Valentine (Sand)/XXXII

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Valentine (1832)
Calmann-Lévy (p. 115-118).


XXXII.

M. de Lansac se trouvait dans une des plus diplomatiques situations qui puissent se présenter dans la vie d’un homme du monde. Il y a plusieurs sortes d’honneur en France : l’honneur d’un paysan n’est pas l’honneur d’un gentilhomme, celui d’un gentilhomme n’est pas celui d’un bourgeois. Il y en a pour tous les rangs et peut-être aussi pour tous les individus. Ce qu’il y a de certain, c’est que M. de Lansac en avait à sa manière. Philosophe sous certains rapports, il avait encore des préjugés sous bien d’autres. Dans ces temps de lumières, de perceptions hardies et de rénovation générale, les vieilles notions du bien et du mal doivent nécessairement s’altérer un peu, et l’opinion flotter incertaine sur d’innombrables contestations de limites.

M. de Lansac consentait bien à être trahi, mais non pas trompé. À cet égard, il avait fort raison ; avec les doutes que certaines découvertes élevaient en lui relativement à la fidélité de sa femme, on conçoit qu’il n’était pas disposé à effectuer un rapprochement plus intime et à couvrir de sa responsabilité les suites d’une erreur présumée. Ce qu’il y avait de laid dans sa situation, c’est que de viles considérations d’argent entravaient l’exercice de sa dignité, et le forçaient à marcher de biais vers son but.

Il était livré à ces réflexions, lorsque, vers minuit, il lui sembla entendre un léger bruit dans la maison, silencieuse et calme depuis plus d’une heure.

Une porte vitrée donnait du salon sur le jardin à l’autre extrémité du bâtiment, mais sur la même façade que l’appartement du comte ; il s’imagina entendre ouvrir cette porte avec précaution. Aussitôt le souvenir de ce qu’il avait vu la nuit précédente, joint au désir ardent d’obtenir des preuves qui lui donneraient un empire sans bornes sur sa femme, vint le frapper ; il passa à la hâte une robe de chambre, mit des pantoufles, et, marchant dans l’obscurité avec toute la précaution d’un homme habitué à la prudence, il sortit par la porte encore entr’ouverte du salon, et s’enfonça dans le parc sur les traces de Valentine.

Bien qu’elle eût refermé sur elle la grille de l’enclos, il lui fut facile d’y pénétrer, en escaladant la clôture, quelques minutes après elle. Guidé par l’instinct et par de faibles bruits, il arriva au pavillon ; et, se cachant parmi les hauts dahlias qui croissaient devant la principale fenêtre, il put entendre tout ce qui s’y passait.

Valentine, oppressée par l’émotion que lui causait une telle démarche, s’était laissé tomber en silence sur le sofa du salon. Bénédict, debout auprès d’elle, et non moins troublé, resta muet aussi pendant quelques instants ; enfin il fit un effort pour sortir de cette pénible situation.

— J’étais fort inquiet, lui dit-il ; je craignais que vous n’eussiez pas reçu mon billet.

— Ah ! Bénédict, répondit tristement Valentine, ce billet est d’un fou, et il faut que je sois folle moi-même pour me soumettre à cette audacieuse et coupable sommation. Oh ! j’ai failli ne pas venir, mais je n’ai pas eu la force de résister ; que Dieu me le pardonne !

— Sur mon âme, Madame ! dit Bénédict avec un emportement dont il n’était pas maître, vous avez fort bien fait de ne l’avoir pas eue ; car, au risque de votre vie et de la mienne, j’aurais été vous chercher, fût-ce…

— N’achevez pas, malheureux ! Maintenant vous êtes rassuré, dites-moi ! Vous m’avez vue, vous êtes bien sûr que je suis libre ; laissez-moi vous quitter…

— Croyez-vous donc être en danger ici, et croyez-vous n’y être pas au château ?

— Tout ceci est bien coupable et bien ridicule, Bénédict. Heureusement Dieu semble inspirer à M. de Lansac la pensée de ne pas m’exposer à une criminelle révolte…

— Madame, je ne crains pas votre faiblesse, je crains vos principes.

— Oseriez-vous les combattre maintenant !

— Maintenant, Madame, je ne sais pas ce que je n’oserais pas. Ménagez-moi, je n’ai pas ma tête, vous le voyez bien.

— Oh ! mon Dieu ! dit Valentine avec amertume, que s’est-il donc passé en vous depuis si peu de temps ? Est-ce ainsi que je devais vous retrouver, vous si calme et si fort il y a vingt-quatre heures ?

— Depuis vingt-quatre heures, répondit-il, j’ai vécu toute une vie de tortures, j’ai combattu avec toutes les furies de l’enfer ! Non, non, en vérité, je ne suis plus ce que j’étais il y a vingt-quatre heures, une jalousie diabolique, une haine inextinguible, se sont réveillées. Ah ! Valentine, je pouvais bien être vertueux il y a vingt-quatre heures ; mais à présent tout est changé.

— Mon ami, dit Valentine effrayée, vous n’êtes pas bien ; séparons-nous, cet entretien ne sert qu’à irriter vos souffrances. Songez d’ailleurs… Mon Dieu ! n’ai-je pas vu comme une ombre passer devant la fenêtre ?

— Qu’importe ? dit Bénédict en s’approchant tranquillement de la fenêtre ; ne vaut-il pas mieux cent fois vous voir tuer dans mes bras que de vous savoir vivante aux bras d’un autre ? Mais rassurez-vous ; tout est calme, ce jardin est désert.

— Écoutez, Valentine, dit-il d’un ton calme mais abattu, je suis bien malheureux. Vous avez voulu que je vécusse ; vous m’avez condamné à porter un lourd fardeau !

— Hélas ! dit-elle, des reproches ! Depuis quinze mois ne sommes-nous pas heureux, ingrat ?

— Oui, Madame, nous étions heureux, mais nous ne le serons plus !

— Pourquoi ces noirs présages ? Quelle calamité pourrait nous menacer ?

— Votre mari peut vous emmener, il peut nous séparer à jamais, et il est impossible qu’il ne le veuille pas.

— Mais jusqu’ici, au contraire, ses intentions paraissent très-pacifiques. S’il voulait m’attacher à sa fortune, ne l’eût-il pas fait plus tôt ? Je soupçonne précisément qu’il lui tarde d’être débarrassé de je ne sais quelles affaires…

— Ces affaires, j’en devine la nature. Permettez-moi de vous le dire, Madame, puisque l’occasion s’en présente : ne dédaignez pas le conseil d’un ami dévoué, qui s’occupe fort peu des intérêts et des spéculations de ce monde, mais qui sort de son indifférence lorsqu’il s’agit de vous. M. de Lansac a des dettes, vous ne l’ignorez pas.

— Je ne l’ignore pas, Bénédict, mais je trouve fort peu convenable d’examiner sa conduite avec vous et en ce lieu…

— Rien n’est moins convenable que la passion que j’ai pour vous, Valentine ; mais si vous l’avez tolérée jusqu’ici, par compassion pour moi, vous devez tolérer de même un avis que je vous donne par intérêt pour vous. Ce que je dois conclure de la conduite de votre mari à votre égard, c’est que cet homme est peu empressé, et par conséquent peu digne de vous posséder. Vous seconderiez peut-être ses intentions secrètes en vous créant sur-le-champ une existence à part de la sienne…

— Je vous comprends, Bénédict : vous me proposez une séparation, une sorte de divorce ; vous me conseillez un crime…

— Eh ! non, Madame ; dans les idées de soumission conjugale que vous nourrissez si religieusement, si M. de Lansac lui-même le désire, rien de plus moral qu’une division sans éclat et sans scandale. À votre place je la solliciterais, et n’en voudrais pour garantie que l’honneur des deux personnes intéressées. Mais, par cette sorte de contrat fait entre vous avec bienveillance et loyauté, vous assureriez au moins votre existence à venir contre les envahissements de ses créanciers ; au lieu que je crains…

— J’aime à vous entendre parler ainsi, Bénédict, répondit-elle ; ces conseils me prouvent votre candeur ; mais j’ai tant entendu parler d’affaires à ma mère, que j’en ai un peu plus que vous la connaissance. Je sais que nulle promesse n’engage un homme sans honneur à respecter les biens de sa femme, et si j’avais le malheur d’être mariée à une pareil homme, je n’aurais d’autre ressource que ma fermeté, d’autre guide que ma conscience. Mais, rassurez-vous, Bénédict, M. de Lansac est un cœur probe et généreux. Je ne redoute rien de semblable de sa part, et d’ailleurs, je sais qu’il ne peut aliéner aucune de mes propriétés sans me consulter…

— Et moi, je sais que vous ne lui refuseriez aucune signature ; car je connais votre facile caractère, votre mépris pour les richesses…

— Vous vous trompez, Bénédict ; j’aurais du courage, s’il le fallait. Il est vrai que pour moi je me contenterais de ce pavillon et de quelques arpents de terre ; réduite à douze cents francs de rente je me trouverais encore riche. Mais ces biens dont on a frustré ma sœur, je veux au moins les transmettre à son fils après ma mort : Valentin sera mon héritier. Je veux qu’il soit un jour comte de Raimbault. C’est là le but de ma vie. Pourquoi avez-vous frémi ainsi, Bénédict ?

— Vous me demandez pourquoi ? s’écria Bénédict sortant du calme où la tournure de cet entretien l’avait amené. Hélas ! que vous connaissez peu la vie ! que vous êtes tranquille et imprévoyante ! Vous parlez de mourir sans postérité, comme si… Juste ciel ! tout mon sang se soulève à cette pensée ; mais, sur mon âme, si vous ne dites pas vrai, Madame…

Il se leva et marcha dans la chambre avec agitation ; de temps en temps il cachait sa tête dans ses mains, et sa forte respiration trahissait les tourments de son âme.

— Mon ami, lui dit Valentine avec douceur, vous êtes aujourd’hui sans force et sans raison. Le sujet de notre entretien est d’une nature trop délicate ; croyez-moi, brisons là ; car je suis bien assez coupable d’être venue ici à une pareille heure sur la sommation d’un enfant sans prudence. Ces pensées orageuses qui vous torturent, je ne puis les calmer par mon silence, et vous devriez savoir l’interpréter sans exiger de moi des promesses coupables… Pourtant, ajouta-t-elle d’une voix tremblante en voyant l’agitation de Bénédict augmenter à mesure qu’elle parlait, s’il faut absolument pour vous rassurer et pour vous contenir, que je manque à tous mes devoirs et à tous mes scrupules, eh bien ! soyez content : je vous jure sur votre affection et sur la mienne (je n’oserais jurer par le ciel !) que je mourrai plutôt que d’appartenir à aucun homme.

— Enfin !… dit Bénédict d’une voix brève et en s’approchant d’elle, vous daignez me jeter une parole d’encouragement ! J’ai cru que vous me laisseriez partir dévoré d’inquiétude et de jalousie ; j’ai cru que vous ne me feriez jamais le sacrifice d’une seule de vos étroites idées. Vraiment ! vous avez promis cela ? Mais, Madame, cela est héroïque !

— Vous êtes amer, Bénédict. Il y avait bien longtemps que je ne vous avais vu ainsi. Il faut donc que tous les chagrins m’arrivent à la fois !

— Ah ! c’est que, moi, je vous aime avec fureur, dit Bénédict en lui prenant le bras avec un transport farouche ; c’est que je donnerais mon âme pour sauver vos jours ; c’est que je vendrais ma part du ciel pour épargner à votre cœur le moindre des tourments que le mien dévore ; c’est que je commettrais tous les crimes pour vous amuser, et que vous ne feriez pas la plus légère faute pour me rendre heureux.

— Ah ! ne parlez pas ainsi, répondit-elle avec abattement. Depuis si longtemps je m’étais habituée à me fier à vous ; il faudra donc encore craindre et lutter ! il faudra vous fuir peut-être…

— Ne jouons pas sur les mots ! s’écria Bénédict avec fureur et rejetant violemment son bras qu’il tenait encore. Vous parlez de me fuir ! Condamnez-moi à mort, ce sera plus tôt fait. Je ne pensais pas, Madame, que vous reviendriez sur ces menaces ; vous espérez donc que ces quinze mois m’ont changé ? Eh bien, vous avez raison ; ils m’ont rendu plus amoureux de vous que je ne l’avais jamais été ; ils m’ont donné l’énergie de vivre, au lieu que mon ancien amour ne m’avait donné que celle de mourir. À présent, Valentine, il n’est plus temps de s’en départir ; je vous aime exclusivement ; je n’ai que vous sur la terre ; je n’aime Louise et son fils que pour vous. Vous êtes mon avenir, mon but, ma seule passion, ma seule pensée ; que voulez-vous que je devienne si vous me repoussez ? Je n’ai point d’ambition, point d’amis, point d’état ; je n’aurai jamais rien de tout ce qui compose la vie des autres. Vous m’avez dit souvent que dans un âge plus avancé je serais avide des mêmes intérêts que le reste des hommes ; je ne sais si vous aurez jamais raison avec moi sur ce point ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je suis encore loin de l’âge où les nobles passions s’éteignent, et que je ne puis pas avoir la volonté de l’atteindre si vous m’abandonnez. Non, Valentine, vous ne me chasserez pas, cela est impossible ; ayez pitié de moi, je manque de courage !

Bénédict fondit en pleurs. Il faut de telles commotions morales pour amener aux larmes et à la faiblesse de l’enfant l’homme irrité et passionné, que la femme la moins impressionnable résiste rarement à ces rapides élans d’une sensibilité impérieuse. Valentine se jeta en pleurant dans le sein de celui qu’elle aimait, et l’ardeur dévorante du baiser qui unit leurs lèvres lui fit connaître enfin combien l’exaltation de la vertu est près de l’égarement. Mais ils eurent peu de temps pour s’en convaincre ; car à peine avaient-ils échangé cette brûlante effusion de leurs âmes, qu’une petite toux sèche et un air d’opéra fredonné sous la fenêtre avec le plus grand calme frappèrent Valentine de terreur. Elle s’arracha des bras de Bénédict, et, saisissant son bras d’une main froide et contractée, elle lui couvrit la bouche de son autre main.

— Nous sommes perdus, lui dit-elle à voix basse, c’est lui !

— Valentine ! n’êtes-vous pas ici, ma chère ? dit M. de Lansac en s’approchant du perron avec beaucoup d’aisance.

— Cachez-vous ! dit Valentine en poussant Bénédict derrière une grande glace portative qui occupait un angle de l’appartement ; et elle s’élança au-devant de M. de Lansac avec cette force de dissimulation que la nécessité révèle miraculeusement aux femmes les plus novices.

— J’étais bien sûr de vous avoir vu prendre le chemin du pavillon il y a un quart d’heure, dit Lansac en entrant, et, ne voulant pas troubler votre promenade solitaire, j’avais dirigé la mienne d’un autre côté ; mais l’instinct du cœur ou la force magique de votre présence me ramène malgré moi au lieu où vous êtes. Ne suis-je pas indiscret de venir interrompre ainsi vos rêveries, et daignerez-vous m’admettre dans le sanctuaire ?

— J’étais venue ici pour prendre un livre que je veux achever cette nuit, dit Valentine d’une voix forte et brève, toute différente de sa voix ordinaire.

— Permettez-moi de vous dire, ma chère Valentine, que vous menez un genre de vie tout à fait singulier et qui m’alarme pour votre santé. Vous passez les nuits à vous promener et à lire ; cela n’est ni raisonnable ni prudent.

— Mais je vous assure que vous vous trompez, dit Valentine en essayant de l’emmener vers le perron. C’est par hasard que, ne pouvant dormir cette nuit, j’ai voulu respirer l’air frais du parc. Je me sens tout à fait calmée, je vais rentrer.

— Mais ce livre que vous vouliez emporter, vous ne l’avez pas ?

— Ah ! c’est vrai, dit Valentine troublée.

Et elle feignit de chercher un livre sur le piano. Par un malheureux hasard, il ne s’en trouvait pas un seul dans l’appartement.

— Comment espérez-vous le trouver dans cette obscurité ? dit M. de Lansac. Laissez-moi allumer une bougie.

— Oh ! ce serait impossible ! dit Valentine épouvantée. Non, non, n’allumez pas, je n’ai pas besoin de ce livre, je n’ai plus envie de lire.

— Mais pourquoi y renoncer, quand il est si facile de se procurer de la lumière ? J’ai remarqué hier sur cette cheminée un flacon phosphorique très-élégant. Je gagerais mettre la main dessus.

En même temps il prit le flacon, y plaça une allumette qui pétilla en jetant une vive lumière dans l’appartement, puis, passant à un ton bleu et faible, sembla mourir en s’enflammant ; ce rapide éclair avait suffi à M. de Lansac pour saisir le regard d’épouvante que sa femme avait jeté sur la glace. Quand la bougie fut allumée, il affecta plus de calme et de simplicité encore : il savait où était Bénédict.

— Puisque nous voici ensemble, ma chère, dit-il en s’asseyant sur le sofa, au mortel déplaisir de Valentine, je suis résolu de vous entretenir d’une affaire assez importante dont je suis tourmenté. Ici nous sommes bien sûrs de n’être ni écoutés ni interrompus : voulez-vous avoir la bonté de m’accorder quelques minutes d’attention ?

Valentine, plus pâle qu’un spectre, se laissa tomber sur une chaise.

— Daignez vous approcher, ma chère, dit M. de Lansac en tirant à lui une petite table sur laquelle il plaça la bougie.

Il appuya son menton sur sa main, et entama la conversation avec l’aplomb d’un homme habitué à proposer aux souverains la paix ou la guerre sur le même ton.