Valentine (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 02

La bibliothèque libre.
J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 3-4).
◄  I.
III.  ►

II.

C’était une femme petite et mince qui, au premier abord, semblait âgée de vingt-cinq ans ; mais, en la voyant de près, on pouvait lui en accorder trente sans craindre d’être trop libéral envers elle. Sa taille fluette et bien prise avait encore la grâce de la jeunesse ; mais son visage, à la fois noble et joli, portait les traces du chagrin, qui flétrit encore plus que les années. Sa mise négligée, ses cheveux plats, son air calme, témoignaient assez l’intention de ne point aller à la fête. Mais dans la petitesse de sa pantoufle, dans l’arrangement décent et gracieux de sa robe grise, dans la blancheur de son cou, dans sa démarche souple et mesurée, il y avait plus d’aristocratie véritable que dans tous les joyaux d’Athénaïs. Pourtant cette personne si imposante, devant laquelle toutes les autres se levèrent avec respect, ne portait pas d’autre nom, chez ses hôtes de la ferme, que celui de mademoiselle Louise.

Elle tendit une main affectueuse à madame Lhéry, baisa sa fille au front, et adressa un sourire d’amitié au jeune homme.

— Eh bien ! lui dit le père Lhéry, avez-vous été vous promener bien loin ce matin, ma chère demoiselle ?

— En vérité, devinez jusqu’où j’ai osé aller ! répondit mademoiselle Louise en s’asseyant près de lui familièrement.

— Pas jusqu’au château, je pense ? dit vivement le neveu.

— Précisément jusqu’au château, Bénédict, répondit-elle.

— Quelle imprudence ! s’écria Athénaïs, qui oublia un instant de crêper les boucles de ses cheveux pour s’approcher avec curiosité.

— Pourquoi ? répliqua Louise ; ne m’avez-vous pas dit que tous les domestiques étaient renouvelés sauf la pauvre nourrice ? Et bien certainement, si j’eusse rencontré celle-là, elle ne m’eût pas trahie.

— Mais enfin vous pouviez rencontrer madame…

— À six heures du matin ? madame est dans son lit jusqu’à midi.

— Vous vous êtes donc levée avant le jour ? dit Bénédict. Il m’a semblé en effet vous entendre ouvrir la porte du jardin.

— Mais mademoiselle ! dit madame Lhéry, on la dit fort matinale, fort active. Si vous l’eussiez rencontrée, celle-là ?

— Ah ! que je l’aurais voulu ! dit Louise avec chaleur ; je n’aurai pas de repos que je n’aie vu ses traits, entendu le son de sa voix… Vous la connaissez, vous, Athénaïs ; dites-moi donc encore qu’elle est jolie, qu’elle est bonne, qu’elle ressemble à son père…

— Il y a quelqu’un ici à qui elle ressemble bien davantage, dit Athénaïs en regardant Louise ; c’est dire qu’elle est bonne et jolie.

La figure de Bénédict s’éclaircit, et ses regards se portèrent avec bienveillance sur sa fiancée.

— Mais écoutez, dit Athénaïs à Louise, si vous voulez tant voir mademoiselle Valentine, il faut venir à la fête avec nous ; vous vous tiendrez cachée dans la maison de notre cousine Simone, sur la place, et de là vous verrez certainement ces dames ; car mademoiselle Valentine m’a assuré qu’elles y viendraient.

— Ma chère belle, cela est impossible, répondit Louise ; je ne descendrais pas de la carriole sans être reconnue ou devinée. D’ailleurs, il n’y a qu’une personne de cette famille que je désire voir ; la présence des autres gâterait le plaisir que je m’en promets. Mais c’est assez parler de mes projets, parlons des vôtres, Athénaïs. Il me semble que vous voulez écraser tout le pays par un tel luxe de fraîcheur et de beauté !

La jeune fermière rougit de plaisir, et embrassa Louise avec une vivacité qui prouvait assez la satisfaction naïve qu’elle éprouvait d’être admirée.

— Je vais chercher mon chapeau, dit-elle ; vous m’aiderez à le poser, n’est-ce pas ?

Et elle monta vivement un escalier de bois qui conduisait à sa chambre.

Pendant ce temps, la mère Lhéry sortit par une autre porte pour aller changer de costume ; son mari prit une fourche et alla donner ses instructions au bouvier pour le régime de la journée.

Alors, Bénédict, resté seul avec Louise, se rapprocha d’elle, et parlant à demi-voix :

— Vous gâtez Athénaïs comme les autres ! lui dit-il. Vous êtes la seule ici qui auriez le droit de lui adresser quelques observations, et vous ne daignez pas le faire…

— Qu’avez-vous donc encore à reprocher à cette pauvre enfant ? répondit Louise étonnée. Ô Bénédict ! vous êtes bien difficile !

— Voilà ce qu’ils me disent tous, et vous aussi, Madame, vous qui pourriez si bien comprendre ce que je souffre du caractère et des ridicules de cette jeune personne !

— Des ridicules ? répéta Louise. Est-ce que vous ne seriez pas amoureux d’elle ?

Bénédict ne répondit rien, et après un instant de trouble et de silence :

— Convenez, lui dit-il, que sa toilette est extravagante aujourd’hui. Aller danser au soleil et à la poussière avec une robe de bal, des souliers de satin, un cachemire et des plumes ! Outre que cette parure est hors de place, je la trouve du plus mauvais goût. À son âge, une jeune personne devrait chérir la simplicité et savoir s’embellir à peu de frais.

— Est-ce la faute d’Athénaïs si on l’a élevée ainsi ? Que vous vous attachez à peu de chose ! Occupez-vous plutôt de lui plaire et de prendre de l’empire sur son esprit et sur son cœur ; alors soyez sûr que vos désirs seront des lois pour elle. Mais vous ne songez qu’à la froisser et à la contredire, elle si choyée, si souveraine dans sa famille ! Souvenez-vous donc combien son cœur est bon et sensible…

— Son cœur, son cœur ! sans doute elle a un bon cœur ; mais son esprit est si borné ! c’est une bonté toute native, toute végétale, à la manière des légumes qui croissent bien ou mal sans en savoir la cause. Que sa coquetterie me déplaît ! Il me faudra lui donner le bras, la promener, la montrer à cette fête, entendre la sotte admiration des uns, le sot dénigrement des autres ! Quel ennui ! Je voudrais en être déjà revenu !

— Quel singulier caractère ! Savez-vous, Bénédict, que je ne vous comprends pas ? Combien d’autres à votre place s’enorgueilliraient de se montrer en public avec la plus jolie fille et la plus riche héritière de nos campagnes, d’exciter l’envie de vingt rivaux éconduits, de pouvoir se dire son fiancé ! Au lieu de cela, vous ne vous attachez qu’à la critique amère de quelques légers défauts, communs à toutes les jeunes personnes de cette classe, dont l’éducation ne s’est pas trouvée en rapport avec la naissance. Vous lui faites un crime de subir les conséquences de la vanité de ses parents ; vanité bien innocente après tout, et dont vous devriez vous plaindre moins que personne.

— Je le sais, répondit-il vivement, je sais tout ce que vous allez me dire. Ils ne me devaient rien, ils m’ont tout donné. Ils m’ont pris, moi, fils de leur frère, fils d’un paysan comme eux, mais d’un paysan pauvre, moi orphelin, moi indigent. Ils m’ont recueilli, adopté, et au lieu de me mettre à la charrue, comme l’ordre social semblait m’y destiner, ils m’ont envoyé à Paris, à leurs frais ; ils m’ont fait faire des études, ils m’ont métamorphosé en bourgeois, en étudiant, en bel esprit, et ils me destinent encore leur fille, leur fille riche, vaniteuse et belle. Ils me la réservent, ils me l’offrent ! Oh ! sans doute, ils m’ont aimé beaucoup, ces parents au cœur simple et prodigue ! mais leur aveugle tendresse s’est trompée, et tout le bien qu’ils ont voulu me faire s’est changé en mal… Maudite soit la manie de prétendre plus haut qu’on ne peut atteindre !

Bénédict frappa du pied ; Louise le regarda d’un air triste et sévère.

— Est-ce là le langage que vous teniez hier, au retour de la chasse, à ce jeune noble, ignorant et borné, qui niait les bienfaits de l’éducation et voulait arrêter les progrès des classes inférieures de la société ? Que de bonnes choses n’avez-vous pas trouvé à lui dire pour défendre la propagation des lumières et la liberté pour tous de croître et de parvenir ! Bénédict, votre esprit changeant, irrésolu, chagrin, cet esprit qui examine et déprécie tout, m’étonne et m’afflige. J’ai peur que chez vous le bon grain ne se change en ivraie, j’ai peur que vous ne soyez beaucoup au-dessous de votre éducation, ou beaucoup au-dessus, ce qui ne serait pas un moindre malheur.

— Louise, Louise ! dit Bénédict d’une voix altérée, en saisissant la main de la jeune femme.

Il la regarda fixement et avec des yeux humides ; Louise rougit et détourna les siens d’un air mécontent. Bénédict laissa tomber sa main et se mit à marcher avec agitation, avec humeur ; puis il se rapprocha d’elle et fit un effort pour redevenir calme.

— C’est vous qui êtes trop indulgente, dit-il. Vous avez vécu plus que moi, et pourtant je vous crois beaucoup plus jeune. Vous avez l’expérience de vos sentiments, qui sont grands et généreux, mais vous n’avez pas étudié le cœur des autres, vous n’en soupçonnez pas la laideur et les petitesses ; vous n’attachez aucune importance aux imperfections d’autrui, vous ne les voyez pas peut-être !… Ah ! Mademoiselle ! Mademoiselle ! vous êtes un guide bien indulgent et bien dangereux…

— Voilà de singuliers reproches, dit Louise avec une gaieté forcée. De qui me suis-je élue le mentor ici ? Ne vous ai-je pas toujours dit au contraire que je n’étais pas plus propre à diriger les autres que moi-même ? Je manque d’expérience, dites-vous !… Oh ! je ne me plains pas de cela, moi !…

Deux larmes coulèrent le long des joues de Louise. Il se fit un instant de silence pendant lequel Bénédict se rapprocha encore, et se tint ému et tremblant auprès d’elle. Puis Louise reprit en cherchant à cacher sa tristesse :

— Mais vous avez raison, j’ai trop vécu en moi-même pour observer les autres à fond. J’ai trop perdu de temps à souffrir ; ma vie a été mal employée.

Louise s’aperçut que Bénédict pleurait. Elle craignait l’impétueuse sensibilité de ce jeune homme, et, lui montrant la cour, elle lui fit signe d’aller aider son oncle qui attelait lui-même à la patache un gros bidet poitevin ; mais Bénédict ne s’aperçut pas de son intention.

— Louise ! lui dit-il avec ardeur ; puis il répéta : Louise ! d’un ton plus bas. — C’est un joli nom, dit-il, un nom si simple, si doux ! et c’est vous qui le portez ! au lieu que ma cousine, si bien faite pour traire les vaches et garder les moutons, s’appelle Athénaïs ! J’ai une autre cousine qui s’appelle Zoraïde, et qui vient de nommer son marmot Adhemar ! Les nobles ont bien raison de mépriser nos ridicules ; ils sont amers ! ne trouvez-vous pas ? Voici un rouet, le rouet de ma bonne tante ; qui est-ce qui le charge de laine ? qui le fait tourner patiemment en son absence ?… Ce n’est pas Athénaïs… Oh non !… elle croirait s’être dégradée si elle avait jamais touché un fuseau ; elle craindrait de redescendre à l’état d’où elle est sortie si elle savait faire un ouvrage utile. Non, non, elle sait broder, jouer de la guitare, peindre des fleurs, danser ; mais vous savez filer, Mademoiselle, vous née dans l’opulence ; vous êtes douce, humble et laborieuse… J’entends marcher là-haut. C’est elle qui revient ; elle s’était oubliée devant son miroir sans doute !…

— Bénédict ! allez donc chercher votre chapeau, cria Athénaïs du haut de l’escalier.

— Allez donc ! dit Louise à voix basse en voyant que Bénédict ne se dérangeait pas.

— Maudite soit la fête ! répondit-il sur le même ton. Je vais partir, soit : mais dès que j’aurai déposé ma belle cousine sur la pelouse, j’aurai soin d’avoir un pied foulé et de revenir à la ferme… Y serez-vous, mademoiselle Louise ?

— Non, Monsieur, je n’y serai pas, répondit-elle avec sécheresse.

Bénédict devint rouge de dépit. Il se prépara à sortir. Madame Lhéry reparut avec une toilette moins somptueuse, mais encore plus ridicule que celle de sa fille. Le satin et la dentelle faisaient admirablement ressortir son teint cuivré par le soleil, ses traits prononcés et sa démarche roturière. Athénaïs passa un quart d’heure à s’arranger avec humeur dans le fond de la carriole, reprochant à sa mère de froisser ses manches en occupant trop d’espace à côté d’elle, et regrettant, dans son cœur, que la folie de ses parents n’eût pas encore été poussée jusqu’à se procurer une calèche.

Le père Lhéry mit son chapeau sur ses genoux afin de ne pas l’exposer aux cahots de la voiture en le gardant sur sa tête. Bénédict monta sur la banquette de devant, et, en prenant les rênes, osa jeter un dernier regard sur Louise ; mais il rencontra tant de froideur et de sévérité dans le sien qu’il baissa les yeux, se mordit les lèvres, et fouetta le cheval avec colère. Mignon partit au galop, et, coupant les profondes ornières du chemin, il imprima à la carriole du violentes secousses, funestes aux chapeaux des deux dames et à l’humeur d’Athénaïs.