

Je venais d’être la cause involontaire de la mort du brave étranger qui m’avait sauvé des griffes de la police et je venais de blesser gravement la femme que j’adorais.

Dans le premier moment, je crus l’avoir tuée…

La nuit fut horrible. Nous essuyions une tempête acharnée.

Au jour, nous aperçûmes Madère.

Je voulus rendre au pauvre Everling les derniers devoirs.

Son âme devait flotter déjà dans de meilleures régions…

Il n’y avait plus qu’à déposer à terre l’infortunée jeune femme, nous le fîmes avec toutes les précautions imaginables ; ensuite, je m’inclinai profondément devant elle, je remontai à bord et mis le cap sur la Stella Négra…

Cléto se tut. Un silence absolu régnait parmi les auditeurs. Véga le rompit la première.

— Je veux aller joindre Sophia. Ce yacht, peux-tu en disposer en ma faveur, Tio ?

— Oui, je te le donne. John Everling m’avait dit, pendant la traversée, qu’il voulait me l’offrir, qu’il en possédait d’autres, qu’il était seul au monde et puissamment riche. D’ailleurs, où irais-je chercher ses héritiers ?… Ma conscience est en paix.

Nul ne parlait plus. Les étoiles brillantes semblaient nager dans la mer…


XXXVI

L’« Arcadia »

Le lendemain matin, par un clair soleil éblouissant sur une mer bleue étale, sans vague, les trois amis, Aour Ruoa, Cléto Pisani et Véga déjeunaient sous la vérandah de leur habitation, pendant que, dans le port, les matelotes recevaient des valets les bagages et les provisions qui devaient précéder à bord les passagers.

Véga, après avoir câlinement embrassé le Brahmane, lui dit :

— Sais-tu que ce voyage est tout ce qu’il y a de plus drôle comme composition : nous serons sept à bord, les six matelotes et moi. Pas un homme.

— Aour, comment va ton naufragé ? interrogea Véga.

— Aussi bien que possible, il a repris connaissance ; dans quelques jours, il sera remis complètement.

— Et tu le renverras, observa Cléto Pisani, ne garde pas un étranger ici, ce serait imprudent.

— Il est arrivé très dénué et ne saurait sans notre aide matérielle aller bien loin.

— Tio, reprit Véga, qui avait déjà l’esprit ailleurs, on avait dit que tu naviguais seulement à la voile ; pourtant dans ta fuite, tu parlais d’une machine.

— Parce que l’Arcadia a un petit moteur auxiliaire destiné à servir dans les ports, mais en réalité elle est gréée en goélette, et tu verras comme elle file bien dans le vent, conduite par ses matelotes au costume bleu et blanc comme ses voiles.

— Tout cet ensemble a l’air d’opéra-comique.

— Un peu, mais je te jure que nos « marines » sont de fameuses gaillardes. Je les ai éprouvées quand le torpilleur nous donnait la chasse. Ah ! elles seront dignes de toi, Véga, elles n’ont peur de rien.

Monte à bord. Il est l’heure de partir.

Véga se jeta au cou du Brahmane.

L’Arcadia est une fine goélette, élancée, mais bien d’aplomb, apte à tenir la mer, quoique taillée pour la course. Peinte en blanc, elle a ses voiles d’azur et peut contenir dix à douze passagers. Ayant quatre bonnes cabines à l’arrière avec deux salons, et à l’avant le poste de l’équipage.

Seulement, comme l’équipage se compose de six jeunes filles, le grand dortoir est d’une élégance très acceptable, avec les six couchettes, des glaces, des tables à toilette, des divans.

À l’avant, un petit canon-bijou luisant est là pour les signaux, une tente abrite la dunette ornée de caisses de lauriers-roses et la salle à manger se trouve aussi sur le pont.

Au moment où le petit navire démarrait, Véga salua ses amis d’un dernier sourire, le capitaine lança dans le poste-voix l’ordre : « La barre à l’ouest, toutes voiles dehors ! »

Et se courbant un peu sous la prise du vent, l’Arcadia se releva fière et gracieuse pour s’élancer comme un immense papillon d’azur.

Ryna, le capitaine, a 25 ans, c’est l’aînée du groupe ; elle est vêtue d’un jersey de laine blanche, d’une courte jupe bleue, avec blouse semblable, elle porte crânement sur ses cheveux courts un béret de cuir blanc orné du mot : Arcadia.

Eddy et Nelly, deux jumelles de 23 ans, ont le devoir des manœuvres de bord concernant la voilure et le moteur. Victoria et Maud s’occupent, l’une de la cuisine et de l’office, l’autre du service de table et des cabines. Elles ont 22 et 20 ans. Anka, qui aide toutes celles qui en ont besoin, monte aux mâts, en un mot remplit le poste de mousse, elle a 15 ans.

Les six matelotes sont sœurs.

Voici, en quelques mots, leur histoire, elle est exemplaire et encourageante pour les filles nombreuses dénuées… de dot.

Leur père, l’honnête pasteur de Nerv-Halen, avait, avec l’aide de sa digne épouse, favorisé la venue au monde de onze filles et de quatre garçons ; puis, ayant accompli sa tâche de propagateur de l’espèce humaine, il avait quitté la terre pour un monde meilleur, laissant en cruelle posture sa femme infortunée. Ryna avait 20 ans à cette pénible époque et le plus jeune de ses frères trois ans à peine.

Seulement, en Amérique, on se débrouille, il est bien reconnu qu’il n’y a pas de sot métier.

Ryna aimait la mer, elle convainquit cinq de ses sœurs d’embrasser l’état de marins et la jeune escouade commença par la pêche, ensuite par le cabotage ; elle s’engagea à bord d’un bâtiment qui faisait des tournées avec une société d’archéologues et de géographes.

En route, les jeunes matelotes firent la connaissance de sir John Everling, lequel les loua pour diriger l’Arcadia.

Pendant ce temps, Ellen, Maud, Jenny, Mary, Anny, se faisaient l’une facteur rural, l’autre ramoneur, la troisième house-maid, la quatrième chauffeuse, la cinquième imprimeuse, les fils devinrent tous prospecteurs d’un bel élan, ils partirent pour l’Alaska.

Probablement la mère resta tranquille, regardant filer sa nichée avec la placidité résignée d’une brave reproductrice dont la tâche est finie.


XXXVII

La vaine recherche

Un voyage en mer, quand le temps est beau, offre une parfaite monotonie, à part un vol d’oiseaux qui se posent sur les verges, la forme des nuages, — s’il y en a — une pêche de poissons, le salut lointain d’un navire, le touriste n’a guère de ressources qu’en lui-même, aussi passe-t-il son temps étendu dans une chaise longue sur le pont.

C’est extrêmement sain et reposant.

Aujourd’hui, grâce à la télégraphie sans fil, les passagers ont les nouvelles du monde entier.

À bord de l’Arcadia, grâce à la télépathie, variété personnelle de la télégraphie sans fil, Véga communiquait avec son ami le bon brahmane.

Où allait-elle ? à la recherche de l’amie qui détenait le secret de sa vie. Pour la joindre, elle avait une donnée certaine, puisque Cléto Pisani venait de quitter Sophia à Madère.

Mais pour Daniel combien vagues étaient les renseignements ! Et Mme Angela ? L’attendait-elle encore à Saint-Sébastien ? Sûrement non, après un tel retard !

Dans quelle étrange aventure elle se trouvait lancée !

Elle naviguait sans même connaître son but : la nouvelle Atlantide n’était marquée sur aucune carte. Il y a beaucoup d’îles sur la côte africaine, Madagascar, Bourbon, l’île Maurice, les Séchelles, les îles Cormoran, dans l’Océan Indien. Et dans l’océan Atlantique, la carte porte seulement quelques terres inhabitées.

L’Arcadia filait en attendant sur Madère.

L’île jolie qui semble un massif de fleurs s’épanouit aux yeux des arrivantes, le surlendemain de leur départ.

Elles mirent en panne en pleine mer et détachèrent le canot d’abordage.

Véga, toute impressionnée, y prit place avec Ryna et Anka.

Il n’entre pas dans le plan de ce récit de parler des beautés de cette île originale, amusante, gaie et hospitalière.

Il n’entrait pas davantage dans l’esprit de Véga de s’occuper de la nature, des usages, des plaisirs, elle allait fièvreusement au but.

Et ce but poursuivi, à travers tant d’obstacles, fuyait devant elle.

La première question qu’elle fit en arrivant dans le principal hôtel de la ville, lui apprit que la dame blessée avait repris la mer le lendemain sur un paquebot portugais : le Loanda, qui faisait voile pour St-Philippe de Benguela.

Des larmes vinrent aux yeux de la pauvre Véga déçue encore, elle pencha un instant sa tête d’oiselle, mais ses ailes lui manquaient pour abriter sa déconvenue.

Ryna l’encouragea en brave Américaine, elle conclut :

— Rembarquons, nous allons croiser sur la côte africaine et si nous ne réussissons pas à joindre votre amie, eh bien, j’ai une idée…

Sans même songer à une promenade à travers les rues de Madère, où glissent les traîneaux, les deux jeunes filles remontèrent dans leur canot dont elles prirent les rames, et elles cinglèrent lestement vers l’Arcadia.

De nouveau le bateau léger ondulait sur l’eau bleue, il ressemblait à un grand oiseau avec toutes ses voiles dehors, les beaux jours pourtant menaçaient de finir, la chaleur lourde anéantissait un peu l’équipage.

La plupart du temps les matelotes n’avaient rien à faire, sauf la pilote qui maintenait la direction, les autres regardaient le vent gonfler les voiles.

Elles causaient entre elles, en parfait accord toutes les sept.

Les jeunes Américaines racontaient leur difficile enfance, le pain qu’il avait fallu gagner à force d’ingéniosité, puis l’éparpillement de toute la famille.

Véga, nullement entachée des préjugés ou habitudes mondaines, élevée, elle aussi, dans un milieu spécial, traitait ses subalternes en égales et bientôt en amies. Jamais elle n’avait vécu avec des femmes, jamais elle n’avait connu l’amitié douce de ses semblables et elle trouvait délicieux de vivre un peu avec des créatures de son espèce, qui avaient les mêmes sensations et conception du bonheur.

Elles causaient, elles ouvraient leur cœur, parlaient de cet éternel problème de l’amour qui divise souvent avant de multiplier, et à l’étude duquel nul être normal ne peut se soustraire.

Véga songeait toujours à Daniel…

Les jeunes filles jouaient entre elles, chantaient souvent et se trouvaient tout à fait hors la route fréquentée, lorsqu’elles ressentirent soudain un grain qui fit dresser la tête de Ryna et amena cette observation d’Eddy :

— Nous allons trop vers le cap des tempêtes. Si une île qui mérite le nom de Nouvelle Atlantide existe en cet Océan, elle ne doit pas se placer en une telle région.

— Carguez les voiles, toutes ! cria Anny du banc de quart où elle se tenait.

Aussitôt la toile mollit, la manœuvre exécutée avec adresse et précision, sauva le bateau d’une embardée, la rafale passait faisant gémir toute la mâture.

Véga, couchée à plat sur le pont, respirait le grand souffle.

Il avait une odeur de terre ce vent, il avait une voix, il avait une âme, ou plutôt c’était peut-être un grand vol d’âmes.

Il apportait des sons d’infiniment loin, il soulevait d’immenses lames aux crêtes blanches.

L’Arcadia, trop légère, s’élevait, retombait dans des creux, d’où de vraies montagnes d’eau la dominaient, elle se trouvait roulée entre des murs liquides…

Véga rampa jusqu’au gouvernail, une vergue venait de filer emportée.

Un grand choc d’eau balayait le pont.

— Allons-nous couler, Ryna ? demanda-t-elle.

— Couler : Ah bien, en voilà une idée, les matelotes ne peuvent pas couler, Mademoiselle.

— Je le pense aussi. Ryna. Seulement l’Arcadia se plaint… et voici notre beaupré qui plonge terriblement.

— Nous allons fuir sous le vent, Mademoiselle. Aussi bien puisque nous ne savons pas où nous allons, la tempête va peut-être nous jeter en Arcadie…

Elles avaient peine à causer. Les bras raidis de Ryna dépensaient une force inouïe pour maintenir la barre.

Ses sœurs manœuvraient la pompe, un morceau de bastingage de bâbord venait de se briser, l’eau descendait par l’écoutille dont le capot ne tenait plus.

— Les forces aveugles, murmura Véga, les forces inconscientes, celles qui nous brisent et qu’Aour-Ruoa veut domestiquer…

Crac : voilà le grand mât cassé par le milieu…

L’Arcadia se couche à tribord entraînée par le poids.

Mais Eddy a pris une hache, elle coupe les cordes qui retiennent le fragment de bois et il file à l’eau, aussitôt libéré de ses entraves.

Le bateau se redresse d’un bond, allégé.

Là-haut les nuages courent moins vite, les vagues paraissent moins menaçantes, une saute brusque de vent chasse le bateau désemparé qui fuit sans savoir où…

L’Arcadia se jette d’un quart sud-ouest, sur le pont désemparé, les jeunes filles regardent le cercle fermé de l’horizon et Véga pense :

« Le vent me pousse où je dois arriver. »

Toute la nuit passa. Au jour, le bateau venait doucement échouer sur une île inconnue.

XXXVIII

La nouvelle Atlantide

Dans une hutte bâtie en tronc d’arbre, sur un lit de mousse sèche, où l’on avait étendu des draps blancs, reposait une femme très pâle…

Près d’elle une jeune fille, à genoux, les mains jointes, la contemplait ardemment.

À travers la pièce, très propre, très en ordre, allait et venait un couple d’Esseniens en train de préparer des tisanes et des herbes.

Silencieux, graves, adroits, ils agissaient avec précision et méthode.

Devant la porte ouverte, on voyait une petite crique où se balançait l’Arcadia, que ses matelotes réparaient.

— Miriem, dit l’Essenien à sa compagne, place sur le front de la blessée cette compresse et mets autour de ses pieds les écorces que voici. Elle ne tardera pas à reprendre sa lucidité. Aussitôt qu’elle sera revenue à elle, fais-lui avaler le lait de chèvre additionné de racine de manioc. Je monte chez nos frères, ils me donneront quelques conseils.

L’homme sortit, et la jeune fille le suivit.

Il avait le costume des anciens Chaldéens, drapé dans une étoffe, les pieds et la tête nus.

— Mon frère, dit Véga, elle n’est pas en danger, n’est-ce pas ?

— Non, elle n’a éprouvé qu’une violente commotion cérébrale, sa blessure est bien pansée, dans quelques semaines au plus, elle pourra se servir de son bras.

— Et les autres naufragés ?

— Ils sont tous sauvés. Nos frères Josef et Luk les ont chez eux, il ne leur faut que du repos. Va soigner ton amie, mon enfant, tu lui éviteras, quand elle s’éveillera, l’impression de l’inconnu…

— Ah ! je ne le pense pas… se dit Véga, car elle doit m’avoir oubliée, mais je la ferai bien se souvenir.

Pol s’éloigna. Il se mit à gravir la colline au milieu des champs de céréales où une abondante moisson mûrissait.

Miriem avait accompli les soins nécessaires à l’égard de la malade.

Véga vint se rasseoir.

Enfin elle avait donc pu retrouver Sophia !

À travers combien d’obstacles !

L’oiselle touchait-elle au but de sa vie ? Allait-elle savoir d’où elle venait : sa patrie, sa famille ?

Allait-elle retrouver son cher Daniel ?

Que de problèmes !

Sophia très pâle était toujours la belle, l’adorable Sophia de jadis ; la marquise de Circey chez laquelle Tout Paris élégant, mondain, aimait tant à se rendre. La mystérieuse Sophia, affiliée, disait-on, au magisme, Sophia chez laquelle les Rois et les Empereurs de l’Univers venaient incognito[6].

Un jour, elle avait disparu, son mari tué, disait-on, par les Compagnons de l’Étoile Noire, dont il avait trahi le secret.

Puis, soudain, on avait vu revenir la belle Sophia de Circey, devenue baronne de Bellay et remariée à son cousin Roger… Nouvelle fugue. Le jeune ménage avait à peine rouvert l’hôtel du parc Monceau, il était reparti en yacht pour une croisière au but ignoré…

L’influence des drogues naturelles placées sur elle par la femme de l’Essenien Pol, eurent très vite un effet bienfaisant.

La naufragée ouvrit ses beaux yeux orangés, les posa un instant sur l’entourage, sur Miriem dont le doux et calme visage lui souriait, puis sur Véga qui pressait ses lèvres contre la main abandonnée le long du lit.

Un peu d’étonnement passait dans ce regard, mais il fut très court, la vie qu’avait menée cette créature laissait peu de place aux surprises, elle savait vite se ressaisir.

À l’extrême surprise de Véga, elle eut pour elle un geste caressant.

— On dirait mon oiselle.

— Oh ! Tia, tu me retrouves dans ta pensée, tu n’as pas idée de la joie que tu me causes. Comment te trouves-tu ?

— Très bien. C’est à peine si je souffre. Vous soignez bien, Miriem. Ne vous étonnez pas que je sache votre nom, je ne pouvais parler depuis que je suis chez vous, mais j’entendais. Je crois bien ne pas me tromper, je suis chez les Esseniens, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame, vous comprenez donc notre langage.

— Parfaitement, j’ai étudié l’hébreu dans les temples de l’Himalaya (ceux qui ont lu les précédents romans de l’auteur connaissent ces temples.)

Je sais que de rares adeptes ont survécu… mais que ceux qui restent : docteurs, prêtres, savants, sont les gardiens des anciennes traditions, si belles, si pures, si charitables.

— Par quel hasard providentiel avez-vous échoué ici, Madame, nous sommes tellement en dehors de la route suivie par aucun navire.

— Je venais vous chercher… je savais au juste la situation de votre île, son degré de latitude, de longitude, et j’avais frété un yacht pour arriver ici. Seulement de véritables catastrophes m’ont entravée.

— Madame, peut-être devriez-vous moins parler.

— Non, je ne suis pas fatiguée. L’organe que j’exerce est silencieux depuis longtemps…

— Il faut prendre votre lait, c’est une bouillie de manioc.

— Donnez, Miriem, où est votre mari ?

— Ils ont monté au Monastère, nos fils sont à aider à retirer les débris de votre barque sur la grève.

— Et mon mari ? Je sais qu’il est sauvé. Ne puis-je le voir ?

— J’espère que si, Madame, il est déjà venu vers vous pendant votre sommeil. Pol l’a rassuré, alors qu’il est allé visiter l’un des nôtres, Lô.

— Lô, ou plutôt Louis. Ciel, quelle joie de le revoir !

Véga écoutait, impatiente d’accaparer son amie, mais elle n’osait interrompre une causerie qu’elle devinait intéressante pour Sophia.

Elle osa dire doucement :

— Sommes-nous ici dans la Nouvelle Atlantide ?

Sophia tourna ses prunelles élargies vers la jeune fille.

— Qui t’a dit ce nom que moi seule et… une autre avons donné à l’île inconnue.

— L’intuition…

— Comment es-tu ici, mon enfant, si belle, si bonne, ma fille chérie, tu n’as pas idée du bonheur que j’éprouve à te retrouver, après le drame au milieu duquel nous nous sommes séparées il y a dix ans.

— Je t’ai cherchée, Tia… tu me permets de te donner ce nom affectueux, n’est-ce pas ? Dans ta langue de France, il veut dire Tante, mais il est bien plus tendre en Italien, Tia mia. Tu veux bien que je te dise toi. Le vous des Français est par trop pluriel, on a l’air de parler à plusieurs personnes, cela me trouble.

— Parle comme tu voudras pourvu que tu m’expliques quelle Providence t’amène à moi.

— Toujours… l’intuition. Je voulais te retrouver. J’ai tant de choses à te dire, à te demander, que je ne sais vraiment comment commencer.

— N’importe pendant que je mange cette délicieuse bouillie, explique-toi. Quels hôtes parfaits ces Esseniens : discrets, savants.

— Je les ignore, j’arrive de la Stella Negra, j’ai su par Cleto Pisani…

— Ne prononce pas ce nom !

— Le nom d’un homme qui t’aime.

— Tais-toi. Tu ne peux comprendre ni l’amour, dont il profane le nom, ni le rôle de cet être néfaste. Il t’a dit que j’étais à Madère avec ma balle dans le bras.

— Oui, alors je suis partie sur un yacht qu’il m’a donné et après une série de navigation en tous sens, avec mes matelotes, j’ai été conduite ici par la grâce du Ciel.

Sophia se servait du bras qu’elle avait de libre, elle souriait à l’enfant qu’elle aimait, elle dit doucement :

— Comme tu as grandi : tu ne m’as donc pas oubliée ?

— Jamais. Je t’aime. Quand tu le pourras tu me conteras mon enfance, ce que tu en sais.

— Ne t’occupe pas du passé, ma petite fille, ton présent est meilleur. Vis-le sans souvenirs. À quoi bon, les souvenirs sont tristes, ils laissent toujours des regrets, regrets d’un bonheur passé, ou renouveau d’une peine.

— Je voudrais connaître ma patrie, ma famille.

— Ta patrie ?… la terre. Ta famille ?… ceux qui t’ont montré de la tendresse. Tu es jolie, superbe de santé, de force, d’intelligence, qu’importe la graine d’où tu naquis.

— Il y a donc derrière moi une honte, un crime, une faute, pour que tu parles ainsi. La graine inconsciente peut ne pas se soucier de l’arbuste dont elle tomba, l’oiseau peut oublier son nid, mais l’enfant qui a une âme, un cœur, veut savoir de quelle source il vient, quels bras l’accueillirent, quel baiser le premier caressa son front

Même s’il y a une détresse à mon origine, un mal, je veux le savoir.

— Il n’y eut ni mal, ni faute, ma chérie, il y eut de la misère, c’est pourquoi je t’adoptai…

— On me vendit…

— Tes parents étaient pauvres, et ils étaient nombreux. Ils ne furent pas coupables, je t’en prie, Véga, n’approfondis pas une chose pénible pour nous deux.

— Tia, tu es fatiguée, remettons à plus tard cette révélation, ne repousse pas ma prière, regarde en toi. Tia mia, à ma place, tu voudrais savoir, n’est-ce pas ? Je suis fille de pauvres gens, que n’importe, j’ai de l’or, je leur en donnerai, où sont-ils ?

— Je te conduirai à eux. Pour le moment songeons à la mission dont je suis chargée ici et qui est si importante.

— Ah ! oui, le Prince.

— Quoi, tu sais ce mystère ?

— Presque. Il était mon ami… j’étais partie avec sa mère pour venir le joindre.

— Ah ! et où as-tu connu sa mère ?

— Dans les Pyrénées, sais-tu où elle est en ce moment ? as-tu de ses nouvelles, Tia ?

— La dernière fois que j’en eus ce fut à Madère.

— Elle m’attendait à Saint-Sébastien.

— Elle ne parlait pas de toi. Elle était, en effet, à Saint-Sébastien.

— Moi aussi je lui ai câblé de Madère.

— Et lui, le Prince, il est ici ? Quel bonheur de le revoir !

— Comment le connais-tu, petite Véga ?

— Je l’ai connu à Paris, il est si bon, si noble, si chevaleresque.

— Je ne savais pas qu’il fut allé à Paris.

— Évidemment, il ne contait pas ses projets, il voyageait incognito, il était poursuivi par de tels ennemis ! Comment s’est-il réfugié ici ?

— Après l’horrible blessure faite par un naturel Cafre, il tomba et fut laissé pour mort. Seulement la destinée du dernier descendant du trône de France était sauvegardée, un Essénien passait avec son chameau, il trouva ce blessé que découvrit son chien. Il pansa ses plaies. Tu sais que les Esseniens sont des médecins, il le mit ensuite sur son chameau, puis dans sa pirogue et l’amena ici.

— Il ne m’a jamais conté cela, il me parla de sa jeunesse, de ses études en Autriche.

— Il y alla en effet avant de partir pour l’Afrique, il était l’ami du pauvre archiduc Rodolphe d’Autriche.

— Oui, il dut même quitter Vienne à la suite du drame de Meyerling.

— Quelle chose bizarre, Véga, que tu sois mêlée à toute cette histoire.

— Je trouve étrange, moi, que tu le sois aussi, Tia.

— Je ne t’aurais pas retrouvée sans la lettre de toi que j’ai prise, chez don Antonio Talavera, avec une autre de la mère du proscrit.

— À quelle époque étais-tu à ce château ?

— Il n’y a guère plus d’un mois, fit Véga en riant sans s’expliquer davantage. Tu n’as pas idée des aventures qui me sont arrivées depuis que je suis venue en France, au commencement du printemps.

— Je pense que les miennes ne le cèdent en rien…

— Tu es partie sur ton yacht il y a un mois, toi aussi, Tia ?

— Je suis partie de Biarritz, nous avons d’abord longé la côte où, premier incident, nous avons recueilli à bord un homme qui s’était élancé d’une fenêtre dont il avait dû scier les barreaux.

— Un prisonnier ?

— Sans aucun doute. Il s’échappait d’un château fort comme il s’en trouve encore quelques-uns sur cette côte. Il tomba à la mer d’une hauteur énorme, se blessa assez grièvement, nous le hissâmes à bord, mais il jouait de malheur, car notre pauvre yacht fut coulé par un torpilleur dans les eaux de Kronitz…

— Nous fûmes sauvés, Roger et moi, par ton cher Cléto Pisani. Que devint l’évadé ?… je l’ignore.

— Peut-être le sais-je. On recueillit à la Stella Negra un naufragé attaché à une épave.

— Encore un mystère ce personnage énigmatique…

— Il ne vous dit pas son nom quand vous le reçûtes à bord.

— Il ne pouvait presque rien dire, la commotion qu’il avait éprouvée en tombant de si haut avait un peu brouillé ses idées.

Ensuite il resta bien peu près de nous, deux jours plus tard, nous coulions…

Miriem s’approchait des deux amies.

— Voulez-vous, Madame, demanda-t-elle à Sophia, que je vous aide à marcher jusque dehors. L’air pur vous rendra des forces. Votre mari descend par les lacets de la colline. Il sera ici dans quelques minutes, voulez-vous venir l’attendre au jardin.

— Bien volontiers, Miriem. Je suis très solide… à part ce bras… Viens, Véga, mon enfant, comme l’air est doux et parfumé ici.

— C’est la Nouvelle Atlantide !


XXXIX

Cincinnatus moderne

Quand Sophia fut assise à la grande clarté du jour sur un banc de gazon, Véga vint s’installer à ses pieds. Son jeune et charmant visage levé sur celle dont le souvenir avait toujours hanté ses rêves, elle dit :

— Tia mia, ton mari descend vers nous, vois comme sa silhouette se découpe bien sur cette pente en lacets, dans quelques minutes, il sera ici et je lui donnerai ma place près de toi, je monterai d’où il vient. Je veux aller voir mon tendre ami, notre héros, notre Prince. Je l’aime de tout mon cœur ; il est si noble et si beau !

— Tu as raison, mignonne, il est digne d’inspirer l’amour et le dévouement. Il est évident que tu as à remplir près de lui une mission, puisqu’à travers de tels obstacles, tu as pu le rejoindre.

— Je le crois aussi. Je n’ai jamais eu une existence ordinaire, Tia, depuis le jour où tu m’as achetée… ; dis-moi si ma mère vit encore ?

— Je ne sais… il faut vraiment que le lien du sang ait une grande puissance, pour que, après tant d’années et sans que personne t’ait jamais parlé des tiens, tu y aies pensé toujours. Je vois que tu souffres, pauvre petite, de ton ignorance ; je te dirai donc, ce soir, toute ton histoire, ton origine, à toi, n’a rien de mystérieux, une chance t’a souri, à travers un grand danger… sois encore patiente quelques heures, je dois consulter mon mari avant de parler, parce qu’il y a des secrets qui sont nôtres, mêlés au tien…

— Oh ! tu peux avoir confiance en ma discrétion.

Les deux femmes se regardaient avec une infinie douceur. Au milieu de cette végétation merveilleuse et bienfaisante, elles paraissaient en leur élément, pleines de charme et de bonté.

— Ici, disait Sophia, il n’y a aucune mauvaise herbe, parce que, née depuis peu, cette terre n’a subi aucune importation nuisible.

De même, il n’y a pas d’animaux dangereux ; pas d’insectes, les bêtes venues ici y ont été amenées par les Esséniens, à part quelques oiseaux de mer jetés par les vents et devenus « indigènes », rien ne put naître ici. C’est une île vierge. Ceux qui l’habitent en dirigent l’extension prospère.

Roger de Belley était maintenant tout près, il hâta le pas, vint s’agenouiller près de sa femme, l’entoura de ses bras :

— Ma Sophia, tu es sauvée ! Il semble que le miracle providentiel te suive…

— Sûrement, je suis protégée parce que je dois remplir une mission. Roger, veux-tu que je te présente Véga, l’enfant que j’amenai à l’île de la Stella Negra, il y a quatorze ans environ.

Véga s’était levée, le baron de Belley aussi, et une grande surprise se lisait sur leurs visages.

— Monsieur, dit la jeune fille, je ne retrouve dans mes souvenirs qu’une seule chose de vous : votre voix.

Sophia sourit à ces mots : — C’est tout ce qui lui reste du passé, murmura-t-elle.

Un regard vif de son mari lui imposa silence, mais la jeune femme reprit tranquille :

— Oh ! mon ami, j’ai l’intention de tout dire à Véga, cette enfant est digne de notre confiance, elle m’a montré à quel point elle était brave et bonne. Elle est un peu ma fille… et mon désir est de la voir le devenir tout à fait.

— Comment ?

— Nous l’adopterons légalement.

— Avant, s’écria Véga, je veux savoir ma mère, ma vraie mère !

Sophia l’attira dans ses bras : — Âme d’élite ! Ta vraie mère te redonnera à moi, sois-en sûre. Veux-tu me laisser un peu seule avec mon mari… Roger, peut-elle aller voir le Prince… où est-il ?

— Là-haut, au milieu de cette vigne, il en attache les branches avec des brins d’Alpha.

— Je cours vers lui, approuva la jeune fille.

Elle s’élança. Monter la pente était un jeu pour elle. Son cœur battait de joie. Revoir son ami, après une si longue absence ! savoir comment il avait pu fuir si loin !

Elle courait. La campagne était silencieuse, plus silencieuse que les autres campagnes, parce qu’aucune mouche ne bourdonnait, aucun papillon ne rayait de son vol le bleu du ciel, pas d’oiseaux, pas de murmures dans la haie, rien, qu’une toute petite brise secouant les épis d’or, courbés par leur poids, et mûrs pour la récolte.

Les branches vertes des vignes dominaient la moisson. Véga prit un sentier. Au bout, elle apercevait un chapeau de paille surmontant un grand corps vêtu de blanc :

— Lui, se dit-elle, il me tourne le dos. Comme je vais le surprendre. Elle se mit à marcher sans bruit et soudain, comme le travailleur se penchait sur un cep, elle passa ses deux bras à son cou :

— Mon Daniel !

Lui, stupéfait, se redressa, il vit, devant lui, cette ravissante fillette en costume marin, qui se jetait éperdument dans ses bras et il la repoussa.

Elle aussi reculait effarée : — Oh ! ce n’est pas Daniel !

Qui êtes-vous, Monsieur, je me trompe et vous en demande pardon, je cherche mon ami…

Il sourit, très doux, revenu de sa surprise. — Vous vous trompez, en effet, mon enfant, je n’avais pas droit au baiser que j’ai reçu, mais je vous en remercie. Depuis bien des années, je n’ai plus éprouvé pareil bonheur. Je ne connais pas Daniel, ne serait-ce pas plutôt M. de Belley que vous demandez ?

— Non… Celui que je demande aurait-il ici un autre nom ? Il est celui marqué par Dieu, le dernier descendant d’une lignée souveraine, le Prince que Sophia vient chercher.

— Mais… ce Prince, c’est bien moi.

— Vous !

Véga reculait, elle passait ses deux mains sur ses yeux :

— Vous !

L’impression était si forte que Véga, chancelante, pâlit.

Il passa autour d’elle un bras caressant :

— Nous vivons un rêve. D’où venez-vous ? Vous avez surgi dans cette vigne comme une petite fée. Vous m’appelez Daniel comme le prophète aux lions. Vous cherchez un Prince… et vous rencontrez un vigneron… Prince tout de même.

— Pardonnez-moi, Monsieur, je ne sais qui vous êtes et cela m’est très indifférent… je viens de passer à travers les plus grandes difficultés pour rejoindre un ami très cher, tout m’a fait croire qu’il était ici, je me suis trompée, je pars…

— Attendez un peu. On ne quitte pas ainsi la Nouvelle Atlantide.

— Celui que je cherche souffre, il est probablement prisonnier, tant de jalousies s’acharnent sur Lui, héritier du trône de France.

— Quoi ? héritier du trône de France ? lui aussi.

— Lui seul !

— Petite fée, qui donc êtes-vous ?

— Oh ! ça, je l’ignore absolument. Il paraît que ce soir je le saurai ; mais à coup sûr, moi, je ne suis pas princesse.

— Vous êtes fée, c’est bien mieux ! vous ressemblez grandement à quelqu’un que j’aimais. Voulez-vous vous asseoir un tout petit peu près de moi. Nous allons tâcher de trouver le mot de l’énigme.

— Oh ! c’est limpide. Celui que j’aime est le fils du dernier Roi…

— Ah ! moi je suis fils du dernier Empereur… mais de ces beaux titres, lequel vaut celui de simple vigneron ? Lequel peut donner un bonheur égal à celui qu’on cueille ici au milieu d’une nature généreuse, sous un ciel splendide, entouré d’amis sincères, simples, purs de cœur et d’intention. Si vous avez un ami qui soit fils de Roi, mon enfant, amenez-le ici, aucun trône, aucune puissance, ne valent un jour tranquille dans la Nouvelle Atlantide.

Elle fixa longuement son interlocuteur. Elle vit un très beau visage, resté jeune, des yeux bruns superbes de pensées et de clarté, un front noble, un sourire charmeur, et elle énonça lentement.

— Vous parlez peut-être comme un Sage, mais non comme un brave, de quelle utilité est votre vie ?

Il garda un peu le silence, surpris d’une question pareille et dit :

— Le premier des devoirs de l’homme est celui qu’il se doit à lui-même en admettant une conception juste de l’existence. Or, la conception juste de l’existence terrestre est le travail, la fraternité, la bonté envers ses semblables.

— Sans doute, mais tout exemple est un entraînement et ce n’est pas en vivant dans une île à peu près déserte, que vous améliorez l’humanité.

— Vous parlez comme Roger de Belley. Connaissez vous ma mère ?

— Je ne le pense pas. En venant ici, je croyais trouver le fils de Mme Angela.

— Ma mère se nomme autrement.

— Je le devine et tout s’éclaire dans ma pensée, j’ai fait fausse route.

Alliez-vous repartir avec les amis qui viennent vous chercher ?

— Oh ! non ! Je sais que ma mère doit venir à Kee-Taown, j’irai vers elle jusque-là, mais pour me rejeter dans les luttes politiques… jamais.

— Si c’était le salut d’un pays.

— Le salut d’un pays ne saurait être le fait d’un homme à moins qu’il ne soit un… Messie. Ceux de ma famille, qui gouvernèrent, firent au pays plus de mal que de bien, je ne crois plus au pouvoir monarchique. Ce qui est juste, c’est l’organisation primitive : la culture du sol avec chacun sa besogne, son repos, sa part.

— Vous avez les principes des Compagnons de l’Étoile Noire.

— Je les ignore. Mais depuis ma lointaine enfance passée au milieu de fêtes folles, d’un luxe insensé, d’une cour brillante et factice, j’ai pu réfléchir, j’ai vu la guerre et la révolution engloutir nos espoirs, j’ai connu les humiliations, toutes les souffrances… J’ai été si las de l’arrangement de mes jours d’exilé que j’ai voulu partir, me battre, occuper ma jeunesse, j’ai passé pour mort… je fus bien près de l’être ; mais un Essénien nommé Pol passait au travers du désert, il venait d’échanger les graines de la Nouvelle Atlantide contre d’autres, provenant d’un sol différent, il me découvrit mourant, m’enleva, me porta ici…

— Et depuis vous n’avez détrompé personne ?

— À quoi bon. Ma mère me pleurait… puis elle se consola, mes amis me firent des couronnes et me dirent des prières, et on m’oublia… Que pouvais-je pour le bien de mon pays ? Rien, je vécus ici comme un pasteur des temps bibliques et je fus très heureux.

— Comment vous a-t-on découvert ?

— Au sommet de l’Hymalaya vivent encore les trois rois Mages qui eurent le grand honneur de pouvoir adorer le Fils de Dieu.

— Que dites-vous ?

— La vérité. En retour des présents qu’ils lui firent et de leur visite adoratrice, le Divin Enfant leur accorda ce don : « Vous vivrez autant que la planète sur laquelle je viens de naître ». Et il arrêta le cours de leurs années, ils ont toujours le même âge. Or, là-haut, grâce à leur science, ils ont su se créer un climat enchanteur par la captation des radiations solaires, ils ne cessent d’étudier les étoiles… qui leur racontent la vie…

— Ah ! et ils ont vu la vôtre.

— Oui, mon ami Roger de Belley parvint, par suite de circonstances que je ne puis vous révéler, jusqu’aux Mages, et il fut initié à plusieurs de leurs très hautes études. Il érigea l’aspect horoscopique de ma destinée… et me trouva ici.

— Alors l’avenir aussi est écrit…

— Sûrement. Silence, enfant, ce que je viens de dire est assez.

— Je voudrais bien voir l’étoile de mon ami Daniel…

— Demandez à Roger. Retournez vers vos amis. J’ai encore à finir ce champ avant la nuit. Demain, je me rends à Kee-Taown, où un navire anglais amène ma mère.

— Oh ! et cela ne vous émeut pas.

— Si, profondément. Donnez-moi encore un baiser, comme tout à l’heure, c’est infiniment doux et si nouveau !

Véga, très simple, posa ses lèvres sur la joue de l’exilé, et bondissant comme une jeune chèvre, redescendit le sentier ; lui, la regarda fuir…

— Oh ! murmura-t-il, comme elle ressemble à ma pauvre Myna…


XL

La vie primitive

Véga ne s’arrêta qu’au port. Les matelotes réparaient l’Arcadia aidées des bienveillants indigènes qui ne demandaient aucune rétribution n’ayant nullement besoin d’argent. En ce pays de bénédiction, l’argent ne servait à rien, puisque chacun peut manger et se vêtir avec ce qu’il trouve en sa propre industrie, son personnel labeur. Et ce labeur est minime, favorisé par la fertilité d’une terre admirable, reposée, amendée pendant des siècles d’immersion. L’abri de hauts rochers la préserve des mauvais vents, et des courants atmosphériques et sous-marins lui procurent un climat enchanteur.

Les plantes textiles, les céréales, les fruits y abondent, les animaux importés y prospèrent. Ces animaux sont d’ailleurs peu nombreux, des chevaux, quelques taureaux, des vaches, des poules et des coqs. Les uns servent à aider aux travaux, les autres à produire le lait et les œufs.

Bien entendu, les habitants de la Nouvelle Atlantide ne se nourrissent que de fruits et de légumes afin de rester forts et doux. Ils pratiquent ce précepte : « Tu ne tueras point » et leur santé est parfaite, parce qu’ils sont dénués d’excès de fatigue physique, de surmenage intellectuel, d’envie, d’une alimentation irrationnelle. Ils vivent vieux et les vieillards meurent d’usure sans infirmité, vénérés de leur famille.

Aucune loi, aucune police n’est utile.

Il est aisé de comprendre par cette description combien ceux qui vivent à la Nouvelle Atlantide sont attachés à leur sol et ne veulent pas le quitter. Mais Véga ne pouvait admettre, malgré cette ambiance saine et pure, l’idée d’abandonner son ami, et elle voulait hâter son départ.

Après son inspection, elle rentra vers la maison de Pol où elle espérait retrouver Sophia.

Celle-ci était toujours au jardin, elle avait seulement changé de place, suivant l’ombre tournante du bouquet d’orangers qui l’abritait. Son mari s’occupait à cueillir des plantes vulnéraires qu’il voulait emporter en Europe. Myriem dressait la table du souper.

Elle appela Véga par ce nom qu’elle lui avait entendu donner :

— Venez m’aider, Véga, il faudrait retirer du four les galettes pendant que je vais aller traire le lait.

— Je ferai tout ce que vous voudrez, Myriem, employez-moi.

— Alors, faites aussi le thé et allez cueillir les abricots les plus mûrs, vous les voyez d’ici, n’est-ce pas, au fond de l’enclos.

La jeune fille sourit de loin à Sophia que son bras en écharpe privait de toute besogne, puis elle saisit adroitement les galettes dorées qui rôtissaient entre des pierres brûlantes et elle les étala sur des claies d’osier, ensuite elle prit une corbeille et partit faire la récolte des fruits couleur d’or.

Ah ! la bonne vie de Robinsonne et quel exquis repas l’instant d’après, quand tous réunis à la même table, ils partageaient l’agape fraternelle.

Myriem, son mari et ses deux fils se trouvaient parfaitement à leur aise avec le baron et la baronne de Belley.

L’ordonnance du service, sans aucun maître d’hôtel, était naturellement fort simple, chacun se servait et la causerie générale offrait l’intérêt d’actualité ambiante. On parlait des travaux, des petites choses vulgaires, puériles et douces.

Le père cependant, en voyant la cueillette de son hôte, expliqua la vertu des plantes coupées, le moyen de les employer et quand les étoiles se levèrent là haut, il montra à Véga comment elles marquaient l’heure.

Quand ils eurent soupé, on entendit venir du sommet de la colline un chant mélodieux, auquel des points divers de l’île, où se trouvaient des cases comme celle de Pol, on répondait par un chœur familial, où se mêlaient les voix des enfants et des hommes.

L’effet était saisissant, répercuté à l’infini par les échos des grands rochers.

Alors, les matelotes se mirent de la partie, Véga y ajouta sa voix, et le soleil qui se perdait aux confins des ondes, disparut au milieu de cette douce harmonie.

Au clair des étoiles, le long de la grève, Sophia se mit à marcher au bras de son mari, avant le repos de la nuit.

Véga, câline, vint près d’elle :

— Ta promesse, Tia…

Je le sais, mignonne, viens tout près de nous et écoute bien, puis garde en ton cœur les graves secrets que nous allons te révéler, jure-moi sur… ta tendresse pour moi…

— Tu as raison, c’est ce que j’ai de plus cher.

— … Que tu ne révéleras jamais ce mystère qui ruinerait notre bonheur.

— Sois sûre que j’aimerais mieux donner ma vie que de trahir une chose pouvant te nuire.

— Alors, enfant, quand je t’aurai appris cette presqu’incroyable vérité, promets-moi de n’y plus songer, de t’isoler assez des souvenirs pour accepter le présent tel qu’il est, sans l’effort d’une obligation, d’un rôle à jouer.

— Je te promets d’être ce que tu veux que je sois. Vas-tu d’abord me parler de moi ?

— De nous deux, tout s’enchaîne… asseyons-nous sur le sable devant l’immensité des flots.

— Tu ne souffres pas de ton bras, tu n’aimes pas mieux t’étendre sur ton hamac dans la maison ?

— Je souffre très peu. La balle est ressortie seule en brisant net l’humérus, mais j’ai appris, chez les Mages, à vaincre la douleur, j’ai un grand pouvoir d’isolement, mes nerfs obéissent, quand ma volonté commande. Je ne veux pas qu’ils me dominent. Mais écoute et ne m’interromps pas. Je vais remonter très loin, je vais ranimer le passé, tourner au rebours les images conservées indélébiles dans le grand miroir astral.

La jeune femme s’était assise sur le sable très fin, son mari la soutenait d’un bras caressant. Véga installée plus bas devant eux, fixait Sophia de ses yeux ardents. Les petites vagues se brisaient à leurs pieds, les myrtes et les orangers envoyaient sur eux leurs pétales parfumés, secoués par la brise. Aucun bruit ne venait ni de la terre, ni de l’onde. C’était le calme d’une admirable nuit.

XLI

L’histoire du passé.

Roger, membre de la Société secrète des compagnons de l’Étoile noire, commença Sophia, devait obéir au Grand-Maître : tuer même, si l’ordre en était donné.

Un jour, il reçut communication d’une des séances secrètes, pendant laquelle le sort l’avait désigné pour enlever un pauvre petit prince, héritier d’un grand empire du Levant. L’enfant devait être conduit ensuite par son ravisseur à l’île de la Stella Negra où il serait probablement mis à mort, afin de détruire « une mauvaise graine ». Des bombes étaient lancées contre son père. Selon l’intention de l’association internationale, tous les souverains doivent périr.

— Je sais, dit Véga, tu peux passer sur ces débuts.

— Non. Ils sont indispensables, Régis hésitant, l’âme bourrelée de remords, devait accomplir ce forfait, sous peine d’être lui-même puni de mort par ses confrères. Il avait juré d’obéir, il fallait le faire. À l’époque de ce serment, il ne me connaissait pas et avait été abusé par l’illusoire mirage de l’égalité libre, universelle.

Il avait vingt ans, cette utopie le grisa.

Il me quitta donc pour aller vers sa mission. Mais horriblement angoissée, je parvins à le suivre sans qu’il s’en doutât. Je me trouvai dans les monts du Caucase, où il se réfugiait avec son pauvre petit prisonnier, chez un affilié de l’ordre.

L’enfant hypnotisé restait inerte. Mon mari, poursuivi par une bande de brigands des montagnes, était gravement blessé.

Une fois dans le château du « Compagnon », on soigna mon mari. La femme du châtelain, la douce et bonne Olga, s’occupa du petit prince.

C’est avec Olga que j’organisai le sauvetage.

Le jeune prince, de quatre à cinq ans, fut descendu dans une corbeille le long des murs de l’enceinte entourés de douves. Dans une barque, un frère d’Olga attendait. Il emporta l’héritier du trône… sauvé !

Mais Olga et moi avions risqué notre vie, je venais de causer aussi la perte de mon mari, il nous fallait trouver un stratagème, substituer un enfant quelconque à l’enfant royal…

Alors, nous nous mîmes en quête. En prenant une petite fille, par exemple, que nous revêtirions des vêtements du petit garçon, l’apparence serait sauvegardée pour le présent, les deux « Compagnons », mon mari et celui d’Olga, s’y tromperaient Une fois l’enfant livré à ses bourreaux, Régis parti de l’île, on s’apercevrait vite de la substitution et on ne ferait aucun mal à l’innocente créature.

— Mon Dieu !… gémit Véga les mains jointes.

Une caresse de Sophia sur sa joue brûlante calma l’angoisse de la jeune fille.

Olga et moi, continuait la narratrice, nous montâmes jusqu’à la forêt qui couronne le mont Atlow en plein Caucase, endroit désert, perdu, où habitent seuls de pauvres bûcherons très distants les uns des autres.

Mon amie connaissait là une famille infiniment nombreuse et dénuée… qu’elle secourait…

Elle acheta pour quelques roubles la plus petite fille qu’on voulait lui donner pour rien, tant la misère était grande… et nous t’emportâmes, ma chérie.

Ne sanglote pas ainsi, je t’en prie, Olga n’a cessé de secourir les tiens, elle a pris à son service cinq ou six de tes frères et sœurs, elle a placé les autres ; et tes vieux parents, nourris par ses soins, ne travaillent plus.

— Oh ! gémit l’infortunée Véga, je veux aller vers eux.

— Pourquoi ?… ils sont en paix. Le passé est fini. Laisse dormir ce qui est peut-être un vague remords. C’est à toi, en somme, qu’ils doivent tous leur bien-être relatif. Songe que… j’ai presque honte de t’avouer cela, nous avions risqué ta vie… Olga et moi. Tu avais bien quatre-vingt-dix neuf chances sur cent d’être épargnée… mais cependant, il y avait deux suppositions possibles : ou que le crime s’accomplisse dès l’arrivée à l’île, sans vérification de l’identité de l’enfant, ou que, de colère, les Compagnons ne te chassent…

C’était invraisemblable, ces hommes sont fanatiques, ils voient faux, mais à part leur conception de la vie sociale, ils n’ont aucune animosité pour l’innocent.

Donc mes prévisions furent justes, ils t’élevèrent et t’aimèrent. Ne leur raconte jamais ces choses.

— Je ne veux plus retourner vers eux.

— Nous apprécierons. J’ai envers toi, moi aussi, un grand devoir de réparation, c’est pourquoi je songe à t’adopter. Le veux-tu ?

— Laissez-moi un peu réfléchir. À tout prix, avant, je veux revoir ma vraie mère… maman ! je n’ai jamais prononcé ce mot… avec conscience de sa douceur.

— Écoute la suite de mon récit. Pardonne-moi… tu fus l’instrument providentiel qui épargna un crime, tu as droit au bonheur.

Quand Régis t’eut remise aux mains des Compagnons, il se hâta de regagner le continent. Il savait que l’erreur reconnue, il serait condamné et exécuté sans merci. Lui faisait aisément le sacrifice de sa vie, moi pas, je voulais garder l’homme que j’adorais… je l’emmenai aux Temples de l’Hymalaya où je pus pénétrer par suite de mon initiation aux mystères hermétiques. Là, Roger était en sûreté, nul au monde, sauf les initiés, ne connaît l’entrée des défilés magiques.

Roger, admis au premier degré d’initiation, se soumit pendant plus d’une année à l’entraînement spécial de pensées, d’occupations, d’attitudes qui devait modifier ses traits…

— Quoi !

— Oui, la physionomie est le reflet intime, chaque ride marque un sentiment, révèle un désir, une peine ou une joie. La physionomie est le miroir de l’âme. Or, Régis astreint à s’abstraire sur les idées imposées, à s’occuper manuellement et intellectuellement de travaux appropriés au but poursuivi, nourri avec des aliments qui modifiaient le pigment de la peau, des cheveux, de la barbe, etc…, soumis à des exercices qui développaient certains de ses membres, fut peu à peu transformé. Quand les Mages me le rendirent, il était méconnaissable, sa voix seule, ainsi que tu l’as remarqué, n’a pu changer, mais étant devenu beaucoup plus large du torse, il paraît plus petit, ses cheveux sont bruns au lieu d’être blonds, son teint olivâtre au lieu d’être clair. Ses yeux plus enfoncés sous l’orbite sont plus sombres, son nez est devenu aquilin par une greffe habile, sa bouche plus sérieuse, son menton à fossette… bref, c’est une autre incarnation.

Devant le monde, j’ai joué le rôle de veuve et un jour j’ai épousé, devant tous, mon cousin Roger de Bellay dont nul n’a soupçonné la véritable identité.

— Quel roman ! Madame, vous avez raison, fit Véga pâle et glacée, il y a des histoires vraies qui semblent des contes… et que peut-être il vaut mieux ignorer.

Sophia enlaça la jeune fille et la tenant de son bras libre chaudement appuyée sur son cœur :

— Tu es ma fille, Véga, est-ce que cette confidence ne te montre pas toute ma tendresse, tout mon désir de réparation ?

— Je veux aller retrouver ma mère ! s’entêta la jeune fille.


XLII

Adieu

Pour la première fois de sa vie Véga ne put s’endormir avec son beau calme d’oiselle.

Elle songeait à la forêt profonde… où erraient les siens presque mourant de faim, elle songeait à sa triste enfance. Vraiment, comme les oiseaux, on l’avait jetée hors du nid… Et pourtant elle voulait aller embrasser sa mère, tant la force des liens d’âme est vraie !

Puis elle glissa au rêve : Daniel, Aour-Ruoa, le prince vigneron, tous l’entouraient, l’attachaient à eux par des liens très doux de soie pour paralyser ses ailes, l’empêcher de fuir vers les monts du Caucase, où elle apercevait un groupe d’êtres, maigres et pâles, qui lui tendaient les bras…

Au jour, elle s’éveilla les yeux en larmes. La chambre où elle dormait donnait sur la mer ; rustique et propre, cette pièce ne contenait que l’indispensable, aucun luxe.

Véga, brisée, courut se plonger dans les vagues, elle nagea jusqu’à l’Arcadia, grimpa à bord avec la facilité souple qu’elle possédait pour tous les exercices.

Les matelotes travaillaient, on pourrait appareiller à la marée du soir.

La matinée se passa en occupations diverses à bord, puis la jeune fille revint à terre, elle avait voulu un peu s’isoler, se ressaisir, penser, et maintenant elle revenait vers ses amis, très douce, comprenant qu’elle avait été l’instrument de la Providence et que ceux qui s’étaient servis d’elle avaient dû être aussi d’aveugles instruments, des machines actionnant le jouet.

Et, en son âme juste, elle déduisait : Que leur dois-je ? — Rien, je les ai servis. Même Cléto Pisani m’a employée pour ses expériences, même Aour-Ruoa s’est intéressé aux succès de ses études à travers mon cerveau. J’ai été celle à qui on a enlevé le « sentiment de la peur ». Celle qu’on a lancé dans l’airX avec un appareil curieux, fragile, peut-être… mortel.

Pour Daniel seul, j’ai été l’amie. Daniel seul a eu pour moi un sentiment désintéressé. Je veux rejoindre Daniel. N’est-ce pas lui le naufragé ? Celui que la Stella Negra recueillit attaché à une planche. Ceci je dois le savoir, puisqu’un inconcevable aveuglement m’a fait prendre un prince pour l’autre. Je vais aller à Kee-Taown, la ville anglaise, là j’enverrai des câblogrammes et aurai le temps d’avoir mes réponses avant l’achèvement des réparations de mon bateau. Allons vers Sophia, puisqu’elle se croit envers moi un devoir, puisqu’elle dit m’aimer, moi fille de bûcheron ! acceptons les dons de tendresse, comme ma mère accepta les dons d’argent.

Véga se rejeta à l’eau pour gagner la grève.

Subitement, son jeune cœur avait mûri, elle avait entrevu la vie, son but, son égoïsme, elle avait perdu le bandeau de confiance, d’insouciance, les écailles venaient de tomber de ses yeux.

Vite elle alla changer de costume.

Myriem restait seule dans la case, ses hôtes étaient tous au jardin où ils attendaient le déjeuner.

— Bon, dit Véga, je vous aide, Myriem, toutes mes sœurs sont servantes, je puis les imiter.

— Pourquoi n’es-tu pas venue vers moi plus tôt, chère enfant, mon récit t’a donc affligée ? demanda Sophia dès qu’elle aperçut la jeune fille.

— Oui, Tia, je continue, tu le vois, une ancienne habitude, car je devrais t’appeler « Madame la Baronne ».

— Tais-toi, petite ingrate, veux-tu me faire regretter ma confiance ?

— J’ai mal dormi, beaucoup pensé. Je ne veux pas que tu m’adoptes, je ne veux pas vivre avec toi ni avec Cléto Pisani. Ces hommes de la Stella Negra m’ont appris un métier… peu encombré encore, mon sport est unique. Eh bien, avec cette science, je gagnerai assez d’or pour relever ma famille, mettre tous les miens à l’abri de la misère.

— Mais puisque je te dis qu’ils y sont.

— Ce n’est pas suffisant. Mes sœurs quitteront leur emploi subalterne… Mes vieux parents ne seront plus nourris par la charité. Assez d’impresarii m’ont demandé à me « lancer ». Je vais rentrer en France et j’accepterai l’offre la meilleure. Je te dirai adieu ici, Sophia. J’ai mon bateau, je saurai bien un jour en rembourser le prix.

— Petite orgueilleuse, combien tu me fais de peine !

Véga sourit. Elle regarda le prince, déclassé, lui aussi.

Je vais aller à Kee-taown, prince, voulez-vous profiter de l’Arcadia, puisque vous m’avez dit hier vouloir vous rendre au-devant de Madame votre mère.

— Je le veux bien, mon enfant, j’ai une pirogue à voile, mais je serai heureux de votre compagnie.

La famille Essénienne était venue s’asseoir à table, et comme la veille, chacun, avec la simplicité d’une parfaite entente fraternelle, se servait sans aucune autre distinction de rang que l’hommage au plus âgé.

— Il s’est fait un bouleversement dans ton âme, Véga, dit la bonne Sophia à la jeune fille, quand, après le repas, elles furent seules. Mon récit a troublé ta paix.

— Il le fallait, Tia, je vivais vraiment trop comme une oiselle, c’est peut-être le bonheur, ce n’est pas le devoir. J’ai découvert le mien, je l’accomplirai. Je m’embarque à l’instant, je te remercie de beaucoup de choses, je… te pardonne les autres, si nous nous revoyons en ce monde…

Sophia l’interrompit :

— Méchante créature, ne vois-tu pas le mal que tu me fais ?

— Non, tu as ton mari, ton prince, tu continues ta marche vers le but, je fus un incident… il est clos. Sois bien assurée de ma discrétion, de mon souvenir affectueux. Je vais aller au Caucase, au mont Atlow… J’essaierai de revoir Olga, j’ai bien noté tous les détails, je saurai me débrouiller. À vol d’oiseau, on voit beaucoup d’espace et les châteaux-forts, si fortifiés soient-ils, ne sont pas clos comme des boites à couvercles. Adieu, Tia, puisses-tu guérir vite… adieu.

Sans s’occuper du baron de Bellay, la jeune fille alla serrer la main de Myriem à laquelle elle voulut offrir sa montre, mais l’Essénienne refusa, très douce et très ferme.

Alors Véga faisant un signe au prince, embarqua dans le petit canot échoué sur la grève et qui devait la conduire jusqu’à l’Arcadia, en compagnie de l’héritier du trône.

L’âme entièrement prise par le souvenir de Daniel, elle ne songeait même pas à celui qui pouvait être pour lui un rival !

Celui-ci, en arpentant le pont, anxieux, la quiétude égoïste de ses jours totalement troublée, allait vers sa mère ; il pouvait aller vers sa patrie, mais il regrettait le « nirvana » de ses rêves.


XLIII

Mère et fils

Ils abordèrent le lendemain soir en la station anglaise de Kee-Taown, toute petite ville de garnison où s’ennuient et se morfondent plusieurs bataillons coloniaux.

Véga courut au télégraphe pendant que Ryna s’occupait de ses réparations, et le prince se rendit à l’hôtel où devait être sa mère.

Dans un premier salon se tenaient un chambellan ou plutôt un secrétaire et une dame d’honneur, il leur dit :

— Annoncez à Madame un étranger… celui qu’elle doit recevoir. Allez.

— Êtes-vous attendu, Monsieur ?

— Je le suis.

L’homme souleva une natte et passa dans la pièce voisine, mais Lô ne lui donna pas le temps de parler ; il l’avait suivi. Maintenant, d’un geste, il lui ordonnait de sortir, et l’autre, surpris, obéissait, malgré le manque d’étiquette.

Une femme âgée était assise sur un divan.

Elle ne bougea pas.

Très doucement, il vint s’agenouiller devant elle, prit ses mains froides, y mit ses lèvres :

— Maman !

Elle tressaillit, l’écarta d’elle, ses yeux encore beaux, tristes et profonds, appuyés sur les prunelles brunes du prince :

— Lô ! Ce n’est pas toi, ce n’est pas mon fils, cet homme à cheveux blancs… J’ai quitté un garçon mince, souple, brun, frêle, je vois ici un être robuste, grand, au teint brûlé. Relevez-vous, Monsieur, il est mal d’abuser de la crédulité d’une mère ! J’ai fait un bien long voyage sur un bien vague espoir. Il est détruit !

Un soupir s’échappa des lèvres tremblantes du prince, mais il ne bougea pas. Il dit doucement :

— Calculez, Madame, j’ai passé cinquante ans ! À l’époque où je vous quittai je n’en avais pas trente. Vous, que Dieu conserve, je retrouve vos traits tels qu’ils sont gravés en mon cœur, vous avez toujours les cheveux blonds, les joues sans rides, le teint blanc clair, vous êtes immuable.

Est-ce une science, est-ce un art, est-ce un don ?… vous êtes celle que j’ai laissée sur le port de Liverpool… celle qui ne pleurait pas le départ de son unique enfant.

Moi, blessé mortellement, je fus préservé, dans quel but ?… je l’ignore, car ma vie est inutile, elle ne peut même pas être pour vous consolatrice… mais tout est mystère, je raconte et n’explique pas. On me sauva. Ensuite je restai chez ce peuple si doux, mes idées se modifièrent, on me croyait mort… je ne détrompai personne. Il y a bien longtemps que je n’ai regardé mon visage, je pense en effet être vieux, et bien ravagé, car je vécus au grand air rude de l’Océan.

Elle répéta lentement :

— Vous n’êtes pas Lô !

— Votre souvenir ne parle pas, le même sang coule dans nos veines ; moi, en tenant vos doigts, je sens battre mon cœur, nullement atrophié, sous son enveloppe usée.

Un peu de rose teinta les joues de l’ex-souveraine, mais l’émotion ne vint pas.

— Mon fils était joli, il avait de petites mains fines.

— Il n’avait pas encore travaillé. Depuis, il a remué la terre avec de lourds outils, il a manié la hache, la scie, la rame. Vous rappelez-vous que j’aimais jardiner aux Tuileries, j’avais mon petit jardin près de la terrasse de l’orangerie.

Elle secoua la tête tristement :

— Vous êtes un imposteur. Vous convoitez la fortune que j’ai su amasser et garder.

— Je convoite un élan de votre âme. La fortune, qu’en ferais-je ? Je vis en Robinson. Je ne veux pas quitter le sol qui me nourrit. Je ne veux rien de vous, qu’un baiser maternel. Je ne quitterai pas mon île, je n’irai pas troubler votre vie de ma singulière histoire. La nuit du tombeau s’est faite sur moi, aucune lueur ne viendra l’éclairer. L’Empire est à jamais enseveli.

— Vous avez vu mes envoyés, le baron et la baronne de Bellay ?

— Je les ai vus et je les ai quittés hier. Ils ne doutent pas, eux !

— Relevez-vous, asseyez-vous près de moi. Pouvez-vous me rappeler quelques faits connus de moi et de mon fils ?

— Beaucoup. Des faits d’enfance, c’est ce dont je me souviens le mieux. Un jour, nous revenions de Compiègne. Dans le wagon-salon, avec nous, vous aviez fait placer le célèbre médium Douglas-Home que vous favorisiez de votre attention. Tout à coup, votre bouquet de roses, le coussin que vous aviez sous les pieds, la petite canne que j’avais en main, mon chapeau, se mirent à valser sans que nul y touchât…

Home souriait, vous pâlissiez, moi je me mis à pleurer…

Vous souvenez-vous… maman ?

— Je me souviens, mais nous n’étions pas seuls, votre gouvernante, mon chambellan, d’autres encore… voyaient.

— De sorte que vous n’êtes pas convaincue… Hélas ! vous voulez, je le crains, ne pas l’être.

— Je voudrais l’être, j’ai bien pleuré mon pauvre enfant.

— Une autre fois, nous avions été à Saint-Denys, à l’école des jeunes filles que vous protégiez. Pendant que vous causiez avec les « Dames », j’avais été jouer en compagnie des jeunes filles, j’en aimais une surtout, nommée Jacqueline. J’eus une fantaisie et je dis à ma petite compagne : « Je voudrais savoir si maman me reconnaîtrait si je m’habillais comme toi en uniforme de l’école ? »

L’idée était géniale, nous courûmes à la « roberie », on me mit une robe, une pèlerine, et l’affreux chapeau cabriolet, puis nous allâmes ainsi défiler devant vous et les maîtresses assemblées.

— Madame, vous dit la Supérieure, qui était dans le secret, permettez-moi de présenter une nouvelle élève à Votre Majesté.

Et vous répondîtes sincère : Ah ! comme elle ressemble à mon petit Lô. Elle a juste devant, la même dent qui lui manque. Or, j’avais sept ans. Madame, vous rappelez-vous ?

— Je le rappelle. Toute l’école entendit…

Lô laissa tomber sa tête dans ses mains, découragé, un lourd sanglot monta de son cœur.

— Maman ! écoutez encore ceci. Nul ne peut savoir ce que je vais vous dire : c’était en votre château d’Angleterre… mon ami intime Alphonse XII, qui n’était que prince des Asturies, était là ; la veille, nous avions joué, j’avais perdu et il m’avait prêté cent louis… (j’aurais voulu ne pas vous rappeler ce détail), je le quittai un instant, je montai chez vous. Dans votre petit salon, nous étions bien seuls, vous et moi, toutes portes closes.

Cette fois, un gémissement sortit des lèvres de la mère… Lô continua :

— Je vous suppliai de me donner les cent louis, vous étiez si riche ! Moi, votre fils, je n’avais jamais qu’une somme infime, vous me mesuriez avec tant de parcimonie une maigre mensualité. Vous refusâtes… c’est ce jour-là que je pris la résolution de partir me battre aux colonies. Vous rappelez-vous, Madame ?

Elle avait courbé le front, une honte la gagnait. C’était vrai. Elle avait été bien… économe, son fils ne pouvait tenir son rang de prince, et il avait tant eu d’humiliations qu’il avait préféré fuir loin, très loin.

Un long silence suivit ces mots, au bord des cils blonds de la mère tremblait une larme.

D’un élan invincible, Lô l’attira contre lui, baisant ses yeux :

— Maman !

Elle se laissait embrasser, une faible pression de sa main rendait un peu de sympathie.

On lui contait des choses vraies mais elle était désemparée. Sa pensée avait gardé un tel autre souvenir ! une telle autre image ! cet homme déjà au retour des ans, son fils, son fils à elle !… qui se croyait encore jeune quand elle se mirait après les séances prodigieuses, ou plutôt prestigieuses, de l’Institut de Beauté. Elle paraissait plus jeune que lui.

Ses cheveux d’or roux avaient gardé leur nuance, grâce aux savants artifices. Sa peau fine, douce, habilement massée par les doigts agiles de sa camériste, avait conservé sa souplesse élastique. Chaque soir, elle s’enveloppait de bandelettes couvertes d’une crème spéciale ; le matin, elle posait des pâtes, des crèmes, des eaux, cela durait trois heures d’horloge, mais elle en ressortait belle !

— Quoi rien en moi ne vous rappelle-t-il mon père ?

Elle releva la tête :

— Non, rien. Celui que vous nommez votre père était si malade, si triste, si las, non, il n’avait rien de votre force rustique.

— Il vécut autrement. N’ai-je aucune similitude avec quelqu’un des vôtres, père, mère, aïeule.

Maintenant, elle souffrait. Deux larmes creusaient sur sa poudre des sillons jaunes. Elle murmura :

— Un soir, c’était la veille de la première communion de Lô. Son père le croyant endormi, revenant tard d’un conseil des ministres, entra dans sa chambre. Je priais près du petit lit… Si vous pouvez me dire ce qu’il advint alors, ce sera une preuve, parce que nous étions absolument seuls.

— … Vous récitiez le Rosario d’Espagne, qui vous venait de ma grand’-mère ; il étincelait entre vos doigts… Moi, au lieu de penser aux choses pieuses, dont j’avais été saturé toute la journée, j’avais l’idée à votre voyage d’Égypte dont on m’avait conté divers incidents, et alors quand mon père vint tout doucement pour m’embrasser, je dis bien mal à propos : « Papa, donnez-moi un petit chameau pour me promener dans les allées de Saint-Cloud ».

L’Empereur se mit à rire, posa un baiser très tendre sur mon front, et dit : « Tu auras ton chameau, mon chéri ».

Lô se tût. Anxieux, il regardait sa mère, il lisait en elle maintenant. Oui, elle était sûre de son identité, mais il l’effarait, il la jetait par trop dans la nuit de la vieillesse.

Elle le contemplait… lentement, elle approcha du sien son visage, eut une caresse :

— Si tu es mon fils, que comptes-tu faire ?

— Rien de plus que vous aimer.

— Rentrer en France… tu ne le pourrais pas.

— Je n’y tiens nullement. À part un triste pèlerinage dans les lieux où je vécus… où j’aimais, je ne vois aucun attrait, je n’y ai plus d’amis dans ma patrie !

— Si, beaucoup encore et de fidèles.

— Qu’importe ! je ne vois nulle mission. Le rôle à remplir serait si peu enviable ! Qu’y a-t-il de plus difficile que le gouvernement de ce peuple frondeur, intelligent, capricieux, raisonneur, épris de l’impossible liberté.

— Il y aurait la dynastie !…

— Je n’ai aimé qu’une fois… l’adorable Myna, elle est morte, de chagrin n’est-ce pas ?

— Elle est repartie en Autriche chez son père, le prince d’E… qui ne voulut jamais admettre votre amour.

— Pauvre petite… j’y ai souvent pensé. Ce que je vous demande, ma mère, c’est de me laisser ici et si vous voulez ma présence près de vous quelques mois chaque année, j’irai en « étranger » pour le monde, en fils pour vous seule, car il ne faut pas renouer d’anciennes prétentions, faire surgir d’autres complications. M’approuvez-vous ?

— Je ne sais : il me faut réfléchir à ces choses, consulter des amis…

— Ma résolution est inébranlable.

Elle rapprocha ses sourcils touffus, volontaires, arqués :

— Alors à quoi bon cette scène filiale ?

Lô eut un long soupir :

— Que vous êtes cruelle !

De nouveau, ils se turent.

Leur destinée s’inscrivait dans l’astral…


XLIV

Ce qui sera

Véga avait câblé à Daniel : « Où êtes-vous ? répondez de suite à Véga à Kee-Taown, Cafrerie, London-Hôtel ». Elle en adressa un autre à San-Sébastien, Hôtel de France, à Mme Angela Deblois :

« Suis sauvée, je rentre à Val-Salut ».

Maintenant ce dernier arriverait-il jamais à celle à qui il était destiné ? Sous quel nom Mme Angela s’était-elle inscrite à l’hôtel… où était-elle ? Depuis près de deux mois l’attendait-elle encore ? Mystère.

Ceci accompli la jeune fille, plus calme, attendit ses réponses.

Peu de distractions s’offrent en cette ville coloniale ; mais Véga n’en avait cure, la seule chose qu’elle voulut fut une promenade à dos de chameau à travers le désert.

Elle eut la réponse de San-Rémo le lendemain, elle était toute vibrante. « Venez, je vous attends à Biarritz, je mourais loin de vous. Daniel ». Aucune réponse de Mme Angela.

Alors Véga donna l’ordre d’appareiller l’Arcadia ; avant, elle alla prendre congé du passager amené par elle.

Il était seul dans son appartement, il écrivait.

En l’entendant frapper à la porte, il la devina :

— Venez, dit-il, avec un bon sourire, nous nous sommes vus bien peu, assez pour me laisser à moi un indicible souvenir, vous êtes celle qu’on n’oublie pas.

Elle eut un geste indifférent : — Je pars, je vais au pays qui vous vit naître. Nous ne nous rencontrerons plus.

— Qui sait ?… Vous allez vers un ami très cher, un homme qui a comme moi à porter le poids d’un lourd atavisme. Dites-lui que s’il veut un jour le repos, il vienne ici, vers moi, je lui ouvrirai les bras fraternellement.

— Non. L’existence d’ici est lente et monotone, sans joies, sans peines, moi et lui, voulons nous sentir vivre, demander à la vie ses plus intenses vibrations : celles de la lutte.

— Enfant trop jeune et trop ardente, vous placez mal l’objectif du bonheur et plus tard vous me comprendrez. Sachez une chose que l’univers ignore, qu’après-demain révèlera :

La nouvelle Atlantide émerge de l’Océan, chaque jour notre île s’agrandit, repoussant la mer envahisseuse… Un travail colossal s’accomplit dans les bas-fonds des Océans. La terre qui monte amène ailleurs l’envahissement des eaux. Le vieux monde est appelé à disparaître comme disparut l’ancienne Atlantide. Paris, comme Thèbes, Ninive, Babylone sera un désert de poussière ou d’eau. Les cataclysmes qui se préparent sont inscrits dans la lumière astrale.

— Oui, je sais, Sophia croit à ces choses. Les Mages du mont de la Victoire, qui jadis virent resplendir en Orient l’étoile miraculeuse, prévoient que cette étoile, qui depuis deux mille ans presque parcourt l’espace, va revenir du côté de l’Occident. Elle sera le signal d’événements terribles et sublimes…

— Moins éloignés qu’on ne pense. Le calcul mathématique de l’évolution des cycles indique nettement la place où nous sommes dans l’éternel recommencement. La roue de fortune universelle tourne lente et immuable, nous serons au point le plus bas dans peu d’années, nous franchirons le grand solstice terrestre… puis le rayon remontera du côté opposé pour accomplir un autre tour et revenir encore au même point. Me comprenez-vous ?

— Parfaitement. Éternité est devant et derrière nous. L’âge d’or fut et sera. Demain se retrouvera comme hier. Et nos âmes immortelles traverseront toutes les périodes. Tous les Mages croient cela.

— Tous les Mages, tous les penseurs, tous ceux qui étudient et croient à la justice.

— Prince Lô, vous rêvez trop… vous enlisez vos forces dans des nuages… Moi je ne veux ni analyser, ni songer, ni déduire, je veux vivre, sourire, aimer ! Je veux de l’ivresse et de la joie. Que m’importe demain. Je suis plus sage que vous.

Creuser avec notre pauvre faculté de pensée les secrets du monde ne mène à aucun résultat, puisque tout est inchangeable… vivons pour la joie !

— Enfant qui raisonnez comme une frivole mondaine, peut-être voyez-vous plus juste que moi. Allez donc et jouissez de la jeunesse, accordez à tous vos sens le summum des plaisirs qui leur sont propres, profitez-en en honneur et justice.

— Et je croirai bien agir en ne dédaignant, ni ne déformant un don du ciel. Adieu, prince. Ne venez-vous pas en France ?

— Ma mère le souhaite, je cède, mais pour peu de temps, j’espère. Adieu, enfant jolie et joyeuse, vous avez mis une clarté dans mon horizon terne. Merci ! Nous embarquons, nous aussi, demain, par le premier paquebot anglais qui stoppe ici.

XLV

Le revoir

L’Arcadia nageait dans les eaux françaises, le long de la côte sud atlantique, on allait aborder à Biarritz.

Véga, au lieu de suivre la manœuvre, s’était isolée dans sa cabine. Elle venait de s’étendre suivant le rite, mollement dévêtue, les cheveux épars et elle envoyait une dépêche télépathique.

Ses lèvres avaient prononcé haut le mot aux vibrations heureuses : Aour ! et mentalement, avec une force voltique capable de lancer d’intenses vibrations, elle disait : « Aour-Ruoa ! tu m’entends ? »

Un souffle froid sur sa joue montra l’émission partie du cerveau récepteur.

Elle continua, tendue de toute sa puissance d’énergie : « Je reste en France, je te renvoie l’Arcadia avec son équipage. Le pilote Ryna ne connaît pas les abords de l’île, elle risquerait de passer sur les torpilles dormantes qui gardent l’entrée de la Stella Negra. Expédie-lui un canot électrique qui croisera au nord à partir de demain. » Le souffle froid répondit, c’était l’avertisseur d’une communication, mais déjà Véga ne voulait plus rien percevoir, elle secouait cette chaîne morale qui la blessait à présent qu’elle savait… D’un bond, elle se leva.

L’effort qu’elle venait de faire l’avait brisée comme toujours, elle ruisselait de sueur, sa tête lui faisait mal, ses membres étaient courbaturés.

Elle ouvrit le sabord, un rayon de soleil filtra et elle s’y exposa immobile pour puiser en cette incomparable rénovation l’énergie et dissiper la déperdition anémique qu’elle venait de subir.

Quelques minutes plus tard, l’Arcadia se rangeait le long du Môle :

— Adieu, mes matelottes, dit Véga, adieu, vous avez été pour moi des amies, allez à l’île de la Stella Negra, on vous y attend, on vous donnera les ordres pour l’avenir, vous n’êtes plus à moi. Prenez dans le secrétaire de ma cabine tout l’or qui s’y trouve. Je n’ai plus besoin de vous.

Ces paroles prononcées sans regret, Véga s’élança sur la passerelle jetée entre le pont de son bateau et le quai. Là, elle n’eut pas le temps de se reconnaître. Deux bras l’enlaçaient :

— Ma chérie ! mon trésor !

— Mon Daniel !

Il l’entraînait, une automobile les reçut.

Incapables de parler dans leur bonheur de se revoir, ils se regardaient, les mains unies. Il finit par dire :

— Depuis votre télégramme, je n’ai pas quitté le port. Elle répondit :

— Depuis notre séparation, votre pensée n’a pas un instant quitté mon cœur.

— Ma bien-aimée, combien cette minute paye de souffrances.

— Où allons-nous ?

— D’abord à l’hôtel ; après, si vous le voulez, à Val-Salut ou à Paris.

— Oui, je vous dirai ensuite quel est mon plan.

— Nous l’accomplirons ensemble.

Elle secoua sa tête mutine : Non, moi seule, pour commencer. Avant tout, Daniel, où est donc Mme Angela ?

— Que dites-vous ?

— C’est vrai, vous ignorez… où sont votre chauffeur et votre valet de chambre ?

— Mon chauffeur nous conduit et Wilhem nous attend à l’hôtel.

— Depuis quand sont-ils de retour ?

— Depuis… ah ! comme je vivais hors du temps sans vous, je ne sais plus. S’est-il passé des mois depuis notre séparation ?

— Juste deux. Seulement, ils ont été remplis d’événements. J’interrogerai moi-même ces gens.

— Je les ai retrouvés à Val-Salut, désespérés tous deux de vous avoir perdue, vous croyant morte.

— Mais vous ?…

— Moi, c’est un récit trop long pour le moment, je vous le ferai en détail, nous voici à l’hôtel.

— Qu’allons-nous y faire ?

— Vous reposer, dîner, nous pourrons partir demain matin.

— Volontiers, cependant j’ai hâte d’être à Val-Salut à cause de Mme Angela.

Wilhem s’était précipité pour ouvrir la portière.

— Ah ! Mademoiselle Véga !

— Mon bon Wilhem.

Véga tendait la main au fidèle valet et celui-ci d’un geste spontané, tout comme un gentilhomme, osait y mettre ses lèvres.

Daniel sourit et Véga pensa : mes frères aussi sont des valets. Et bonne, elle se retourna vers le chauffeur :

— Léonard, je suis bien contente de vous revoir.

— Et moi donc, Mademoiselle, nous avons été si inquiets !

— Wilhem, voulez-vous venir avec moi un moment, me conduire à mon appartement, prenez ma valise.

— Je vous suis, Mademoiselle.

Quand la porte de la chambre fut fermée, la jeune fille demanda :

— Qu’est devenue la dame qui m’accompagnait quand nous fûmes capturés par les Séquestratores ?

— Cette dame a attendu huit jours à l’hôtel de France, elle était mortellement angoissée, elle passait ses heures à prier. Au jour convenu, elle a reçu un chèque, elle m’a dit de venir avec elle le toucher à la banque d’Espagne. Nous avons pris tout l’or et les billets, puis nous avons été le porter où ces bandits avaient indiqué.

— Et vous en avez vu de ces bandits ?

— Aucun. Au guichet de la banque, on nous a pris notre argent, on nous a donné un reçu et nous sommes partis, espérant bien vous trouver comme cela avait été entendu, parce que ces gens-là, dit-on, ne manquent jamais à leur parole…

— Alors ?

— La soirée a été pour nous horrible, nous guettions votre venue, Madame devenait folle de chagrin. Enfin, nous avons aperçu, à la nuit tombée, un homme qui arrivait à notre hôtel et se sauva comme un voleur. J’étais sur la porte, moi, j’observais, le caissier m’appela :

— Ceci est pour votre maîtresse, me dit-il.

— Comment Madame s’était-elle fait inscrire à l’hôtel ?

— Sous le nom de Mme Deblois. Je pris le paquet qui était très lourd et montai en hâte. Madame ouvrit la lettre avec angoisse, elle tremblait, ses yeux ne pouvaient lire, je dus l’aider, elle se figurait que dans le paquet il y avait… vos oreilles.

Véga ne put s’empêcher de rire :

— C’est vrai, les Séquestratores avaient menacé de me les couper et de les lui envoyer en boite cachetée. — La lettre disait ceci : « Nous vous renvoyons votre argent, nous ne pouvons vous rendre votre enfant, ou elle s’est enfuie, ou elle s’est noyée. Ses vêtements étaient au bord du torrent, il est supposable qu’elle n’est pas partie nue. »

Le paquet contenait l’argent.

Madame venait de s’évanouir.

Moi, j’appelai la femme de chambre de l’hôtel et je sortis. Je pensai que Mademoiselle avait dû s’envoler.

— Justement, Wilhem. Vous avez deviné.

Quand Madame fut revenue à elle, je lui expliquai ceci ; mais elle me crut un peu fou et me dit de retourner au château avec l’auto et Léonard. Quant à elle, aussitôt remise de cette secousse et en état de voyager, elle irait à Paris à la recherche d’un parent dont elle espérait quelques éclaircissements.

— Elle vous a dit le nom de ce parent ?

— Je crois que c’est le baron de Barbentan.

— C’est cela. Pauvre femme ! Avez-vous parlé à M. le Comte de Mme Deblois ?

— Non, M. le Comte ne s’occupait que de Mademoiselle, il ne causait à personne, il était figé dans sa peine.

— Quand est-il revenu vers vous ?

— Il y a environ trois semaines. Il est arrivé un soir, à pied, de la gare de Bagnères. Il a dit : « Avez-vous des nouvelles de Mlle Véga ? » Sur notre réponse négative, il est tombé dans une mélancolie noire… dont il n’est sorti que lors de l’arrivée du câblogramme. Oh ! alors ça été une telle joie que nous pensions qu’il allait en perdre la raison. Il a fallu partir tout de suite pour Biarritz.

Nous sommes venus à une allure folle et depuis notre arrivée M. le Comte ne quittait plus le port, j’étais obligé de l’emmener presque de force pour manger et je montais la garde à sa place pendant ses courts repas. C’est bien heureux que Mlle Véga soit revenue, car M. le Comte serait mort à coup sûr.

— Ce qu’il faut maintenant, Wilhem, c’est retrouver Mme Deblois. Voit-on toujours des lueurs dans la chambre hantée à Val-Salut ?

— Non, Mademoiselle. Depuis l’incendie, nous n’avons rien aperçu.

— Allez maintenant, Wilhem, je descends dans un instant.

L’honnête valet sortit.

Véga comprenait bien la situation. Mme Angela avait voulu essayer d’attendrir son neveu Barbentan. Elle avait dû aller le rejoindre à Paris ou ailleurs, lui offrir de l’or… l’obliger à lui révéler la retraite de son fils. Pauvre mère !

Mais Daniel frappait à la porte impatient.

— Véga chérie ! le dîner est servi. Venez.


XLVI

L’aventure de Daniel

Ils s’étaient fait servir dans un petit salon donnant sur la mer par une grande baie. On était en juillet, l’air était délicieux, rafraîchi par la brise du large.

En face l’un de l’autre, ils éprouvaient une joie immense à se regarder par-dessus les roses et les œillets qui ornaient le milieu de leur petite table :

— Dites, Daniel, dites d’abord, moi j’ai fait la plus folle des équipées, je me suis embarquée sur une fausse voie, j’ai découvert un autre prince, j’ai été me heurter à un autre principe… Leurrée par mes prophètes, j’ai été me perdre en l’Océan Indien.

— Quels prophètes ?

— Oh ! des sages ! des hommes étonnants ! Ils m’ont dit ce qu’ils devaient me dire, une vérité déduite des choses que je leur avais transmises, c’est moi seule qui m’abusai… Enfin, j’ai fait une découverte inouïe ! la terre de l’avenir. Celle qui remplacera après-demain l’ancien continent. Faites-moi grâce de mon épopée. La vôtre, mon ami, est autrement passionnante. Pauvre Daniel, après lequel je courais si anxieuse et dont je m’éloignais follement ! Reprenez où nous en étions : à l’auberge des Quatre-Routes. Oh ! quand je vis fuir l’auto et quand je compris qu’on vous enlevait… Quel arrachement ! Racontez-moi ce qu’il advint depuis ce moment.

— Moi aussi, quand je compris que j’étais joué j’éprouvai une violente colère. Des volets de bois à ressort cachaient les fenêtres de l’auto. Sur le devant, un épais rideau, mis en dehors, m’empêchait de voir où j’allais. C’était vertigineux. J’essayais de briser portes et fenêtres, en vain, j’usai mes forces sans succès.

Bientôt, je sentis une somnolence m’envahir. Dans cette cage étroite, un tuyau de caoutchouc envoyait un gaz narcotique, je le sentais, je le voyais fuser, je ne pouvais le fuir…

Que dura cet état ? Je l’ignore, sans doute, il dura longtemps.

— Vous pouviez être asphyxié.

— Je le fus presque. Quand je revins à moi, j’étais haletant devant une fenêtre ouverte, un homme me faisait respirer des sels, un autre me frictionnait, un troisième agitait un éventail au-dessus de ma tête. J’essayai de me lever… quatre bras m’empêchèrent de quitter le fauteuil où j’agonisais.

Où étais-je ? Que m’était-il arrivé ? je le retrouvais vaguement dans ma mémoire troublée.

Je ne connaissais aucune des personnes qui m’entouraient, elles parlaient espagnol.

Quand je parvins à articuler quelques mots, nul ne me répondit, ces gens eurent l’air de ne pas me comprendre, puis ils sortirent.

J’entendis qu’on tirait des verrous, qu’une clef grinçait dans la serrure. Je me vis prisonnier…

Toute ma colère s’était noyée dans ma faiblesse, j’étais si épuisé que je pouvais à peine marcher. Je titubais, devant m’appuyer aux murs. Je fis le tour de mon appartement. Il se composait d’une chambre à coucher vaste, richement aménagée, éclairée par trois fenêtres garnies de barreaux de fer croisés en losanges. De cette pièce, on passait dans un cabinet de toilette meublé avec un confortable luxueux, une fenêtre également grillagée, lui procurait de l’air, il n’avait aucune autre porte que celle donnant sur la chambre à coucher.

De ce cabinet de toilette, on apercevait la mer immense et étale à l’infini. Je ne pouvais me pencher au dehors pour voir au bas du mur extérieur.

La vue de la chambre donnait sur des bois et des monts. Je devais être à une très grande hauteur, car je n’apercevais que le sommet des arbres. La chambre, très vaste, contenait une bibliothèque garnie de volumes français, un piano, une table à écrire et une autre table couverte de viandes froides, gâteaux, pain et fruits.

J’avais d’horribles nausées, la seule vue des victuailles me soulevait le cœur. Cet état dura deux jours. Matin et soir, un domestique venait, sans dire un mot, renouveler les provisions et procéder au nettoyage des appartements. Peu à peu, je me sentis mieux, mon courage revint, je commençai à songer que je pourrais m’évader peut-être. Bien que je ne puisse savoir où j’étais, je voyais la mer, c’était une voie d’échappement, au large il passait des navires… J’avais toujours aimé à nager, je ne redoutais pas une performance de quelques kilomètres, j’avais devant moi un espoir… gagner un de ces bateaux, être recueilli ainsi qu’un naufragé… je ne pouvais risquer pis que ma position.

Daniel s’interrompit. Véga, toute oreille, oubliait de manger. Le maître d’hôtel apportait et remportait les plats intacts.

— Je vous en prie, ma chère petite amie, acceptez quelque chose, nous avons tous les deux besoin de nos forces, la lutte n’est pas finie.

— Non, j’ai encore pour ma part un long voyage à entreprendre.

— Quoi ! encore…

— Je vous expliquerai tout à l’heure… continuez votre histoire.

— Corrompre le valet qui me servait, n’était pas aisé. Je reconnus bientôt qu’il était sourd-muet.

Mais ces barreaux de fenêtres n’étaient peut-être pas immuables ; si je parvenais à en desceller seulement deux, je pourrais me glisser au dehors, je suis assez mince et très souple. Un plongeon dans la mer ne m’effrayait pas, j’avais vu souvent au Nouveau Cirque comment les plongeurs qui s’élancent des frises pour tomber dans le bassin de la piste, s’y prennent, ils font en l’air une évolution et tombent sur le dos en tournant…

Les barreaux épais étaient d’une incroyable solidité, je passais plusieurs jours à les secouer avec une rage impuissante, puis je me mis à réfléchir, à examiner ce qui, dans mon entourage restreint, pouvait servir à mes fins.

Le piano attira mon attention. Est-ce que plusieurs de ses cordes liées, tordues, ne composeraient pas une sorte de scie ?

Les prisonniers ont des facultés que les hommes libres ignorent… Avec ce que je trouvai dans le piano, touches, bois, cordes, je composai divers outils.

Je travaillais la nuit entière et dormais le jour, je me nourrissais le mieux possible pour être plus fort.

Un barreau finit par être coupé, je le maintins soigneusement en place, j’en fis autant d’un autre ; j’en pouvais limer un par nuit en me reposant à peine. Au bout de quatre nuits, j’avais formé un carré capable de me livrer passage. D’un simple geste, je devais enlever l’obstacle.

Restait à attendre la venue d’un navire.

Je guettais fiévreusement l’horizon.

Je m’étais convaincu qu’en prenant un grand élan, je pourrais tomber hors des rochers hérissés qui protégeaient le bas de la tour où j’étais enfermé, et arriver jusqu’à la mer. Sa couleur foncée montrait assez de profondeur en cet endroit pour m’éviter de me broyer la tête sur un bas-fond.

La chance me servit… Un soir, je vis sur l’horizon un panache de fumée. Un bateau qui devait être un yacht de plaisance semblait longer la côte. Il naviguait sous ses feux d’ordonnances et tanguait, car une forte brise du Nord s’était levée avec la lune.

J’étais si las de mon emprisonnement, si désespéré d’être sans nouvelles de vous, que brusquement j’arrachai le carré de fer scié, je me coulai par l’ouverture… j’étais suspendu à une prodigieuse hauteur. Un sillon blanc de lune se jouait dans l’eau mouvante, mais très atténuée par des nuages, la clarté stellaire ne pouvait me dénoncer.

Il devait être onze heures… D’un violent coup de jarret, je repoussai le mur ; en même temps, je lâchai les mains et virevoltant comme un clown, j’arrivai aux vagues sans effroi, très lucide.

Ce fut une rude cinglée, mais après le plongeon coupant, je me repris et pus nager. Je n’avais dû éveiller personne dans le château, le bruit des lames avait couvert celui de ma chute. J’allais vers le navire, de manière à traverser sa voie d’avancement.

J’étais très maître de moi, quand je fus à portée je hélai de toute ma voix : « Oh ! du bateau ! »

Du premier coup la vigie me signala, on me jeta des bouées, des cordes, une échelle à la coupée.

Je fus accueilli avec empressement, on me sécha, on me réconforta, on me donna un hamac pour dormir.

Où étais-je ? L’officier de quart me dit qu’il me présenterait le lendemain au « patron », que, pour l’instant, je me repose et achève la nuit paisiblement.

Je me disposais à le faire, j’étais véritablement ahuri, bien las, je répondais avec peine aux questions de mon sauveur. Je m’endormais…

Je fus éveillé bientôt par une chose inouïe, absolument invraisemblable. Tous les passagers étaient réunis sur le pont, ils étaient peu nombreux : l’équipage et un jeune ménage, propriétaire du yacht, me sembla-t-il.

— Un torpilleur nous donne la chasse, dit le « patron », est-ce à cause de vous, Monsieur ?

— C’est impossible, répondis-je. Serais-je un criminel, on n’aurait pas eu le temps de mobiliser un bateau de guerre pour me reprendre.

— Alors passons notre chemin, sans nous occuper de cette étrange poursuite, ce n’est pas à nous qu’on en veut.

Le yacht filait grand largue, le torpilleur envoya une sommation de ses canons, il hissa les signaux commandant de mettre en panne.

Le capitaine répondait par des interrogations… Alors le torpilleur eut une audace folle, il dut nous lancer une torpille, car notre bateau coula à pic…

Machinalement par instinct de conservation, je saisis une planche et m’y accrochai.

— Ah ! je sais la suite, interrompit Véga.

— Comment ?

— Je vous la dirai. Quittons la table, Daniel, nous avons bien peu dîné, allons nous promener au bord du flot, nous y achèverons notre histoire.


XLVII

Mais où suis-je ?

Ils essayèrent de s’isoler sur la grève où il y avait beaucoup de promeneurs, mais ils vivaient pour eux, les yeux en dedans de leur âme et les étrangers ne les troublaient pas. Elle dit :

— Le hasard, plutôt la Providence, voulut que j’aperçusse un corps flottant.

— Vous !

— Oui, moi ; c’est tout à fait extraordinaire ; cependant, il y avait là encore une destinée, sans doute ; nous découvrirons dans l’avenir pourquoi je commis une telle erreur de personne en allant vers un autre que vous… Ce ne peut être sans raison. Aucun de nos gestes n’est sans but, même et surtout quand ils sont involontaires, provoqués par les événements, tous nos actes ont une répercussion… Pourquoi je ne vous découvris pas alors ?… nous le saurons plus tard, une raison occulte me poussait vers la Nouvelle Atlantide. Bref, je quittai l’île de la Stella-Negra quand vous y abordiez, pauvre épave !

— Ciel, j’étais si près de vous.

— Oui. Que vous arriva-t-il ?

— Naturellement, je ne savais pas où la vague me jetait, on me soigna avec une rare intelligence et beaucoup de bonté. Seulement avec une telle discrétion qu’à l’heure actuelle, je ne sais pas encore où je suis allé.

— Vous étiez à l’île de la Stella-Negra.

— Chez les Compagnons de l’Étoile Noire ?

— Absolument.

— J’étais loin de m’en douter. Si je l’avais su, en me nommant j’aurais été admis avec moins de défiance. Mais on me tenait dans un pavillon isolé qui avait vue sur la mer et qu’une haie haute, épaisse, énorme, défendait du côté de l’intérieur. Au bout de deux jours, j’étais en état de partir, je remerciai mes hôtes et les priai de m’indiquer un moyen de regagner la France. L’un d’eux, un grave vieillard…

— Aour-Ruoa !

— Ah ! si je l’avais donc su ! quel regret ! Il me dit : « Vous allez monter dans un de nos bateaux et l’on vous conduira à la côte Atlantique française. Seulement, vous allez jurer que jamais à personne, vous ne révélerez ce que vous avez pu voir ici.

— Je n’ai rien vu, objectai-je, que l’eau et le ciel.

— Ne m’interrompez pas. On vous bandera les yeux, le voyage sera court. Ne faites aucune résistance. Vous venez de me remercier de vous avoir sauvé la vie, montrez votre reconnaissance par votre silence. Un manquement de parole vous coûterait d’ailleurs fort cher…

— Vos menaces ne peuvent rien ajouter à la force de mon serment, je vous promets, cela suffit.

— Et pourtant, Daniel, interrompit Véga en riant, vous me contez le mystère…

— Puisque vous le savez, je continue le roman… car c’est bien un roman que ma vie dont les aventures formeraient des volumes… Le vieillard ajoutait, pratique :

— Vous n’avez ni habits, ni argent, nous vous donnerons l’un et l’autre.

— Mais où pourrais-je m’acquitter de ma dette ?

— Envers les pauvres.

Il m’abandonna sur ces mots. Un homme qui remplissait les fonctions de valet, avec une dignité d’égal vis-à-vis de moi, m’aida à me vêtir d’un costume de parfaite coupe et de goût irréprochable. Il me montra dans la poche intérieure de côté un porte-feuille. Je l’ouvris. Il contenait cinq billets de cent francs. J’en rendis quatre tout de suite. Où étais-je et quels étaient ces gens si délicats, si grands seigneurs ?

Je ne pouvais le deviner, maintenant je le comprends. On me banda les yeux avec soin, je me laissai faire sans protester et je serrai la main de ceux qui m’avaient si bien soigné.

Je montai à bord de je ne sais quel bateau, je m’aperçus seulement qu’il marchait très vite, car la brise cinglait, je le crus électric, je n’entendais pas le battement des voiles, ni le bruit d’une machine à vapeur.

Rien ne pouvait apprécier la durée du temps, le service du bord était silencieux. Une plus grande fraîcheur m’avertit du coucher du soleil, un homme me mit en main quelques sandwichs et m’offrit une coupe de vin du Midi, chaud et sucré. Je mangeais avec plaisir, il devait être tard. Assez longtemps après, j’entendis le clapotement de l’eau et un sensible ralentissement de marche. On vint me prendre par la main, nous étions en panne :

— Tenez-vous bien, dit une voix d’homme, voici le premier échelon de l’échelle de corde, vous allez descendre dans un canot qui vous mènera à la côte. Maintenant, une dernière recommandation : quand vous serez arrivé à la côte, quand vous aurez pris pied sur le sol de France, ne retirez pas tout de suite votre bandeau, jurez d’attendre une demi-heure.

— Comment saurai-je l’heure ?

— Il y a dans votre poche de gilet une montre à répétition.

— Mais s’il y a des passants, ils me remarqueront.

— Il n’y en aura pas.

— Bien. Je vous promets ce que vous voulez.

Quelques minutes plus tard, on m’aida à quitter la barque.

— Adieu et bonne chance ! dit la même voix.

Encore une fois j’étais dans l’inconnu. Étais-je prisonnier ? Étais-je libre ? Nul bruit, sauf celui de l’eau, ne venait à mes oreilles. Cette demi-heure me sembla interminable, mais je tins parole jusqu’au bout.

Quand je retirai le bandeau, je me vis seul dans la nuit, devant moi des rochers, derrière moi la mer, à droite une fantastique falaise s’estompait sous la lune ; à gauche, à quelques centaines de mètres, des lumières se voyaient. Un cordon de becs de gaz, me semblait-il. J’allai vers ces lumières.

C’était un quai bordé de cafés, d’hôtels, un aspect de station balnéaire. Laquelle ? Je ne la connaissais pas.

Demander où j’étais à un passant m’aurait fait remarquer. Dans ma situation, je n’y tenais nullement. J’entrai dans un café. On y parlait espagnol et français. Il était onze heures du soir. Je demandai le journal de la localité, espérant y voir le nom de la ville.

Il s’appelait l’Écho de la Plage, racontait de petits potins et était formé ensuite de découpures de journaux parisiens. Ses bureaux étaient situés rue de la mer…

Comme cela me renseignait !

Je sortis et me mis à la recherche d’un gîte. Hôtel de la Plage, Hôtel de France, et d’Espagne, Hôtel des Voyageurs, etc… pas un ne portait donc le nom de sa ville ? J’entrai à l’Hôtel de Paris.

Je n’avais pas l’air d’un honnête voyageur…, n’ayant pas même une valise. Cependant, ma mine dut inspirer confiance et on me donna une chambre confortable, puis le garçon qui m’avait installé revint avec son livre d’inscriptions. Devais-je me cacher ? Je ne le pensais pas, j’écrivis très bravement, comte de San Remo, de Paris.

Je fus considéré du coup !

Je m’endormis sans savoir où je passais ma nuit. Depuis mon départ de l’auberge des Quatre-Routes, je vivais sans savoir où j’étais. Drôle d’impression ! Au matin, je m’éveillai très calme, ma situation me donnait même une légère gaieté. Je descendis déjeuner, puis je réglai ma note et m’en allai en quête de la gare… s’il y en avait une.

Le pays était délicieux, le peuple gai, vif, c’était le Midi, le costume basque, le langage sonore, m’indiquaient bien les Pyrénées, seulement quelle ville ?

La gare s’ouvrait devant moi, au bout d’une belle avenue et enfin je pus lire… Saint-Jean de-Luz ! Bon, j’étais peu éloigné de chez moi. J’allai prendre un billet et le premier train pour Tarbes et Bagnères-de-Bigorre. Je pensais à vous, Véga, je ne savais pas quelle déception m’attendait à Val-Salut ! Mon oiselle serait envolée !

XLVIII

Le flot avance et recule

— Maintenant, Daniel, écoutez-moi, j’ai aussi à vous faire une révélation. J’ai agi pour ce que je croyais bon et parce que le moment était venu de prendre une initiative.

Vous étiez enlevé, séquestré, vos ennemis savaient qui vous étiez, le mystère dont s’enveloppait la vie de votre mère devenait inutile.

— Comment ! Que savez-vous ?

— Tout. Votre tendre et bonne mère, Mme Angela, celle qui se résignait pour vous apercevoir, au rôle de revenante, est venue avec moi, à votre recherche.

— Ma mère !

— Oui. Cessez de vous étonner, écoutez simplement, les faits vont s’enchaîner. Votre mère habitait près de vous, dans la tour de l’avant-poste, à Val-Salut. Un souterrain lui permettait de gagner la chambre hantée, où elle pénétrait par la plaque armoriée de la cheminée, laquelle était une porte.

— J’aurais dû m’en douter ! Comment l’avez-vous découvert ?

— La nuit de l’incendie, je dormais, j’eusse été asphyxié si Mme Angela ne m’avait emmenée dans le souterrain après m’avoir éveillée !

Passons à l’aventure du souterrain. Mais quand vous fûtes enlevé, affolée, éperdue, ne sachant où aller conter ma peine, je courus au-devant de celle qui vous aimait et je la suppliai de venir avec moi à votre recherche. Elle y consentit, nous fûmes entravées par de terrifiantes aventures… Bref, je me vis forcée de me séparer de votre chère maman, dont je suis pour le moment sans nouvelles. J’ai su par Wilhem qu’elle devait être partie pour Paris à la recherche de votre ennemi, qu’elle voulait l’acheter. Or, ce qu’il faut, Daniel, c’est d’aller retrouver — Dieu sait où — Mme Angela. Nous devons calmer ses inquiétudes ; pauvre femme, elle vous aime tant !

— Oh ! oui, il faut partir. Vous m’accompagnerez, mon oiselle ?

— Rien qu’un peu, j’ai moi aussi un devoir à remplir et qui a bien de l’analogie avec le vôtre… Il faut que je parte pour le Caucase.

— Aussitôt que j’aurai vu ma mère, je vous accompagnerai, Véga. Parlez-moi de cette mère adorée. Dites, comment est-elle ?

Elle lui sourit dans l’ombre pendant qu’ils marchaient ainsi au bord de l’eau, elle lui dit tout ce qu’elle avait vu, tout ce qu’elle savait, elle parla doucement, longtemps, le berçant du rêve lointain de cet amour mystique, puis elle se tut, ses yeux, malgré elle, se noyaient de larmes ; elle songeait à la pauvre bûcheronne qui lui avait donné le jour, à la misère de là-bas, à l’horrible négociation dont elle avait été l’objet… Daniel, pensif, serra plus vivement sa main, il passa autour d’elle un bras caressant :

— Véga, ma chérie, Véga que j’aime, voulez-vous ne jamais me quitter… je suis un vieux pour vous, n’est-ce pas ?

— Vous êtes charmant tel que vous êtes et je vous aime, Daniel, de tout mon cœur… seulement je sais maintenant qui je suis, et je sais qui vous êtes… il y a entre vous et moi toute la longueur de l’échelle sociale du premier au dernier échelon.

— Je vous aime, Véga, je ne sais rien de plus. Ma chère maman doit vous aimer, puisqu’elle vous a connue.

— Elle m’a montré la plus grande sympathie ; mais ce n’est pas elle peut-être qui me repousserait, parce que trop de graves événements nous ont rapprochées elle et moi.

— Alors…

— Ce serait moi, Daniel. Je ne veux pas… je ne peux pas. J’ai pris une grande résolution, je la tiendrai et nul, pas même vous, ne pourra m’en empêcher.

— Au moins, dites-moi quoi ?

— Je me refais oiselle ! Je vais à Paris m’entendre avec un imprésario, je voltigerai sur tous les hippodromes… je me ferai payer très cher.

— Vous plaisantez, Véga, et c’est mal, car vous me faites souffrir. J’ai une grosse fortune qui peut suffire à nous deux.

— Je ne suis pas seule… j’ai une pauvre vieille mère sans asile et sans pain, un père usé et las que le travail tue, des légions de sœurs qui sont servantes… Voilà la vérité, Daniel, celle que vous aimez, celle que vous nommez votre femme est une misérable Slave, vendue jadis, pour un peu de pain. Or, je veux consacrer ma vie à réparer cette injustice du sort, je veux nourrir ma famille du fruit de mes vols !… oh ! sans jeu de mots.

— Slave, bûcheronne ou servante, je ne connais aucun cœur aussi noble que le vôtre, aucune intelligence au-dessus de la vôtre. Si ce que vous dites est vrai… qui le prouve ?

— Le récit de la marquise de Circey. Quel intérêt l’eût fait inventer pareille histoire !

— Vous avez tellement peu l’allure d’être ce que vous dites.

— L’éducation m’a transformée. Non, c’est vrai, pas d’illusion. Je vais d’abord aller vers ces martyrs qui sont mes vieux parents ; ensuite, je travaillerai pour eux. Et rien, entendez-vous, Daniel, rien, pas même votre tendresse, ne m’arrêtera.

— Quoi qu’il soit et quoi qu’il advienne, je vous aime, Véga.

— Que décidez-vous ?

— Notre départ pour Paris, dès demain. Il n’est pas utile de retourner à Val-Salut.

Nous retournerons dans mon hôtel, je n’ai pas à me cacher, mes ennemis peuvent me tendre tous les pièges qu’ils voudront, je suis sur mes gardes. Mais où allons-nous chercher ma mère ?

— Le vieux notaire saura sa résidence.

— Il y a encore une autre chose que je voudrais bien : provoquer le baron de Barbentan et lui loger quelques pouces de fer dans la poitrine.

— Bah ! laissez donc la vengeance. Il est faux, fourbe, il sera assez puni par ses propres défauts. Quelle petitesse de vouloir se venger, jamais, quand on veut remplacer l’œuvre du destin, on ne l’accomplit aussi bien que lui. Rentrons, voyez, il n’y a plus que nous sur cette plage, les hôtels sont fermés, nous oublions que demain est tout près et qu’il faudra partir.

— Comment se fait-il que vous soyez si sage, Véga, vous si jeune ?

— Qui sait mon âge ? Sans doute, la vieille bûcheronne elle-même l’a oublié.

Ils remontèrent chez eux et se séparèrent sur le seuil de leur appartement, sans que Daniel osât mettre un baiser sur le front de celle qu’il aimait si sincèrement.

Une fois seule chez elle, Véga, qui décidément, avait perdu sa belle tranquillité, ne pouvait s’endormir.

XLIX

Au mont Atlow

Paris n’amena que déceptions aux deux chercheurs.

Le vieux notaire avoua, avec grande peine, que sa « cliente » avait passé chez lui la semaine précédente, qu’elle lui avait paru plus triste que jamais et s’en était allée en déclarant qu’elle quittait la France pour quelque temps et retournerait ensuite aux Pyrénées. Le notaire avait cru comprendre qu’elle allait en Autriche, où elle voulait se rendre afin de prier sur une tombe très chère et y chercher l’inspiration…

Barbentan n’avait pas paru chez lui. Sa servante, que Véga alla visiter, lui apprit que M. le baron voyageait, et n’annonçait pas son retour.

Alors que faire, en attendant le retour de Mme Angela à Val-Salut.

Ils convinrent de se rendre dans le Caucase, au mont Atlow, à la recherche des vieux bûcherons…

Le voyage était long, il fallait traverser la Russie, arriver jusqu’au bord de la mer Caspienne et gagner la station thermale de Piatigorsch.

Mais les deux voyageurs s’entendaient si bien, trouvaient si délicieux ce qu’ils voyaient ensemble que tout les charmait.

Quand ils descendirent le Volga, le grand fleuve vivant, source de tant de richesses, ils s’amusèrent infiniment. ils en oubliaient leur but.

Les villes russes, les Tatars, Kasan, les légendes, le mouvement du navire où toutes les races se mêlaient, provoquaient leur intérêt. La nature primesautière, gaie, si intelligente de Véga faisait d’elle une charmante compagne que Daniel aimait de plus en plus, voyant plus de charmes en elle.

De son côté, la jeune fille appréciait le sage et doux compagnon dont les actes révélaient la noblesse d’âme, dont l’allure offrait une distinction suprême et toutes les pensées une élévation désintéressée.

Elle l’appréciait et elle l’aimait, mais ne s’étonnait en rien de ses allures, comme si pour elle aussi un atavisme ancestral eût existé.

Elle savait des usages jamais appris, elle ne gardait aucune vulgarité d’origine, toujours digne, malgré une extrême bonté, accrue sans cesse envers les serviteurs.

— C’est peut-être mes frères, pensait-elle.

Elle fouillait ses souvenirs, recherchant dans les sites le « déjà vu » et des fois elle y parvenait :

— Nous avons passé ici, expliquait-elle. Cette tour, je l’ai vue, cette gare, je la reconnais.

Souvent Daniel l’arrêtait, cachait ses yeux : « Véga, qu’y a-t-il à ce tournant ? »

Elle répondait juste ou faux et ils riaient…

Oh ! le délicieux voyage !

À Piatigorsch, ils s’informèrent. Où trouveraient-ils des chevaux et un guide interprète ? Le mont Atlow est tout ce qu’il y a de plus sauvage. Les baigneurs de la station n’y vont jamais.

Cependant, ils purent louer des chevaux et le guide se présenta.

C’était un garçon leste, assimilable comme tous les Slaves, il parlait bien le français et le patois caucasien. Il se nommait Sacha.

— C’est peut-être mon frère ! pensait Véga.

— Le pays est-il sûr ? interrogea Daniel.

— À peu près, Monsieur, nous avons d’ailleurs des armes.

La bravoure des voyageurs était à l’abri d’une alerte ; au contraire, ils s’amusaient de cette pointe de danger. Le matin de leur départ, par un temps merveilleux, ils montèrent à cheval. Le guide, en avant, avait une sacoche contenant des provisions. Chacun d’eux conservait en poche un petit revolver.

Véga, en robe courte, n’avait pas jugé à propos de revêtir la tenue d’amazone ; elle montait à califourchon, comme c’est admis en ce pays et se tenait ainsi qu’une écuyère consommée.

— Si seulement je savais où nous allons ? observa Daniel.

— Probablement à une citadelle où nous rencontrerons Olga…

— Vous savez le nom du château ?

— Je ne sais que celui du mont, mais il n’y a pas tant de châteaux dans ce pays. Sacha doit le connaître, puisque lorsque je lui ai dit de nous conduire à la forteresse, il n’a pas hésité. Que voulez-vous, mon ami, je suis mon intuition.

Ils montaient presque à pic sous un ardent soleil, les chevaux avaient le pied sûr ; au loin on ne voyait qu’un bois.

Cela dura ainsi jusque vers midi, les ascensionnistes mouraient de soif et de faim. Daniel appela le guide.

— Sacha, trouvez donc un abri, nous pourrions déjeuner.

— Allons jusqu’au bouquet de mélèzes, Monsieur, il y aura un peu d’herbe pour les chevaux.

— Et pour nous ?

— Les provisions que j’ai là. Il n’y a pas une maison sur cette route, mais j’ai des tartines de caviar et un poulet rôti, du vin et des pêches.

— Ah ! l’énumération fait plaisir à entendre, acquiesça Véga.

Mais tout de suite, elle eut un remords. Depuis qu’elle suivait le lacet de la montagne, elle songeait à la bouillie d’écorce de son enfance. Son sourire s’éteignit.

Les pierres roulaient sous les pas des chevaux, ils montaient avec peine. Une fois à l’ombre, ils s’arrêtèrent d’eux-mêmes.

Daniel vint à sa jeune amie pour l’aider à descendre, mais elle avait glissé à terre aussi vite que lui.

— La folle équipée, remarqua-t-il, en la voyant toute rouge.

— Il n’y a que ce qui est fou pour réussir, Daniel, parce que ce qui est fou ne vient pas de notre raisonnement, mais de notre instinct ou de notre subconscience.

— Oh ! pas de philosophie, déjeunons, comme ce sera meilleur !

Ils s’assirent avec volupté sur un peu d’herbe rase. Le guide dessellait les chevaux, les laissait libres, il les appelait par leurs noms et leur donnait des croûtons de pain qu’il tirait d’un sac de toile suspendu à sa ceinture.

— Cet homme aime les bêtes, donc il est bon, remarqua Véga.

— Sacha, venez ici et songez à nous à présent.

— Voici, Madame, ouvrez la valise, le maître d’hôtel l’a préparée devant moi, rien ne manque.

— Vous connaissez le pays, Sacha, n’y a-t-il pas au-dessus de la forteresse, un village de bûcherons ?

— Il n’y a pas de village, deux ou trois cabanes de charbonniers.

— On peut y monter ?

— Oui, mais nous n’y serions pas avant la nuit. Et il n’y a rien à voir que de la misère.

Véga soupira : — Sommes-nous loin de la forteresse ?

— Non, déjà nous y voilà, Madame, avant une heure nous arriverons devant la porte.

— Vous connaissez les habitants ?

— Un peu, le maître descend quelquefois à Piatigorsch. Et même, il y est aujourd’hui, je l’ai vu ce matin.

— Ah ! et Madame Olga ?

— Elle ne sort guère. Madame est sûre de la trouver.

Véga se tut, elle mangeait sans y songer, l’esprit ailleurs.

Avec son couteau, elle coupa une tranche de mélèzes et se mit à mordiller l’écorce. Comme c’était amer et résineux !

Après le repas, les voyageurs s’allongèrent sur l’herbe, il fallait laisser à leur monture une heure et demie de repos.

Pendant ce temps, nul ne parla, le guide dormait et les autres songeaient.

La surprise de Madame Olga M… fut profonde, quand un valet de pied vint lui annoncer que deux étrangers, venant de Paris, la priaient de bien vouloir les recevoir un moment.

Elle avait une extrême bonne grâce et se hâta vers ses visiteurs, qu’on avait introduits dans un salon grand, spacieux, gai, orné de plantes superbes.

Très jolie comme les Circassiennes, elle était restée jeune, malgré ses quatre dizaines d’années. La vie saine au grand air l’avait conservée. Elle salua gracieusement les hôtes inattendus.

— Madame, Monsieur, dit-elle en bon français, je suis toujours heureuse d’une visite. J’espère que le motif de la vôtre me fera plaisir.

Véga répondit : — Oui, cela vous fera plaisir, Madame Olga, veuillez donc bien me regarder. Est-ce que je ne vous rappelle rien ?

— Vous ne me rappelez personne, Madame, mais j’aime à vous contempler, votre visage appelle la sympathie.

— Merci, ce visage, vous l’avez cependant déjà vu, Madame.

Je suis de votre pays, même de votre montagne, je suis née au mont Atlow, il doit y avoir 18 à 20 ans.

Voyons, Madame, souvenez-vous de cette petite fille achetée par vous, dont vous fîtes… un garçon.

— Ah !

— Si vous m’avez oubliée, reportez-vous à la marquise Sophia de Circey, votre amie, votre… complice.

— Comment ce passé renaît-il ?

— En moi, Madame, puisque je suis… la petite fille.

— Vous ! c’est vrai, je retrouve vos admirables yeux bruns, votre visage si fin. Oh ! chère mignonne, que je suis heureuse de vous revoir. Venez dans mes bras !

Véga ne répondit pas à cet élan.

— Madame, vous avez changé l’orientation de ma vie, vous avez, pour sauver un fils de roi, sacrifié l’enfant d’un bûcheron. Le résultat n’eut rien de néfaste, vous avez été l’instrument d’un destin, qui devait être ainsi, je ne vous fais aucun reproche, mais dites-moi où est ma mère, mon père, les miens ?

La châtelaine laissa tomber les bras qu’elle avait tendus, elle regarda Daniel grave et silencieux.

— Monsieur est votre mari, sans doute ?

— Non, un ami. Je ne dois pas me marier sans savoir mon origine vraie, Madame, je viens vous la demander.

— Je vous la dirai, mon enfant, votre père est mort.

— De misère ?

— Non, il fut tué par la chute d’un chêne.

— Et ma mère, et mes sœurs ?

— Votre mère vit tranquille dans une isba, tout près d’ici, elle a quelques moutons et ne manque de rien. J’y veille. Vos sœurs sont la plupart à mon service…

— Ici ? Puis-je les voir ?

— Elles sont aux champs, c’est l’époque de la moisson, elles ne rentreront que ce soir.

— Et mes frères ?

— Ils sont soldats.

— Ah ! tant mieux. Ils sont tous soldats ?

— Vous n’en avez que deux. Vos autres sœurs sont placées à Piatigorsch, je vous donnerai leur adresse.

— Merci, voulez-vous m’indiquer le chemin de l’Isba ?

— Je vous y conduirai.

— Non, je préfère être seule.

— Pourquoi, chère enfant, me semblez-vous hostile ?

— Je ne suis pas plus hostile envers vous, que je ne le serais envers une pierre du chemin qui m’aurait fait tomber, mous avez été l’instrument du destin, je vous le répète, vous ne pouvez que m’être indifférente.

— Si j’en juge par l’apparence, je vous lançai cependant vers une voie favorable.

— Ceci est une affaire d’appréciation, Madame, je suis seule juge ; et à présent, apte à mener moi-même mon bateau… Je serais désolée d’abuser de vos moments, j’ai fait beaucoup de chemin pour vous rejoindre, maintenant mon but est ailleurs.

— Mais, reposez-vous, acceptez une tasse de thé.

— Rien. Je veux aller à l’isba. Comment s’appelle ma mère ?

— Marfa Strongnief.

— La seule chose que je vous demande, Madame, c’est d’indiquer à mon guide le chemin à prendre. Adieu, Madame, vous ne pensiez pas me revoir, ce sera probablement la dernière fois.

Véga se leva, et s’inclinant avec une froide politesse devant la châtelaine, sortit toujours accompagnée de Daniel.

— Je vais faire ce que vous souhaitez, mon enfant, dit Olga avec un peu de tristesse, je ne crois pas cependant avoir mal agi vis-à-vis de vous.

Tous sortirent dans la grande cour emplie de fleurs, ils franchirent le pont-levis. Véga, pendant que Madame Olga parlait au guide, regarda les murs hauts, épais, percés de meurtrières, les grands murs le long desquels on avait descendu jusqu’aux douves l’enfant qu’elle remplaçait.

Un Prince encore celui-là ! Et Véga sourit en elle-même.

— Moi pauvre petite bûcheronne, je me rencontre toujours avec des fils de roi !


L

De mystère en secrets

Quand la porte fut refermée derrière eux, Daniel dit :

— Véga chérie, vous souffrez en votre cœur.

— Oui, c’est vrai, Daniel, et toute ma souffrance découle de vous. Je vous aime, vous le savez, je voudrais être vôtre et tout nous sépare. Si j’étais restée l’enfant de la forêt, je ne souffrirais pas et ne vous ferais pas souffrir, car nous nous ignorerions.

— J’aime mieux vous connaître.

Ils marchaient à pied le long d’une sente étroite, les chevaux suivaient le guide à la file, tranquilles, las, vieux.

Le silence était retombé, chacun pensait en lui-même, le guide sifflait entre ses dents. Ils marchèrent une heure environ, puis l’Isba se dressa devant eux, adossée à des chênes. Sur le seuil, une femme assise brodait avec des laines de couleur une étoffe blanche.

Au bruit, elle releva la tête, montra un visage très ridé, traversé par des lunettes, qui éclairaient de bons yeux ternes.

Le cœur de Véga battait… et cependant aucun élan ne la poussait vers cette femme. Elle restait muette, attentive, glacée, l’émotion ne pouvait naître. Elle dit au guide :

— Demandez à Marfa Strongnief si elle se souvient de la petite fille, de sa plus jeune fille et traduisez-nous les réponses à toutes les questions que vous transmettrez.

— Bien, Madame.

Alors le guide parla et la femme répondit, elle aussi ne semblait pas émue, elle offrait aux visiteurs d’entrer chez elle, de s’asseoir, de prendre du thé. Elle s’empressait, accueillante, aimable, encore alerte, malgré l’âge.

Véga entra, elle voulait voir le pauvre intérieur…

Cependant le guide expliquait :

— Marfa se souvient de sa plus jeune fille Nadia, elle est cuisinière chez Madame Romatowki Piatigorsch, à Piatigorsch.

— Ce n’est pas celle-là dont je parle, fit Véga impatiente, mais de l’autre, celle qu’elle a vendue…

— Elle dit n’avoir jamais vendu son enfant, elle se révolte à cette pensée. Elle aime ses petits.

— Ah ! Olga, Sophia, m’ont donc trompée ! gémit Véga avec, pourtant, au fond d’elle, une lueur de joie… Demandez-lui si elle a connaissance d’un marché… d’une adoption par Madame Olga M… d’une petite fille de quatre à cinq ans, il y a une quinzaine d’années…

— Oui, elle donna à Madame Olga, qui était sa bienfaitrice, une enfant de cet âge, mais la fillette n’était pas sa propre fille.

Daniel et Véga avaient rougi, passionnément intéressés, ils jetaient à l’interprète des questions rapides et suivaient, sur les lèvres flétries de la vieille femme, le flot de mots pressés, rudes, de son patois Caucasien.

Elle disait : — Mon frère Natacha m’avait donné l’enfant, âgé de deux mois, pour le nourrir de mon lait.

— C’était l’enfant de votre frère ?

— Non, c’était un enfant trouvé. Je n’aurais pas vendu ma fille !

— Mon Dieu ! gémit Véga. Elle pressait nerveusement le bras de Daniel.

— Enfant trouvé ! où ? supplia-t-elle.

Alors la bûcheronne parla longtemps avec force gestes et le guide traduisit :

— Son frère Natacha parcourait l’Europe dans sa roulotte. Il vendait des corbeilles et des onguents. Il avait épousé Sarolta, une bohémienne qui savait le passé et l’avenir.

— Mais ce n’est pas l’histoire de Natacha que je veux.

— Laissez dire, continua Daniel.

Le guide reprit pendant que les yeux anxieux de la Caucasienne suivaient avidement la scène.

— Ils parcouraient l’Autriche, un soir la roulotte s’arrêta au bord d’un grand parc. Sarolta alla vendre au château voisin ses paniers, lorsqu’elle revint Natacha dormait, elle le secoua et ils partirent. Quand ils furent un peu éloignés, ils entendirent soudain des cris venant du fond de la voiture. Ils décrochèrent la lanterne pour voir. Les cris venaient d’un paquet, d’où émergeait la tête d’un bébé.

— C’était moi ! murmura Véga.

Daniel lui serra la main. Marfa Strongnief s’expliquait encore avec une grande volubilité. Des larmes involontaires montaient aux yeux de l’infortunée Véga. L’interprète parla de nouveau.

— Les Bohémiens défirent le paquet et virent une petite fille robuste âgée de quelques jours. Ils ne savaient que faire… mais une enveloppe de papier était épinglée au lange.

— Cette enveloppe ! haleta Véga.

— … contenait dix billets de cent florins.

— Pas de nom, pas d’indications ? demanda Daniel.

— Rien, le linge était fin, orné de dentelles précieuses, le marmot avait au cou une médaille de la Vierge en or.

— Cette médaille par pitié.

La vieille Slave était allée fouiller dans le coffre de chêne près de son lit, elle en sortit une boite en bois et l’ouvrit : elle parlait toujours en son jargon incompréhensible pour les intéressés.

Véga, fébrilement, palpait la fine petite chemise, la brassière, la laine des langes. Attachée au minuscule bonnet se voyait la médaille.

Marfa avait conservé ces choses, elle pensait bien que cela ne servirait jamais maintenant, seulement, son bon cœur honnête gardait le souvenir de l’enfant nourrie par elle.

Daniel regardait attentivement la médaille.

— Est ce singulier, Véga, cette médaille représente Notre-Dame des Victoires de Paris et elle porte au verso ceci : Souvenir de première communion, Lô, 1865. Que sont devenus Natacha et Sarolta ?

— Ils sont morts tous les deux, traduisit Sacha.

— Marfa ne sut-elle jamais rien de l’enfant ?

— Jamais rien. Natacha lui donna la moitié de l’argent pour élever la petite fille. Il avait monté une baraque avec le reste de la somme, mais il périt dans un incendie, un soir de représentation à Trieste. Marfa gardait l’enfant malgré sa misère, mais quand on lui offrit de l’acheter, elle la donna, l’hiver était trop dur, la famille mourait de faim. Depuis elle n’avait jamais entendu parler d’elle.

Daniel prit une dizaine de louis dans sa bourse et les mettant dans la main de la bûcheronne, il s’empara de la boîte où étaient les pauvres reliques.

Marfa comprit. Elle regardait Véga avec attendrissement, elle finit par l’attirer sur son cœur.

Et la jeune fille se jeta éperdument aux bras de sa nourrice, des sanglots invincibles la secouaient toute.

Daniel dut mettre fin à cette scène, la journée était déjà bien avancée, il fallait rentrer en ville. Il dénoua les vieilles mains attachées à la robe de Véga ; il y mit beaucoup de douceur et de patience et parvint à emmener sa chérie, à la faire monter à cheval.

Elle obéissait, silencieuse, infiniment émue.

Et ils reprirent le défilé des montagnes pour redescendre vers le Volga.

Après un long moment de réflexions profondes, Véga dit :

— Je sais bien des choses, mon ami, mais pas le principal.

— Ce que vous savez est immense et consolant.

— En quoi, c’est la nuit du mystère de plus en plus opaque.

— Opaque… mais qui vous dit qu’une lumière n’y brillera pas, et plus resplendissante que celle que vous veniez chercher ici. Cette femme n’est que votre nourrice et ses enfants ne vous sont rien. Vous n’allez plus les chercher, je pense ?

— Non. Cette médaille française… indique une origine française… Alors moi, je suis française.

— Je le voudrais, ma chérie. Le linge indique aussi une origine fortunée.

— Mais honteuse… puisqu’on devait me cacher, me perdre, me vendre… quel destin !

— Il n’est pas malheureux, enfant, soyez donc juste, vous avez toujours rencontré de bons amis.

— Un seul me tient au cœur, Daniel, le seul qui soit désintéressé entre tous.

— Il faudrait un pou trotter, Monsieur, observa Sacha ; nous voilà presque en plaine : il est passé huit heures et la nuit tombe.

— Trottons, Daniel, arriverai-je jamais…, soupira Véga.


LI

L’Onomancie

Véga, que rien ne lassait autrefois, rentra brisée à l’hôtel, elle ne put prendre qu’un peu de thé et elle s’enferma dans sa chambre.

Là, seule, elle rouvrit la boîte aux souvenirs.

— Parlez, petites choses inertes, se disait-elle, parlez, qui vous a confectionnées, qui a mis à mon cou cette médaille ? Ah ! si j’avais près de moi l’obligeant Octavio le prophète, je lui mettrais en main ces menus objets et il parlerait. Il m’a dit tant de choses vraies. Si je ne redoutais pas de quitter Daniel, je retournerais vers lui. Je suis d’origine plus élevée que je ne l’avais cru… moins avouable peut-être ?… m’a-t-on volée ?

Oh ! ne pas savoir !

Elle passa une grande partie de la nuit à rêver, puis elle s’endormit vers l’aurore, la tête appuyée sur ces langes d’enfant.

Le lendemain, elle avait la fièvre et elle ne put partir.

Ils durent rester toute une semaine à la station thermale.

Piatigorsch est fort gaie et très cosmopolite. San Remo y retrouva un camarade de régiment Viennois et comme l’état de Véga n’était qu’un ébranlement nerveux et ne lui causait aucune inquiétude, il sortit avec son ancien ami pour entreprendre quelques excursions à travers la mer Caspienne, et accepta d’aller dîner à Stowa avec un groupe d’officiers Russes que lui présenta Hans de Holburg.

Véga insistait pour qu’il prît quelques distractions, elle-même avait besoin de solitude, de calme, elle était désorientée, pas assez en possession d’elle-même pour essayer la moindre communication télépathique.

Elle s’en alla une après-midi s’asseoir à la terrasse du Casino, elle aimait à regarder le mouvement sans y prendre part, à voir les enfants jouer et cette foule de tous pays et de tous costumes qui passait…

Véga n’était pas blasée, elle n’avait jamais goûté de la vie mondaine, son cœur oppressé trouvait là une petite distraction, Véga perdait sa nature d’oiselle insouciante, elle devenait femme. Naturellement sa beauté originale attirait les regards, mais elle ne s’en apercevait pas. Seule ainsi, cette jeune fille avait par elle-même assez de dignité simple pour imposer à tous le respect.

Comme beaucoup de villes d’eaux, Piatigorsch offre à ses visiteurs quantité d’attractions ; l’industrie de la ville s’ingénie à retenir et à amener les baigneurs. En conséquence, nombre de petites industries s’exercent autour du parc et du Casino.

Ce sont des marchands de broderies russes, de pierres du Caucase, de lainages, de filets, et ce qui plut à Véga, une mystérieuse offre d’un remarquable liseur d’avenir, dont on distribuait les cartes sous enveloppes fermées. Surprise d’abord de ce message déposé sur ses genoux, par un jeune groom entièrement vêtu de rouge, elle sourit et lut :

« Le professeur Razilowich reçoit de quatre à sept heures à son cabinet et va donner en ville des consultations : « Science anomantique. L’avenir dévoilé » (en face l’établissement).

Ah ! l’avenir dévoilé !

Ces mots hypnotisaient la jeune fille isolée ; elle y pensa un peu, se demanda si cela valait la peine de se déranger, puis elle réfléchit que c’était un petit risque, et que instruite ou déçue, elle aurait toujours un moment de distraction.

Alors, elle se leva et partit à l’adresse du diseur de bonne aventure. De nos jours, les devins ont élevé leur art à la hauteur d’une grande distinction et Véga pénétra dans une superbe villa, où elle fut reçue par un valet en livrée, qui l’introduisit dans un fort beau salon orné de fleurs et de glaces. Sur la table étaient des journaux de tous pays.

Au bout d’un moment d’attente, une porte s’ouvrit, cachée par une épaisse tenture. Un homme très correct, habillé comme un véritable mondain, s’inclina sur le seuil et dit :

— Si Madame veut bien entrer.

La jeune fille se hâta de franchir l’antre du mystère, mais là encore rien de spécial. De même que le professeur n’avait ni robe ornée d’étoiles ni bonnet d’astrologue, La pièce n’offrait nul hibou empaillé, nul chat noir, nul corbeau… une jardinière emplie de fleurs fraîches tenait tout le devant d’une large baie ouverte sur le parc, de bons fauteuils, et une table recouverte d’un tapis rouge, achevaient l’ameublement.

— J’ai dit Madame, tout à l’heure, fit en souriant le devin, mais je vois que j’aurais dû appeler « Mademoiselle » ma gracieuse cliente… En quoi puis-je, Mademoiselle, vous être agréable ?

— En exerçant votre art pour moi, Monsieur, je suis à une époque de crise aiguë, s’il vous est possible de m’éclairer un peu, je vous serai grandement obligée.

— J’espère le pouvoir, Mademoiselle, le procédé que j’emploie donne de bien rares déceptions.

— Est-ce une science ?

— Une science ? oui et non, car il y a dans l’onomancie une grande part laissée à l’intuition. Je tiens de mon arrière-grand-père ce talent précieux. Vous n’en avez pas l’idée, Mademoiselle ?

— Non, Monsieur, j’ignore l’onomancie.

— Je vais vous l’expliquer. Elle révéla jadis en France de bien intéressantes choses. Le Bénédictin Pierre Le Clerc prédit à Charlotte Corday, à Napoléon, à Robespierre, ce qui les attendait. J’espère pouvoir vous aider à mon tour.

— Je vais vous dire, Monsieur, ce que je désire savoir.

— Gardez-vous en bien, Mademoiselle ; je ne veux pas avoir la moindre prémonition. Je veux, avec l’esprit libre, juger les événements sans idée antérieure.

— Alors, que dois-je faire ?

— Voici. Prenez ce paquet de cartes blanches, rangez-les en ordre devant vous, comme si vous vouliez les souder en une feuille unique. Sur chaque carte, écrivez une seule lettre de la question que vous voulez poser au sort en mettant en tête votre nom. Quand vous aurez écrit ainsi votre question, vous réunirez toutes ces cartes, et en ferez un cahot, vous les brouillerez dans une coupe d’argent.

Le reste me concerne.

— J’ai compris, Monsieur, je commence.

Aussitôt la consultante traça :

« Véga, pauvre enfant abandonnée, retrouvera-t-elle un jour sa famille perdue dans la nuit du mystère ? »

— Il y a 81 cartes, Monsieur, je les brouille.

— C’est parfait, Mademoiselle, je me doute peut-être de votre question, car à votre âge, on songe à l’amour, mais je ne l’ai pas lue. Elle est contenue dans ces cartes et il m’est impossible de la retrouver.

Seulement, je vais ranger ces cartes au hasard et j’obtiendrai une réponse, qui, je l’espère, vous sera convaincante et heureuse.

Il prit le paquet, traça une autre feuille comme l’avait fait Véga avec ces mêmes cartes et il les parcourut lentement du regard, puis il dit très sérieux :

— Je suis un peu surpris de ce que je lis, Mademoiselle, je vois tout à fait autre chose que ce qui me semblait devoir être. Avec ces 81 lettres, voici ce qui me saute aux yeux. Si vous trouvez cela trop en dehors de votre demande, nous rebrouillerons les lettres et de nouveau nous verrons peut-être d’autres mots.

— Dites ce que vous voyez, Monsieur ?

— Je lis : « Fille née illustre, a vu son père reprendre rang dans le monde, faute début, Myna. »

Il n’y a pas une lettre inemployée, elles le sont toutes.

Il y a un nom de femme : Myna. Cela vous dit-il quelque chose ?

— Rien. Mais la réponse est stupéfiante ! Monsieur, à part le nom qui peut être celui de ma mère, ce que je ne saurais contrôler, vous avez exactement traduit ma pensée.

— Alors il n’y a rien de disparate…

— C’est frappant de vérité, Monsieur, voici ce que j’avais écrit ! « Véga, pauvre enfant abandonnée, retrouvera-t-elle sa famille perdue dans la nuit du mystère. »

— Mademoiselle, j’avais l’idée à un mariage… mais j’ai traduit ce que j’ai vu et j’ajoute : « Dans toute question est contenue la réponse. Dans tout acte est contenu son résultat » Vous en voyez la preuve palpable. À présent, Mademoiselle, je vous demanderai la permission de faire entrer une autre cliente.

Véga sortit fort troublée, elle emportait son paquet de cartes, le valet lui présenta un plateau d’argent, en la priant d’y mettre dix roubles, prix de la consultation. Elle le fit de bon cœur, quel espoir elle emportait !

Le soir, au retour de Daniel, elle lui montra l’oracle et le jeune homme fut comme elle bien heureux, quoique plus incrédule.

— À présent, mon enfant chérie, conclut-il, vous voilà bien remise, si vous le voulez nous allons partir, je voudrais passer par Ritzowa, faire un pèlerinage, là où vécurent les miens, je voudrais, à mon tour, demander aux choses un peu de leur secret.

Partons dès demain.


LII

Le secret de la haie

L’harmonie était si parfaite entre les deux amis, que le voyage, bien que long et fatiguant, leur fut un charme. Ils traversèrent le merveilleux Tyrol et arrivèrent un matin à la petite station de Ritzowa, située en pleine montagne. Ils descendirent à l’hôtel, où le mélancolique propriétaire les reçut avec empressement : Ah ! comme la ville avait perdu depuis que la mort du dernier des rois avait anéanti la petite cour !

Il ne venait plus que de rares touristes. Ils allaient au cimetière sur la trombe de marbre blanc, où était sculpté un ange aux ailes déployées et des lys. Ensuite, ils demandaient à visiter le château fermé, le parc, assez mal entretenu depuis que l’héritier, le comte de Valdi, le possédait, puis les touristes s’en allaient…

Daniel et Véga firent comme les autres, ils commencèrent par aller au cimetière et ensuite au château.

Ils entrèrent facilement dans le parc, dont une vieille femme leur ouvrit la grille, en leur disant de se promener, en attendant que son mari soit de retour de la station du chemin de fer où il était allé expédier un colis à son maître.

Cette offre séduisait les jeunes gens ; le parc, mal entretenu, était bien plus attrayant ainsi. Il y avait des massifs charmants, abrités, déserts.

Véga, qui décidément devenait romantique, alla s’asseoir sur un banc de pierre moussue, adossé à une haie épaisse de lauriers, et placé devant une vasque de marbre, jadis un jet d’eau y jouait ; aujourd’hui, c’était une simple mare couverte de roseaux. Un pan de ciel se réfléchissait dans l’eau, des grenouilles sautaient sur les herbes et des insectes ailés bourdonnaient.

— C’est joli, dit-elle, asseyez-vous, mon ami, écoutons parler la nature, c’est utile et bon de penser ensemble de tout près, et presque la même chose, ne trouvez-vous pas ?

Pour toute réponse, il s’assit près d’elle, son bras caressant effleurant sa taille et ils restèrent là silencieux, écoutant le vent, les oiseaux, les insectes…

Mais ils entendirent autre chose… Derrière la haie de lauriers, des pas faisaient grincer le sable et une voix dit :

— Asseyons-nous un peu, Jean, puisque le gardien n’est pas encore de retour, dressons notre plan.

À ces mots, Véga releva la tête et Daniel se leva, discret, il voulait révéler sa présence ; d’un signe impérieux sa compagne le retint, un doigt sur les lèvres. Et se penchant très près de son ami, elle souffla :

— Je reconnais la voix de Barbentan. Silence et écoutons.

Stupéfait, comprenant mal, San Remo obéit.

De l’autre côté de la haie, la même voix reprit :

— Il faut accomplir la chose au plus tard demain, je dois retourner à Paris, ma tante Angela m’attend avec l’argent.

— Vous n’avez pas assez demandé, Xavier, il faut exiger le million, songez à ce que nous risquons ici.

— Quand j’aurai le portefeuille, je ferai chanter la pie.

— Elle est très riche ?

— Parbleu ! Bien que ma tante ait donné la grosse part de sa fortune au diabolique Daniel… encore évadé, il lui reste pas mal de terres et de maisons.

— Qu’est-ce que ça te fait que Daniel soit évadé, puisque tu as touché la prime ? C’est une mine d’or pour toi, ton cousin.

— Il me le doit bien. Toute la fortune de notre famille alla à sa mère qui, par suite de son emprisonnement au cloître, la doubla en treize ans, elle est colossalement riche et, vous avez raison, elle nous versera le million. Elle y tient tant à ce portefeuille !

— Vous auriez pu lui vendre les papiers que vous avez déjà et qui vous viennent de votre père ?

— Impossible. Ces papiers sont connus des ennemis de Daniel. Chaque fois qu’ils me versent la rente promise pour leur conservation, je dois les leur montrer et ils ne se laissent pas leurrer !

— C’est pourquoi vous voulez prendre ceux restés ici. Êtes-vous sûr qu’ils n’ont pas été enlevés ?

— Oh ! bien sûr, tous ignorent absolument la cachette. Si je le sais, moi, c’est que par chance j’ai bonne mémoire et me suis souvenu, à propos d’un incident de mon enfance, que je ne remarquai pas à cette époque.

— Je croyais que votre père vous avait révélé l’endroit.

— Il ne le savait pas. Mon parrain avait imaginé de pratiquer lui-même ce trou dans le mur, personne ne l’avait aidé, mais il ne se méfiait pas de moi. Une fois, je le vis prendre un gros poinçon et l’introduire dans une fente, entre deux planches du fond de sa garde-robe, la planche glissa, le trou apparut, il y avait dedans un portefeuille, moi je jouais sur le balcon, avec des images. Mon parrain mit un papier dans ce portefeuille, le replaça dans le mur, remit la planche en place et referma la garde-robe.

Ce n’est que plus tard que je me souvins de ces faits.

Mon père me dit en mourant :

— « Songe, mon enfant, que tu as une garde sacrée : la cassette où est l’extrait de naissance et de baptême de ton cousin et les lettres de son illustre père. Ne te sépare jamais de ces choses précieuses que je confie à ton honneur. »

— Et vous ne vous en êtes pas en effet dessaisi.

— Mon père ajouta ceci : « Le prince conservait par devers lui toute la correspondance de tante Angela, il a gardé aussi l’acte par lequel il reconnaissait son fils. Ces papiers, il me dit de les détenir en lieu sûr dans une cachette faite par lui-même.

Or, bien entendu, ces papiers sont encore dans la cachette, puisque nul ne la connaît et que le prince mourant, et marié in-extremis, oublia de les remettre à sa femme, sans quoi elle les posséderait.

— En effet, ce sont des papiers que vous venez chercher ici. Mais comment les prendre, vous savez bien l’endroit de la cachette.

— Absolument. Dans le cabinet de travail du prince, au fond d’une armoire, on déplace la planche du milieu avec un poinçon qui prend dans une encoche…

— Mais comment éloigner le gardien ?

— Peut-être en le payant.

— Non, il parlerait, il faut agir de ruse. Nous serons, j’espère, inspirés par les circonstances. À deux, nous viendrons bien à bout de distraire le bonhomme, vous l’emmènerez, je resterai derrière, il ne me faudrait que quelques minutes.

— Mais si l’armoire est fermée.

— Elle ne l’est pas, elle s’ouvrait par un simple bouton de cristal.

— Vous comptez agir demain, dites-vous.

— Oui, aujourd’hui nous ferons une visite sommaire, dans le but seulement de me remémorer les lieux ; ensuite, j’ai une légère superstition, nous sommes au 13.

— Votre tante Angela vous croit en possession de ces précieux papiers ?

— Oui, elle est persuadée que mon père avait reçu ce dépôt de mon parrain.

— Votre tante est dans quels termes avec vous ?

— Un peu tendus à présent. Enfant, elle m’aimait beaucoup. Maintenant, elle ne peut me pardonner de lui vendre, ce que, d’après elle, je lui dois.

— Vous feriez peut-être mieux de vous en remettre à sa générosité.

— Ce serait imprudent. Ma tante a une idée fixe : laisser à son fils une très grosse fortune, elle voudrait le voir au pinacle. Elle fait pour lui des économies fantastiques, elle vit de rien, elle m’a donné son adresse dans une modeste pension de famille de Neuilly.

L’état de Daniel et de sa compagne est aisé à deviner. Lui, pâle d’angoisse, buvait les paroles des deux bandits.

Elle, en sa pensée, élaborait un plan.

Les pas des causeurs ayant de nouveau crié sur le sable, San Remo et Véga osèrent se lever.

— Écoutez, mon ami, dit la jeune fille, il ne faut pas qu’on nous voie ici, nul ne doit soupçonner notre présence en ce jardin.

— Nous avons eu, Véga, une révélation providentielle.

— Je vous crois ! Que comptez-vous faire ?

— Je pense laisser mon voleur agir, me prendre encore une fois mon bien. Ensuite de force ou de bon gré, je l’obligerai à me rendre le produit de son vol.

— C’est bien dangereux. Aussitôt en possession du portefeuille, il filera. Ils sont deux contre nous.

— Suivre nos cambrioleurs et quand ils seront partis du parc, aller nous aussi visiter le château. Nous sommes exactement renseignés sur l’endroit où gît la cachette. Je me réserve le second acte de la comédie. Vous me donnerez simplement la réplique.

— Que comptez-vous faire ?

— Vous le verrez. Surveillez les deux hommes avec assez d’adresse pour ne pas être découvert, il faut savoir quand ils seront partis. Moi, je vous attends ici. Vous serez moins remarqué étant seul, cachez-vous dans les massifs. On vous a filé assez souvent, à votre tour.


LIII

L’escapade nocturne.

Maintenant, Daniel et Véga parcouraient le vieux château peuplé de souvenirs. Ils s’arrêtaient dans la galerie vitrée où jadis se promenait « Madame », au bras de sa dame d’honneur, quand ses membres douloureux avaient besoin d’un peu d’exercice. Ils voyaient les beaux salons de réceptions, les chambres d’amis… Mais ils étaient distraits… Devant l’appartement du Prince, le gardien hésita :

— On ne visite pas cette chambre, dit-il, la famille m’a dit que des étrangers ne devaient pas la profaner.

— Nous sommes de la famille, fit Daniel ému, en mettant un louis dans la main du gardien.

Les deux arguments parurent convaincants, les jeunes gens entrèrent avec respect dans ce sanctuaire.

Une chambre simple, claire, avec un lit d’acajou à bateau, des fauteuils et un divan sans style, des clous au mur, veuf de tableaux, le comte de Valdi ayant emporté les portraits, un seul restait. Celui du Prince, il était suspendu sur la glace au-dessus de la cheminée.

Daniel s’inclina devant ce portrait qu’il contempla ensuite longuement… Véga, sans rien demander, avait ouvert une porte et poursuivait l’examen :

— Ceci était le cabinet de toilette de Monseigneur, expliqua le domestique, cette chambre est dans l’angle, c’est la fin de la maison.

— Bien, pensa Véga, c’est un angle éclairé par deux fenêtres qui donnent, l’une sur la cour d’entrée, l’autre sur le parc, voici bien la garde-robe avec son bouton de cristal. Oser l’ouvrir, serait imprudent… Ces fenêtres là n’ont pas de persiennes, c’est parfait.

Elle s’en a ! la contempler la vue du parc attentivement et pendant cet examen, elle tournait doucement la crémone de la fenêtre, sans ouvrir, mais de manière à ce qu’une simple poussée extérieure fît séparer les deux vantaux de la croisée.

Ceci accompli, elle cessa sa contemplation et revint vers Daniel qui, pas plus que le gardien, n’avait rien vu :

— Partons-nous, mon ami, je suis un peu fatiguée.

— Oui, fit le jeune homme, dont les yeux étaient remplis de larmes.

Il était si ému, qu’il en oubliait le souci de l’heure et ils revinrent à l’hôtel sans parler. Véga veillait aux alentours, une rencontre avec l’ennemi eût été néfaste. Vivement, elle prit le bras de son ami, le fit monter dans son appartement et referma la porte sur eux.

— À présent, écoutez-moi : nous allons dîner ici sous prétexte de malaise, il ne s’agit pas d’aller se montrer à la salle à manger, où peuvent être nos ennemis. Quand la nuit sera venue, nous sortirons sans éveiller l’attention, prétextant le besoin d’air, si le maître d’hôtel nous parle.

— Que voulez-vous donc faire ?

— La seule chose faisable. J’emporterai « lady bird » dans son fourreau dissimulé sous mon plaid.

— Véga, quelle folie méditez-vous ?

— Aucune folie ! laissez moi dire. Nous allons de l’autre côté du mur du parc, il y a un bois qui le joint vers la campagne, j’ai examiné cela par la fenêtre.

— Après ?

— Vous restez dans ce bois à m’attendre. Moi, je change vite ma robe pour le costume d’oiselle, je franchis le mur, je traverse le parc à tire d’aile, je me pose sur le bord de la fenêtre d’angle que je connais, je la pousse, elle est ouverte.

— Certainement, elle sera fermée la nuit.

— On la croit fermée, elle en a l’air, mais tantôt lors de notre visite, j’ai eu soin de tourner la crémone de manière à la dépendre de sa gaine en bas et en haut.

— Véga, vous songez à tout.

— Cette fois, je m’amuse prodigieusement. Je redeviens l’ancienne gamine, hein, quel bon tour nous allons jouer à votre estimable cousin, quand il ira ouvrir sa cachette, il y trouvera juste le portefeuille vide… parce que je ne pourrai pas me charger de plus que les papiers.

— Comment ouvrirez-vous la planche du fond de l’armoire ?

— Aisément. Avec un clou. Quand nous arpentions le parc, j’en ai ramassé un gros au bas d’un escalier.

— Vous l’emporterez ?

— Il est rendu. Pendant la visite, je l’ai mis en réserve le long de la cimaise, à droite de la fenêtre.

— Vous pourriez rendre des points à Barbentan.

— Je l’espère bien, mais je ne lui rendrai rien du tout. Je n’ai que cette nuit pour agir, puisque l’ennemi veut le faire demain. Je poursuis. Je fais glisser ma planche, celle du milieu devant la porte, je sais qu’il y a une encoche dans la rainure. Je prends les papiers et le portefeuille vidé, je reforme tout. Je saute sur la fenêtre, que je ne saurais refermer, par exemple, je vole de l’autre côté du parc où vous m’attendez, je replie « Lady bird », je remets ma robe, nous rentrons comme de paisibles promeneurs à l’hôtel, et nous filons demain au premier train, laissant la place libre à l’ennemi.

Véga riait de tout son cœur, Daniel, admiratif, la contemplait avec une infinie tendresse. Il essaya une objection, elle lui ferma la bouche avec ses doigts fins qu’il baisa ardemment.

Ils trouvèrent leur soirée longue, la nuit tombe tard en juillet, les gens du pays ne rentraient pas, emplissant les rues, énervés de chaleur. Il leur fallut attendre onze heures pour être tranquilles.

Daniel avait aperçu son cousin et Jean de Navalone sur la terrasse de l’hôtel, maintenant ils étaient rentrés chez eux.

San Remo et sa compagne sortirent alors sans bruit, ils passèrent devant le garçon assis à la caisse et qui veillait jusqu’à la fermeture de l’établissement. Une fois dehors, ils se mirent à forcer le pas ; il fallait en finir le plus vite possible, ne pas avoir l’air de passer la nuit en vagabondage.

Le plan s’exécuta tout d’abord comme il était dressé, sans aucun accroc. La petite ville, déjà endormie, n’eut pas l’idée de regarder au-dessus des frondaisons du parc pour voir évoluer une oiselle d’énorme envergure, la nuit d’ailleurs était sans lune.

Véga regardait « Véga » brillante dans sa lyre et elle avait une foi absolue, une parfaite possession d’elle-même, elle arriva sur l’appui de la fenêtre, le château sombre était parfaitement silencieux.

Elle poussa les deux battants qui cédèrent tout de suite, elle reploya ses ailes et sauta dans la chambre, ayant bien soin de laisser ouverte la croisée, pour fuir vite en cas d’alerte.

Elle n’avait pas oublié de se munir des lunettes nocturnes d’Aour-Ruoa, qui lui permettaient de voir la nuit comme en plein jour. Elle marche vers l’armoire dont le bouton de cristal brillait, il n’y avait pas à se tromper, une seule armoire était là.

Juste au moment où elle touchait la poignée, un jet de lumière passe sous la porte de la chambre à coucher et un bruit se fit entendre.

Une autre que Véga aurait eu peur, et par suite fait du bruit ou un faux mouvement, mais l’oiselle, aussi calme que si elle avait été en train d’accomplir une visite normale, se glissa tout simplement dans l’armoire en en refermant doucement le battant

Alors le gardien entra, une lanterne en main.

— Tiens, dit-il, j’ai oublié de fermer les vitres.

Il posa sa lanterne sur la table et se mit en devoir de clore la fenêtre. Ensuite il reprit tranquillement la lumière et continua sa ronde, son pas se perdit dans le lointain.

Quand elle n’entendit plus rien, Véga, dont le cœur n’avait battu aucune charge, sortit de son armoire, elle alla chercher son clou où elle l’avait posé, et revint explorer le fond du meuble.

En passant ses doigts sur les planches, elle sentit une rugosité :

— Voilà l’encoche, se dit-elle, et avec son clou elle pesa de toute sa force, pour faire glisser le panneau. De droite à gauche, peine perdue, de bas en haut et de haut en bas, rien non plus, mais de gauche à droite, un petit déclic eut lieu et la planche se sépara de la suivante, coulant dans une rainure, sans bruit.

— Ça y est ! fit Véga, qui, par prudence, avait refermé sur elle l’armoire et était bien assez éclairée par ses lunettes.

Prendre le portefeuille de maroquin vert lui causa une véritable sensation de joie, elle l’ouvrit fébrilement, il contenait une vingtaine de lettres et un parchemin frappé d’une couronne royale auquel pendait un sceau fleurdelysé.

Sans rien déplier, Véga entassa dans la poche qu’elle avait sur la poitrine les précieuses choses, puis elle remit en riant le portefeuille à sa place, referma la cachette et l’armoire, alla gaiement rouvrir la fenêtre, songeant que le brave gardien croirait avoir rêvé, et s’envola. Elle rasa les cimes, plongea entre les branches au bout du parc et s’en alla tomber sans heurt auprès de Daniel.

Il la reçut dans ses bras.

— Véga chérie !

— J’ai le paquet. À présent partons, je remets ma robe et replie mes ailes. Ah ! mon Daniel, quelle déception pour l’ennemi ! Et à présent, je songe à la joie de votre chère maman ! Vous voilà validé, Monseigneur !


LIV

Le destin parle

Le lendemain matin à la première heure, le jeune couple quittait Ritzowa au soleil levant, ils avaient voulu prendre le premier train.

Ils allaient dans la direction de Paris en hâte de revoir Mme Angela, mais comme tous les événements de leur vie étaient arrêtés en dehors d’eux, comme leur volonté se trouvait le jouet d’un destin qui les poursuivait, il arriva cette chose rare :

La locomotive de leur train éprouva un accident en rase campagne et il fallut attendre trois heures le secours d’une autre machine. En conséquence, les voyageurs durent descendre.

Le temps était splendide, doux et chaud. Daniel offrit à sa compagne de s’asseoir dans un pré et de se mettre à lire les chères lettres.

— Oui, lisez vos trésors, approuva Véga, quant à moi, j’aperçois là-bas un village dominé par un château, je vais faire une tournée d’inspection.

Elle agissait ainsi par délicatesse, ne voulant pas se mettre de moitié dans les confidences de l’époux et l’épouse, elle voulait laisser Daniel seul prendre connaissance de ses secrets de famille.

Il le comprit sans doute et la laissa aller.

La jeune fille marchait lestement à travers un beau pays riche, plein de moissons mûres.

— Je ne sais tout de même pas où je suis, se disait-elle, voilà un petit cimetière paisible, je vais y entrer, moi qui n’ai de tombes nulle part… je vais prier pour la première venue, cela me portera bonheur.

Le modeste champ de repos était petit, ombragé, des grands rosiers montaient le long des croix de bois, de simples monuments se voyaient autour d’une chapelle blanche en pierre dure, dont la porte portait gravée en lettres d’or, sur une plaque de marbre noir, ces mots écrits en allemand : « Famille d’Ettinghen-Laufen ».

— Ce sont sans doute les châtelains, pensa Véga.

Et machinalement, elle se mit à lire des noms, des membres décédés :

« Prince Ulric d’Ettinghen.

« Duc Rodolf-d’Ettinghen-Hamelhein.

« Myna d’Ettinghen… endormie à 19 ans dans la paix du Seigneur. »

— Ah ! Myna ! Myna endormie à dix-neuf ans dans la paix du Seigneur !

Ce nom — celui révélé par l’onomancie — la fascinait, elle restait là, devant ce marbre sans songer à partir.

Soudain, elle tressaillit, elle qui ne tressaillait jamais. Une main s’était posée sur son épaule, un visage doux et grave dominait le sien et au comble de la surprise, elle s’écria :

— Le Prince Lô ! mais vous êtes un Revenant !

— Un revenant, Véga, un triste revenant de la nouvelle Atlantide, oui, mon enfant, j’ai touché mon vieux continent, et ma première pensée a été pour la tombe de celle que j’ai le plus aimée au monde !

— Myna ! exclama Véga.

— Oui, Myna, comment le savez-vous ?

— Et vous ?

— Comment se fait-il que vous soyez ici ?

— Oh ! toute une histoire. Je suis avec Daniel, Le Prince que j’allais chercher, lorsque je me heurtai à vous… Daniel, qui certainement aimera à vous connaître, voulez-vous venir avec moi.

— Non, je suis si triste. Vous ne pouvez pas comprendre ma peine, enfant, vous n’avez, sans doute, jamais aimé ni souffert.

— J’ai éprouvé les deux… je les éprouve… j’aime et je souffre.

— Alors vous comprendrez ma douleur, là, sous cette pierre, repose mon adorée Myna.

— Non, elle est dans l’espace libre, elle plane… heureuse.

— Je l’espère. Myna, à laquelle je ne sais par quel hasard vous ressemblez étrangement d’allures, de gestes, même de voix, fut mon premier et mon dernier amour.

— Racontez-moi l’histoire de votre Myna, Prince, cela soulagera votre cœur de parler d’elle, et moi, de mon côté, je vous dirai après par quelle occulte sentence j’ai connu ce nom.

— Vous faire ce récit, mon enfant, est pour vous attrister. Cependant je suis incité à parler, à verser dans votre jeune cœur, que je devine dévoué et bon, un peu de ma peine. Asseyons-nous ici dans les tombes… sous les roses :

« J’étais tout jeune quand je connus Myna, en Autriche, son pays ; plus tard, je la retrouvai en Angleterre après la catastrophe qui bouleversa l’avenir de ma famille, son père était ambassadeur à Londres.

« Notre amitié d’enfant devint vite de l’amour… Mais le Prince d’Ettinghen ne voulait pas entendre parler d’une union possible entre sa fille et le proscrit que j’étais.

« Nous souffrîmes ainsi plusieurs années, puis un jour, à bout de patience et de supplications, nous passâmes outre, et nous vînmes, pendant une absence du père de Myna, nous marier à Londres.

— Devant le forgeron !

— Non, devant deux amis fidèles à moi : le Baron G… et le Comte d’… et deux amis de sa famille à elle, qui nous approuvaient.

« Le bonheur que nous goûtâmes dans la joie de nous appartenir fut empoisonné de beaucoup d’amertume. Il fallait se cacher comme si nous avions mal agi et garder, de peur d’une esclandre, le plus profond secret vis à-vis de nos parents. Peu après, le Prince d’Ettinghen fut appelé à Vienne, il emmena sa fille, malgré son désespoir, il ne voulut rien entendre, il l’avait fiancée, en dehors d’elle, à son cousin le duc de Sforza.

« Nos amis nous conseillèrent de céder et d’attendre… Myna partit. Moi je vécus quelques semaines en désespéré, d’autres ennuis vinrent se greffer sur ma douleur et à bout de forces, je partis me battre aux colonies. Dès l’arrivée en Afrique, un cablogramme m’apprit la mort de Myna.

« Dès lors, je m’exposai aux dangers des combats…

— Pauvre prince. Comme je vous comprends. C’est la première fois que vous venez sur cette tombe.

— La première ; je suis arrivé ici hier et j’ai été tout de suite au château que vous voyez là sur la hauteur. Il est désert, le vieux prince est mort.

— Et la princesse ?

— Je ne l’ai jamais connue ; elle mourut peu après son mariage, laissant une fille unique, Myna, que son père, intransigeant, on peut le dire, a tuée. Ce n’est pas tout, une autre blessure, encore plus horrible, vient de m’atteindre. Pendant ma visite à ce château, je causai à une vieille servante qui fut la femme de chambre de ma chère Myna, Cette femme de chambre raconta le drame horrible, qui brisa la vie de ma bien aimée.

— Ne me le dites pas, vous retournez le fer dans vos blessures.

— Oui, mais je suis poussé à le dire, ainsi que vous le croyez, l’âme de ma chérie doit être ici, autour de cette tombe, autour de nous. Elle doit agir sur ma volonté, car j’éprouve une intuition bizarre. Je suis contraint à parler. Je me sens avec vous en communion tellement absolue d’idées…

— Moi de même, je devine les mots sur vos lèvres, j’écoute.

— Ma pauvre Myna mit au monde une petite fille, en cachette, la nuit, avec la seule confidence de cette servante. Elle cacha l’enfant deux jours, puis son père, surpris de ne pas voir Myna, inquiet de la savoir malade, vint vers elle, sans se faire annoncer et la surprit au moment où, tenant son bébé dans ses bras, elle allait lui donner son lait.

La colère du prince d’Ettinghen fut indescriptible et causa une telle révolution à la jeune mère, qu’une fièvre se déclara et l’emporta en quarante-huit heures.

L’enfant disparut. Son grand-père, son bourreau, l’enleva, nul ne put savoir ce qu’il en fit. On doute cependant qu’il la tuât, mais il y avait, paraît-il, des bohémiens campés auprès du parc, qui disparurent la nuit même.

— Mon Dieu ! oh ! et on ne courut pas après les bohémiens ?

— Pourquoi ? on était affolé de l’état de Myna, l’enfant était secondaire : outre le prince, il n’y avait au château que des serviteurs.

— Alors, nul ne sut jamais rien au sujet de l’enfant ?

— Nul ne sut jamais rien. Le prince mourut quelques années plus tard emportant son secret.

Des sanglots étranglaient Véga, elle avait saisi les mains du prince Lô et les étreignait fébrilement ; de sa vie elle n’avait éprouvé une semblable émotion.

Calmez-vous, mon enfant, je ne voudrais pas vous causer tant de chagrin.

— Si vous saviez !

Véga tirait de son cou, où elle l’avait attachée à une chaîne d’or, la médaille trouvée sur elle autrefois par Marfa Strongnief, elle la mit sous les yeux de son voisin !

— Voyez ! la reconnaissez-vous ?

Lô avait pris la médaille, il l’observait attentivement, il lut l’inscription. Une immense surprise se lisait sur son visage altéré.

— Cette médaille me fut donnée à ma première communion par mon père, je l’avais mise au cou de Myna, quand nous nous séparâmes…

— Et Myna la mit au cou de sa fille.

— C’est probable et elle voulut ainsi lui donner une pensée de son père.

— Par quel hasard possédez vous ce précieux souvenir ?

— Parce que je fus jetés un soir dans la roulotte du bohémien Natacha qui ne sachant que faire de ce paquet, alla le porter à sa sœur Marfa, avec un peu d’argent attaché dans une enveloppe à mon maillot. Marfa me nourrit, m’éleva, puis me vendit à l’âge de quatre ou cinq ans.

Lô avait enlacé Véga, il la serrait contre son cœur :

— Mon enfant ! voilà pourquoi je t’aimais tant, pourquoi je devais tout de dire, pourquoi tu étais le portrait de ma tendre Myna… oh ! ma fille !

Un silence suivit ces mots. Véga avait noué ses bras au cou du prince et tout bas, avec un élan de tout son être, disait « Papa ! »

Comme une petite fille heureuse, elle prononçait ce mot béni. Jamais de sa vie elle n’avait connu pareille félicité. La joie d’avoir un père ! joie simple et si naturelle, que les enfants ne l’apprécient pas, mais pour Véga, quel triomphe, quel incomparable bonheur !

Quand ils purent se reprendre, revenir des lointains de leur âme, d’un même mouvement, ils vinrent, la main dans la main, s’agenouiller sur la tombe de Myna.

L’âme flottante de l’épouse et de la mère était là.


LV

Lys et Abeille

Le lecteur peut conclure.

Bien entendu, il ne fut plus question de se quitter ; ils contèrent chacun leur passé, leur histoire ; les trains passaient, la locomotive de renfort était venue, ils n’y songeaient pas. Il fallut que Daniel inquiet se mît à la recherche de sa chère Véga. Il finit par la trouver transfigurée et elle s’élança vers lui, se jeta dans ses bras à demi-folle de joie :

— Daniel, voici mon père !

Père, voici mon fiancé !

À présent elle osait aimer son Daniel, elle osait accepter le rêve de lui appartenir, elle était digne de lui, par la naissance et le cœur.

La stupéfaction de San Remo eut peine à se calmer. Il lui fallut une longue explication avant qu’il parvînt à comprendre et quand ce fut enfin, il avoua.

— Je voyais en Véga une âme d’élite. Les événements, qui, en ce moment, se précipitent autour de nous, sont amenés par ceux que nous avons aimés et qui veillent sur nous. Voyez combien tout est providentiel, et peu volontaire en nos actes.

Jusqu’à cette union entre ma fille et vous, prince, jusqu’à cette alliance qui lie deux races, celles des Lys et des Abeilles.

— Déjà liées dans le passé, ajouta Daniel, une fille d’Autriche — comme Myna — épousa déjà un impérial français.

— Ce qui fut sera, ajouta Véga.

Alors ils convinrent de partir tous les trois, d’aller retrouver Mme Angela et la mère de Lô.

Ils avaient à présent en mains les preuves de leur identité, leur famille se reconstituait, indiscutable.

— Seulement, disait Daniel, je voudrais bien me voir sur le terrain en face de mon cousin félon.

— Quelle chose inutile, se venger ! Mais l’éternité reste pour accomplir une œuvre qui n’est pas humaine.

— Voulez-vous être heureux, mes enfants ? demanda le Prince.

Venez vivre avec moi à la Nouvelle Atlantide.

Les jeunes gens furent-ils convaincus ? L’auteur ne saurait le dire. Il faut à présent ne plus parler d’eux, notre récit, en marge de l’histoire, ne doit pas entrer dans la vie contemporaine. Le mariage, célébré le 12 de ce mois à Saint-Pierre de Chaillot, connu seulement de quelques amis fidèles des deux partis, donnera sans doute un héritier digne d’unir en lui deux vaillantes races.

L’avenir est à Dieu !

FIN
  1. Il est utile pour l’intelligence de cette conversation de rappeler ici en quelques mots, ce que nous avons conté dans nos précédents romans : « L’alchimiste Fédor », « Intuitif amour » et « Maître après Dieu ». Parmi les nombreuses épreuves imposées au néophyte qui veut faire partie de la secte des « Compagnons de l’Étoile Noire », répandue dans l’univers et dont le signe de ralliement est une étoile de diamant noir aux pointes de rubis, se trouve l’exercice des épées flamboyantes. Le candidat est emprisonné en un cercle de douze épées dont la pointe semble flamber, toutes convergent sur sa poitrine nue. Il n’a pour arme qu’un bâton de fer aimanté, il doit trouver le moyen de s’en servir et de se dégager.
  2. Le patron de Val-Salut ! Ceci est pour ma fiancée.
  3. Vent du sud-ouest.
  4. À cette époque se trouvaient deux princes dans la même situation… si tous deux avaient échappé à la mort. Les fils des deux derniers souverains de France : l’empereur et le roi. De là une confusion facile entre eux.
  5. Tous nos sens agissent dans un médium, mais leur gamme s’étend au delà et en deça.
  6. Voir nos précédents romans.