Vénus en rut, 1880.djvu/04

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Texte établi par Sur l’imprimé à Luxurville : chez Hercule Tapefort, imprimeur des dames, 1771, À Interlaken : chez William Tell, l’an 999 de l’indépendance suisse (p. 101-139).
Ch. IV. L’Enragée

CHAPITRE IV

L’ENRAGÉE


Pour remplir dignement ce chapitre, il faudrait autant de coups de cul que de coups de plume : voyons si j’approcherai de son titre, et si je trouverai dans les capsules de ma mémoire assez de faits pour t’amuser encore.

Nous courûmes jusqu’à Montélimart, sans nous arrêter ; là, descendant au palais de monsieur, je comptais dîner et rien de plus, lorsque j’y trouvai le comte de Belaire, colonel de dragons, qui y était arrêté pour douze heures par un accident arrivé à sa dormeuse. Nous portons sur notre minois un voluptueux caractère que tout joli homme saisit sans peine ; le comte demanda qu’il lui fût permis de savoir si je faisais la même route que lui. Je fis répondre qu’il pouvait entrer. Je lui appris ma destination, la sienne n’était pas la même ; nous dîmes des choses agréables qui ne menaient à rien ; lorsque j’ordonnai à mon jockey de faire mettre des chevaux :

— Quoi, s’écria le comte, vous partez ? Je croyais, belle dame, que vous couchiez ici, je n’avais plus d’impatience ; et lorsqu’un hasard fortuné me donne le plaisir de vous retrouver, vous partez : je vous ai vue à Marseille, où j’avais la Saint-Hilaire, ardente pécheresse, qui mène ses amants comme ses chevaux ; je vous ai aperçue à Avignon, dans la voiture de Valsain, le jour qui suivit son souper chez vous ; cet ami m’a dit de vous un bien infini, il est intarissable sur vos louanges : qu’il fut heureux ce Valsain.

Je ne pouvais, après cette introduction, me faire trop prier, me doutant qu’une nuit payerait ma route, et que j’aurais un aimable seigneur de qui le nom enrichirait la liste de mes amants. Je lui fis sentir le prix de mon sacrifice en lui disant qu’un millionnaire m’attendait à jour et heure combinés à sa campagne près Lyon, et que rester jusqu’au lendemain me forcerait à courir la nuit.

Que ne peuvent ces mobiles irrésistibles, l’amour de l’or et du plaisir ? Je consentis à ce que le comte voulut : attendant le souper nous fûmes sages, afin de l’être moins ; nous promenant dans le jardin, nous fûmes abordés par dom Tapefort, prieur des B*** de X***, qui allait à un chapitre général.

La conversation s’engagea avec la facilité que les voyageurs y mettent ; nous devions souper ensemble pour masquer mon intelligence avec le comte, mais notre moine égrillard n’en fut pas la dupe : il saisit un instant où le comte était allé donner des ordres, pour me dire qu’il allait aussi à Lyon, qu’il voyageait avec ses chevaux, et qu’il ne pourrait y arriver aussitôt que moi, mais que si je voulais l’attendre à Valence, au Louvre, il m’y trouverait le lendemain, avec grand plaisir ; qu’il voyait aisément ce qui retardait mon voyage ; qu’il aurait désiré être arrivé le premier, mais qu’il s’en consolerait, persuadé qu’un lendemain avec moi, serait encore très agréable. Il ajouta qu’il n’était pas aussi brillant que le comte, mais que je le trouverais plus solide, et que les marques de sa reconnaissance surpasseraient les siennes.

Je fus surprise de la sagacité de dom Tapefort : ce qu’il offrait était trop raisonnable, ce qu’il avait découvert trop vrai, pour le refuser : je n’eus que le temps de lui dire :

— Tout est accepté, ne laissez rien percer de vos intentions sur moi, et prenons patience.

— Cela vous est aisé, belle dame, répondit-il, mais l’espérance me reste ; à demain soir.

Le comte parut, on rentra dans la salle à manger ; le souper fut agréable, point d’autres que nous à table, où Fanchette fut admise, comme elle l’avait été à la promenade. Le brave religieux la convoitait et lui serrait le genou ; il aurait bien voulu la croquer ; il me l’a dit ; mais craignant de ne me pas assez bien traiter le jour suivant, il se contint, et nous nous séparâmes avec des politesses vagues.

Le comte avait un valet de chambre qui vivait avec lui, comme Fanchette avec moi, et qui, en homme, était aussi beau qu’elle : ce confident n’eut pas plutôt mis son maître chez lui, qu’il laissa sa porte ouverte, ainsi que je devais laisser la mienne ; il avait envie de nous parodier avec Fanchette, mais elle avait promis sa petite personne à son cher Honoré, elle s’était renfermée avec lui.

À peine tout était-il calme, que le colonel entra chez moi ; il marcha, en bon militaire, droit au corps de la place ; à peine le canon fut-il braqué, que la brèche fut faite : il arbora son drapeau ; la chamade fut battue et rebattue ; c’est un brave homme, qui, voulant gagner mon amitié et son argent, me le mit huit fois pendant son bail nocturne. Il connaissait mes exploits d’Avignon, il savait mon surnom d’affamée, et à chaque coup, il ne manquait pas de dire à celui qu’il appelait le plus joli conin du monde :

— Voilà pour toi, petit affamé.

Nous nous séparâmes vers huit heures, avec désir de nous retrouver : dom prieur était parti au jour, marchant à petites journées, pour ménager sa graisse et celle de ses chevaux.

N’ayant plus rien à faire au lit, qui avait tout l’air de celui d’une fille, j’appelai Fanchette, qui avait instrumenté dans la chambre voisine, et que le comte et moi avions très bien entendue se livrer à ses petites fureurs, et je me levai.

Je croyais le comte à sa toilette, lorsque je l’aperçus en voiture, sortant de la remise. Je me crus sa dupe ; et déjà je le régalais des épithètes qu’une courtisane, quelque bien foutue qu’elle ait été, prodigue à qui ne la paie pas, lorsque je vis entrer son valet de chambre, resté en arrière.

— Sans préambule, madame, me dit-il, voilà douze louis, que M. le comte m’a ordonné de vous remettre ; mais c’est avec la condition que vous me permettrez de prendre les restes du dessert qu’il a laissés, et que vous me donnerez vite quelques minutes ; c’est mon droit incontestable, je ne le manque jamais, à Paris comme ailleurs.

— Vous êtes un impertinent, que je…

— Madame, pas si impertinent, puisque je sais connaître ce que vous valez. Au fait, voulez-vous les douze louis ; il faut que je rejoigne monsieur à Laine. Consentez-vous, ou non ? Complaisance prompte, ou je garde l’or ; à cheval ou à cheval.

Cet or et la belle figure du drôle, un geste de Fanchette qui me disait :

— Il vaut mieux que son maître, et puis c’est sitôt fait, me décidèrent à lui dire :

— Je n’ai jamais vu chose pareille.

— Vous la verrez, madame.

Sans autres discours, devenus inutiles, il me prend doucement et me met sur mon lit, comme s’il eut porté une enfant ; il était d’une force surprenante. Il jette ses bottes, n’ayant pas besoin d’éperons, le voilà réellement à cheval.

Je voulais jouer la mauvaise humeur et la réserve ; bon, le diable s’en mêlait : Fanchette l’avait jugé, c’était un vrai démon. Le premier coup fini, qui m’avait été fort agréable, il me donna la bourse ; je voulais me retirer.

— Quoi, belle dame, est-ce une plaisanterie ?

Un capucin ne marche pas seul ; et, pan, le voilà parti avec une fureur qui ne me laissait pas le moindre mouvement à faire, il se chargeait de tout. Voilà une seconde inondation pour moi, qui n’étais pas alors plus pressée de le quitter que lui de partir. Fanchette riait comme une folle ; Honoré était allé bouder dans l’antichambre.

— Adieu donc, lui dis-je, galant courrier.

— Tout à l’heure, madame, et ce sera malgré moi, mais il ne faut quitter la partie que quand on n’a plus de fonds ; vous avez la bonté de me dire adieu, souffrez que j’en fasse autant.

Sans déconner, sans permettre seulement que je change de place, il me fout encore et me provoque à un plaisir unique.

Il me quitta désespéré de n’avoir pas une heure à lui ; il m’embrassait avec un feu qui n’était éteint que par l’amour de son devoir.

— Je pars, me dit-il, je ne vous demande que deux aveux, madame. Combien mon maître a-t-il couru de postes cette nuit ?

— Huit.

— Huit sont honnêtes pour un homme de la cour ; combien estimez-vous les trois miennes ?

— Mon cher courrier, plus que les huit du comte.

— Me voilà content ; le ciel vous donne, madame, bonne fortune, et quelquefois des impertinents de ma sorte.

Fanchette s’approcha pour réparer, par les secours de l’art, les désordres de la nature ; et me dit qu’elle était fâchée de n’avoir pu tâter d’un aussi vigoureux compère.

Après une toilette recherchée, qui avait pour objet de paraître plus fraîche à dom prieur, nous montâmes dans mon anglaise, où notre cher Honoré avait un air confondu.

— Quoi, petit, je vous cède Fanchette, je vous prends quand je le puis, de quoi êtes-vous affecté ? Au contraire, si vous m’aimez, vous devez être bien aise que je m’amuse, surtout avec profit.

— Mais, ce brutal, comme il s’y est pris ! Ah ! si j’avais été plus fort !

— Vous auriez fait une sottise, j’aurais perdu douze louis, et à l’âge du valet de chambre vous en auriez fait autant ; d’ailleurs le confident du comte vaut bien le jockey de Rosine. Mais parlons d’autre chose. Combien de fois cette nuit à ma chère Fanchette ? soyez vrai.

— Je ne m’en souviens pas, je pensais à vous.

— Cela est galant pour moi, mais peu pour elle ; il faut toujours être sincère avec les femmes ; eh bien, elle me le dira, si vous ne le faites pas.

— Je crois, belle maîtresse, cinq petites fois.

— Ah ! ah ! ah ! Je ne savais pas ce que c’est que des petites fois ; apprends-moi cela, Fanchette, puisque tu les a reçues.

— Ma foi, madame, je ne sais ce qu’il veut dire, à moins qu’il ne trouve que rester un quart-d’heure sur une fille à chaque séance, ce soit peu de chose.

— Me voilà instruite : Honoré, la première fois que tu me le feras, comme tu me dois la préférence, tu y resteras seize minutes.

— Une heure, si je puis, belle maîtresse… ce n’est pas que je ne sois très obligé à Fanchette, et qu’elle me mérite beaucoup, mais je n’oublierai point que c’est vous qui m’avez ramassé à Hyères, pour me combler d’une félicité qui m’était inconnue.

Nous arrivâmes de bonne heure à Valence ; le prieur y était déjà ; il avait forcé sa marche, de peur que le diable n’envoyât encore un colonel, pour lui damer le pion. Il avait fait préparer mon appartement près du sien.

Ne pouvant différer, ce qu’il appelait son bonheur, et attendre la nuit, il me supplia d’avoir pitié d’un homme qui, depuis plus de quinze jours, n’avait rendu d’hommage à mon sexe.

— Cela n’est pas possible, lui répondis-je ; vous autres cordons bleus avez toujours des femmes charmantes à vos ordres.

— Oui, madame, quelquefois ; j’y ai été pris ; je suis assez rangé. Mon abstinence forcée vient d’un présent que m’a fait ma maîtresse, un gros garçon ; je ne sais trop s’il est à moi, qu’importe, je le soupçonne d’un gentilhomme voisin qui veut que j’aie fait un enfant à sa femme ; il s’est vengé, avec avantage, il m’a escamoté ma maîtresse ; je ne me suis pas brouillé avec elle pour cette misère, mais la balance n’est pas égale ; je n’ai eu que sa femme, il a pris mon amie, je ne vois qu’un moyen de me faire oublier cette injure, sa sœur me payera pour lui : mais, belle Rosine, il est temps que vous répondiez à mes feux ; il est temps de vous prouver ce que vaut un moine reposé ; ordonnez, je vous prie, à Fanchette de faire le guet, et ne craignez que de me voir mourir dans vos bras.

Aussitôt dit, aussitôt fait : Tapefort sachant tout tranquille, me prit dans ses bras et me jeta sur une duchesse. Ayant de moi-même mis mes tétons à l’air, il les loua en homme instruit, c’est-à-dire qu’il passa vite au fait. Ce bon prieur portait le plus bel outil de ménage, il n’excédait pas la longueur que j’aime, mais, ma foi, il était trop gros.

— Bon Dieu ! prieur, que ferons-nous de cela ? Je brûle de vous amuser, et moi aussi, mais vous me déchirerez ; ce n’est point une fatuité de ma part ; rendez justice à vous et à moi ; je le permets ; voyez si je puis loger, sans suites fâcheuses, un aussi monstrueux étranger.

— Sans doute, madame ; et l’inspection que vous me permettez n’en diminuera pas le volume,

Alors il se régala par l’examen le plus délicat de ma cellule, il y introduisit un doigt libertin qui s’y trouvait serré ; il avoua, et, loin de le retirer, il me branla avec tant d’adresse, qu’ayant allumé le volcan, je lui dis :

— Fais-le, prieur, à mes risques et périls, mais vas doucement d’abord.

— Oui, oui, chère amie, ne craignez rien, sachez qu’avec de la patience et de la salive, un éléphant baiserait une mouche.

Il présenta la tête de son vit, qu’il insinua avec peine ; puis, gagnant du terrain, pouce à pouce, m’accablant de caresses, pour m’empêcher de me plaindre, s’étant logé, en entier, certain de la victoire, il s’arrêta un moment, pour faire prendre forme au joli étui dans lequel il se trouvait : ce merveilleux bijoux qui reçoit tous les noms qu’on lui donne, se trouvant au point que nous le désirions, mon prieur s’agita d’abord moelleusement, plus vite, enfin il employa tant de forces que je le trouvai très supérieur au fameux valet de chambre : mon conin était si exactement rempli de son vit majestueux, qu’il eut autant de peine à en sortir que d’autres à y entrer. Il me le mit quatre fois, avant souper, et appela ce régal un petit goûter.

Fanchette me demanda comment je me trouvais de mon nouveau mari.

— Divin, lui répondis-je, va, petite, tu en essayeras.

— Ma foi, madame, il me tente plus que l’abbé ; il ne me fera pas de propositions déshonnêtes ; je suis assez noble pour me donner gratis.

Le souper de Valence valut celui de Montélimart ; ma Fanchette y fut aussi gaie que moi : on avait mis le couvert dans ma chambre ; nous n’étions servis que par Honoré. J’assurai le prieur de sa discrétion ; nous fûmes libres. Tapefort dévorait ; il lui tardait de recommencer ; j’étais en train ; un duo gaillard que je chantai, avec la petite, le mit hors de lui ; il m’embrassa, et ne put s’empêcher d’en faire autant à Fanchette.

— Avouez, lui dis-je, prieur, que cette friponne vaut le coup.

— Assurément, et si je n’avais pas le bonheur de vous avoir, je l’en aurais priée.

— Je ne nuis jamais aux plaisirs de personne, et je vous promets de trouver excellent que vous lui mettiez, avant votre départ, à condition que ce sera à côté de moi, pour voir ce qu’elle dira ; vous m’entendez.

Fanchette ne pénétrait pas ce petit mystère et s’en inquiétait ; je la rassurai.

Je me couchai ; mon prieur ne se fit pas attendre ; il vint me joindre, coiffé de nuit, avec élégance, et dans une robe de chambre de goût. Entré dans mes draps, nouvelles caresses, qui annoncent une bonne reprise ; Fanchette veut se retirer ; je lui dis :

— Reste, le prieur n’en sera pas fâché, reste, et tu verras combien je suis heureuse ; allons, mon cher ami, fais, mais souviens-toi d’aller piano.

Le prieur entre avec précaution et continue, sans relâche, tant qu’il me trouve des forces : je le prie de suspendre, et l’assure qu’il n’y perdra rien. Il se repose, et les propos les plus galants nous amusent. Après quelques anecdotes qu’il nous donna sur les femmes de la ville, je lui dis :

— Tapefort, je te vois la vigueur de l’abbaye entière ; laisse-moi respirer, et montre ton savoir-faire à la petite, qui t’en veut autant que tu la désires.

— Est-il vrai ? Eh bien, ma chère, je suis à vous.

Il veut se lever ; je l’en empêche, et ordonne à Fanchette d’arriver. Elle jette ses pantoufles et la voilà près de nous : notre ouvrier la met en place ; elle cède, mais ne regarde pas le monstre qui la menace : à l’instant Tapefort, sans la marchander, présente son vit, et dans deux coups la pénètre :

— Aïe… aïe… aïe… vous me tuez… ôtez-vous.

— Oui, je m’ôterai, mais pas encore.

Sans l’écouter, il la fout et refout en la serrant de manière qu’elle ne pouvait lui échapper ; elle passa de la douleur à la volupté. Plus ardente que moi, quant aux démonstrations extérieures, Tapefort était enchanté de lui causer des crispations aussi fortes ; il me regardait étonné ; je lui disais d’aller son train, et de ne pas ménager sa monture : il la mena raide et la fit pâmer plusieurs fois, sans quitter le champ de bataille : comme il ne comptait pas y revenir, il prit haleine ; dans ce moment de repos Fanchette me dit :

— Ah ! madame, comment avez-vous pu souffrir ?…

— Comme toi, mon enfant, avoue que tu voudrais être tous les jours punie de même.

Tapefort répondit :

— Elle le mérite, pour s’être plainte de mes services.

Et, sans différer, il le lui fit une seconde fois : puis il la remercia de sa complaisance ; et comme il savait qu’elle était plaisante, il lui dit :

— Si on vous demandait, Fanchette, ce que je vous ai fait, que répondriez-vous, en bon français ?

— Que vous m’avez supérieurement foutue, et que je m’en souviendrai… Mais je me reproche d’avoir volé ma maîtresse ; à présent je ne suis pas de trop et je vous aiderai ; l’eau doit lui être venue à la bouche pendant notre action ; buvez ce verre de Rota, et songez qu’il est près de minuit.

Tapefort, restauré, recommença ses attaques ; je me livrais avec un courage toujours renaissant, il était inépuisable ; la plaisanterie avec Fanchette l’avait mis en gaieté ; il voulait que je fisse les mêmes mines qu’elle, au moment décisif : je lui dis que je me croyais assez petit diable sans copier personne.

Fanchette interrompit pour promettre à Tapefort que, s’il me le faisait bien, pendant que je déchargerais, elle ferait ses gentilles grimaces, que tout le monde aimait, pour l’amuser : elle tint parole ; couchée à côté de moi, quand elle me vit prête à partir, elle prit une des mains de Tapefort, la mit sur sa gorge ; et, feignant d’être dans la rage du plaisir, le prieur se prêtant à l’illusion, crut foutre deux femmes à la fois.

Toute la nuit nous fûmes dessus ou dessous ; plus j’étais servie, plus je voulais l’être : le prieur avait raison, il valait tous les colonels de l’armée. Te dire combien de fois je fus heureuse, je ne le puis ; le matin, désirant le savoir, je le lui demandai ; il me répondit qu’il ne réglait ses comptes qu’au bout de l’année.

Pour prolonger son séjour, le prieur retourna dans sa chambre ; il sonna son domestique et lui dit que, s’étant trouvé un peu indisposé, il ne se lèverait qu’à neuf heures.

Cela fait, il revint me donner jusqu’à ce moment. Nous causâmes ; il me dit en riant que, si mes aventures se succédaient avec la rapidité de celles d’Avignon, Montélimar et Valence, je pourrais donner au public un journal intéressant ; et, que si je voulais imprimer, il me recommandait son neveu, de même nom que lui, rue des Déchargeurs, m’assurant que l’arbre de sa presse était au service des dames : c’est lui qui met au jour cette véridique histoire.

L’heure fatale arrivée, mon galant prieur voulut, en homme honnête, prendre congé ; mais, pour avoir trop écrit, l’encre était devenue rare. Il était couché entre Fanchette et moi : pour retrouver son héroïsme, il pria Fanchette de passer à ma gauche : alors me le mettant, un peu en petit maître, s’appuyant sur un bras, de la main droite il leva les cuisses de la coquine, et lui insinuant deux doigts, la manuélisa si bien, que le double spectacle qu’il avait sous les yeux lui rendit ses forces, et que je fus à peu près aussi bien servie qu’avant souper.

Tapefort fut s’habiller ; nous nous ajustâmes ; il envoya savoir s’il faisait jour chez moi, et s’il pouvait me rendre ses devoirs. Je répondis à l’hôtesse, qui s’était chargée de cette grave commission, avec une dignité modeste. Tapefort parut.

— Je vous quitte, belle dame ; j’espère vous retrouver à Lyon : parlez-moi sans détour. Je ne suis pas riche, mais je suis exact ; je m’en rapporte à vous : combien le colonel vous a-t-il offert ?

— Moi… que sais-je ?… est-ce que je prends garde à ses choses-là ? Il m’a donné cette bourse, je ne l’ai pas ouverte.

— Voyons, elle est galante, rose et argent… douze louis… la voilà, madame, faites-moi la grâce d’en accepter quinze, je voudrais pouvoir davantage. Gentille Fanchette, je me souviens que vous avez crié, comme au feu, trois fois ; voilà trois louis pour vous taire. Si toutes deux vous n’oubliez pas dom Tapefort, il en sera flatté.

Il nous quitta, sans attendre nos remercîments.

Arrivée à Lyon, je descendis au Parc, mais cet hôtel était trop bruyant pour mes vues : je pris un appartement orné, sur le quai de Retz, position aussi belle par la vue superbe dont je jouissais que par la proximité du spectacle ; d’ailleurs c’est le quartier des femmes qui aiment à s’annoncer.

Dès que je fus installée, je parus au parquet de la comédie ; on jouait la Belle Arsenne, la dame Darboville venait de très bien chanter l’ariette : Est-il un sort plus glorieux, etc., lorsqu’un négociant, à côté de qui j’étais, me dit :

— Si cette actrice, madame, avait l’élégance de votre taille, votre figure, vos moyens, elle serait enchanteresse.

— Monsieur, sans convenir de ce que vous me dites de flatteur, elle en aurait moins de mérite.

Nous parlâmes de choses vagues. Le rideau tombé, je le saluai et voulais rentrer chez moi ; mes porteurs n’étaient pas arrivés : il pleuvait, j’étais assez embarrassée, quand le même favori de Plutus m’offrit son carrosse ; j’acceptai ; il me reconduisit. Je crus honnête de l’engager à monter ; il me donna la main, et fut chez moi une demi-heure. Je me souviens de son étonnement quand il vit Fanchette et Honoré.

— En vérité, madame, me dit-il, depuis que j’existe, je n’ai point vu maîtresse ni domestiques d’aussi agréable tournure ; puis il ajouta :

— Vous ne connaissez pas Lyon ; si vous voulez me donner la préférence, je serai charmé de vous procurer quelques amusements : si rien ne vous occupe, demain je donne une petite fête à ma maison de campagne ; je viendrai vous prendre ; nous serons en petit comité. Les dimanches et fêtes, pour me distraire du travail, je m’amuse : j’ai des amis qui pensent de même : nous avons quelques femmes, mais peu ; quand elles sont en nombre égal aux hommes, personne n’est content. Ainsi, madame, demain à dix heures, si vous acceptez, je viendrai vous enlever ; nous serons neuf, cinq de mes amis et moi, Cloris, Sophie et vous. Je vous réponds que ces dames sont charmantes, et qu’elles ne peuvent le céder, en amabilité, qu’à vous : à l’égard de mes convives, vous en jugerez, je crois, favorablement.

Ce début à Lyon fut très à mon gré : je me laissai deviner : il vit, par mon acceptation, que je ne ferais pas la petite bouche. Je lui demandai son nom.

— Mondor.

Je l’échangeai contre le mien ; il veut baiser ma main ; je lui présente ma mine friponne ; il m’embrasse en professeur de Cythère, donne un petit coup sur la joue de Fanchette, et me souhaite le bonsoir.

— Madame, me dit alors ma confidente, couchez-vous de bonne heure : je parie que vous aurez de l’ouvrage demain ; ils ne sont que six contre trois ; et puis la nouvelle connaissance sera fêtée. Je n’en serai pas, j’irai me promener avec Honoré, s’il ne vous suit pas, et puis nous le ferons un peu, pendant que vous le ferez beaucoup. Le pauvre Honoré se repose depuis deux jours.

— Et tu vas me le mettre sur les dents pour huit. Je sens qu’il faudra demain établir ma réputation ; tout dépend des premiers succès ; je serai un démon : ce coquin de moine m’a laissé un souvenir brûlant : si je ne voulais être toute de feu pour la partie qui m’attend, je te volerais Honoré tout à l’heure ; mais il ne pourrait suffire à mes besoins. Ce n’est pas moi qui dois redouter d’être vaincue, se sont les Lyonnais et les deux femmes : je prétends qu’elles meurent de jalousie, et qu’elles avouent que, seule, je puis tenir tête à leurs amants.

Mondor fut exact à l’heure ; il me trouva dans le déshabillé le plus galant, qui n’était qu’un habit de combat, où régnait l’élégance. Deux amis étaient avec lui ; le reste des gens priés, et mes futures camarades devaient se rendre au château de Bellevue dans d’autres voitures. Le trio qui m’accompagnait ne fut pas avare de compliments assez bien tournés, de caresses, d’attouchements, de polissonneries : je me prêtai à tout, j’étais charmante. Ils m’assurèrent que les trois amis penseraient comme eux, et qu’ils auraient, pour moi, les mêmes égards ; ils me priaient de les traiter aussi bien qu’eux ; la loi de leur société étant une parfaite égalité, établie sur les goûts et les âges : ils aimaient les femmes à la fureur ; ils avaient tous trente ans.

Nous arrivâmes dans une maison délicieuse ; meubles voluptueux, décoration brillante, jardins soignés, tout était réuni : les acteurs qu’on attendait parurent. Je vis trois hommes d’une tournure plus que passable, et deux jolies femmes, dont un moment je crus devoir craindre la plus grande. Cette Sophie est d’une taille élevée, d’un embonpoint heureux ; belle gorge, l’air ardent, les yeux étincelants ; plus je trouvai cette rivale dangereuse, plus je me promis de la vaincre. Ces agréables impures m’embrassèrent, je leur rendis leur prévenance avec franchise ; nous voilà, en quatre minutes, les meilleures amies : on polissonne ; chacune de nous passe alternativement sur les genoux de ces messieurs ; nous sommes touchées, patinées : nous rendons ce qu’on nous donne, mais rien de décisif avant le dîner ; c’était la règle, elle n’avait pas mon suffrage, car dans les six champions j’avais distingué Mondor et Richeville, j’enrageai de ne me pas livrer à eux.

Des domestiques fidèles nous servirent un dîner de campagne, mais dîner exquis ; Cloris et Sophie furent d’une gaieté qui ne put tenir contre la mienne ; les amis avouèrent qu’ils me devaient beaucoup, pour ma complaisance d’augmenter leurs plaisirs, avec autant de soin, à une première vue.

Après le café je ne voyais rien encore qui annonçât la luxure, lorsque la porte d’un cabinet de glaces s’ouvrit, et qu’une femme de chambre se présenta pour nous déshabiller. Ce joli réduit, plus grand qu’un boudoir ordinaire, est entouré d’un lit à la turque qui laisse, entre lui et le mur, une distance d’un pied ; ce mur est couvert de glaces galamment peintes, en quelques endroits ; cet intervalle est pratiqué afin qu’on puisse tourner autour et former des groupes. Le matelas de ce lit, peu élevé, était de satin puce. Il y avait, au milieu de la pièce, une sorte de toilette, basse aussi, pour ne pas borner le coup d’œil des acteurs : sur cet autel de la sensualité étaient les parfums les plus agréables : les uns brûlaient dans une grande cassolette, les autres en pâtes, en eaux, en pommades étaient dans de très jolis vases de cristal ou de porcelaine. Une porte de glace s’ouvrait à volonté, et on entrait dans une garde-robe, où on trouvait ce qui peut être nécessaire aux ablutions.

À peine fûmes-nous entrées, que nos six amis se montrèrent en uniforme ; il était simple ; des caleçons et des gilets de basin des Indes. La loi ordonnait qu’aucune femme ne commençât avant les autres ; elle voulait encore que celui qui en introduisait une nouvelle eût l’avantage de la prendre en premier ; après cela on était libre de doubler, tripler, avec qui on voulait, pourvu qu’on retînt la place comme au bal. J’appartenais donc, de droit, à Mondor, qui me dit :

— Belle Rosine, je lis dans les yeux de mes amis l’impatience qui me dévore ; ils vous attendent.

— Moi ? J’en serais désolée : retarder les plaisirs est contre mes principes ; je suis à vous.

À l’instant je me couchai sur le satin, et nous donnâmes le meilleur exemple. Tandis qu’il me le mettait, les trois désœuvrés s’écriaient :

— Ami, quelles cuisses !… quelle gorge… ah ! comme elle fout !

Ils disaient d’or, cependant je ne faisais que m’essayer, je voulais me ménager pour aller en augmentant de gloire, et battre la fameuse Sophie, que je voyais aux prises avec Richeville, et qui allait ventre à terre. Cloris était exploitée par le petit abbé de Mieval, parent de Mondor. Nous terminâmes cette scène, tout à peu près aussi rapidement : Mondor célébra mes charmes, et ses amis, le sachant connaisseur, brûlaient d’en acquérir la certitude.

Se reprenait qui voulait, et tant qu’il voulait : après un entr’acte, l’abbé, qui avait retenu la place, s’avança, et me dit, avec apprêt, des choses agréables : il me le mit beaucoup mieux que je ne l’aurais cru : sa figure efféminée n’annonçait pas sa vigueur. Les autres hommes étaient Duchange, Contant et Marin. J’en voulais à Richeville, qui avait l’air le plus nerveux ; il succéda au petit abbé.

Après ces trois coups expédiés en un quart d’heure, mes compagnes me firent compliment sur ce qu’elles avaient vu, que j’avais tiré de ces messieurs le meilleur parti possible en si peu de temps.

— Bagatelle, leur répondis-je ; mes amies, sans les égards que je vous dois, je tiendrais seule tête à ces aimables assaillants : ce n’est pas que je n’aie distingué l’ardeur brillante de Sophie, et la douce langueur de Cloris à qui il est si difficile de résister ; mais je ne suis venue ici que sur l’invitation de Mondor, et sans aucun dessein de nuire aux amusements d’aussi charmantes camarades.

Elles me répondirent qu’elles seraient charmées de voir jusqu’où pouvaient aller mes talents. Duchange m’attaqua, il fut bientôt démonté ; Marin le remplaça ; six minutes le démâtèrent ; Contant suivit ; je lui fis faire banqueroute. Enfin le feu que je puisais dans les tableaux lascifs qui étaient sous mes yeux, leur multiplication dans les glaces, mes mouvements, que je voyais se répéter à l’infini, par leur opposition, me donnèrent une ardeur si forte, que je les appelai tous au combat, et que mes voisines, en riant, leur criaient courage.

Ce fut alors que, ne pouvant contenter mes tapeurs, qui voulaient tous ne me pas quitter ; usant du privilège de faire ce que la fantaisie inspire, je dis à l’amphitryon Mondor :

— Viens, mon cher, mets-le moi, et tu verras si je ne t’amuserai pas, et tes amis, en n’y perdant rien moi-même.

Il ne se fit pas prier ; à peine était-il dedans, que j’engageai Richeville et Marin, le premier à s’appuyer sur le lit à ma gauche, le second à s’asseoir près de moi, à ma droite, pour ne pas ôter le plaisir à la galerie de voir le groupe mouvant ; puis donnant un vigoureux coup de cul à mon fouteur, je le décidai à partir, tandis que je branlais de chaque main mes deux acolytes. Non contente de ces différents plaisirs, j’ordonnai à l’abbé, devenu mon esclave, de se mettre à mes pieds et de les chatouiller, pour porter l’incendie partout : les quatre ouvriers furent satisfaits, jusqu’à Mieval, parce que je lui promis de le prendre en quittant Mondor, et de le récompenser avec générosité. Les deux femmes, animées par mon invention, se le firent mettre par les deux inoccupés, et se distinguèrent, par leurs douces fureurs : tous avouèrent que ma déférence pour les amusements de la petite république méritaient la palme.

L’abbé me somma d’une parole que je voulais tenir ; moins affairé que les autres, il s’était mieux pénétré de leur félicité ; il en était devenu plus acharné au combat ; j’en fus contente, et je finissais de lui donner le baiser de retraite, quand Mondor annonça qu’on jouait le Roi Théodore à Venise, opéra nouveau, que lui et ses amis ne voulaient pas manquer, et qu’ils nous priaient de nous rassembler le dimanche suivant : mais comme nous n’avons qu’un quart de lieue à faire, et qu’il n’est pas cinq heures, j’ouvre un avis :

— Messieurs, il est dû à l’aimable Rosine la récompense de son admission à notre intimité ; il faut, vite, la reprendre, et que chacun de nous la remercie, en lui consacrant ce qui lui reste de forces.

— À merveille, s’écrièrent les amateurs ; allons, gentille Rosine, nos statuts sont exécutés, vous êtes libre de choisir un de nous, et de nous faire succéder, comme il vous plaira.

Je fis signe à Mondor ; et je tâchai d’éteindre avec les autres, l’ardeur qui me dévorait.

J’ignore, chère Folleville, combien de fois je les reçus, encore plus combien de fois je me sacrifiai moi-même ; c’était l’après-dîner la mieux employée jusque là ; malgré ces charges, il me manquait encore quelque chose ; cet opéra dérangeait mes idées.

Ces messieurs, avant de se quitter, payaient galamment les femmes ; ils leur faisaient un petit cadeau, de peu de valeur, dans lequel on trouvait quatre louis : j’eus une bonbonnière qui en renfermait huit : selon l’étiquette, la nouvelle reçue avait double part : ouvrant ma boîte, comme les autres, je vis ce supplément ; je montrai ma répugnance à recevoir plus que mes compagnes, et, pour tout mettre au pair, je donnai deux louis à la femme de chambre qui m’avait servie, et deux aux gens ; on exalta ma générosité.

Nous partîmes ; je priai Mondor de donner une place à Sophie, sa voiture fut complète, en y recevant Richeville. On me ramena chez moi. Sophie, avec qui je voulais me lier, parce que rien n’est si utile à une femme galante que d’avoir une seconde dans le besoin, y prit des rafraîchissements, et fut faire toilette ; elle avait un souper gai qui l’attendait ; nous convînmes de nous revoir : ces messieurs furent au spectacle.

Fanchette, toujours curieuse, me demanda, pour la forme, si tout avait été à mon gré ; car j’avais l’air si effoutée, qu’elle était certaine que j’en avais fait six fois plus qu’elle. Je me jetai sur un lit de repos.

À peine avais-je eu le temps de raconter à la petite les détails de cette jolie maison, qu’on m’annonça une dame qui voulait me parler.

— Qu’elle entre, fut ma réponse.

— Madame, je suis votre servante.

— Madame, je suis la vôtre.

— Puis-je parler d’affaire devant mademoiselle ?

— De toute affaire quelconque, elle a mes secrets.

— Madame, Mgr l’évêque de *** vous a vue à l’Opéra ; il était en loge grillée : c’est une de mes meilleures pratiques, il voudrait passer une heure avec vous ; mais il ne va jamais, par décence, dans une autre maison que la mienne ; je me nomme Thibaut, je demeure rue du Bât-d’argent : je suis connue, non seulement de toute la France, mais de partie de l’Europe.

— Madame, je ne prétends pas me faire valoir, mais je n’ai jamais été chez aucune femme, et je crains…

— Y pensez-vous ? Je vois que vous ne savez pas quelle est ma célébrité. Ce qu’il y a de mieux en femmes galantes, je l’ai toujours ; j’ai, quand je veux, les plus jolies bourgeoises ; et, calomnie à part, assez souvent des dames. Je n’ai chez moi que des hommes choisis ; prélats, lords, magistrats, officiers généraux et riches négociants. Au fait, voulez-vous venir à sept heures en fiacre, et seule ; à moins que vous n’ameniez votre gentille suivante à qui je pourrais donner un chevalier de Malte, que je reçois sous la recommandation du commandeur, son oncle. Si vous n’aviez pas l’air, madame, de la plus grande fraîcheur et de la meilleure santé, je ne hasarderais pas de vous donner à monseigneur ; jamais d’accidents chez moi.

— De ma santé, n’en doutez pas, madame Thibaut ; de ma fraîcheur, ceci est un sarcasme, vous ne pouvez être ma dupe ; j’arrive de chez Mondor, que vous connaissez, sans doute ; mais dans une heure, il n’y paraîtra pas.

— Si je le connais ? C’est moi qui lui ai donné Sophie, et Cloris au petit abbé de Mieval ; elles étaient avec vous ! Croyez, belle dame, que j’ai su voir cet air demi fatigué ; mais vous serez encore trop bonne pour sa grandeur, qui parlera peu à vos sens, et ne vous usera pas comme l’épreuve dont vous sortez. À propos, votre nom, s’il vous plaît, pour vous annoncer.

— Rosine.

— Il est bien choisi ; et vous, petite espiègle, viendrez-vous ?

Fanchette attendait que je répondisse pour elle.

— Oui, madame, j’aime peu à la quitter.

— Tant mieux, notre jeune chevalier va commencer une agréable caravane, vous en serez contente, mademoiselle. Et cette aimable enfant se nomme ?

— Fanchette, répondit-elle.

— Fanchette, soit, je veux être de vos amies ; adieu, aimables personnes… Mais, j’oublie le meilleur : vous ne connaissez pas l’usage de ma maison ; elle est chère, cela coûte, il faut vivre ; la dame qui y vient partage avec moi les honoraires dont elle est gratifiée, cela est juste ; elle a le plaisir de plus. À ce soir.

— Allons, Fanchette, vite, mon coiffeur ; habille-toi aussi ; te voilà dans les grandes aventures. Sais-tu que tu vas faire ce dont les méchants doutent ; tu vas unir le tiers état à la noblesse : soutiens la cause de ton ordre, et, cédant la supériorité à ton gentilhomme, prouve que tu es faite pour combattre avec lui.

Nous étions parées ; j’avais prêté à la future Maltaise de quoi paraître ; elle avait du rouge, des plumes ; elle était jolie à croquer ; Honoré ne la reconnaissait plus : je n’en étais pas jalouse.

Sept heures sonnent ; le fiacre mystérieux arrive, il nous mène chez la digne matrone.

— Eh ! mon Dieu, me dit-elle en me recevant, je suis enchantée de votre exactitude, et j’en suis désolée : Monseigneur ne peut venir qu’à huit heures ; que pourrait-on faire pour vous amuser ? Je cherche… Eh ! parbleu, j’ai ce qu’il vous faut ; je vais envoyer chercher le comte de Belmont, c’est un de nos seigneurs, c’est un aimable garçon, vous en serez contente. Il ne vous fera pas si riche que l’évêque, parce qu’il ne l’est pas, mais je lui ai des obligations, et il peut vous être utile.

— Je ne vous suis pas connue, madame Thibaut, lui répondis-je, je n’ai d’intérêt réel que celui du plaisir.

— Tant pis, ma chère ; c’est la route de l’hôpital… Holà, Saint-Jean ; allez avertir le comte de venir sans délai.

L’émissaire et celui qui le suivait ne se firent pas attendre : la Thibaut me donna pour une nouveauté en tout genre à son ami, et le pria de ne pas rester longtemps, lui faisant part de mon rendez-vous avec l’évêque.

— Allons, dit-elle, au lieu de passer dans le petit appartement, restez ici, amusez-vous, mes enfants ; j’ai quelque chose à faire.

L’aimable comte, qui avait peu d’instants, les employa sans se ménager ; il était si complaisant, que pour ne pas chiffonner mes gazes et mes guirlandes de fleurs, il voulut me le mettre en levrette, moyen excellent pour tromper l’espion.

Je savais que le riche prélat ne valait pas celui-ci, et que je n’avais que trop de forces pour lui ; ce qui me détermina à persuader Belmont que j’étais une délicieuse jouissance, et que, quand nous aurions plus de liberté, nous aurions plus de plaisirs ; nous fûmes contents l’un de l’autre. Il s’esquiva quand on vint avertir que le personnage important était à cent pas.

La Thibaut avait été mettre Fanchette aux prises avec le chevalier de Grandpré.

— Tous deux, me dit-elle, sont d’une ardeur égale ; ce couple est fait l’un pour l’autre : j’ai vu, car je vois tout chez moi, les agents dans une ravissante position ; cette petite Fanchette reviendra me voir.

Monseigneur parut satisfait de mon ensemble ; je composai mon maintien, et jouai la femme qui me rendais à ses ordres par pure déférence : nous passâmes dans un appartement commode : l’évêque se mit en train, mais lentement ; enfin il y fut ; j’ai de beaux cheveux, il les aime ; il me pria d’ôter un chapeau qui les cachait ; il s’était égratigné à mes fleurs artificielles, il me pria de quitter ma robe.

J’aurais volontiers appelé Fanchette, mais elle était trop occupée ; on l’armait chevalière : l’évêque m’aida, et je fus bientôt à mon aise.

À force d’examiner ce que j’ai d’agréable, il désira vivement ; les riches ne veulent pas attendre : je me préparai, il en profita. Pendant une heure que nous fûmes ensemble, il me le mit deux fois, ce qui est honnête.

Je te dois, Folleville, le récit de l’inquiétude du prélat. Il mourait d’envie d’entrer, il foutimassait depuis longtemps à la porte ; une terreur panique le retenait.

— Mademoiselle, êtes-vous bien sûre de vous ?

— Très sûre.

— C’est que je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

— Ni moi.

— Comment ? Cela est bien différent.

— Point du tout ; vous voyez des femmes qui peuvent vous tromper.

— Ces femmes sont à l’abri d’accident.

— Pas plus que moi, d’ailleurs.

— Ce que j’en dis n’est pas pour vous déplaire, car je brûle de vous avoir ; ce n’est qu’une crainte.

— Justifiée quelquefois : je sais l’aventure d’un de vos confrères, qui prit une galanterie dont madame de Pompadour se moquait si bien par ce mot : Eh ! que ne restait-il dans son diocèse[1].

— Justement.

— Voulez-vous y faire un voyage ? Oh ! non, voyons.

— Allons, voyons, sentons.

Aussitôt il m’enfila ; tu sais le reste ; mais ce que tu ignores, c’est que dans le moment du plaisir, pour lui faire croire qu’il était suprême, je m’écriai :

— Ah ! monseigneur, quelle volupté !

— Taisez-vous donc, me dit-il, je ne pourrais achever.

Il acheva.

Quand il m’eut quittée pour se reposer, il me dit :

— Ne vous avisez jamais de prononcer ce grave monseigneur dans pareille conjoncture ; il y a de quoi me faire débander pour la soirée ; un monsieur serait encore trop ; appelez-moi votre ami, si vous voulez que je le sois.

— Mais l’usage.

— L’usage n’est pas fort ancien ; depuis le commencement des siècles, on fait ce que nous venons de faire : depuis peu nous nous sommes monseigneurisés ; ce serait bien pis si, dans la crise amoureuse, vous m’eussiez donné notre vraie qualité.

— Et quelle, je vous prie ?

— Nous n’étions pas messeigneurs, mais vénérables pères en Dieu ; vous voyez comme une vénérabilité serait placée chez la Thibaut.

L’évêque commençait à s’ennuyer, malgré mes soins pour lui paraître aimable : il consulta sa montre, et me souhaita le bonsoir, espérant me rejoindre sous peu de jours.

— Avouez, me dit la Thibaut en riant, que je n’avais pas mal trouvé l’évêque pour vous délasser des fatigues de Bellevue ? Je n’ai sur ma conscience que le comte ; il vous a mieux bourrée, sur ma parole.

Je l’avouai, et lui remis moitié du produit de l’offrande que j’avais reçue.

Je demandai Fanchette ; j’appris qu’après avoir fait convenir le chevalier de sa victoire et s’être établi le plus grand crédit chez l’abbesse du Bât-d’argent, toujours attentive sur ce qui me regarde, elle était retournée chez moi, pour y mettre tout en ordre. Je la suivis de près, rentrant avec quelques désirs de moins, et quelques louis de plus. La journée n’avait pas été mauvaise ; tout autre tempérament que le mien en aurait eu pour la semaine ; mais je n’étais pas encore à la nuit ; ô destin ! où nous entraînes-tu !

Je trouvai Fanchette d’une gaieté folle : je croyais que cette jubilation venait de son aventure chevaleresque ; mais elle m’apprit que, traversant les Terraux, elle avait rencontré un cousin chéri, grenadier aux gardes, le plus bel homme du régiment, et qui allait au pays, par congé ; il sortait d’un billard, il m’a abordée ; son air leste et militaire m’égaraient ; l’ayant reconnu, je lui ai sauté au cou.

— Quelle fortune, mon cher Bertrand, de te retrouver ici ?

— Qu’appelles-tu Bertrand ? Je ne suis plus ; vois-tu cet uniforme ? Je me nomme Tranche-Montagne.

— Ah ! mon Dieu, que c’est terrible ! mais suis-moi ; tu souperas chez nous ; ma maîtresse, à qui je te présenterai, le permettra.

L’élégance de ma mise, sortant de chez la Thibaut, ne contrastait pas mal avec l’uniforme du grenadier, qui me donnait le bras. Des petits-maîtres se permettaient des éclats de rire ; un coup d’œil du cousin les forçait au sérieux : enfin, madame, trouvez bon que, de ma poche, j’envoie chercher une poularde, et que je la mange avec mon parent.

À peine eut-elle dit, que Tranche-Montagne parut. Au lieu de me faire la peur dont ce nom gigantesque menace, je vis une belle figure, de la politesse et de l’usage du monde : il avait été clerc de notaire, et, préférant le sabre à la plume, il avait déserté l’étude : je voulus qu’il mangeât avec moi. Le luron avait bien vu ce qu’était sa cousine, il vit qui j’étais : les regards, les propos s’animèrent ; la bonne chère excita le tempérament de mons la Grenade, le mien était enjeu ; on dessert. Fanchette, qui voit où tout cela doit mener, me déshabille devant lui ; il s’enflamme, elle sort une minute ; il hasarde un baiser ; je le lui rends : il sait, qu’en amour comme en guerre, il faut brusquer les expéditions ; il m’offre un vit à la grenadière, me porte sur mon lit, et me perce avec une bravoure héroïque. Je ne me souvenais plus des six amis, ni des deux princes de l’église ; tout entière à Bertrand (car son nom de guerre blesse une langue délicate) je lui montrais l’ardeur d’une femme qui n’en a pas tâté depuis un mois ; il n’était pas accoutumé à une aussi bonne jouissance ; il me le mettait à chaque quart d’heure. Fanchette lui disait :

— Courage, cousin, c’est moi qui t’ai procuré cette bonne fortune ; soutiens l’honneur de la famille.

— Laisse faire.

Et il faisait ; enfin, pour avoir trop fait, il commençait à porter l’oreille basse ; j’en voulais encore ; c’était un jour de rage : je l’excitai par une posture variée ; il me demanda grâce ; mais Fanchette lui ayant crié :

— Fi donc, peut-on refuser une jolie femme !

— Refuser… est-ce que je n’ai pas été poli ?

— Encore cette petite fois, pour la contenter.

— Volontiers, si je puis.

Bertrand put, mais mollement ; et il fut, quoi ? boire un coup.

Cependant j’étais si animée, que je ne quittais pas la place ; et, ne sachant que faire pour me calmer, j’avoue aux nations que je me branlai.

— Sacrédié, s’écria Bertrand, j’ai bien vu des femmes, mais pas de ce calibre.

— Qu’appelles-tu calibre ? lui dit Fanchette en colère, tu es un animal.

— Tout ce que tu voudras, pourvu que tu me laisse reprendre haleine. Je plains cette belle dame de n’être pas contente, en province, de ce qui aurait amusé la plus jolie femme de Paris ; mais j’y sais un remède, écoute. Je suis ici avec un camarade qui me vaut, à tous égards ; je lui ai promis de l’aller prendre au billard devant lequel je t’ai rencontrée ; envoie cette manière de jockey lui dire que j’ai besoin de lui, tout de suite : le grivois croira qu’il s’agit d’un coup de lame, il courra comme à la noce.

Honoré se serait bien passé de cette commission ; il la fit si bien, qu’il amena son homme.

— Madame, me dit Bertrand, j’ai l’honneur de vous présenter mon ami Bellepointe, brave garçon dans les combats, au lit et à table. Camarade, tu ignores ce qui te conduit ici ; j’y suis en famille ; cette luronne est ma cousine ; cette belle dame est ma femme depuis une heure ; je l’ai tant épousée qu’elle est veuve ; elle désire convoler ; je te destine à être mon successeur, bien entendu que, quand je ne serai plus mort, je reprendrai du poil de la bête : qu’en dites-vous, madame ?

— Je réponds que Bellepointe me paraît galant homme.

— Madame, me répondit-il, ma réputation est faite : j’ai servi une vieille comtesse, qui voulait, à soixante-dix ans, que je ne lui en trouvasse que vingt, qui appartenaient à sa femme de chambre, il fallait monter madame, pour descendre à la fillette.

— Allons, allons, interrompit Bertrand, est-ce ton histoire qu’on te demande ? Quand je dis histoire, non, et oui ; vas, vas, nous raisonnerons après.

Je fis sentir à Bellepointe qu’il pouvait la pousser : même vigueur que son camarade, même ardeur chez moi.

Pendant que cet acteur s’épuise, Tranche-Montagne, bien abreuvé par la cousine, avait repris des forces, et dit :

— À moi, camarade, madame n’a pas peur des revenants ; voyons si elle m’en veut.

Et il me le met encore ; bref, la nuit se passe ; le jour paraissait, mes fouteurs allaient battre la retraite, quand, par imprudence, je m’avisai de demander qui des deux prendrait congé de moi ; alors faisant un chorus impromptu, ils s’écrièrent :

— Million de citadelles, vous êtes donc enragée !

Fanchette sourit, et les congédia par amitié, elle voulut coucher avec moi ; car j’aurais appelé Honoré, pour gagner mon lever ; il fallut donc se livrer au sommeil ; en l’attendant, Fanchette riait en folle, et se félicitait de sa bravoure, risquant de coucher avec une enragée.




  1. C’était l’évêque de Condom.