Valentine (Sand)/XXII

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Valentine (1832)
Calmann-Lévy (p. 78-82).


XXII.

Bénédict s’enfonça dans le parc de Raimbault, et se jetant sur la mousse, dans un endroit sombre, il s’abandonna aux plus tristes réflexions. Il venait de rompre le dernier lien qui l’attachait à la vie ; car il sentait bien qu’après de telles relations avec Pierre Blutty, il ne pouvait plus en conserver de directes avec ses parents de la ferme. Ces lieux, où il avait passé de si heureux instants, et qui étaient pour lui tout remplis des traces de Valentine, il ne les verrait plus ; ou s’il y retournait quelquefois, ce serait en étranger et sans avoir la liberté d’y chercher ses souvenirs, naguère si doux, aujourd’hui si amers. Il lui semblait que de longues années de malheur le séparaient déjà de ces jours récemment écoulés, et il se reprochait de n’en avoir point assez joui ; il se repentait des instants d’humeur qu’il n’avait pas réprimés ; il déplorait la triste nature de l’homme, qui ne sait jamais la valeur de ses joies qu’après les avoir perdues.

Désormais l’existence de Bénédict devenait effrayante ; environné d’ennemis, il serait la risée de la province ; chaque jour une voix, partie de trop bas pour qu’il pût se donner la peine d’y répondre, viendrait faire entendre à ses oreilles d’insolentes et atroces railleries. Chaque jour il lui faudrait rapprendre le triste dénouement de ses amours, et se convaincre qu’il n’y avait plus d’espoir.

Cependant l’amour de soi, qui donne tant d’énergie aux naufragés près de périr, imprima un instant à Bénédict la volonté de vivre en dépit de tout. Il fit d’incroyables efforts pour trouver à sa vie un but, une ambition, un charme quelconque ; ce fut en vain : son âme se refusait à admettre aucune autre passion que l’amour. À vingt ans, quelle autre semble en effet digne de l’homme ? tout lui semblait terne et décoloré après cette rapide et folle existence qui l’avait enlevé à la terre ; ce qui eût été trop haut pour ses espérances il y avait à peine un mois, lui paraissait maintenant indigne de ses désirs. Il n’y avait au monde qu’un bonheur, qu’un amour, qu’une femme.

Quand il eut vainement épuisé ce qui lui restait de force, il tomba dans un horrible dégoût de la vie, et résolut d’en finir. Il examina ses pistolets, et se dirigea vers la sortie du parc, pour aller accomplir son dessein sans troubler la fête qui rayonnait encore à travers le feuillage.

Mais auparavant il voulut avaler le fond de sa coupe de douleur ; il retourna sur ses pas, et, se glissant parmi les massifs, il arriva jusqu’au pied des murs qui renfermaient Valentine. Il les suivit au hasard pendant quelque temps. Tout était silencieux et triste dans ce grand manoir ; tous les domestiques étaient à la fête. Depuis longtemps les convives s’étaient retirés. Bénédict n’entendit que la voix de la vieille marquise qui paraissait assez animée. Elle partait d’un appartement au rez-de-chaussée dont la fenêtre était entr’ouverte. Bénédict s’approcha, et recueillit des paroles qui modifièrent tout à coup ses résolutions :

— Je vous assure, Madame, disait la marquise, que Valentine est sérieusement malade, et qu’il faudrait faire entendre raison à M. de Lansac.

— Eh ! mon Dieu ! Madame, répondit une voix que Bénédict jugea ne pouvoir être que celle de la comtesse, vous avez la rage de vous immiscer dans tout ! Il me semble que votre intervention ou la mienne dans une pareille circonstance ne peut être que fort inconvenante.

— Madame, je ne connais pas d’inconvenance, reprit l’autre voix, lorsqu’il s’agit de la santé de ma petite-fille.

— Si je ne savais combien il vous est agréable de donner ici un autre avis que le mien, je m’expliquerais difficilement cet accès de sensibilité.

— Raillez tant qu’il vous plaira, Madame ; je viens d’écouter à la porte de Valentine, ne sachant point ce qui s’y passait, et me doutant de tout autre chose que de la vérité. En entendant la voix de la nourrice au lieu de celle du cher mari, je suis entrée, et j’ai trouvé Valentine fort souffrante, fort défaite ; je vous assure que ce ne serait pas du tout le moment…

— Valentine aime son mari, son mari l’aime, je suis bien certaine qu’il aura pour elle tous les égards qu’elle exigera.

— Est-ce qu’une mariée d’un jour sait exiger quelque chose ? est-ce qu’elle a des droits ? est-ce qu’on en tient compte ?

La fenêtre fut fermée en cet instant, et Bénédict n’en put entendre davantage. Tout ce que la rage peut inspirer de projets terribles et insensés, il le connut en cet instant.

« Ô abominable violation des droits les plus sacrés ! s’écria-t-il intérieurement ; infâme tyrannie de l’homme sur la femme ! Mariage, sociétés, institutions, haine à vous ! haine à mort ! Et toi, Dieu ! volonté créatrice, qui nous jettes sur la terre et refuses ensuite d’intervenir dans nos destinées, toi qui livres le faible à tant de despotisme et d’abjection, je te maudis ! Tu t’endors satisfait d’avoir produit, insoucieux de conserver. Tu mets en nous une âme intelligente, et tu permets au malheur de l’étouffer ! Maudit sois-tu, maudites soient les entrailles qui m’ont porté ! »

En raisonnant ainsi, le malheureux jeune homme arma ses pistolets, déchirait sa poitrine avec ses ongles, et marchait avec agitation, ne songeant plus à se cacher. Tout à coup la raison, ou plutôt une sorte de lucidité dans son délire, vint l’éclairer. Il y avait un moyen de sauver Valentine d’une odieuse et flétrissante tyrannie ; il y avait un moyen de punir cette mère sans entrailles, qui condamnait froidement sa fille à un opprobre légal, au dernier des opprobres qu’on puisse infliger à la femme, au viol.

« Oui, le viol ! répétait Bénédict avec fureur (et il ne faut pas oublier que Bénédict était un naturel d’excès et d’exception). Chaque jour, au nom de Dieu et de la société, un manant ou un lâche obtient la main d’une malheureuse fille, que ses parents, son honneur ou la misère forcent d’étouffer dans son sein un amour pur et sacré. Et là, sous les yeux de la société qui approuve et ratifie, la femme pudique et tremblante qui a su résister aux transports de son amant, tombe flétrie sous les baisers d’un maître exécré ! Et il faut que cela soit ainsi ! »

Et Valentine, la plus belle œuvre de la création, la douce, la simple, la chaste Valentine était réservée comme les autres à cet affront ! En vain ses larmes, sa pâleur, son abattement avaient dû éclairer la conscience de sa mère et alarmer la délicatesse de son époux. Rien ne la défendrait de la honte, cette infortunée ! pas même la faiblesse de la maladie et l’épuisement de la fièvre ! Il y a sur la terre un homme assez misérable pour dire : N’importe ! et une mère assez glacée pour fermer les yeux sur ce crime ! « Non, s’écria-t-il, cela ne sera pas ! j’en jure par l’honneur de ma mère ! »

Il arma de nouveau ses pistolets et courut au hasard devant lui. Le bruit d’une petite toux sèche l’arrêta tout à coup. Dans l’état d’irritation où il était, la pénétration instinctive de la haine lui fit reconnaître à ce léger indice que M. de Lansac venait droit à lui.

Ils avançaient tous deux dans une allée de jardin anglais, allée étroite, ombreuse et tournante. Un épais massif de sapins protégea Bénédict. Il s’enfonça dans leurs rameaux sombres, et se tint prêt à brûler la cervelle à son ennemi.

M. de Lansac venait du pavillon situé dans le parc, où jusque-là il avait logé par respect pour les convenances ; il se dirigeait vers le château. Ses vêtements exhalaient une odeur d’ambre que Bénédict détestait presque autant que lui ; ses pas faisaient crier le sable. Le cœur de Bénédict battait haut dans sa poitrine ; son sang ne circulait plus ; pourtant sa main était ferme et son coup d’œil sûr.

Mais au moment où, le doigt sur la détente, il élevait le bras à la hauteur de cette tête détestée, d’autres pas se firent entendre venant sur les traces de Bénédict. Il frémit de cet atroce contre-temps ; un témoin pouvait faire échouer son entreprise et l’empêcher, non pas de tuer Lansac, il sentait que nulle force humaine ne pourrait le sauver de sa haine, mais de se tuer lui-même immédiatement après. La pensée de l’échafaud le fit frémir ; il sentit que la société avait des punitions infamantes pour le crime héroïque que son amour lui dictait.

Incertain, irrésolu, il attendit et recueillit ce dialogue :

— Eh bien ! Franck, que vous a répondu madame la comtesse de Raimbault ?

— Que monsieur le comte peut entrer chez elle, répondit un laquais.

— Fort bien ; vous pouvez aller vous coucher, Franck. Tenez, voici la clef de mon appartement.

— Monsieur ne rentrera pas ?

— Ah ! il en doute ! dit M. de Lansac entre ses dents, et comme se parlant à lui-même.

— C’est que, monsieur le comte… madame la marquise… Catherine…

— C’est fort clair ; allez vous coucher.

Les deux ombres noires se croisèrent sous les sapins, et Bénédict vit son ennemi se rapprocher du château. Dès qu’il l’eut perdu de vue, sa résolution lui revint.

— Je laisserais échapper cette occasion ! s’écria-t-il, je laisserais seulement son pied profaner le seuil de cette demeure qui renferme Valentine !

Il se mit à courir, mais le comte avait trop d’avance sur lui ; il ne put l’atteindre avant qu’il fût entré dans la maison.

Le comte arrivait là mystérieusement, seul, sans flambeaux, comme un prince allant en conquête. Il franchit légèrement le perron, le péristyle, et monta au premier étage ; car cette feinte d’aller s’entretenir avec sa belle mère n’était qu’un arrangement de convenance pour ne pas énoncer à son laquais le motif délicat de ses empressements. Il était convenu avec la comtesse qu’elle le ferait appeler à l’heure où sa femme consentirait à le recevoir. Madame de Raimbault n’avait pas consulté sa fille, comme on le voit ; elle ne pensait pas qu’il en fût besoin.

Mais au moment où M. de Lansac allait être atteint par Bénédict, dont le pistolet toujours armé le suivait dans l’ombre, la demoiselle de compagnie se glissa vers le diligent époux avec autant de légèreté que le lui permirent son corps baleiné et ses soixante ans :

— Madame la marquise aurait un mot à dire à monsieur, lui dit-elle.

Alors M. de Lansac prit une autre direction et la suivit. Ceci se passa rapidement et dans l’obscurité ; Bénédict chercha en vain, et ne put découvrir par quel escamotage infernal sa proie lui échappait encore.

Seul, dans cette vaste maison, dont on avait, à dessein, éteint toutes les lumières, et, sous divers prétextes, éloigné le peu de domestiques qui ne fussent pas à la fête, Bénédict erra au hasard, essayant de rassembler ses souvenirs et de se diriger vers la chambre que Valentine devait habiter. Son parti était pris ; il la soustrairait à son sort, soit en tuant son mari, soit en la tuant elle-même. Il avait souvent regardé du dehors la fenêtre de Valentine, il l’avait reconnue la nuit aux longues veilles dont la clarté de sa lampe rendait témoignage ; mais comment en trouver la direction dans ces ténèbres et dans cette agitation terrible ?

Il s’abandonna au hasard. Il savait seulement que cet appartement était situé au premier ; il suivit une vaste galerie et s’arrêta pour écouter. Au bout opposé, il apercevait un rayon de lumière se glissant par une porte entr’ouverte, et il lui semblait entendre un chuchotement de voix de femmes. C’était la chambre de la marquise ; elle avait fait appeler son beau-petit-fils pour l’engager à renoncer au bonheur de cette première nuit, et Catherine, qu’on avait fait venir là pour attester l’indisposition de sa maîtresse, s’en acquittait de son mieux pour seconder les intentions de Valentine. Mais M. de Lansac était fort peu persuadé, et trouvait assez ridicule que toutes ces femmes vinssent déjà glisser leur curiosité et leur influence dans les mystères de son ménage ; il résistait poliment, et jurait sur son honneur d’obéir à l’ordre que Valentine lui donnerait de vive voix de se retirer.

Bénédict, ayant atteint sans bruit cette porte, entendit toute la discussion, quoiqu’elle se fît à voix basse, dans la crainte d’attirer la comtesse, qui eût détruit d’un mot tout l’effet de cette négociation.

« Valentine aura-t-elle bien la force de prononcer cet ordre ? se demanda Bénédict. Oh ! je la lui donnerai, moi.

Et il s’avança de nouveau à tâtons vers un autre rayon de lumière plus faible qui rampait sous une porte fermée ; il y colla son oreille : c’était là ! Il le sentit au battement de son cœur et à la faible respiration de Valentine, qu’il n’était sans doute donné qu’à un homme passionné comme il l’était pour elle de saisir et de reconnaître.

Il s’appuyait, oppressé, haletant, contre cette porte, lorsqu’il lui sembla qu’elle cédait ; il la poussa et elle obéit sans bruit.

« Grand Dieu ! pensa Bénédict, toujours prêt à admettre tout ce qui pouvait le torturer, l’attendait-elle donc ? »

Il fit un pas dans cette chambre ; le lit était placé de manière à masquer la porte à la personne couchée. Une veilleuse brûlait dans son globe de verre mat. Était-ce bien là ? Il avança. Les rideaux étaient à demi relevés ; Valentine, toute habillée, sommeillait sur son lit. Son attitude témoignait assez de ses terreurs ; elle était assise sur le bord de sa couche, les pieds à terre ; sa tête succombant à la fatigue s’était laissée aller sur les coussins ; son visage était d’une pâleur effrayante, et l’on eût pu compter les pulsations de la fièvre sur les artères gonflées de son cou et de ses tempes.

Bénédict avait eu à peine le temps de se glisser derrière le dossier de ce lit et de se presser entre le rideau et la muraille lorsque les pas de Lansac retentirent dans le corridor.

Il venait de ce côté, il allait entrer. Bénédict tenait toujours son pistolet ; là l’ennemi ne pouvait lui échapper, il n’avait qu’un mouvement à faire pour l’étendre mort avant qu’il eût effleuré seulement le lin de la couche nuptiale.

Au bruit que fit Bénédict en se cachant, Valentine, éveillée en sursaut, jeta un faible cri et se redressa précipitamment ; mais, ne voyant rien, elle prêta l’oreille et distingua les pas de son mari. Alors elle se leva et courut vers la porte.

Ce mouvement faillit faire éclater Bénédict. Il sortit à demi de sa cachette pour aller brûler la cervelle à cette femme impudique et menteuse ; mais Valentine n’avait eu d’autre intention que de verrouiller sa porte.

Cinq minutes se passèrent dans le plus complet silence, au grand étonnement de Valentine et de Bénédict ; celui-ci s’était caché de nouveau, lorsqu’on frappa doucement. Valentine ne répondit pas ; mais Bénédict, penché hors des rideaux, entendit le bruit inégal de sa respiration entrecoupée ; il voyait son effroi, ses lèvres livides, ses mains crispées contre le verrou qui la défendait.

« Courage, Valentine ! allait-il s’écrier, nous sommes deux pour soutenir l’assaut ! » lorsque la voix de Catherine se fit entendre.

— Ouvrez, Mademoiselle, disait-elle ; n’ayez plus peur ; c’est moi, je suis seule. Monsieur est parti ; il s’est rendu aux raisons de madame la marquise et à la prière que je lui ai faite en votre nom de se retirer. Oh ! nous vous avons faite bien plus malade que vous n’êtes, j’espère, ajouta la bonne femme en entrant et recevant Valentine dans ses bras. N’allez pas vous aviser de l’être aussi sérieusement que nous nous en sommes vantées, au moins !

— Oh ! tout à l’heure je me sentais mourir, répondit Valentine en l’embrassant ; mais à présent je suis mieux, tu m’as sauvée encore pour quelques heures. Après, que Dieu me protège !

— Eh ! mon Dieu, chère enfant ! dit Catherine, quelles idées avez-vous donc ? Allons, couchez-vous. Je passerai la nuit auprès de vous.

— Non, Catherine, va te reposer. Voici bien des nuits que je te fais passer. Va-t’en ; je l’exige. Je suis mieux ; je dormirai bien. Seulement enferme-moi, prends la clef, et ne te couche que lorsque toute la maison sera fermée.

— Oh ! n’ayez pas peur. Tenez, voici qu’on ferme déjà ; n’entendez-vous pas rouler la grosse porte ?

— Oui, c’est bien. Bonsoir, nourrice, ma bonne nourrice !

La nourrice fit encore quelques difficultés pour se retirer ; elle craignait que Valentine ne se trouvât plus mal dans la nuit. Enfin elle céda et se retira après avoir fermé la porte, dont elle emporta la clef.

— Si vous avez besoin de quelque chose, cria-t-elle du dehors, vous me sonnerez ?

— Oui, sois tranquille, dors bien, répondit Valentine.

Elle tira les verrous, et, secouant ses cheveux épars, elle posa les mains sur son front, en respirant fortement comme une personne délivrée ; puis elle revint à son lit et se laissa tomber assise, avec la raideur que donnent le découragement et la maladie. Bénédict se pencha et put la voir. Il eût pu se montrer tout à fait sans qu’elle y prît garde. Les bras pendants, l’œil fixé sur le parquet, elle était là comme une froide statue ; ses facultés semblaient épuisées, son cœur éteint.