Valerie/Lettre 20

La bibliothèque libre.
Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 68-77).


LETTRE XX

Venise, le …

J’ai à te raconter encore, mon cher Ernest, tous les détails de la petite fête que je donnai à la comtesse ; il m’en est resté un souvenir qui ne s’effacera jamais. Je t’ai laissé avec toutes les émotions que m’avoit données le petit messager de Valérie. Vers les neuf heures du soir, après qu’on eut quitté la table et qu’elle eut pris un peu de repos, on proposa une promenade, on prit des flambeaux, et toutes les voitures partirent. Rien n’étoit joli comme cette suite d’équipages et ces flambeaux qui jetoient une vive clarté sur la verdure des haies et sur les arbres furtivement éclairés. Valérie ne savoit pas où elle alloit, et sa surprise fut extrême quand on la fit descendre à Sala : elle trouva les jardins éclairés, une musique délicieuse la reçut. Je me trouvai à l’entrée du jardin, car je l’avois devancée, et je lui présentai la main pour la conduire à la salle du bal. « Qu’est-ce donc que tout cela ? me dit-elle. — C’est Valérie qu’on voudroit fêter ; mais qui peut réussir à exprimer tout ce qu’elle inspire, et quelle langue lui diroit tout ce qu’on sent pour elle ?… » La comtesse regardoit autour d’elle avec ravissement.

Nous arrivâmes à la salle ; elle étoit spacieuse, et tout le monde fut charmé de voir remplacer ces jardins éblouissans de lampions par un clair de lune, d’après Voléro. La musique se tut, les portes se fermèrent ; il s’étoit fait un silence involontaire de toutes parts, et Valérie l’interrompit. « Ah ! s’écria-t-elle d’une voix attendrie, c’est Dronnigor. » Je vis avec délices que mon idée avoit réussi. Un décorateur habile m’avoit parfaitement compris ; des vues gravées de la campagne où Valérie avoit passé son enfance, et les conseils du comte, nous avoient aidés à exécuter mon plan ; on avoit peint ce lac, cette barque où elle conduisoit ses sœurs ; ces pins avec leurs formes pyramidales où se balançoient de jeunes écureuils ; ces sorbiers, amis de la jeune Valérie, et cette heureuse maison, à moitié cachée par les arbres, où elle avoit passé ses premiers jours de bonheur : tout cela étoit éclairé par la lune qui versoit sa tranquille clarté et de longs jets de lumière sur de jeunes bouleaux, sur les joncs du lac qui paroissoient frémir et murmurer et sur d’aromatiques calamus. Tu ne conçois pas avec quelle perfection Voléro a imité les clairs de lune : on la voyoit lutter avec les mystères de la nuit ; on entendoit aussi dans le lointain les airs de nos pâtres ; j’avois fait imiter leurs chalumeaux, et ces sons errans, qui tantôt s’affoiblissoient et tantôt devenoient plus forts, avoient quelque chose de vague, de tendre et de mélancolique.

Il y avoit le long de la salle des bancs de gazon et de larges bandes de fleurs : toutes ces fleurs étoient blanches ; il m’avoit semblé que cette couleur virginale peignoit celle à qui elles étoient venues se donner ; le jasmin d’Espagne, les roses blanches, des œillets, des lis purs comme Valérie, s’élevoient partout dans des caisses cachées sous le parquet gazonné, et son chiffre et celui du comte, simplement enlacés, étoient suspendus à un pin naturel, planté près de l’endroit du lac où Valérie avoit dit pour la première fois au comte qu’elle consentoit à devenir sa femme. Dis, Ernest, dis, après cela, si je ne sais pas l’aimer avec cette résignation qui seule excuse peut-être un peu ce funeste amour !

Mais il me reste à te détailler ce qui suivit cette première partie de la fête. À peine fûmes-nous dix minutes dans cette salle, les uns assis au milieu des fleurs, les autres parlant à voix basse, tous paroissant aimer cette scène tranquille qui sembloit offrir à chacun quelques souvenirs agréables, que la toile du fond se leva ; une gaze d’argent occupoit toute la place du haut en bas, elle imitoit parfaitement une glace. La lune disparut, et on vit à travers la gaze une chambre très simplement meublée, assez éclairée pour qu’on ne perdît rien, et une douzaine de jeunes filles assises auprès de leurs rouets, ou le fuseau à la main, travaillant toutes. Leur costume étoit celui des paysannes de notre pays ; des corsets d’un drap bleu foncé, un fichu d’une toile fine et blanche qui, se roulant comme un bandeau,enveloppoit pittoresquement leur tête, et descendoit sur leurs épaules avec des nattes de cheveux qui tomboient presque à terre. Ce tableau étoit charmant. Une des jeunes filles paroissoit se détacher de ses compagnes ; elle étoit plus jeune, plus svelte, ses bras étoient plus délicats ; les autres sembloient être faites pour l’entourer. Elle filoit aussi ; mais elle étoit placée de manière à ce qu’on ne vît pas ses traits. À moitié cachée par son attitude et par sa coiffure, elle étoit vêtue comme les autres, et paroissoit pourtant plus distinguée. Valérie se reconnut dans cette scène naïve de sa jeunesse, où elle s’étoit plu, comme elle le faisoit souvent, à travailler au milieu de plusieurs jeunes filles qu’on élevoit chez ses parens, qui, riches et bienfaisans, recueilloient des enfans pauvres, les élevoient et les dotoient ensuite. Elle comprit que j’avois voulu lui retracer le jour où le comte la vit pour la première fois et la surprit au milieu de cette scène aimable et naïve. Dès lors, charmé de sa candeur et de ses grâces, il l’aima tendrement.

Mais revenons à ce miroir magique qui ramenoit Valérie au passé. De jeunes filles élevées dans le conservatoire des Mendicanti formoient un groupe, costumées comme nos paysannes suédoises : elles chantoient mieux qu’elles, et, au lieu de leurs romances, nous entendîmes des couplets composés pour la comtesse, accompagnés par Frédéric et Ponto, placés de manière à ne pas être aperçus. Les voix ravissantes des filles des Mendicanti, le talent de ces artistes fameux, la sensibilité de Valérie, contagieuse pour les autres, tout fit de ce moment un moment délicieux ; et les Italiens, habitués à exprimer fortement ce qu’ils sentent, mêlèrent leurs acclamations à la joie douce que me faisoit ressentir le bonheur de Valérie.

Le bal commença dans une des salles attenantes ; tout le monde s’y précipita. La toile étant tombée, on vit reparoître le clair de lune. Valérie resta avec son mari ; tous deux parlèrent avec tendresse du souvenir que cette fête leur retraçoit. Le comte me dit les choses du monde les plus aimables ; sa femme, en me tendant la main, s’écria : « Bon Gustave ! jamais je n’oublierai cette charmante soirée et la salle des souvenirs. » Elle rentra ensuite avec le comte dans le bal. Je sortis pour respirer le grand air et m’abandonner pendant quelques instans à mes rêveries. En rentrant, je cherchois des yeux la comtesse au milieu de la foule, et, ne la trouvant pas, je me doutois qu’elle avoit cherché la solitude dans la salle des souvenirs. Je la trouvai effectivement dans l’embrasure d’une fenêtre : je m’approchai avec timidité ; elle me dit de m’asseoir à côté d’elle. Je vis qu’elle avoit pleuré ; elle avoit encore les larmes aux yeux, et je crus qu’elle s’étoit rappelé la petite discussion du matin. Je savois combien les impressions qu’elle recevoit étoient profondes, et je lui dis : « Quoi ! Madame, vous avez de la tristesse, aujourd’hui que nous désirons surtout vous voir contente ? — Non, me dit-elle ; les larmes que j’ai versées ne sont point amères : je me suis retracé cet âge que vous avez su me rappeler si délicieusement ; j’ai pensé à ma mère, à mes sœurs, à ce jour heureux qui commença l’attachement du comte pour moi ; je me suis attendrie sur cette époque si chère ; mais j’aime aussi l’Italie, je l’aime beaucoup », dit-elle. Je tenois toujours sa main, et mes yeux étoient fixement attachés sur cette main qui, deux ans auparavant, étoit libre ; je touchois cet anneau qui me séparoit d’elle à jamais, et qui faisoit battre mon cœur de terreur et d’effroi ; mes yeux s’y fixoient avec stupeur. « Quoi ! me disois-je, j’aurois pu prétendre aussi à elle ! Je vivois dans le même pays, dans la même province ; mon nom, mon âge, ma fortune, tout me rapprochoit d’elle ; qu’est-ce qui m’a empêché de deviner cet immense bonheur ? » Mon cœur se serroit, et quelques larmes, douloureuses comme mes pensées, tomboient sur sa main. « Qu’avez-vous, Gustave ? Dites-moi ce qui vous tourmente. » Elle vouloit retirer sa main ; mais sa voix étoit si touchante, j’osai la retenir. Je voulois lui dire… que sais-je ? Mais je sentis cet anneau, mon supplice et mon juge ; je sentis ma langue se glacer. Je quittai la main de Valérie, et je soupirois profondément. « Pourquoi, me dit-elle, pourquoi toujours cette tristesse ? Je suis sûre que vous pensez à cette femme. Je sens bien que son image est venue vous troubler aujourd’hui plus que jamais ; toute cette soirée vous a ramené en Suède. — Oui, dis-je en respirant péniblement. — Elle a donc bien des charmes, me dit-elle, puisque rien ne peut vous distraire d’elle ? — Ah ! elle a tout, tout ce qui fait les fortes passions : la grâce, la timidité, la décence, avec une de ces âmes passionnées pour le bien, qui aiment parce qu’elles vivent, et qui ne vivent que pour la vertu ; enfin, par le plus charmant des contrastes, elle a tout ce qui annonce la foiblesse et la dépendance, tout ce qui réclame l’appui ; son corps délicat est une fleur que le plus léger souffle fait incliner, et son âme forte et courageuse braveroit la mort pour la vertu et pour l’amour. » Je prononçai ce dernier mot en tremblant, épuisé par la chaleur avec laquelle j’avois parlé, ne sachant moi-même jusqu’où m’avoit conduit mon enthousiasme. Je tremblois qu’elle ne m’eût deviné, et j’appuyois ma tête contre un des carreaux de la fenêtre, attendant avec anxiété le premier son de sa voix. « Sait-elle que vous l’aimez ? me dit Valérie, avec une ingénuité qu’elle n’auroit pu feindre. — Oh ! non, non, m’écriai-je, j’espère bien que non ; elle ne me le pardonneroit pas. — Ne le lui dites jamais, dit-elle ; il doit être affreux de faire naître une passion qui rend si malheureux. Si jamais je pouvois en inspirer une semblable, je serois inconsolable ; mais je ne le crains pas, et cela me console de ne pas être belle. » Je m’étois remis de mon trouble. « Croyez-vous, Madame, que ce soit la beauté seule qui soit si dangereuse ? Regardez milady Erwin, la marquise de Ponti : je ne crois pas qu’un statuaire puisse imaginer de plus beaux modèles ; cependant on vous disoit encore hier que jamais elles n’avoient excité un sentiment vif ou durable. Non, poursuivis-je, la beauté n’est vraiment irrésistible qu’en nous expliquant quelque chose de moins passager qu’elle, qu’en nous faisant rêver à ce qui fait le charme de la vie au delà du moment fugitif où nous sommes séduits par elle ; il faut que l’âme la retrouve quand les sens l’ont assez aperçue. L’âme ne se lasse jamais : plus elle admire, et plus elle s’exalte ; et c’est quand on sait l’émouvoir fortement qu’il ne faut que de la grâce pour créer la plus forte passion. Un regard, quelques sons d’une voix susceptible d’inflexions séduisantes, contiennent alors tout ce qui fait délirer. La grâce surtout, cette magie par excellence, renouvelle tous les enchantemens. Qui plus que vous, dis-je entraîné par le charme de son regard, de son maintien, a cette grâce ? Ô Valérie ! (je pris sa main) Valérie ! « dis-je avec un accent passionné. Son extrême innocence pouvoit seule lui cacher ce que j’éprouvois. Cependant je tremblois de lui avoir déplu, et, comme on jouoit dans cet instant une valse très animée, je la priai, avec la vivacité qu’inspiroit la musique, de danser avec moi, et, sans lui laisser le temps de réfléchir, je l’entraînai. Je dansois avec une espèce de délire, oubliant le monde entier, sentant avec ivresse Valérie presque dans mes bras, et détestant pourtant ma frénésie. J’avois absolument perdu la tête, et la voix seule de ce que j’aimois pouvoit me rappeler à moi. Elle souffroit de la rapidité de la valse, et me le reprochoit. Je la posai sur un fauteuil ; je la conjurai de me pardonner. Elle étoit pâle ; je tremblois d’effroi : j’avois l’air si égaré que Valérie en fut frappée. Elle me dit avec bonté : « Cela va mieux ; mais, une autre fois, vous serez plus prudent : vous m’avez bien effrayée ; vous ne m’écoutiez pas du tout. Ô Gustave ! me dit-elle avec un accent très significatif, que vous êtes changé ! «  Je ne répondis rien. « Promettez-moi, dit-elle encore, de chercher à recouvrer votre raison ; promettez-le-moi, dit-elle d’une voix attendrie, aujourd’hui, dans ce jour où vous m’avez montré tant d’intérêt. « Elle se leva, voyant qu’on se rapprochoit de nous : je lui tendis la main comme pour l’aider à marcher, et, en serrant avec respect et attendrissement cette main, je lui dis : « Je serai digne de votre intérêt, ou je mourrai. » Je m’enfonçai dans les jardins, où je marchai longtemps en proie à mille tourmens que me créoient les remords dont j’étois déchiré.