Valentine (Sand)/XIV

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Valentine (1832)
Calmann-Lévy (p. 53-57).




XIV


Bénédict regardait d’abord l’image de Valentine avec calme ; peu à peu une sensation pénible, plus prompte et plus vive que celle qu’elle éprouvait elle-même, le força de changer de place et d’essayer de s’en distraire. Il reprit ses filets et les jeta de nouveau, mais il ne put rien prendre ; il était distrait. Ses yeux ne pouvaient pas se détacher de ceux de Valentine ; soit qu’il se penchât sur l’escarpement de la rivière, soit qu’il se hasardât sur les pierres tremblantes ou sur les grès polis et glissants, il surprenait toujours le regard de Valentine qui l’épiait, qui le couvait pour ainsi dire avec sollicitude. Valentine ne savait pas dissimuler, elle ne croyait pas en cette circonstance avoir le moindre motif pour le faire ; Bénédict palpitait fortement sous ce regard si naïf et si affectueux. Il était fier pour la première fois de sa force et de son courage. Il traversa une écluse que le courant franchissait avec furie, en trois sauts il fut à l’autre bord. Il se retourna ; Valentine était pâle : Bénédict se gonfla d’orgueil.

Et puis, comme elles revenaient à la ferme par un long détour à travers les prés, et marchaient toutes trois devant lui, il réfléchit un peu. Il se dit que de toutes les folies qu’il pût faire, la plus misérable, la plus fatale au repos de sa vie, serait d’aimer mademoiselle de Raimbault. Mais l’aimait-il donc ?

— Non ! se dit Bénédict en haussant les épaules, je ne suis pas si fou ; cela n’est pas. Je l’aime aujourd’hui, comme je l’aimais hier, d’une affection toute fraternelle, toute paisible…

Il ferma les yeux sur tout le reste, et, rappelé par un regard de Valentine, il doubla le pas et se rapprocha d’elle, résolu de savourer le charme qu’elle savait répandre autour d’elle, et qui ne pouvait pas être dangereux.

La chaleur était si forte que ces trois femmes délicates furent forcées de s’asseoir en chemin. Elles se mirent au frais dans un enfoncement qui avait été un bras de la rivière, et qui, desséché depuis peu, nourrissait une superbe végétation d’osiers et de fleurs sauvages. Bénédict, écrasé sous le poids de son filet garni de plomb, se jeta par terre à quelques pas d’elles. Mais au bout de cinq minutes toutes trois étaient autour de lui, car toutes trois l’aimaient : Louise avec une ardente reconnaissance à cause de Valentine, Valentine (au moins elle le croyait) à cause de Louise, et Athénaïs à cause d’elle-même.

Mais elles ne furent pas plus tôt installées auprès de lui, alléguant qu’il y avait là plus d’ombrage, que Bénédict se traîna plus près de Valentine, sous prétexte que le soleil gagnait de l’autre côté. Il avait mis le poisson dans son mouchoir, et s’essuyait le front avec sa cravate.

— Cela doit être agréable, lui dit Valentine en le raillant, une cravate de taffetas ! J’aimerais autant une poignée de ces feuilles de houx.

— Si vous étiez une personne humaine, vous auriez pitié de moi au lieu de me critiquer, répondit Bénédict.

— Voulez-vous mon fichu ? dit Valentine ; je n’ai que cela à vous offrir.

Bénédict tendit la main sans répondre. Valentine détacha le foulard qu’elle avait autour du cou.

— Tenez, voici mon mouchoir, dit Athénaïs vivement, en jetant à Bénédict un petit carré de batiste brodé et garni de dentelle.

— Votre mouchoir n’est bon à rien, répondit Bénédict en s’emparant de celui de Valentine avant qu’elle eût songé à le lui retirer.

Il ne daigna même pas ramasser celui de sa cousine, qui tomba sur l’herbe à côté de lui. Athénaïs, blessée au cœur, s’éloigna et reprit en boudant le chemin de la ferme. Louise, qui comprenait son chagrin, courut après elle pour la consoler, pour lui démontrer combien cette jalousie était une ridicule pensée ; et, pendant ce temps, Bénédict et Valentine, qui ne s’apercevaient de rien, restèrent seuls dans la ravine, à deux pas l’un de l’autre, Valentine assise et feignant de jouer avec des pâquerettes, Bénédict couché, pressant ce mouchoir brûlant sur son front, sur son cou, sur sa poitrine, et regardant Valentine, d’un regard dont elle sentait le feu sans oser le voir.

Elle resta ainsi sous le charme de ce fluide électrique qui à son âge et à celui de Bénédict, avec des cœurs si neufs, des imaginations si timides et des sens dont rien n’a émoussé l’ardeur, a tant de puissance et de magie ! Ils ne se dirent rien, ils n’osèrent échanger ni un sourire ni un mot. Valentine resta fascinée à sa place, Bénédict s’oublia dans la sensation d’un bonheur impétueux, et, lorsque la voix de Louise les rappela, ils quittèrent à regret ce lieu où l’amour venait de parler secrètement, mais énergiquement, au cœur de l’un et de l’autre,

Louise revint vers eux.

— Athénaïs est fâchée, leur dit-elle. Bénédict, vous la traitez mal ; vous n’êtes pas généreux. Valentine, dites-le-lui, ma chérie. Engagez-le à mieux reconnaître l’affection de sa cousine.

Une sensation de froid gagna le cœur de Valentine. Elle ne comprit rien au sentiment de douleur inouïe qui s’empara d’elle à cette pensée. Cependant elle maîtrisa vite ce mouvement, et regardant Bénédict avec surprise :

— Vous avez donc affligé Athénaïs ? lui dit-elle dans la sincérité de son âme ; je ne m’en suis pas aperçue. Que lui avez-vous donc dit ?

— Eh ! rien, dit Bénédict en haussant les épaules ; elle est folle !

— Non ! elle n’est pas folle, dit Louise avec sévérité, c’est vous qui êtes dur et injuste. Bénédict, mon ami, ne troublez pas ce jour, si doux pour moi, par une faute nouvelle. Le chagrin de notre jeune amie détruit mon bonheur et celui de Valentine.

— C’est vrai, dit Valentine en passant son bras sous celui de Bénédict à l’exemple de Louise, qui l’entraînait de l’autre côté. Allons rejoindre cette pauvre enfant, et, si vous avez eu en effet des torts envers elle, réparez-les, afin que nous soyons toutes heureuses aujourd’hui.

Bénédict tressaillit brusquement dès qu’il sentit le bras de Valentine se glisser sous le sien. Il le pressa insensiblement contre sa poitrine, et finit par l’y tenir si bien qu’elle n’eût pas pu le retirer sans avoir l’air de s’apercevoir de son émotion. Il valait mieux feindre d’être insensible à ces pulsations violentes qui soulevaient le sein du jeune homme. D’ailleurs, Louise les entraînait vers Athénaïs, qui se faisait une malice de doubler le pas pour se faire suivre. Qu’elle se doutait peu, la pauvre fille, de la situation de son fiancé ! Palpitant, ivre de joie entre ces deux sœurs, l’une qu’il avait aimée, l’autre qu’il allait aimer ; Louise qui la veille lui faisait éprouver encore quelques réminiscences d’un amour à peine guéri, Valentine qui commençait à l’enivrer de toutes les ardeurs d’une passion nouvelle ; Bénédict ne savait pas trop encore vers qui allait son cœur, et s’imaginait par instants que c’était vers toutes les deux, tant on est riche d’amour à vingt ans ! Et toutes deux l’entraînaient pour qu’il mît aux pieds d’une autre ce pur hommage que chacune d’elles peut-être regrettait de ne pouvoir accepter. Pauvres femmes ! pauvre société où le cœur n’a de véritables jouissances que dans l’oubli de tout devoir et de toute raison !

Au détour d’un chemin Bénédict s’arrêta tout à coup, et, pressant leurs mains dans chacune des siennes, il les regarda alternativement, Louise d’abord avec une amitié tendre, Valentine ensuite avec moins d’assurance et plus de vivacité.

— Vous voulez donc, leur dit-il, que j’aille apaiser les caprices de cette petite fille ? Eh bien ! pour vous faire plaisir j’irai ; mais vous m’en saurez gré, j’espère !

— Comment faut-il que nous vous poussions à une chose que votre conscience devrait vous dicter ? lui dit Louise.

Bénédict sourit et regarda Valentine.

— En effet, dit celle-ci avec un trouble mortel, n’est-elle pas digne de votre affection ? n’est-elle pas la femme que vous devez épouser ?

Un éclair passa sur le large front de Bénédict. Il laissa tomber la main de Louise, et gardant un instant encore celle de Valentine qu’il pressa insensiblement :

— Jamais ! s’écria-t-il en levant les yeux au ciel, comme pour y enregistrer son serment en présence de ces deux témoins.

Puis son regard sembla dire à Louise : — Jamais cet amour n’entrera dans un cœur où vous avez régné. À Valentine : — Jamais ; car vous y régnerez éternellement.

Et il se mit à courir après Athénaïs, laissant les deux sœurs confondues de surprise.

Il faut l’avouer, ce mot jamais fit une telle impression sur Valentine qu’il lui sembla qu’elle allait tomber. Jamais joie aussi égoïste, aussi cruelle, n’envahit de force le sanctuaire d’une âme généreuse.

Elle resta un instant sans pouvoir se remettre ; puis, s’appuyant sur le bras de sa sœur, sans songer, l’ingénue, que le tremblement de son corps était facile à apercevoir :

— Qu’est-ce donc que cela veut dire ? lui demanda-t-elle.

Mais Louise était si absorbée elle-même dans ses pensées qu’elle se fit répéter deux fois cette question sans l’entendre. Enfin elle répondit qu’elle n’y comprenait rien.

Bénédict atteignit sa cousine en trois sauts, et passant un bras autour de sa taille :

— Vous êtes fâchée ? lui dit-il.

— Non, répondit la jeune fille d’un ton qui exprimait qu’elle l’était beaucoup.

— Vous êtes une enfant, lui dit Bénédict ; vous doutez toujours de mon amitié.

— Votre amitié ? dit Athénaïs avec dépit ; je ne vous la demande pas.

— Ah ! vous la repoussez donc ? Alors…

Bénédict s’éloigna de quelques pas. Athénaïs se laissa tomber, pâle et ne respirant plus, sur un vieux saule au bord du chemin.

Aussitôt Bénédict se rapprocha ; il ne l’aimait pas assez pour vouloir entrer en discussion avec elle ; il valait mieux profiter de son émotion que de perdre le temps à se justifier.

— Voyons, ma cousine, lui dit-il d’un ton sévère qui dominait entièrement la pauvre Athénaïs, voulez-vous cesser de me bouder ?

— Est-ce donc moi qui boude ? répondit-elle en fondant en larmes.

Bénédict se pencha vers elle, et déposa un baiser sur un cou frais et blanc que n’avait point rougi le hâle des champs. La jeune fermière frémit de plaisir et se jeta dans les bras de son cousin. Bénédict éprouva un cruel malaise. Athénaïs était, à coup sûr, une fort belle personne ; de plus, elle l’aimait, et, se croyant destinée à lui, elle le lui montrait ingénument. Il était bien difficile à Bénédict de se garantir d’un certain amour-propre et d’une sensation de plaisir toute physique en recevant ses caresses. Cependant sa conscience lui ordonnait de repousser toute pensée d’union avec cette jeune personne ; car il sentait que son cœur était à jamais enchaîné ailleurs.

Il se hâta donc de se lever et d’entraîner Athénaïs vers ses deux compagnes, après l’avoir embrassée. C’est ainsi que se terminaient toutes leurs querelles. Bénédict, qui ne voulait pas, qui ne pouvait pas dire sa pensée, évitait toute explication, et, au moyen de quelques marques d’amitié, réussissait toujours à apaiser la crédule Athénaïs.

En rejoignant Louise et Valentine, la fiancée de Bénédict se jeta au cou de cette dernière avec effusion. Son cœur facile et bon abjura sincèrement toute rancune, et Valentine, en lui rendant ses caresses, sentit comme un remords s’élever en elle.

Néanmoins, la gaieté qui se peignait sur les traits de Bénédict les entraîna toutes trois. Bientôt elles rentrèrent à la ferme, rieuses et folâtres. Le dîner n’étant pas prêt, Valentine voulut faire le tour de la ferme, visiter les bergeries, les vaches, le pigeonnier. Bénédict s’occupait peu de tout cela, et cependant il aurait su bon gré à sa fiancée de s’en occuper. Lorsqu’il vit mademoiselle de Raimbault entrer dans les étables, courir après les jeunes agneaux, les prendre dans ses bras, caresser toutes les bestioles favorites de madame Lhéry, donner même à manger, sur sa main blanche, aux grands bœufs de trait qui la regardaient d’un air hébété, il sourit d’une pensée flatteuse et cruelle qui lui vint : c’est que Valentine semblait bien mieux faite qu’Athénaïs pour être sa femme ; c’est qu’il y avait eu erreur dans la distribution des rôles, et que Valentine, bonne et franche fermière, lui aurait fait aimer la vie domestique.

— Que n’est-elle la fille de madame Lhéry ! se dit-il ; je n’aurais jamais eu l’ambition d’apprendre, et même encore aujourd’hui je renoncerais à la vaine rêverie de jouer un rôle dans le monde. Je me ferais paysan avec joie ; j’aurais une existence utile, positive ; avec Valentine, au fond de cette belle vallée, je serais poëte et laboureur : poëte pour l’admirer, laboureur pour la servir. Ah ! que j’oublierais facilement la foule qui bourdonne au sein des villes !

Il se livrait à ces pensées en suivant Valentine au travers des granges dont elle se plaisait à respirer l’odeur saine et champêtre. Tout d’un coup elle lui dit en se retournant vers lui :

— Je crois vraiment que j’étais née pour être fermière ! Oh ! que j’aurais aimé cette vie simple et ces calmes occupations de tous les jours ! J’aurais fait tout moi-même comme madame Lhéry ; j’aurais élevé les plus beaux troupeaux du pays ; j’aurais eu de belles poules huppées et des chèvres que j’aurais menées brouter dans les buissons. Si vous saviez combien de fois dans les salons, au milieu des fêtes, ennuyée du bruit de cette foule, je me suis prise à rêver que j’étais une gardeuse de moutons, assise au coin d’un pré ! mais l’orchestre m’appelait dans la cohue, mais mon rêve était l’histoire du pot au lait !

Appuyé contre un râtelier, Bénédict l’écoutait avec attendrissement ; car elle venait de répondre tout haut, par une liaison d’idées sympathiques, aux vœux qu’il avait formés tout bas.

Ils étaient seuls. Bénédict voulut se hasarder à poursuivre ce rêve.

— Mais s’il vous avait fallu épouser un paysan ? lui dit-il.

— Au temps où nous vivons, répondit-elle, il n’y a plus de paysans. Ne recevons-nous pas la même éducation dans presque toutes les classes ? Athénaïs n’a-t-elle pas plus de talents que moi ? Un homme comme vous n’est-il pas très-supérieur par ses connaissances à une femme comme moi ?

— N’avez-vous pas les préjugés de la naissance ? reprit Bénédict.

— Mais je me suppose fermière ; je n’aurais pas pu les avoir.

— Ce n’est pas une raison ; Athénaïs est née fermière, et elle est bien fâchée de n’être pas née comtesse.

— Oh ! qu’à sa place je m’en réjouirais, au contraire ! dit-elle avec vivacité.

Et elle resta pensive, appuyée sur la crèche, vis-à-vis de Bénédict, les yeux fixés à terre, et ne songeant pas qu’elle venait de lui dire des choses qu’il aurait payées de son sang.

Bénédict s’enivra longtemps des images folles et flatteuses que cet entretien venait d’éveiller. Sa raison s’endormit dans ce doux silence, et toutes les idées riantes et trompeuses prirent la volée. Il se vit maître, époux et fermier dans la Vallée-Noire. Il vit dans Valentine sa compagne, sa ménagère, sa plus belle propriété. Il rêva tout éveillé, et deux ou trois fois il s’abusa au point d’être près de l’aller presser dans ses bras. Quand le bruit des voix l’avertit de l’approche de Louise et d’Athénaïs, il s’enfuit par un côté opposé, et courut se cacher dans un coin obscur de la grange, derrière les meules de blé. Là il pleura comme un enfant, comme une femme, comme il ne se souvenait pas d’avoir pleuré ; il pleura ce rêve qui venait de l’enlever un instant au monde existant, et qui lui avait donné plus de joie en quelques minutes d’illusion qu’il n’en avait goûté dans toute une vie de réalité. Quand il eut essuyé ses larmes, quand il revit Valentine, toujours sereine et douce, interrogeant son visage avec une muette sollicitude, il fut heureux encore : il se dit qu’il y avait plus de bonheur et de gloire à être aimé en dépit des hommes et de la destinée qu’à obtenir sans peine et sans péril une affection légitime. Il se plongea jusqu’au cou dans cette mer trompeuse de souhaits et de chimères ; il retomba dans son rêve. À table, il se plaça auprès de Valentine ; il s’imagina qu’elle était la maîtresse chez lui. Comme elle aimait volontiers à se charger de tout l’embarras du service, elle découpait, faisait les portions et se plaisait à être utile à tous. Bénédict la regardait d’un air stupide de joie ; il lui tendait son assiette, ne lui adressait plus une seule de ces politesses d’usage qui rappellent à chaque instant les conventions et les distances, et, quand il voulait qu’elle lui servît de quelque mets, il lui disait en tendant son assiette :

— À moi, madame la fermière !

Quoiqu’on bût le vin du cru à la ferme, M. Lhéry avait en réserve pour les grandes occasions, d’excellent champagne ; mais personne n’y fit honneur. L’ivresse morale était assez forte. Ces êtres jeunes et sains n’avaient pas besoin d’exciter leurs nerfs et de fouetter leur sang. Après le dîner ils jouèrent à se cacher et à se poursuivre dans les prés. M. et Mme Lhéry eux-mêmes, libres enfin des soins de la journée, se mirent de la partie. On y admit encore une jolie servante de ferme et les enfants du métayer. Bientôt la prairie ne retentit plus que de rires et de cris joyeux. Ce fut le dernier coup pour la raison de Bénédict. Poursuivre Valentine, ralentir sa course pour la laisser fuir devant lui et la forcer de s’égarer dans les buissons, puis fondre sur elle à l’improviste, s’amuser de ses cris, de ses ruses, la joindre enfin et n’oser la toucher, mais voir son sein agité, ses joues vermeilles et ses yeux humides, c’en était trop pour un seul jour.

Athénaïs, remarquant en elle-même ces fréquentes absences de Bénédict et de Valentine, et voulant faire courir après elle, proposa de bander les yeux au poursuivant. Elle serra malicieusement le mouchoir à Bénédict, s’imaginant qu’il ne pourrait plus choisir sa proie ; mais Bénédict s’en souciait bien ! L’instinct de l’amour, ce charme puissant et magique qui fait reconnaître à l’amant l’air où sa maîtresse a passé, le guidait aussi bien que ses yeux ; il atteignait toujours Valentine, et, plus heureux qu’à l’autre jeu, il pouvait la saisir dans ses bras, et, feignant de ne pas la reconnaître, l’y garder longtemps. Ces jeux-là sont la plus dangereuse chose du monde.

Enfin la nuit vint, Valentine parla de se retirer ; Bénédict était auprès d’elle, et ne sut pas dissimuler son chagrin.

— Déjà ! s’écria-t-il d’une grosse et rude manière qui porta jusqu’au fond du cœur de Valentine la conviction de la vérité.

— Déjà ! en effet, répondit-elle ; cette journée m’a semblé bien courte.

Et elle embrassa sa sœur ; mais n’avait-elle songé qu’à Louise en le disant ?

On apprêta la carriole, Bénédict se promettait encore quelques instants de bonheur ; mais l’arrangement des places trompa son attente. Louise se mit tout au fond pour n’être pas aperçue aux environs du château. Sa sœur se mit auprès d’elle. Athénaïs s’assit sur la banquette de devant, auprès de son cousin ; il en eut tant d’humeur qu’il ne lui adressa pas un mot pendant toute la route.

À l’entrée du parc, Valentine le pria d’arrêter à cause de Louise qui craignait toujours d’être vue malgré l’obscurité. Bénédict sauta à terre et l’aida à descendre. Tout était sombre et silencieux autour de cette riche demeure, que Bénédict eût voulu voir s’engloutir. Valentine embrassa sa sœur et Athénaïs, tendit la main à Bénédict, qui, cette fois, osa la baiser, et s’enfuit dans le parc. À travers la grille, Bénédict vit pendant quelques instants flotter sa robe blanche qui s’éloignait parmi les arbres ; il aurait oublié toute la terre, si Athénaïs, l’appelant du fond de de la carriole, ne lui eût dit avec aigreur :

— Eh bien ! allez-vous nous laisser coucher ici ?