Vallée aux loups

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Alphonse Levavasseur (p. T-Errata).

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Paris, 25 avril 1833.

Elle passe, cette triste vie ; enfermez-la dans vos digues symétriques, comme une rivière artificielle ; laissez-la courir en liberté, pareille à ces sources de montagnes qui répètent le ciel, et les fleurs, et les enfans qui jouent sur leurs bords ; qu’elle languisse sur le limon des villes, s’épuise au hasard le long des pentes rapides et variées, elle passe. Dites-nous le secret de la saisir, vous qui comprenez la gravité de ses fins. Les courses au jardin, les cerceaux, les peurs de votre mère vous ont à peine initié à de riantes émotions, voilà le collége et ses privations de Spartiate. Vous éprenez-vous au goût du savoir ? à l’attrait des longues parties de barre et des amitiés qui ne doivent jamais finir ? vous pleurerez demain : car les prix sont déjà gagnés ; adieu vos frêles couronnes, adieu vos cinquante amis.

Voilà le monde : il vous attendait, gauche et timide, un pied dans ces salons éblouissans de femmes et de lumières, un pied sous les bancs noirs des écoles de Broussais ou de Delvincourt. Et quand le droit romain, si cher à vos parens, quand les cinq Codes qui devaient édifier votre fortune, commencent à entrer dans votre mémoire distraite, voilà que vous rêvez, vous palpitez d’amour devant toutes les capricieuses images de la femme depuis cette pâle jeune fille qu’un char armorié emporte à Auteuil, près de sa mère, sur des coussins de soie, dans les plis d’un schall bigarré, jusqu’à la seule et libre grisette qui, la jambe dévoilée, le brodequin luisant, va choisissant les pavés blancs de pluie, ainsi que fait l’angora perfide, et ne s’y pose qu’un instant, tenant ses coudes en arrière comme les deux ailes d’un papillon.

Si une nouvelle ardeur vous sauve de la première, si un autre accès de la vie vous prend : Oh ! qui agrandira, dites-vous, les horizons qui pèsent sur moi ? Et vous commencez par les terres prochaines et banales à étancher cette soif des voyages, éternel besoin de changer d’exil. Partez des sapins noirs, des torrens, l’odeur du serpolet ; au bord du glacier, les fraises mûres ; le vertige à côté de la rose des Alpes ; et, dans tous ces paysages qu’il faut gravir, la nuée qui, comme un personnage, se promène sous les arbres, et se joue le long des côteaux. Pour six mois vous voilà libre et opulent : partez, milord ! Suivez ces brouillards qui montent ; laissez à droite le Nant d’Arpennaz ; et, pour commencer cette route nouvelle, vous trouverez un guide au dessus du premier nuage, au deuxième châlet à gauche.

Puis l’isolement du cœur au milieu de ces déserts de neige ; des larmes involontaires pour vos affections déjà perdues : perdues à vingt ans ! Ici l’âpreté des cimes, ici l’âpreté des hôtes ; l’ennui de tant de montagnes à franchir, mais l’enchantement de tous leurs sommets. Quatorze lacs à vos pieds ! et la cloche des troupeaux si près des étoiles, et la voix du pâtre qui traverse le Rutly en chantant. Ô rives du lac Stemback ! rustique chapelle de Guillaume ! voilà donc la Suisse, voilà ses éloquentes vallées... Et puis, le soir, quand vous rentrez, ivre de solitude et d'enchantement, que trouvez-vous à l'auberge de Martigny? Cent oisifs, que vous connaissez, cent badauds voyageurs, tout Paris rassemblé aux sources de l'Arve, le boulevard de Gand au pied du Righi. Fuyez !

Fuyez par ce versant qu'échauffe le soleil. Gondolier, arrète un moment au Lido, descends entre ces roseaux qui frémissent sous ta proue et les bizarres palais qui hérissent la Benta. Déjà Bologne; adieu Rossini. La mule au pied sûr nous emporte à travers les Apennins chargés d'orages. Là-bas tout là-bas, au fond de ce vallon, de cet Éden où serpente le ruban argenté d'un fleuve, les dômes sont d'or, les oliviers montent entre les fleurs : est-ce l'Arno, est-ce Florence, est-ce les sépultures de Dante et de Michel-Ange? Oh! que ce ciel est bleu sur tant de blanches colonnades! Encens de Rome, jeunes filles et vieux murs, poignards des brigands, splendeur du soleil, tableaux des madones de Sorrente, ceil attractif et signe des blanches mains napolitaines, quoi, déjà déjà l'Italie est connue, parcourue, épuisée, profanée; elle n'a plus de charme, elle n'a plus de secrets pour vos rêveries. A la voile donc ! et qu’on nous porte au pied de Westminster, sur le sol de la liberté. La liberté, où est-elle ? Que de gènes ! et de rangs séparés, et d’étiquettes honteuses ! Que d’efforts pour disputer sa vie à une terre chargée d’enfans si inégalement deshérités. Mais voyez : à l’impuissance de l’homme succède le règne de la vapeur, et l’ame intelligente des machines. La vapeur est le premier et le plus utile citoyen de cette grande île. Elle commande sur tous ces monotones gazons de velours vert, sous les tentures grises d’un ciel immobile, entre la majesté des vaisseaux et la vétusté des cathédrales. Les Anglais, où sont-ils ? A promener le faste et l’ennui sur tous les continens. Mais la vapeur les remplace : elle continue les travaux commencés, elle occupe la patrie, elle ouvrira demain la session du parlement impérial. Ainsi, absence de joie, estime de l’argent, trafic de l’hymen, amour des titres, horizons de fumée

voilà donc cette terre qui regarde en pitié

notre France. Oh ! comme l’amour du pays vous reprend.

Comme ce Paris déserté vous rattache à l’humble condition de vivre ! Vous avez donc revu la bienveillance et l’hospitalité sur un visage ! on ne vous a donc pas fait, selon quelque tarif, payer le prix d’un salut, acquitter la taxe d’un sourire. Rentrez. Soyez moins défiant de vous, plus fier de vos compatriotes, et plus heureux des liens de la famille. Mais pour l’ardeur croissante et l’oisiveté de votre inquiétude, vous cherchez des alimens nouveaux : vous les aimerez ces rapides compagnons de la jeunesse, ces chevaux qu’il a fallu dompter, et les courses poudreuses, et tous les enivrans périls de la chasse au clocher. Puis le soir, la tête parfumée, portant la lorgnette et les gants aristocrates, allez prolonger l’extase de la musique italienne, savourer long-temps ce bain d’harmonie où quelque Sontag saura vous plonger.

Après la mollesse, l’escrime et les fatigues du Champ-de-Mars. Quelle joie n’est-ce pas de traverser la Seine à la nage, de faire voler en éclats la poupée, en attendant l’occasion de fracasser l’épaule d’un rival ? Et cependant un mot de la conversation de Humbold, une ligne généreuse du National sur la destinée des deux Amériques, vous a ramené à des projets demi-oubliés ; il se retrouve au fond de votre cœur une passion déjà prête à mourir. Allons, cette terre vierge où la république n’a point coûté de sang, où le chef

n’a pas d’intérêts privés ennemis de tous les inDigitized by térêts du peuple, cette Amérique qui sera l’exemple et la honte du vieux monde, dès qu’elle honorera ou comprendra seulement les arts, nous la visiterons. Vos plans sont arrêtés, vos amis s’affligent et vos cousins se réjouissent ; les passeports si péniblement signés sont prêts depuis huit jours… D’où vient donc que vous ne partez pas ?

Un soir, au détour de la rue du Helder, une taille éclairée à la fois par la lueur du gaz et les suaves clartés de la lune, une femme a passé près de vous comme un de ces fantômes qu’enfermait le classique Élysée. Au milieu des cinq personnes qui composaient son cortége, et depuis le matin, et depuis six mois que vous errez dans Paris, vous n’avez aperçu qu’elle. Elle marche devant vous, à pas rêveurs ; sa voix, dans un adieu doucement adressé à sa sœur, a laissé tomber de faibles accens. Pourquoi tressaillez-vous ? Elle s’arrête ; il faut passer, il faut bien que vous passiez près d’elle : Oh ! gardez que la mousseline de sa robe ne vienne à effleurer vos vêtemens, que l’odeur de ses cheveux ne parfume votre air. Où êtes-vous ? Pourquoi minuit, et la garde urbaine, et le jour qui va renaître, vous trouveraient-ils dans cette rue déserte en face d’un hôDigitized by tel encore séparé de vous par ses vastes jardins ? Pourquoi cette clarté qui veille à une seule croisée, vous semble-t-elle si douce à travers l’azur des rideaux ? Elle indique l’asile de tout ce qui vous occupe, de tout ce que vous aimez, insensé que vous êtes. Et pourquoi ? parce qu’une main délicate s’est posée sur le balcon d’or, qu’une ombre a paru s’avancer, contempler le ciel et regarder du côté où vous avez fui ? Que je vous plains, si vous ne vous trompez pas ! Eh bien ! après tant de recherches, vous la connaissez donc cette fière et pâle souveraine de vos rêves ? Des liens éternels la séparent de vous ; elle fuira demain pour une terre dont vous ignorez le nom, elle en aime un autre ; car que vous a-t-elle donné, depuis un an que vous vivez de ses regards ? Un bouquet demi-fané, dont sa coquetterie pouvait faire une arme terrible. Qu’avez-vous obtenu d’elle ? Un sourire au bal ; et le soir, au pied d’un accacia chargé de grappes odorantes, un baiser bien furtif. Êtes-vous seulement sûr qu’elle l’ait laissé prendre, et n’est-ce pas encore à travers le tissu de son voile brodé de fleurs ?

Malheureux ! elle a rejoint en riant ses. compagnes ; elle était triomphante en rentrant au salon ; qu’avez-vous à espérer ? — Demain, elle m’entendra, dites-vous ; demain elle décidera de mon sort… —Demain l’hôtel est désert. Elle

est partie, et vous n’êtes point la cause de cette fuite. Où va —t —elle ? est-ce à Baréges ? est-ce aux eaux de Chambéry, aux bords de ces lacs où plus

d’une rivale lui promet des victoires à disputer sur des colonels ou des princes ? Que méditez-vous, ami ? pourquoi ces armes ornées avec le même soin que si leur infaillible sûreté à donner la mort ne les dispensait pas de

tout autre luxe ? Nous quitter pour les torts d’une coquette ? vous frapper pour le triomphe d’une reine de la mode ? Hélas ! je sais que vous puisez au fond de votre cour tout ce qui manquait au

sien pour élever votre amour ; je sais qu’à vous seul vous êtes assez déchiré pour composer un

malheur ; je sais que, dans la profondeur de vos regrets, vous eussiez prêté une ame à l’idole, sans vous appauvrir ; mais épanchez votre colère,

confiez — nous vos larmes, hâtez-vous de la mau dire, ou vous allez succomber.

Ingrat ! ce n’est pas nous, c’est la seule idée

de ta mère qui suspend tes résolutions. Mais te voilà plaintif et le front couronné de pâleur. Du moins l’amertume des paroles et le dédain pour nos plaisirs sont déjà un symptôme de renaissance. . Ces regards plus souvent adressés au ciel, indiquent l’objet de quelque recherche moins terrestre ; ces lèvres, sans cesse et sans bruit agitées, semblent murmurer les notes de quelque chant secret. Méditeriez-vous un art, composeriez-vous des vers ? Une élégie tout entière… Enfant, je réponds de ta vie. Remercie-le, cet art plein de futilité et de grandeur, la gloire et la consolation de Schiller et d’Horace, le compagnon de Sénèque et d’André Chénier. Il est encore douteux pour toi, ce talent ; et telle est sa puissance que déjà tu reprends pour lui ton fardeau de jeune homme et le poste que tu voulais déserter. « Sur la blessure du cœur, dit le vieux Théocrite, appliquez le dictame des Muses, et soulagez ainsi plus doucement la vie que par tout ce qui s’achète au poids de l’or. >> Ainsi, vous voilà initié aux mystères d’une vie nouvelle : vos troubles ont donc un but ; cette fièvre qui, à seize ans, vous agitait, vous faisait errer, fatiguer les quartiers de la ville, rentrer mécontent de tout et surtout de vous-même ; cette ardeur sans nom qui plus tard vous attacha aux pas de Valérie, aux sourires d’une ombre, maintenant vous l’accueillez sans frémir. Vous l’enfermez en vous pour l’employer sur des facultés vagues encore, mais déjà plus personnelles ; vous voilà devenu le roi d’un fantastique empire. L’existence est donc désormais tout entière pour vous dans un art. Ce problème de la vie, si péniblement cherché à travers les passions et les voyages, il est résolu. Artiste ! Voilà votre condition, votre condition humble et sublime ; votre ressource contre les chagrins de ce monde, votre fortune et votre amour : c’est le don que Dieu vous a fait pour achever la vie. Viennent maintenant trois amitiés d’homme et une seule et plus douce affection, et si votre sort n’excite pas l’envie, vous ne méritiez pas d’en jouir. Artiste ! Mais que de conditions à remplir ! Ne vous alarmez pas ; il suffit pour mériter ce nom que

le seul amour du beau vous anime. Assez d’autres, dans la carrière des arts, seront industriels et producteurs. Mais vous, si l’exemple de votre vie solitaire enseigne la dignité de l’homme et le mépris des vulgaires ambitions, elle sera assez utile à vos frères ; et il vous sera permis de jouir sans honte de vos studieux loisirs et du trésor de vos fantaisies. Ces premières pensées qui composent la faDigitized by mille du poète, comme il les aime, n’est-ce pas ? comme il relit ses vers avec délices, et qu’il est affectueux pour les amis qui les admirent ! Déjà on vous vante, on vous retient par cœur : je sais qu’on vous a cité en épigraphe dans plus d’une composition nouvelle ; on vous a promis, dans une gazette oubliée demain, une réputation immortelle, et vous y croyez ! Heureux privilége de votre innocence et de ces fictions dont vous vivez ! Auriez-vous, le premier, essayé de faire revivre les terreurs du treizième siècle ? ouvert une veine de superstition qui conduit loin dans le cœur des enfans de tout âge ? essayé d’élever pour nos traditions populaires une sorte de monument pareil au livre d’Ovide sur les métamorphoses de ses dieux ? Vous êtes « l’Hésiode du genre romantique. » Eh bien ! ces illusions menteuses, admirations fugitives que vous échangiez sans calcul avec des louangeurs qui vous seront chers toute la vie, si, pendant deux années de votre existence, elles vous ont tenu lieu d’avenir, pourquoi leur reprocheriez-vous ce mécompte, et à quoi servirait la poésie, si ce n’est à charmer et à tromper la vie ? Mais des succès d’amitié vous font rêver la gloire, c’est-à-dire le suffrage des indifférens. C’est de toute ambition que nait le mal. Vous entrevoyez dans l’art, qui est un but, un moyen ; un moyen de bruit, de publicité, j’allais dire de prostitution. Là, l’ingratitude commence ; vous demandez à la poésie un salaire, autre chose que le bonheur qu’elle donne à la cultiver, vous méritez d’en être puni, et vous allez l’être. Déjà vos illusions se fanent ; voilà que devant des éloges anticipés, votre modestie s’effarouche ; et, effrayé de tant de promesses, l’obscurité vous paraît un refuge. Ainsi tombe dans le cloître l’homme qu’un premier amour a trompé. Mais qui est-ce qui peut tromper sa nature vaniteuse de poète ? Après avoir brûlé deux fois vos vers, votre mémoire vous tyrannise ; elle vous rappelle quelques hémistiches que vous jugez dignes de clémence, parce qu’ils ont échappé à la justice de l’oubli. Et puis, avouez-le aussi, le sort de quelques ouvrages prônés vous a fait réfléchir. Si le triomphe de la médiocrité indigne, il encourage, s’il produit la colère, il produit aussi la confiance ; et, à force d’être coudoyé à tous mo mens par des grands hommes, le démon de l’orgueil vous visite. Il vient roder autour du lit où vous dormiez en paix et il évoque le fantôme de vos compositions bizarres. Elles descendent auDigitized by

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UND VISITH.

tour de vous, se tiennent la main, voltigent en rond près de votre couche, vous demandent la vie, vous jettent des sourires, et vous promettent des fleurs. Et quand ce démon vous a fasciné, préparé à toutes les faiblesses d’une tentation pareille à celles de cet honnête ermite qui voyait en falbalas de si ravissantes diablesses, il conduit à votre porte un émissaire de perdition. — Qui est-ce qui est là ? Monsieur, c’est le libraire de la rue de Choiseul.

Ah ! malheureux ! verrouillez votre porte, criez à travers la serrure : Je suis malade, je suis mort, enterré, comme MM. tels et tels. Allez trouver les vivaus, ceux à qui sourit la gloire, l’auteur de Smarra, l’auteur de la Confession, et mon cher Béranger, et Mérimée, et Lamartine, et cet ardent conteur des amours d’Espagne et d’Italie. Celui-là se joue dans la grace, l’originalité, la passion ; avec des vers comme Chérubin dut en faire, il déconcertera vos admirations anciennes, brisera vos illusions sur vousmême, comme les cristaux qui vous sont chers, et vous enchantera en vous appauvrissant. Mais déjà la politesse vous a tendu un piége, et la civilisation vous a perdu. Le ravisseur a pénétré dans votre dernier asile, il emporte de vous une folle promesse, et peut-être la moitié d’un manuscrit ! Troublé d’abord de l’entraînement que vous avez subi, vous vous accoutumez trop vite à l’idée du pacte signé. Le terme est encore si loin ! vous vous familiarisez avec le péril, vous vous établissez dans le remords. Mais il accourt le terme fatal : et vous ne prévoyiez pas qu’il arriverait au printemps ; que la sommation serait faite un matin d’avril, où le vent aurait de tièdes haleines ; quand, ranimé par de brillans projets de paresse, on prépare ses malles pour aller reprendre possession d’un ermitage dans les bois. Ce n’est pas que d’abord le hérault de cette sommation ne paraisse assez innocent et timide : c’est un très petit apprenti, coiffé d’un bonnet de papier, un typographe de cinq ou six ans. Mais il est là, mais il attend dans la modeste antichambre, mais il lui faut une solution. Attendez, mon petit ami, je vais écrire à notre éditeur, et peut-être m’accordera-t-il un sursis, frappé qu’il sera de l’illustre exemple que je vais citer. A l’éditeur.— Monsieur, Quand le dernier, Romain s’immola lui-même à Utique, ce fut durant une nuit d’hiver. La mer A L’ÉDITEUR. d’Afrique battait le pied de la tour en ruines où il demeurait. Le vent faisait tournoyer la fumée dans son åtre, et quelques noyaux d’oliviers qui composaient tout son feu, ne jetaient plus qu’une lueur intermittente. D’ailleurs, selon Plutarque, cet homme admirable avait mal soupé. Un bain qu’il s’était obstiné à prendre avant son dernier repas, avait ouvert ses pores à ce froid misérable qui, en nous pénétrant jusqu’à l’ame, rapetisse les idées de quelques uns et détache les autres du monde. Ce sage souffrait de la main gauche pour avoir donné un rude soufflet à son esclave, et le premier objet gracieux qu’il eût aperçu depuis la bataille de Pharsale, était l’enfant qui lui apporta son épée au milieu de la nuit. Étonnez-vous qu’il l’ait saisie avec joie ! Il était seul, Monsieur, dans une triste tour. Des pas légers avaient bien glissé sur les nattes de jonc qui l’entouraient ; mais occupé à lire dans son lit le Dialogue de Platon, le général ne les avait pas entendus. Il avait, dit encore Plutarque, l’oreille un peu dure, ou bien son esprit était absorbé dans quelque méditation sur les suprêmes paroles de Socrate. Quand il leva les yeux, en attisant la mèche de sa lampe avec ce style d’ébène dont il venait de se servir pour écrire une dernière fois A L’ÉDITEUR. 17

à Varus, il demeura frappé de l’apparition arrêtée tout à coup devant lui. Car ses amis, Monsieur, et son propre fils avaient imaginé, pour attendrir cette ame républicaine, de lui envoyer, par le plus jeune enfant de leur hôte, ce fer qu’il avait bien fallu lui rendre. Ils supposaient que

la vertu sourirait et se rattacherait à vivre en voyant la mort présentée par l’innocence. C’était là une idée antique, Monsieur. Caton arrêta d’abord sur le messager un regard sévère, puis il le considéra avec émotion, et enfin avec reconnaissance.

L’enfant portait très péniblement cette grande épée. Il la soutenait horizontalement et des deux mains. L’épée était nue, bleuâtre, et les reflets de la lampe la firent briller de plusieurs éclairs. Le général avança pour la reprendre une main affectueuse. Le messager à la tunique blanche et aux blonds cheveux la lui abandonna avec contentement : c’était le contentement d’avoir bien fait sa tâche ; et, sans comprendre qu’un rival de César le bénissait, il se retira le front. rouge de plaisir. C’était un tableau à faire, et qui eût tenté Steube ou Laroche. Et vous voulez, Monsieur, au lieu d’un trépas épique, genre de suicide qui du moins fait envie, proposer à un homme d’attenter à son repos le jour où par hasard son ame est en joie, où Paris va être abandonné pour les fraîches vallées de Verrières, quand son rossignol est revenu, quand ses pruniers fleurissent ! C’est en vérité plus d’exigence maladroite et de dureté qu’on n’en passe même à un éditeur. Je vois bien l’enfant que vous m’envoyez ; mais celui-là est un messager sans grace ; il n’apporte rien, et demande quelque chose ; il ne murmure et ne sait peut-être qu’une seule parole bien niaise et bien monotone : De la copie ! A L’ÉDITEUR.

4 — Qui, Monsieur ; de la copie, s’il vous plaît. — Eh ! petit malheureux, le Romain échappait à la tyrannie, et il faut ici échapper à la liberté. Une fois livré à vous, qui n’aura pas droit de nous imposer un joug, depuis vos compositeurs et vos protes, jusqu’à nos lecteurs de hasard et nos juges de profession ? Après le don reçu,

Caton se rendormit encore un moment au chant des oiseaux abrités sous les vieux remparts, et tu veux me faire veiller durant les lunes de printemps ! Va te débarbouiller un peu et me laisse continuer ma lettre. —

« Monsieur, différons de quelques semaines. L’époque est à la politique ; et quand les feuilDigitized by A L’ÉDITHUR. 19

les éparses qui doivent composer un opuscule sont ébauchées depuis long-temps, elles peuvent attendre encore. Si on ne doit publier de vers que quand on n’attache plus de vanité à cette publication, il reste ici bien peu de chose à faire ! Une fois l’opportunité manquée, qu’importe d’arriver plus ou moins près de la nuit dans la vigne poétique ? Nous, Monsieur, puisqu’il faut arriver à prononcer ce mot fächeux, се иоI, qui n’a pas moins de soixante syllabes dans la bouche d’un romantique, je suis, pour quelques vers, très connu de einquante personnes littéraires, dont cinq me sont malveillantes parce que je ne suis d’aucune coterie, et parfaitement inconnu du public. Si j’ai laissé prendre mes sujets, user mes fantômes ; si j’ai restauré le diable au profit d’autrui, et n’ai dit à per sonne : Ote-toi de devant mon Satan, ce public en aura-t-il plus d’indulgence ? et voudra-t-il s’informer des dates de quelques compositions, pour les comparer avec l’époque de leurs révéla tions ? Nul ne date que du jour de son entrée dans le monde : les limbes et les mois de nourrice littéraires ne sont comptés à personne. Attendons encore. Je ne puis me dissimuler que l’art a changé depuis le temps où fleurissaient A L’ÉDITEUR. nos alexandrins coupés d’exactes césures. A-t-il gagné, cet art, ou perdu ? je suis, moi, pour l’affirmative et l’optimisme. Ressuscitera-t-il dans ses premières formes, comme la mode des habits quarrés, les anciennes méthodes de guérir, les religions tombées en indifférence ? vous l’ignorez. Mais tel rêveur qui se trouverait de l’ancien art par la forme de ses essais, et du parti de l’avenir par les progrès de son esprit, ne devrait point risquer, n’est-ce pas, de s’établir entre ces deux arts, comme on est entre deux maîtresses. Encore un jour, et le temps ou le goût auront prononcé ; car la situation est violente. Quelle époque de notre histoire eut jamais, en effet, à consigner une dissemblance si complète entre deux âges de littérature et de politique ? Les hommes qui nous restent du dernier siècle. ont bien fait une révolution, mais ils s’irritent qu’on veuille imiter leur exemple. Ils ont bien laissé là les traditions de leurs ayeux et méprisé l’expérience des siècles, mais il faut maintenant qu’on adore les cinquante années qu’ils ont vécu. Leurs idées sont les colonnes d’Hercule ; ils ont dit à la postérité comme Jéhovah aux flots : Vous n’irez pas plus loin. Ils ont marché tant qu’ils 30 ont été virils, maintenant s’ils sont fatigués, que leurs successeurs se reposent. Il y a trois siècles d’intervalle entre la génération qui finit et la génération qui commence. On dirait solution de continuité dans l’espèce. Ces pères ne sont pas les pères de ces enfans ; ces enfans ne sont pas les enfans de ces pères. Un mur infranchissable est élevé de part et d’autre. Les classiques et les monarchiques seront les Chinois, si vous voulez, mais je vois que les Tartares ont travaillé beaucoup aussi à la grande muraille. Voudriez-vous donc m’embarquer au milieu d’une guerre qui traîne encore après dix ans entre les prétentions d’une double poétique ? Un homme qui’a horreur de tout juste-milieų, voudriez-vous l’asseoir entre les deux selles de Pégase ? Le public seul peut se placer entre les deux camps littéraires’: voyez-le sourire en les regardant l’un et l’autre….. 3 Q. Grecs et Romains’de naissance dit-il aux académiciens, l’adoration des plus nobles autels, peut donc conduire à la superstition ? Pourquoi n’admirer que les images en circulation avant la naissance de Jésus-Christ ? Pour quoi vouloir que les émotions du jeune poète répondent à toutes vos mémoires de collége, . 21 et prétendre achever de souvenir toutes les situations qu’on va inventer devant vous ? Vous disputez chaque matin contre le danger d’une révolution de l’art, et ne vous apercevez pas qu’elle est faite. Elle était dans vos besoins sinon dans vos vœux. La réaction a-t-elle été brutale et la lutte sans probité ? hélas ! quelles révolutions, même glorieuses, s’achèvent autrement que par des violences et des injustices ! Mais pourquoi imiter la partialité de vos adversaires, et à travers des créations qui cachent le faible et le faux sous le bizarre, ne point distinguer les candides essais de quelques jeunes talens, hardis et aventureux comme leur âge ? Telle œuvre de spontanéité ne vous est-elle pas livrée sans intrigue comme un rayon du soleil de mai, comme la grace du premier essor du ramier ? Est-ce que le dramatique auteur de Thérésa, et MM. SainteBeuve, Eugène Sue, Jal, dont les écrits sont si pleins de cœur, l’auteur d’une Rencontre et d’un jeune Homme d’autrefois, n’abandonnent par leurs rêveries au hasard de vos jugemens ou de vos caprices, comme on abandonne un sourire au passant ? Pourquoi, manquer d’in dulgence envers les gens qui ne vous assomment ni de leur importance, ni de leur gloire, ni de A L’ÉDITTUR. 23

leur génie ? Ceux que je nomme vous entretiendront d’intérêts et d’émotions avec lesquels vous pouvez sympathiser ; ils ne s’établiront point le centre de l’univers et ne feront point commencer à eux l’honneur des lettres françaises. Ce

gracieux auteur de Frank.et de Portia, alcibiade littéraire qui vous a tant occupé d’un point sur un I, pour faire sa réputation à travers vos sarcasmes, ne vous a-t-il pas déjà fait comprendre que si l’admirable vers des anciens maîtres avait un défaut, c’était la monotonie ? Il a essayé d’adoucir l’emphase d’une voix souvent bien solennelle, pour exposer les choses communes du récit. Transportant à la poésie ce que vous admettiez déjà dans la mu. sique : le récitatif et le chant, il alterne l’emploi des deux modes. S’il attend pour émouvoir les cordes de la lyre, c’est un motif qui soit digne d’elle. Et vous lui donnez le dérisoire con seil de parler en prose ! Non, non ; que sous ses doigts, même distraits, l’instrument reste toujours d’accord, pour qu’il le ressaisisse avet soudameté et puissance quand l’inspiration vien dra. Interdire au talent ses piquantes inégalités, c’est le méconnaître. Ce serait demander à PagaDigitized by A L’ÉDITEUR. nini d’abandonner le violon, parce que le laissant un moment tomber de l’épaule, il aurait caressé du ponce le pizzicato léger qui le ramènera toutà-l’heure à de plus savans accords. Craignez, Messieurs, qu’en poursuivant de vos cris les mélodies qui s’élèvent loin des anciens concerts, vous ne montriez un regret bien peu philosophique. Vous irriteriez-vous de voir semer pour l’année à venir quand votre moisson jaunie devrait être coupée ? Vouloir que rien ne

changât quand nous changeons si misérable. ment, ce serait s’indigner de la marche de l’année, s’affliger de voir sur la joue de vos enfans ces fraîches couleurs et ces duvets de la pêche que vous avez perdus. Si l’art a fait un pas que nous n’avons pu suivre, résignons-nous ; et assis sur le rivage, n’insultons pas ceux qui marchent, parce que le pied leur glisse quelquefois. Mais ce même public, il se tue à crier aux autres : — Enfans, ne cassez point les statues antiques pour essayer de fabriquer la vôtre. Êtesvous ces conquérans du Bas-Empire qui mutilaient jusqu’aux marbres de Phidias pour étayer leurs cahuttes de Gaulois ? Que la génération nouvelle soit éprise d’une nouvelle beauté, cela est juste, mais est-il juste, est-il adroit, d’ouDigitized by A L’ÉDITEUX. 25

trager nos maîtres et l’objet des amours de nos pères ? Étranges séducteurs que vous êtes, qui commencez la séduction par l’injure. « Amenez devant l’amant d’une femme, déjà moins belle, une fraîche jeune fille ; qu’elle passe devant lui sans regards d’amertume contre sa rivale et souriant seulement pour plaire ; mais n’avertissez pas le cœur qu’il se trompe. Malheur à vous si vous avez appris à l’homme que son amour a pu être une erreur et son bonheur un ridicule *. Voilà ce que vous avez fait du public ! vous avez détruit sa foi en des œuvres immortelles, et vous vous étonnez de ne pas lui en trouver pour une religion qui n’a pas fait de miracle. » Est-ce que Christophe Colomb partant pour chercher un nouvel univers insultait la patrie du pont de son navire ? est-ce qu’il maudissait les palais de marbre de Gênes, ou les orangers de Palos ? " Quelques législateurs rétrogrades ont voulu nous imposer des lois prétendues nouvelles : c’étaient ceux-là mêmes que leur divin Ronsard a condamnés d’avance en recommandant : « De ne pas

voler par le travers des nues et faire des grotesques, chimères et monstres, et devenir imitateurs d’Ixion qui n’eut point de

  • Préface de Christine à Fontainebleau. A L’ÉDITEUR.

naturels enfans. » Ces écrivains « qui penseraient n’avoir rien fait s’il n’était extravagant, creux et bouffi, plein de songes monstrueux, de paroles piaffées, plus semblables à un jargon de gueux et de bohémiens qu’aux paroles d’un citoyen honnête et bien appris. » Ces contempteurs du langage d’Athalie « qui, si vous vouliez démembrer leurs carmes, n’en laissaient sortir que du vent non plus que d’une vessie de pourceau pleine de pois que les petits enfans crèvent pour leur servir de jouet ; ils voulaient nous rattacher à leurs intolérantes bannières. Mais le public, enrécapitulant leurs chefs-d’œurvre, s’est étonné de voir que ces Génies fussent partis de là pour s’admirer, porter leur tête avec respect, se laisser surprendre vingt fois par jour à leurs propres genoux. Quoi ! c’est pour de tels essais, disait-il, que parodiant les uns en faveur des autres le chaste rôle de la postérité, on se traite de grand, de colossal, et d’illustre ! qu’on se dédie des tendresses à faire sauver les dames, qu’on s’adresse des éloges à faire rougir les morts ?

Illustres ! Et comment des enfileurs de mots, même habiles, pourraient-ils prétendre à un pareil titre ? Que réserverions-nous pour nos A L’ÉDITEUR.

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magistrats, nos capitaines, les défenseurs de nos libertés ? Que dire un jour de ces jeunes combattans déjà chers au pays par un premier triomphe sur la royauté parjure ? Seuls ils mériteront un tel nom, ces hommes de l’avenir ; soit que ressaisissant trop tôt les armes, les uns n’aient pu consoler encore la patrie que par la sublime résistance de soixante contre vingt mille, des canons, un maréchal de France ; soit que les autres, plus sûrs de vaincre, éclairent chaque jour, par de mâles écrits, la raison publique. Arrière, mes camarades, et place à ces républicains de probité, de raison calme et de savoir qu’essaie à calomnier la foi punique qui nous gouverne. Il est permis sans doute de se faire beaucoup waloir : saint Jean disait déjà aux romantiques de son siècle : Mes enfans, aimez-vous les uns les autres, car qui diable vous aimerait ! Je sais que dans un temps assez pauvre d’actions pour faire du nom d’Anvers un nom de victoire, on peut tirer parti de très peu de chose, et élever les moindres versiculets à la hauteur des conquérans ; mais songez enfin à ce que deviendraient vos prétentions, si, à travers l’échafaudage de vos réciproques apothéoses, il venait à tomber au milieu de nous un fait, un événement digne de A L’ÉDITEUR. l’histoire ? soit même une révolution pour la liberté italienne, soit un Czar pendu à Varsovie. Mais les mœurs ont changé. Déjà les gens de cœur se sont affranchis de la domesticité des éloges et des travaux forcés de l’admiration. Toute main de poète n’est plus passée sous le menton de son confrère, toute plume ne caresse plus les joues de son voisin. On ne verra plus d’écrivain se plaçant toujours en arrière et jamais à côté de son ami, oublier la dignité d’homme. Vous êtes devenues risibles, ô spéculations de flagorneries, orgueils embrigadés à la manière du bataillon thébain, amitiés de Muses lesbiennes, vanités incubes et succubes. Or, mon cher éditeur, si la moitié de ces tímides conseils avait été hasardée autrefois par un homme qui aime mieux l’art que l’artiste et la vérité que Platon même, connaîtriezvous un acte de justice à espérer pour dix lignes écrites de sa main ? Qui est-ce qui veut distinguer l’indépendance, et peut-être la malice de l’esprit, de la profonde noirceur de l’ame ? J’ai perdu pour ma part un ami de vingt ans, sur une critique grammaticale ; et j’entendrai toute ma vie résonner l’amertume des paroles par lesquelles il m’annonça notre rupture : A L’ÉDITEUR. 29

  • Vous n’avez pas, dit-il, assez d’admiration

pour ce que j’écris. » Eh ! Messieurs, donnez-m’en donc d’abord pour ce que j’écris moi-même ! Faites donc que je prenne au sérieux votre métier d’auteur. L’admiration devrait ce me semble comme la charité, commencer par là soi-même ? Or, il ne m’est pas possible d’être en adoration de moi. Auteur ! toujours auteur, jamais qu’auteur ! que voulez-vous, si je ne puis tenir ouve comme vous, et d’un soleil à l’autre, ma boutique d’auteur ! si je ne sens point là cette vanité qui est toute votre ame et qui vous bat dans chaque veine ? J’ai désespéré de comprendre la fatuité de Narcisse. Un moment fasciné par l’illusion d’un travail rapide, il m’arrive bien quelquefois d’être enchanté de mes vers ou de ma prose, mais cet érétisme pour moi-même ne dure jamais que le temps qu’il faut à mon encre pour se sécher.

N’attirez pas, Monsieur, vous qu’une fraternité d’opinions a fait pour moi plutôt un ami qu’un éditeur, n’attirez pas sur les opérations de votre industrie la colère de deux partis. Après cela vient une question de délicatesse que ma moralité littéraire me force à vous faire. Cette macédoine que vous m’obligeriez à livrer à vos magaDigitized by

. A L’ÉDITEUR. sins a-t-elle assez de chance pour en sortir ? Il ne faudrait d’abord pas me demander ce qui, dans ces Fantaisies et ces Souvenirs, est souvenir et fantaisie. La ligne de démarcation est déjà effacée pour moi-même. Ce n’est pas toujours sa confiance en tel ou tel morceau qui le fait conserver à l’auteur ; on tient à tels ou tels vers, non à cause de la valeur littéraire qu’on leur attribue, mais parce qu’ils vous rappellent un sentiment que le hasard a pu leur attacher. Ceux-ci auront été composés au fond des bois de Sainte-Geneviève, ceux-là récités devant l’amie de Corinne et sous l’arbre que Chateaubriand a planté. Ainsi une vague odeur ou le motif d’un air qui résonne au loin, ranime pour vous un passé qui s’effaçait, sans que le souvenir, et l’air, et la senteur aient une analogie apparente.

Et puis, il vous faudrait une préface : difficulté de plus. Il faudrait consigner là que si j’ai eu souvent des imitateurs (ce qui est mon seul orgueil), ou si plutôt les confidences de quelques essais déjà anciens ont inspiré des compo tions bien supérieures et déjà publiées, j’ai quelque fois imité à mon tour. Ici c’est Tieck ou Gæthe ; là le révérend Mathurin, Van-Worden, quelques chroniqueurs populaires…. A LÍDITEUR. 31

Mais décidément je m’aperçois, Monsieur, aux signes d’impatience qui échappent à votre ambassadeur (je le croyais devenu fossile), que vous avez résolu d’achever le sacrifice, et de me faire conduire à vous, mort ou vif. Je remets à la fois tous les papiers qui doivent composer le volume. Placez-les dans l’ordre qui vous conviendra. Surtout corrigez les épreuves ; épargnez à l’auteur l’aspect de ces inflexibles lettres de plomb qui nous montrent nettement nos difformités, comme au chevalier qui s’oubliait dans l’île d’Armide le terrible miroir d’Ubald. Puissiez-vous dans ce livre, que je comparerai moins ambitieusement à quelque carton renversé par un déménagement, ou à un tiroir de commode en désordre, trouver quelques billets qu’il vous plaise de lire, quelques fragmens de rubans reconnaissables encore, quelques flacons demi-brisés où il survive un reste de parfum.

Ce matin, après avoir vu jeter par les fenêtres de son troisième étage le reste des fleurs qui avaient embelli deux jours les vases chinois de ma rieuse voisine, n’ai-je pas vu venir un bonhomme à peu près aveugle, qui s’est baissé curieusement pour examiner ces fleurs, trier le A L’ÉDITEUR, peu

de réséda, d’œillets et de julienne qui conservaient encore une senteur, une couleur, et s’éloi gner en respirant ce bouquet sans dédain. Il est des jours, Monsieur, où il ne tient qu’au public de se croire un peu pareil au bonhomme. Espérez en sa curiosité oisive. Il serait public à ramasser quatre cents pages pour en trouver deux qui lui conviendraient.

3, Il fut long-tems, rêveuse, inconstante et légère Une muse, à ses sœurs quelquefois étrangère ; Et qui, cherchant, le soir, le doux exil des bois, Bien loin de la grandeur qui rampe autour des rois, Écoutait ces récits, ces fables du vieil âge, Et la mythologie en honneur au village. C’était ma muse.

Errant sous les cloîtres glacés, Vous l’eussiez vue alors, aux cris des trépassés, Frémir ; puis sous le chaume assise à la veillée, Des récits du pasteur, surprise, émerveillée, 3 à tes aveux, Pour mieux prêter l’oreille, amour, Relever l’or bouclé de ses libres cheveux. Préparant un long rêve au crédule auditoire, De l’aïeul qui raconte, elle écoutait l’histoire. Sans étroits préjugés, sans haine, ses autels N’ont refusé d’encens qu’aux pieds des dieux mortels. Elle a subi du tems cette loi qui dévore ; Et parfois mon erreur la croit vivante encore. Du moutier féodal elle fuit la noirceur, Elle insulte du pied les tours de l’oppresseur ; Mais elle ne veut pas qu’on égale à la plaine Ces donjons où pleura la tendre châtelaine. Elle défend, des coups du profane émondeur, Des bois de Saint-Bruno l’auguste profondeur : Sa main, sa faible main, soutiendrait la chapelle Où, dans les nuits d’hiver, l’ermite vous appelle, Et pieuse, elle irait, aux lisières des bois, Rattacher l’aubépine aux branches de la croix. Si vous suiviez les pas où son ardeur s’élance, Vous la verriez fidèle aux noms chers à la France,. Des Dunois, des Coucy, replanter les couleurs Sur les créneaux guerriers et les vieux murs en fleurs ; Animer la guitare ou les clairons sévères, Attacher une fleur aux lances des trouvères, Aimer, après les luths amoureux ou badins, A voir cent paladins heurter cent paladins ; Tandis que vers les preux baissant des fronts d’albâtre, Des balcons blasonnés d’un vaste amphithéâtre Une cour de beautés, qui sent frémir son cœur, Se penche rougissante au devant du vainqueur, Comme sur la terrasse au printems destinée, La blanche marguerite ou la rose inclinée. II.

35 Des joûtes de l’ormel et des anciens travaux, Le hameau nous ramène à quelques soins nouveaux. Nous savons des discours chers à la jouvencelle, Qui, pour voir un absent, l’ingrat qu’elle rappelle, Sur le côté du cœur s’endort ; puis toute en pleurs S’éveille : elle a rêvé de fontaines, de fleurs, Elle a rêvé d’amour ; et, sinistre présage, A vu dans son miroir se briser son image.

L’été ! voilà l’été ! de feux et de bouquets La Saint-Jean tout à coup vient semer les bosquets. « Tu dors ? de la Saint-Jean va commencer la veille,


« Dit un Songe à l’enfant que ma muse réveille. . Et toi, ne sais-tu pas, jeune belle aux yeux bleus, Qu’aux naissantes clartés du jour miraculeux, ✔ « La vierge, dont le cœur reçoit de purs hommages, Peut au cristal des eaux voir monter deux images ? » < Elle a dit, et le front ceint d’ache et de glayeul, La suit aux bords du puits creusé par son aïeul, Et par dessus l’épaule y regarde avec elle Qui, de tant d’amoureux, sera l’époux fidèle. Ma muse est indulgente aux peines des amours ; Mais si pour en guérir vous cherchez des secours, Ne l’interrogez pas. A ce mal qu’on adore, Par des regrets peut-être elle appartient encore. Qu’importe au cœur lassé du cœur indifférent, Ou l’armoise, ou la sauge au feuillage odorant ? Nul charme ne tarit les pleurs de la rupture : Aussi, qu’Alain jaloux, que Lucile parjure, Aient promis de se fuir ; un peu loin du hameau, Elle ira les attendre au pied de cet ormeau Qui, vainqueur des hivers et vieilli dans sa force, Les connaît par leurs noms grandis sur son écorce. III.

Aux portes des cités elle arrive le soir 3 Au foyer qui s’éteint va doucement s’asseoir, Et quand l’ennui rêveur succède au bal folâtre, Que la clarté languit dans sa prison d’albâtre, Un je ne sais quel charme attire à ses côtés Le cercle palpitant des timides beautés. — Allons, faites-nous peur. Et sa voix plus voilée, Dit les sylphes errans sous la voûte étoilée, Le nocturne théorbe étonnant le côteau, Les pâles revenans, terreur du vieux château, Le spectre au cœur sanglant… et si le vent soupire, Elle-même a tremblé de l’effroi qu’elle inspire. Elle tremble, elle fuit. Mais pieuse, se rend Au lit de la souffrance où le pauvre est mourant. Là, tantôt consolante et tantôt juge austère, Elle anime aux vertus les enfans de la terre, Ou trahit du remords le trouble accusateur. Car, cédant aux efforts du frauduleux pasteur, Si la borne des champs, qui veille à leur partage, Jadis de l’orphelin envahit l’héritage, 37

Le pasteur, quand du lit la mort va s’approcher, Voit grandir sur sa tête un menaçant rocher. Dans les mains de Satan sa tremblante agonie Reconnaît ce témoin de la fourbe impunie ; Son bras veut l’écarter… vains efforts ! sainte erreur ! Que son dernier soupir soit un cri de terreur ! Sans pitié pour l’impie ou railleuse à l’avare, La muse le guidant vers l’herbe qui l’égare…. Mais attendez ! D’où vient qu’au front des hautes tours, Du vol de la cigogne elle suit les détours ? Paix !… le noir suzerain qui, dans des nuits funèbres, Aurait vendu son ame au maître des ténèbres, Va lutter sous le bras qui jadis le surprit. La Muse, quand le prêtre exorcise l’esprit, Écoutant les répons, les psaumes, les cantiques, S’inclinera fervente au pied des saints gothiques, Jusqu’à l’heure où, propice au doux pardon des cieux,. Du sommet des donjons, l’oiseau mystérieux Aura laissé dans l’âtre aux rouges étincelles, Tomber le pacte affreux qu’il portait sous ses ailes. IV.

Où courez-vous, pasteurs ? pourquoi ces cent flambeaux ? Quel délirant effroi profane des tombeaux ! Pourquoi l’adolescent sur ce coursier sans tache Foule-t-il ces gazons et la mort qui s’y cache ? — Nos enfans, nos enfans ! sur leur front innocent, Voyez pálir la mort. Un spectre boit leur sang. C’est la nuit, le cercueil qui voilent sa conquête, Le cercueil le rendra ! Mais le coursier s’arrête. Tous en vain voudraient-ils, agitant leurs flambeaux, Précipiter sa course à travers les tombeaux ; Son guide en vain déploie et la force et l’adresse, Le coursier prophétique en frémissant se dresse : Il frappe de son pied le tertre accusateur. Qui l’ouvrira ? Voyez, pålissant spectateur, S’enfuir des trépassés le gardien mercenairé. Allez chercher des lois le vengeur sanguinaire : Il accourt. Mais bientôt frappé du même deuil, Qu’il voudrait être loin du terrible cercueil ! A la fin rassuré d’un peu d’or qu’on lui jette, Il plonge un large épieu dans le cœur qui végète, Il étouffe le monstre en son vivant sommeil, Et fait jaillir son sang tiède encore et vermeil. La muse a fui d’horreur et la tête voilée. Oh ! venez à sa voix, vierges de la vallée, Répandez quelques fleurs sur des tombeaux récens, Que l’horizon du soir se parfume d’encens ! V.

Mais rendue aux loisirs de sa gaîté première, Déjà du ver luisant elle suit la lumière, Ou réchauffe en leurs nids les jeunes passereaux. 3g

Quand l’astre au front mobile argente les ruisseaux, Quand la brise des nuits vient rider leur surface Et que les peupliers conversent à voix basse, Elle ira, sur les prés, du milieu des troupeaux, Surprendre, frissonnant dans son jeune repos, Le coursier indompté qu’un blanc lutin réveille ; Voir le fol écuyer, jusqu’à l’aube vermeille, S’enchaîner, du coursier précipitant les bonds, Aux nœuds ensorcelés de ses crins vagabonds ; Faire éclater le fouet dont l’ardeur le tourmente, Et rire aux cent détours de sa course écumante.. Dans le creux des vallons, qui l’appelle ? Un enfant ; Et quittant tout pour lui, son amour le défend Contre les noirs esprits, terreur de sa marraine ; Elle armera ses mains des verts rameaux du frêne, Ou, pour calmer ses pleurs, lui compose un collier Dont la pourpre est ravie aux fruits de l’églantier. Le soir, sur la colline, indiscrète et légère, Elle monte ; et tout bas à la pâle bergère, Quand l’horizon des bois commence à se brunir : — Ma sceur Anne, dis-moi, ne vois-tu rien venir ? Qui jamais, au détour de la forêt prochaine, A vu la dame blanche errer sous le clair-chêne ? Et des trésors cachés le gardien vigilant, Le Gnome, autour d’un roc danser d’un pied brûlant ? Les ramiers assoupis, les brises étouffées, Quelqu’un assiste-t-il au blanc sénat des fées ? C’est ma muse. Et c’est là qu’elle a peut-être appris Quel tems voit reparaître et s’enfuir les esprits, Quel oracle trahit l’alcyon monotone, Où croît la mandragore, en quels jours de l’automne. Tombe le gui sacré, germe l’or ; et comment La nèfle au cœur osseux recèle un diamant.


!

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  • Ainsi, cherchant des bois les routes détournées,

Ce frêle enfant d’un jour dissipait ses journées, Jusqu’à l’heure où brûlant d’être utile aux humains, Elle arrêtait ses pas au bord de ces chemins Dont les quatre rameaux où le vent tourne et gronde, S’enfoncent, tortueux, sous la forêt profonde. Là, sous les chênes morts et l’abri des vieux ifs, Si les ames en peine et les mânes plaintifs A l’heure du démon viennent blanchir les ombres ; Sous les genévriers, sous les érables sombres, Si l’antique sorcière a dressé son manoir, Quand minuit sur nos prés jette son manteau noir, Elle vient sur le sable effacer tous les signes Par qui tombe la grêle au front des jeunes vignes. Si, préparant son vol au conseil des esprits, Près du balai magique et des chats aux yeux gris, La vieille se recueille au coin fumeux de l’âtre,. La muse au seuil maudit heurtant d’un pied folâtre, Pour voir céder la porte aux gonds obéissans, De quelque autre sibylle imite les accens. — Eh ! ma sœur ! du sabbat l’heure est bientôt passée. — —Je vous attends, répond la voix grêle et cassée ; La nuit est longue et noire, et je vais, pour nous deux,. Rallumer du sapin les tisons résineux. Venez, entrez, ma sœur. Et la porte entr’ouverte : — — Fuis, détestable image à l’œil du jour offerte ; Va cacher ton front noir, ton visage de fer, Dit la fille du ciel à la fille d’enfer. Et d’un souffle léger, sur la torche mourante Que défend des vieux doigts la maigreur transparente, Elle verse la nuit. Puis riant de plaisir, Voyez planer son vol… Vous voulez la saisir ?… Mais les vents du matin, sur les cimes hardies Qu’habite l’aigle altier, que le lierre a verdies, Du liseron sauvage agitent les anneaux, De la tour qui chancelle effleurent les créneaux ; Le coq, du jour naissant pour célébrer la fête, De l’abri de son aile a retiré sa tête ; Sa plume se hérisse, il va chanter… Hélas ! Des fantômes légers ma muse suit les pas ;

Et fantôme elle-même, à la vie étrangère, Des erreurs de la nuit elle est la plus légère. Une année avant la restauration, Versailles était une bien noble solitude. Le temps avait donné um air de grandeur à tout cet habitacle de courtisans, et jeté un voile de pardon sur les monumens fastueux et cruels du grand comédien couronné. Les ombrages du parc avaient rompu le ban des symétries, pour retrouver l’énergie et toute la libre grace d’une croissance naturelle. Dans les extrémités de ces canaux de fonte d’où les Apollons et les Neptunes à longues chevelures lancent des fusées d’eau écumante, vous auriez vu fleurir des cressons bleus. Rien ne troublait, aux croisées rondes d’où la Montespan regardait son peuple, le chaste nid de ces hirondelles qui passent l’hiver aux ruines de Thèbes. Si les habitans de la cité morte s’agitaient encore un moment à l’heure des affaires, ils semblaient glisser sur le gazon de leurs rues. Les jeunes filles venaient bien cueillir les giroflées jaunes entre les marbres disjoints des grands escaliers de la terrasse ; mais, graves et silencieuses, rien n’empêchait de prendre à côté d’elles les statues qui s’abritent entre les arbres, tendent un bras au passant, ou s’enveloppent sagement de leur manteau, pour une partie de cette population discrète.

Là, pouvaient s’établir les longues extases d’un amour plaintif, et toutes les erreurs de la poésie. A une imagination de vingt ans, le soir, quand il grandissait des ombres fantastiques, que la nuée légère et brûlante effleurait les cheminées du château muet, il pouvait être donné de rencontrer l’ombre de Lavallière au détour d’une allée ;

d’une de ces allées de charmilles, moitié noire par les ombres portées des bosquets, moitié blanche par la clarté de la lune. En 1814, un caprice de désœuvré avait amené dans cette résidence abandonnée un de nos amis. Il y fit bientôt un second voyage, et y prolongea indéfiniment son séjour. Ce n’est pas que ce fût un garçon mélancolique : au contraire, le plus joyeux compagnon ; mais, sans carrière encore, il était agité d’une ardeur sans but. Je me souviens qu’il se faisait honneur de dépenser tout son argent en un jour. Je l’ai vu entrer brusquement dans nos chambres à minuit, s’étonner de trouver sur une table une bourse non tout-à-fait vide, et la jeter d’indignation par la croisée, à travers les carreaux. Que diable pouvait faire Charles, qui le retint plusieurs jours loin de nous ? Je courus à Versailles, et ce fut avec orgueil qu’il me confessa son secret. Amoureux ! — Une grisette ? quelque héroïne du Tapisvert ? quelque bergère de Satory ? Tu trouves là, pour compagnon, Ducis, portant le poignard d’Othello et le chapeau de Timarette. Il me mena, sans répondre, vers un bas-côté du parc désert, près d’un bassin d’eau vive assez mystérieusement protégé par quelques ormes, et posant un doigt sur sa bouche, il m’indiqua du regard, à dix pas

de nous, une figure. Elle était demi-couchée sur une urne et la tête ornée de roseaux. C’était, je crois, ou la Saône, ou la Meuse allégoriquement dessinée par Coustou, une des mille statues fondues par les Kellers pour les décorations de ce jardin royal. — Voilà, dit-il, tout ce que j’aime. Je viens m’asseoir près d’elle, la contempler, lire à ses pieds pendant des heures qui s’écoulent avec enchantement. Ne parlez plus de vos affections vulgaires. Le soir, quand elle a retenu du soleil je ne sais quelle chaleur vivante, puis, à cause de la rosée, la molle tiédeur de la peau d’une vierge, je suis heureux de toucher ses épaules et de déposer un baiser sur ce front pur. 9 Je le regardai fort attentivement. Il se prit à rire, et m’entraîna avec violence vers un autre côté du parc. —— Pauvre garçon ! répéta-t-il avec un accent qui voulait être joyeux… Et moi qui lui croyais une ame. ! — Ton goût, Charles, lui dis-je, n’est pas absolument nouveau, vois-tu ; un certain Pygmalion, de Téos, en a fait tout autant que toi, et je ne sais plus quelle sainte Thérèse ou quelle vierge Marie il faut à Rome défendre par une balustrade de l’adoration obstinée des Anglais. J’aimerais mieux une plus capricieuse idole. Mais laisse voir un peu si ce que tu dis est vrai, de la chaleur que ce métal conserve, exposé aux ardeurs du jour. L’idée que j’oserais poser ma main sur l’objet de son culte, enflamma de courroux les yeux bleus de mon pauvre Charles. Si j’étais jaloux ! continua-t-il, en souriant les dents serrées. La nuit vint. Il fut convenu que nous retournerions à Paris ensemble, et nous montâmes dans la voiture publique. Mais à onze heures du soir nous étions à peine à la barrière de Passy, tant l’orage qui était survenu et la pluie qui inondait les chemins avaient retardé notre grave équipage. Charles, qui ne s’était apèrçu de rien, dormait, pleurait, ou feignait de dormir, au fond de la voiture. Il descendit à la barrière et ne remonta plus. Je pensai qu’obéissant à quelque résolution fantasque, il avait voulu gagner la rue St-Florentin, où il demeurait, par une contre-allée des Champs-Élysées. J’ai su depuis qu’il était, à l’instant et à pied, retourné à Versailles, qu’il avait escaladé une des grilles du parc, et passé le reste de cette nuit au lieu même où il m’avait conduit le matin.

Deux mois après, une lettre d’écriture méconmaissable me priait d’aller voir Charles. En quel lieu ? J’avais ignoré complétement ce qu’il ponvait être devenu pendant un si long intervalle de Dolized by

Digitized temps. Toutefois un instinct d’amitié me poussa à Versailles ; et dans un squelette presque éteint, couché sur un lit d’auberge, je retrouvai Charles. — J’ai vécu mort, dit-il ; mais je crois enfin que je recouvrerai ma raison. A quoi le reconnais-tu, ami ? A ce que j’ai maintenant deux idées. — La nouvelle ?

— Nous y reviendrons. Tu sais mon secret ; promets de ne pas m’en parler, de n’en parler à personne avant dix ans. Je le promis. Je passai bien des nuits à côté de son lit de souffrance et quelquefois de délire, avant que l’incroyable état de sa faiblesse lui permit de renouer un autre entretien, ou d’accomplir un seul mouvement qui témoignât un retour de force. Enfin un matin, un matin d’octobre que le soleil entrait joyeux par la seule croisée de sa chambre, et qu’un vent doux faisait voltiger son rideau à fleurs brunes, il m’accueillit par un plus affectueux sourire encore que de coutume, et en rougissant un peu et sans me regarder : Procuremoi, dit-il, un peu de terre glaise, ou quelques livres de cire à modeler. Je ne soupçonnai pas ce qu’il en voulait faire. Mais une fantaisie de la fièvre, un premier désir de convalescent, qui se refuserait à le satisfaire ? Je trouvai ce qu’il avait demandé.

Il sembla subitement retrouver des forces, se leva sur son séant, fit placer sur ses genoux qui tremblaient, la cire et un carton ; et après deux heures d’un travail qui avait plus d’une fois humecté son front de sueurs, il m’appela pour me laisser voir. C’était une copie miraculeusement exacte de la statue du parc. — Ma vocation, dit-il, la voilà ! Elle m’a été bien péniblement révélée ; mais enfin je la connais.

Après dix jours, Charles, appuyé sur mon bras, avait fait ses adieux à sa maîtresse. Je m’effrayai encore de ses longues contemplations ; mais il finit par découvrir une faute de dessin. Je fus tranquille.

— Oui, oui, dit-il, je ne baiserai plus ces lèvres immobiles, je ne lui reprocherai plus d’être de bronze.

Le plus assidu des élèves de Bosio, ce fut Charles au bout de quelques mois. Et l’écolier amoureux à seize ans de la médiocre statue de Versailles, est à trente-trois ans l’habile sculpteur que vous connaissez tous. 1814. L’auberge du Soleil-d’Or était à Rambouillet, le matin du 15 avril 1814, pleine de gens du pays point de voyageurs. Tous se tenaient debout dans une salle basse, ornée de deux gravures représentant, l’une l’entrée à Berlin du général Duroc, l’autre le sacre de l’empereur Napoléon Ier. Tous s’observaient en marchant de long en large d’une manière assez vague et inquiète ; tous écoutaient avant que personne n’eût parlé. ’Soyez sûrs que lorsque les regards s’interrogent ainsi, que la crainte, et par-dessus tout une curiosité vive, alongent les figures, relèvent les sourcils, rendent les yeux plus ronds que de coutume, c’est un signe de perplexité bourgeoise à l’approche ou à la suite de quelque catastrophe militaire. lei, on brûlait de savoir les choses de la veille, et l’on attendait pour le jour même des événemens décisifs.

Mais ce jeune homme, dit un étranger à l’hôte du Soleil-d’Or, qu’est-ce qu’il a donc làbas, ce jeune homme ? Son air est intéressant. — Monsieur, qu’avez-vous donc à pleurer ? — Laissez, laissez, dit l’hôte ; c’est un enfant, un page de l’Impératrice. C’est bien lui seul, en vérité, qui est parvenu à assurer hier le service des relais pour le voyage de Blois ici ; car les maîtres de postes ne voulaient plus prêter leurs chevaux depuis l’abdication. Mais le voilà qui n’aura peut-être pas même la satisfaction d’être remercié par sa maîtresse. On ne laisse plus approcher d’elle aucune des personnes de son aneienne maison.

FT — —Sans doute, dit un garde-chasse. Sa famille d’Autriche arrivera ce soir, et les postes sont déjà occupés par les chasseurs de Niepperg. — Ah ! ah ! dit un vicaire de la paroisse. Mais le voyageur croyait savoir un moyen de pénétrer encore jusqu’aux appartemens de MarieLouise, et quand il vit le page sortir, il le suivit dans l’évidente intention de le consoler. Au détour d’une rue, s’éclipsa le page ; et le voyageur devenu pensif n’en continua pas moins de cheminer vers le château. Lui, que le hasard d’une connaissance près du gouverneur pouvait laisser maître de rendre ce léger service, n’avait jamais approché, pour sa part, des Dieux qui venaient de tomber. Sa sympathie pour un général descendu volontairement au rang d’empereur, avait commencé le matin même et au moment où il vit qu’on allait laisser entraîner dans cette chute tout l’honneur du pays. Le lion, la famille du lion ne l’avaient intéressé que depuis la victoire des loups : d’autres diront des renards, d’autres des oies : ne disputons pas.

En attendant l’heure de partir, et dans l’unique intérêt de ses affaires privées, l’étranger tourna donc le petit château de briques où mourut si chastement François Ier, longea les bords de l’étang du côté de l’ouest, et poussant une porte à claire-voie, se trouva dans une espèce de verger rustique. C’était le plus joli endroit du monde, un petit enclos tout embaumé de l’odeur du céleri et des graines potagères. Le long d’un mur doucement échauffé par un rayon de soleil, une grande allée invitait à promener. Elle était bordée de plans d’oseille et de fraisiers en boutons ; il la suivit en réfléchissant peut-être aux vicissitudes des empires. Au bout de l’allée, un enfant. Il jouait dans le sable ; à quelque distance, une dame. Pelisse de velours noir, voile de dentelle et bras croisés ; elle marchait la tête penchée aussi par des réflexions qui pouvaient se rapporter à l’instabilité des choses royales.

Le voyageur reconnut la dame une dame d’honneur, la comtesse de Mont", la plus dévouée des gouvernantes de ce rejeton où le clergé de France avait vu hier le gage de la paix européenne et de la réconciliation du ciel avec nous.

voyageur, Pour le

il venait d’être aperçu, et il se crut obligé de se retirer par déférence, après de courtes excuses. La dame ne le permit pas. Le prétexte fut la politesse même de l’étranger et l’absence de toute étiquette en un pareil moment : la raison, c’étaient les mille questions qu’on brûlait de faire au précieux jeune homme qui arrivait peut-être de Paris. D’ailleurs la politesse n’est-elle pas déjà une flatterie dans la disgrace ? Le moindre intérêt qu’on leur témoigne, ne vous place-t-il pas dans la confiance des grands plus. baut que vingt services autrefois rendus ? Eh ! mon Dieu, combien de jours revit le passé dans une mémoire de trône ? et quel général valait pour Richard III, à Bosworth, le maquignon qui lui aurait prêté un cheval ? — Monsieur, dit la comtesse, ce ne sont pas des personnes comme vous qui sont importunes dans un tel jour. Ne parlez point d’étourderie, de convenances blessées ; nous sommes heureux de trouver des figures amies, des cœurs un peu touchés de notre sort. Mais, s’il vous plait, que dit-on, que fait-on ? Que prépare-t-on pour l’avenir ?

Le voyageur essaya de le prédire, cet avenir. Il en parla avec beaucoup de ménagemens, et comme un homme qui ne croirait pas lui-même à toutes ses craintes. La dame les appuya contre lui de l’autorité de plusieurs larmes. — Qui, oui, dit-elle, on nous séparera, et cet enfant ira mourir à Vienne. L’enfant approcha. Sous sa veste bleue, ornée de boutons éclatans, de brandebourgs et de fourrures très rares, passait un large ruban de moire écarlate ; un crachat de pierreries ornait son côté gauche, et il portait dans chacune de ses mains une poignée de sable mouillé dont il avait attentivement choisi les grains les plus blancs et les plus gros.

Pauvre ange ! dit la gouvernante : depuis ce matin, Monsieur, il a eu comme le pressentiment de son malheur, il est triste. Il avait cependant repoussé assez durement une de ces dames, et quand je lui ai dit : Vous n’êtes plus roi, Sire, il faut être bon avec tout le monde ; il m’a long-temps regardée. En me reprenant, je l’ai appelé Monseigneur, il a pleuré. C’était donc l’unique fois que l’étranger put contempler avec loisir et attrait cette jeune figure. Il observa que les cheveux blonds ne couvraient pas un front très élevé ; mais le menton, vivement articulé, reproduisait un des caractères de tête paternels ; les yeux singulièrement fixes rappelaient le regard qui appartient assez communément aux oiseaux guerriers. Il est beau, dit-il. Il vous en coûtera de le quitter, Madame. Si j’osais, dans cette circonstance inouie, vous demander une grace ? Ce serait, je vous assure, un acte de respect pour son sort. Me permettriez-vous ?… 1 55. — De l’embrasser ? Eh ! Monsieur, l’intérêt, la pitié peut-être suffisent aujourd’hui pour en donner le droit à tous les Français. L’étranger se baissa. Ce n’était pas la gracieuse victime, ce n’était pas le maître de Rome et de la moitié de l’Europe qu’il allait flatter ; c’était un hommage rendu à la séduction naturelle de cet âge, une caresse à un bel enfant. Mais le prince avait entendu le voyageur, et quand le voyageur se fut incliné, il lui tendit fort gravement sa petite main à baiser. Trop ému pour bien voir, ou se rendre compte de cette action, ou interrompre la sienne, le voyageur enleva au bout de ses bras le potentat de trois années, et, écartant les beaux cheveux, il déposa sur sa joue impériale un baiser retentissant, aussi affectueux que s’il eût embrassé l’enfant d’un soldat. En le posant à terre, le bruit d’un carosse s’était fait entendre. Ce carosse paraissait entrer dans la principale cour du château, et la dame d’honneur avait pâli. Toutefois l’étranger l’aida à porter l’enfant de ce côté, et ils virent descendre d’un coupé jaune assez simple, des officiers de la Sainte-Alliance. Ils étaient trois. En même temps une femme blonde, un peu échevelée, desDigitized by


1 cendait l’escalier à leur rencontre, suivie de quelques personnes le chapeau à la main. L’enfant, qui attira le premier l’attention des arrivans, fit une exclamation et un rire moqueur en désignant du doigt le plus âgé des personnages qui marchaient à lui.

C’était un grand sec, vêtu d’un habit d’officier ; teint d’homme d’état ou d’apothicaire ; pâleur de mort ou de pâtissier. Cette figure était si étroite, qu’elle n’offrait qu’un profil de quelque côté qu’on la regardât. Quel effet avait donc produit sur le jeune aiglon cette tête poudrée, ce chapeau à plumes de coq noires, cet uniforme blanc doublé de rouge, et une manière de cravate en guise de brassard ? Quand l’habit blanc et rouge voulut prendre à son coul’enfant, celui-ci se rejeta en arrière. Le sable qu’il portait lui échappa des mains, et il poussa un cri de colère, en commençant à jouer des jambes assez brutalement contre les flancs de son admirateur.

O nature ! c’était son respectable aïeul, l’empereur François II, roi de Bohême et César. Un conseiller ayant le front haut, le nez un peu fort, mais des yeux caressans ; des dents mal rangées, mais le sourire fin ; homme de quarante f 5B

. RAMBOUILLET.

ans, svelte encore et d’une taille de walseur assez distingué, s’approcha nonchalamment du Inaître.

— —Metternich, dit la Majesté confuse, chargezvous de ce gaillard-là.

Et, tout en marchant vers sa fille bien-aimée, César se retourna vers le second de ses acolytes : Un chambellan, feld-maréchal. Bien qu’ayant l’œil gauche couvert par un bandean peu semblable à celui de l’Amour, le chambellan avait rendu et pouvait rendre encore plusieurs espèces de services à la maison de Hapsbourg. Un peu gâté, Albert, dit l’empereur : c’est un inconvénient des fils uniques ; entendez-vous ? Le comte de Niepperg s’inclina. — Tvàs. Arrête : je succombe, et la soif me dévore. Ce soleil sur nos fronts tombé depuis l’aurore, Ces déserts.. nuls secours !. Cieux, laissez-vous fléchir ! Ces sables enflammés, les pourra-t-il franchir ! Ainsi, loin des palmiers de l’ardente Idumée, Påle, de longs regrets et d’amour consumée, Parlait la blanche Inès au Juif Éliézer. Pour suivre l’étranger sous le ciel du désert, Elle a tout oublié : la patrie et ses fêtes, D’un éclatant hymen les pompes déjà prêtes, Et le foyer natal et ses chastes douceurs, Et son père, et l’amour de ses riantes sœurs, Et les cieux embaumés de la lointaine Espagne. Et l’ardent voyageur que sa fuite accompagne : Marchons ! vers l’Occident laisse monter tes tours, Jérusalem, où Dieu fut promis aux vautours ! Mais la plaintive Inès épuisant son courage : Ou laissez-moi mourir, ou chercher quelque ombrage, Une heure et le sommeil ! —

— Non, crains de t’affaiblir. Chaque aurore a sa tâche ; il la faut accomplir. Nul séjour, le sais-tu, ne peut me voir encore, Si deux fois sur mon front s’est rallumé l’aurore. — Un instant ou la mort ! — Un seul.

Dans ces déserts, Vois-tu de l’Oasis monter les rameaux verts ? — Non ; mais près de ces lieux des monumens funèbres ; Ce rocher sans verdure ; il a, dans les ténèbres, Vu ses flancs se rougir d’un meurtre. Justes cieux !

— Je t’y mène. —

-1 — Et comment connais-tu donc ces lieux ? Jus

— Qui les a parcourus les peut-il méconnaître ? — Et tu sais ?

Je sais tout. Suis les pas de ton maitre.


| rès. . 61

Les voilà sous la roche, abrités du soleil. Viendras-tu la tromper, baume heureux du sommeil ? Oh ! viens. Mais à son tour, sous la fatigue extrême, Inès voit succomber Éliézer lui-même ; Et son timide amour si dévoué, si doux, Protége en ce sommeil son guide et son époux ; Elle écarte le jour et le vol de l’abeille. Le voilà cet objet de ta constante veille, Inès ! Tant de beautés expliquent tant d’amour. Mais d’où vient que ses yeux fermés à peine au jour, Des songes délirans troublent ce cœur coupable ?

  • --Le voilà donc toujours ce mont si redoutable !

« Sommets du Golgotha, vieux témoins de mon sort. « Sous vos blancs oliviers qu’il monte avec effort ! « Sur des cailloux roulans son pied sanglant se blesse, « Et la croix du supplice accable sa faiblesse. « Comment ? il périrait, le front calme et serein, « Sous la robe d’honneur, ce vil Nazaréen ? Oracle, dont la voix prédisait nos ruines, a

  • Tu meurs ; te voilà prince aux couronnes d’épines !

a Écartez, écartez vos rangs. De ses douleurs « Laissez-moi me repaître et voir son sang, ses pleurs. « Esclaves ! sur la route où montent ses supplices, ► Préparez mes festins, mes tentes, mes délices. • Apportez, pour moi seul, à flots rafraîchissans, Digitpeer by coupes du Sékar : il a soif ; je le sens. « Qu’entends-je ? il veut parler ? Pour le mal qui l’oppresse « Il mendie un peu d’eau ; c’est à moi qu’il s’adresse. « Insensé ! marche encor : le supplice t’attend. « Il menace ! Vers moi son faible bras s’étend ! « Les

  • Il veut que ma réponse ait dicté mon supplice,

« Et que je marche, effroi de l’impie avarice,

  • Jusqu’au temps où naîtra, levé sur mes remords,

« Ce jour sans lendemain qui jugera les morts ; « Sans changer, sans vieillir. Son implacable haine « Me consacre aux tourmens qui sont la vie humaine ! « Eh bien ! cieux irrités, si ce vil criminel « Cache un dieu, j’accomplis son arrêt solennel, « Pourvu que la torture à mes yeux le déchire. » O ciel !

— Qui t’a parlé ? — Romps ce fatal délire : Quels vœux, mon jeune époux, murmurent tes accens ? Ne dors plus. Réponds-moi. — Tu le veux, j’y consens. Mais déjà, sur la pierre où son front s’abandonne, Il retombe ; et ce front d’un bras noir se couronne, Et du jour dans ses yeux les rayons sont éteints. << — Vous voilà, compagnons de mes errans destins ! « C’est toi, mon jeune Olgar ? La soif de tout commaître « S’irrite, n’est-ce pas, des caprices d’un mattre ? << Tu voudrais vers le monde étendre un libre essor, « Pour escorter mes pas que te faut-il ? De l’or : « C’est un obstacle vil à ton destin prospère. « Il en a, ce vieillard que tu nommes ton père. « D’avarice et de jours ses cheveux sont couverts ? << On peut mêler la pourpre aux neiges des hivers. « Durant toute une nuit je veux t’attendre encore. « Demain, sous ce portique… Il devance l’aurore ! Olgar, sous ce manteau d’hermine éblouissant, «  « Pourquoi cacher ton bras taché d’un peu de sang ? Marchons ! Vois des humains se succéder la foule. «  «  La vie est courte, Olgar ; un an déjà s’écoule ! « L’univers parcouru ! D’où vient qu’en ce séjour << Tu veux déjà languir ? Vois renaitre le jour, Marchons ! -M’abandonner ? quoi ! tant d’ingratitude ? — Il veut du cloître saint peupler la solitude ! Olgar, un jour encore accompagnez mes pas : A1

€ « Jusqu’aux lointaines mers… Il ne résiste pas ! « Des bords de cet abîme où ta frayeur regarde, 63

« Pourquoi tant t’approcher ? Ingrat Olgar, prends garde ! « Avez-vous entendu gémir au loin les flots ? Que sa chute écumante a réjoui d’échos ! Voyez-vous l’Océan rapprocher sa surface ? Chaque cercle ondoyant s’aplanit ; tout s’efface. » α € " — Épouvantable rêve ! Éveille, éveille-toi ! Crie Inès. Et tantôt son palpitant effroi Veut appeler son guide, et fuir… Mais le délire S’efface ; et son sommeil laisse errer un sourire. Z.

« -Salut, tendres beautés ! Oui, vos fronts étaient beaux, « Dans le même vallon pourquoi ces trois tombeaux ? « Des bords de la Néva, douce et frêle espérance, « Et toi qui m’as suivi des vallons de la France, « Et toi qui de la Grèce avais reçu le jour, « Vous me l’aviez promis, où donc est votre amour ?

  • Je ne sais plus leurs noms. Ma main reconnaissante
  • En a pourtant chargé la tombe encor récente…

« Mais la ronce est partout, partout des murs croulans, « Les buissons épineux, l’ortie aux dards brûlans. Combien un siècle ou deux, ô méprisables hommes,

  • Couvrent de changemens cette terre où nous sommes :

« Je vois blanchir un lac où fleurissaient des bois. « Tout s’efface, tout meurt ! Tendres cœurs… Toutes trois

  • De leur timide amour poursuivant la chimère,

« Voulaient vivre et m’aimer… Dérision amère ! Que tout ce qui m’aima succombe ou soit maudit ! » — Éliézer !

— Tais-toi.

— — Par pitié… — Qu’ai-je dit ? Je suis prête à marcher. Ce sommeil qui t’accable, Il ajoute à l’effroi du désert effroyable. Je ne les comprends pas tes funestes discours, Mais pendant ton sommeil, vois combien dans son cours A grandi l’ouragan qui planait sur nos têtes : Vois lutter tous les vents et toutes les tempêtes. Ce ciel (à chaque instant le péril est plus grand) Va s’entr’ouvrir…

— Eh bien ? qu’est-ce qui te surprend ? Depuis quand l’épouvante à tous mes pas liée N’a-t-elle pas plané sur ma tête souillée ? Je révolte le ciel, la terre, l’Océan ; Ne m’ont-ils pas nommé l’Homme de l’ouragan ? N’as-tu pas vu sécher, sous mes lèvres impies, Les ruisseaux ? sous mes pas s’enflammer les prairies ? L’arbre qui m’a couvert, par des feux dévoré, S’écroule… Et tous ces maux pour ton Christ abhorré ! Ami, tu promettais, respectant ma croyance, De n’insulter jamais son saint nom, sa puissance ; Qui mieux qu’Inès connaît sa terrible équité ? 65

— Moi ! qui l’attesterai durant l’éternité. Durant l’éternité je la voue aux blasphèmes, O clémence et pitié ! — Matheureuse, et tu m’aimes ! 5 Lève tes yeux charmans, contemple ces éclairs, Ces foudres, ces fléaux se croiser dans les airs ; Demande leur amour pour prix de tes tendresses, Sollicite à genoux l’horreur de leurs caresses, Meurs en les recevant ; l’amour que tu poursuis, Le mien, est plus affreux. Sais-tu donc qui je suis ?… Étranger à la mort, étranger à la vie, A l’espoir du néant, moi, je vous porte envie, Mortels, qu’un vil tombeau recueille en ses abris. La mort, l’inexorable, elle est sourde à mes cris ! Qu’un vain espoir me jette à l’Océan sauvage, L’Océan révolté me renvoie au rivage. Je me livre au poignard du nocturne assassin, Le fer sanglant s’émousse ou se rompt sur mon sein. L’affamé léopard recule à mon approche ; Repliant ses anneaux sous l’ombre de sa roche, Le serpent de Barca, quand ce regard a lui, Fuit un monstre inconnu, plus horrible que lui. O délire ! ô terreur ! quel remords t’exagère. Une faute, une erreur incertaine ou légère ? Innocent, tes remords n’ont-ils pas expié… — Qui peut être innocent quand il fut sans pitié ? Quand le Dieu qui pardonne à jamais nous délaisse ? Je parcours l’univers… pour tenter ta faiblesse. De ton globe de fange éternel voyageur, IXÈS. Et du courroux du ciel malgré moi le vengeur, De l’enfer qui m’attend je viens t’ouvrir l’abîme, Car je suis à la fois le bourreau, la victime. Il me semble en tes maux que je puis espérer ; Que de tant d’innocens que j’aurai fait pleurer, Dans l’éternel bücher où l’enfer me réclame, Chaque larme en tombant peut éteindre une flamme. — Vous, cet ange maudit pour ma perte formé ? ous, mon destin, mon dieu… toi que j’ai tant aimé ! Quel trouble en ta raison ? Songe à ce jour d’orage Où tu vins sous mon toit reposer ton voyage. D’un périlleux combat sauvé par tes bienfaits, Mon père…

— Oui, l’avenir le réserve aux forfaits. 67

Rêve insensé ! Fidèle à l’espérance offerte, Après un an d’exil, tu reviens… Pour la perte.

— Tais-toi. C’est par toi seul, ô maitre de mon sort, Qu’à sentir, à connaître, instruite sans effort… — Ignorer c’est la vie, et la mort c’est connaître. — Pourquoi d’affreux discours ? J’ai mérité peut-être, Fugitive des lieux où mon père est en pleurs, Le trépas… Va chercher le sue mortel des fleurs ; ¹ Mais Inès ne veut point, timide, infortunée, Sous tes accens cruels mourir assassinée. Tu voulais m’éprouver ? Soins superflus ! C’est moi, Moi, qui sus tout braver pour adorer ta loi. Moi, lorsque la fatigue accablait ton courage, Qui soutenais tes pas ; dans les champs du carnage, T’ai prêté de ce bras le secours impuissant ; Dans les plis de mon voile ai recueilli ton sang. J’ai fatigué les mers, vu changer les étoiles, Les vents briser l’esquif et disperser nos voiles. Tu craignais de mes maux l’affligeant appareil ? Eh bien ! je n’ai pleuré que durant ton sommeil ; Et

pourvu que ta main ne m’eût point dédaignée, J’aurais baisé ta main dans un meurtre baignée. Quoi ! tant d’aniour n’a pu nous consoler tous deux ? — Faible femme ! Et lequel de tous mes traits hideux, Quel accent de ma voix, infidèle au martyre, T’a d’un moment d’espoir apporté le délire ? Écoute ! un jour te reste, un seul ! et de ta foi Touché malgré l’enfer, peut-être malgré moi, Je voue à tes malheurs quelque reconnaissance : Je t’abandonne.

— O ciel ! Inès, crains ma présence, Romps les sermens d’un monstre et que toiseule aimais ; Va-t’en. — Qui ! moi, te fuir ? — Il le faut.

1 — Va-t’en, va-t’en !

Que t’en coûterait-il ? — Jamais.

Ta présence à tant d’espoir ravie ?… Peu de chose : la vie. Eh bien ! tu sortiras de ce vil univers ! Inès, il est un Dieu ; ses temples sont ouverts. Loin de les regretter, bénis tant de souffrances ; Tes pleurs sont des vertus, tes maux des espérances : Que l’exil, que la faim, l’opprobre et l’abandon, Du ciel juste une fois t’obtiennent le pardon ! Et la victime entend, parmi des cris de rage, Un souffle, et d’autres voix se mêler dans l’orage. Que voulez-vous, démons ? soupire Éliézer. Cette femme est à moi : je règne en ce désert ! Inès, repentez-vous de la vie immortelle Les séjours vont s’ouvrir ! — Y seras-tu ? dit-elle. Non.

— Eh bien ! que je meure et partage ton sort. — Viens donc. Vers mon royaume emportons notre essor, Viens ; là s’offrent sans cesse à la vue agrandie, Des bûchers éternels l’ondoyant incendie. Viens ; tes yeux, ta beauté, ta grace, ta fraîcheur, De ce sein palpitant l’éclatante blancheur, Ton ame enfin, ton ame un seul instant coupable,. Viens, viens immoler tout à l’être épouvantable Qui n’a d’ame, d’espoir, de pitié ni d’amour. As-tu vu déchirer la colombe au vautour ? As-tu vu du volcan la lave empoisonnée Sous qui tombe l’espoir de la fleur moissonnée ? C’est moi. Ma fiancée ! allons, suivez mes pas ; Venez voir cet asile, empire du trépas, Où l’erreur, la faiblesse ensemble sont jetées, Où ruissellent les pleurs, où les dents sont heurtées. Il dit. Sa voix se change en eri rauque, infernal ; Son bras semble écarter je ne sais quel rival. Inès !… ô de l’amour impérissables charmes ! Écartant pour le voir les cheveux blonds, les larmes, Cherche, au pied du maudit de son souffle effleuré, Cet œil de désespoir qui n’a jamais pleuré. Et tandis que sa main tient doucement pressée, Sous un ciel dévorant, la main pâle et glacée ; Le regard plein de sang, tandis qu’Éliézer Semble au ciel flamboyant rendre éclair pour éclair, L’ouragan, plus terrible, approche, tourne, crie, Et courbant les palmiers sur le front de l’impie,


i De la pourpre du Gange a renversé les plis. La malheureuse Inès ! ses destins sont remplis. Elle a vu, sur ce front qu’assiége la tempête, Un signe dont l’enfer a marqué sa conquête, Une croix ; saint espoir de nos maux adoucis, Flamboyante, elle éclate entre ses noirs sourcils, Du céleste courroux stygmate impérissable ! Lui, d’un bras furieux la jette sur le sable, Morte. Et poussant l’éclat d’un rire délirant : Marchez, fidèle Inès ; suivez le JUIF-ERRANT.


71 DE 1795*. Laissez-moi la pensée où mon esprit s’égare, Amis. Que cette lyre inhabile et bizarre, Dont vous osiez jadis applaudir les concerts, Ce soir reste muette au doux appel des vers. Du passé fabuleux j’ai déserté l’empire : Je plains des maux présens, la douleur qui respire ; L’aspect de la douleur épouvante les arts !

  • L’américain Irving a écrit en prose cette histoire. Il déclare dans une nole.

l’avoir entendu raconter en France. 11 tient probablement ce récit d’une femme dont la société à Paris méritait d’être fort recherchée : Miss Héléna Williams. J’ai puiné. à la même source ; malheureusement peut-être on s’apercevra, trop ici que nous. différons en quelques détails. Ce matin, de Paris désertant les remparts, Qu’ai-je vu ? cette enceinte, hospice, enfer immense, Où la raison du siècle enferme la démence, Ce noir Bicêtre, ouvert à des infortunés D’eux-mêmes orphelins, du ciel abandonnés. Là finit la prière et Dieu même s’efface ! Des maux qui m’ont frappé long-tems l’horrible trace Saignera dans mon cœur. S’il faut à vos ennuis Des vers ; épouvantés du sort de mon pays, S’il faut

que du présent le passé vous délivre, Eh bien ! du vaste Homère ouvrons encor le livre, Poursuivons dans leurs cours ces rêves gracieux, Des muses de l’Euphrate enfans capricieux ; Ces histoires sans fin, l’une à l’autre enchaînées Dans plus de mille nuits au péril destinées. Aimons encor Haroun, roi que l’amour du bien, Chaque nuit, dans Bagdad, déguise en citoyen ; Sinbad… Oh ! des croyans ce commandeur profane Épargne avec raison la prudente sultane Qui d’erreurs en erreurs enchaîne ses esprits. Comme Haroun, de son art et de sa grace épris, Qu’après tant de récits l’oreille avide encore, De ses feux imprévus nous surprenne l’aurore ! — Maisà des faits écrits les cœurs sont moins ouverts, Dites-vous ? Réciter c’est enfanter les vers ; 7² UNE NUIT DE 1798.

Sur un papier muet souvent leur grace expire, Et l’accent du poète est la voix de la lyre ; Entre l’art et le cœur c’est un vivant lien ; Parlez, nous écoutons. — Vous le voulez ?.. Eh bien ! Durant ces jours récens d’épouvante et de gloire Où la France, occupée aux champs de la victoire, Laissait Paris, frappé d’un joug humiliant, Trembler sous LA TERREUR, un jeune étudiant, Traversait dans la nuit ce Paris solitaire ; Des terreurs de tout temps complice ou tributaire, L’hiver, la nuit, l’orage épouvantaient les cieux… Mais attendez…j’oublie… Il faut dire en quels lieux, Sous quel astre Mecthal vit commencer sa vie. Mecthal était son nom, Nuremberg sa patric ; Là, deux ans par les soins des doctes professeurs, Il avait de l’étude essayé les douceurs ; Il adorait les arts ; mais facile aux mensonges, Il s’entourait d’erreurs, il croyait à des songes, Par un ange

fatal se jugeait obsédé ; Et sa jeunesse en fleur avait déjà cédé A ces dégoûts sans nom, triste et mortel génie Qui dans ses fils rêveurs atteint la Germanie. Les tuteurs de Mecthal, pour voir ses maux guéris, L’envoyèrent chercher ce fastueux Paris Qui déjà recélant le ferment des tempêtes,


1 Au deuil de l’avenir préludait par des fêtes. Mecthal, avec transport, admira tout entier Un peuple ornant de fleurs le front du peuplier.. Mais lorsque succéda, cupide en sa colère, Au monstre féodal le monstre populaire, Plus sombre et plus sauvage, il enferma ses jours Vers nos quartiers déserts, doctes et noirs séjours Où pour tous, sous la poudre et l’oubli qui les couvrent, Dans les palais publics les manuscrits s’entr’ouvrent.. De l’ardeur de savoir, là, son jeune âge atteint Converse avec les morts dans leur langage éteint. Ce n’est point qu’infidèle aux erreurs de cet âge, La grace ou la beauté n’obtint son pur hommage ; Mais du monde exilé, flétri par l’abandon, D’une amitié sans charme à qui porter le don ? Où trouver de ses vœux des ames confidentes ? Un seul être occupait ses jours, ses nuits ardentes : Une femme. Et jamais il n’avait rencontré Le regard dont son cœur se sentait pénétré. Une femme, en ses nuits, durant ses rêves sombres, Venait. Pour la revoir il implorait les ombres. Manquait-il ce fantôme au vœu d’un chaste amour, Déjà chargés de pleurs, ses yeux s’ouvraient au jour, Et pour lui commença par la mélancolie Cette ardeur d’un seul vœu qu’ils nomment la folie.. UNE NUIT DE 1798. Tel languissait Mecthal au jour où dans Paris, Regagnant de son toit les studieux abris, L’orage l’escortait dans ces étroites rues Par sa douleur distraite à pas lents parcourues. Troublé par les éclairs, s’offrit en son chemin Une église, un bazar, puis cette place enfin De barques, de palais, de tours environnée, Où la Seine, avançant sur sa Grève inclinée, A d’un si simple nom flétri des lieux d’horreur Où la justice humaine est quelquefois l’erreur. Transparente, au sommet d’une antique demeure, Dans son cadre de feu brillait la douzième heure’; Et Metchal, égaré, reconnut en tremblant Cette double colonne où brille un fer sanglant. Ce fer, alors la loi, la justice suprême, Hélas ! on l’avait vu, durant ce jour-là même, A l’œuvre du carnage ardemment occupé: Maintenant de silence et d’ombre enveloppé, Dans ces murs endormis, témoins de tant de crimes Il veillait; de l’aurore attendant les victimes. Cet autel de la mort par l’ouragan frappé, Deux fois s’éclaire. Il voit… il ne s’est point trompé, Il a vu, belle et pâle, ô terreur, ô surprise ! Une femme. Elle est seule et sur la pierre assise. On dirait la Pitié, l’ange de nos douleurs.


9


" 1 . I

Sa tête, sur un sein baigné de larges pleurs,

S’incline. D’ornemens, de bandeaux dépouillée, De ses longs cheveux blonds la parure mouillée La couvrait comme un voile ; et l’orageux torrent Déroulait les anneaux d’un front indifférent. Mecthal avait appris qu’en ces jours de vengeance Plus d’un être élevé pour la molle opulence, Errait sans toit, sans guide, et frappé d’abandon. Cette femme, héritière et soutien d’un grand nom, Seule encor sur la terre et dernière victime, Venait pleurer peut-être au bord de cet abime, Où d’hier soupçonnés, ses amis, ses parens, Avaient aux meurtriers livré leurs cheveux blancs. Il approche. Et tandis qu’il donne à sa parole De la pitié du cœur cet accent qui console, L’étrangère se lève. Or, jugez de Mecthal L’espérance et l’effroi, l’enivrement fatal, Lorsqu’au feu des éclairs il a cru reconnaître. Ce fantastique objet de tant d’amour, cet être A qui ses jours, son cœur, ses rêves sont soumis. Il s’offre à la guider au toit de ses amis ; Mais montrant l’échafaud d’une main solennelle : — Ai-je encor des amis sur la terre ? dit-elle. — Un asile du moins vous reste ? — Le tombeau.

77 UNE NUIT DE 1793. Le cœur du solitaire, à cet accent nouveau, Tressaillit.— Si du ciel la faveur opportune Envoie un malheureux visiter l’infortune, Pourquoi vous dérober ses fragiles secours ? Et la candeur du zèle enflammant ses discours, Un si timide accent rassura l’étrangère. La vie en tous ses traits refleurit passagère, Et bientôt son destin, son espoir tout entier Au jeune protecteur osa se confier. D’un pas lent et pénible ils ont franchi la ville : Mecthal en rougissant ouvrit son humble asile ; Et du docte flambeau quand l’humide clarté S’anima, quel objet pour son œil enchanté ! Elle enfin, car c’est Elle ! encor pâle, éperdue, Mais déjà que de grace en ses traits répandue !  ; Quelquefois ses yeux noirs, dans leur morne grandeur, Lui semblaient du délire emprunter quelque ardeur. Le beau corps, sous la moire où s’épancha la pluie, Trahissait des contours l’élégante harmonie ; Et le sanglant corail, qu’attache un diamant, Seul de son cou d’albâtre est le simple ornement. Mecthal sentit d’abord l’effroi de tant de charmes : Puis l’ébène enflammé des beaux yeux pleins de larmes, Cette voix, ce maintien, tout l’envahit d’amour, Tout l’arrête enchaîné. L’inconnue à son tour Oublie à l’écouter quel avenir l’accable ; En sa sécurité, soudaine, inexplicable, Elle ne parlait plus d’échafaud, de douleurs, Et semblait sur son sort avoir tari ses pleurs. Les respects de Mecthal avaient touché cette ame : La sympathique erreur qui tous deux les enflamme, C’était l’enthousiasme : égarement divin, Que l’esprit à l’esprit définirait en vain,. Mais des plus nobles cœurs prompt à se rendre maître, Et qu’il faut inspirer pour ressentir peut-être. Emporté par la fièvre où l’égaraient ses vœux, Mecthal va de son rêve essayer les aveux… Mais elle : -— Infortuné ! quand je saurais comprendre Cet intérêt du cœur que le cœur seul doit rendre, Quel fruit de ce hasard obtiendrait l’avenir ? Demain tout nous sépare, et la nuit va finir… Séparons-nous.

— —Jamais ! Dieu pour vous m’a fait naître ; Mon ame avant mes yeux avait su vous connaître. J’en atteste mon cœur, le vôtre ; et, s’il le faut, Ce dieu qui nous rallie aux pieds d’un échafaud. Vous errez sans parens, sans espoir, sans patrie, Des mêmes biens perdus mon ame était flétrie. Heureux d’un double appui dans nos communs revers, L’un à l’autre enchainés, soyons-nous l’univers. UNE NUIT DE 1793. Aimez ; que

d’un saint nœud les douceurs infimies Confondent nos soupirs, ainsi qu’on voit unies Deux flammes dévorant les parfums de l’autel, Ou deux harpes d’accord pour les concerts du ciel. L’inconnue, à ces mots, déguisant mal sa joie, Touche aux mains de Mecthal comme on saisit sa proie ; Puis s’arrêtant soudain : — Il est un saint vieillard, Dit-elle, un sage, un prêtre hélas connu trop tard, Si dans un jour fatal mon hymen se décide, Lui seul il deviendra mon oracle et mon guide. Lui seul, hélas ! fidèle à des maux renaissans, Des aïeux de ma race écouta les accens ; Et nous aimant encore aux termes de la vie, Sur un chemin funèbre hier il m’a suivie. — Eh bien ! répond Mecthal, que par ses soins pieux Notre double serment soit écrit dans les cieux. Et laissant, bien qu’ému d’une ardente pensée, A la paix, au sommeil, la jeune fiancée, Sans attendre à ses pieds les premiers feux du jour, 11 sort, cherche le prêtre,. et. déjà de retour, Donne au vieillard son cœur et sa marche légère. Cependant près de l’âtre et debout, l’étrangère, Une main sur son front, ne les entendit Mecthal a vainement précipité ses pas : Il parle, elle est muette. Il prend sa main : glacée. Sur des traits sans couleur la vie est effacée, Ce n’est pas la torpeur, ce n’est pas le sommeil, C’est d’un corps expiré le repos sans réveil. Le prêtre, armant son cœur d’un saint rempart : la Bible, Approche, la contemple… — Eh ! comment, Dieu terrible ! Dit-il, plein d’un effroi qu’il ne peut contenir, Cette femme en ces lieux a-t-elle pu venir ? 13

— Que dites-vous ? — Fuyez !

La connaissez-vous ? pas.

— Au nom du Christ, mon père, — Qui !

— Que faut-il que j’espère ? Et le prêtre plus pâle et les genoux tremblans : Hier, elle a péri sous les couteaux sanglans. Il dit, ouvre l’anneau du collier qui la pare, Et la tête aussitôt, qui du corps sépare Tombe et roule à leurs pieds. — Inexplicable horreur ! Ingrat, vous abusez du pouvoir de l’erreur. A 6 U HUIT $8 1795. Pourquoi des fictions bannir la vraisemblance ? Pourquoi punir le cœur jusqu’en sa confiance, Par un absurde effroi dont il est révolté ? — —— Absurde ! Et savez-vous qui me l’a raconté, Ce malheur trop réel vous n’osez pas croire ? que

Lui-même, le héros de cette horrible histoire. — Il vivrait ! Quel séjour enferme son destin ? Cet hôpital des fous où j’errais ce matin. į

Quand des sommets du chêne, aux antiques ramées, La corneille au vol noir assemble ses armées, Et livre son voyage aux derniers aquilons ; Quand la vive hirondelle, effleurant les sillons, Vient égayer nos champs long-tems oubliés d’elle, Un jeune enfant paraît ; car il suit l’hirondelle. Il ramasse, en jouant, ses hochets renversés Que, farouche

el, l’hiver a dispersés ; Visite des ruisseaux les rives ondoyantes, Lance au front des forêts ses flèches verdoyantes, Soupire avec l’oiseau qu’amène l’orient. De ses doigts, teints de pourpre, il touche en souriant Le frêle abricotier, l’amandier qui sommeille, Le pêcher frissonnant sous sa robe vermeille ; Malgré l’enclos des murs descend dans les vergers ; Il les réveille ! Et soit que les rameaux légers S’abandonnent aux vents, s’enlacent aux treillages, De la neige des fleurs il sème leurs feuillages ; Puis secoue, en fuyant, les boutons nuancés, Pour féconder l’espoir des beaux jours commencés. Qu’il repose un moment sur l’émail de la plaine, On voit renaître, au feu de sa féconde haleine, La brune violette, amour du villageois, Et la fraise odorante aux lisières des bois. Se lève-t-il ? sa course a réjoui l’aurore, Et sous ses pieds légers le vallon se colore. Il efface la neige au bord de nos sentiers, Taille les buis naissans, les simples églantiers. La lune à ses travaux prête son doux mystère. A ses tièdes clartés, sollicitant la terre : « Où sont, dit-il, ma cour et mes nombreux amis ? Trop long-tems loin du jour ils restent endormis ; « Le printems les invite à l’éclat de sa fête. » € Alors le lys se lève, et parfume sa tête. La pervenche aux yeux bleus rit sous les buissons verts : De leurs grappes de fleurs les lilas sont couverts. Oh ! qui saura compter, aux gazons mariées, L’iris, la primevère aux coupes variées ! La changeante anémone, étalant ses rubis, Revêt la pourpre ou l’or de ses nouveaux habits.. Voyez, sous ses boutons, rougissante et plus belle, La rose, et la jonquille, et l’aster après elle, L’hyacinte bleuâtre, enfin toutes les fleurs ! 85

Quand les champs sont brodés de leurs mille couleurs, Que du sein des forêts, sous les vents frémissantes, On entend je ne sais quelles voix ravissantes ; Qu’aux rayons d’un ciel pur se croisent dans leur jeu Tous les papillons d’or, et d’azur, et de feu, L’amour vient. Le bocage où le myrte se ploie Le couvre ; et les mortels font éclater leur joie, Et le chœur des oiseaux prolonge dans les airs Des hymnes, des soupirs, harmonieux concerts.. Mais bientôt cet enfant, sur leur tige affaiblie, Baise les tendres fleurs, et tout bas leur confie : « <— Adieu ! le tems m’appelle et mon règne est fini. » Les fleurs, tournant leurs yeux vers le jeune banni, S’affligent ; prévoyant l’abandon solitaire, Leur front pâle et mourant s’incline vers la terre. Adieu ! mon char s’attèle ; il flotte dans les airs.. « Déjà pour m’emporter vers un autre univers, 18 PRINTAMS : « Mes soins ont averti la rapide hirondelle. « Je veux aller fouler ces beaux champs d’asphodèle, « D’aloès : l’Inde en fleurs déjà s’en revêtit. « Je suis trop délicat, trop faible et trop petit « Pour cueillir vos fruits murs et porter vos corbeilles,.

Dépouiller vos tilleuls du trésor des abeilles, « Courber de vos moissons la féconde épaisseur ; « Mais je vous enverrai l’Automne : c’est ma sœur. « Elle a pour tant de soins des mains laborieuses. « Enfant, j’aime le rire et les danses joyeuses : . Les rustiques labeurs ne sont pas faits pour moi ; « Je pars. Du vieil hiver vous subirez la loi, « Et la longue fureur de ses cris monotones. « Je reviendrai vous voir avec d’autres couronnes ; « Je vous rendrai l’ombrage et la fraîcheur des eaux ; « Mais j’emporte les fleurs, j’emmène les oiseaux ; << Car ils sont écartés du char de vos vendanges, . Et du criant pressoir, et du seuil de vos granges. « Adieu ! l’amour vous reste ; et jamais sans retour « Ne s’enfuit le printems, si vous gardez l’amour. ». J’aime à voir, déliant aux vents de les climats, Les blonds cheveux, semés de flocons de frimas, Errer le chaste chœur de tes nouvelles graces ! Si la Phébé du nord illumine.leurs traces, Au penchant des côteaux, sur le front du glacier, Tu suis leurs pas, volant sur des ailes d’acier.. Elles viennent charmer les vallons de Norwège, Danser sous les vieux pins dont les fleurs sont de neige ; Et demain le pasteur de tes monts orageux Sur le cristal des lacs reconnaîtra leurs jeux. Des bords aimés du ciel où des climàts austères


M . L’imagination revêt les caractères : Tantôt de l’Italie abordant les vergers, Elle suspend son vol aux fleurs des orangers ; Et tantôt, sur les rocs d’un océan sauvage, C’est un vieillard qui rêve au bruit d’un long orage. Parfois cet ennemi du jour qu’il craint de voir Aux coupes d’hydromel se réveille le soir ; Mais à peine l’essor de ses vagues mensonges Osent, sous les rideaux, se glisser dans nos songes. Vieillard toujours enfant, rival de la Raison, Au bord de la Néwa, PHANTASUS est son nom. Là, tant qu’un pâle jour au front des cieux rayonne, En un réduit secret la Raison l’emprisonne ; Et, sous le triple airain de ses liens jaloux, Du protée inquiet murmure le courroux. Des plis de son manteau la tête enveloppée, Il appelle du soir l’heure désoccupée. L’homme, quand loin de lui languit son séducteur, Des jours laborieux féconde la lenteur, Spécule, agit, du gain suit la route tracée ; Mais enfin la Raison de tant d’efforts lassée, Quand les travaux finis, le Soir au front vermeil Dans son frileux réduit va chercher le sommeil, On l’étend, la Raison, sur la couche engourdie. Des chansons du berceau la lente mélodie L’endort. Le soir alors s’approchant du vieillard : « Mon pauvre compagnon, sois libre. 89

— —Il est bien tard ! » Et l’heureux Phantasus qu’à ses fers on dérobe, Se lève ; aux vents des nuits laisse entrainer sa robe, L’agite ; et mille objets destinés à ses jeux Descendent tour à tour des longs plis onduleux. Il en tourne la trame, il en couvre la terre, Dans chacun des replis fait briller un mystère, Contemple, d’un regard de plaisir égaré, Tout le tissu changeant, tous l’envers bigarré. Voilà pour les cités, les remparts qu’il dessine, Ces vapeurs de minuit blanchissant la colline. Avec le gland du chêne ou l’émail des cristaux, Il creuse des esquifs, il bâtit des châteaux ; Il couronne en riant les hautes plate-formes De nains, qui balancés sous des têtes énormes, Appellent un vassal aux accens du beffroi. Sous quatre paladins, il courbe un palefroi. Tantôt de ses jets d’eau les cent flèches courbées Inondent l’horizon de fleurs au loin tombées ; Tantôt, près du soleil les étoiles ont lui ; La lune, les oiseaux se rencontrent… Et lui, Poursuivant ses chansons du hasard inspirées, Émeut des harpes d’or les cordes déchirées. ga PHANTASUN.

L’homme, effrayé d’abord, sourit. Puis le vieillard, Plus attentif encore et plus fier de son art, Fait grandir des géans, palpiter des atômes, Mouvoir le fil secret des Rois et des fantômes. Sa voix grêle et railleuse évoque les démons ; Puis, pour les renverser de la crète des monts, Voilà, sous des drapeaux que l’Orient déploie, Les antiques héros qui reviennent de Troie ! C’est quelque errant Ulysse à son peuple étranger, Nestor aux longs récits, Achille au pied léger. « -Homme, dit Phantasus, que ton chagrin s’oublie : « Pour occuper les jours de ta mélancolie,

  • Veux-tu des dieux nouveaux ? ou te faut-il encor

« Ces neuf quilles d’argent avec leurs disques d’or ? « Cet étui dont l’ivoire enferme deux armées ? « Ces courtisans de plomb, symboliques pygmées, α Qui bravant la fortune et les vents dans leurs cours, « Sur d’infaillibles pieds se redressent toujours ? « < Choisis. Mais à tes maux accorde quelques trèves. Car, sans illusions, sans erreurs et sans rêves, Qui voudrait de la vie accepter le fardeau ? « Eh ! ne le vois-tu point ? ce qui n’est pas est beau. Choisis : le feu du vin peut guider ton voyage, « Les honneurs réchauffer les glaces de ton âge, « Mais jouis ; mais ce soir ; mais qu’importe demain ! » K 91. Et l’homme, ardente dupe, étend déjà la main, Dans son avide espoir saisit chaque merveille… Le jour ! voici le jour ! La Raison se réveille, Et secouant bien loin les importuns pavots :

  • —Debout ! qu’on se prépare à de plus durs travaux.

• Vers l’utile profit où nous marchons ensemble, . Hâtons-nous. >

Phantasus entend la voix et tremble.. Son complice a laissé, d’un effroi diligent, Tomber les disques d’or et les quilles d’argent ; L’ingrat, du séducteur il a maudit les charmes, Et le vieillard confus laisse échapper des larmes. Il voit de son manteau retourner les couleurs, Replacer dans les plis tous ses jouets, ses fleurs ; Dans la profonde nuit des retraites prochaines Phantasus exilé rentre chargé de chaînes ; Et la Raison relève un front plus menaçant, Et l’homme à ses travaux retourne en gémissant. A LA RIVIÈRE DE MON PAYS.. I.

Fille des vieux rochers, onde claire et rapide,. Source qui n’a jamais, sur tes bords escarpés, Vu les enfans des arts de leur gloire occupés, Ni le peintre essayer les crayons historiques, Ni le barde chercher sous quels gazons rustiques. Dorment tes oppresseurs que la ronce a couverts ; Jamais ton nom français n’a brillé dans un vers ! Quoi ! jamais ? Dédaigneux de ton humble mémoire, La lyre ou les pinceaux n’apprendront à la gloire Quel nom te fut cherché dans les antres profonds,. A LA RIVIÈRE DE MON PAYS. Dans les flots écumeux, dans les gouffres sans fonds, Ton nom mystérieux : LA CREUSE ? 93

Oh ! vers nos rives Ramenez sans dédain vos traces fugitivés, Orgueilleux voyageurs qui, par d’âpres chemins, Vous ouvrez l’Helvétie ou les tombeaux romains ; Enchaînez votre amour sous le ciel bleu des Gaules. Rome, j’ai vu le Tibre : et là-bas, sous des saules, Du fleuve paternel que les bords sont plus beaux ! Heureux qui vers le soir, errant sur nos côteaux, Réveillera le vol de la plaintive orfraie, Verra fuir l’écureuil sous la chataignerie, La lune sur nos buis endormir sa blancheur, Plus loin trembler dans l’eau les torches du pêcheur ; Puis l’aube ranimant nos fleurs et nos ruines, Les pâtres suspendus sur le flanc des collines ; Remonter la rosée entre ces arbres noirs, Et le milan qui plane au front des vieux manoirs. II.

O génie inconnu ! poète que j’implore, Pour trouver des accens que l’avenir honore, De nos chastes vallons viens consulter les fleurs, Famille aux doux parfums, peuple aux mille couleurs ; Viens parcourir ces monts qui jamais sur les ondes N’ont vu fuir en vaisseaux leurs forêts vagabondes. Là, du sang de Talbot les remparts sont couverts, Là, Descartes naissant expliquait l’univers. Descartes… quelquefois l’étranger nous demande S’il faut chercher LA HAYE aux mers de la Zélande. Venge l’oubli d’Izeure où Rhode eut des soutiens ; Si jadis Bajazet à des remparts chrétiens Confia d’un rival les dignités confuses ; Si devant l’humble croix, au doux bruit des écluses, Un banni du divan soupira ses douleurs, C’est aux lieux où lissant la laine avec les fleurs, Aubusson les colore au cristal de cette onde. Viens la voir, qui tantôt immobile et profonde, Semble se recueillir pour répéter long-tems Châteaubrun, Fontgombault, insultés des autans ; Et tantôt sur les prés, loin d’un gothique asile, Recommence à couler et champêtre et facile. Elle emporte l’autel teint du sang des Gaulois, Le chêne d’Irminsul, spectre blanchi des bois, Les arceaux du long cloitre abattus par l’orage, Ou les fruits rougissans des pommiers du village. III,

Oh ! ens rendre à nos bords l’amour des pélerins. Là, la vieille romance a gardé ses refrains, Là, le fier laboureur redit encor la honte, La fuite des Anglais que la Creuse raconte ; Et quand, le front paré de grace et de rougeur, La jeune fille aura pour l’errant voyageur Étendu son manteau sur nos âpres rivages, Apaisé de son chien les aboimens sauvages, Elle te redira les récits d’alentour, Et les vieux fabliaux de terreur et d’amour. Là, sous les hauts noyers, près de la chenevière, Écoute des hameaux l’aïeule filandière : « Ne passez point, mon fils, si le ciel n’est serein, Près du pont de Glénis et des Piles d’airain ;

c’est là, voyez-vous, que de ce roc sauvage << S’élance le sorcier qui monte sur l’orage. » 95

IV. Sous notre doux soleil, ému par ses rayons, Viens du barde écossais surpasser les crayons, Essayer de r’apprendre aux pâtres des cabanes Le nom des Lusignan, des Concy, des Chabannes, Vous surtout, nom si cher au peuple des hameaux, Jeanne-d’Arc, dont le sang teignit ces nobles eaux. Viens, viens frapper ces flots des éclairs de la lance, Des accens du clairon peupler le vieux silence ; Sur ces rocs, si long-tems consacrés au repos, Faire éclater la guerre et flotter les drapeaux. On verra, des hauteurs de ce Rocher-qui-tremble, Le vaincu, le vainqueur, lutter, tomber ensemble ;


A LA RIVIÈRE Et quand des flots sanglans surgira le vainqueur, Les échos rediront et France et Jacques-Cœur ! 96

Heureux, ô du talent puissance que j’envie ! Heureux qui peut, fidèle à son humble patrie, Lui rendre, en des écrits de l’oubli triomphans, Quelque lustre emprunté du nom de ses enfans ! V.

Et toi que sur ses bords la Creuse aussi vit naître, Toi qu’en nous comparant l’amitié voit peut-être Si divers de pensers, si semblables de cœur, De soins ambitieux las, victime ou vainqueur, Qu’un champêtre palais sur ces bords te ramène : Et tu viendras savoir, visitant mon domaine, Quels de nos arbrisseaux verdiront les premiers ; A mes pommiers en fleurs comparer tes pommiers : Nous irons de Crozan visiter les décombres ; Voir, lorsqu’un soleil d’or en percera les ombres, Seul roi, seul habitant des foyers entr’ouverts, Le lézard au soleil livrer ses anneaux verts. Quand la fleur de Noël, au fond de nos vallées, Frémira sous le dard des premières gelées, Nous irons de l’automne entendre encor la voix ; Fouler d’un pied rêveur la couronne des bois ; Près des flots jaunissans, sur le roc séculaire, Voir passer des corbeaux le vol triangulaire, Observer quel orage emporte leur essor, Ou les jette un moment sur ces paillettes d’or Qu’enflamme le matin, sur la rive opposée ; S’enchaînant d’arbre en arbre et blanchis de rosée, Admirer ces trésors, ces fils mystérieux Qu’aurait tissus la Vierge et qui tombent des cieux. VI.

— Là, sur cette contrée obscurément heureuse Et du monde oubliés, nous dirons à la Creuse : Le bonheur était là, près du même rocher D’où nous étions tous deux partis pour le chercher. Source vierge, ame errante en ce vallon tranquille, Ne va point à la mer, ne va point à la ville. A la ville ? Tes flots voudraient-ils, dans leur cours, Désaltérer l’esclave ou le tyran des cours ? A la mer ? Quoi ! ton onde, et si douce et si claire, Apprendrait à mugir et deviendrait amère ? Qui,. toi porter la crainte aux påles matelots ! Enferme en nos déserts tes destins et tes flots : Reste avec deux amis ; long-tems leur paix profonde Verra tes bords en fleurs et le ciel dans ton onde, Et peut-être, enchaînant des destins éternels, , Ton cours réfléchira deux tombeaux fraternels. 97

7 -A condition que nous ne parlerons plus de politique !

Soit, dit le maître de la maison ; cela seul fera déjà plaisir à ma femme. N’avons-nous pas depuis une heure assez disputé, crié, peroré sans nous répondre, joué au collin-maillard de la discussion ? Et puis vous la racontez si bien, grand homme, cette merveilleuse histoire, que ceux de nous qui la connaissent déjà la trouveront nouvelle. C’est un dédale de petites préparations si mystérieuses, ce sont des riens qui promettent —

PATVEJ MONSTRE. — tant de choses, qu’en vérité l’instruction est pédantesque et la moralité fatigante à côté de votre fantastique manière. Madame, dit indolemment M. de TroisÉtoiles, je vous préviens que mon récit est imprimé dans plusieurs recueils. J’ai déjà été obligé de me vendre à cinq ou six libraires : je ne saurais suffire à la consommation. — L’épopée que nous allons entendre, n’estelle pas, mon cher, dit Ernest, cette composition dont tu n’as emprunté à Dalleville que le fond et le dénoûment ?

Du tout, mon cher. Celle-là vient d’Eugène V. Je ne m’en cache point. Eh ! qu’est-ce que c’est aujourd’hui, je vous prie, que l’invention ? Un labeur ingrat, une peine de crocheteur littéraire, un mérite de hasard, une vraie fortune de coq, prêt à la changer pour un grain de millet. Dans les arts, vois-tu, l’unique mérite consiste à brillanter le sujet, enjoliver, grossoyer les détails. Que serait sans le talent du joaillier, le diamant lui-même qui brille à l’épée du roi ? et ces tableaux que les banquiers achètent, sans les amples dorures de leurs cadres ? Les Anciens pensaient peut-être autrement en matière de poésie, je le sais. Une idée, un type oriDigitized by


T 1 ginal, était ce qu’ils estimaient le plus ; ils se contentaient ensuite d’une assez pure esquisse et du contour bien net de toutes les figures. Enfance du savoir-faire ! Aussi leur plus belle scène, la scène où Priam redemande aux pieds d’Achille le corps de son fils, manque tout-à-fait de développemens. Si j’avais eu cette situation à rendre, ou encore celle de Clorinde expirant sous le cimeterre de Tancrède, au lieu de l’écourter en deux pages, comme elle l’est, j’en aurais fait, moi, un volume in-8° pour Charles Gosselin. J’eusse économisé d’abord en dix chapitres la seule reconnaissance des amans, ensuite retourné ce même cimeterre vingt fois dans l’ame du lecteur, enfin j’aurais voulu tarir les larmes et épuiser l’attendrissement. Mais la perfection ne pouvait pas devancer notre siècle, et les anciens ne sont, au bout du compte, que les anciens. On refera quelque jour leurs ouvrages ; on pourra prendre pour argument les petits chants de l’Iliade, ou s’en servir en épigraphe. Inventer, mon cher ! découvrir ! Mais les pourceaux découvrent les truffes, et Christophe Colomb a inventé un monde qui n’a illustré que le nom d’Américus. Tiens, Ernest, avant moi, cette histoire que je vais dire et que j’ai transfigurée, ce n’était que l’homme d’argile, avant le larcin de Prométhée. Je dis cela avec quelque hésitation, parce que ce n’est peut-être pas modeste, je le crains ; mais c’est l’exacte vérité, sur ma parole d’honneur. — —-Eh ! sans contredit, appuya l’amphitryon. Et puis ce qui me charme aussi dans votre rhétorique contemporaine, c’est son parfait désintéressement des affaires humaines, c’est son détachement absolu des choses d’ici-bas. Elle est toute songeuse et toute aérienne. Qu’on entre en lutte pour la liberté, qu’on se batte, qu’on se déchire, elle ne se mêle de rien : c’est la colombe qui passe au dessus des nuages sans regarder la terre. Qu’est-ce que vous trouveriez, je vous prie, au fond de ce calme parfait, si ce n’est une étonnante supériorité ? — Mais j’y verrais peut-être un étonnant égoïsme, dit Henri de Bréval, et une trop large indifférence pour les maux présens de la société. Se récuser dans le procès actuel où se débat le genre humain, c’est, de la part des lettres, méconnaître une vocation, c’est abdiquer toute philosophie et toute magistrature à exercer sur une époque où il s’agit de décider assez périlleusement plus d’une chose : par exemple, si nous serons hommes ou sujets ; si la propriété resDigitized by tera impitoyablement étrangère à ceux qui travaillent ; qui sera victorieux du droit divin ou du bon sens, de la fraternité populaire ou de la coterie surannée des rois. Après cela, dans un ordre d’idées peut-être inférieur, c’est avec peine aussi que je verrais les lettres renoncer à deux petites conditions qui leur ont fait quelque honneur de siècle en siècle avant le dix-neuvième

inventer, quoi qu’en dise monsieur, et être

utile. Au lieu de jeter dans la circulation des idées une seule idée, de soutenir au moins l’élan du pays, cette littérature, qui n’est jeune que par ses hommes, ramasse les plus caducs et les plus pauvres sujets du monde, pourvu qu’ils prêtent à l’élasticité des détails. On a droit de demander aux plus brillans ouvrages qui passent : Sonate, que me veux-tu ? Palette, quel dessin caches-tu, si tu caches un dessin sous ce luxe de coloris ? Est-ce que les vivantes muses, inhabiles à se créer quelque étoffe énergique et neuve, auraient la modestie de ne prétendre plus qu’à attacher des paillettes à la serpillière, à couvrir la toile d’emballage de lames d’or ? On dirait les que

idées qui préoccupent cette littérature sont exclusivement celles de son commerce et de son lucre. Est-ce que tout autre intérêt la gène ? Est-ce que l’humanité la distrait ? Est-ce qu’elle borne sa récompense à un peu d’or, comme son mérite à faire heurter des antithèses, ou chatoyer des mots ? Elle me semble avare de sens et prodigue de volumes. Au lieu de marcher avec son temps, la voilà qui gambade à côté de lui. Ses grands hommes sont des bateleurs ; elle se fait acrobate, elle danse sur la période, elle se tient sur la phrase sans balancier. Les imitateurs, talens si fantastiques qu’ils échappent à la perception, si vaporeux qu’on ne peut les saisir, s’en vont poussant aux apologues et aux féeries du BasEmpire, si fort qu’ils feraient de leur art le complice des rois, s’il ne restait la chose des enfans. Mais, pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? Hier, leurs maltres eux-mêmes, au bruit des chaînes italiennes, et pendant qu’expiraient les cris de la Pologne, à quoi s’occupaient-ils ? A racornir des Peaux, à conter des histoires de lézard, à glaner quelques Miettes dans les festins de La Fontaine. Et aujourd’hui, pendant que le pays tombe en abjection, on fait le procès de l’hymen devant la cour d’amour, on dissèque des cours de bourgeois, on distille des pleurs de femme ; c’est sur les joies de l’adultère qu’on attendrit nos départemens ! Ces souffrances, mon

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PAUVAN MONSTRE. cher, sont à la cause de l’humanité en 1833, ce qu’est à l’harmonie et à la conservation du monde de Dieu la blessure d’une puce ou la fièvre cérébrale d’un ciron. Enfin, excepté quelques belles odes, quelques virils plaidoyers, quelques beaux anathèmes des feuilles de notre opposition, la littérature n’est plus qu’un luxe de sérail. Ses productions, dites nouvelles, arrivent de temps à autre pour distraire la France de la tyrannie de ses pygmées, avec l’à-propos qui suit l’apparition d’une giraffe. Quel dommage

! Ils pouvaient, ces esprits qui se font eunuques,

exercer une mâle influence sur l’avenir du pays ; et ils n’auront fait que rabaisser à l’émotion des rêves, à l’éclat de la verroterie, à la chaleur du phosphore, le philosophique héritage de Montesquieu et de Rousseau. Cela est très vrai, dit un ancien faiseur de tragédies à tirades et à sentences : c’est un commerce de blimblotterie, c’est une boutique de bric-à-brac.

— Certes, Messieurs, la politique, se hâta d’intervenir le président naturel du salon, la politique a son intérêt transcendant. J’ai parfaitement saisi vos idées à travers le bruit que nous avons fait, et,

si vous voulez me le permettre, avant de nous embarquer dans des fictions qui amusent, je résumerai vos opinions divergentes ; vous serez bien étonnés de m’en voir tirer une conséquence qui conciliera tous les esprits et réunira tous les suffrages.

105 On se prit à sourire ; puis Henri de Bréval demanda, comme pour déconcerter le conciliateur, à entrer en émulation avec l’anecdotier, en récitant après lui une histoire de ministres, compliquée de voleurs et de contrebandiers. — Vous, Monsieur, dit le maître de la maison au légitimiste, vous voulez, n’est-ce pas, régler l’avenir sur le passé ? Selon vous, le mieux politique est l’ennemi du bien ; le pouvoir des princes émane de la grace divine, et si l’ancre qui retient le vaisseau de l’état n’est pas jetée dans le ciel, tout n’est qu’orage et tempête sur la terre ? Vous souhaitez que le prince résigne le pouvoir aux mains d’un enfant ; et qu’à la faveur de quelque pacte, concession, mariage peut-être, le pays qui n’a pu supporter les uns, les reprenne avec les autres, et rentre sous la double autorité des deux branches de la même famille ? C’est assez difficile ; mais vous allez au moins convenir…

— Je n’ai pas

dit un mot de cela, interrompit le légitimiste ; que le lieutenant-général fasse seulement son devoir, et cesse d’être un obstacle entre le pardon du maître et le repentir des sujets.

— Vous, continua l’officieux orateur du Milieu, s’adressant à Bréval, vous demandez, je crois, l’égalité des fortunes, le suffrage absolument universel, et l’abolition de toute distinction sociale ? Ceci est un peu grave et rigoureux ; mais vous

allez du moins convenir… — Je n’ai pas dit un mot de cela, interrompit le républicain. Mais je ne crois plus qu’à un seul gouvernement viable : celui du pays par le pays. Je ne nie point que la monarchie, imitée de l’autorité du père sur les enfans, n’ait été une institution fort belle, et même utile, quand les rois étaient plus éclairés que les peuples ; maintenant que

la chose est à peu près changée, la royauté n’a plus à mon avis tel ou tel inconvénient, et je n’en dirai point de mal ; je dis seulement qu’elle est morte : c’est la jument du paladin qui n’avait précisément que ce défaut-là. Calquée sur la révolution de 1688, la révolution de 1830 n’est ni conséquente à son principe, ni aux progrès du temps, ni conforme à l’humeur des gouvernés. Dans l’affamation de scrvilité où a presque by 107. D toujours été un peuple laquais qui a eu trois beaux jours dans son histoire, on n’a pas fait assez d’attention à la seule et énorme distance qui sépare les deux millésimes. Que peut, sur un corps qui se régénère, le caput mortuum des

  • gouvernementabilités, » comme dirait la faction

doctrinaire ? A quoi sert de faire bouillir le vieil Eson, et d’imprimer un mouvement galvanique à des corps expirés ? Voyezl quatre fois en quinze ans la fortune de la France a été confiée à des rois : Napoléon, Louis XVIII, Charles X, LouisPhilippe. Ils ont eu sans doute des qualités et des chances bien diverses ; mais tous des circonstances miraculeusement favorables pour nous replacer ou nous maintenir à la tête de l’Europe. Eh bien ! tous quatre ont laissé misérablement périr cette fortune ; et il commence à devenir permis de croire qu’il n’appartient plus à un roi de sauver la France. Si trois jours de notre histoire ont été probres, courageux, en exemple au monde, c’est qu’apparemment ils ont été affranchis de toute influence des rois. Que si absolument vous vouliez piller une constitution, n’y avait-il pas chez une nation un peu plus amie que l’Angleterre, un pacte social moins en desharmonie avec la civilisation du siècle ? Les institutions républicaines ne peuvent être retardées en France par la crainte, même hypocrite, d’un retour au régime du sang : car le premier acte du nouveau pouvoir serait l’abolition de la peine de mort. Ce qui leur nuit, Monsieur, ce sont les vertus qu’elles supposent. La moitié de ceux qui les repoussent sont effarouchés de l’obligation où ils se croiraient de devenir de petits Spartiates. Prouvez-leur que la république n’est malheureusement pas incompatible avec les vices ; prouvez-leur qu’on peut encore pratiquer le luxe, l’égoïsme, la dureté du cœur, l’avarice et la cupidité comme le juste-milieu les développent, et vous allez émousser de beaucoup leur opposition. Du reste, nous ne sommes nullement impatiens de voir se réaliser nos espérances, tant les générations telles que la Cour et l’Église vous les ont faites, sont loin de mériter ces améliorations. Quand on prend le présent en pitié, on peut aussi le prendre en patience, Et d’ailleurs, il est peut-être d’une équité providentielle qu’un peuple qui peut supporter ce qui se voit ici en 1833, soit puni par ce plat despotisme lui-même, de la lâcheté qu’il a de le souffrir. — Mon Dieu ! ne renouvelons pas les disputes, insista pour la dernière fois l’intrépide optimiste. Convenez seulement, Messieurs, et c’est sur ce point que j’espère rallier vos opinions, convenez que le roi, S. M. Philippe, est bien digne de tout l’intérêt et de toute l’admiration personnelle qu’elle excite en Europe ! Quitter Neuilly pour St.-Cloud, n’était-ce pas changer contre les joies pures du sage les tribulations d’un monarque que l’ingratitude appelle usurpateur ? violenter tous ses goûts de philosophie ? Car, quel désir de s’illustrer l’avait jamais, celui-là, engagé dans vos luttes jusqu’aux journées de Juillet, inclusivement ? Il est bien clair qu’en se résignant à la place qu’il occupe, il a laissé approcher de ses lèvres un calice qu’il n’avait pas mérité. Il a tout sacrifié pour nous : liens de famille, devoirs, reconnaissance, et on l’attaque ! Il s’est immolé pour le repos, l’honneur, la réputation de la France telle que la voilà faite, et on le calomnie ! Pauvre roi ! auguste victime !

— Mais, Monsieur, interrompit quelqu’un, vous prenez, je crois, la pitié à l’envers. Ne seraitce pas plutôt pauvre France qu’il faudrait dire ? — Du tout, Monsieur : pauvre roi ! La France est triomphante et belle, le roi seul est à plaindre. Qu’est devenu le repos que la Providence avait départi au fils innocent du régicide, dès qu’il a accepté ce trône d’où son père avait eu la douleur de faire descendre quelqu’un ? Ah ! Messieurs, plus vous prisez à sa juste valeur la félicité dont il jouissait, lui, si peu ambitieux et si désintéressé, et plus volontiers vous direz avec moi, dans un sentiment de haute justice et de noble pitié : Pauvre roi ! — Ceci me rappelle exactement, dit Bréval avec amertume, une histoire…. Mais déjà il était interrompu par un tel brouhaha, un si absurde tohu-bohu élevé dans le salon sur les conclusions de Granvelle, qu’on eût dit être à la chambre de vos députés. Quelques assistans protestaient par des rires ou des réclamations si aiguës, que la maîtresse du logis, bouchant avec deux doigts ses gentilles oreilles, fit, en hochant la tête, signe au raconteur de commencer, espérant qu’il opposerait quelque puissance à une tempête capable de faire sauter les doubles vitres. Mais Bréval qui, la lèvre ironiquement avancée, couvait d’un regard fixe le préopinant, s’aperçut néanmoins du signe, et profitant d’un demi-silence qui ne s’établissait pas pour lui, demanda aussi par un signe la permission de prendre la parole, et s’écria : 1 — Messieurs, il y

  • avait une fois… » Ce préambule fit sourire et même tairę

assez brusquement quelques disputeurs, tant il y a dans ces mots un bon souvenir des prenières émotions dramatiques de la vie, et tant, malgré leur monotonie intrépide, ils conservent d’empire sur les imaginations les plus éteintes. Cette monotonie, du reste, est si frappante, qu’hier et pas plus tard qu’hier, j’entendais un enfant dire à sa mère qui commençait à lui réciter Peau d’Ane avec fossile exorde : — Mais pourquoi ne dirais-tu donc pas : II y avait deux fois un roi et une reine ? Tu dis toujours la même chose. Hélas oui ! Et quand donc nous autres enfans aussi, mais enfans déjà deshérités, n’aurons-nous plus occasion d’adres ser un reproche pareil aux prétendus pères de la patrie, lesquels radotent sans cesse à notre propre

tribune qu’il y a encore une reine et un roi ?

Bréval donc, sans modifier ce regard où semblait s’enfermer une indignation profonde, et se cacher l’intention sournoise de quelque vengeance : Messieurs, répéta-t-il, il y avait une fois, au Théâtre Français, un acteur nommé Florence. Il était déjà vieux en 1807 ; et ceux qui l’ont observé avec plein sang-froid, assurent qu’il n’a — VT jamais paru en scène, ce fidèle concertant de la tragédie grecque, qu’avec une figure ingrate, un corps maigre et deux genoux à peu près cagneux. Mais il possédait une voix solennelle et ronflante. Avec un maillot couleur de chair vive, le cothurne à cordons pourpres, une tunique orange brodée de noir, et un petit manteau verdâtre, il avait coutume de jouer les confidens, ou plutôt, comme on disait plus pompeusement alors, il tenait l’emploi des troisièmes rôles. On se regarda sans comprendre. — Or, Messieurs, poursuivit Bréval, écouter à cette époque tous les projets de conspiration longuement déduits, les soupirs de prince poussés haut et fort, recevoir dans ses bras les victimes poignardées, et venir raconter au dénouement comme quoi une biche avait pris la place de la princesse à l’autel, ou comment Poliphonte avait eu la complaisance de se laisser fendre le crâne

par le dauphin de la branche aînée de Messène, ce n’était pas une sinécure. Florence s’était acquis une réputation spéciale dans le rôle, ou plutôt dans le récit de Théramène qui ornait : alors toutes les mémoires, et servait de champ clos à tous les enseignemens de déclamation. On donnait Phèdre à Paris très fréquemment en 1807. Théramène était le Mosè et l’Otello des dilettanti de la cour impériale. Rarement on était aussi heureux en province. —

Cependant, Messieurs, vers l’automne de cette même année 1807, il tomba à Orléans deux acteurs du ci-devant théâtre de la république : mademoiselle Raucourt et ce même Jean-Baptiste Florence. Sémiramis, propriétaire assez imposée dans le département du Loiret, avait traîné à sa suite son camarade, espèce de vassal de ses succès, ordinaire confident de ses remords. Florence tenait gravement à sa renommée, Messieurs. Il était exact dans tous les détails de son art, dans tous les soins qui touchaient à son devoir. Il s’occupait avec un zèle particulier de tout ce qui pouvait concourir au bon effet de ses entrées et de ses sorties. Il avait remarqué que la moitié des chances heureuses dépend, au théâtre comme dans la vie, de bien entrer et de sortir à propos. M. Granvelle suivait ce récit avec une défiante curiosité, comme s’il eût soupçonné cette bonhomie de cacher un piége.

Un dimanche donc qu’une affiche de cinq pieds de haut, marquée de deux croix à l’ocre jaune, avait promis Phèdre à un parterre orléanais, le Théramène se préoccupa de son rôle. Dès le 113

8


  • matin il quitta la bonne closerie aux bords de la

Loire où Phèdre et lui demeuraient, et il s’en alla au théâtre, afin de reconnaître un peu les visages de la troupe départementale. Je me souviens, après vingt ans, que je le rencontrai seul dans ce trajet pédestre. Il avait, selon je ne sais quel caprice, passé par de certaines venelles de St.-Marc, dédale étroit à travers les vignes, rustique solitude où j’allais m’asseoir souvent sur le revers d’un fossé, respirer le silence et le parfum des champs, végéter au soleil, grandir avec l’herbe, bourdonner avec les mouches d’automne. Plus tard et plus oisif, j’y ai cherché quelques rimes : elles fuyaient devant moi comme ces oiseaux que je troublais le long des buissons.

— Ah çà ! mais où diable en veux-tu venir interrompit Ernest ? Il me semble que tu alonges singulièrement les détails, et abuses de l’exemple et de l’autorité de cette mode littéraire. Quel rapport y aura-t-il entre ton histoire et le roi ? —

— Il y avait huit jours à peine que j’avais vu Florence représenter Abner. A son aspect je sentis un étonnement mêlé d’admiration et comme une respectueuse terreur. Je m’écartai du sentier où il marchait, je baissai les yeux quand nous


2 [13 nous croisâmes, et d’un peu loin, quand il fut bien passé, j’observai avec stupéfaction que c’était un homme comme un autre. Pour lui, Messieurs, il continua sa route, car il avait des soucis d’une bien autre nature. Il se défiait d’un certain Thésée, principal interlocuteur pour lui, et qui n’était en effet qu’un tragédien naïf et tout-à-fait improvisé. C’était M. Dantremont, gros et apathique, directeur de la troupe orléanaise, ancien négociant de bois de campêche, et qui, pour avoir permis imprudemment à son Père-noble d’aller faire vendanges à Beaugency, allait se trouver forcé de déroger jusqu’à représenter en personne Thésée, roi d’Athènes.

— Écoute, mon vieux, lui dit Florence en le prenant à part ; tu sais qu’on ne joue bien qu’autant qu’on nous seconde : il faudra m’aider un peu ce soir dans mon grand récit, vois-tu. C’est mon Cid à moi, c’est mon rôle de répu tation.

— Bien. l’aise,

— La première chose, pour me mettre à ce sera de m’écouter avec intérêt, tu comprends. Si tu me laissais aller tout seul pendant cette harangue qui est longue, je man querais de contenance. On n’a pas d’émulation à parler si on ne rencontre de temps en temps des yeux qui excitent à l’éloquence. Il y a de mauvais camarades, il y a de méchans cabotins de Thésées qui tournent quelquefois le dos à un pauvre Théramène. Ils s’enveloppent dans leur manteau, tombent sur un fauteuil, posent la tête dans leurs mains, et vous laissent ramer comme vous pouvez : ce n’est pas ça. Toi, il faudra me regarder, mon ami ; m’écouter de toutes les oreilles, et donner par intervalles des signes de ta douleur paternelle. Que diable ! tu ne peux pas entendre raconter en détail la mort de ton fils unique sans prendre part à l’événement, sans t’étonner, sans frémir ? Tu as trop d’esprit pour cela ! Racine n’a pas voulu que Thésée articulât un mot dans cette circonstance, et son récit n’en est pas moins le chefd’œuvre des chefs-d’œuvre ; il faut nous conformer aux idées du poète. Seulement, rien n’empêche que tu ne témoignes une sensibilité muette. Il faut même que tes gestes l’indiquent. Tiens, veux-tu bien faire ? Pendant ma tirade, je te conseille de prononcer à voix basse, en toimême, sans que le public entende, là, de toi à moi, mais pour donner du naturel. à tes attiDigitized by tudes, quelques mots significatifs ; comme par exemple ::-O mon fils ! — Suis-je assez malheureux

! —Déplorable prince ! Enfin ce qui te viendra. 

Mais tu comprends, cela animera ta pose et te donnera une pantomime plus juste. — Très bien.

Le soir arriva. Nous étions là tous et à l’orchestre, nous autres vieux enfans de ce tempslà, écoliers alors avides de poésie et de spectacles. C’étaient à côté de moi deux frères, deux amis inséparables, messieurs Moreau, aujourd’hui hélas ! éligibles, mais dont l’un du moins est devenu l’esprit le plus éclairé de sa ville natale, et l’autre un habile architecte ; c’était le docte avocat Ligier, c’était le baron Charles Dupin, c’était Cornemin-Delahaye, un des flambeaux de la législature actuelle, un des ministres de la France à venir.

Mais le drame s’achevait. Déjà Mile Raucourt avait déclamé le naturel et hurlé la passion au gré des connaisseurs de l’endroit ; sa figure assez vivement couperosée, donnait toute vraisemblance à la chasteté de son beau-fils. Enfin Florence apparut : il vint couronner cette œuvre par l’épique narration où intervient, comme vous savez, un taureau indomptable qui n’est qu’un dragon impétueux. Nous entendions les plaintes du per. sonnage avant qu’il n’entrât en scène ; il vint les bras en avant et les jambes chancelantes comme un homme ivre. Il semblait que, sous des pas inégaux et précipités, il voulût déclouer les planches du théâtre. Quand il commença l’immortel monologue, Messieurs, il s’improvisa le plus religieux silence, il s’opéra la plus respectueuse réticence de toute respiration humaine où j’aie jamais vu s’engager un parterre à ses risques et périls. Thésée fut admirable. Il ne fit usage de son manteau royal qu’avec sagesse et discrétion ; il’écouta

en conscience, il s’attendrit et s’émut à l’unisson de tous ces lugubres détails ; mais quand Théramène arriva à ces vers, où il dit, en parlant d’Hippolyte : Pousse au monstre ; et, d’un dard lancé d’une main sûre, Il lui fait dans le flanc une large blessure… Thésée, Messieurs, avec un sentiment de pitié très noble aussi, Thésée se prit à dire : « -Oh !.. pauvre monstre ! » ÉTUDE DE PAYSAGE. — J’ai fixé ma denieure en ce hameau, me ditelle, non par les motifs assez romanesques que vous me supposez, mais à cause de sa profonde solitude et de la riante disposition de toutes ses collines. C’est ici une nature d’exception. C’est, au milieu des horizons plats et des paysages calcaires qui environnent Paris, une espèce d’oasis.. Tenez montons, si vous voulez, jusqu’à la crête de cette châtaigneraie. On découvre de lă plus d’une riche perspective. C’est vous qui ju gerez si ma prédilection est explicable. .1 ÉTUDA Je savais que cette jeune femme, éprise de li-. berté et de peinture, avait accepté la médiocrité de la fortune et peut-être sa rigueur, pour se conserver les deux premiers biens d’une vie. d’artiste. Je savais qu’elle avait refusé la main d’un homme qu’elle estimait sincèrement, dans la seule appréhension de ne pas le rendre assez. heureux. La fortune eût été favorable à la culture de son art ; mais elle préférait à des regrets possibles son mauvais sort, et le devoir qu’elle s’était imposé de venir en aide à une pauvre famille. Je la suivis avec respect. (20

Les châtaigniers, disposés en amphithéâtre, nous servirent comme d’une rampe naturelle pour atteindre le sommet de la colline ; leurs pieds moussus, crevassés par la pluie des siècles, se cachaient dans la bruyère à fleurs roses. Arrivés sur une plate-forme où Colbert fit autrefois établir une terrasse qui termine encore le vieux parc du Plessis-Picquet, je demeurai frappé de l’étendue des sites variés qui se déployèrent sous nos yeux. Quel vaste rideau de forêts ! quel doux, champêtre silence ! et que d’oiseaux élancés dans l’espace, les ailes dorées par un dernier, rayon du soleil ! — Voyez donc à vos pieds, poursuivit mon guide, ce modeste et poétique has meau ! Les sept ou huit maisons qui le composent ne sont-elles pas

abritées du sud au bas de cette côte, comme le seraient au pied d’une dune quelques bateaux de diverses grandeurs ? On dirait une flotille à l’ancre. Et ce moulin aux ailes ruinées qui domine toute la contrée, ne ressemble-t-il pas au pavillon d’un fort avancé qui la protégerait ? Mais, dites-moi plutôt, vous qui avez voyagé, si le premier caractère de ce pays ne serait pas, Monsi une ressemblance inattendue avec la Suisse italienne, ou cette région de l’Apennin qui commence à la Spézia ? Ici madame Récamier se croit en Toscane. — Ce sont moins, dis-je, les deux châlets que voilà qui impriment à ce coin de terre cette similitude, que la nature même d’un sol sablonneux. Ici, comme en Toscane, les terrains sont ouverts en effet en crevasses fauves ou pourprées ; les deux paysages sont riches également de plaines et de collines, de moissons, de cultures, d’arbres fruitiers et de landes couvertes d’ajoncs sauvages. Ici enfin et là bas le versant des châtaigneraies est velouté de mousses et de bruyères aux vives couleurs. Quelle sérénité dans cette soli tude !

Qui dirait, Monsieur, que Paris, et le Louvre, jaz ÉTUDE

et le Champ-de-Mars sont là, à deux lieues, derrière ce côteau du nord qui porte à son sommet Châtillon, dont Rabelais desservit joyeusement la cure, Fontenay qui peut-être cultiva autrefois des roses, et à ses pieds ce village du Plessis, avec son étang mélancolique. Là, Picard, le joyeux comédien, eut, après Colbert, sa maison de campagne et ses courtisans. Notre hameau, à nous, est báti, comme vous voyez, entre une montagne et des prairies. Les prairies, coupées de fontaines bornées d’aulnes, vont finir sous le clocher de Chatenay ; clocher qui n’a pas moins de six cents ans, où venait prier la reine Blanche, et qui a vu baptiser Voltaire. La montagne, couronnée d’un tombeau, d’une croix et de quelques lauriers, est un calvaire : ce calvaire fut consacré par une femme au souvenir d’un officier mort à Waterloo.

La colline où nous sommes et celle qui là bas, en face, porte L’Hay, Rongis et Fresnes, dont le nom rappelle Daguesseau, forment le vaste bassin où coule la populeuse route de Toulouse. Le vent des pluies nous en apporte quelquefois, durant la veillée, les tumultueux roulemens. Ils. sont vagues comme les soupirs du vent dans une forêt, comme le choc des flots sur les grèves $23 d’une mer éloignée : en général, tous les bruits humains perdent leur caractère en arrivant à nous. Ces inquiétudes voyageuses nous indiquent seulement les variations de l’atmosphère. Il n’est pas jusqu’au stérile canon de Vincennes que nous n’hésitions à reconnaître. Cette emphase de la foudre parodiée, dont les rois ont fait leur der nière raison, nous lui faisons quelquefois l’honneur de la prendre pour le travail du bûcheron dans la forêt.

Voilà, avec le souvenir de ses parcs fastueux, de ses hardis jets d’eau, et des cours si brillantes du Maine et de Penthièvre, Sceaux, qui s’étale à votre gauche avec la dignité un peu confuse d’une capitale d’arrondissement. De tant de pompes évanouies, il lui reste un bal et un souspréfet. Effroi des grisettes et triomphe des roués de comptoir, ce bal est, dit-on, une réminiscence bourgeoise de la moralité des fêtes de la régence, tempérée par le sous-préfet. En face, ce sillon blanc qui coupe les champs sous un rayon du soleil, est route de Choisy, fatiguée autrefois de tant d’équipages et de courtisans dorés, qui convoyaient au boudoir Pompadour et Louis XV, après la media noche de Versailles. Que les nuits et les étoiles de cette ÉTUDE solitude devaient ètre choquées d’une telle cohue ! Maintenant, silencieuse et dépavée comme une voie romaine, la route est si déserte que l’herbe croit dans l’inutile grandeur de ses marges. Le plus souvent ce sont les loups seuls qui vont à Versailles par là. Toutefois, ce fut sur ce pâturage pavé que, dans une nuit de 1815, la reine de Westphalie fut heureuse de ne se voir ravir que les diamans de sa couronne. Ici, voilà Antony, avec la célébrité de ses bougies de bal, le sépulcre de Molé, comédien habile dans un siècle où l’archevêque de Beaumont florissait, et ces carrières de plâtre où Cuvier retrouva un monde qui parait avoir voyagé jusque-là par l’occasion du déluge. Plus loin, le vieux donjon de Montlhéry, penché au bord de la grande route comme un mur cyclopéen, borne au midi l’horizon bleuâtre. Cette féodale Bastille menace encore les vilains ; mais cette fois c’est de sa ruine. Enfin, à l’ouest, s’enfoncent les vallées de Bièvre et de Chevreuse, les prés de Jouy si richement bigarrés d’étoffes populaires ; et derrière nos grands bois, le soleil se couche sur Meudon, Versailles, les ruines de Port-Royal et Vélisy illustré par nos armes.. De tous les environs de Paris, Luciennes. est un plus beau paysage que le nôtre. Là, on a sous les yeux la Seine, qui se replie vingt fois sur ellemème, et l’espect grandiose d’un acquéduc qui, tout percé le soir de rayons lumineux, imprime à la contrée une majesté piquante, une physionomie presque italique. Mais à Luciennes, le voisinage des garnisons, Courbevoie, Ruel, Saint-Germain, fournissent aux promenades d’assez singuliers amateurs de la nature champêtre ; tandis qu’ici nous n’avons de promeneurs étrangers que des écoliers et des rois. Les écoliers sont ces joyeux enfans du collège de Fontenay, élevés par les bons soins d’un digne instituteur ; et les rois (qui sont déjà passés) étaient Charles X et particulièrement Louis XVIII. Pour quelques fleurs, des fraises, des nids, des noisettes, qu’ils emportent de nos taillis, les écoliers laissent ici après eux l’image de la joie, le prestige des illusions, l’ivresse de l’espérance ; et les rois une pensée plus philosophique encore et plus précieuse : celle de ne jamais envier leur sort. Écoliers et rois se rencontraient sur cette allée de ceinture qui domine les taillis de Bièvre, au lieu que les chasseurs appellent le Gonard. Le pédant Louis XVIII s’efforçait toujours d’être gracieux pour les interprètes de Juvénal et de ÉTUDE Suétone ; et les rhétoriciens de contenir la cu riosité qui les portait sans cesse à regarder le monarque aux guêtres. Du reste, ils se séparaient infailliblement, ceux-ci avides de prolonger leur loisir, de s’attacher à toutes les flaneries d’une course des champs : cerf-volant, papillon, roi ou insecte ; celui-là dans l’éternelle inquiétude d’a voir à subir quelque retard.-Obtenez, obtenez.., disait sans cesse le cul-de-jatte à son cocher, pour exprimer son éternel vœu de précipiter sa course ; et, quelque foudroyante qu’elle eût été la veille, il avait coutume de répéter chaque jour en montant en carosse : — Un peu plus vite qu’hier. Il faut que les rois viennent ici, Monsieur, pour qu’on se souvienne qu’ils existent. Tout ce qui, sous le nom de politique et d’affaires, n’est qu’avarice ou tripotage d’intérêts d’autrui, émo tions de faits puérils, avenir de vingt-quatre heures, agitation vaine où s’use la vie des hommes de places, si vous saviez combien cela s’estime peu iei ! si vous saviez ce que c’est que Paris du fond

d’un bois, la lecture d’une gazette au pied d’un chêne, devant l’éclat du matin et l’ampleur du ciel ! Ici, oisiveté intellectuelle ou labeurs utiles, cultiver la terre ou la pensée, son jardin ou les arts. C’est un lieu entouré d’une si généreuse nature et si fier avec raison de quelques souvenirs historiques !

— — Comment, dis-je, aurait-on fait de l’histoire dans ce hameau ?

— Depuis l’aumônier Gaillard jusqu’à M. de Chateaubriand, jusqu’au général Excelmans. Ces huit maisons auraient chacune leurs annales ?

— Et pourquoi pas quelques unes ? — Celle-ci, par exemple, la plus modeste de toutes, et qui, coiffée d’un petit belvédère, a l’air assez libéral d’un champignon, son chapeau sur la tête ?

FU 127

— Elle fut bâtie durant la révolution par un pauvre prêtre. Il y trouva long-temps la sécurité et l’oubli. Il avait, comme tant d’autres, espéré que les courtisans de Louis XVI, ses amis peutêtre, ses frères du moins, arracheraient la victime à son sort, ne fût-ce que sur le chemin de l’échafaud. Mais, enfin, le 21 janvier arriva ; et, au point du jour, n’ayant plus gardé de confiance qu’en Dieu seul, il alla se prosterner devant l’autel alors dévasté de la petite église de Sceaux. Le commandant de la garde nationale l’aperçut : Que venez-vous faire ici, malheureux ? lui ditil. Prier Dieu pour votre roi, que vous assasDigitized by sinez. Ce vieillard est un fou, dit bien vite le commandant à ceux qui survenaient. Je m’étonne qu’on l’ait laissé sortir de la maison de santé où je le sais détenu. Que quatre fusiliers le reconduisent et l’enferment chez lui. Sans ce généreux mensonge c’en était fait de l’abbé de Lanoue.

ÉTUDE —

— J’espère qu’on eût respecté son fanatisme ! Ce que je dis est si vraisemblable, Monsieur, qu’à peu de temps de là, et à peu de distance du même lieu, un philosophe fut moins heureux que le prêtre. — Quel était-il, ce philosophe ?

Un savant sceptique, un marquis à idées progressives, un assidu visiteur de l’habitation que voilà à gauche, laquelle appartenait alors à M. Lenoir-Laroche. Le proscrit méritait bien de partager le sort de Bailly et des Girondins ses collègues c’était un de ces républicains défenseurs de toute justice et de toute humanité, qui préfèreront à jamais le rôle de victime à celui d’assassin. Après le 31 mai, il essaya de se cacher dans les carrières de Mont-Rouge. On dit que toute hospitalité lui ayant été refusée par un habitant de Clamart, son confrère à l’académie, il avait résolu de se traîner jusqu’ici. Et Digitised by alors tout pas

certes, il était bien inspiré : Lenoir — Laroche était un si honnête homme qu’il ne put jamais rester que vingt jours ministre. La maison qui eût servi d’asile au banni, n’était ce qu’en a fait l’habileté d’un digne héritier du génie paysagiste qui créa les parcs d’Ermenonville. Voyez d’ici comme les mouvemens de ses terrains nouveaux se sont, à force de bon goût, disciplinés aux dispositions de la nature. Vous aimerez, sous des festons de lierré, cette colonnade en bois de grume. Tout cet ensemble d’architecture agreste, prairies, grands arbres et fleurs, vous rappellera les graces mêlées de la Suisse et de l’Angleterre. C’est là qu’en 1803 mourut LE PHILOSOPHE INCONNU, Saint-Martin le spiritualiste, précurseur sans ambition de vos Platons de la chambre des pairs. Mais le proscrit, dans son court voyage, avait été contraint de s’arrêter sur la route. Depuis deux jours sans nourriture, il entra dans une auberge à la nuit tombante, et pendant qu’on lui préparait quelques alimens, il tira de sa poche un mince volume c’était l’Horace de Brindley. Ses hôtes conçurent des soupçons malgré le déguisement du voyageur. On crut s’apercevoir que le livre était écrit dans une langue étran 9 ÉTUDE gère. Suspect et interrogé, l’inconnu s’embarrassa dans ses réponses et fut traîné.immédiatement dans l’humide prison d’un village. Ce village, à demi-lieue du nôtre, s’appelait alors Bourg-libre, comme on disait du plus voisin Sceaux-l’unité, et Chatenay-la-Montagne de celui où, pour se mettre en quelque renom de civisme, le vieux maréchal de Ségur conduisait lui-même la charrue à travers ses grands jardins. Le prisonnier devait être emmené au point du jour au tribunal révolutionnaire ; mais résigné depuis long-temps à subir les conséquences de son caractère, il avait avec lui un compagnon sûr : c’était ce terrible extrait de la noix vomique, appelé strychnine, poison enfermé dans le chaton d’une bague d’argent, par l’amitié de Cabanis. Quand, le matin, on pénétra dans son cachot, il n’y restait qu’un immobile cadavre. — Qui, dis-je, et Horace était ouvert au passage où le noble trépas de Caton est vanté. Ce proscrit avait été l’élève de d’Alembert et de Clairault. Il laissait pour l’honneur de sa mé moire de nombreux articles à l’Encyclopédie, et un livre intitulé Esquisse d’un Tableau Histo rique des Pregrès de l’Esprit humain. Un agent municipal du Bourg-la-Reine, qui par hasard savait lire, se saisit de l’exemplaire d’Horace, et parvint à découvrir sur le verso du frontispice ce peu de mots qu’on avait essayé d’effacer : Ex libris J. M. Condorcet. L’homme qui m’a conté, comme à vous, cette histoire, est un habitant du voisinage. Il a vu de ses yeux le déplorable spectacle ; et lui-même, pour un court épisode de sa propre vie, mériterait peut-être de trouver place dans vos sou venirs de localité.

Lorsqu’on commença dans votre commune la verte des biens nationaux, le cimetière de Sceaux y fut compris. Là étaient les restes de plusieurs membres de la famille de Penthièvre : un comte d’Eu, par exemple, un prince de Dombes, et quelques femmes. A leurs côtés reposaient des amis, des serviteurs ou officiers fidèles, et entre autres le chevalier de Florian. Ce lieu pouvait être livré à une destination profane. Monsieur M…, aussi pauvre qu’il était pieux et reconnaissant d’un service autrefois rendu, sacrifia une moitié de son patrimoine pour conserver cette enceinte aux héritiers naturels de la maison de Penthièvre : la maison d’Orléans. De 94 à 1815, monsieur M… vécut à peu près dans la misère pour garder cet héritage à des exílés. Il ÉTUDE n’eut, pendant ce long intervalle de temps, qu’une seule occasion d’ouvrir à la piété d’un voyageur ce cimetière qu’il avait décoré simplement de gazon et de peupliers. Le promeneur mélancolique était Mercier, Sébastien Mercier de l’institut, auteur du Tableau de Paris, écrivain plus anciennement et beaucoup plus éloquemment romantique que tout autre. Mercier s’était étonné d’apprendre que là, sans une pierre et un nom qui fit respecter sa mémoire, gisait l’auteur de Gonsalve, Numa, Bliomberis, et tant d’autres ouvrages qui ont enchanté l’enfance de deux générations pour le moins. It reconnut la place de Florian, et ne voulut s’éloigner qu’après avoir fait accepter tout l’argent qu’il possédait pour qu’on la décorât d’un monument modeste. A la restauration, l’honnête conservateur se hâta d’offrir son enclos au chef de la branche dernière des Bourbons. Mais déjà gorgé de richesses et sûr des prochaines indemnités, Quelqu’un répondit qu’il ne pouvait faire cette dépense.

Eh bien ! répliqua monsieur M…, que son Altesse Royale fasse enlever du moins ces vénérables restes pour les réunir dans un caveau — — de famille.. Ils sont bien là, dit l’émigré, qu’ils y restent..

— Il n’y a de beau, Monsieur, je vous le dis, et de consolant, poursuivit l’artiste, que le spectacle des champs. Il n’y a de sympathiquement en harmonie avec le cœur, que les objets qu’ils osent appeler la nature morte. Comprenez, s’il se peut, au premier aspect de mon village, tout ce qu’il enferme de trésors pittoresques. L’été, de larges rayons de soleil, échappés entre les nuées brillantes que forment les pitons de nos bois, tombent sur la cime des ormes et des peupliers, illuminent le vallon, glissent du chaume sur l’ardoise, de la colline à la prairie, et viennent réaliser pour nous ces piquans aspects affectionnés spécialement par les pinceaux de Ruisdaël. Vers l’automne, c’est une autre magie. Alors, il s’interpose entre les points diversement reculés de la perspective, des vapeurs bleues, transparentes et mobiles, qui en séparent les plans, et en établissent les rapports avec plus de prestige. Le violet, la pourpre et l’orangé se mêlent à des verdures sévères ; tel clocher forme, d’ici, un heureux repoussoir, et tel coteau se détache sur un fond de nuages qui passent successivement des tons gris au ton lilas

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ÁTEDS

et aux teintes pourprées. Nos arbres, au front. chauve, ou, comme on dit, couronnés, attirent la première corneille qui vient prophétiser l’hiver. Le fruit qui tombe, sans interrompre votre rêverie, vous donne à la fois un sentiment de mélancolie et de durée ; car nous nous sentons plus vieux que le printemps et plus jeune que l’automne. C’est là un secret de notre sympathie pour la saison qui précède l’hiver. L’hiver ! autre sujet d’admirer, autres mystérieux plaisirs, D’abord, les oisifs ont déserté votre monde et le hameau vous appartient. Connaissez-vous le spectacle. imposant de novembre ? soit la lune réfléchie dans les eaux débordées, soit les linceuls de la neige, soit ces jours de cristal où les frimas ont durci et confondu tous les sols, effacé la borne de tous les héritages et jusqu’à la trace des eaux pétrifiées ? Venez voir dans nos bois étinceler les diamans du givre, entendre la majestueuse co-. lère de l’équinoxe à travers les champs dépouillés. A la ville, tout est uniforme et prévu ; l’hiver est un long ennui : c’est l’agonie de l’année. La ville, sous la bise ou la neige ou la pluie, est fastidieusement boueuse et triste. Ici, les aspects, varient incessamment ; un rayon de soleil est une fête. Les événemens ne sont plus misérableDigitized by ment dans les hommes, mais dans les choses, ils ressortent de la nature. Quel temps fait-il est une émotion du réveil, un fait plus intéressant à connaître que les conjectures de vos gazettes. Et puis la revue de votre domaine après une nuit d’orage, votre pauvre jardin qui sommeille, et qui peut-être va s’émouvoir demain. Dans les bois, que vous croyez déshérités de toute végétation, le lierre fait verdoyer ses colonnes, le sol s’émaille de mousses variées, l’ajonc s’élance entouré d’épines : il écarte les glaçons pour fleurir, comme la pensée d’une autre vie écarte les chagrins de ce monde. Enfin, admirez sur vos têtes une végétation aérienne et pleine de mystère, un parasite encore inexpliqué, c’est le gui druidique avec ses fruits sans fleurs, ses fruits qui composent un bouquet, bouquet divisé par trois perles aussi transparentes et blanches que celles des sultanes. A votre retour, la veillée, le charme des lectures, le récit des antiques histoires. C’est l’heure où le petit fagot devient le soleil du foyer, le pauvre grillon le rossignol des nuits d’hiver. Écoutez la bise qui parle à votre porte de mélancolie et de sommeil.

Pour moi, je ne descends guère cette colline, j’aperçois rarement de loin cette humble retraite, ¹36 ÉTUDE

sans me demander comme il se fait que tant de bonheur se puisse enfermer là ; car vous passeriez sans le voir à côté de ce hameau, qui doit ressembler à celui où Pétrarque acheva de si heureux jours. C’était, je crois, dans les monts Euganéens. N’est-ce pas de là qu’il écrivait à un ami : « Vous me demandez ce que je fais ? Je suis homme et je travaille. A quoi je pense ? Au repos. Ce que j’espère le moins en ce monde ? Le repos. Où je tends ? A la mort. Dans quel sentiment ? Sans l’appeler ni la craindre. ». Mais voici là bas un manoir qui semble étonner vos yeux. La porte neuve est en ogive ; le plâtre d’hier imite les meurtrières et les créneaux du seizième siècle ; il s’enveloppe d’arbres exotiques ; il est placé comme à l’écart au milieu même’de la solitude : c’est la maison de Chaleaubriand. Vers 1807, M. de Chateaubriand découvrit, pour ainsi dire, cette terre, révélée seulement avant lui à deux hommes de talent que la mort seule pouvait séparer : l’un était le spirituel chimiste qui eut l’entreprise impériale d’embaumer les sénateurs, l’autre est ce député de Paris dont vous parleront long-temps, j’espère, la reconnaissance et la tribune nationales : Eusébe Salverte. C’est sous ce toit si récemment gothique qu’ont été composés les Martyrs. Lorsque l’auteur vint, cherchant une Thébaïde et adoptant celle-ci avec enthousiasme, il arrivait de l’Orient

c’était le voyageur de l’Égypte et de la

Grèce, le pélerin de Jérusalem et de Constantinople, et aussi l’exilé des anciens jours aux rives du Meschacebé. Ce lieu renferma toutes les richesses de cette imagination, toute la poésie de ces souvenirs. Cette enceinte pouvait lui rappeler encore quelques clairières de l’Abruzze, ou quelques coins cénobitiques de la Vallombreuse. Là, son temps se partagea entre deux passions. Il avait un parc et un poème à créer. Là s’envolèrent les deux années les plus laborieuses, et partant les plus douces de sa vie. Il animait à la fois les personnages de sa création et le paysage dont il voulait vivre entouré. Là, il dépensa à nouvoir le sol de ce parc les cent mille écus qui furent le prix de son livre. Là, il mit à contribution, pour orner sa demeure, le Liban et l’Alhambra ; il fit venir des arbustes et des fenêtres des lieux mêmes où il avait été chercher des comparaisons et des images. Pendant qu’on restaurait la principale demeure, retiré dans une chapelle étroite consacrée aujourd’hui sous le nom de Tour ¹38 ÚTUDN

de Velleda, il resta deux hivers séparé du monde. On m’a dit qu’il commençait à six heures sa double journée de poète et de jardinier. Il quitLait l’étude pour aller tenir de ses mains le jeune cèdre dans la place qu’il avait fait ouvrir ; et après avoir exactement, autour des racines, appuyé la terre avec son sabot de paysan, il revenait ranimer son âtre, et reprendre cette plume qui donnait la vie à Eudore et la grace à Cymodocée. Quelquefois, bravant la colère de décembre, l’opération s’accomplissait sous un parapluie. C’était Lenôtre, Ovide et Robinson. Le poème et le jardin sont deux chefsd’œuvre. L’auteur pensait peut-être ne jamais quitter la retraite qu’il avait décorée lui-même, et mourir sous les arbres qu’il avait plantés. Ses arbres ! dans une sollicitude presque maternelle, il les faisait attacher à de hauts tuteurs par des cordages de jone, tant il craignait pour eux l’effort des vents, tant les racines étrangères hésitent à reprendre la vie dans nos terrains glacés. Mais l’imagination du poète trompa les calculs du propriétaire. d’ailleurs, l’ermitage et le livre achevés, les critiques et les ronces allaient venir, il fallait bien porter sa fantaisie ailleurs. Il s’éloigna. Mathieu de MontDigitized by morency, et après lui sa gracieuse fille, furent des successeurs dignes des soins qui avaient immortalisé ce désert. Mais comment, ministre du roi et pair de France, rédacteur en chef du Moniteur de Gand, trop long-temps collègue de M. de Villèle, et enfin ambassadeur, ne pas profiter des faveurs que la fortune replaçait dans vos mains] pour reconquérir ce domaine ? Vous l’eussiez dû, ne fût-ce que pour y recueillir, en 1824, une honorable disgrace. Un de nos amis le conseilla avec une franchise et un dévouement qui méritait un meilleur succès :

Fils du ciel, inhabile aux crimes de la terre, Viens, reviens habiter ton hameau solitaire : Assez, dans les ennuis d’un trop stérile honneur, Ton nom s’est obscurei du nom de monseigneur. ing

13. Vœux perdus ! Il n’est resté de Chateaubriand, iei, qu’un héritage commun à toute la France : son nom. Ce nom aurait dû nous protéger en toute occurrence ; comme celui de Pindare à Thèbes, ou du Tasse à Sorrente, être notre égide contre. toute invasion ennemie. Il n’en fut pas ainsi, pour le triomphe des muses françaises : il fallut que le général Excelmans battît une bonne et


by ÉTUDE dernière fois les Alliés, là, sous les pommiers de Velisy, pour leur inspirer quelque retenue dans l’occupation de ce point militaire. Il fallut la présence et le désintéressement du bibliophile à qui appartient le château formant l’aile droite de notre position. Expérience de la guerre et habi leté diplomatique, tous ses avantages lui furent utiles pour apaiser à la fois la rapacité étrangère et la valeur même de nos paysans. En voici un, par exemple, qui passe là-bas au bout de la Voie-verte, qui s’était déjà retranché derrière cette haie pour culbuter toute la Sainte-Alliance. Depuis 1815 notre vallée est du moins demeurée en paix. C’est le premier des biens d’un village. Oh ! qu’on le défende contre l’envahissement de l’aristocratie métallique, l’importance, la trivialité, le fléau de la mode et le bruit. Notre recueillement ami des arts, maintenons-le contre la conquête des parvenus qui viendraient demain changer le caractère de ce hameau, trouver trop étroits nos chemins de violettes et de marguerites, labourer, pour deux carosses, ce terrain solidifié par les gazons. Nos sentiers suffisent aux travaux de l’agriculteur : faut-il rogner la terre du pauvre pour laisser passer l’ennui en calèche ? Défendez-nous des im140 Digitized

by portuns, des campagnards du dimanche, niais bénévoles qui s’en viennent tomber dans votre solitude comme un hanneton dans une jatte de lait. Ceux-là ont l’esprit jovial et remuant. Ils savent, pour vivifier un désert, corner dans les bois, torturer nos échos, ameuter les croquans à coups de pétards qui font envoler les fauvettes. Ils vont vous proposer de vous divertir par souscription, soit à voir casser la tête d’une oie, soit des jambes de paysan enveloppées dans un sac, soit tout autre délassement ingénieux. Eh ! propriétaires d’un jour, le patriarcal repos de ce coin de terre est-il le vôtre ? ce silence vous appartient-il ? Ce village est avant vous aux laborieuses familles qui le cultivent et à ceux qui l’ont défendu dans l’invasion contre l’incendie et le pillage. Loin de nous la joie qui vocifère, et le turbulent ennui de tout ce qui cherche la vie hors de soi. Il y a Romainville et Pantin pour vos vocations pastorales. Ne punissez pas ce hameau d’avoir autrefois reçu Chateaubriand, comme on a flétri et vulgarisé l’exil où Rousseau se sauvait à Montmorency. Innocent ermitage ! pour un jour d’illustration, que d’étranges pélerins, d’orgies bruyantes et d’ignobles plaisirs ! Il semble que là où l’homme ÉTUDS de génie pose le pied, il y a émulation des sots pour en effacer la trace. 44

Mais la nuit tombe ; il est temps qu’avant d’abandonner ce panorama champêtre, j’attire vos yeux sur un dernier objet de réflexion. Voyez cette maison de jardinier : elle vous demande un souvenir, un tribut et peut-être une larme. C’est là que, la veille encore de sa fin, dormait ce combattant de juillet dont le cénotaphe décore le royal carrousel.

— George Farcy ? C’était, je vous assure, un jeune homme assez faible et valétudinaire. Habituellement il était pâle et d’une grande douceur de caractère. Il cachait son génie et son courage sous un air bien bon enfant.

M A sa taille mince, à des favoris d’un blond vif, on l’eût pris pour un Écossais. Depuis six mois il habitait ce village où il préparait son avenir. Le matin du 29, il s’était réveillé au mi lieu des fleurs de ce petit enclos. Étonné d’être seul ici, frappé du bruit des cloches de Paris, il accourut pour mourir. Il n’y avait pas une heure qu’il avait franchi la barrière, quand le dernier coup tiré par les Suisses l’atteignit au coin de la rue de Chartres. Frappé à un demi-pouce au dessus de l’aorte, il fut porté dans la maison prochaine. Là, il écrivit encore, au crayon, le nom d’un ami, et quand cet ami arriva, le jeune homme était mort. Dans un cadavre abandonné, mal recouvert d’une toile sale, dont l’aspect indiquait une mort laide, sans consolation, sans espoir, sans main pressée, sans regard qui console, on reconnut un étudiant de haute espérance et un des plus généreux rédacteurs de l’ancien Globe.

S’il fut informé du triomphe de sa cause, il ne regretta, Monsieur, ni son existence à peine commencée, ni ses rêves, ni sa maison nouvelle où monte ce grand rosier du Bengale qui la couvre encore presque tout entière. — Oh ! oui, dis-je ; mourir en un pareil jour, se dévouer pour tous, venir, ignoré, dans le temple et sacrifier sur l’autel de la patrie un cœur de vingt ans, quelle moisson d’orgueil pur cette ame dut emporter au ciel ! J’ai vu aussi les amis qui le regrettent, je connais le foyer où il était attendu, je comprends la puissance et la grace de cette Hortense qui l’eût payé de retour… mais mourir libre, laisser aux autres la liberté ! Que Dieu nous pardonne si l’émotion que nous causa cette perte ne vint pas uniquement d’abord du ÉTUDE DE PATRAGE. sentiment de la pitié. Sa gloire était plus désirable que le bonheur, sa mort plus belle que sa maîtresse..

Aujourd’hui, oserions-nous lui raconter l’histoire qu’il a vue commencer sous d’autres aus pices ? oserions-nous avouer à cette ombre que les élus du peuple ne représentent plus la patrie ? que la France, abandonnant la Pologne, courbe un front plus humilié que jamais devant les rois ? Il nous demanderait compte du sacrifice de son avenir.

Ah ! faut-il, termina mon guide avec un sourire plein de larmes, qu’il n’ait pas vu mûrir la modeste récolte de 1830, lui qui avait si soigneusement ôté les feuilles de ses raisins pour les laisser dorer au soleil ! Nous avons vu ses fenêtres rester long-temps fermées, un facteur apporter ses lettres venues d’Alger et même de Paris, écrites long-temps après sa dernière heure. C’était là une poignante amertume. Oui, Monsieur, oui, son dévouement paraît aujourd’hui une duperie, je le conçois ; et cette mort qu’on a enviée, il faut qu’on la pleure. C 1631, La

pauvre enfant ! l’avez-vous vue, avec son regard qui cache un secret politique, de longs cheveux blonds, un pâle visage, et, malgré ses graces de cinq ans, le singulier ennui qui domine déjà toute l’expression de son maintien ? Que voulez-vous ; c’est un phénomène. Et le sentiment de l’ennui s’empreint sur tout ce que l’admiration du vulgaire vient toucher’; que le héros soit un être qui respire, ou un immobile monument. Voyez Saint-Pierre de Rome:il est triste comme l’était Byron; et. Byron, au milieu. JO



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du désert des hommes, s’ennuyait comme une pyramide d’Égypte.

Le phénomène que j’ai vu hier ne se produit point devant la foule pour quelque argent, comme la verve désintéressée de nos poètes de théâtre, ou le talent de nos hommes politiques, toujours prêts à sauver la patrie après leurs portefeuilles, ou enfin l’industrie de quelques collaborateurs de Magazines, alongeant en cent cinquante pages in-octavo la moitié d’une idée empruntée ailleurs.

Joséphine porte écrit dans la cornée transparente de chacun de ses yeux bleus, et circulairement dessinés comme l’exergue d’une monnaie française, des mots qu’une autre Joséphine portait dans son cœur de reine : NAPOLÉON EMPEREUR. Sur

le doux émail de ses yeux d’enfant la terrible sentence éclate en caractères blancs durant le jour. A la clarté des flambeaux, les lettres se dorent.

On ne vous racontera pas ce que vous avez pu savoir ailleurs touchant la fille d’um pauvre soldat de Saulne, en Lorraine ; et la persécution qu’elle a subie par les autorités de l’ancienne police royale, et les secrètes visites que fui renDigitized by daient en 1829 de fort grandes dames, et les ducs de Raguse, de Dalmatie, de Trévise et de Bassano. M. Franchet l’obligea charitablement à chercher fortune loin d’un pays où un seul de ses regards faisait pâlir la légitimité.


. Les gazettes britanniques vous ont appris aussi quel accueil reçut à Londres la petite fille : des bonbons, des guinées, des gageures, des parodies sur le théâtre de Drury-Lane. Puis M. Hamlet, premier bijoutier du roi, la veut acheter 50, 000 livres sterling ; puis le général Mina, réfugié comme elle, lui baise la main, et dit : « Mon enfant, tu seras heureuse avec le nom que tu portes. »

Enfin une reine, une reine errante, Dona Maria da Gloria, s’entretint avec elle gaiement ; c’est la remarque du Morning Chronicle, essentiellement gai de sa nature. Le duc de Reichstadt traversa, dit-on, en secret la mer pour voir une fille qui porte écrit dans ses yeux la gloire de son père ! Si lui-même, le grand et superstitieux capitaine, avait vu ce caprice de la nature, quelle fortune attendait l’enfant ! Mais au lieu de ces vaines conjectures, et qu’on voudrait vous faire comprendre ici, un malheur sur lequel on voudrait éveiller votre sympathie, c’est la fatalité qui a marqué cette créature : elle est vouée à l’admiration sur la terre. C’est là une profonde disgrace ; c’est l’énorinité d’une peine infligée pour une faute qu’elle n’a point commise. Devant quelle justice a-t-elle pu mériter un pareil châtiment ! Voilà qu’au premier jour de sa naissance elle atteint le but que mille vanités malheureuses chercheront toujours. La célébrité lui est venue malgré elle, comme tant d’autres la prétendent conquérir malgré nous. Ce ne peut être la mère de Joséphine que poursuit la colère de Dieu par ce glorieux stigmate ; car cette mère, loin d’être coupable, n’imprima cet étrange caractère à son fruit que par l’extatique influence d’un bon sentiment : l’amour fraternel. Son jeune frère partait pour l’armée. Il lui donna une pièce d’un franc nouvellement frappée ; et lorsque, deux ans après, étant grosse de six semaines, il fallut, dans un moment d’indigente nécessité, se séparer d’une si chère relique, elle la contempla long-temps et ardemment avec des larmes. Voilà le secret de la mère.

Mais Joséphine, devenue presque une divinité pour des populations qu’anime un bizarre ig fanatisme ; Joséphine, qui serait brûlée demain à Lisbonne comme sorcière, ou qu’on y adorerait si les lettres qui vivent en elle venaient à composer les noms de Dominique ou de Loyola, pressentez-vous quel sera son sort en grandissant ? En vain l’enfant deviendra jeune fille, et la jeune fille femme, quel bonheur peut s’établir pour le prodige ? D’abord, le premier de tous les biens du monde, sa liberté, est perdue. La curiosité de tous conspire à la lui ravir.. Il faudra, quelque attrait qui puisse jamais s’attacher à sa personne, et malgré la grace naturelle de son âge et de son sexe, il faudra qu’elle traîne partout son existence de drapeau, sa condition de monstre. Qui sait même si la dernière ressource contre l’ennui, le refuge et l’abri de tous les malheurs de l’humanité, l’arrachera au puéril et fatigant empressement des hommes ? On va peut-être spéculer sur sa mort.. Déjà quelque effort de la science d’un vieux chimiste convoite peut-être l’enfant comme une proie, et s’est promis de conserver les yeux du miracle dans l’alcool. Son panthéon sera peut-être un musée d’histoire naturelle, et son tombeau un bocal ; un bocal de— vant lequel vingt siècles badauds viendront tendre le cou et s’ébahir, comme vous le voyez faire au dix-neuvième siècle devant les vitraux de Martinet ou d’Aubert. On perd son ombre comme Pierre Schlémil, son reflet comme un héros d’Hoffmann, son nom comme le Vénitien Corsini, dont le poétique malheur a été tracé avec tant d’énergie et de grace ; mais qu’y a-t-il là qui soit comparable au désespoir réel d’être suivi en tous lieux d’une parole flamboyante, d’une inscription arrachée à l’histoire ? Et cependant, cet intarissable sujet de questions oiseuses, de curiosités stupides et d’obsessions académiques, il te faudra, jeune fille, le conserver comme la prunelle de tes yeux.

Napoléon empereur ! voilà donc ce que ce regard répondra sans cesse aux questions que lui adresseront tous les sentimens humains. Point de mystère, point de recueillement à espérer dans ces yeux. Ces yeux, comme tel monotone refrain qui s’applique quelquefois si mal aux couplets variés de la même chanson, ne répondront qu’une seule chose à toutes les interrogations mobiles faites par les existences qui viendront toucher la sienne. On lui demandera de s’intéresser à la liberté du pays ; elle répondra : Napoléon empereur ! Des larmes pour la destinée de Pichegru, ou pour la jeune mort du royal martyr des fossés de Vincennes : Napoléon empereur ! Elle opposera aux agitations de la vie la froideur d’une médaille ; hélas ! et aux aveux de l’amour une déclaration impériale.. Plaignez-la surtout, vous, Juliette, qui savez tout ce qu’il y a de consolations contre les dis graces de la vie à pleurer devant un miroir. Car elle aura en horreur cet ami nécessaire de toutes les femmes et leur courtisan ; ce confident à qui vous adressez de si doux regards, à qui vous demandez des conseils, contre qui vous vous exercez fatalement à séduire, et devant qui, enfin, vous êtes si heureuse d’être vous-même ! Ce que yous avez craint si souvent, je veux dire que quelque rivalité ne vous arrachât les yeux, ne lui paraîtrait pas même un malheur. Elle est peut-être destinée à réduire le plus romantique de ses futurs admirateurs à ne comprendre l’amour que comme les classiques : Cupidon avec un bandeau.

Ainsi enfant, grave, ou vieillissante, elle sera la même ! c’est une contradiction de sa nature.de femme, c’est un démenti que le créateur s’est donné à lui-même, c’est une désespérante anomalie dans la chaine des êtres. Elle seule est


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condamnée à l’impression qu’elle aura produite une fois. La figure humaine se débarrasse de la tristesse ou de la joie, le hêtre se dépouille des sermens qu’on a gravés sur son écorce ; et Joséphine, entre tous les êtres qui végètent, est condamnée à voir se pétrifier l’idée qu’elle aura spontanément fait naître. Encore, si elle avait la ressource des larmes pour voiler quelquefois cette infortune ! Mais à travers les larmes, l’es lettres sont visibles ; et si même quelque chose de plus merveilleux pouvait frapper dans ce phénomène, ce serait, au moment où l’enfant pleure, la lucidité plus vive encore de la miraculeuse inscription.

Le poète Monti raconte que les anges du soir, traversant les airs au dessus de la sainte montagne, aperçurent le cadavre de Judas qui se balançait au rameau redressé de l’olivier où il s’était pendu. Celui d’entre eux qui représentait la justice du ciel, trempa son doigt dans le sang du Dieu crucifié, et traça sur le front du maudit une sentence. Jetée à l’enfer, cette ombre épouvanta de son aspect toute la race perdue. On la fuyait. Judas, lui-même, cherchait les plus épaisses ténèbres, plongeait son front sous les roseaux du fleuve infernal ; mais une sentence de Dieu est immortelle ; et plus il voulait l’effacer, plus ses ongles sanglans faisaient rayonner la sentence. Ainsi l’innocence est punie comme le crime ! L’académie des inscriptions va venir ! et vous verrez qu’à force de torturer la patience de l’enfant et de nettoyer ses savantes lunettes, elle finira par déchiffrer, épeler, et peut-être traduire ce qui illumine tout le monde au premier coup d’œil. Depuis la mort de Champollion, MM. R… et Z… ont enfin une chance pour deviner un hiéroglyphe, en se cotisant. Mais cette gloire, objet d’ennui, prétexte de visites, elle ne restera pas moins un fardeau à supporter pour la frèle créature : une créature d’exception ; admirée, jamais aimée ! Peut-être même n’aura-t-elle ni envieux ni ennemis, dédommagement si nécessaire de la gloire, compensation de cette infirmité dont ni moi ni le vainqueur de Benjamin Constant à l’Académie n’aurons jamais à nous faire guérir. L’empressement si banal qui substitue un engouement pour l’individu à une admiration des choses, qui vous fait préférer l’ouvrier à l’œuvre, courir presque aussi vite à la fenêtre pour voir passer ou l’artiste ou le singe, le maréchal de France ou le chameau, Byron était humilié si profondément d’en être l’objet, qu’en maintes circonstances il immola sa vanité sur un autre point au soupçon d’être pris pour un phénomène. Vous vous souvenez qu’un jour il assistait aux courses de New-Market : un enfant du penple vint lui offrir une chaise, en le saluant par son.nom.

Vous voyez ! dit Schelley, vous êtes déjà célèbre, et tous les enfans vous connaissent. — Oui, répondit l’illustre boiteux, ils me connaissent parce que je suis infirme. 1 1 f C’était quand les frimas blanchissent nos Cévennes. Les rameaux se heurtaient à la cime des chênes ; Et le sinistre autour, caché dans le vallon, S’endormait aux soupirs du nocturne aquilon. Des accens de la paix, que la victoire honore, Les vieux murs de Florac retentissaient encore ; Et l’intrépide Egbert, dans l’oubli d’un festin, Ivre de sa jeunesse et des parfums du vin, Mêlait aux chants heureux des paroles impies. Son père l’écoutait : des craintes assoupies Reviennent au vieillard, en songeant que le jour


.

  • Qui du jeune vainqueur consacra le retour,

Le cierge accoutumé qu’apportait sa prière, Au lévite échappé tomba dans la poussière. Il sort ; et pour ce fils priant les cieux tout bas, Va chercher le sommeil, qu’il ne trouvera pas !

!

Egbert se lève et dit : — Par ce Xerès sans onde Qui pétille dans l’or de ma coupe profonde, Je promets à l’enfer et mon ame et, mon sang, Si ma peur croit jamais à leur Christ impuissant. On dit qu’à ce discours les conviés pâlirent, Et quelques uns, muets, loin du palais s’enfuirent. Egbert, réunissant ses compagnons épars, Voulut de la cité parcourir les remparts : Long-tems leurs cris joyeux tourmentèrent les ombres ; Mais l’air était si froid, les cieux étaient si sombres, Que nul de son foyer ne sortit] pour les voir.. — De nos vins généreux sentez-vous le pouvoir, Dit Egbert ? Si la nuit m’envoyait des amantes ; Si les sœurs du démon, que l’on dit si charmantes, Apparaissaient ici, je les prierais d’amour ! Un jeune clerc lui dit : Si loin des feux du jour, Pourquoi du noir Satar provoquer la puissance ? Il fait assez de mal ; et même à l’innocence. —

— Les sermens que j’ai faits, dit Egbert, je les tiens ! On vit, près de l’enceinte où dorment les chrétiens, D’un flambeau tout-à-coup le pâle éclat paraître. Un jeune serviteur, que l’Afrique a vu naître Guidait une beauté dont il soutient les pas. O trésor d’innocence, et de grace, et d’appas ! L’esclave a de son pied heurté les murs funèbres, Et la torche avec lui tombe dans les ténèbres. La Vierge s’épouvante et n’ose plus marcher. Egbert ému d’espoir, et prompt à s’approcher, S’offre de la guider vers le toit qu’elle habite. En son trouble rêveur, la jeune fille hésite, Puis accepte et rougit. Egbert à ses amis : — Vous voyez quels destins me sont déjà promis ! Celui que j’invoquais est-il inexorable ? Adieu ; qu’à vos plaisirs minuit soit favorable. 7 9 157

Et la troupe, en riant, s’éloigne alors de lui. Le guerrier, de son bras offre l’heureux appui ; Sa compagne, long-tems incertaine et tremblante, A peine y confiait sa marche chancelante ; Puis sa terreur s’efface, elle y pose sa main ; Puis dans l’aspérité du nocturne chemin,.. Contre le cœur d’Egbert elle pressait sa crainte.. L’aventureux guerrier répond à cette étreinte. Ils foulèrent ainsi des sentiers ignorés, Tant que l’heureux Egbert crut leurs pas égarés. Enfin d’un banc désert il découvre le siége ; Du fer de son épée en écarte la neige, Son manteau s’y déploie ; et ses mains ont couvert Les délicates mains que rougissait l’hiver. L’esclave cependant, au seuil d’une chaumière, A sa torche éclatante a rendu la lumière. Egbert voit que ses traits, qu’il crut d’un jeune enfant, Ont d’un vieillard cruel le souris triomphant. — On m’appelle Hermosine, et voilà ma demeure, Dit la jeune inconnue. Entrez, car j’attends l’heure Où le Nord plus aigu commence à pénétrer ; Mon vieux tuteur voyage, et vous pouvez entrer. A l’accent de l’amour qui résiste indocile ? Egbert entre au dehors c’est un modeste asile, Tout éclate au dedans d’un luxe sans pareil. Des lampes, des cristaux le mouvant appareil Se double dans l’acier des miroirs de Venise. Cent chefs-d’œuvre des arts, que le goût divinise, L’opale, le saphir éblouissent les yeux. Mais des mille trésors qu’enferment ces beaux lieux, Hermosine est encor la plus rare merveille ! Un festin les attend près de l’âtre qui veille : L’Africain vient offrir la coupe aux flancs dorés Où l’Hypocras riant s’épanche en flots ambrés. Egbert deux fois l’épuise ; et plein d’ardeurs soudaines Croit sentir une flamme errante dans ses veines. Hermosine au festin portait des soins distraits, Mais de son protecteur qu’elle admirait les traits ! Tantôt sur son front pur la candeur se décèle,. regard de malice étincelle. 7 Et tantôt son

Egbert sentit parfois ses yeux s’humilier. Enfin le couple est seul. 159

Jeune et beau chevalier, Dit Hermosine, à quoi passerons-nous ensemble Les rapides instans du soir qui nous rassemble ? Egbert n’osa répondre. Et la belle reprit : — Contez-moi quelque histoire. Hélas ! de mon esprit, Vous l’aurez déjà vu, l’ignorance est profonde ; J’ai langui dans un cloître, et ne sais rien du monde. Mes yeux, le croirais-tu, ne distinguent pas bien L’autour de la colombe, et mon sexe du tien ! Vous triomphez d’un cœur, quelque trouble qu’il sente, Et ses yeux languissaient ; et sa main caressante Des noirs cheveux d’Egbert dérangeait les contours. — Pourquoi tes vêtemens ? tout ce luxe d’atours, Qui de tes mouvemens gêne la noble grace ? —


1.

Egbert, ivre d’amour, entre ses bras l’enlace ; Mourante la conduit sous le lin virginal, Et du bonheur des Dieux se croit l’heureux rival… Lorsqu’il sent, au milieu des voluptés coupables, S’enfoncer dans ses flancs deux serres effroyables. Hermosine ! a-t-il dit. » Hermosine n’est plus. Mais à sa place un monstre ; assemblage confus De formes, de débris, repoussantes images. Pour écarter l’objet de ses affreux hommages, Egbert veut invoquer le nom de son Sauveur, Le monstre le devine : enflammé de fureur, A sa gorge il s’élance ; et sa dent meurtrière Dans le sein du pécheur étouffe la prière. ACependant

quand le jour aux cieux vint à blanchir, Quelques pauvres pasteurs, empressés d’enrichir Du tribut de leurs champs la cité qui sommeille, Entendirent des cris mourir à leur oreille. Dans le creux des vallons, vers ces enfoncemens Où des coursiers infects gisent les ossemens, Luttant sous des lambeaux, ils crurent reconnaître Le soutien, l’héritier de leur illustre maître ; Ils en chargent leurs bras ; et le cortége en deuil Va du toit du vieillard épouvanter le seuil. Serait-ce, juste Dieu que sa terreur implore, Ce guerrier triomphant, cet Egbert qu’il adore ? Lui-même. Ainsi le fils à son père est rendu.. Le jeune infortuné, sur sa couche étendu, Resta long-tems sans voix, sans couleur, sans haleine. n-l. Enfin, d’un accent sourd, intelligible à peine : — Ouvrez donc à l’ermite ! 161

Mais bientôt d’un ermite on entendit les On ne le comprit pas ; pas.

On ouvre ; et sans témoins le pieux solitaire Demande à s’acquitter du sacré ministère. On laisse seuls Egbert et le saint étranger ; Mais resté près du seuil, attentif au danger, Quand sur ses gonds discrets. se referme la porte, Le père entend son fils, dont la voix haute et forte : — Oui, l’erreur a souillé l’aurore de mes jours. Je confesse le crime, et me repens, mon père ; Ouvrez-moi, s’il se peut, les célestes séjours ; Je me confie en vous, c’est en vous que j’espère ! Les cris se sont calmés : le père, sans retard, S’empresse de rentrer ; il cherche, heureux vieillard ! L’ermite qu’appelait sa voix reconnaissante… Il avait disparu ; la mort seule est présente. Sur la cendre gisait le superbe vainqueur, Un crucifix d’airain reposait sur son cœur. $1 € LE PÊCHEUR.

Au pied du rocher solitaire, Qu’un beau lac baigne de fraîcheur, Sur ses filets, avec mystère, Veillait le timide pêcheur.. Tandis que son œil plein de joie Épie, et va saisir la proie.. Enchaînée au perfide attrait, Reine de ces collines vertes, Du sein des vagues entr’ouvertes Une jeune Ondine apparaît. La nymphe à la voix immortelle


by LE PÁCERER : Reproche au pêcheur ses projets « Pourquoi de tes ruses, dit-elle, « Troubler mes paisibles sujets ? « Si tu savais quelles délices « Habitent sous mes flots lointains,.

  • Loin de nous chercher des suppliees,
  • Tu voudrais changer tes destins ;

« Tu voudrais, quittant tes demeures Et les travaux du sol natak,.. Partager nos riantes heures « Au sein des palais de cristal….. « Le dieu du jour aime les ondes : « Et la chaste reine des nuits,… a « Pour charmer ses pâles ennuis,

  • Se mire en nos vagues profondes.

€ Ce lac, il embellit les cieux ; « Ne vois-tu pas, jeune profane, α Que dans ce miroir diaphane « Ton front même est plus gracieux ? « Viens désaltérer ta jeunesse : « Qu’en nos bras se plonge et renaisse « L’albåtre azuré de tes flanes : « Vois cette eau si pure et si douce ! « Fuis du jour les feux accablans,

  • Et sur nos lits d’algue et de mousse

163 « Viens coucher tes membres brulans. » A ces mots, l’onde se balance, La rive éclate de blancheur, Et la fraîche nymphe, en silence, Vient baiser les pieds du pêcheur. Il descend la grève inclinée, Hésite un moment : mais voici Qu’en jouant la vague obstinée Monte à son cœur et l’a saisi. Et la nymphe ! elle anime encore Ses caresses, sa voix sonore ; C’en est fait, le charme est trop Il cède au péril qui l’attire, Et se perd, avec un sourire, Sous les flots du limpide azur.


sûr… — Qui passe donc si tard à travers la vallée ? — — C’est un vieux châtelain qui, sur un coursier noir, Un enfant dans ses bras, suit la route isolée. Il se plaint de la nuit qui voile son manoir ; Et l’enfant (ah ! pourquoi troubler ces cœurs novices !) Se rappelle, tremblant, ces récits fabuleux Qu’aux lueurs de la lampe au vague effroi propices, Le soir, près des foyers, racontent les nourrices.

  • Une tradition du nord, que Gæthe le premier a fait passer dans la poésie,

attache à l’ombrage des saules ou des AuLTE une sorte de génie malfaisant dont on effraie l’imagination des enfans. Il croit voir… il a vu, sous les bois nébuleux, Un de ces vains esprits, de ces antiques Gnômes, Qui, railleurs et cruels, doux et flatteurs fantômes, Se plaisent à troubler le songe des pasteurs : Soit qu’ils poussent leur rire à de courts intervalles, S’attachent aux longs crins des errantes cavales, Ou prêtent à la nuit des rayons imposteurs. Voilà de tous ses pas les rians artifices : Le monstre, au bord des précipices, Marche, sans les courber, sur la cime des fleurs, Et de sa robe aux sept couleurs Il a déployé les caprices. A l’enfant qu’il attire il ouvre un frais chemin, Fait briller sa couronne, et sourit ; dans sa main Flottent le blanc Troène et les Nénuphars jaunes. — Mon père, a dit l’enfant, vois-tu le Roi des Aulnes ? — —Mon fils, sous mon manteau pourquoi cacher ta peur ? Du ruisseau qui nous suit c’est la blanche vapeur. — J’entends ses sœurs courir et murmurer ensemble… — C’est la brise du soir sous le bouleau qui tremble ; Rassure-toi, mon fils, contre un effroi trompeur. — Qui frémit dans les bois ? — Le ramier qui s’éveille. — Il me parle !… entends-tu sa voix à mon oreille : « Viens, bel enfant ; j’ai des bijoux, « Du sable d’or, de blancs cailloux ; « Ma mère, de nos airs t’apprendra les cadences ;

  • Je sais de jolis jeux ; tu verras dans nos champs

« Les chœurs variés de nos danses, << Je t’endormirai par mes chants. » α Mon père ! au bord des eaux vois-tu là-bas sa mère ? Mon fils, mon cher enfant, vaine et triste chimère ; C’est le tronc du vieux saule et ses rameaux penchans. 201 DES. ABLEIA.

( Viens, bel enfant, sois à mes vœux docile, a Je sers de guide à tes pas égarés. « Pour toi mes sœurs vont, d’une main agile, « Tresser des festons bigarés. Regarde, que de fleurs au bord du lac tranquille ! Pourquoi ces craintes, ces délais ? Viens ; ta place est dans mon palais ; « Me résister est inutile ! >> a «  1 fig

— Mon père !.. il m’a saisi ; je souffre…ah ! sauvez-moi ! » Le châtelain frissonne et l’enfant, plein d’effroi, Se serre sur son cœur et demeure immobile. Mais le vieux châtelain, pressant son coursier noir, Et l’enfant dans ses bras, regagne son manoir. Voilà, voilà les tours de l’antique édifice.


. Le pont mouvant s’abaisse, il entre ; et la nourrice Apporte sur le seuil un vacillant flambeau. Le père, avec tendresse, écarte son manteau : — Soyez donc plus discrète ; il m’a, durant la route, Isaure, entretenu des Esprits qu’il redoute ; Il eriait dans mes bras ; mais maintenant il dort, Reprenez votre enfant.-Oh ! dit-elle, il est mort ! — « Mon père ! n’allez point sur l’Apennin sauvage « Demander un asile à ce fatal château. BLANCHE.

€ Déjà la nuit confond la mer et son rivage, « Et l’autan pluvieux bat les flancs du coteau : Restez ; le villageois vous offre sa chaumière. € « Vous ne savez donc pas quels funestes guerriers « Habitent les hauteurs de ces créneaux altiers ? • Du balafré Sigmar ils suivent la bannière : « Et depuis que de Suze ils ont quitté les bords, « On dit que chaque jour augmente leurs trésors.

  • La forêt les reçoit durant les nuits d’orage,
  • Leur souterrain mugit sous les coups du marteau…

Mon père ! n’allez point sur l’Apennin sauvage « Demander un asile à ce fatal château ! » K TRADITIONS POPULAIRES. Et le religieux les bénit en silence, Et suit vers l’Apennin le sentier qui s’élance. « Au moins portez nos vœux, nos soupirs clandestins « A celle que ce soir menace l’hyménée : Sigmar livre ce soir, au sortir des festins,

  • A son fier lieutenant sa fille infortunée.

a « Pauvre Blanche ! quel cœur ne plaindrait ses destins ? . C’est un ange au milieu des réprouvés en armes. << Ses quatorze printems ont passé dans les pleurs ; « On la voit, sur nos monts, chercher de tristes fleurs ; « Le pauvre la connaît, elle a séché ses larmes. » Et du saint voyageur. le cortége est tremblant ; Du sentier qu’il poursuit ses guides descendirent ; Leur voix encor l’appelle ; et leurs regards suivirent, Tant que de la colline il serpente le flanc, Et sa robe de bure et son long bâton blane. Enfin, dans la vapeur des brumes pluvieuses, Sous les vieux châtaigniers, sous les vieilles yeuses, Il se perd. Il aborde au pied des hauts remparts. Que de tours de donjons, confusément épars ! Nul soldat ne veillait sur l’enceinte déserte :… 1 Au sommet crénelé de la porte entr’ouverte, L’oiseau seul de la nuit qui pousse un cri d’effroi, Va d’une aile sinistre effleurer le beffroi. Si le calme succède aux coups de la tempête, Au vent, qui des donjons fait soupirer le faîte, Le moine entend des ris affreux, et des éclats Dont les vagues échos trompent long-tems ses pas. S’il croit avoir franchi la galerie antique, Une autre encor s’alonge ; et de mille flambeaux Il a vu s’embraser la pourpre des vitraux. Les voilà ! des banquets c’est la salle gothique. La sandale trois fois a frappé le portique. Il entend accourir des pas doux et légers : Blanche ! vos soins pieux cherchent les étrangers. >.

— Quel hôte nous apporte une tête hardie, Cria l’affreux époux, futur roi du manoir ? 174

— Un Pélerin, dit Blanche ; il est vieux, il mendie ; C’est un humble envoyé des couvens du Val-Noir. On s’étonne. Et devant tous ces hommes de proie, Ces mots seuls prononcés font éclater la joie. — Chassez-le, dit Sigmar ; et qu’il porte plus loin Son froc, et ses malheurs dont je n’ai pas besoin. Blanche alors : — En ce jour où ma foi s’abandonne, $72 TRADITIONS POPULAIRES. Le seul vœu de mon cœur, l'allez-vous rejeter? L'impie à son enfant n'osa point résister. Elle, au foyer brûlant conduit l'hôte, et lui donne Les mets réparateurs et le vin des vieillards. La troupe le poursuit par d'insolens regards. L'un du casque d'acier couvre sa tête sainte; L'autre insulte au cordon dont sa poitrine est ceinte. L'indigne prétendant de ton hymen si beau, Blanche!' de son poignard attisant un flambeau, Apporte les rayons de la flamme effrontée Sous les plis ondoyans de la barbe argentée. Mais Blanche est suppliante, on s'éloigne ; et soudain Sigmar, jetant au moine un regard de dédain : — Dis-nous l'un des récits dont tu gardes mémoire? Les pélerins oisifs ont toujours quelque histoire : Allons, fais discorder ta lamentable voix. Le prêtre, d'un accent où le calme respire : — Je ne sais qu'une histoire, et je vais vous la dire. La troupe l'environne. «Il était une fois,

Sous les murs d'un château confin d'un vieil empire, Le plus obscur archer, qui, gardant les remparts, Jusqu'à sa châtelaine élevait ses regards. Digitized by

Google A travers les créneaux, la fugitive image De l’imprudent vassal avait surpris l’hommage. Comme un intinet du crime il accueillit l’amour. —

Or, durant une nuit qu’il veillait sous la tour, Obsédé de ces feux qu’irrite le mystère : — Qui m’aidera, dit-il ? quel pouvoir salutaire Veut, au prix d’un forfait, m’accorder son secours ? Moi ! répond un long cri qui vient percer la terre, Moi, je puis seul t’entendre et suis ton seul recours. Et du sol entr’ouvert un éclair qui s’élance, De son bleuâtre éclat vient couronner sa lance. Moi, de tes vils destins je puis changer le cours ! Tu veux la blonde Irène ? En tes bras je la porte. — Obonheur ! Et quel prix ? — Toi.

— Quel es-tu ? 1.3

Qu’importe ! Abandonne tes jours au pouvoir de ma loi, Et quinze ans fortunés vont commencer pour toi. Vainement de l’archer les cheveux se hérissent : — Signe, le pacte est prêt ; les beffrois retentissent, C’est minuit !

Et l’archer ne vit rien d’effrayant Que la perte d’Irène, où tous ses vœux s’unissent,


; Et sa main s’imprima sous l’écrit flamboyant.

7

Cet archer disparut. Mais un mois fuit à peine, Sous son casque fermé vient d’une cour lointaine Un Seigneur, qui d’Irène a réclamé l’hymen. Vingt Pages l’ont suivi : l’or coule de sa main ; L’or tient lieu de vertu ; l’or de titres dispense ; Et le damné saisit sa belle récompense. Sigmar, un autre bien couronna son amour : Une fille. On la voit plus belle que le jour ! Pour les méchans, Sigmar, le sort d’abord prospère, Sourit ; mais écoutez ! Ne pourriez-vous, mon père, Dit Sigmar, que tout påle on a vu se lever, Nous faire une autre histoire ? — Il la faut achever. Déjà du réprouvé le supplice commence. Loin d’avoir imploré la céleste clémence, De mériter quinze ans l’oubli de ses erreurs, ( " Il remplit l’orient du bruit de ses fureurs ; De trésors usurpés il s’est rendu le maître. L’enferilie à ses pas des guerriers inhumains Plus féroces que lui, plus coupables peut-être, :. Ea le denier du pauvre ensanglante ses mains. Bandit ! Tu l’oubliais, parmi tant de victimes,… Quel temps te fut compté de faveurs et de crimes, Quel pacte tu signas aux pieds de Lucifer ? Viens ; le prix de ce crime est l’éternel enfer. 4 178

Pour frapper l’étranger, Sigmar s’élance et vole : Son front s’est protégé de la sainte auréole,… Et la main de Sigmar agite en vain le fer… — C’est donc toi, dit le moine, et ton heure est venue ! De Satan qui t’appelle entends la voix connue, Ecoute ! Le beffroi sonne à coups répétés Et minuit, et la fin de tes prospérités. Satan ! voilà Satan ! Enflammant les ténèbres De sa couronne ardente et de ses yeux funèbres, Il traîne sur ses pas son effroyable cour. La troupe veut combattre ; elle s’arme, elle court : De la nuit du chaos l’épaisseur l’environne, L’ouragan sous les toits s’enfonce et tourbillonne, Sous les combles brisés serpentent des éclairs, La pluie, en traits de feu, se croise dans les airs ; Sous un bras souterrain l’édifice qui tremble Déjà courbe ses tours sur tous ceux qu’il rassemble. Un seul cri suppliant interrompt ces clameurs : — Non, répondit Satan ; non, désespère et meurs. L’impitoyable époux… sa main s’est avancée :


1 { Dans l’ombre il veut saisir sa påle fiancée, Mais la vierge est aux pieds du céleste vieillard. TRADITIONS POPULAIRM. Au lieu des vastes forts et du noir étendard, Le lendemain, le pâtre, assis dans la vallée, Que voit-il ? une cime aride et désolée D’où s’élançaient encor quelques feux destructeurs ; Et de loin le vieux moine, en ses bras protecteurs, Aux rayons de l’aurore à peine épanouie, Portait la jeune Blanche encore évanouie. Fier des brillans trésors dont la jeunesse est vaine, Trivulce était l’amour des beautés de Ravenne ; Et quand son blanc coursier l’emporte aux jeux du cours, La vierge, interrompant ses folâtres discours, Va, sous l’abri de fleurs qui borde sa terrasse, D’un doux et long regard accompagner sa trace. Tantôt plus d’une écharpe adopte ses couleurs, Tantôt devant ses pas il voit tomber des fleurs ; Et vingt Pages, cachant les doux écrits des belles, Apportent à ses pieds des vœux long-tems rebelles, Nulle ne sut lui plaire : ou, s’il soupire un jour, 17 N Il le cache à l’objet de son volage amour, Tant il craindrait de voir, à l’aveu de ses flammes, Un plaisir orgueilleux flatter ces jeunes ames. Tout s’offrait en conquête à ses dons séducteurs : Rang, courage, trésors, beaux ans, que de flatteurs ! Enfin, tout cet orgueil et sa fière assurance Tomba devant la grace et les yeux de Laurence. Le superbe daigna confesser son amour, Et Laurence ingénue et pure et sans détour : — Trivulce, votre hymen est la commune envie. Laquelle de mes sœurs, vous confiant sa vie, Ne serait à ce nom fière de s’allier ? Mais j’aime ; et tout mon cœur est au jeune Isolier. Trivulce dans son sein renferma la vengeance. A la fête prochaine, à l’heure où l’indigence Du cloitre de Saint-Paul assiégeait les parvis, Laurence et ses vertus charmaient les yeux ravis. Trivulce dans la foule aperçoit auprès d’elle Un rival ; et son bras lui sert d’appui fidèle ! Du long manteau de pourpre enveloppant ses traits, Trivulce est dans la foule, il suit leurs pas distraits ; Derrière eux dans le temple il entre, il s’agenouille : Là, du chaperon d’or quand son front se dépouille, Écoutez murmurer ses fiers ressentimens ! Voyez ses yeux s’armer ! Que dis-je ? ils sont amans : Et nos jours embellis par ce charme suprême, Que sait-on voir, entendre, hormis l’objet qu’on aime ? Sous la main d’Isolier frémit la blanche main. Le voilà cet autel qui les attend demain ! Mais le prêtre a pour eux suspendu les mystères ; Vers la chaire sacrée il monte et dit : — Mes frères,

TRIVULCE. f U « Pour la dernière fois nous venons publier « Et les bans de Laurence et les bans d’Isolier. ¤ « S’il

n’est point d’opposant au nœud qui se prépare, Enfans, je vous unis… D . 179

— Et moi je vous sépare ! Cria l’affreux Trivulce ; et, bouillant de fureurs, De vingt coups de poignard il frappe les deux cœurs. Le peuple veut déjà venger le sang qui coule ; Lui, du poignard fumant a dispersé la foule, Et court cacher sa fuite aux Apennins déserts. Criminel un moment, son cœur n’est point pervers. Il habita les monts, les neiges, les abîmes, Et trois ans de remords ont vengé ses victimes. Du fond de son exil un édit de la cour Ouvrit après trois ans Ravenne à son retour. Il reparut. Où donc est ce brillant jeune homme Que la molle Italie et regrette et renomme ? Quel ceil reconnaîtrait ce favori du sort, Ce Trivulce, éclatant de conquêtes et d’or ? Voyez ce front pâli se courber sous la cendre, L’habit des pénitens jusqu’à ses pieds descendre ; On dirait son jeune âge au déclin parvenu, Et sa propre nourrice enfin l’a méconnu. A peine dans ces murs entré sans espérance, Il demande où l’on prie au tombeau de Laurence. Les amans reposaient au pied du même autel Où dans leurs chastes cœurs tomba l’acier mortel. Trivulce, encor jaloux, y traîne ses alarmes, Et, penché sur le marbre, il épuisa ses larmes. Ses larmes cependant le soulageaient encor ! Au vieux gardien du temple il va prodiguer l’or, Pour qu’à son désespoir on accorde à toute heure De venir visiter la pieuse demeure. L’indifférent vieillard s’accoutume à le voir, Et bientôt à ses maux il l’abandonne. Un soir,

A l’excès des tourmens sa force enfin succombe ; Et vaincu du sommeil, il s’endort… sur la tombe. 2 Quand son œil se rouvrit, le temple était désert ; Plus d’issue. Eh ! qu’importe ? où n’eût-il pas souffert ? Mais non. Non ! tout à coup de saintes espérances : Ont remplacé l’horreur de ses longues souffrances ; Il lui sembla qu’au sein de ces calmes séjours, S’il pouvait ressaisir la chaîne de ses jours, Il saurait, dévorant le fiel de sa pensée, Contempler son rival guidant la fiancée. Alors il voit dans l’ombre une porte s’ouvrir : Ses

yeux, voilés de pleurs, lui laissent découvrir Un desservant du temple. Aux lueurs de sa torche Il suit ses pas, glissant sous les arceaux du porche : Que veut-il, ce nocturne et pâle chapelain ? A travers ses flancs noirs et sa robe de lin, Pourquoi de son flambeau la lueur transparente ? 181

ll promène long-tems sa vigilance errante. Au pied des froids martyrs, sur des tombeaux couchés, De sa torche en passant les cierges sont touchés. Il r’ouvre les missels sur leurs tournantes bases, Écarte avec respect la poussière des vases, Devant le meurtrier poursuivant son devoir, Passe sans l’aborder, sans paraître le voir. Enfin des saints flambeaux quand la voûte se dore, Il va des trépassés tinter l’airain sonore. A ces accens connus s’ouvrent tous les cercueils ; Tous les morts sont debout, trainant leurs blancs linceuls. Un psaume, que chanta leur voix mélancolique, Emplissait de soupirs la vieille basilique. Le sacrifice offert, les rites accomplis, Un mort, ceint de l’étole et du flottant surplis, Quittant les bancs du chœur et les rangs funéraires, Monte à la chaire sainte et s’écrie : O mes frères !

« Pour la dernière fois nous venons publier « Et les bans de Laurence et les bans d’Isolier. » Trivulce alors étend sa vue épouvantée Vers la place où sa main jadis ensanglantée…. La tombe est un autel ; et le front ceint de fleurs, Deux ombres, à travers les voiles de douleurs,. Échangeaient des regards où vit encor leur flamme, Et se tendaient les bras pour enchainer leur ame. Trivulce a détourné son farouche regard, Et sous la haire encore il cherche le poignard. « — Est-il quelque opposant au nœud qui se prépare ? » — Toujours ! cria Trivulce, et ce fer les sépare. Tout fuit, s’éteint, s’abime ; et du temple étonné Long-tems l’horrible écho murmure : IL EST DAMNÉ. ÉGARÉS DANS LES BOIS. — Vois, mon frère, ces fleurs : au bord des verts chemins Depuis l’aube, et tout seul, j’en ai rempli mes mains : Le long de ces ruisseaux, que d’autres j’abandonne ! Quand ma mère verra se tresser en couronne La blanche perce-neige et l’azuré barbeau, Comme elle sourira, que son lit sera beau ! — —Mon frère, quand ta main visitait ces feuillages, J’ai pris ces papillons et ces blancs coquillages ; N’est-ce pas qu’à ma mère ils plairont mieux encor ? — —-Non, ce sera mes fleurs.-Non, mes papillons d’or. — — Regarde le soleil à travers ce vieux hêtre : by Du côté du soleil le hameau doit paraître. Ce hameau, quand les vents le soir viennent à nous, Ma mère, tu sais bien, nous fait mettre à genoux, Si l’on entend la cloche y sonner la prière. — —On dit qu’il est bien loin ? -Nous marchons pour ma mère. Ainsi, mêlant le rire et les confuses voix, Et

Se parlaient deux enfans sous l’ombre des grands bois. L’un comptait six printems et l’autre quatre à peine ; I le nord touchait de sa piquante haleine Leur ronde joue en fleur et leurs beaux cheveux blonds, Ils souriaient au ciel, aux fleurs, aux aquilons. Leur mère, seul parent qu’abritât leur chaumière, Ferme depuis trois jours ses yeux à la lumière ; Mais en vain se prolonge un repos sans réveil, Pour les deux orphelins sa mort est le sommeil. Allons, s’étaient-ils dit, le prêtre du village Du bois depuis long-tems n’a point fait le voyage, Il suivra deux enfans que sa pitié nourrit ; Quand ma mère l’écoute.elle pleure et sourit.. Et, dès les premiers feux de la naissante aurore, Ne prenant qu’une part du pain qui reste encore, De la

pauvre cabane ils sortirent pieds nus, De peur de réveiller leur mère qui n’est plus. Un vieux ami, leur chien, les suit dans la campagne. Comme d’un pied sans trace effleurant la montagne, Sous la futaie ombreuse ils volent s’engager, Heureux d’un si beau jour et fiers de voyager ! Vers midi, découvrant la route encore immense, L’enfant qu’avertit mieux sa raison qui commence, Voulut marquer des bois les détours effrayans : Sécurité naïve et soins imprévoyans ! Il allait, sous l’abri de ces routes changeantes, Semant de son pain noir les miettes indigentes, Sans voir que le pinson, caché sous l’églantier, Dispersait dans les airs les traces du sentier. Nous touchions à ces jours où le vent des orages Frappe les bourgeons verts et les tendres feuillages ; Où l’hiver, sur ses pas brusquement de retour, Vient glacer le printems et la fin d’un beau jour. Mais le soir, tout à coup brunissant la clairière, Comme un sinistre autour tombe sur la bruyère. Les timides enfans, précipitant leurs pas, Se serrent l’un vers l’autre et se parlent plus bas : — Mon frère, allons-nous-en. Dans le fond duboissombre Les loups nous mangeront ; j’ai vú passer leur ombre. — Ne crains point. Suis plutôt les détours du ruisseau : Il saura nous guider vers un pays plus beau ; Nous verrons des jardins, des enfans, des prairies ; La fraise sera mûre et les mauves fleuries, Et nous retrouverons, sur le seuil dú chalet, Ma mère qui t’appelle, et du pain dans du lait. — N’entends-tu pas des cris à travers ces grands chênes ? — Non, je crois du hameau les demeures prochaines ; Viens.

— J’ai faim, je suis las, je ne veux plus marcher. Au pied de ce grand arbre il vaut mieux nous coucher : Dormons ici, demain nous marcherons encore. Et le plus grand s’élance au front d’un sycomore, Regarde et ne voit rien. Que l’air est orageux ! L’étroit sentier s’efface, il glisse, il est fangeux : Où s’asseoir, où dormir sur ces herbes mouillées ? Que faire de leurs mains que la terre a souillées ? Long-tems le plus petit, perdu dans le hallier, Disait : « < Reviens, ma mère ! » et se prit à crier. A peine un fruit vieilli s’offrait par intervalle, Et la mûre des bois teignait leurs lèvres påles. Enfin, devant leurs pas un orme caverneux Se courbe ; et les enfans s’abritent sous ses nœuds. Là, pour son frère en pleurs, des habits qui le couvrent L’ainé se dépouilla. Leurs faibles bras s’entr’ouvrent, S’enlacent, et bientôt ils ont fermé les yeux. Lorsque la froide aurore enfin rougit les cieux,

Le bûcheron sorti de la hutte éloignée,

Chantant, et sur l’épaule appuyant sa coignée,
Les contemple long-tems, craint de les éveiller,
Passe, et dit qu’il a vu deux anges sommeiller.
Hélas ! ils n’étaient plus. Et l’aurore attristée
Vit que leur double enfance au ciel était montée ;
D’une rosée amère elle inonda les fleurs.
Leur chien, long-tems fidèle, emplit l’air de douleurs,
Lécha leurs pieds glacés, triste et dernier hommage.

Et l’oiseau dont la pourpre enflamme le plumage,
Qu’abritent nos pasteurs durant l’âpre saison,
De qui l’instinct pieux n’aurait laissé, dit-on,
Ni jamais l’assassin dormir sous la feuillée,
Ni sans quelques honneurs la victime oubliée,
Le rouge-gorge, ami des enfans du hameau,
Les couvrit tous les deux des feuilles de l’ormeau.

— —-Soyez le bien-venu sous nos vieilles demeures.

Mais, mon jeune écuyer, charmant le vol des heures, Il vous faudra garder jusqu’aux feux du matin Le siége qui ce soir vous invite au festin. Conrad victorieux traverse nos contrées ; Et de ses vétérans deux troupes rencontrées Occupent tout entier ce vaste château-fort. urvenu dernier, soumettez-vous au sort. Notre métier, Gérold, n’a pas toujours ses charmes ; Mais futur chevalier, c’est la veille des armes. Et Gérold se résigne, et l’on boit à la nuit. Emma, Vierge aux yeux noirs, trésor du vieux réduit, Entr’ouvrant le corail de ses lèvres charmantes, Épanchait du Xerès les ondes écumantes. Emma ! votre sourire à railler est enclin ! Et baissant tout à coup son œil vif et malin : — De tout ce haut donjon l’enceinte n’est pas prise : Gérold peut reposer… Où ? -Dans la chambre grise, Un soupir, un regard de son père irrité Sur sa bouche naïve enchaina la gaîté. — Excusez-moi, seigneur ; j’ignorais qu’un mystère, Dit-elle, sur ces murs m’ordonnât de me taire. Peut-être il serait tems qu’un chevalier chrétien Des armes de la Croix nous prêtât le soutien. Qui donc, rendant la paix à votre solitude, Affranchira ces tours du spectre de Gertrude ? —

— Un spectre ! dit Gérold, en relevant gaîment Le cimier dont la pourpre ornait son front charmant ; Le suivre et le combattre est de mon ministère. Qu’il soit le compagnon de ma nuit solitaire : Mon hôte consent-il à m’en laisser l’honneur ? — Enfant, a répondu le sage gouverneur, Pourquoi les réveiller, ces tragiques histoires ? Leur terreur prête à rire aux jeunes auditoires. Je sais qu’on n’y croit plus, et surtout à la cour Où les doctes esprits nous raillent chaque jour.


. 4 go Au lieu d’en hasarder l’épreuve singulière, Gardez de ces foyers l’enceinte hospitalière : L’âtre rit à vos pieds, là-haut gémit le nord : Réservons la valeur pour un plus noble effort. — Au moins confiez-nous, dit le poursuivant d’armes, Quel prodige en ces murs a semé tant d’alarmes ? Et d’Emma curieuse un regard l’applaudit. Le vieillard à leurs vœux cède à regret, et dit : Gertrude, ainsi le ciel nomma l’infortunée Que réclame, dit-on, sa tombe abandonnée. « Dans un âge ignorant ce qu’amour à de feu, « Gertrude avait promis de consacrer à Dieu « De ses quinze printems la pudique innocence. Rodoald, un guerrier ivre de sa naissance, ( « Et n’opposant nul frein à tous ses vœux impurs, « La vit, osa l’aimer, l’attira sous ces murs, « Et l’impie, insultant aux larmes virginales, « Il lui ravit l’honneur sous ces voûtes fatales. U TRADITIONE POPULAIRES. 1 {{

<< Nul mortel du forfait ne connut la noirceur : Gertrude le révèle à son seul confesseur ; « Mais elle osa chercher l’abri d’un monastère, << Se fiancer à Dieu sous un voile adultère, « Et le prêtre irrité l’exila de l’autel. << Ce cœur pur se frappa d’un désespoir mortel, « Et de ses propres mains Gertrude empoisonnée, « Dans la chambre parjure éteint sa destinée. Mon fils, elle est errante en ces vieux monumens, « Et le ciel la consacre à de longs châtimens. Quand l’heure, après minuit, résonne solitaire, Un cri perçant s’élève et sa chambre s’éclaire. « Vous verriez de Gertrude avancer à pas lents « Le spectre convulsif, les yeux étincelans. « Dans l’une de ses mains, le fer ; l’autre avec peine «  a « Soulève un Christ d’argent qui s’étend sur l’ébène. « Elle prie ; elle agite en effort impuissant << Des lèvres dont l’écho n’accepte aucun accent. ( De ce lit, dont le tems conserve les ruines, Quand sa main décharnée agite les courtines, Apparait Rodoald ; et le couple irrité egt

Dans l’ombre et la prière use l’éternité. « Malheur à qui viendrait troubler leur pénitence ! » Mais Gérold ne sent point s’étonner sa constance ; Il écoute, il sourit, il raille tour à tour, Et demande à franchir les degrés de la tour. ; Emma sourit d’orgueil à son jeune courage ; Le vieillard veut parler… Vains discours de son âge ! Emma saisit la torche et guide, l’étranger. O Gérold ! que tes vœux redoutent d’abréger Ces sombres corridors, ces cours, ces vastes ailes Où, sur ses pas légers, volent tes pas fidèles ! Qu’il admire son guide en ces détours obscurs, Et sa grace, et son ombre errante sur les murs ! Au seuil fatal, Emma s’arrête enfin tremblante : Sa main de l’écuyer touche la main brûlante En cédant le flambeau qui l’éclaire à son tour, Et Gérold, immobile, a frissonné d’amour. Qu’il voudrait enchainer l’objet de son hommage ! Et quand il voit enfin la séduisante image Prête à s’évanouir à l’angle ténébreux, Il confie un baiser à ses doigts amoureux. A peine a-t-il daigné, sous l’acier qui le couvre, Juger l’étrange aspect du réduit qui s’entr’ouvre. Ces portraits, des vieux murs hôtes silencieux, On dirait la vie habite encor leurs yeux.. que

Partout l’ardoise et l’or couvrant les vastes tables, Et des tems du passé les chiffres redoutables, Ces grisâtres lambris, ce silence fatal, Ces ténèbres, ce deuil, et ce lit sépulcral Qu’enferme de Damas la pourpre ensanglantée, Rien n’a distraít l’espoir dans cette aine enchantée. — Plût au ciel, se dit-il, quand son lit l’enferma, Que Gertrude invisible eût les charmes d’Emma !.. Enfin l’heureux sommeil incline sa paupière, De son souffle à sa torche il ravit la lumière, Et s’endort en rêvant ses naissantes amours. Les heures du matin, du haut des nobles tours, Déjà se répondaient ; Gérold, objet de crainte, N’avait point reparu dans la commune enceinte. Vainement ses coursiers, d’un pied retentissant, L’avertissaient du jour à l’horizon croissant. On monte vers la tour, on l’appelle… ô surprise ! Un sinistre verrou fermait la chambre grise. Écoutez ! des soupirs, de lamentables cris ! La porte éclate et tombe : à travers ses débris Regarde, en pålissant, une foule éperdue. Qui du fatal donjon franchira l’étendue ? Voyez-vous quel désordre étonne leurs regards ! Comme après un combat les meubles sont épars ; Du gothique plafond la voûte était croulante Un glaive au loin brisé, la torche encor brûlante ! Allez, cherchez ses pas, courez l’empire entier… Jamais les yeux humains n’ont revu l’écuyer. 2 13


+93 LE QUÂNE. Voyez-vous sur ce roc monter ces larges tours Dont l’image emportée en de rians détours Obscurcit en passant les flots purs de la Dore ? Inconsolable veuve et pourtant belle encore, Là, soupirait Clotilde : au foyer paternel Ses larmes rappelaient le belliqueux Isnel ; Isnel, son jeune époux. On dit qu’un soir d’automne, (Si l’on croit aux récits dont le pâtre s’étonne), Seul, pensif, engagé sous l’épaisseur des bois Dont la verte ceinture enveloppe sept fois, Sept fois laisse, plus haut que les hautes ramées, a Monter la vieille église aux flèches embrumées, Isnel, abandonnant le frein de son coursier, Au tortueux détour d’un oblique sentier, Murmurait : « Je vous perds, de la vie incertaine, « O vous changeans plaisirs ! Quoi, la rive lointaine « N’a plus pour moi d’amis, d’asiles étrangers ?

  • Heureux oiseaux du ciel, que d’amours passagers !
  • Ne faites plus pour moi, trop joyeux infidèles,
  • Retentir ni vos chants, ni le bruit de vos ailes.

Chevaliers, pélerins, que loin de mon château « Verra monter l’aurore au sommet du coteau, « Vous aurez les hasards d’une orageuse vie,

  • Des rivaux, des périls… Que je vous porte envie,
  • Vous tous qu’attend le sort d’un mortel éprouvé ;

« Vous cherchez le bonheur… et moi je l’ai trouvé ! » Il dit ; et le guerrier, comme un rayon qui passe, Dans la forêt muette a disparu sans trace. Depuis, des cent vassaux qui peuplent son séjour, Nul n’osa sans terreur se rappeler ce jour. Seulement, les vieillards ont cru vers la chapelle, Reconnaître, à minuit, sa voix qui les appelle ; Un chêne, par l’hiver et la foudre ébranlé, D’Isnel dans ses rameaux quelquefois a parlé ; Et si le voyageur, pour éviter l’orage, Ose couvrir son front du sacrilége ombrage, Digrized by tg6 Le chêne de Minval, sur son front pålissant, Secoue avec horreur des larmes et du sang.. Mais Clotilde est fidèle à ses premières flammes. Aux entretiens du soir, si quelquefois ses femmes Excitaient sa pensée à l’oubli d’un cercueil, Elle essayait les chants qui consolent le deuil ; Et pourtant quand ses pleurs avaient mouillé la harpe, Sa main, pour la broder, cherchait la blanche écharpe. L’impérissable espoir est encor dans son sein. «  — Peut-être a-t-il voilé quelque pieux dessein, « Peut-être au loin cherchant une palme nouvelle, « Il reviendra vainqueur, et peut-être fidèle ! » Ainsi fuyait le tems, sans essuyer ses pleurs. Anniversaire affreux du jour de ses douleurs, Novembre ouvrait aux cieux sa course froide et lente, Et la feuille du chêne était morte et sanglante. Tout à coup, du sommet de ces vastes remparts "Où l’œil, sans horizon, planant de toutes parts, Voit le rameau qui tombe et l’aigle qui s’élance, Où le soldat fidèle, appuyé sur sa lance, Et sous les larges plis du nocturne manteau, Veille à pas mesurés sur les tours du château, On a vu d’un guerrier blanchir au loin les armes. On crie : et l’étranger répond au cri d’alarmes. Il tourmente les flancs d’un rapide coursier, Pousse au pied du manoir, gravit l’àpre sentier, Et la cloche de fer sous ses mains ébranlée, Réveille sur son lit Clotilde échévelée.. — Vieux soldat, va trouver la châtelaine, et dis Qu’un envoyé du ciel, ou des climats maudits,

« Informé d’un destin que peut-être elle ignore, << Vient lui parler d’Isnel, d’Isnel qu’elle aime encore. » Tandis

du serviteur en deuil, que sur les pás

L’inconnu du château franchit le large seuil, Cent varlets, que l’effroi rangeait sur son passage, Épiaient, sous l’acier, les traits de son visage. On dit qu’à son aspect, Landry, vieux ménestrel Dont le théorbe encor chantait les jours d’Isnel, Sentit quelques terreurs jusque-là méprisées, Et ses mains tressaillir sur les cordes brisées. "Noble

Dame, on connaît quel fatal différent, « Dit l’inconnu, jadis divisa pour leur rang « Isnel et le seigneur de la comté prochaine,…. « Hédelbert. Ces deux cœurs avaient nourri la haine, «  Héritage sanglant du courroux paternel, « Mais lui-même son Dieu punit l’ingrat Isnel.

  • Un soir que, sous ces bois cherchant la solitude,

« De son eceur épuisé l’ingrate inquiétude « Osait contre la paix, l’hymen et ses liens « Murmurer, mépriser tant de faciles biens ; Dans ce cœur déjà mort tout à coup se réveille. « L’orgueil. Le vent des nuits portait à son oreille « L’accent lointain des cors résonnant sous les bois, « Et des dogues chasseurs les turbulens abois. «  Qui donc ose, a-t-il dit, sur ce royal domaine Interrompre la paix que le soir nous ramène ?

Qui donc, lorsque déjà pressés à mes foyers « Sous l’œil de leurs varlets dorment mes blancs limiers, « Insulte insolemment aux plaisir de son maître ? << Et son ardent courroux brûlant de le connaître, « Du coursier qu’il chérit ensanglante les flancs. « Il court… ò félonie ! il tombe dans les rangs << Des soldats d’Hédelbert que ces forêts recèlent,

  • Et vingt glaives, unis sur son front étincellent.

« Il les voit sans pâlir : au chêne de Minval « Il s’appuie, il combat, va frapper son rival ; « Mais teint d’un double sang, trahi par la nuit sombre, « Il céda, non vaincu, mais accablé du nombre. . Alors : —-Que ce vieux chêne insulté par les ans, « S’ouvre, dit Hédelbert, à ces restes sanglans. « Et là, sous l’épaisseur de la verte feuillée, Laissez tomber d’Isnel la dépouille oubliée. € Clotilde, votre époux n’a point d’autre. cercueil

  • Y voulez-vous marcher ? j’y conduirai le deuil. »

Le fantôme guerrier comme un vain songe a fui. Du tremblant émondeur quand la hache pieuse Ébranle à coups pressés la chancelante yeuse, Elle éclate ; et debout, de liens affranchis, Voyez d’un paladin les ossemens blanchis. Au respect d’Hédelbert, à sa rage échappée, Dans sa main droite encore il tient sa longue épée ; Et semble encor ravir à son lâche ennemi Ce compagnon du brave et son dernier ami. Il a dit ; et pareil à ces flammes impures Errant de tombe en tombe aux lieux des sépultures, L’effroi de cœur en cœur glisse, et pâlit les traits. On franchit les coteaux, les vallons, les forêts, Enfin devant un chène au feuillage livide : — Qu’on s’arrête ; c’est là, dit le funèbre guide ! » Et soulevant l’airain, réseau mystérieux Qui voilait son front pâle et l’éclair de ses yeux, Les traits vivans d’Isnel à l’instant se découvrent : <<-Oh ! c’est toi, dit Clotilde, et mes pleurs te retrouvent ! « Mes pleurs me l’ont rendu, c’est mon époux, c’est lui.>> Allez voir se couvrir du redoutable glaive Un marbre où le héros dort du sommeil sans rêve, 199


; Allez. Et si traînant autour de son cercueil

L’habit du monastère et les voiles du deuil, Vous rencontrez, fidèle à sa pieuse offrande, Une femme à genoux qui pleure, et qui demande Au ciel pour un ingrat le : repos éternel : Sous le voile est Clotilde, et sous la tombe Isnel. O ma mère, il viendra : dissipez tant d’alarmes. Mon frère en ses erreurs n’insulte point vos larmes. Il sait qu’après deux ans, reparaît solennel Le jour qui l’a privé de l’appui paternel : Jour de sang ! pour Ferrare et funeste et prospère, Qù vainqueur et mourant nous a bénis mon père… Ludolphe est jeune encor ; le monde sur ses pas L’entraîne ; mais son cœur… i ne reviendra pas !

Cinq longs jours épuisés ! sa froide ingratitude Du foyer de la veuve a fui la solitude. Il prodigue son or, il dissipe ses jours, Énerve son courage en d’indignes amours ; Et sans la consoler dans sa douleur amère, Qu’espérer d’un enfant qui voit pleurer sa mère ? Quoi ! tu ne l’as point vu, même errant dans nos murs, — Ce matin vers l’autel portant mes vœux obscurs, J’ai, parmi les guerriers que la foule contemple, Vu Ludolphe passer..

.-Marchait-il vers le temple ? — Je ne sais. — A sa sœur cet ingrat qu’a-t-il dit ? — Jai voulu l’aborder ; mais lui-même interdit, Détournant ses coursiers, a trompé mon attente : J’ai vu des tissus d’or, une femme éclatante… Une femme ! et quel nom dans la foule a surgi ? — Ma mère, elle était belle, et pourtant j’ai rougi. — C’est elle : Rosalba ! la Rosalba ! Ferrare. Applaudit sa beauté si fatale et si rare… Il ne reviendra pas ! Triste repas de soir ! Là, j’espérais qu’au moins mon fils viendraits’asseoir… Mais, ma Stella, pour toi quand la vie a des charmes, Je t’abreuve de fiel, te nourris de mes larmes, Ma douleur a pâli l’éclat de tes beaux ans. Viens rendre quelque force à tes jours languissans, O mon Dieu ! que des miens votre courroux.se lasse ! Au banquet cependant quand la mère a pris place, Un bruit inattendu rend son front plus serein. — —Les marteaux n’ont-ils pas heurté leurs clous d’airain,. Stella ? j’entends marcher : c’est Ludolphe peut-être ? C’est lui !

  • p3,

Déjà sa sœur, prompte à le reconnaître, Vole ; et de son retour précipitant les pas :

— — Ma mère, il n’est pas seul !

— — Ne m’attendiez-vous pas ? Noble veuve, salut. J’amène en ta famille La beauté que demain tu nommeras ta fille. Trève, pour la fêter, à nos longues douleurs. Et l’humble veuve au ciel levant ses yeux en pleurs : — N’offensez pas, mon fils, par vos desseins profanes, La pudeur des vivans, la sainté des månes. Je reste : afin qu’aux ; yeux de l’honneur incertain Le deuil de votre mère honore un tel festin. D’un

L’altière Rosalba n’a pas daigné comprendre. coup d’œil à la fois impérieux et tendre, Elle excite au banquet son jeune suborneur, Près de la vierge en deuil assied son déshonneur., Et des vins prodigués les coupables délices Du couple ivre d’ardeur sont bientôt les complices. — Vous grandissez, Stella, dit l’impure beauté, « Vous croissez pour l’amour et pour la volupté. « En vain ce front naïf se courbe encor timide ! TRADITIONS POPULAIRES. << Ton ceil noir au bonheur promet sa flammé humide. • Heureux qui doit, un jour, sur ce sein palpitant << Rencontrer le bonheur dont la moitié t’attend !

  • Pourquoi rougir ? l’amour, te l’ont-ils dit un crime ?

Depuis quand dans ses bras l’indulgente victime « N’a-t-elle pas senti jusqu’au fond de son cœur « Sa colère expirante absoudre le vainqueur ? « Mais aux cieux moins voilés déjà l’aube s’avance ; 4 « Allons, épargne, vierge, à ta froide ignorance « L’heure de nos transports : ta présence me nuit, Va-t-en ; je veux Ludolphe, et l’amour, et la nuit. » c La mère, sous les plis de ses voiles funèbres, Enveloppe sa fille ; et, cherchant les ténèbres, Y va cacher sa honte et ses chastes douleurs. Cependant chaque jour insultant à des pleurs, Ludolphe de son crime accroissait le délire. Elle ! sa Rosalba, pour la voir, il respire. Loin du respect des morts ton jeune âge emporté,.. D’elle seule est jaloux, Ludolphe ; sa beauté Peut vivre à peine une heure à tant d’amour ravie, Et son souffle était l’air qui manquait à la vie. Une heure cependant loin de ses yeux a fui. L’impatient Ludolphe, après ce long ennui, Sous les rideaux soyeux de la couche opulente, Va retrouver… la mort qui se débat sanglante. Rosalba le regarde et meurt. Quel assassin D’un bras impitoyable osa toucher son sein ? Il interroge ; apprend qu’à la fille avilie Attachant les poignards que lui vend l’Italie, La vengeance a frappé, puis se cache aux autels. Parmi les soudoyeurs de ses bourreaux cruels, On lui nomme Odoard, un vieux guerrier, le frère A qui près d’expirer l’avait légué son père. Ludolphe, entre les rangs de ses nombreux amis, Court lui parler du sang que l’amour s’est promis ; Mais le vieillard vengé, l’accusant d’un vain rêve, Repousse avec pitié son courroux et son glaive. Et Rosalba n’est plus ! et Ludolphe éperdu Vient au seuil où l’ingrat est toujours attendu. Sa mère, dont la plainte est encor l’indulgence, Ignorant quels forfaits ont servi sa vengeance, Accueille encor, repousse, embrasse tour à tour Ce fils dont la douleur réveille son amour. Et quand le jour s’éteint, de la voix qui console : — Rosalba viendra-t-elle ? —

— Exécrable parole ! Oui, puisse-t-elle entendre, et venir, et l’enfer 10.4


" . . Venger sur vous, sur moi le mal qu’elle a souffert. Le tombeau se réveille à ce hideux blasphème, Sur des gonds rugissans la porte d’elle-même Roule ; et voici venir, pâle et les yeux hagards, Un spectre déchiré sous l’acier des poignards. A la place du cœur palpitait sa blessure. Sur ce front de la mort, de sa chaste parure L’oranger nuptial balançait sa blancheur. 286

On m’invite et j’accours, ô ma mère et ma sœur ; Dit le spectre qui monte à la première place. Ludolphe, dont Satan n’eût point troublé l’audace, Ose élever la coupe où le cristal et l’or Enferment les cédrats, frais et riant trésor Que mûrit de Ceylan la rive reculée ; Rosalba vers la coupe étend sa main brûlée, Ouvre ardemment la bouche à ces fruits savoureux ; Mais les fruits, sillonnant des flancs vides et creux, Descendent ; sur le marbre entendez-les qui roulent. — Ludolphe, il est minuit ! nos doux instans s’écoulent : Quand minuit, sous mon toit, t’enchaînait au festin, Ton sommeil dans mes bras attendait le matin ; Ferais-tu moins pour moi qui te visite encore ? Au delà du tombeau, si la beauté t’adore, Viens ; que

d’un double poids ce duvet soit pressé. Et Ludolphe a souri. L’impie et l’insensé — Se lève, il veut guider sa sanglante maîtresse : — Voilà comment des morts je comprends la tendresse, A-t-il dit ; ceux-là seuls méritent notre deuil Qui, pour nous visiter, désertent le cercueil. A l’indomptable amour nul tombeau n’est rebelle, Et jamais Rosalba ne m’apparut si belle. Il dit. Du spectre alors l’impie ose approcher ; Mais quand, brûlant d’amour, sa main va le toucher, Entendez-vous des cris inconnus sur la terre ? 207

Tout a fui. Regardez ce lointain monastère. Quel est ce pénitent dont les pas égarés Marchent du confesseur à jamais séparés ? Je ne vois, sur ce front d’immobile apparence, Rien qui soit les remords, rien qui soit l’espérance ; Et quand l’hymne sacré retentit dans le chœur, Il n’ose à la prière associer son cœur. D’où vient ce front baissé vers la terre entr’ouverte, Et d’un voile éternel pourquoi sa main couverte ? Chrétiens, bientôt ce moine au pas lent et rêveur N’intimidera plus votre sainte ferveur : Un jour encore, un jour, et sa vie est éteinte. De son dernier refuge il a marqué l’enceinte ; Demain sur le tombeau qu’il se creuse aujourd’hui, Si vous lisez, LUDOLPHE, allez prier pour lui. LE NAVIRE INCONNU.* — Vieux matelot, dis-moi : la nuit tombe, les vents Dorment silencieux sur ces déserts mouvans ; Quel objet, des hauteurs de la dune escarpée, Enchaîne encor ta vue ardemment occupée ? Quel songe t’a promis ses fabuleux trésors ? Ou crains-tu qu’abusant de la paix de nos bords, • Ce morceau déjà imprimé dans le bel ouvrage de MM. Taylor et Nodier, VOTAGES DANS L’ANCIENNE FRANCE, j’aurais hésité à le reproduire, si l’on ne m’eût dit que la critique y avait signalé contre moi une ressemblance avec un poème de Coleridge, intit lé LE VIEUX MATELOT. Sûr de ma conscience, j’ai eu la bonhomie d’es. pérer un moment qu’à la faveur du mérite des Voyages, ces mauvais vers auraient pu arriver au podte étranger, et qu’au lieu d’être le traducteur je serais traduit une fois en ma vie. Les deux textes ont été comparés : il n’exite entre eux aucune espèce d’anslogie ni de rapports. L’assertion n’avait pas même de sens.


1 La frégate d’Alger, par la paix enhardie, N’y jette avec le soir le meurtre et l’incendie ? Ta main presse ton cœur : tu dis qu’un saint amour Vient d’un vivant trésor implorer le retour ; Et ton ceil, plein des feux d’une mâle assurance, Regarde avec fierté les pavillons de France. Oh ! qui tient si long-tems tous tes vœux excités ? Mon fils, dans le repos des lointaines cités, Sous l’abri des vallons le ciel vous a fait naître ; Les hommes de la mer savent seuls reconnaître Nos périls, nos destins, mystérieux hasards. A l’horizon des flots étendez vos regards : Voyez-vous, sous les feux de ces pâles étoiles, Ondoyer un point vague et noir ? Ce sont des voiles. — Eh bien ! lancez le câble aux flexibles anneaux ; Du phare qui s’éteint rallumons les signaux ; Au devant des rameurs de la rive étrangère Envoyez de nos bords la barque hospitalière ; Que l’esquif, las des mers, avec un doux transport Touche au sol de Neustrie. 209

Il n’aborde aucun port. Errant navigateur, sans guide, sans boussole, Incessamment battu d’un pole à l’autre pole, Il fuit ; et des autans fatigue les efforts, 14 Et brave impunément l’airain tonnant des forts. Jamais d’un pavillon la flottante richesse N’a nominé la patrie où son retour s’adresse. Qui dira de quels bords ce navire est venu ? — Où va-t-il ?

ww On l’ignore.

— Et son nom ? — L’INCONNU.

On raconte, mon fils, qu’un grand forfait s’expie Dans les flanes habités de ce navire impie. Le premier, se frayant d’homicides chemins, Il osa contre l’or échanger les humains ; Le premier, Amérique aux larmes condamnée, T’apporter les enfans de la noire Guinée ; Vendre l’homme à son frère, et, le front menaçant, Marchander les sueurs et s’enrichir du sang. Dieu, le Dieu courroucé qui frappe et nous éclaire, Au vaisseau parricide attacha sa colère. Ce vaisseau, par la soif au sein des mers brûlé, Offrirait les trésors dont il marche accablé, Pour effleurer la terre, aborder un asile, Quelque sable, un désert, un rocher… Vœu stérile ! L’éternité des tema le consacre au remord, F


1 De naufrage en naufrage il échappe à la mort. B1 (

Mais il signale au loin la céleste vengeance ! Moi, dans l’âge où l’amour rougit de l’indigence, J’osai, dans les hasards d’un trafic abborré, Amasser un peu d’or qui n’a pas prospéré. Vient-il, hélas ! pour moi menacer nos rivages ?… Lequel de nos pêcheurs ne tremble à ces présages ! Que vers les hautes mers, par les vents retenu, Dans les vapeurs du soir le Navire Inconnu Apparaisse à ses yeux… sa femme gémissante Ne verra plus rentrer la voile blanchissante. Les avirons, les cris, les vœux sont superflus, Le chaume qui l’attend ne le reverra plus ; Ses enfans orphelins, vers la naissante aurore Traînant de ses filets la trame humide encore, N’iront plus cueillir l’algue et chanter près des flots. J’ai des enfans aussi ! deux jeunes matelots Qu’exila le tourment de voir souffrir un père : Souris, Dieu qui pardonne, à leur retour prospère !

Il disait ; le ciel tonne ; et l’esquif agité Approche, grandissant, du rivage habité ; L’éclair devant ses mâts déchire les nuages, La rafale aux longs eris bat tous ses noirs cordages : La terreur le précède ; et seul, dans ce moment Où nul n’élèverait vers un ciel inclément Les voiles, les agrès, tissus des mains humaines, Avec ses artimons, ses vergues, ses antennes, Ses huniers, ses haubans, jusqu’au pied du fanal Voguait appareillé le navire infernal ; Et l’écho des rescifs épouvantait la plage Des rires et des cris de l’errant équipage. Trois fois prêt à périr, trois fois son vaste bord De la vague écumante a repoussé l’abord ; Et l’oisea du naufrage, effleurant les abîmes, De ses måts flamboyans n’osa toucher les cimes : Enfin chassé du port, battu des flots amers, Il disparut, sinistre, à l’horizon des mers. Il avait fui ; la grève était encor déserte ; Nul autre objet sur l’onde au loin d’horreur couverte, N’avait frappé nos yeux, par l’éclair fascinés, Et pourtant à nos pieds, sous des rocs inclinés, Heurtait un autre esquif. Car le vaisseau terrible Entre toute victime et tout sauveur possible S’interpose ; et de nous nul aussi n’avait-il De nos frères chrétiens soupçonné le péril. Ce péril, c’est la mort. Voyez l’éclair des armes ! Écoutez l’océan répondre au cri d’alarmes ! Le vieux nocher pâlit ; de subites clartés Rencontrèrent des flots roulant ensanglantés ; L’océan tout entier se soulève ; et l’orage Apporte sous nos pieds les débris d’un naufrage. Pourquoi le père, errant avec des cris de deuil, Hasarde-t-il ses pas sur le glissant écueil ? O spectacle ! ô d’un père effroyable torture ! Des vêtemens connus, cette rouge ceinture Que jadis, dans l’espoir de les voir triomphans, Le coupable vieillard offrit à ses enfans, Les voilà !… Quelques biens, la pénible richesse Que l’amour de ses fils conquit pour sa vieillesse, L’océan les remporte ; et pour derniers présens, Lui jette les débris de ses fils innocens. 213


by Ainsi l’an fortuné précipita son cours. Et comme au tems d’avril les errantes abeilles Chargent leur vol léger du suc des fleurs vermeilles, Leurs jours, incessamment perdus dans ces loisirs, S’envolaient plus nombreux et chargés de plaisirs. Mais la joie est pareille à cette fleur craintive Qui courbe sous vos doigts sa tête fugitive ; Entre deux ouragans, c’est cet arc radieux Qui naft, brille un moment et meurt au front des cieux ; Ou bien encor la neige en un lac descendue : Elle tombe, elle est blanche, et pour jamais perdue. LUS OUVRAGES INÉDITS D’ANDRÉ CHÚNLEX.

Quelques personnes se rappellent peut-être quel fut, en 1819, le premier éditeur des poésies d’André Chénier. Le soin qui me fut confié de cette publication sera mon meilleur titre littéraire. Je ne me croirai jamais, si j’ai apporté un dévoue ment presque fraternel, à remplir ce devoir, étran+ ger tout-à-fait au mouvement d’une école poétique dont Chénier est le régénérateur. A : voir les progrès que son exemple a fait faire, j’ail senti quelquefois un grand plaisir à l’entendre louer ; OUVRAGES INÉDITS orgueilleux comme ce marguillier qui avait sonné le beau sermon d’un prince de son église. Lorsqu’il y a plus de douze ans ces poésies furent imprimées pour la première fois, il arriva ce qui était arrivé sans doute à beaucoup d’éditeurs. On n’a, pour présenter un premier travail au public, que des renseignemens assez imparfaits ; puis les renseignemens surabondent dès que le livre a vu le jour. Ce sera long-temps l’histoire de ce fameux siége dont je ne sais plus quel abbé de cour a fait, pour les successeurs de Salluste, une mésaventure proverbiale. ..

Ce n’est pas que, depuis ce long temps, nous ayons recueilli sur la vie intime du poète aucune de ces révélations précieuses dont les ames artistes sont si avides ; car, pour avoir été quelques mois avant vous, mais vingt-six ans après sa mort, dans la confidence de quelques papiers muets, nous ne pouvons mieux connaître cette partie de l’existence de l’homme qui..ne laisse point de traces matérielles. Mais ce que nous savons aujourd’hui de plus, ce sont quelques faits positifs, et, par exemple, ceux-ci : André Chénier, peu de jours avant d’avoir été jeté dans les prisons de Saint-Lazare, avait classé ses manuscrits en trois : portefeuilles, et les 216 D’ANDRÉ CHÉNIER.

  • 17

avait numérotés de sa main. Le premier contenait ceux de ses ouvrages qu’il jugeait terminés, du moins selon la portée de son talent ; et dans son respect pour le public, il ne destinait que ceux-là à une prochaine publication. Le portefeuille n° 2 enfermait des ébauches très avancées, lesquelles pourtant paraissaient à l’auteur manquer des profits d’une méditation plus longue, d’un plus assidu travail, ou de quelque inspiration fortuite d’une de ces matinées qui viennent illuminer votre esprit. Ce que la vie est à l’argile, le poète l’attendait encore de l’approbation d’un ami sans complaisance, ou de cette émulation plus mystérieuse qu’il avait coutume de puiser dans le sourire de Fanny ou de Néère. Enfin le dernier portefeuille n’était qu’un recueil d’esquisses indécises et de vagues projets. C’est celui-là, et celui-là seul qui a été conservé, et que

le public connaît. Les deux autres, que sont-ils devenus ? Cette question a trop d’intérêt pour n’être pas naturellement faite par nos lecteurs ; nous souhaitons qu’elle soit résolue pour quelqu’un d’eux d’une manière plus heureuse qu’elle ne l’a été pour nous jusqu’ici. Cette sorte d’enquête publique, nous l’avons commencée dans la Revue OUVRAGES INÉDITA de Paris. On dira peut-être que les éditions successives des poésies connues étaient une occasion de révéler ces détails, ne fût-ce que pour protester ainsi contre la sévérité de certains Aristarques, reprochant à Chénier l’impropriété de quelques termes et la hardiesse peu châtiée de quelques tours ; mais ces éditions, entreprises dans un intérêt de commerce, se copiant les unes les autres, et apparaissant à l’improviste, ont fait échouer jusqu’ici cette volonté d’une réparation légitime.

Les manuscrits qui, en 1819, nous furent confiés par les libraires, étaient dans un désordre à confirmer pleinement ces faits. Nous pourrions attester, sur l’incohérence des matières et sur ce que chacun des morceaux présentait d’incomplet, des autorités qui se disent aujourd’hui imposantes. Si on veut savoir par quels événemens les écrits du poète ont été livrés à l’impression pour la première fois, qu’on nous pardonne quelques détails dont l’intérêt excusera peut-être le prosaïsme. Il nous fut dit par les libraires Haudouin qu’après avoir récemment publié en trois volumes le théâtre de Marie-Joseph Chénier, on leur avait, par convenance et comme assortiment de magasin, proposé d’acheter un volume de vers D’ANDRÉ CHÉNIER. 2 composés par un frère inconnu. Dès qu’on nous eut prié de parcourir les papiers de toutes formes qui composaient cette acquisition, acquisition ju gée hasardeuse bien qu’elle eût été faite pour une modique somme dont aucun journal n’avait exagéré le taux, nous reconnumes combien il serait difficile d’y rien réunir de complet. Le peu d’ouvrages même de ce jeune ami de M. de Chateaubriand, dont les titres seuls s’étaient conservés dans les notes du Génie du Christianisme, dans le Mercure de France ou dans le Journal de Paris auquel André Chénier avait confié plusieurs articles, ne se retrouvaient plus dans ce misérable dossier. Ainsi nulle trace de son poème sur l’Art d’aimer, d’un autre intitulé Hermès, d’un autre intitulé Suzane. Est-ce là tout ce que vous possédez, Messieurs ? — Tout. La famille n’a retenu aucun autre manuscrit ? M. Daunou, qui a fait l’office d’ami, d’exécuteur testamentaire, nous a appelé en présence des deux frères, MM. Sauveur et Constantin. Il a été apporté là deux liasses : une destinée à notre édition ; et l’autre, n’enfermant, a-t-on dit, que des brouillons indignes de voir le jour, a été mise dans la possession de M. Sauveur. On conçoit toute ma sollicitude. J’allai chez le OUVRAGES INÉDITS dépositaire, dans un religieux désir de rendre au poète tout le reste d’honneurs que la mort ne lui avait pas ravis. D’abord on opposa, à la demande de consulter les papiers rejetés, les droits d’une propriété réservée, et l’on établit que, pour user des manuscrits nouveaux, MM. Baudouin. devaient les acheter. Ce n’était pas le sentiment des libraires : ils prétendaient avoir payé le droit de publier leur édition le plus complétement possible. Mais à travers la rivalité des intérêts, je fis comprendre aisément à un frère de Chénier que, désintéressé dans ces questions, je ne sollicitais une telle confidence que pour accomplir ce que je nommais mon devoir, et obtenir l’unique récompense que je voulusse de mon travail. Il se rendit à des considérations ainsi liées à la gloire de son frère, et consentit enfin, non à se dessaisir des originaux, mais à me permettre de les lire avec lui. Plus tard, j’obtins de sa complaisance qu’il me donnerait, de sa main, une copie des morceaux qui nous avaient paru remarquables. Il y en avait plusieurs ; et on serait étonné d’apprendre aujourd’hui que ce fut là qu’on été retrouvés l’élégie du Jeune Malade, l’idylle des Deux Bergers, et ces Fragmens rassemblés à la fin du volume, que les connaisseurs nous ont 590 D’ANDRÉ CHÉNINA, 121

su gré d’avoir recueillis, malgré le peu d’étendue des morceaux, et tout ce qu’il y avait d’inusité dans une pareille publication. Dans l’ardeur de nos investigations, dans la crainte d’omettre une pièce utile, nous avions réuni copie de plus de notes, en prose, en vers, qu’il n’en a été employé ensuite. Je ne saurais, pour les raisons que je dirai tout à l’heure, me repentir de cette discrétion d’alors. C’est donc ainsi que sont demeurés dans mes mains les fragmens qu’on va lire ; ils sont tous de l’écriture de M. Sauveur Chénier, et je les conserve à côté des autographes plus précieux encore qui servirent à la première édition, afin que si jamais les portefeuilles nº 1 et n° 2 se retrouvent, l’identité des caractères puisse s’établir, après moi, par cette confrontation.

J’ai dit que j’étais tenté de m’absoudre de ma première réserve : la réputation du poète était toute à faire, et pouvait être compromise longtemps par tant d’imparfaites ébauches ; le volume paraissait énorme aux libraires ; et je savais la critique de 1819 plus sensible aux défauts qu’aux qualités d’un ouvrage. Comme pour nous justifier aujourd’hui, la feuille le plus en crédit de cette époque m’accusa d’indulgence. « Il est OUVRAGES INÉDITA fâcheux que l’éditeur n’ait pas fait justice d’une grande moitié de ces essais ; il eût mieux servi « les intérêts de son auteur, et il eût rendu le a succès du livre moins problématique. th

A $ Le public pense autrement ; et on peut compter aujourd’hui qu’on ne suivra pas sans intérêt ces traces indécises où les pas de la poésie ne sont encore empreints qu’une fois. On aimera peut-être à étudier un langage où l’économie des mots et des signes atteste l’impérieuse hâte de l’improvisation. Ce sont les plus elliptiques indices de la pensée du poète, l’argument de sa composition. Ici une précaution pour soulager sa inémoire, là une promesse qu’il se fait à lui-même d’exécuter sa pensée. Deux coups de ce crayon annoncent quelquefois un tableau ; deux lignes incohérentes une foule de sentimens et d’images. C’est ainsi, par exemple, que pour l’intérêt de son art ou de son cœur, ce qui est une même chose en lui, Chénier se rend compte d’une impression déjà ancienne. Nous trouvons sur une feuille volante ces mots : les eaux,

En me rappelant les beaux pays, les fontaines, les sources de toute espèce que j’ai vus dans un âge où je ne savais guère voir, il m’est revenu un souvenir de mon enfance que Dighted by P’ANDRÉ CHÉNISE. etc, »

Plus loin : 223

je ne veux pas perdre. Je ne pouvais guère avoir que huit ans, ainsi il y a quinze ans (comme je suis devenu vieux !) qu’un jour de fête, on me mena monter une montagne. Il y avait beaucoup de peuple en dévotion. Dans la montagne, à côté du chemin à droite, il y avait une fontaine dans une espèce de voûte creusée dans le roc ; l’eau en était superbe et fraiche, et il y avait sous la petite voûte une ou deux Madones. Autant que je puis croire, c’était près d’une ville nommée Limoux, au Bas-Languedoc. Après avoir marché long-temps, nous arrivâmes à une église bien fraîche, et dans laquelle je me souviens bien qu’il y avait un grand puits. Je ne m’informerai à personne de ce lieu-là, car j’aurai, un grand plaisir à le retrouver, lorsque mes voyages me ramèneront dans ce pays. Si jamais j’ai dans un pays qui me plaise un asile à ma fantaisie, je veux y arranger, s’il est possible, une fontaine de la même manière, avec une statue aux Nymphes, et imiter ces inscriptions antiques : De fontibus a Je suis en Italie, en Grèce… O terres favorables aux arts, aux vertus !.. Beaux-arts…, de ceux qui vous aiment délicieux tourmens ! Seul Digised by OUVRAGES INÉDITS au milieu d’un cercle nombreux, tantôt De vivantes couleurs une toile enflammée s’offre tout à coup à mon esprit, Et ma main veut fixer ces rapides tableaux, Et frémit et s’élance et vole à ses pinceaux. Tantôi, m’éblouissant d’une clarté soudaine, La sainte poésie et m’échauffe et m’entraîne ; Et ma pensée, ardente à quelque grand dessein, En vers tumultueux bouillonne dans mon sein ; Ou bien, dans mon oreille, un fils de Polymnie, A qui Naple enseigna la sublime harmonic, A laissé pour long-tems un aiguillon vainqueur, Et son chant retentit dans le fond de mon cœur. « Mais des choses bien plus importantes : je parcours le forum, le sénat ; j’y suis entouré d’ombres sublimes. J’entends la voix des Gracchus, etc., Cincinnatus, Caton, Brutus….. Je vois les palais qu’ont habités Germanicus et sa femme… Thraséas, Soranus, Sénécion, Rusticus. « En

Grèce, tous les peuples différens, chacun avec son front, son visage, sa physionomie, passent en revue devant mes yeux. Chacun est conduit par ses héros, qu’il faut nommer (comme l’énumération d’Homère). Périssent ceux qui traitent de préjugés l’admiration pour tous ces € D’ANDRÉ CHÉNIER.

modèles antiques, et aussi ceux qui ne veulent point savoir que les grandes vertus, constantes et solides, ne sont qu’aux lieux où vit la liberté. Hos utinam inter heroas tellus me prima tulisset ! amoureuses ; ma

« Si j’avais vécu dans ces temps, je n’aurais point fait des Art d’aimer, des poésies molles, muse courtisanne n’aurait point….. J’aurais mené la vie d’un jeune Romain, au barreau, dans le sénat. J’aurais défendu la liberté, ou je serais mort à Utique d’un coup de poignard !

Mais, mes deux amis, mes compagnons, je ne veux point souhaiter un monde meilleur où vous ne seriez pas ! Plût au ciel que nous y eussions été ensemble. Nous aurions formé un triumvirat plus vertueux que celui…… mais vivons comme ces grands hommes. Que la fortune en agisse avec nous comme il lui plaira, nous sommes trois contre elle. » 125

" Ce

e que le poète eût fait de verve, et avec une grace qui n’appartient encore qu’à La Fontaine et à lui, c’est le naïf récit dont on va voir le projet, à peine exposé pour lui seul. Plusieurs jeunes filles entourent un petit enfant… le caressent….-On dit que tu as fait une chanson pour Pannychis, ta cousine ?…15 Digitized

by


OUVRAGES INÉDITS

— Oui, je l’aime, Pannychis… elle est belle ; elle a cinq ans comme moi… Nous avons arrondi ce berceau en buissons de roses… Nous nous promenons sous cet ombrage… On ne peut pas nous y troubler, car il est trop bas pour qu’on y puisse entrer. Je lui ai donné une statue de Vénus que mon père m’a faite avec du buis : elle l’appelle sa fille, elle la couche sur des feuilles dans une écorce de grenade… Tous les amans font toujours des chansons pour leur bergère…. et moi aussi j’en ai fait une pour elle…-Eh bien ! chante-nous ta chanson, et nous te donnerons des raisins, des figues mielleuses….-Donnezles-moi d’abord, et puis je vais chanter…. « Il tend ses deux mains… on lui donne…. et puis, d’une voix douce et claire, il se met à chanter :

Ma belle Pannychis, il faut bien que tu m’aimes ; Nous avons même toit, nos ages sont les mêmes. Vois comme je suis grand, vois comme je suis beau. Hier je me suis mis auprès de mon chevreau, Par Pollux et Minerve ! il ne pouvait qu’à peine Faire arriver sa tête au niveau de la mienne. D’une coque de noix j’ai fait un abri sûr, Pour un beau scarabée étincelant d’azur ; It couche sur la laine, et je te le destine. Ce matin j’ai trouvé parmi l’algue marine WANDRÉ CEÁNIER. Une vaste coquille aus brillantes couleurs : Nous l’emplirons de terre, il y viendra des fleurs, Je veux, pour le montrer une flotte nombreuse, Lancer sur notre étang des écorces d’yeuse. Le chien de la maison est si doux ! chaque soir Mollement sur son dos je veux te faire asseoir ; Et, marchant devant toi jusques à notre asile, Je guiderai les pas de ce coursier docile. 317

Il s’en va bien baisé, bien caressé… Les jeunes beautés le suivent de loin. Arrivés aux rosiers elles regardent par dessus le berceau, sous lequel elles les voient occupés à former avec des buissons de myrte un temple de verdure autour d’un petit autel, pour leur statue de Vénus. Elles rient. Ils lèvent la tête, les voient et leur disent de s’en aller. On les embrasse….. et, en s’en allant, la jeune Myrtho dit : — Heureux åge !… Mes compagnes, venez voir aussi chez moi les monumens de notre enfance… J’ai entouré d’une haie, pour le conserver, le jardin

que j’avais alors… Une chèvre l’aurait brouté tout entier en une heure… C’est là que je vivais avec Clinias ; il m’appelait déjà sa femme, et je l’appelais mon époux… Nous n’étions pas plus hauts que telle plante… Nous nous serions perdus dans une forêt de thym… Vous y verrez OUVRAGES INÉDITE encore les romarins s’élever en berceau comme des cyprès autour du tombeau de marbre où sont écrits les vers d’Anyté… Mon bien-aimé m’avait donné une cigale et une sauterelle, elles moururent

; je leur élevai ce tombeau parmi le romarin. 

J’étais en pleurs… La belle Anyté passa sa lyre à la main : Qu’as-tu ? me demanda-t-elle. — Ma cigale et ma sauterelle sont mortes…. Ah ! dit-elle, nous devons tous mourir… (Cinq ou six vers de morale)… Puis elle écrivit sur la pierre (L’épitaphe d’Anyté). »

128

Citons un fragment d’élégie qui rappellera le caractère et tous les tourmens du poète à ceux qui sont familiers avec son génie. Ce tableau fournira aussi peut-être un pendant singulier et un piquant contraste aux amours de Pannychis.

O délices d’amour ! et toi, molle paresse, Vous aurez donc usé mon oisive jeunesse ! Les belles sont partout. Pour chercher les beaux-arts, Des Alpes vainement j’ai franchi les remparts : Rome, d’amours en foule assiége mon asile. Sage vieillesse, accours ! O déesse tranquille, De ma jeune saison éteins ces feux brûlans, Sage vieillesse ! Heureux qui dès ses premiers ans A senti de son sang, dans ses veines stagnantes, Couler d’un pas égal les ondes languissantes ; D’ANDRÉ CRÉRINA. Dont les désirs jamais n’ont troublé la raison ; Pour qui les yeux n’ont point de suave poison, Qui, s’il regarde et loue un front si gracieux, Ne le voit plus sitôt qu’il a fermé les yeux ! Doux et cruels tyrans, brillantes héroïncs, Femmes, de ma mémoire habitantes divines, Fantômes enchanteurs, cessez de m’égarer. O mon cœur ! ô mes sens ! laissez-moi respirer ; Laissez-moi dans la paix et l’ombre solitaire Travailler à loisir quelque ceuvre noble et fière Qui, sur l’amas des tems propre à se maintenir, Me recommande aux yeux des âges à venir. Mais non, j’implore en vain un repos favorable, Je t’appartiens, Amour, Amour inexorable ! 229

« Eh bien ! conduis-moi aux pieds de… je ne refuse aucun esclavage… Conduis-moi vers elle, puisque c’est elle que tu me rappelles toujours… Allons, suivons les fureurs de l’âge, mais puisset-il passer vite !… Puisse venir la vieillesse !… La vieillesse est seule heureuse. (Contredire pied à pied l’élégie contre la vieillesse.) ( Le vieillard se promène à la campagne, se livre à des goûts innocens, étudie sans que les vaines fureurs d’Apollon le fatiguent… Les soins de la propreté, une vie innocente font fleurir la santé sur son visage ; s’il devient amoureux d’une jeune belle,

.. OUTRAUNE INÉDITS Il a le bien d’aimer sans en avoir les peines ; 11 n’en exige rien, il ne veut que l’aimer. « Elle y consent ; tout le monde le sait ; elle le permet,

… et n’en fait pas mystère, Et ne le reçoit point avec un ceil sévère, N’affecte point de rire en le voyant pleurer, Ne met point son étude à le désespérer. Non. Il entre, elle accourt. Une aimable indulgence Sourit dans ses beaux yeux au vieillard qui s’avance. Il l’embrasse. Il n’a point ces suprêmes plaisirs, Dont son âge paisible ignore les désirs….

  • Mais il est assis près d’elle, il la voit ; elle

livre ses bras à ses baisers ; A ses débiles mains laisse presser ses flancs Et le caresse, et joue avec ses cheveux blancs. . Les petits garçons et les petites filles qui jouent, sautent de joie en l’entendant venir. Il se mêle avec,

il fait la paix, il est l’arbitre de leurs jeux. Quand il y a une belle partie à la promenade, à l’ombre, on l’attend, on lui garde la meilleure place,

Au sein de ses amis il éteint son flambeau, Et ceux qui l’ont connu pleurent sur son tombeau.. Quels amis de ce beau talent n’ont pleuré aussi D’ANDRÉ CHÉXI. +91

sur un tombeau fermé sanglant sur tant d’espérances ! De génération en génération de poète, il sera voué à cette ame si digne d’amitié, à ce génie si naif et si tendre, un culte de regrets, immortel comme lui. N’est-il pas remarquable qu’André Chénier n’avait rien publié encore à trente et un ans ? Ne semble-t-il pas que ce pudique talent craignit de commencer avec le monde un contact pénible, un hymen sans sympathie ? Fier et heureux de l’avenir qu’il espérait, il avait peur de cette publicité qui désenchante, comme d’une sorte de prostitution. Il désirait sans doute et ardemment la gloire : on retrouve les traces de l’admiration même dont il honorait le courage de ceux qui descendaient dans le cirque pour se livrer aux juges ; mais il voulait peut-être que l’âge usât ses plus belles illusions avant d’en abandonner les rèves aux froids examens de la critique. Libre, se croyait-il, de demeurer long-temps jeune dans l’univers de ses créations, il se refusa à vieillir dans les inquiétudes de la vanité. Poursuivons.

Salut, dieux de l’Euxin, Hellé, Sestos, Abyde, Et nymphe du Bosphore et nymphe Propontide, Qui voyez aujourd’hui du barbare Osmalin Le croissant oppresseur toucher à son déclin ; 23a OUVRAGES INÉDITA

Hébre, Pangée, Hæmus, et Rodope et Riphée, Salut, Thrace, ma mère, et la mère d’Orphée, Galata, que mes yeux désiraient dès long-lems ; Car c’est là qu’une Grecque, en son jeune printems, Belle, au lit d’un époux nourrisson de la France, Me fit naître Français dans les murs de Byzance. La plupart des précieux restes qui se conservent à côté de ce fragment verront-ils jamais le jour ? Ils appartiennent aux intérêts si compliqués d’une succession tombée, pour une part, en des mains étrangères, que ce serait merveille s’il sortait de l’à une gloire de plus pour le poète, et une jouissance nouvelle pour les amis des arts. La législation qui régit parmi nous la propriété littéraire est telle, qu’elle peut voler et dépouiller l’auteur sans enrichir le domaine public. Toutes les protections de la loi sont assurées, comme on sait, et à perpétuité, à l’héritage d’un bien, même frauduleusement acquis ; mais dix ans après la mort d’un auteur, il est permis à tout quidam de courir sus à sa succession. Les produits du talent sont chez nous hors du droit commun. Toutes dispositions qui règlent les héritages ordinaires sont interverties pour les enfans de ces philosophes, poètes, peintres, musiciens, artistes, ou savans, qui déjà pour la plupart, et avant leur faDigitized by " D’ANDRÉ CHÉNIK.

233 mille réprouvée, sont morts de faim ou de misère chez les peuples civilisés. Jusqu’ici vous n’apercevez aucun tort fait à ce que vous appelez effrontément le domaine public ; votre droit d’aubaine est à couvert ; vous ne voyez de sacrifiés que les parias de la littérature ? Si la succession des Turcarets est déclarée imprescriptible, celle de Corneille vous est acquise depuis cent cinquante ans : les comédiens en ont le profit, et les hôpitaux les charges. Attendez ! Qui public un œuvre posthume est substitué aux droits de l’auteur, et la jouissance des dix ans après la mort est prorogée pour lui. à vingt ans. Ainsi, que le hasard fasse trouver à quelque épicier innocent un de ces manuscrits de Montesquieu, ou de Maine de Biran, si singulièrement et récemment disparus, il sera mieux traité que l’auteur de l’Esprit des Lois, plus richement récompensé pour la sagacité d’une telle découverte, que le grand homme ne l’eût été pour l’œuvre de son génie. La durée du privilége est doublée en sa faveur. Et ce mot de privilége est peut-être la cause originaire d’une grande partie de ces réglemens qui font outrage à l’équité publique. Quand on songe qu’il fallut long-temps, dans ce pays-ci, OHYRAGEN KRÉNITE solliciter un privilége que n’accordait pas toujours le roi, pour exercer la propriété de son œuvre et disposer du fruit de sa pensée, de quoi s’étonner encore ? Le voici : c’est de ce que l’as+ semblée constituante, pleine d’un beau zèle pour la liberté de la presse et affamée de justice pour tant de droits méconnus avant elle, ait anéanti la propriété littéraire ; et cela parce qu’elle avait le tort de s’appeler un privilége. Un monarque absolu cependant, un de ces souverains dépositaires aniques de tous les droits, comme disaient les vieux protocoles, s’était montré, en 1761, plus près de la justice que les collègues de Mirabeau et de Target. Il existe un monument curieux : c’est un arrêt du 14 septembre,

déclarant nulle l’opposition des libraires de Paris au privilége accordé par Sa Majesté aux demoiselles de La Fontaine, petites-filles de l’illustre bonhomme. Soixante-dix ans après la mort de leur aïeul, un roi, sur les observations de son Académie Française, n’avait point hésité à rendre aux enfans le droit exclusif de la réimpression de ces ouvrages dont ils se regardaient ingénument comme propriétaires. L’assemblée constituante revint sur son erreur : elle octroya libéralement cinq années aux familDigitized by D’ANDRÉ CHÉNINA. les pour jouir des travaux paternels ; puis la Convention étendit cette concession jusqu’à dix ans ; puis un décret de germinal an 13 favorisa, comme nous l’avons déjà dit, l’éditeur plus que l’auteur lui-même, mais à la charge bizarre par le nouveau propriétaire d’imprimer séparément les œuvres posthumes et sans les joindre à aucune nouvelle édition des ouvrages déjà publiés. Enfin une ordonnance impériale de février 1810 recula jusqu’à vingt ans après la mort l’auteur l’extinction des droits naturels et l’époque de sa deuxième mort civile. Voilà, messieurs, la législation qui vous gouverne.

A Dieu ne plaise que nous regrettions cette prorogation de la propriété légitime, au préjudice de l’absurde domaine public. Notre opinion, au contraire, est que cette sorte d’héritage doit être placée hors de toute prescription, et nous n’aurions pas besoin, pour nous ranger de ce parti, de l’intérêt particulier qu’inspire M. Gabriel de Chénier, jeune avocat qui porte si honorablement un nom deux fois cher aux lettres. Pour nous qu’un droit légitime aussi, un don de M. Sauveur Chénier a rendu maître de quelques fragmens laissés à notre discrétion avec la liberté de les publier, nous allons user de ce

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OUVRAGEN INÉDITA

droit. Ce sera autant de pris sur les ennemis de nos plaisirs. Et puis il nous restera, quand nous aurons donné, dans le peu que nous possédons, tout ce qui forme un sens complet, à nous vanter peut-être d’avoir ramassé jusqu’à la moindre parcelle de cet or poétique. J’ai, comme fait le joaillier pour conserver une étincelle de diamant sur une monture de grossier alliage, recueilli dans trois morceaux, soigneusement marqués ici d’une étoile, jusqu’à un vers isolé, un hémistiche, un mouvement de phrase, indiqué par deux lignes de prose. Je ne sais si c’est là une religion qu’on taxera de puérilité ; mais, à l’âge des études et du complet désintéressement de l’amour-propre, j’aurais poussé la superstition jusqu’à composer un poème pour que telle rime » du maître y pût trouver place. Ainsi on assemble les vaines paroles d’une ariette afin d’enchaîner un motifmusical. Si je n’ai pas osé placer le nom du poète au bas de ces pastiches, c’est par un sentiment de respect pour lui ; mais ce sont des esquisses d’après ses cartons. J’espère qu’on y reconnaîtra quelques efforts pour reproduire sa manière. On se fait, ailleurs, un mérite d’imiter le style des peintres anciens ; on restaure les vieux tableaux, on essaie même


{{ D’ANDRÉ CHÉXIER. le repeint sur des fresques prêtes à disparaître, il ne peut y avoir qu’un moindre sacrilége à intervenir là où rien ne liait les parties entre elles. Toutefois ces essais n’eussent point été offerts au lecteur sans cette spéciale recommandation. Indiquer à présent le passage ou le mot qui constitue le pastiche, serait faire à la critique une bien gratuite injure. On ne peut douter de sa perspicacité à le découvrir, bien qu’elle ait dédaigné quelquefois de reconnaître des traces que j’appellerais inverses dans certaines restaurations d’éditeur, rendues indispensables. Et d’ailleurs si l’emprunt était peu considérable, ne seraitce pas s’exposer au reproche d’avoir mis du faste à la déclaration et de la vanité à ce métier d’enfant. Laissons donc à ces fragmens indiqués, à défaut de tout autre mérite, l’intérêt du logogriphe. Chenier disait à son détracteur : Que ne vient-il à moi ? Je lui ferai connaître Mille de mes larcins qu’il ignore peut-être. Mon doigt sur mon manteau lui dévoile à l’instant La couture invisible, et qui va serpentant, Pour joindre à mon étoffe une pourpre étrangère. 237

Tantôt chez un auteur j’adopte une pensée, Tantôt je ne retiens que les mots seulement. Moi, je dirai simplement aux hommes de loyauté : OUTRAGES INÉDITS Lisez ; et dans ces trois morceaux si quelque chose yous semble bon, il est du maître ; le médiocre et le pire sont de l’écolier. Tous les partis ont voulu compter dans leurs rangs André Chénier ; la politique et les beauxarts ont interrogé curieusement ses œuvres pour y chercher le prétexte de s’approprier l’auteur. Le manteau du chaste poète a été tiré de toutes mains. Démagogues, fauteurs du pouvoir absolu, scolastiques, ultrà-romantiques, que de prétentions contradictoires ne lui avez-vous déjà pas fait subir ? Il a répondu à chacun, de manière à montrer qu’il était supérieur à toute association de parti, et que, seul et libre dans le domaine de sa pensée, la raison ne se séparait ja mais en lui de la rêverie la plus excentrique. Ici, pour ne chercher de nouvelles réponses à toutes ces prétentions que dans les morceaux inédits, ne vous semble-t-il pas qu’il ait composé prophétiquement ce fragment d’ode pour certains contemplateurs des gloires du passé ? Voyez rajeunir d’âge en âge L’antique et naive beauté De ces muses dont le langage Est brillant comme leur visage, De force, de douceur, de grace et de fierté ? ANDRÉ GÉNIER. De ce cortège de la Grèce Suivez les banquets séducteurs ; Mais fuyez la pesante ivresse De ce faux et bruyant Permesse Que du nord nébuleux boivent les dues chanteurs. 39

Aux hommes qui ont voulu faire de sa mort si déplorable un argument contre la générosité des principes politiques qu’il avait professés, et retrouver leur fanatisme royal dans les tambes dont il a flétri des bourreaux, barbouilleurs de lois, il adresse ces observations bien remarquables à l’époque où elles ont été écrites : 1788. Ils étaient façonnés tellement à la servitude, qu’ils semblaient incorporés avec elle, ne vivre que dans elle, ne pas concevoir un autre état. Ils s’en estimaient heureux ; ils étaient féconds en beaux raisonnemens, en excellentes plaisanteries contre les peuples qui avaient eu le malheur de n’être pas, comme eux, asservis sous un joug bien tyrannique. Ils regardaient comme un scélérat ou comme un fou tout homme convaincu de n’être pas un vil esclave. Plus l’esclavage était muet et rampant, plus ils en faisaient cas. Ce n’est point une exagération : cela est vrai à la lettre, et les expressions familières à leur langue en font foi ; car les manièDigitized by OUVRAGES INÉDITS res de parler proverbiales étant toujours le fruit des usages d’une nation, de ses habitudes, de ses mœurs publiques et de sa façon de parler et de sentir, ne sont pas des témoins récusables. Il est bon que la postérité sache donc que jusqu’aujourd’hui la liberté n’était pas chez nous, comme chez les anciens, une vertu sans laquelle il n’est point de vertu ; elle était un vice ; le désir de la posséder un crime, son nom seul une injure : si bien que lorsqu’un homme était accusé de penser librement (c’est l’expression qu’on employait, et non pas une autre), on l’évitait, on recommandait aux jeunes gens de le fuir, on déplorait pathétiquement le sort des malheureux qui su çaient le poison d’une société si dangereuse ; et lorsqu’un Montaigne, un Bayle, un Rousseau, un Montesquieu, réclamaient contre l’excès des tyrannies royales ou ecclésiastiques, ou seulement en indiquaient la véritable source qu’on avait tant d’intérêt à cacher, la plupart des lecteurs anathématisaient l’ouvrage, en disant qu’il était plein de pensées libres ; honorable reproche, que trop peu d’auteurs ont mérité. >> 240

Les mêmes postulans de conformités entre eux et l’auteur en matière d’opinions politiques, et aussi quelques novateurs littéraires, trouveront D’ANDRÉ CHÉNINA. dans le passage suivant un nouveau désaveu de toute fraternité.

« J’ai habité parmi les Anglais… Français, votre jeunesse n’apprend rien de bon chez eux… faire courir des chevaux, des paris ruineux…… un jeu !… Ils ont une bonne constitution, il faut l’imiter… pourvu que nous n’imitions pas leur indifférence à la chose publique… Quand tous les membres sont vendus, les citoyens se partagent en factions ; l’un est pour celui-ci, pour celui-là, nul n’est pour la patrie… l’argent effronté, la corruption ouverte et avouée… Nation toute à vendre à qui peut la payer, laissons là les Anglais, Laissons leur jeunesse……….. mélancolique, Au sortir du Gymnase ignorante et rustique, De contrée en contrée aller au monde entier Offiir sa joie ignoble et son faste grossier, Promener son ennui, aes travers, ses caprices, A ses vices partout ajouter d’autres vices, Et présenter au ris du public indulgent Son insolent orgueil fondé sur quelque argent. Les poètes anglais, trop fiers pour être esclaves, Ont même du bon sens rejeté les entraves. Dans leur ton uniforme en leur vaine splendeur, Haletans pour atteindre une fausse grandeur ; 241

16 OUVRAGES INÉDITA Tristes comme leur ciel toujourà ceint de nuages, Enflés comme la mer qui blanchit leurs rivages, Et sombres et pesans comme l’air nébuleux Que leur fle farouche épaissit autour d’eux ; Du génie étranger détracteurs ridicules, D’eux-mêmes et d’eux seuls admirateurs crédules, Et pourtant quelquefois, dans leurs écrits nombreux, Dignes d’être admirés par d’autres que par eux. Ces vers ne sont-ils pas à la fois bien énergiques et bien spirituels ? Ce dernier éloge serait aujourd’hui une sorte d’injure pour quelques professeurs du genre frénétique, et il y aurait en effet injustice à le leur adresser. Mais si. André Chénier eût connu Byron, combien n’eût-il pas réformé son jugement sur l’inspiration britannique ! Au reste, cette boutade française, arrachée peut-être à l’ennui d’un jour sans soleil ou à quelque marque d’inhospitalité sur la terre étrangère, n’a point empêché le poète de rendre ailleurs pleine justice aux muses anglaises. Il dit quelque part de Milton : « Homme sublime, qui a des taches comme le soleil. » Maintenant voici, sans transitions languissantes, quelques morceaux qui forment un éloquent démenti contre l’idée émise quelquefois, que la hardiesse des tours d’André Chénier était un tâtonnement et une impuissance de sa manière, D’ANDRÉ CRÉTTER. et qu’il n’était point frappé de l’insupportable monotonie de nos rhythmes. Il traduit ainsi les soupirs d’une ombre : cette première pièce est, je crois, une réminiscence de la quatre-vingtdix-huitième épigramme de Léonidas de Tarante. Bergers, vous dont ici la chèvre vagabonde, La brebis se traînant sous sa laine féconde, Au front de la colline accompagnent les pas, A la jeune Innsis rendez, rendez, hélas ! Par Cybèle et Cérés et sa fille adorée, Une grace légère, une grace sacrée. Naguère auprès de vous elle avait son berceau, Et sa vingtième année a trouvé le tombeau. Que vos agneaux au moins viennent près de ma cendre Me bêler les accens de leur voix douce et tendre, Et pattre au pied d’un roc où, d’un son enchanteur, La flûte parlera sous les doigts du pasteur. Qu’au retour du printems, dépouillant la prairie, Des dons du villageois ma tombe soit fleurie ; Puis d’une brebis mère et docile à sa main Eu un vase d’argile il pressera le sein, Et sera chaque jour d’un lait pur arrosée La pierre, en ce tombeau sur mes mànes posée. Morts et vivans, il est encor pour nous unir Un commerce d’amour et de doux souvenir. A compter nos brebis je remplace ma mère, Dans nos riches enclos j’accompagne mon père ; +43 OUTRAGES INÉDITS J’y travaille avec lui. C’est moi de qui la main, Au retour de l’été, fait résonner l’airain Pour arrêter bientôt d’une ruche troublée, Avec ses jeunes rois, la jeunesse envolée. Une ruche nouvelle à ces peuples nouveaux Est ouverte ; et l’essaim, conduit dans les rameaux Qu’un olivier voisin présente à son passage, Pend en grappe bruyante à son amer feuillage. MES MANES & CLYTIE. Adieu, Clytie, adieu. Est-ce toi dont les pas ont visité ce lieu ? Parle, est-ce toi, Clytie, ou dois-je attendre encore ? Ah ! si tu ne viens pas seule ici, chaque aurore, Rêver au peu de jours où j’ai vécu pour toi, Voir cette ombre qui t’aime et parler avec moi, D’Élysée à mon cœur la paix devient amère, Et la terre à mes os ne sera plus légère. Chaque fois qu’en ces lieux un air frais du matin Vient caresser ta bouche et voler sur ton sein, Pleure, pleure, c’est moi ; pleure, fille adorée ; C’est mon ame qui fuit sa demeure sacrée, Et sur la bouche encore aime à se reposer. Pleure, ouvre-lui tes bras et rends-lui son baiser. On aura remarqué quelques vers, blàmés en passant par l’emploi de certain caractère typographique ; ces vers renferment à notre avis le genre de défaut qui a été plus imité que les beautés du même modèle par les zélateurs de D’ANDRÉ CHÉTIER. son école. Mais puis-je m’y arrêter long-temps, et m’empêcher de sourire de ma propre critique, en retrouvant, sur une petite feuille volante et presque imperceptible, ces vers dont une bonne moitié me devient applicable au moment même ? Or, venez maintenant, graves compilateurs, Déployez pour mes vers vos balances critiques, Flétrissez-les du sceau des lettres italiques. Assurez que ma muse est froide ou téméraire, Que mes vers sont mauvais, que ma rime est vulgaire ; Je l’ai bien fait exprès ; votre chagrin m’est doux, Je serais bien faché qu’ils fussent bons pour vous. Mon Dieu ! lorsqu’imitant ce bon roi de Phygie, Vous jugez ou le drame, ou l’ode, ou l’élégie, Faut-il que nul démon, ami du genre humain, Jamais à votre front ne porte votre main ! Vous sauriez une fois combien les doctes veilles Sur votre tête auguste alongent les oreilles. 245

Encore deux courtes citations des fragmens inconnus. Nous avons résolu d’épuiser en une fois tout ce qui nous en reste, et de tenir à ces trésors de poésie les mains aussi ouvertes que le normand Fontenelle les tenait serrées aux vérités qui, de son temps, étaient encore secrètes. Chez toi, dans cet asile où le soir me ramène, Seul, je mourais d’attendre et tu ne venais pas. OFVRAGES INÉDITS Ces glaces, tant de fois belles de ta présence, Ces coussins odorans, d’aromates remplis, Sous tes membres divins tant de fois amollis ; Ces franges en festons que tes mains ont touchées ; Ces fleurs dans los cristaux par toi-même attachées ; L’air du soir si suave à la fin d’un beau jour, Tout embrasait mon sang : tout mon sang est amour. Non, plus de jeux jamais, non, jamais plus d’ivresses N’ont chatouillé ce cœur affamé de caresses. Mes chants savent tout peindre ; accours, viens les entendre. Ma voix plait, ô Camille, elle est flexible et tendre. Philoméle, les bois, les eaux, les pampres verts, Les muses, le printems habitent dans mes vers. Le baiser dans mes vers étincelle et respire. La source au pied d’argent, qui m’arrête et respire, Y roule en murmurant son flot léger et pur. Souvent avec les cieux ils se parent d’azur. Le souffle insinuant qui frémit sous l’ombrage, Voltige dans mes vers comme dans le feuillage. Mes vers sont parfumés et de myrte et de fleurs ; Soit les fleurs dont l’été ranime les couleurs, Soit celles que seize ans, été plus doux encore, Sur ta joue immocente ont l’art de faire éclore. Si, après les douces émotions d’une telle poésie, nous pouvions revenir aux résultats positifs de notre littérature légale, nous essaierions, en


by D’ANDRÉ CRÉHIER. peu de mots, d’en compléter l’histoire. Il serait injuste de ne pas rappeler les derniers efforts qui ont été tentés pour obtenir une loi moins choquante et moins vandale. C’est à M. le vicomte de Larochefoucauld qu’on doit, vers la fin du règne de Louis XVIII, la pensée de réunir une nombreuse commission d’hommes de lettres et d’hommes d’état, pour discuter à la fois l’intérêt privé des auteurs et l’intérêt qu’a toujours le public dans une facile propagation des lumières. Mais dans le projet de loi arrêté par cette commission, pourquoi hésiter à le dire ? le principe de l’équité absolue fut violé. On n’y reconnut point comme propriété semblable aux autres et respectable comme elles, le plus sacré, le plus personnel des biens de l’homme, celui qu’il désire assurer à ceux qui lui doivent le jour, comme étant plus à lui que la vie qu’il leur a donnée.

La commission sacrifia les droits positifs des individus aux droits fictifs de l’egoisme public. Pour être populaire, on se fit injuste ; pour épargnerà qui profite des sciences et des arts une certaine dépense d’argent, on immola une fois encore à la société la fortune de ceux qui l’éclairent ou la charment. Avait-on oublié. que les

conDigitized by OUVRAGES INÉDITS fiscations sont abolies dans nos codes ? L’unique progrès moral, attesté par ce congrès de puissances philosophiques, réuni pour modifier la traite des auteurs, fut une certaine extension du privilége de posséder son bien. On élargit, il est vrai, de trente ans les bornes d’une injustice ; mais il n’en resta pas moins établi, par un acte de plus, que si vous descendez de quelque maltotier, vous pouvez jouir avec sécurité d’une fortune originairement honteuse, et que avez le malheur d’être le fils d’un grand homme, l’hôpital et la mendicité vous attendent. si vous

Deux choses sont singulières : la première, que dans un pays où certaines familles conservent à travers les siècles leurs titres de noblesse, on ne laisse pas aux héritiers du talent des droits qui ne sont ni onéreux ni ridicules ; et la seconde, c’est qu’on n’ait pas voulu résoudre ce problème de l’intérêt public (alors que la postérité d’un auteur est éteinte), en faisant entrer dans un fonds littéraire, administré publiquement, les rétributions perpétuelles de l’exploitation des œuvres. Avec ce fonds, encouragez les arts par des récompenses particulières ou des monumens publics ; mais rendez d’abord à Corneille ce qui appartient à Corneille. Et qui sait si un jour le 348 D’ANDRÉ CHÉXIER. 245

rival que l’avenir lui réservé, venu pauvre au monde, comme après lui il laissera les siens, ne consentira pas à accepter une fois le secours que lui tendra son maître du fond de la tombe. Tel écrivain ferme la main à vos pensions ministérielles, qui ne rougirait peut-être pas de recevoir le denier du poète sur les droits de BRITANNICUS ou DES HORACES. LE FRÈRE QUÊTEUR. HISTOIRE DE 1626.

Vous connaissez Clémence, n’est-ce pas ? une jeune dévote. Hier, elle m’a conté en secret une histoire étrange. Je voudrais vous la confier à mon tour : mais ferai-je passer dans votre ame les émotions que me communiquait la victime, à mesure que les faits se représent ent à sa mémoire ? Où retrouver la grace de sa peur récente, la colère de sa perte d’argent, et toutes les subites rougeurs de sa chasteté ? Où chercher même cette portion d’éloquence que lui prêtait mon LE TRÉNA QUÊTEUR. 251.

attention ? car, n’en doutez pas, l’éloquence se compose de bien parler et de bien écouter. Elle est dans les yeux de l’auditeur comme sur la bouche de l’orateur. Nous connaissons des gens qui doivent leur réputation d’esprit à leur unique talent de prêter l’oreille. Vous dont la réputation est faite, vous m’écouterez peut-être mal ; tant pis pour vous : car je vais rendre la parole à ma dévote. C’est elle qui parlera ici, et cette imitation, bien qu’infidèle, vaudra mieux qu’un récit nouveau. Un écho, quelque affaibli qu’il puisse être, a toujours quelque chose de l’accent qui l’a d’abord frappé ? — —-Imaginez, Monsieur, dit-elle, qu’il était onze heures et demie du soir ; et bien que j’eusse un roman nouveau sur mon oreiller, je ne dormais pas. Je ne lisais pas non plus : j’étais dans un de ces momens insaisissables où l’ame qui veille va se séparer du corps qui veut dormir. Je m’amusais, je crois, les yeux demi-fermés, à voir la lumière de ma lampe passer à travers l’albâtre pour se refléter sur ces rideaux bleus. Ma porte s’ouvrit doucement. J’ai l’habitude de me faire enfermer par ma femme de chambre, et je soulevai à peine la paupière au bruit de LE FAIRE QUÂTEUR. la clef qui tournait. — Agathe, que voulezvous ? 252

Point de réponse.

Des pas légers s’approchent ; et, ne doutant nullement de la présence de cette fille, je levai les yeux… Un homme, Monsieur ! un homme inconnu devant moi ! Je veux crier : l’étranger, avec une adresse et une vivacité incroyables, pose sa main sur ma bouche, et de l’air le plus poli, à peine démenti par un léger sourire : — Point de bruit, Madame, je vous en supplie. N’essayez ni d’appeler, ni de toucher vos sonnettes. Si quelque insolent se présentait, ce serait fait de vous et de moi. Je ne viens ni vous faire violence, ni vous causer le moindre tort. Il tira des ciseaux dorés de son gousset, coupa les cordons que je regardais encore, et me fit, comme par distraction, apercevoir l’extrémité de deux pistolets cachés sous un gilet de cachemire. —

Rassurez-vous, répéta-t-il, et donnez-moi. à moi-même un instant pour me remettre ; car on n’approche pas de tant de beautés sans émotion. Il

vit que j’étais muette, glacée, résignée ; il LA FRÈRE QUELTHUR. attira un fauteuil qui se trouvait assez près, s’assit, posa son chapeau devant la lampe qui éclairait trop son visage, et s’apprêta à m’exposer l’objet de sa visite avec cette simplicité qui ferait honneur à un diplomate. C’était un homme de vingt-huit ans. Sa taille était haute et bien prise, sa figure pâle, ses yeux faux, mais doux ; et toute l’habitude de son maintien avait quelque chose de factice ou de monacal. 253

— Madame, j’ai des engagemens à remplir ; l’objet vous en paraitrait sacré, si je pouvais vous l’exposer. Des souscriptions sur lesquelles je comptais n’ont pas été remplies, et connaissant votre charité, je suis venu vous emprunter… qualorze mille francs. — Je ne les ai pas, Monsieur ! fut tout ce que je pus répondre.

— —Pardonnez-moi, vous les avez. Vous possédez même davantage ; mais je ne veux que cette modique somme. Elle est là, dans votre secrétaire, sous deux volumes qui cachent un petit portefeuille, dans la case la plus élevée, à droite — Mais, Monsieur….

ALMA Prêtez-moi la clef : vous m’obligerez beaucoup. Je pourrais à la rigueur ouvrir sans vous LE FRÈX QUÁFAUX. ce joli meuble évidemment sorti des ateliers de Jacob ; mais ne serait-il pas fâcheux de l’endommager ? Et puis, vous ne voulez pas me désobliger, n’est-ce pas ?

Je montrai du doigt une coupe de cristal où je pose le soir toutes mes clefs, et j’articulai à peine : la plus petite. L’inconnu entendit très bien, se leva ; et sans perdre de vue aucun de mes mouvemens, il ouvrit le secrétaire et chercha un peu ; car tout n’était pas précisément dans l’ordre qu’on lui avait indiqué.

  • 54

13 Ceci,

dit-il, en avançant un tiroir à demi plein de pièces de cinq francs et de menue monnaie, ceci est destiné aux dépenses du ménage. A Dieu ne plaise que je retranche rien du luxe de votre table et de la subsistance de vos gens ! Ceci, en montrant une légère bourse de perles qui contenait trente pièces d’or, est réservé pour la toilette de Madame. C’est son budget particulier ; c’est le fonds destiné à ’payer des

dettes d’honneur et à faire face aux chances du jeu : je le respecte encore. Et cependant il se rait plus conforme à la satisfaction de votre conscience, Madame, d’employer en aumônes ce que vous dissipez à l’écarté." LE TRÈRE QUÊTHUR, Mais voici ce que je cherche. Vous remarque rez que je prends ce dont j’ai besoin absolument, Je laisse à la même place le surplus des billets de banque. Disant cela, et sans recourir au moyen grossier de mouiller son doigt, il les comptait en les séparant d’un léger souffle avec l’exactitude d’un

de rentes. payeur

Je vous prie de ne point douter, ajouta-t-il, que je ne m’empresse d’acquitter cette dette aussitôt que les temps seront devenus meilleurs. a

55 Il se rapprocha de moi, posa sur le somno deux clefs, dont l’une était celle du secrétaire, et ajouta : Je vous rends la fausse clef qui m’a servi à pénétrer jusqu’à vous. Je vous exhorte à vous défier de celui de vos domestiques qui a le plus votre confiance. Maintenant, Madame, il serait juste que je me retirasse. Je sens que vous seriez charmée d’être délivrée de ma présence, mais je ne le puis pas encore. — Comment done, Monsieur, que voulezvous ? —

Ne vous alarmez pas. Je n’ai jamais eu le mauvais goût de croire qu’on pût fonder sur la crainte aucune espérance de succès auprès des


by LE TRÈRE QUATEUR. dames. Par état, je les respecte, si je ne les recherche point.

Mais il me faut le temps de rendre vraisemblable le motif que prête votre concierge à la visite que je vous fais.

>50 Que dites-vous, mon Dieu ! — Oui, je suis forcé, poursuivit-il d’un air contrit, en consultant une fort belle montre d’or, de rester encore ici vingt minutes. Comment supposer que l’homme assez heureux pour vous entretenir à l’heure qu’il est, serait indigne de son bonheur, au point de ne pas prolonger un peu cet entretien.

— -Quoi ! Monsieur, vous me voleriez aussi ma réputation ?..

— Le terme est un peu vif. Ce que je dois à votre charité vous fera une réputation meilleure encore. Car c’est en votre nom que nous soulagerons quelquefois la veuve et l’orphelin. Mais, Madame, service pour service ; il faut que je vous le confesse : votre portier est un misérable. Il m’a demandé où j’allais ; j’ai répondu chez vous ; et l’explication s’est continuée ainsi : — Mais, Monsieur, Madame est seule ; M. le comte est absent.

— Je le sais bien. — -v LE FRÈRE QUÂTEUR :

Madame est peut-être couchée. Tant mieux.

Elle dort. — J’espère que non.

On ne vous ouvrira point l’appartement. Alors j’ai montré ma clef à ce valet sans mœurs ; je lui ai glissé une pièce d’or dans la main, il m’a répondu par un clignement d’yeux, et en ce moment il veille dans sa loge, attendant discrètement ma sortie pour fermer la grande porte. A votre place, je le chasserais demain. Je restai comme anéantie au récit de ce double malheur.

» 57 Si ma conversation vous est importune, Madame, j’attendrai sur ce canapé, au fond de la chambre.

Point du tout, Monsieur ! dis-je vivement, troublée apparemment par tant d’émotions diverses, ou peut-être fascinée par le ton de civilité parfaite qu’employait toujours cet homme affreux.

— En ce cas, reprit-il en rapprochant son, siége avec courtoisie, voulez-vous me permettre de voir ce que vous lisiez si tard ? Heureux l’auteur qui empèche de si beaux yeux de se fermer ! R 17 Histoire de la Régénération de la Grèce ? déclamation anti-monarchique et anti-sociale. Poésies de Lamartine ? il y a du bon dans l’ouvrage ; mais l’auteur sacrifie trop à la mode du vague et de l’obscur. Il n’est pas classique ; et nous ne sommes pas certains qu’il soit un jour de l’Académie. Gertrude, un roman ? un roman de femme encore, et il est à sa troisième édition, à ce que je puis voir ! Comment expliquer qu’un esprit aussi sain et aussi élevé que le vôtre, ne préfère pas

la prose de nos vieux auteurs à la poésie du jour ; et la lecture de quelques saintes Gazettes, de quelque pieux Mémorial ; aufatras romanesque et au style passionné de toutes nos contemporaines ? On a beau dire, Madame, il faudra revenir au grand siècle. On n’a rien fait de lisible depuis la fin du règne de Louis XIV. Les réimpressions qu’on essaie des œuvres révolutionnaires de Voltaire et de Rousseau, ne serviront qu’à ruiner les libraires, déconsidérer notre commerce à la foire de Leipsick, et entretenir dans quelques têtes une résistance coupable au retour complet de l’ancien régime. Vous sentez qu’il ne me vint pas dans l’esprit les raisons

› que j’aurais pu opposer à une diatribe entamée dans un tel moment. Un adversaire qui 250 commence la discussion comme celui-là avait fait en entrant, m’eût paru, quand même j’aurais pu réfléchir, mettre trop de suite et de préméditation dans ses idées pour qu’on essayât de les modifier. Aussi ne répondis-je pas, même par un soupir, à son éloquence. 25g

!  ?  ?

Il regarda, de nouveau sa belle montre, et reprit, pour faire heure, sa digression sur la littérature et les arts. Si je n’ai pas trahi le sens de ses paroles, et ce serait bien une faute, car il les exposait avec une grande netteté, il voulait que

la peinture représentât exclusivement des sujets sacrés, et que toute l’éloquence française fût enfermée dans les deux Chambres. Ensuite il m’offrit des livres choisis pour diriger ce qu’il appelait mon éducation politique, et revint à m’assurer que j’aurais bientôt de sa part des nouvelles qui effaceraient l’impression, peut-être bizarre, qu’aurait pu me laisser sa visite. Il se leva prit congé avec la politesse du faubourg Saint-Germain ; je dirai plus, avec ces manières exquises qui n’appartiennent qu’à une société unique. J’étais confondue de voir ce missionnaire d’espèce nouvelle parodier des hommes saints, et se couvrir d’une apparence LE TAI QUÂNEUR. respectable. Je n’eus ni la volonté ni surtout la force de m’élancer sur ses traces, et j’entendis, deux minutes après sa dernière révérence, la porte cochère se refermer doucement sur lui. 160

Ce matin il a été remis, je ne sais comment, à mon adresse, un paquet de volumes soigneusement reliés, qui contenait, entre autres ouvrages : DES CRIMES DE LA PRESSE, et DE L’INDIFFÉRENCE EN MATIERE DE RELIGION.

1 rtout atendis,

ment, gracuse

UTIONS RENCE ES

ÉLÉGIES.


$ ÉLÉGIL I. Pourquoi rougir ? ce trouble est l’aveu d’une crainte. Si j’allais espérer ! non pas, non ; pudeur sainte ! De son sexe innocent d’abord le protecteur, Puis d’un trouble voilé l’interprète enchanteur, Tu n’es plus qu’une grace, un fard ; et, Valérie, Le charme insidieux de ta coquetterie. Tu t’épargnes un mot, un seul geste empressé ? Plus coupable est cent fois ce long regard baissé. Je te connais : le monde a dicté ta sagesse. Satisfaite de voir aux pieds de ta jeunesse Ces amans,

dont l’hymen est lui-même orgueilleux, ÉLÉGIDE. Tu crois à la vertu qui n’a pas fait d’heureux. Et cependant, ton cœur au bord du précipice Cherche une volupté dans chaque sacrifice ; Tu te plais à sentir, à goûter chaque jour, En trompant tous ses vœux, le charme de l’amour. Peut-être qu’à céder rien ne te peut réduire ; Mais fière de régner, heureuse de séduire, Mon seul tourment suffit à ton fragile honneur : Que t’es-tu refusé, si ce n’est mon bonheur ? Va, de l’amour de soi la prudence est peu rare, Ton courage est facile et ta vertu barbare… Profane ! indifférente ! et comment ferais-tu Des glaces de ton cœur hommage à la vertu ? Ta pudeur byprocrite adore mon supplice. D’un combat renaissant et vainqueur et complice, Infidèle ! ton front s’arme en vain de rigueur : Le crime, sans profit, s’est commis dans ton cœur. BLÉGIZ TI. A pas légers et sourds, au milieu de la nuit, Dans sa retraite hier son ordre m’a conduit. Elle était palpitante à la porte secrète : Ma bouche osa se joindre à sa bouche muette ; Sa main tombait près d’elle et vint chercher ma main. Quel trouble la guidait dans l’ombre du chemin ! Près de son lit assise, agitée, enivrée, Aux transports d’un amant toute, toute livrée, Elle avait, des jaloux abusant le sommeil, Des parures du monde emprunté l’appareil, Et livrait à l’amour, plus fier de sa conquête, ÁLÁGINS. Ses succès préparés pour l’éclat d’une fête. Devant elle courbé, j’ai dénoué les lacs Du satin, possesseur de ses pieds délicats ; J’ai, par de longs baisers, payé ma longue attente ; Puis, montant sous les plis de la robe flottante, J’ai délié les nœuds qui serraient ses genoux. Puis, malgré vingt combats essayés entre nous, Cette main, frémissant d’amour et de victoire, Descendait, déroulait sur sa jambe d’ivoire Ce blanc, ce fin tissu, dont. trame à l’entour Va serpenter en fleurs et s’entr’ouvrir au jour. En mes ardens désirs tout me fut accessible : Tiens, vois, de sa morsure une pointe invisible, Qui retenait l’écliarpe attachée à son flanc, De mes doigts ravisseurs a fait couler le sang. Je lui dois d’avoir vu Valérie éplorée, Et vingt baisers de plus de sa bouche adorée. Quel sommeil, dans mes bras, vint pénétrer ses sens ! J’ai pu les admirer ses attraits ravissans, Les attraits dévoilés de ma craintive amie. Mon front s’est reposé sur l’épaule endormie ; Ma bouche, de son sein repoussant la rondeur, Sous des remparts de neige allait chercher son cœur. ÉLÉGIME. Cours, ami, si l’amour te doit ses récompenses, Cours trouver à l’instant la belle à qui tu penses ; Cours, ce soir, envahir tous ses jeunes appas, Dépouiller ses atours ; mais seul, mais pas à pas ; Mais rends avec lenteur chaque obstacle inutile. Tes bras à sa pùdeur seront l’unique asile ; Et si le jour t’éveille en un si doux lien, Ton bonheur te dira quel bonheur fut le mien. 267 ÉLÉGTE TIT. Tu consens que tes yeux, ignorant leur pouvoir, Effleurent d’un regard, ou dédaignent de voir Tout ce peuple d’amans conquis par un sourire ; Et le soir, quand leur cercle a formé ton empire, Si dans l’angle obscurci du salon reculé Tu vois tomber mon front pâle et d’ennui voilé, Tu penses qu’il suffit à mon ame flétrie D’un seul regard de flamme. Et tu crois, Valérie, Que d’un froid entretien si poursuivant le cours, Un mot consolateur à travers tes discours, Indifférent pour eux, mais que

connaît mon trouble, ÉLÉGINA. —

Vole, chargé d’un sens ingénieux et double, Il rouvre de mon cœur le facile chemin ; Que si ta main brûlante ose effleurer ma main Elle emporte en fuyant le mal qui me dévore ; Erreur ! Seul avec toi je suis jaloux encore : peu de chose, hélas ! et je m’en fie à toi, De la beauté qu’on aime a corrompu la foi. Je suis jaloux… De quoi, malgré la foi promise ? De tout ! Que ce burin qu’envirait la Tamise Aux pinceaux de Gérard habile à se plier De héros et de Dieux ait peuplé ton foyer, Si

J’ai peur, lorsque l’Amour de ses bras environne Psyché, , que son bonheur et que son ame étonne, J’ai peur que sans effroi de l’oracle et du sort, Du zéphyr ravisseur tu n’invoques. l’essor. Ingres d’une Odalisque anime-t-il la grace ? Tu voudrais au harem commander à sa place ; Et ce talent fatal, lui qui vous révéla La vie et le tombeau, Galathée, Atala ; 169

2


S’il jette au fond des bois, loin d’un regard profane, Le pasteur endormi, délices de Diane ; Blanchi d’un pur rayon si tu vois reposer Ce héros des forêts qui dort sous un baiser, J’ai peur que

de sa grace admirant la merveille, Un de tes vœux secrets, ta voix ne le réveille. Hélas ! il est si beau ! d’où vient donc qu’aujourd’hui Ton humide regard s’est enchaîné sur lui ? Comment voir dans tes mains, à mes efforts rebelles, Ces poètes, flatteurs et corrupteurs des belles, De qui tous les héros, funestes aux amans, Sont fiers, brillans d’audace et de défauts charmans ? C’est Renaud, c’est Saint-Preux, c’est l’ange d’Amélie, René, trésor d’amour et de mélancolie, Sublime infortuné, mêlant quelque douceur Aux longs remords du cloître où va tomber sa sœur. Ah ! tous ces demi-dieux prompts à te satisfaire, Sont autant de rivaux que ton cœur me préfère ; S’il les suit, les appelle et vole sur leurs pas, Si tu trouves en eux… tout ce que je n’ai pas ; Et quand ta voix, tes yeux, tes bras pleins de tendresse Ont enivré mes sens du nectar des caresses, Dieux ! si ton ame absente, en un parjure essor, Osait rêver Saint-Preux, ou Paris, ou Médor ! ÉLÉGIE IV. Qui les sert une fois les servira toujours, Et ces autres tyrans sont comme les Amours : Vous croyez loin de vous les Muses exilées ? Au fond de votre cœur leurs fuites simulées Laissent de longs regrets, aiguillon vigilant, Feu durable et secret sous la cendre brûlant. Eh bien ! s’il faut subir l’un ou l’autre délire, O Muses ! accourez, et rendez-moi la lyre. Venez ; ce cœur promet à vos graves loisirs Le feu, l’active ardeur de ses premiers plaisirs ; ÉLÉGIES.

Venez, entr’ouvrez-moi vos studieux asiles ; Non pas comme autrefois, non tendres, non faciles, Ornant de Valérie ou le rire ou les pleurs, Mais sous l’ombre et les bois, vers la rive sans fleurs Où nul vestige humain n’est écrit sur l’arène. Et toi, de nos erreurs capricieuse Reine, Devant nos yeux ouverts, toi qui fais loin du bruit Courir le peuple ailé des songes de la nuit, O Revêrie ! un jour, que l’amant qu’on délaisse Ait besoin d’un sourire et n’ait plus de maîtresse, Tu pars, voles, franchis les empires, les mers ; Tu reviens des confins de l’immense univers Le rire sur le front, de lilas couronnée, Et dansante et folâtre et chantant l’hyménée, Conduire dans ses bras tout l’essaim de beautés Sur qui ses vœux errans se sont jamais portés : Soit la vierge du Nord de pudeur embellic, Soit l’Almée aux yeux bleus, trésor de la Syrie, Que Suze aux voluptés forma dans ses remparts. Salut blonde écossaise, aux suaves regards, Et toi qui fuis rapide avec les traits d’un ange, Ou qu’anime la danse aux bords fleuris du Gange, Vous toutes que nourrit au pied des monts d’azur Ou la rêveuse Irlande, ou la France au ciel pur. ÉLÉGIES. Mais j’ai parlé : déjà leur foule m’environne : De moins d’étoiles d’or la nuit d’été rayonne ; Moins d’épis dans nos champs balancent leurs trésors ; Moins de perles d’Ormuz enrichissent les bords ; Sur nos monts du Jura moins de roses vermeilles S’ouvrent aux doux larcins des errantes abeilles. Oh ! parmi tant d’attraits, de trésors enchantés, Par quel choix indécis… vers quels vœux… Arrêtez ! Mon choix est fait. Venez, vous que la Circassie Réservait aux amours des sultans de l’Asie, Approchez, jeune esclave. Aujourd’hui qu’à ma voix Le sérail s’agrandisse, en conservant ses lois. Je succède au tyran qui fit trembler vos charmes : Je saurai commander sans imposer les larmes. Viens, le front rougissant, près d’un maître charmé, Tendre ta main furtive au mouchoir parfumé. — Vous, laissez les sorbets, l’ardente malvoisie, Le café musulman, les fleurs et l’ambroisie, Et sortez.

273 Quel délire, en tous mes sens troublés, S’allume au feu vivant de ses regards voilés ! Ingrate Valérie ! Ainsi marchait sa grace : De ses pieds inconstans je reconnais la trace. O voiles, ô tissus, trop jaloux ornement, Tombez. Dieu ! qu’ai-je vu ?… Ce fantôme charmant C’est encor Valérie ! Insensé, je m’abuse : 18 Aubern. J’appelais dans mon cœur, je réchauffais la Muse, Et dupe de ces dieux qui s’aident tour à tour, La Muse incessamment traine après soi l’Amour. Eh bien ! je suis vaincu, tout mon courage expire. Malheur à qui du tems veut mépriser l’empire : Voyez : Mai si brillant, si vain de ses couleurs, Déjà pleure sa pourpre éteinte sur les fleurs ; L’automne des forêts va dépouiller la gloire. Je l’ai vu ce coursier si cher à la victoire, Des palmes de Windsor tant de fois couronné, Sous le chaume indolent mourir abandonné ; J’ai vu, dans les langueurs de son âge débile, Plus d’un sage accuser sa jeunesse inutile, Pleurer le bien d’aimer et même son tourment. J’accours, trahissez-moi ; la vie est d’un moment. Que toutaime aujourd’hui, qu’aujourd’hui tout soupire : Le cœur qui de l’amour déjà connut l’empire, Qu’aujourd’hui son flambeau se rallume pour lui, Et qui n’a point aimé qu’il s’enflamme aujourd’hui ! ÉLÉCIE V. Eh bien ! ces protecteurs, ce rêve ambitieux Dont l’éclatant prestige avait séduit vos yeux ; J’en ai vu s’effacer la chimère importune Devant l’humble refus d’adorer leur fortune. Solliciter ! métier qu’on appelle un devoir, Il flétrirait un cœur plus docile au pouvoir. Oh ! combien, du bonheur d’obtenir ce qu’on aime, S’exhalte un jeune orgeuil en sa pudeur extrême ! Cessant de demander je crois tout obtenu : Dis-moi, que manque-t-il à ce couple inconnu ? N’a-t-il pas de deux cœurs la paix accoutumée, ÁLÁGIEŃ. De l’ombre de nos bois la fraîcheur enbaumée ; Et ce tertre de mousse où tu viendras le soir, Au pied des vieux ormeaux nonchalamment t’asseoir ? O Versailles, Meudon, séduisantes retraites ! Guidez encor nos pas sous vos routes secrètes, Allons voir ces jardins qui rassemblent épars La pompe du printems et la pompe des arts ; Et ces marbres penseurs, ce peuple de statues, Immobile au milieu des grandeurs abattues. Tout voir, laisser notre ame et nos pas s’égarer, De ces mille trésors n’est-ce point s’emparer ? du trône éclatant les possesseurs fragiles Qu’obtenaient-ils de plus de ces rians asiles ? Que de fois, échangeant nos rêves fortunés, Paisibles conquérans des palais étonnés Nous avons possédé ces retraites fleuries ! Un jour, t’en souvient-il ? errant sur ces prairies A l’aspect des gardiens de ces lieux enchanteurs, Tu rougis. Nous étions quelques usurpateurs Accusés par les yeux d’un maître redoutable ; Tu rougis ! tu croyais tant de bonheur coupable. 270

Va, Va, des maux de la vie un Dieu dans tous les rangs Versa la coupe égale et des biens différens. Gardons de nos destins l’obscurité natale : Qu’importe à ce front pur la perle orientale ; s ÚLÉGIES, Paris, pour la beauté qu’un art capricieux Varie incessamment des tissus précieux ; Londres, que la Turquie et le sol des Marates Charge de cent trésors tes agiles frégates : Nous amans, de ces biens nous sommes peu jaloux ; Qui fléchit une belle est plus riche que vous.

Allons chercher des bois l’ombre antique et muette, Je n’aurai d’autres vœux que les vœux du poète. Aimer fut tout mon sort ; tu seras tout mon bien. Aux Dieux qui versent l’or je ne demande rien ; Et quand viendra la Parque à la main meurtrière, Du flambeau de mes jours incliner lumière, Heureux si je t’entends I assise auprès de moi, Si mon dernier regard tombe et s’éteint sur toi ! Donne ta main, si faible, et qu’elle me soutienne ; Et que ma bouche encor s’arrête sur la tienne ; Que mon dernier baiser soit mon dernier soupir ; Que tes yeux en pleurant, me regardent mourir. N ÉLÉGTE VI. SUPHASTITIONS DE L’AMOUR. Oui, l’amour vit d’erreurs et de pressentimens : Eh ! qui ne lui connaît dans ses vagues tourmens, Pour irriter sa fièvre ou calmer ses alarmes, Des superstitions, des augures, des charmes ? On dirait qu’il ne voit, ce tyran passager, A son frèle avenir rien qui soit étranger. Cet inquiet instinct, le monde entier l’atteste : Les erreurs ont changé, la crédulité reste ; Et pour son rêve, hélas ! toujours prêt à finir, L’amour ose, insensé, consulter l’avenir.


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Ainsi son culte aveugle aux signes prophétiques S’adresse ; et plus d’un sage, honneur des tems antiques,

Attacha sa croyance au Dieu qui l’a trompé. Tibulle occupé Achève au sein des nuits l’écrit plein de son ame,

De Délie et d’amour que

De la lampe incertaine il contemple la flamme ; Et si l’ardent flocon vers lui s’est incliné,

O bonheur ! pour ses feux présage fortuné !

Et Délie, à l’enfant que le hasard appelle, Fait agiter des sorts l’urne trois fois rebelle. Ces Romaines, vivant sous la crainte des Dieux,

Pensaient que le parjure éteignait les beaux yeux ; Et d’un serment trahi, dans leur candeur insigne,

Sur l’ongle de leurs doigts voyaient blanchir le signe. Properce, tu frémis, quand, parjure à tes vaux, Cynthie a conservé l’or de ses blonds cheveux, Quandnulle empreinte, encorprompte à vengertagloire, De ses riantes dents n’ose insulter l’ivoire,

Et que son pied coupable, à te fuir empressé, Dans le cothurne étroit joue à peine embrassé. Trop heureux préjugés ! crédulité charmante !

Gardiez — vous la pudeur sur le front d’une amante ! Nos belles aujourd’hui consultent, préparés,

Tous ces cartonsjoueurs, de pourpre bigarrés ;

Pour échanger l’objet de leur amour mobile, ÉLÉGIES. Leur essaim rougissant court chercher la sibylle Qui dominant Paris d’un gothique manoir, En soumet une part à son hideux pouvoir. 180

Vous que je vois sourire et que mon cœur adore, Valérie ! à son art, oui, vous croyez encore. Dans le moka tiédi, dans les blancs agités De l’œuf, que loin de vous la main gauche a jetés, N’ai-je pas vu vos yeux, ardens de jalousie, Soupçonner en partant ma foi déjà trahie, Et sur un bord lointain vos soins m’ont envoyé De la verveine en fleurs la magique moitié. Que de fois, si, pour fuir la cité turbulente, Enchaînant à mon bras sa marche douce et lente, Ma Valérie osait, loin de l’œil des méchans, Respirer le silence et le parfum des champs, Elle m’a su montrer, ingénue et savante, De ce culte raillé la trace encor vivante ! Tu disais : Le jaloux qu’enferme le hameau, Dérobant aux blés mûrs un léger chalumeau, Vole, effleurant la bouche où son cœur voudrait lire, Interroger trois fois l’oracle d’un sourire. Quand l’été va pâlir, qui ne connaît encor Cette herbe de nos prés dont la corolle d’or En duvet blanchissant voit refleurir son germe ? Amour de ses soupçons y vient chercher le terme. ÉLÉGIES. aBt

Enfant ! que je te plains ! car ton malheur est sûr, Si, penché vers la fleur, tu n’as d’un souffle pur, Au gré de mille vœux que déjà tu regrettes, Dépouillé tout son front des volantes aigrettes ! Et toi, toi l’ornement de toutes nos saisons, D’un front d’argent et d’or étoilant les gazons, Timide marguerite, éclose au pied d’un trône, L’amour, de tous les tems, offensa ta couronne ; Il attache aux rayons sur ta coupe étagés, Ses destins, ses périls cent fois interrogés. Jeune homme, en tes amours tu crains le sort contraire, On t’aime UN PEU, BEAUCOUP… prends garde, téméraire ! L’espérance repose, auprès de la douleur, Dans le dernier débris qui tombe avec la fleur. Si tu viens au vallon, viens le soir, viens loin d’eux, Sur ce dôme rustique où nous rêvons tous deux : Où nos yeux sur ces prés voyaient blanchir un voile, Et, pour se rencontrer, cherchaient la même étoile. Il renaît, mon verger ; déjà de ses festons La blanche clématite essaye les boutons. Viens comme en cette nuit si chère à ma constance, Où bravant tes argus et l’ombre et la distance, Tu quittas, sur un char au vol précipité, Ces turbulens déserts où veille la cité ; Et seule, et tout à coup, je te vis apparaitre ÉLÉGIEN. Belle, avec le printems, dans mon Éden champêtre. Alors, il t’en souvient, des cimes du donjon, Tu voulus voir le ciel. Tes yeux, sur l’horizon, Erraient, cherchaient des bois les lointaines ramées, Et les détours du fleuve aux rives embrumées, 183

Le toit du vieux pasteur qu’abrite un vieux rocher. Au spectacle des nuits brûlant de t’arracher, Moi, je te conviais aux soins d’une autre veille ; Et toi, des astres d’or me montrant la merveille, Ingénieuse encore à voiler tes refus, Tu disais, vers ce ciel levant des yeux

confus : — Voyez l’Ange des nuits poursuivant son voyage. « Mollement endormi sur les bords d’un nuage,

  • Ses yeux sont recouverts de bandeaux étoilés :

« Il dérobe ses flancs de ténèbres voilés ; 8 « 

Mais ses pieds, mais son front se rougissent encore

  • De la pourpre du soir et des feux de l’aurore. » ÁLÉGIS VITI.

Si tu sais confier à la terre endormie Une fleur, tu verras, ma douce et jeune amie, A la place fidèle où naîtra sa couleur, De printers en printems se ranimer la fleur. Ce voyageur ailé qu’Avril voit reparaître, Qui s’abrite au hameau sous ta verte fenêtre, Il revient chaque année, il reviendra toujours Qù son berceau de plume a reçu ses amours. Imitons, le veux-tu, la fleur et l’hirondelle : Constans comme la fleur, comme l’oiseau fidèle, Vieillissons sous un ciel témoin de nos beaux jours, by ÉBÉGIES. Et sans jamais ehanger ni de toits ni d’amours. Valérie ! il t’attend ce hameau solitaire Où nos premiers plaisirs ont caché leur mystère. Ce toit connu des arts si chers à nos loisirs, Et cet étroit jardin plus grand que nos désirs. Viens revoir nos gazons, la croix de Madelaine, Et le pommier fourchu, la rustique fontaine Où ta main descendait dans la fraicheur des flots ; Ces grands acacias orgueil de l’humble enclos, De qui la blanche fleur était moins parfumée Qu’un soupir, un seul mot de ta bouche embaumée. Voilà les résédas tombant sur ton chemin ; Et ce long espalier où ta furtive main Interrogeait trop tôt, dans son caprice avide, La pêche sans couleur, la grappe encore acide. a85

Rends-les-moi ces beaux jours où cherchant les ruisseaux, Les prés, l’ombre du bois ; tes studieux pinceaux Retraçaient, descendus des hauteurs historiques, Le saule abri du påtre ou les bouleaux rustiques. Durant ces doux loisirs, que faisait ton ami ? A l’écart, mais bien près, il suivait à demi Le livre commencé ; semblait, le front terrible, Chercher le dénoûment de son drame impossible… Mais à travers les flancs du saule aux cent hivers, Il contemplait ta grace, i il oubliait ses vers : ÉLICAS. Accours. Voici du soir le repas délectable, Et le rire et la faim. Ornez, couvrez la table De ces blonds chasselas que son art vigilant Dérobait sous la gaze à l’insecte volant. Apportez le cristał où revit la groseille. Je crois la voir encor, du doigt qui la surveille, Et vingt fois empruntant l’air savamment rêveur, Effleurer des rubis la mielleuse saveur. 8G

C’est là que, loin du monde, et pour être plus douce, A la bruyère en fleurs s’entrelace la mousse ; Tout ici te connaît, le tortueux ruisseau, Ces arbres confidens…., jusqu’à ce frêle oiseau Qu’un jour, t’en souvient-il ? un soir le vieux Décembre Jeta, parmi les vents, sous l’abri de ta chambre, Tant le dieu dont la voix trouble les élémens Sait qu’il est de pitié dans le cœur des amans. Il était jeune et seul ; et la pourpre indécise A peine ornait sa gorge et son aile encor grise. Dans les bois, disais-tu, le méchant épervier A frappé sa compagne, ou les dards de Janvier. Il cachait près de nous sa triste inquiétude ; Et nous étions pour lui mieux que la solitude. D’arbre en arbre élancé, l’entends-tu ? Je le vois Qui cherche ensemble et fuit ton approche et ta voix, Car c’est toi, dans les jours de la sombre froidure, ÉLÉGIES. Toi qui lui dispensais la douce nourriture ; Et lui, sous les rameaux du laurier toujours vert, Nous chantait le matin sortant des nuits d’hiver. O nuits ! brûlantes nuits sous le nord frémissantes, Ce cœur qui s’éveillait sous mes mains caressantes, Ce cœur qui m’appartient, dont on veut me bannir, Qu’il palpite à jamais de mon seul souvenir !


187 ÉLÉGIS IX. Brisons des nœuds dont l’étreinte vous blesse. Vous accusez le souvenir, Vous regrettez des instans de faiblesse, Et moi des jours perdus pour l’avenir. L’emportement, les plaintes, les alarmes, Retiennent seuls nos destins enchaînés ; L’amour vaincu conserve encor ses armes Et nous lance en fuyant ses traits empoisonnés. L’illusion

pour nous ne peut renaître : Mais indifférens et jaloux, Sans le désir de nous venger peut-être 4 ÉLÉGTEL. De nos rêves perdus, mensonge hélas si doux, De son cœur déchiré chacun serait le maître ; Notre dernier lien n’est plus que le courroux. Eh ! vers la liberté retournez sans entrave : Car c’est deux fois souffrir que vouloir se venger, La chaîne pèse aux mains qui conduisent l’esclave, Et tout montre à nos yeux l’exemple de changer. De l’amour dans les tiens j’ai compris la puissance : Il gardera, ce cœur de regrets consumé, Le doux soin de ta gloire et sa reconnaissance : Pendant tout un printems ne m’as-tu pas aimé ! Pendant tout un printems les tilleuls du bocage Associaient leur ombre et mêlaient leur feuillage, Et voilà que de fleurs doucement dépouillés, L’hiver a désuni leurs rameaux éffeuillés. 19

189 ÉLÉGIE X. Voilà donc ce courroux si fier encor la veille ! Eh ! ne me blåmez pas. Que le zéphir s’éveille, Son souffle caressant, aux bords fleuris des eaux, Passe, et fait tressaillir les mobiles roseaux. Aux promesses d’Avril la rose se confie ; Un sourire des flots rend au nocher la vie, Et l’amour, quelque erreur qui l’ait pu décevoir, L’amour crédule encor se confie à l’espoir. J’avais juré de fuir l’erreur où tu nous plonges, Amour ; et Valérie était moins dans mes songes : Une lettre, un seul mot, je pars ; et j’ai quitté Cr Pour son hameau chéri la déserte cité. A pas multipliés, la nuit m’a vu, fidéle, Franchir les longs sentiers qui m’ont séparé d’elle. J’arrive ; et des grands bois dominant les détours, Là-bas, du haut manoir j’ai vu blanchir les tours. Déjà l’humble pervenche et la mauve fleurie Entr’ouvrent leurs trésors pour parer Valérie.

Le vallon, tout brillant de ses vives couleurs, S’éveille. Éveille-toi comme toutes les fleurs. Mais quoi ! la plume oisive encor t’enchaîne-t-elle ? N’entendrais-tu donc pas ce soupir qui t’appelle ? Et timide signal et discret messager, Retentir sur ta vitre un rameau d’oranger ? Ah ! des doubles rideaux le tissu se déploie ; Doucement, sur l’acier, j’entends crier la soie… Ta main, voilà ta main ! Moins pure est à mes yeux, Moins blanche, la clarté qui la nuit brille aux cieux. Sous les remparts jaloux dont la trame est pliante, C’est toi. Je t’aperçois, ombre douce et riante ! Accours. De ces jardins le sable, sous les pas, Indocile à fléchir, ne te trahira pas. Cette porte, à mes vœux si long-lems défendue, Où la ronce épineuse a grandi suspendue, Qu’elle s’ouvre. Rends-moi ces charmes demi-nus Qu’entoureront mes bras de liens si connus. y ÉLÉCIS. C’est donc toi ! Quel sommeil, rebelle à mes prières, A si long-temps pesé sur tes longues paupières ? C’est toi ! Le doux attrait du matin, du sommeil, Embellit ton front pâle et tour à tour vermeil. Laisse errer sur ton sein, serpenter sur ta joue De ces beaux cheveux bruns le trésor qui se joue ; Livre à mon bras ton bras ; tout nous appelle : allons, Jeune divinité de ces calmes vallons, Viens savoir quel ormeau, dans la forêt prochaine, A le mieux conservé les deux noms qu’il enchaîne. Regarde comme Avril rend tes bois attrayans ! Le chêne au jeune oiseau tend ses bras verdoyans, Et l’ardent rossignol, aux collines ombreuses, Annonce enfin sa voix, la voix des nuits heureuses. İLÉGIE XI. LA COLCHIQUE.

Te voilà, fleur des prés ? toi qu’on dit au village Des jours frileux d’octobre un sinistre présage ? Quoil déjà ? Mais pourquoi ton deuil emprunte-t-il Le tendre éclat des fleurs dont se parait Avril ? Va, ton port tient en vain du lys un peu sévère, Ta robe du lilas ou de la primevère, Tu n’es plus l’espérance ; et du cœur entendu, Je ne sais quoi de triste est sur toi répandu. Est-il vrai qu’autrefois, à Colchos obsédée, Tu cédas, pâle fleur, des poisons à Médée ? Erreur des anciens jours, n’est-ce pas ? Nos douleurs


. ÉLÉGIES. Voudraient, après les Dieux, calomnier les fleurs. Non, je veux, si l’été déjà nous abandonne, Rallier tes boutons dans une humble couronne : Elle est là, sous un saule, aux regards du soleil, Celle qui va sourire à ton début vermeil. Mais, dis-moi ? du pasteur là-bas le chien fidèle A reconnu ta tige et s’est éloigné d’elle : Que craint-il ? et pourquoi, parmi des joncs flétris, Ton calice livide et tes lobes meurtris ? Hélas ! pénible et froid, ton sourire est semblable A l’adieu d’un ami la douleur accable, que

A son dernier regard, quand il s’en va mourir. Si tu n’es pas funeste, ô fleur ! pourquoi t’ouvrir Comme ces yeux sans vie et ces lèvres muettes Où la mort en passant sème ses violettes ? Voilà qu’à tes boutons je n’ose recourir : Et mes yeux sans surprise auraient pu découvrir, Aux feux d’un jour douteux, et sous ton ombre impie, Un serpent réchauffer sa langueur assoupie. Non, si tu t’es soumise aux astres malfaisans, Qu’un autre à ce qu’il aime ose offrir tes présens. Valérie ! évitons cette fille d’automne Que nul parfum secret, nul rameau n’environne ; Viens, je ne veux pas voir tes blonds cheveux, couverts. Du deuil de cette fleur qui prédit les hivers. ÉLÉGIE XII. Jardins déserts, beaux lieux où l’amour sans défense Se mêla dans les jeux de notre double enfance, Où nos cœurs se payaient d’un si tendre retour, Avant de savoir même encor le nom d’amour ; Que de fois, palpitant d’espérance et de crainte, Minuit m’a vu franchir les murs de votre enceinte ! Là, caché sous l’abri des rosiers fleurissans, J’implorais des parfums plus doux, plus caressans ; J’osais, au rossignol, sous son berceau de mousse, Demander une voix plus touchante et plus douce ; Au ruisseau, qui du ciel n’était que le miroir, ÉLÉGINI. L’image d’une femme ; et l’heure de la voir, A toi, timide fleur aux feux du jour rebelle, Qu’entre toutes ses sœurs la nuit reconnaît Belle. Seule, tu tiens captive en un bouton discret L’heure à qui vient l’Amour confier son secret ; Et mon cœur s’entr’ouvrait à d’ardentes délices, Quand la brise des nuits déployait tes calices. ÉLÉGIS XIII. Oh ! dites-moi, qu’est-elle devenue ? Dort-elle encor dans la paix des tombeaux, Ou compagne des vents et de l’errante nue, Voit-elle un autre ciel et des astres plus beaux ? Quand le printems en fleurs a couronné ces arbres, Les chants du rossignol håtent-ils son réveil ? Son sein gémirait-il pressé du poids des marbres, L’écho du vieux torrent trouble-t-il son sommeil ? Et quand Novembre, au cyprès solitaire, Suspend la neige et nous glace d’effroi ; Lorsque la pluie a pénétré la terre, Sous son linceul se dit-elle : « J’ai froid ! » ÉLÁGINS Non ; sa vie est encore errante en mille atomes. Objet de mes chastes sermens, Tu n’as point revêtu la robe des fantômes, Et tes restes encor me sont doux et charmans… Vagues parfums, vous êtes son haleine ; Balancemens des flots, ses doux gémissemens ; Dans la vapeur qui borde la fontaine, J’ai vu blanchir ses légers vêtemens. Oh ! dites-moi ! quand sur l’herbe fleurie Glissent le soir les brises du printems, N’est-ce pas un accent de sa voix si chérie ? N’est-ce pas

dans les bois ses soupirs que j’entends ?

LE COBUR DU POÈTE.

SI.

Vers la fin de septembre 1797, un soir qu’on avait donné je ne sais quelle fête à la populace de Paris, la foule toute entière, et au même mo ment, désertait les Champs-Elysées. Le feu d’ar tifice était mort ; et les lampions tarissaient doucement le long des ifs pyramidalement sy métriques. Le suif brûlant est, comme on sait, une manifestation de joie ou de triomphe chez les peuples civilisés. L’usage d’envoyer à la tête des plus affamés citoyens quelques dindons LE CŒUR DU POÈTE. étiques n’était pas établi encore. C’est là une institution qui fut réservée à des inspirations monarchiques, une pensée digne d’être à la fois impériale et royale.

300 Personne, ce soir-là, n’eut le regret que la dépense qui venait d’être faite n’eût pas été réservée pour secourir deux mille familles. La devise romaine du pain et des spectacles, se traduisait encore en français par des spectacles et du pain.

La foule, satisfaite et hurlante, s’avançait donc vers les Tuileries comme une mer qui commence son reflux. Ses flots venaient battre les anciens parapets du Pont tournant avec tant de violence, que deux promeneurs arrivant en sens contraire avaient été obligés de prendre les bas côtés de l’immense place. Ils remontaient avec peine les bords de cette foule, comme un paisible remoux la pente des eaux furieuses. Les deux amis paraissaient seuls au milieu de ce désert d’hommes. L’un deux murmurait à demi-voix des paroles cadencées à l’oreille de son compagnon ; et aux yeux animés, aux tressaillemens de l’auditeur, on pouvait juger qu’il portait à la confidence une attention mêlée d’enthousiasme. Arrivés à la hauteur de la rue de Matignon à peu près, c’estDigitized by LE CŒUR DU PORTH. à-dire de ce côté si solitaire des Champs-Élysées qui avoisine le faubourg du Roule, ils ralentirent le

coup pas ; puis l’auditeur en s’arrêtout à tant :

Ces vers sont beaux, dit-il ; mais ferez-vous ainsi votre cour au directoire exécutif ? Hoche, dont vous célébrez la mémoire, a été victime évidemment de cette politique qui, pour se débarrasser des généraux d’un caractère ou d’un talent supérieur, envoie Bernadote en mission, Moreau en retraite et Bonaparte en Egypte. On sait trop dans quel dessein l’infortuné Hoche fut expédié pour la baie de Bautry. Pauvre jeune héros, Monsieur ! mourir à vingt-neuf ans ! EL

— Citoyen, vous êtes gentilhomme, répondit le poète. Ne pouvant pardonner à la république ses victoires, vous lui contestez ses vertus. 7 301

Ce que je lui pardonne le moins, mon cher ami, ce sont ses banqueroutes. En voilà, de bon compte, six en France depuis deux siècles ; si bien que chaque génération a pu en voir une. Votre tiers consolidé achèvera ma ruine de fond en comble.

Vous ne nous rendez peut-être pas responsables, pendant ces deux siècles, des réductions de Sully, des opérations de Desmarets, de celles — du duc de Noailles sous la régence, et enfin des mauvaises plaisanteries d’un certain abbé Terray ?

301 Non assurément. Mais l’émulation vous a terriblement gagnés, illustres citoyens ; et depuis les quarante milliards de vos assignats jusqu’à votre décret du tiers, consolidé ou non, il s’est passé quelques mois à peine. Le comte de B… remarqua une légère contraction de muscles sur le visage de son compagnon, appartenant essentiellement au genre irritable ; et comme il avait un secret intérêt à ménager sa bonne humeur, il se hâta d’ajouter : Qu’impor tent ces prosaïques désagrémens ? Pitt et les Anglais sont la véritable cause des malheurs de la France ; et, comme vous le disiez éloquemment tout à l’heure :

— Quels rochers, quels déserts leur serviront d’asile, Quand Neptune irrité lancera dans leur ile D’Arcole et de Lodi les terribles soldats ? Tous ces jeunes guerriers vieux dans l’art des combats, La grande nation à vaincre accoutumée, Et le grand général guidant la grande armée ? De tous les éloges qu’on puisse adresser à un auteur, il n’en est pas d’aussi vif et plus complet de lui réciter ses ceuvers. En avoir retenu un que LE CŒUR DU PORTE. fragment, et le reproduire sans maladroite variante, surpasse le plus pompeux superlatif. La mémoire est près de lui le premier des flatteurs ; et redire ses vers à un poète, c’est mettre à une coquette un miroir sous les yeux. — Ils ne sont peut-être pas mal ceux-là, dit le futur membre de l’Institut. 303

— Si bien, que je ne serais nullement étonné qu’un jour le jeune capitaine auquel ils font allusion, et qui ne manquera point de vous asservir s’il le peut, ne prit de là l’idée de donner à ses troupes le nom de grande armée. Mais il est temps, mon cher, d’arriver où nous avons promis de nous rendre.

— — Je vous suis, dit l’auteur, plus heureux du succès de ses vers récens que de tous ses triomphes passés à la tribune du conseil des CinqCents. —

Et d’autant mieux, poursuivit le comte, qu’il me semble avoir vu de cette foule se détacher un homme qui nous observe. —

Qui ? ce muscadin en habit vert ? vous le prenez pour un mouchard ? Vous le calomniez, mon cher, c’est un voleur. C’est Dargelle, un ancien fournisseur de l’armée du Rhin. — Lui ! reprit l’émigré avec un mouvement de surprise que remarqua peu son ami. Le comte de B… feignit de rattacher alors une des boucles d’or de sa chaussure pour donner au suspect le temps de disparaitre ; puis s’approchant de la petite porte d’un parc à moitié cachée dans des hautes herbes, il choisit pour l’ouvrir, parmi les breloques d’une de ses deux montres, une clef en miniature d’un acier très luisant, et dit à demi-voix : —C’est là. Comment, là ? Mais savez-vous bien où vous êtes ? Je crois reconnaître un ci-devant palais. — L’Élysée Bourbon, par exemple. Ignorezvous que notre ami Laboucharderie est si despotiquement dominé, ensorcelé par Stéphanie, qu’il n’a pu se refuser au caprice de cette enfant qui a voulu occuper un logement de reine ? Il a loué pour elle ce magnifique séjour. C’est dans ces jardins de fée, dans les boudoirs de la comtesse d’Evreux, puis de la Pompadour, au pied de l’alcove peut-être où Beaujon se faisait endormir par des berceuses capables de réveiller les morts, que nous allons retrouver la maîtresse de notre ancien commissaire ordonnateur. Ce n’est pas par la beauté que dérogera ici sa déesse ! ce lieu n’a certainement jamais vu d’Armide plus LE CŒUR DU POÈTE. séduisante. Quel sourire, mon cher poète ! une taille si riche et si souple ! des yeux couronnés par deux arcs noirs si purement dessinés qu’on dirait deux traits de fusin indiqués par David lui-même ! des pieds à rendre folle de jalousie la plus chinoise des danseuses de Gardel ! —

— Je l’ai vue il y a quelque temps, dit l’autre, et n’en ai pas gardé de pareils souvenirs. — Oh ! vous êtes si distraits, vous autres poètes ! Et puis vous étiez peut-être occupé d’une nouvelle héroïne, de quelque femme que vous aviez dans la tête. Quelle réalité peut valoir vos rêves ! Mais elle vous connaît, elle ; on vous a vu… que sais-je ? à la tribune, au théâtre. Si vous saviez quel empressement elle a mis à vous faire inviter, que

d’instances elle m’a faites pour vous amener quand j’ai dit que vous étiez sauvage, habituellement triste et peu courtisan du monde ! — Moi, j’estime Laboucharderie, et le plaindrais de tout mon cœur s’il perdait ainsi une grande et honorable fortune. Je n’ai pu refuser, vous ayant surtout pour introducteur, de me rendre à sa fête ; mais que le diable m’emporte si les beaux yeux de madame ou mademoiselle Stéphanie sont pour quelque chose dans mon exactitude à venir. Ah çà ! mais, dites-moi, ne suis-je 30

305

306

pas dans une étrange toilette pour un cercle de

l’Elysée ci-devant Bourbon ? La porte secrète s’était déjà refermée sur les deux amis, et l’imagination du poète s’ou

vrit électriquement aux séductions de ces beaux lieux.

Il fut frappé du reflet des étoiles dans un lac, et du mystérieux parfum des tubéreuses.

Il pressentait ce luxe dans lequel il avait été élevé, élégance de la vie, bien — être de l’imagination sens, , trésor dont il était se plus encore que des sens vré depuis si long —temps. Du reste, aucune ap

parence de fète ne se trahissait dans ces bosquets sombres ni le long des ondoyantes allées. Nul éclat des bougies à travers les cent croisées de l’hôtel n’illuminait les tissus de pourpre ou d’azur, ou les mousselines fleuries. Des volets recouvraient au contraire toutes les vitres, et à

peine les passans des rues prochaines pouvaient ils, à l’aide d’un rayon de lumière surpris entre

quelques interstices de la boiserie, soupçonner que le palais n’était pas désert. On eût dit un de

ces châteaux abandonnés au fond desquels il s’accomplit de mystérieux prodiges. Arrivés sur un perron par des étages de fleurs, le comte de B… frappa aux vitres d’une façon à LE CŒUR DU FONTE. peu près maçonnique, et une double porte de glace s’ouvrit derrière une portière de tapisserie turque.

307 Au premier aspect du spendide antichambre, le républicain s’aperçut qu’il avait fait un grand mécompte de toilette, et qu’il tombait dans le guet-à-pens d’une invitation aristocratique. En 1797, le luxe, exilé de France depuis la Terreur, hésitait encore à reparaître. L’élégance des mœurs et des habits demeurait prohibée

; on cachait sa richesse de peur d’être

dénoncé, comme naguère son catholicisme dans la crainte d’une déportation : le bal et la messe n’osaient se produire encore qu’à huisclos. Ainsi, devant des laquais en bas de soie, vêtus d’habits magnifiques avec des galons d’or, le jabot épanoui, la bourse de l’ancien régime et la poudre odoriférante, parut le montagnard aux cheveux noirs, aux larges revers de gilet et aux souliers à cordons. Il fut toisé avec insolence, et peut-être allait-il le remarquer, quand son compagnon ordonna avec dignité qu’on annonçât avant lui, comte de Brazais, le citoyen JosephMarie Chénier.

A ce nom proclamé à voix haute, quelques conviés se regardèrent. Laboucharderie s’avança LE CŒUR DU POÈTE. avec empressement, remercia d’un coup d’œil le comte de B…, et prenant le bras de l’ex-conventionnel, if le conduisit à travers de nombreux salons jusqu’à un boudoir reculé, devant un divan d’étoffe écarlate où reposait, couchée plutôt qu’assise, une femme demi-nue à la manière des courtisanes grecques. Stéphanie était née orpheline au milieu de parens que l’émigration avait dispersés. Demeurée seule en Vendée avec un vieux garde-chasse qui flattait ses goûts, elle avait pris à quatorze ans l’habitude des’abandonner sans contradiction aux inspirations premières d’un caractère aventureux et passionné. A quatorze ans elle s’était rappelée un de ses jeunes cousins, que, suivant une coutume assez peu réfléchie dans les grandes familles, on lui donnait pour maridans leur double enfance. Il servait dans l’armée de Delbée. Stéphanie n’imagina rien de plus naturel et de plus simple que de monter, par une belle nuit de mai, sur un cheval de laboureur, et, suivie de son goutteux écuyer, d’aller rejoindre le chevalier qui lui était destiné pour époux. L’armée catholique et royale parut enchantée de la nouvelle recrue. La bonne grace de l’amazone fut cependant bientôt cachée sous l’uniforme vert, l’écharpe blanche ; et puis la ti3000 Digitized

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midité naturelle de son sexe, son goût pour la mollesse et la délicatesse de ses membres l’écar

tèrent successivement de toutes rencontres pé

rilleuses ou bruyantes. Au bout de quinze jours elle ne parut que dans les fêtes assez rares qui se célébraient au camp royal. Mais fidèle au dévoue ment qu’elle avait dédié à son fiancé, elle le

suivait dans ses courses les plus lointaines, l’accompagnait dans les contremarches noctur nes, s’abritait avec lui sous les haies du bucage ;

et là ils parlaient, sous les genêts en fleurs, du jour où ils se marieraient à la chapelle du châ teau. On souriait à les rencontrer ensemble ; et

de jour en jour les yeux de Stéphanie se velou taient de langueur : sa démarche s’embellissait par plus d’assurance et de grace. Vint la déroute du Mans. Les bleus restérent

maîtres du champ de bataille ; et Laboucharderie, en s’occupant du campement de l’armée victo rieuse, trouva sous une misérable chaumière une

jeune fille à genoux près d’un Vendéen percé au cœur de trois coups de baïonnette. Il eut soin

de la pauvre Stéphanie. Il avait passé l’âge ordi naire des passions, ses cheveux déjà blancs don naient un caractère de paternité à toute sa per

sonne, et sa fortune immense, son dévouement à l’état, les services privés qu’il avait rendus, commandaient autour de lui le dévouement et le respect.

319 Stéphanie s’accoutuma vite à la bonté de son nouveau mentor. La facilité du caractère de l’ordonnateur et le luxe qui l’environnait la séduisirent. Elle eut pour lui, dès l’abord, tantôt la déférence d’une fille respectueuse, tantôt l’agaçante espiéglerie d’une jeune épouse. Laboucharderie, parfaitement honnête homme et désintéressé, pensa à marier la pupille que le hasard et la guerre

lui avaient confiée. Muni de renseignemens certains sur la famille de Stéphanie, et offrant de constituer pour elle une dot honorable, il proposa indirectement mais franchement à plusieurs officiers distingués de se charger du bonheur de l’orpheline. Il s’aperçut bientôt avec étonnement que ses paroles étaient écoutées avec un certain sourire, ou que ses propositions n’eussent été agréées avec complaisance que par une classe d’épouseurs dont la délicatesse et l’économie n’étaient pas les vertus premières. Stéphanie s’étonna de ces démarches si elle en eut connaissance, ou devint tellement obsédée du désir de voir Paris, qu’à force d’instances près de son protecteur, elle le décida à demander sa LE COUR DU’PARTE. retraite, à quitter la Vendée avant même la pacification, et à revenir habiter cette capitale qui, disait la flatteuse, était le seul séjour digne des grands talens d’un administrateur. Là, les goûts et le caractère de la jeune fille se déployèrent avec une incroyable soudaineté. Ce caractère même, et sa beauté, et, si l’on peut parler ainsi, l’intrépidité de son luxe, établirent en peu de mois sa réputation ; équivoque trésor quelquefois si facile à acquérir pour une femme qui a toujours à sa disposition deux moyens pour y parvenir un peu son mérite et beaucoup ses travers.

} Laboucharderie informé par d’impertinens complimens de tout ce qu’on supposait de ses rapports avec Stéphanie, commença par être choqué des propos du monde ; son amour-propre s’en accommoda plus tard. Sollicité chaque jour à des dépenses nouvelles, à des sacrifices presque insensés, il s’aperçut avec défiance qu’il fallait que la raison l’eût un peu quitté pour satisfaire à tant de caprices. D’abord il se défendit mal d’un sentiment nouveau pour lui : cet égoïsme de tête ou de cœur qui demande une récompense pour tous les sacrifices. La vanité lui vint dire ensuite qu’il jouait peut-être un rôle assez niais, qu’il


by LE CŒUR DU POŠTE. faisait un métier de dupe, et enfin l’amour, plus dangereux à lui seul et plus aveugle que toutes les faiblesses humaines, envahit tellement sa raison que le pauvre vieillard tomba un jour aux genoux d’une enfant souriante, et devint le plus ridicule comme le plus heureux des esclaves. Stéphanie produisit sur Chénier, au premier coup d’œil, le sentiment d’admiration qu’elle avait droit d’inspirer : mais il ne sentit auprès d’elle aucun instinct de sympathie, aucune de ces attractions indéfinissables que notre langage indique si imparfaitement par le mot charme. Bien plus, la pureté de son goût poétique fut blessé de la candeur exagérée du costume de l’odalisque. Tout mystère semblait en être exclu ; l’unique vêtement qui parût la couvrir caressait les contours de cette jeune fille comme les draperies mouillées d’une baigneuse. Les épaules étaient dévoilées, et à chaque doigt des pieds nus, enlacés seulement d’un cothurne, étincelait une émeraude.

31% Le boudoir où Stéphanie était comme retirée au fond du palais, n’était éclairé en ce moment que par le demi-jour d’une flamme bleuâtre élancée de quatre vases de vermeil richement ciselés, et posés sur des consoles de porphyre LE CŒUR DU PORTE. aux quatre angles du boudoir. Le reflet de ces sortes de flambeaux était moins voluptueux que bizarre. Il donnait à la figure des assistans une teinte sinistre ou fantasque que pouvait seule braver l’exquise beauté de Stéphanie. La folle jeune fille semblait préoccupée alors de je ne sais quel capricieux ennui. 3.3

— Singulière idée ! dit Laboucharderie après lui avoir présenté le nouvel arrivant ; qu’est-ce que, c’est donc, ma chère amie, que ces foyers nouveaux de clarté mystérieuse ? —

Un souvenir de ma vie militaire, dit l’étourdie avec cet enivrant sourire qui était le premier caractère de sa séduction : quatre bols de punch que je prétends faire épuiser ici par la galanterie de mes admirateurs. — De sorte, dit l’ordonnateur, que quand ils auront éteint les flambeaux…. — Je me sauverai près de vous, répondit Stéphanie caressante. Mais demandez donc pour moi à Monsieur qui fait des épigrammes célèbres, dit-elle en regardant Chénier, quatre vers sanglans contre l’impertinent qui vient de m’adresser ce cadeau. Je suppose que c’est Pons de Verdun.

La séduisante syrène roulait entre ses doigts, LE CŒUR DU PORTE. en parlant ainsi, un petit coffre de bois de sandal d’une forme très élégante, et sur lequel, entre des fleurs et des oiseaux richement peints, il était écrit sur une plaque d’or : UNE ROBE POUR 314

MADAME. — N’ai-je pas espéré, poursuivit-elle, qu’on était parvenu à enfermer dans cet étroit espace toute une pièce de mousseline de l’Inde ? tissu qui réalise aujourd’hui l’expression d’admiration proverbiale : « à passer à travers le chas d’une aiguille ? » Du tout. Je n’ai trouvé que ceci au fond du coffret.

Laboucharderie s’approcha, curieux de savoir ce qu’on envoyait pour vêtir son idole, et reconnut, en rougissant un peu, une feuille de vigne. Il s’éloigna avec un air qui semblait dire à Stéphanie

C’est bien fait.

Pour Chénier, il n’avait rien entendu de ce petit colloque où il avait feint d’être sourd. Il était d’ailleurs absorbé déjà dans la contemplation de ce magique palais. Il aimait, nous l’avons dit, les arts et la magnificence ; et devant ce faste tout-à-fait oriental il se souvenait peut-être de Constantinople où il était né. Il s’éloigna à pas discrets et lents, s’assit dans l’angle étroit d’une causeuse, et il était peut-être déjà au delà by LA COUR DU POÈTE. 315

des mers, dans une autre région du monde, à moins qu’il ne se demandât ce qu’il était venu faire à l’Elysée-Bourbon, quand il fut réveillé à la fois de sa rêverie comme par le vague parfum d’une fleur, et la pression légère d’un oiseau qui se serait posé à ses côtés. — Vous êtes, Monsieur, rapporteur de la commission du contentieux, dit une voix douce et voilée. N’avez-vous jamais usé de votre influence au Conseil en faveur de quelque infortune ? — Je me flatte que si, Madame, répondit le député un peu éru. J’ai fait rentrer Lanjuinais au sein de l’assemblée, accorder, je crois, une pension à La Harpe, mon plus absurde ennemi, et c’est peut-être sur ma motion que Dupont de Nemours et Talleyrand ont été rappelés de l’exil.

— Oh ! ce n’est point pour des causes aussi solennelles que je viens solliciter votre protection, dit-elle ! Il s’agirait tout simplement de quelques conclusions qui nous seraient favorables, et de faire hâter la liquidation d’un pauvre diable de fournisseur de l’État, M. Dargelle. — Dargelle est un fripon ! s’écria un peu trop spontanément le représentant du peuple. Chut ! dit la bouche souriante sur laquelle Lcdux DU FORTE. se posa un doigt effilé, à l’ongle rose et menaçant. Dargelle est notre ami. Je sais qu’il court quelques bruits sur son compte ; mais quel homme d’honneur n’est pas un peu calomnié, Monsieur ? Chénier frissonna.

— C’est notre ami, je le répète. J’aurais été inconsolable que votre exclamation eût été entendue, surtout par le maître de cette maison, qui ne se doute pas même que son associé puisse être l’objet d’un soupçon. — Associé ! interrompit encore le rapporteur du contentieux.

— Oui, Monsieur. J’abrége ; car je m’aperçois que votre maintien, peu conforme aux habitudes de déférence et de galanterie dont on veut bien m’entourer quelquefois, éveille la curiosité autour de nous. Souffrez un dernier mot ; mais sans m’interrompre : après quoi nous changerons, si vous voulez, d’entretien. L’ordonnateur est, depuis près d’un an, nominativement étranger à toute espèce d’entreprise ; mais il a l’expérience et le génie des affaires, il a eu foi en l’activité de Dargelle, et s’est intéressé pour deux millions six cent mille francs dans une fourniture dont le comité de la guerre voudrait contester aujourd’hui le paiement. L’ordonnateur ignore ces traDigitized by LE CŒUR DU PORTE. casseries, tant, je le répète, sa bonne foi lui donne de sécurité. De toutes parts on ne vole que trop la république, je le sais ; mais je croyais qu’il suffirait, pour éclairer votre religion, de vous confier que Laboucharderie était l’ami et le bailleur de fonds de Dargelle. — Et savez-vous quel emploi Dargelle a fait de ces fonds ?

Vous tenez mal votre parole, pourrais-je vous dire comme Auguste à Cinna, vous m’inter-, rompez, Monsieur. Mais vous ne voulez peut-être pas m’assassiner : je vous pardonne. Une telle citation dramatique sur un pareil propos fit sourire malgré lui l’auteur de Charles IX.

— Stéphanie reprit gravement : Le temps me manque pour disculper un innocent ; mais votre équité ne peut plus refuser de l’entendre justifier, puisque vous avez accueilli l’accusation. Je ne charge d’être son avocat ; revenez samedi, nous serons presque seuls, et c’est à présent votre devoir de juge. A propos de juge, dit-elle d’un ton de voix subitement changé, en élevant les inflexions, et avec un regard plus animé ; savezvous que vous avez fait un rôle admirable de votre archevêque de Cantorbéry, Crammer, un Wedd

LE CŒUR DU POÈTE. juge aussi, qui s’interpose entre l’accusée Anne de Boulen et votre sanguinaire Henri VIII ? — Dieu ! que madame Talma représente bien le personnage de la victime ! — L’actrice qui joue Lady Seymours, comment la nommez-vous ? Savez-vous qu’elle est très jolie ? 318

Cette incohérence de discours, ce papillotage de conversation remit Chénier fort à son aise. Il ne vit pas derrière lui le motif de ce changement soudain, c’est-à-dire Dargelle que Stéphanie venait d’apercevoir dans une glace, et auquel elle avait fait l’imperceptible signe de disparaître.

C’est mademoiselle Desgarcins, dit-il. — Elle a un bien brillant costume ! mais trop lourd, trop étoffé, il déguise toutes les formes et s’affranchit trop dédaigneusement de la légèreté antique de nos modes. — Seymours est une anglaise du seizième siècle, Madame. L’actrice tient moins apparemment à la nudité contemporaine qu’à la fidélité historique, et peut-être aussi à la fidélité d’un amant ; car il faut n’aimer personne, pour offrir à tous la moitié de sa possession. Stéphanie se leva sans répondre. Chénier, en la voyant debout, puis marcher avec la grace LE CŒUR DU POÈTE. et la majesté d’un si beau corps, pareille à l’Hébé de Canova qui descendait de son piédestal, se reprocha le mot qu’il venait de dire et jusqu’à la pensée qui le lui avait arraché involontairement. $ II.

319 Le rapporteur de la commission du contentieux s’était bien promis de ne point retourner à l’Elysée-Bourbon. Cependant quand le comte de B…, tout engoué des graces de Stéphanie, mais qui n’était nullement dans la confidence de l’intrigue financière qu’on essayait de tramer, revint le voir, il n’osa déclarer que telle était sa résolution. Il se dit plusieurs fois, pendant la longue semaine qui suivit sa première visite, qu’il devait une réparation de politesse à la prestigieuse beauté que sa franchise inutile avait pu blesser. Enfin il repoussa au fond d’un dossier les pièces relatives à l’affaire Dargelle, sans s’apercevoir que ces retards volontaires à prononcer sur le sort du fournisseur, étaient peut-être de sa part un commencement de complicité. LE CŒUR DU PORTE. Chénier, depuis l’enfance, était poursuivi par cette continuité de malheurs qu’on appelle Fatalité. Attachée particulièrement au talent, elle peut, cette obstination des chagrins de la vie, s’expliquer par deux causes : c’est la compensation d’en haut contre la libéralité d’un don précieux, ou c’est la disposition maladive du caractère même de ceux que cette supériorité a frappés. Il était le second des enfans d’une nombreuse famille. Sa mère, une Grecque d’esprit et de beauté rares, avait chéri ses quatre fils (dont, hélas ! il ne lui restait plus que trois) avec une tendresse également infinie. Mais Marie-Joseph n’avait pu fermer les yeux à l’affection partiale que son père portait à l’ainé. Cet aîné était Marie de Saint-André, ou, comme dit déjà la postérité républicaine, André Chénier, que la mort conservera éternellement jeune dans le souvenir des hommes, parce qu’il fut frappé à l’aurore de la vie. La mort est comme le Vésuve : elle conserve sa conquête dans l’état où elle l’a surpris. L’éternité affranchit des injures du temps. André avait abusé un peu de l’autorité de son åge sur un frère en qui se révélait une aptitude pour les arts en émulation de la sienne. André avait accueilli par des leçons un peu sévères et 330 quelques moqueries, les premiers essais de son timide rival. Il changea en humilité chagrine la déférence que le talent avait sentie pour le génie. Joseph chercha dans son propre orgueil une sorte d’équilibre propre à rétablir l’estime qu’il croyait mériter, et de là cette opinion un peu vaniteuse de lui-même qu’on lui a reprochée plus d’une fois avec justice dans le cours de sa vie qui fut un combat. Mais que son ame était grande et belle ! La rudesse de son caractère déjà prononcé à l’entrée de sa carrière politique, venait des déceptions qu’il avait vu subirà la cause de la vertu. Il en voulait moins aux hommes pour le mal qu’ils lui avaient déjà fait, que pour le lâche abandon où il les avait vus laisser tomber cette cause de la justice et la vérité. Et cependant que de rudes coups, que d’atteintes mortelles il en avait personnellement reçus ! Il pensait sincèrement qu’un homme arrivé à vingt-cinq ans sans être misanthrope était venu au monde sans cœur. Les deux frères nourris des mêmes principes de liberté et de philosophie, puisés à l’école de leur père, un ancien consul en orient, où le despotisme l’avait frappé dans toute sa hideur, étaient partis d’un même point vers la révolution de 89. Mais par une modification double de leurs idées 32

32% 3ad LE.CŒUR DU PORTE.

progressives, il s’établit entre eux une distance d’autant plus funeste, que chacun d’eux marcha en sens contraire. André, effrayé de la tyrannie des masses, revint à cette monarchie qu’il avait d’abord ébranlée ; et Joseph, plein de mépris pour one aristocratie réfugiée derrière l’étranger, embrassa toutes les théories démocratiques. Nous disons les théories, car il eut constamment l’honneur, député ou poète, de mériter la haine de ees hommes de sang qui auront retardé d’un demi-siècle, en matière de gouvernement, les progrès de la raison publique. Billaud-Varenne avait déclaré à la tribune que la tragédie de Caius Gracchus ne pouvait être que l’œuvre d’un mauvais citoyen, et en plein théâtre interrompant l’acteur à cet hémistiche : « Des lois et non du sang,. » un législateur de ce temps-là avait erié : « Du sang et non des lois ;. Chénier à la guillotine ! >

Quand Marie-Joseph était allé près des accusateurs de son frère, essayer par des larmes et par le sacrifice de ses ouvrages, et par des hymnes nouveaux, à faire tomber la hache de leurs mains, il lui avait été répondu, dans un ignoble et naïf langage de bourreaux, par ces prétendus républicains dont la restauration pensionna deDigitized by puis les familles : « Songe à défendre ta propre peau !..

L’ouvrage sacrifié était TIMOLÉON : la haine professée là contre la tyrannie blessait Robespierre ; et l’hymne nouveau, LE CHANT DU DÉPART, que rajeunit aujourd’hui l’enthousiasme de nos jeu-. nes parterres. Écoutez ses prophétiques refrains ! N’est-ce pas ármer déjà une protestation contre ceux qui laissent égorger nos frères et qui n’iront jamais à l’étranger, du moins en conquérans ? Mais laissons à l’auteur de Tibère et de Fénélon, le temps d’expliquer lui-même, un peu plus tard, les secrets que son cœur enferme. Au jour où nous sommes, il n’a que vingt-neuf ans, la nuit tombe, il se rend à pied à l’Elysée Bourbon, et la cause de sa réverie profonde n’est ni la sûreté de l’état, ni la préoccupation des arts. Toutefois, il attend avec-espérance la prochaine représentation d’un de ses drames, et pour l’avenir de la France il se repose sur le patriotisme du général Bonaparte : Hélas ! ce ne sont pas là ses deux dernières illusions. Il marchait donc le front méditatif, et les idées embrouillées de chiffres et de calculs par un premier travail qu’il avait fait sur les comptes du fournisseur..

324

DE CŒUR DE FORTE. Joseph-Marie Chénier était un homme de taille moyenne, la démarche un peu grave et le regård assuré ; mais n’affectant rien de l’allure militaire. Le souvenir de deux ans qu’il avait passés en garnison à Niort, lui était au contraire odieux. A le voir dans les relations indifférentes et surtout dans le choc des discussions, c’était un homme impétueux et brusque ; à le suivre dans les intimités de la

mille ou l’amitié, c’était

un caractère plein d’affectueuse mélancolie. Ses yeux ordinairement sévères, son front plissé, l’habitude soucieuse de ses traits cédaient la place, quand l’inspiration des lettres ou d’un sentiment tendre venait à l’enflammer, à une expression attractive de candeur et de franchise. Il était beau dans ces rares instans. Stéphanie, entourée d’une cour plus brillante encore que la première, le reçut avec une froide faveur ; mais pendant qu’il avait apporté luimême quelques recherches dans les détails de son simple costume, quelle métamorphose s’était opérée dans les vêtemens de l’odalisque ! La laine brune qui l’enveloppait toute entière dissimulait jusqu’à ses pieds d’enfant. Un schal noir à larges palmes dont la rareté même ne laissait pas encore soupçonner l’énorme prix, tenait si exactement LE CŒUR DU PORTE. captifs et la taille et les bras et le col lui-même, que

la belle tête semblait seule vivante au dessus de ces froides draperies. Stéphanie était vêtue à faire rougir toutes les femmes assises autour d’elle, et particulièrement madame Taly dont la courte tunique, bordée de laine* rouge dessinant les lettres d’une devise républicaine, laissait lire, précisément à la hauteur des genoux :

INDIVISIBILITÉ. —

3.5 Madame, dit Chénier à la solliciteuse devenue prude, dès qu’il put lui parler non pas sans témoins, mais sans écouteurs trop indiscrets

Je me rends à votre citation de comparoir

à huitaine. Mais il sera inutile, je crois, de dépenser votre éloquence en faveur de Dargelle. J’ai pris une connaissance étudiée, si elle n’est complète encore, des pièces de son procès, et franchement je n’entrevois rien qui le condamne. Stéphanie

se prit, à sourire orgueilleusement. —

Je dirai plus, ajouta le député, je ne vois, pour m’empêcher de conclure en sa faveur, qu’une seule raison, mais elle est grave : c’est la recommandation d’une si belle bouche, c’est le vif intérêt que vous lui portez. Ne froncez pas


by ces beaux sourcils, dessinés comme l’arc de réconciliation entre le ciel et la terre ; et laissez-moi plutot essayer aussi la paix entre vous et moi. Oui, Madame, j’ai peur que l’envie de vous complaire ne fascine ma conscience ; je me défie de mon jugement depuis que je connais vos vœux, et en un mot je viens vous proposer de me récuser dans. cette affaire pour la laisser rapporter à un autre membre du conseil.

Gardez-vous-en bien ! dit Stéphanie avec un mouvement de vivacité qu’elle réprima surle-champ. Non, Monsieur, c’est à vos lumières que je me confie : il se pourrait que j’eusse été abusée moi-même ; j’attends votre avis pour l’adopter sans réserve. Je veux penser comme vous. Mais rien ne presse dans cette décisionlà. Il est des affaires plus urgentes, des intérêts plus nobles ; et c’est de ceux-là que je veux. m’entretenir avec vous. —

Chénier releva la tête sans avoir compris. — —-Est-il vrai, Mousieur, poursuivit-elle en laissant remarquer dans sa voix une émotion un peu craintive, est-il vrai qu’une tragédie de Calas dont vous seriez l’auteur se répète en ce moment au Théâtre de la République, et qu’elle doit être représentée dans trois jours ? 2 CUA DU POÈTE. Mais je crois que oui, dit le coupable, qui avait oublié un moment son habituel cauchemar, que l’imminence de son danger, rappelé ainsi, et

troubla évidemment. 327

Eh bien ! j’y veux aller ; je veux être la première à jouir des sentimens nobles que vous aurez su exprimer dans cette causé de l’humanité contre le fanatisme.

Il faut savoir ce qu’il y a de bonheur et d’appréhension à la fois dans les louanges anticipées d’une personne qui touche, pour se faire une idée juste de la situation d’ame où entra Chénier. Ce périlleux escompte de la réussite auprès de la certitude d’avoir pour sonder la profondeur d’un abîme des yeux plus intéressés et nouvellement. amis, changèrent totalement sa disposition d’esprit à l’endroit de la pièce. Il en était arrivé alors, au milieu des interminables répétitions où les comédiens apprennent leurs rôles, hémistiche par hémistiche, à ce désintéressement de son œuvre, à cette fatigue de la même idée, à ce dégoût de s’entendre anonner, ou trahir, qui rend insensible comme le malade qu’on assoupit d’opium avant de lui faire une dangereuse opération. On n’a plus qu’un sentiment, le désir d’arriver à la fin de la maladie dramatique, dût-il en coûter LE CŒUR DU PORTE. l’amour-propre : heureux d’entrer en convalescence par le sacrifice d’un de ses membres. Il faudrait, pour résister à cette somnolence de l’ennui, à cette saturation d’une même pensée qui se décolore, avoir la frénésie de l’amourpropre, et cette rage de soi qui fait se complaire un orateur ministériel dans l’air vicié par ses propres poumons.

308 Cependant, le lendemain, Chénier parut un homme tout nouveau aux comédiens électrisés. Il prêta l’oreille à la psalmodie des moindres rôles, donna de précieux conseils à tous, voulut voir les décorations marcher, ainsi que les comparses ; monta jusqu’aux combles de l’édifice théâtral visiter les tailleurs qui habillaient ses marionnettes, et s’occupa enfin du Semainier, du Chef-d’emploi, et autres accessoires. Après la répétition générale, les assistans sortirent enchantés, surtout deux ennemis de l’auteur, introduits furtivement dans la salle ténébreuse, et une trentaine de connaisseurs industriels, rétribués un peu plus chèrement par quelques uns pour attaquer la pièce, que par la débonnaire administration pour la soutenir. Le plus intéressé dans le combat fut le seul à demeurer neutre. Le jour décisif, l’auteur pensa beaucoup à Stéphanie. Il ne fut rassuré ni par son talent, ni par des succès déjà obtenus au théâtre. Il erra dans la ville pour tromper son impatience et le temps, s’étonna de voir que les plaisirs et les spéculations n’étaient nullement ralentis. La bourse était affairée, les diligences partaient comme si rien de solennel n’avait du s’accomplir le 19 octobre, à la nuit tombante. Il s’arrêta à contempler d’un cil philosophique le soleil se coucher tranquillement sur le dôme étincelant des Invalides, et un bateau se charger de sable au milieu de la rivière transparente. Puis il vint sous le péristyle du théâtre s’adosser dans l’ombre d’une colonne pour attendre Stéphanie, et voir son pied tremblant se poser sur le marche-pied du carosse. Ensuite il regagna les coulisses afin d’encourager de sa présence les personnages de son drame hardi.

Jag Pour lui, la toile levée, Calas devint l’œuvre d’un autre. Il y assista plein d’un courageux sangfroid et avec une rare justesse de coup d’œil. Ainsi tout homme de cœur peut s’émouvoir dans les apprêts d’un duel : l’épée tirée, le courage seul s’empare de son ame. La pièce tomba. Du moins fut-elle : reçue

d’une


" . ACHTE DE PORTEmanière si équivoque par un parterre plein d’ennemis politiques, que l’auteur la jugea perdue. Des mœurs domestiques franchement.exprimées dans une tragédie en vers de douze syllabes, avaient fait câbrer les connaisseurs, et le mot Monsieur, employé par des personnages habitant la ville de Toulouse au dix-huitième siècle, avait révolté les hypercritiques, qui ne trouvaient, pour cette locution barbare, aucune autorité dans les écrits d’Aristote. Chénier faillit être plus orgueilleux qu’abattu de l’issue de cette lutte ; mais il fit spirituellement le sacrifice de sa sécurité secrète aux préjugés d’un arrêt de premier jour, et il s’éloigna du théâtre par la porte des acteurs, emportant l’idée qu’il ne travaillerait jamais pour la scène. Son crédit d’homme d’esprit lui parut mort, et surtout auprès de Stéphanie. Comment, en effet, une femme pour qui tout est mode, apparence, éclat, prestige de vanité, pourrait-elle s’associer à une humiliation d’amour-propre, et supposer qu’il restât un homme d’un mérite supérieur derrière le poète disgracié ? L’injustice même de cette conséquence aida Chénier à triompher assez brusquement de son déplaisir. L’air qu’il respira au dehors lui donna subitement quelque chose des deux vertus qu’il contenait : il devint libre et froid.

— Il traversa Paris, résigné à des études nouvelles. Mais arrivé à la maison qu’habitait sa mère, il fut surpris de voir arrêté non loin de là un splendide équipage. It hésita, craignit quelque fastueux compliment de condoléance, puis après avoir remarqué que la voiture était vide, il allait frapper, quand il sentit un bras léger se passer sous le sien, et Stéphanie, d’un air qui n’avait rien d’un enjouement déplacé ni d’une intempestive étourderie 1

— Ces gens-là sont des sots, dit-elle très gra33-F vement.

Chénier le pensait un peu, et sourit. J’avais préparé, ajouta-t-elle, une petite fète pour célébrer la justice et le bon goût de vos juges, y manqueriez-vous parce que nous n’avons à rendre hommage qu’au talent ? Le poète hésita.

— Allons, reprit la jeune fille, ne faites pas ce déplaisir à l’ordonnateur : point de faiblesse ou d’orgueil que nous ne comprendrions pas dans un caractère tel que le vôtre. Vous ! vous affliger d’un mécompte de l’esprit, et porter le deuil de vos vers ! Laissez cela à de prétendus rivaux, 33a. LE SOUR DU JOŽTE.

à Souriguière, à Saint-Ange ; mais Chénier ! Venez plutôt, martyr que vous êtes, assister à un repas libre, car vous serez encore livré aux bétes : je gagerais bien que les comédiens rejoueront Galas.

Chénier contemplait l’enchanteresse avec un sentiment de surprise, de gaîté inattendue et de tendre reconnaissance ; mais il ne répondait pas. — Je vous en prie ! dit-elle avec un suppliant sourire qui aurait décidé un vieux juge à aller aux. Madelonnettes à sa place. La voiture arrêtée à quelque distance avança. Chénier, après y avoir déposé la séductrice : — Je reviens, dit-il. Et montant, au pas de course, les trois étages de l’appartement de sa mère : — Ma pauvre maman, Calas est tombé ; je vais me réjouir avec quelques amis. La mère le bénit, sans oser lui montrer sa peine.

A l’Elysée, on eut le très bon goût de parler peu de la pièce nouvelle ; et on s’abstint surtout de faire à l’auteur, à bout portant, de ces complimens exagérés sur son mérite en général, lesquels sentent de deux lieues le topique maladroitement appliqué sur une saignante blessure. Un seul des assistans, un confrère en Apollon,


I LE CŒUR DE PORTH. comme on disait dans le dernier siècle, se prit à se plaindre avec un faste affecté. J Heureux qui peut tomber, Monsieur Murville, interrompit Stéphanie ; heureux surtout qui tombe de haut !

. 333

Et bientôt d’harmonieux concerts, où se mêlait la voix de Stéphanie, et quelques promenades sous les ombreux dédales du pare, transportèrent le poète dans un monde inoffensif et nouveau.

— —Qui m’aurait annoncé, disait-il à sa protectrice, qu’un jour comme celui-ci serait le plus doux de ma vie ! j’ai l’orgueil de me croire des envieux. Je ne suis pas de ces hommes si misérables et médiocres qu’ils n’ont pas fait un ingrat en leur vie, et ne peuvent se vanter d’avoir un ennemi au soleil. Ma franchise seule m’a attiré d’assez profondes haines ; mais l’infortune me réconciliera peut-être avec tant d’adversaires. Je n’ai pas souhaité le malheur, j’aurai à le remercier. — Ne vous y fiez pas, dit Stéphanie ; on se rue volontiers sur toute fortuné un moment ébranlée il y a d’honnêtes gens qui n’attendent pour pousser un voyageur, que de l’avoir vu trébucher.

— Et je parle de malheur, dit-il, ingrat que je "


.


. LE CŒUR DU PODTE : suis, quand e’est à vos pieds que je tombe. Vous changez en ovation le désastre, vous êtes plus puissante que l’amère fatalité de mon destin, laissez-moi triompher de l’intérêt que je vous inspire, et m’enivrer ici de ma disgrace. 4 Enivrons-nous, dit Stéphanie ; mais point d’ivresse qui mène à l’attendrissement sentimental et à la mélancolie des bourgeois. Esclave, apportez-nous d’autres vins et des fleurs.

— Venez, venez, ajouta-telke ; car (prosaiquement parlant) le vin d’Ai est frappé de glace ; aidezmoi à le distribuer à tant d’observateurs impertimens. Que la curiosité et la raison, froides comme bain où il repose, s’envolent avec les bouchons aérions. t :

..) p Qui, vivons de la vie des ombres, dit le poète ; nous sommes déjà dans un Elysée… Sobre et valtudinaire convive, Chénier n’avait de ces dispositions bachiques qu’une fatuité passagère. Il n’estimait l’orgie que comme un abandon digne d’être retracé, et ne compre nait de la débauche que la poésie. Dui reste ; faible tête et impressionnable convive, il était aussi propre à s’enivrer de rires, de crême : à la vanille et..de. mots spirituels, qu’an qutée en LE CŒUR DU POÈTE. $35

sablant le Champagne ou les flanines dansantes du puuch aromatisé. Il résista long-temps aux douces agaceries de l’Hébé qui provoquait par l’exemple sa bravoure. Mais le moyen de refuser le poison quand Stéphanie, par un échange involontaire ou l’insidieuse coquetterie d’un piége, posait près de lui le long cône de cristal étincelant de perles, après que ses lèvres en avaient effleuré les bords. Il y but l’aubli ; et peutêtre au fond du verre aperçut-il l’espérance :. Le souper achevé, on retourna dans les jardins du palais ; les conversations étaient hautes, et toutes bigarrées de politique et d’amour. Mais il ne vint à personne l’idée de troubler la demi-solitude que s’étaient faite au milieu de ce monde Stéphanie et son protégé. On comprit que c’était à la disgrace qu’étaient dédiés les honneurs de la fête, et le ràle de consolatrice semblait trop beau à Laboucharderie lui-même pour être interrompu. La lune d’automne vint éclairer vaguement ces beaux lieux, l’étoile du silence se leva, Les arbres à demi effeuillés frémissaient sous une brise déjà sévère, et au pâle éclat de cette lueur, le sinueux sentier que suivaient les convives parut à Chénier blanchir comme un drap étendu pour ensevelir les morts. Quoi de plus rapidement mobile que l’imagination du poète ! Les fumées de l’Aï généreux ne durent aussi que peu d’instans ; et il n’est pas rare qu’à la gaité factice qu’elles donnent, succèdent un attendrissement subit et une tristesse dont l’exagération n’est pas sans charme. Je voudrais mourir ici, dit Chénier ! Je crois avoir épuisé à peu près tous les chagrins que Dieu impose à l’homme sur cette terre d’épreuve

je me crois épuré par la souffrance et

digne de rentrer dans le sein du créateur, ou du néant.

Abbem SE CŒUR DU PORTE.

Vous avez donc aussi, dit Stéphanie avec amertume, épuisé tous les biens de la vie ? Rien ne vous reste à désirer au monde ? —

Ce que je désire est d’un insensé, Madame ; l’espérance est ma plus fidèle ennemie et j’aime mieux, plutôt qu’à elle’, me confier à cette divinité blanche et voilée qui conduit à l’inconnu à travers les ombres. Je ne veux pas vieillir, moi qui ne suis point aimé d’une femme. Je ne veux pas arriver à cet état de misère si lugubrement défini par je ne sais quel philosophe du Nord.

1


Les pas du poète commençaient à divaguer comme ses paroles. Il croyait faire le tour du paro, " — et revenait incessamment au même peuplier : II continua, comme s’il se parlait à lui-même : Tant

que la mémoire dure, plusieurs hommes travaillent dans le même individu : l’homme de vingt ans,

de trente ans. Mais quand le souvenir vient à manquer, on commence à se sentir de plus en plus isolé. Toute cette génération successive de Moi s’éloigne peu à peu, et sourit de l’impuissance du vieux délaissé. Décidément je ne veux pas vieillir. Pour moi, dit Stéphanie, je ne voudrais pas descendre dans leurs cercueils étroits, dans leurs cimetières humides, avant d’avoir compris un sentiment que vous vantez tous, et qui n’existe peut-être pas. — Il existe, ange exilé du ciel ! dit l’exalté poète, en osant entourer de son bras la taille voluptueuse de sa compagne ; mais non pas hors de l’égalité des fortunes et des conditions fraternellement obscures. Les transports de l’amour sont les feuilles de la même fleur, et les couleurs du même rayon. 337

Stéphanie se prit à rire franchement. — Que Dieu ne me pardonne jamais mes fautes, dit-elle, si j’entends rien à ce galimatias d’un philosophe après souper. Voilà une métaphysique qui m’ai21 Digitized

by LE CŒUR DU POÈTE. dera peu à comprendre ce que mon pauvre cœur appelle encore à vingt ans un logogriphe. — Laissez-moi essayer d’autres enseignemens ; devenez mon disciple, soyez mon Héloïse ! Il est plus d’un chemin pour conduire vos pas, le plaisir aussi peut mener à l’amour. et

— Je n’en crois rien, dit la jeune fille avec un vif sentiment de dépit. Cet accent vrai au milieu de paroles fardées eut frappé Chénier s’il avait conservé son habituelle faculté d’observation. Lui-même, s’il eût écouté l’inflexion de sa propre voix, l’eût trouvée un peu fausse. Le fond de l’entretien lui eût été révélé Avaricieuse intrigue et désirs de sens. Mais je ne veux pas que vous mouriez, Monsieur, reprit Stéphanie ; votre existence est glorieuse ; elle peut être encore utile, et je ne connais guère de sacrifice qu’un véritable dévouement ne pût faire pour vous conserver à la France. p Eh bien accordez-moi, hors de ce lieu, un entretien, où, sans blesser l’hospitalité, je puisse, dit Chénier, exprimer tout ce que m’inspire votre amitié courageuse ! Si j’étais à votre place, Stéphanie, je voudrais savoir ce que j’ai de puissance, pour faire d’un pauvre diable un heureux esclave et un dieu. LE CŒUR DU FOITE. 339

— —Esclave qui repousse la première prière que je lui fais !

— Qu’exigez-vous de moi ? Il le demande !

— — Dites, souveraine de ma raison. Eh ! mais… un équitable rapport en faveur de M. Dargelle.

Et, si mon devoir….. — Que serait donc cette puissance que vous voulez me faire connaître, si elle ne pouvait renverser le moindre scrupule ? quelle idée m’allezvous donner de sa force magique et de la mienne ? Voilà deux mystères que je ne me soucie déjà plus de pénétrer. Mais votre probité, Monsieur, toute égoïste qu’elle soit, ne répugnait pas, disiezVOUS, à

rendre ce service ? Vous me l’avez assuré vous-même ?

Eh bien ! dit le philosophe éperdu, si je m’engageais…

— Je m’engagerais moi-même. Jeudi est un jour de rapport au conseil, voulez-vous que j’aille me placer dans une tribune pour vous entendre ? Chénier

contemplait la tentatrice avec idolâtrie et terreur :

— Nous allons à l’Opéra le soir même, pourDigitized by LE CŒUR DU FONTE : suivit-elle ; vous y viendriez convenir de ce que peut imposer la reconnaissance. Je m’en rapporterai à votre désintéressement, Monsieur ; vous êtes généreux, n’est-ce pas ? En disant ces paroles, Stéphanie tendit la main au poète.-Adieu.— Et comme involontairement, elle approche des lèvres de Joseph un cou d’une blancheur satinée ; puis elle disparut avec la légèreté d’une ombre, rappelant encore une fois à l’enthousiaste le nom du lieu où le double parjure venait d’être projeté. Chénier, rendu à sa silencieuse retraite, n’eut de refuge contre les chagrins positifs qui revinrent l’assaillir, que l’espérance de trouver Dargelle honnête homme, et les illusions que lui présentait l’avenir sous les traits de Stéphanie. Ne pouvant dormir, il reprit l’énorme fatras des comptes ; mais avant de les avoir vérifiés tous, avant d’avoir mis fin, une sérieuse fois, à ce fastidieux travail, ses yeux s’étaient fermés de langueur.

Il rêva qu’il vendait son ame au démon.


i }

LE CŒUR DU POÈTE.

Je vous avais défendu de laisser entrer qui que ce soit, Rosalie. $ III.

— Mais 9 Madame, M. Dargelle dit la femme de chambre qui suivait ce personnage, et semblait exprimer par l’inflexion de sa voix : un homme sans conséquence ! 1 341

M. Dargelle comme un autre, répondit Stéphanie, tout en faisant signe à celui-ci de prendre un siége auprès d’elle. Je vous aurais écrit ce matin.

La reine de l’Elysée était encore dans son lit à dorures, façon d’Herculanum, bien qu’il fut plus de midi. Mais loin d’être assoupie ou languissante, elle paraissait avoir l’esprit occupé ; ses yeux étaient fixes, ses joues animées de brillantes couleurs…

Y Eh bien s’écria le fournisseur dès que Rosalie eut refermé doucement la porte : c’est à faire à vous, Madame ! Vous l’avez donc séduit, vaincu, enchaîné, ce terrible juge ! Je suivais tous les progrès de votre conquête. Il nous appartient corps et ame ! Je gagerais bien


M. que la lettre qui se cache là à moitié sous les dentelles de votre oreiller est de lui. Et il a pu la signer, sans hasarder une fiction, votre serviteur très obéissant et très humble. 342

— Fait-il cher vivre en Angleterre, Dargelle ? — Qu’importe ! — Madame aurait-elle le projet d’y faire un voyage d’agrément ? — Vous me croyez toute personnelle, Monsieur ; c’est à mes amis que je songe, c’est à eux que je m’intéresse avant toute chose. Enfin vit-on à Londres… agréablement ? Mais pourvu qu’on sache se passer de bonne humeur et de soleil…. Ce sont là deux choses assez précieuses. Moins que votre sollicitude. Heureux qui l’excite, Madame ! Et qui donc a ce bonheur-là ee matin ?

— Vous.

Moi ? — — Tenez, lisez un peu le dernier paragraphe de ee billet, le post-scriptum seulement. Vous avez été fort habile à en deviner l’auteur. Vous déciderez vous-même si j’ai raison de m’occuper de vous. Dargelle pålit, chercha vainement à se rassurer après la lecture du billet ; puis reprenant son chapeau qu’il froissa avec violence : — Au moins, dit-il, je ne suis pas le seul à plaindre. Laboucharderie aura besoin de régler désormais ses dépenses et de ménager sa fortune. J’ai déjà pour lui, dit Stéphanie, l’idée d’une économie considérable. —

LA CŒUR DU FORTE. Puisse-t-il s’enrichir de vos tardifs conseils, Madame : c’est toujours à leurs bons conseils qu’on reconnait ses amis dans le malheur. Je viens de vous en donner une preuve. Stéphanie sonna, puis ajouta en souriant : Que voulez-vous, mon cher ? nous n’avions pas compté sur un obstacle que nous ne connaissions ni l’un ni l’autre.

B 343

www La vertu, n’est-ce pas ? dit le fournisseur, et la vertu d’un député ? Non pas ; mais d’un illustre écrivain. Rosalie, dites qu’on fasse à l’instant avancer la voiture de Monsieur., Et une heure après un voyageur courait la poste sur la route de Flandre, qui, à force d’or, faisait trouver entre lui-même et le signalement de son passe-port une analogie difficile à saisir à la première vue.

3 Cependant, les bras fortement croisés sur sa poitrine, Chénier errait dans son modeste appartement sans pouvoir trouver la tranquillité du corps ni le repos de l’esprit. Il ne se repentait pas de la décision qu’il avait prise ; mais il murmurait contre la capricieuse malice du sort qui semblait ne lui sourire que pour lui préparer

d’amers regrets. Il lui vint à la pensée qu’il avait pu même être assez chanceux pour blesser une

femme par quelques expressions de sa lettre ; et il en chercha à terre l’original, car l’agitation de sa tête et de sa main l’avaient obligé de recopier le billet. Il relut.

" Quand j’étais faible et malheureux auprès « de vous, Madame, quand mon cœur n’avait d’appui que le vôtre, et ma raison de volonté que

  • celle d’accomplir vos vœux, pourquoi m’auriez «

vous trahi volontairement ? pourquoi m’auriez » vous tendu un piége ? Ce serait bien mal ! S’il n’eût fallu que mon sang, j’aurais béni la con* dition imposée ; mais l’honneur ! Nous n’avons qu’un honneur je n’ajouterai pas avec Corpeille: il est tant de maîtresses ! Depuis que je

  • vous ai vue, il n’existe qu’une femme pour moi

dans la création toute entière; mais je serais indigne à jamais du sort que j’ai osé rêver, si je

  • pouvais offrir. ma probité en échange.

d

Adieu. Nous ne nous reverrons plus. Oubliez

  • un homme réduit à la condition des damnés

LE CŒUR DU FORTI.

«  »


I LE CODE DU POÈTH. « pour avoir entrevu le ciel. Ah ! Stéphanie, que « n’étiez-vous plus généreuse ! pourquoi n’est-ce pas ma vie seulement que vous avez demandée ? « P. 8. Dispensez-moi, Madame, d’inutiles « détails. A six heures du matin j’étais dans les « bureaux de la guerre, j’espérais trouver là quel* que réfutation de mon propre jugement sur « l’affaire : erreur ! Opinion du ministre, ren «  seignemens réunis à la commission, pièces

  • officielles et accablantes, j’ai tout interrogé,
  • et jeudi je l’accuserai moi-même à la tribune.

« Qu’il parte ; avertissez-le qu’on pense à l’arrê « ter. Il suffira peut-être, pour le décider à fuir,

  • de lui confier qu’il existe contre lui une dépo « sition

signée Ruquetti. Il connaît, je crois, cet « homme. >>

Non ; je ne me reproche rien, se dit-il ; mais quelle dérision du sort ! M’offrir pour com pensation de mes peines la possession d’un ange, et placer entre nous plus qu’un crime, une là. cheté ! J’ai refusé sans adresse et sans me ménager une espérance. Je suis bien dur pour moi ! -Qu’est-ce donc que je veux ? le bonheur ? Il se remplace par les plaisirs. La paix ? elle n’existe que sous les ombrages du mont LouisiComme elle rira de ma stoïque bêtişe ! — Quel —

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V méprisant souvenir il va lui rester de ma vertu. — Vertu ! je n’oserais chercher ce mot dans un dictionnaire de synonymes, tant je craindrais de trouver duperie à côté. Toutefois, la conscience du solitaire le soutenait à son insu. Mais la nuit qui enveloppait déjà les monumens, entra peu à peu dans sa retraite le fond de sa chambre devenu noir commença à se peupler de tristes images. Il ouvrit la fenêtre et alla s’appuyer sur le balcon, comme pour chercher à ses pieds une autre vie et le mouvement. Le front penché vers ce fossé étroit, sinueuse ornière qu’on appelait alors la rue Lepelletier, il vit successivement quelques clartés se suspendre aux ormes du boulevard ; puis se croiser les carosses au travers de la fourmilière des piétons ; puis le dome soyeux des parapluies se déployer, sans avoir compris que le soir était venu, que les théâtres s’ouvraient, et qu’un orage menaçait la ville : 11 regardait sans voir, entendait des sons sans percevoir leur sens ; une main se fut appuyée sur son épaule qu’il n’eût pas été averti de ce signe d’une existence qui se rappertait à la sienne…

. Un moment, il crut, aux rapides laeurs d’un ca rosse,

voir passer une ombre, une forme, un schal bigarré qui le fit tressaillir. Cette ombre leva la tête, parut le considérer un moment, puis revenir sur ses pas… Mais il ferma la croisée de rage, et comme pour se punir de sa crédulité ou de sa démence. —— Misérable visionnaire ! se dit-il. Et il alla cacher sa tête sous les carreaux d’un divan, place ordinaire d’où tant de fois l’inspiration qui l’abandonne aujourd’hui l’avait fait lever avec orgueil pour aller confier au papier les vers qui venaient de jaillir armés de son cerveau. Il était là, immobile et mort, quand la sonnette de l’appartement s’agita convulsivement, et troubla tout à coup le silence et l’ombre. Il tressaillit comme au toucher de la pile électrique, se leva plein de colère contre cette importunité ; et avec d’atroces battemens de cœur, il alla brusquement ouvrir sa porte dans toute sa largeur.. Stéphanie était devant lui. A la vue de celui qu’elle cherchait, la jeune femme n’osa entrer, et s’appuya languissamment sur une partie latérale du chambranle de la porte. La force l’abandonna. Vous, dit Chénier !

Pourquoi ne pas répondre d’abord ? Le poète comprit qu’il avait été sourd à la preDigitized by


S mière arrivée ; et les genoux tremblans comme elle, les yeux ardemment fixes et supplians, il l’enveloppa de ses bras, la guida avec respect sur un siége, où elle s’affaissa couverte de pâleur. Vous ! répéta le poète avec un accent de joie, délirante.

Vous ne vouliez plus me voir : vous me l’écriviez sans pitié… il fallait bien braver tous les intérêts de la terre et l’opinion du monde. ! Imprudente et adorable démarche. Je ne m’en serais jamais crue capable : je n’avais pas aimé.

Quoi ! Stéphanie ! à un malheureux tel que moi vous apportez le bonheur… pour

Qu’il mérite l’avoir refusé. Mais songez que la fortune et la reconnaissance, cette considération même qui reste encore à la richesse, vous sacrifiez tout… A toi, dit-elle.

Et la nuit descendue avec tous ses mystères couvrit ces ineffables joies qu’on achèterait au prix de l’enfer. La vie pour un jour. Au réveil de Stéphanie, au lieu de cette langueur rougissante et de ce craintif. abattement d’une femme qui se repent ou qui doute, elle avait la gaîté d’un enfant. Le triomphe éclatait 348

— — LE CŒUR DU FONTH. 349

dans ses yeux, le sourire était sur sa bouche : on eût dit voir une auréole de bonheur autour de sa belle tête. Libre et aimée, disait-elle ! donnée par l’instinct de mon cœur, j’honore et j’aime ; c’est mon amant ! Plus de découragement ni de tristesse, ami : l’avenir est à nous, l’égalité nous appartient, je veux commencer à vivre, à vivre de ta vie ! Laisse-moi courir ici comme ton enfant ! visiter tous les coins de ta studieuse retraite, éparpiller ta prose et tes vers. Ici tout est moi, tout est à moi, n’est-ce pas ? ta pensée est à moi ! Je serai maîtresse par ton pouvoir même de me chasser du seul asile que je veuille accepter au monde, si j’attire jamais sur toi un nuage de tristesse. Je régnerai par le droit que je te donne de disposer de mon sang sur un soupçon.

Et dès le jour suivant, la folâtre et rieuse jeune fille se trouva, comme un camarade, associée à toutes les actions de son amant. Sortait-il ? elle s’attachait à son bras ainsi qu’une ombre amoureuse. Sous des habits d’ho me elle le suivait plus librement dans les musées, au parterre du théâtre, aux courses dans les bois. Elle cachait sans regret ses beaux cheveux sous un feutre incommode, immolait à l’économie obligée de leur LE CŒUR DU FORTH. pauvre fortune, jusqu’à sa beauté même. Lisaitil ? elle saisissait l’autre volume de l’ouvrage commencé, pour le suivre encore jusqu’en ses impressions intimes. S’il composait, elle écrivait sous sa dictée, l’encourageait d’un regard ému, ou par les timides conseils de son goût si féminin et si pur.

C’était mieux qu’un secrétaire, mieux qu’un collaborateur, car elle fécondait la pensée sans la faire dévier un moment, prolongeait les heures du travail, rattachait à l’intérêt du sujet entrepris par l’intérêt qu’elle y savait montrer, et souvent d’un sourire ranimait l’inspiration prête à s’éteindre.

Peu de jours après sa disparution de l’Élysée, une espèce de domestique sans livrée déposa pour elle d’énormes paquets, de riches malles, des écrins de toutes formes et de toute valeur. Elle y reconnut les richesses qu’elle venait d’abandonner. Jamais, dans le désordre de son luxe passé, elle ne les avait vues autrement que dispersées dans les vastes appartemens d’un palais ; elle en fut éblouie, à les voir réunies dans la demeure du poète. Elle chercha un moment à en supputer la valeur, mais y renonça dès qu’en ses appréciations, même inférieures, elle eut dépassé cent mille écus. LE COUR DE POŠTA. Absent au moment de cet envoi, Chénier n’arriva que pour trouver les malles refermées soigneusement, et près d’elles un billet laissé ouvert pour

l’inviter à le lire. " Reprenez, Monsieur, ces biens qui ne m’ont

  • jamais appartenu. Près de vous je participais à
  • votre luxe ; hélas, et j’en faisais partie ! Loin de

« vous, ces étoffes et ces colliers ne sont pas plus

  • à moi

que votre hôtel et vos équipages. Mes ri «  chesses maintenant sont la pauvreté et l’amour. . Le sort de celui que j’aime est mon sort. Je

  • voudrais pouvoir ôter de ma vie ce qui me rend

« indigne de lui, comme je me dépouille de cette « fortune dont votre amitié n’effaçait pas la « honte. Je voudrais qu’il m’eût à lui aussi pure « que je suis pauvre. Si cela est impossible, qu’au « moins chaque battement de mon sein dépouillé « de parures lui demande grace ; qu’un riche « diamant, en froissant sa poitrine, ne l’aver «  tisse jamais qu’il presse dans ses bras une cour* tisanne. >

351 Chénier, ému, cacheta le billet, envoyale tout à son adresse, et sentit naître pour Stéphanie un premier sentiment d’estime ; mais leurs mains affectneusement pressées fut la seule marque


. } LE CŒUR DU POÈTE. d’intelligence que leur délicatesse mutuelle pût échanger sur ce sujet. Cette opinion même de Chénier sur le caractère de sa maîtresse accéléra l’épanchement de sa franchise sur l’avenir dont il était préoccupé. Il avait trop d’expérience de la vie pour croire que leur délire pût se prolonger ; il était homme de trop de probité pour ne pas ouvrir, aux dépens mêmes de son propre bonheur, les yeux de sa belle compagne. Il vivait bien sous le charme de la possession et dans l’ivresse des sens, mais il n’était ni vaincu ni fasciné encore au point où Stéphanie le devancait. Stéphanie s’était attachée à lui par les sacrifices mêmes qu’elle lui faisait et l’incessant effroi de le perdre. Lui, n’était pas arrivé encore à ce délire qui devait montrer par un exemple de plus combien sont forts ces liens bizarres formés sans condition de durée apparente, en répulsion ouverte avec les convenances du monde et toute la sympathie des caractères. Ce sont des chaînes destinées à se resserrer par la lutte qui devrait les rompre. C’est l’irrésistible attrait de l’impossible ; amour qui se fonde sur la déraison même de son existence, pareil à ces plantes qui attachent leurs racines aux flancs d’un rocher sté Digitized

by LE CŒUR DE PORTH. 333

rile à mesure qu’elles sont battues de l’orage ; fatalité enfin qui vous lie à la destinée d’un autre être, dès que vous êtes arrivé à ne pouvoir plus vivre avec lui ni sans lui, à ne pouvoir supporter ni ses défauts ni son absence. — Stéphanie, lui dit-il un jour, puisque le sort t’a remis à moi, que c’est en moi que repose ta confiance, je dois t’avertir que je n’ai reçu du ciel le pouvoir de faire le bonheur de personne. Ah !..

voulez-vous m’abandonner, criat-elle avec épouvante..

le Je veux sacrifier ma vie, s’il le faut, et peu que je possède, au delà de l’existence de ma mère, pour te créer un sort, une fortune, une carrière où la félicité ne te soit pas impossible ; mais elle l’est à côté de moi. Je rends justice, à moi et à ma destinée. Me connais-tu bien pour oser espérer en moi ? Tu veux t’asseoir, imprudente, aux pieds d’une ruine qui tombe, t’attacher, pauvre lierre, aux flancs du chêne dont le cœur est mort. Tu parles quelquefois de talent ? Le sort du talent n’est supportable ni pour lui-même ni pour les autres. Il isole, il est trop souvent étranger au bien-être de ceux qui l’entourent ; propre seulement aux grandes

  1. 3 LE CŒUR DU POÈTE.

occasions et aux sacrifices solennels, il est inhabile aux petits soins, aux assiduités minutieuses où triomphent les esprits bornés et libres. Lui, il a sa mission à remplir. Il donne quelque pédantisme à l’esprit ; lui-même est un calcul. Sa supériorité indispose, et pendant qu’il se débat sous l’obsession de produire, la souffrance qui le distrait peut ressembler à l’ingratitude. Il sait trop à quoi s’en tenir des choses de la vie pour qu’on le puisse subjuguer. Il n’a rien d’indéfini, peu d’heures perdues, point de laisser-aller, sa vocation le tue. Il faut pour l’aimer un grand dévouement, même quand il est heureux et entouré de succès, juge quand il lui faut lutter sans cesse contre l’injustice et la méchanceté des hommes !

— Qui, des inimitiés vous poursuivent, je le sais, men ami ; mais songez que d’homines aussi dont les noms n’arriveront jamais jusqu’à vous, vous ont youé pour vos écrits une amitié secrète qui enorgueillit et console. A votre insu, que de

cœurs sont pare du vôtre, que d’émotions généreases vous avez fait passer dans les ames, que de douces larmes vous avez fait répandre, que d’infortunés vous bénissent !… — Qui, oui, reprit Chénier avec amertume, nos


1 j

( amis, pour la plupart, nous sont inconnas ; et les ennemis se multiplient et donnent à leur agres. sion toutes les formes pour nous atteindre. Ce n’est pas du reste que je ne sache répondre aux affections diverses par des affections équivalentes

je sais hair, car je sais aimer. En fait de

procédés hostiles j’essaie à lutter quelquefois, si en bons procédés je ne me suis jamais laissé incre. Qu’il y ait en eux probité ou talent, et soyez sûre que ceux qui me haïssent n’ont pas affaire à un ingrat. Pour les autres, eroyez-vous que j’abaisse mon caractère à quelque ressentiment contre d’ignables libelles qui ne diffament que leurs auteurs, caloinnies presque risibles qui n’en veulent qu’à mon amourpropre ? Je sais quels sentimens le public partage avec moi contre de faméliques insulteurs qui se font valets de la haine d’autrui. Ils vous atta quent sans vous connaître, et commencent, avant d’essayer à duper la lie de leurs lecteurs, par se laisser duper eux-mêmes par leurs maitres. Ce sont pourvoyeurs de sottises, échos d’absurdités, agens de passions basses, proxé nètes un peu plus honteux que les autres, car il ne se vouent qu’aux négatifs plaisirs de la haine, aux voluptés de la vengeance. LE CŒUR DU PORTE. Je sais, par la plume ou avec d’autres armes, répondre aux ennemis qui m’honorent, aux agressions qui me touchent ; mais il est de si lâches et de si infames calomnies, qu’ellés font un moment hésiter le courage, et mettraient la honte. de s’en défendre au dessus des tortures dont elles veulent frapper le cœur. O Stéphanie ! si vous pouviez sonder la profondeur d’une plaie qu’ils creusent au fond du mien, et qu’ils empoisonnent chaque jour en la touchant de leurs mains ! Dieu puissant une telle vengeance en échange de quelques critiques adressées à des ouvrages ! pour des épigrammes loyales et franches inspirées par le seul amour du progrès des arts !

356 Tiens, ajouta-t-il en voyant entrer le seul domestique qu’il possédât, portant à la main une lettre qu’il avait déjà reconnue lui-même avant qu’elle ne lui fut présentée : Tu vois bien ce billet, dont l’écriture uniforme a souvent excité ta jalousie d’enfant ? je le reçois depuis deux ans tous les jours et à la même heure. Ouvre-le ; et connais, par un seul exemple, jusqu’où peut aller l’abjection des vanités blessées, la scélératesse des rancunes dans une congrégation littéraire. Stéphanie prit en tremblant la lettre, elle ne contenait que ces mots : CAEN, QU’AS-TU FAIT DE TON FRÈRE ? «  LE CŒUR DU PONTE.

Je ne comprends pas, dit-elle, ce que cela veut dire.

Cela veut dire, cria Chénier avec des pleurs de rage, que dix orateurs que j’ai combattus à la tribune, et trois auteurs dont j’ai blâmé les vers, m’accusent d’avoir égorgé mon frère !

André Chénier ?.. Toi, mon Dieu ! Oui, dit Joseph exaspéré par les souffrances et prêt à tomber dans un accès de délire ; voilà leurs représailles ! Je n’ai sauvé en effet qu’un frère de l’échafaud, et peut-être ont-ils raison, les bourreaux d’aujourd’hui, de me redemander sa tête. Je devais mourir avec lui ! Je doute de mon innocence puisque je n’ai p pu le venger. Mon crime est de lui survivre : je demande chaque jour à Dieu si je n’ai pas mérité en effet ces exécrables tortures ! T Ah ! les monstres ! dit Stéphanie : ils se sont donc refusés à lire les vers admirables de candeur et d’indignation, ces vers trempés de tant de larmes, que renferme le Discours sur la calomnie ? Voilà donc comme la médiocrité se venge ! Toi, E CŒUR DU FORTE. un fratricide ! Et comment leur stupide aveuglement peut-il ignorer que ta mère adore en toi le meilleur de ses fils ? Une mère pardonnerait-elle à un enfant la mort d’un autre ? Et tu es le consolateur de la tienne ! Appelle de leur absurdité au cœur de toutes les mères. $55

Chérier se sentit gagné par les larmes.. C’était la première fois que ce secret affreux lui échappait. La confiance et les larmes le soulagèrent. Il regarda Stéphanie ; et tomba, le cœur plein de reconnaissance et d’amour, dans les bras de sa consolatrice. $ IV.

Si cette esquisse rapide avait un autre but que celui de montrer le talent aux prises avec la fatalité, il faudrait, avaut que de passer à l’année 1810, où se traîna Chénier à travers mille vicissitudes, essayer d’analyser les événemens politiques qui se pressèrent entre ces deux phases de sa vie. Mais pour nous, le voilà courbé avant l’âge sous la main de fer du chagrin, et il a déjà atteint cette mémorable époque. Souffrez, jeune LE CŒUR DU POÈTE. homme qui parcourez ces pages, que l’une d’el les, tournée légèrement, nous tienne lieu de ce magique rideau derrière lequel vieillissent en si peu d’instans les personnages de Shakspeare. D’autres diront le retour, ou plutôt la fuite de Bonaparte, après les désastres du Caire, et comment le poète républicain crut venir au secours de la France en aidant, le 18 brumaire, à substituer la main d’un homme de guerre aux timides hésitations du pouvoir des cinq. Chénier, dans les oscillations du Directoire, méprisait un de ces gouvernemens qui, placés entre les deux seuls principes virils de toute administration des peuples, sont trop monarchiques pour les républicains, trop républicains pour les monarchistes, et résolvent, assis dans le ruisseau du chemin politique, le risible problème de se faire conspuer par les passans de droite et de gauche. Ceux-là sont étrangers à l’association des princes comme à la famille populaire. Ce sont superfétations amphibies, monstres sans sexe politique, et sans avenir que la honte et la ute. 254

On dira que Chénier sut opposer ensuite de nobles résistances sur les bancs du Tribunat ; essayer d’énergiques conseils à la puissance victorieuse, et tomberenfin dans la disgrace et la pauvreté pour 36a LE COUR DU FORTE.

avoir énoncé toute sa pensée philosophique dans l’immortelle Épître à Voltaire. Ce fut dans cet ouvrage qu’il rétablit la particule nobiliaire de son nom ; nullement pour revendiquer cette puérile distinction qui appartenait à sa famille, mais pour railler au contraire cette petitesse de gentilhommerie qu’essayait de recrépir un grand homme au dix-neuvième siècle. Pour nous, le voilà donc plein de défiances et de chagrins, frappé d’infirmités précoces, et bornant sa vie, plus studieuse que jamais, à deux affections presque rivales sa tendresse pour sa mère, son amour pour Stéphanie. Stéphanie lui restera fidèle : l’assidue gardemalade, la tendre sœur de Charité ont remplacé la brillante maîtresse. Ce n’est pas que la femme livrée aux écarts d’une fougueuse jeunesse soit arrivée à un grand progrès moral dans la généralité de son être ; mais elle aime, et tout ce qui se rapporte à ce sentiment exclusif élève son ame indépendamment des imperfections du reste de son caractère. Elle est aimée aussi elle jouit de cette sorte d’exception parmi les femmes en rivalité de beauté avec elle. Les femmes les plus belles excitent en effet plus rarement que d’autres une passion profonde. été Il semble que l’orgueil de la possession distrait du bonheur de la jouissance. Il n’en avait pas ainsi pour Chénier. Stéphanie lui avait fait le sacrifice entier de ses goûts, de ses habitudes et même de ses défauts. Ainsi, dans le passé si fastueux pour elle, Stéphanie avait retenu des longs repas et des mœurs faciles une disposition qui n’était pas sans grace, à chercher la gaîté dans ces liqueurs légères qu’affrontent impunément quelques belles à la fin des rassemblemens joyeux. Mais la première impression de contrariété surprise dans les regards de son amant avait suffi pour faire briser à Stéphanie une habitude qui commençait à devenir impérieuse pour elle.

→ Vous avez raison, ami, avait-elle répondu au premier pli du front mécontent : le pouvoir de ces nectars humains est bon peut-être à procurer l’oubli ; mais près de toi, je veux me souvenir. Il se peut qu’ils recèlent quelque secret qui console ; je serais indulgente, peut-être, pour l’af fligé qu le pauvre qui cherche à sortir un mo ment de sa vie ; mais moi, et auprès de toi, qu’aije à oublier, qu’ai-je à consoler dans mon sort ? Échapper un moment à la réalité serait une ingratitude. Oh ! si tu savais quelle sécurité douce


361 LE CŒUR DU PORTE. et quelle paisible joie m’accompagne à notre table frugale ! Autrefois, aux banquets de l’Élysée, je me suis surprise à frémir : je croyais respirer là comme l’odeur d’une faillite, participer à un vol, boire dans les coupes d’or une moitié des larmes que ce luxe devait, tôt ou tard, coûter à des orphelins. Ainsi

charmait-elle le misantrope. Du reste, hors de sa pensée unique et de son culte, Stéphanie était pétrie d’imperfections et de misérables et vulgaires caprices. La raison absolue et la vérité n’avaient aucun accès près d’elle. Dans son enlèteinent bizarre c’était à la fois un enfant et un rocher. Elle prostituait sa bienveillance ; un engouement succédait à un autre. Sa faveur, comme une couronne banale, se posait sur tous les fronts. Elle oubliait les dévouemens éprouvés et sincères pour le premier flatteur. Les absens lui passaient du cœur, les amitiés glissaient à travers cette ame comme l’eau si précieuse du fleuve d’oubli entre les mains des Danaides. Mais toute entière à Chénier, elle le captivait par l’extravagance même d’une jalousie sans objet. Il est pénible, mais attachant, d’être le héros d’un soupçon vigilant et d’une incessante inquiétude. Quelquefois, au milieu des nuits


I 1 paisibles, Stéphanie, en proie à l’insomnie, observait aux clartés de la lampe la figure endormie de son amant. Si les changeantes impressions d’un songe passaient sur ce front expressif, elle s’inquiétait, lui posait la main sur le cœur, et alarmée de le sentir battre un peu plus vivement que

de coutume : Joseph ! criait-elle ; ingrat ! pour qui bat ton cœur en ce moment ? Ah ! si ce n’était pas pour moi !

Elle l’éveillait pour répondre à des questions absurdes, et se tranquilliser ainsi au prix de la paix qu’elle lui ôtait. Chénier, tourmenté par les scènes et les violences de cette vie intérieure, était de plus en plus attaqué au dehors. Ses adversaires, enhardis par la défaveur impériale, l’injuriaient pour leur compte dans d’ignobles pamphlets, et pour plaire à la police dans les colonnes salariées des journaux de Fouché. Harcelé de tant d’injustices, irrité par mille morsures envenimées, ce noble caractère s’aigrit. L’amitié même lui devint suspecte ; il évitait de rencontrer ses plus honorables rivaux : Lemercier, Arnault, Ducis, et son compagnon de tous les temps, le modeste et vénérable Daunou. Il eût craint de surprendre dans LE CŒUR DU PONTE. leurs regards un intérêt de commisération pour lui. Arrivé, à force d’injustices et de misantropie trop explicables, à se sentir humilié, même par l’adversité de la fortune, il était devenu inabordable.

Un jour de l’été 1810, il se présente à sa porte un vieillard de haute taille et de noble maintien, mais simplement vêtu, les souliers couverts de poussière, un bâton à la main, et couvrant à moitié ses longs cheveux blancs d’un large chapeau de paille. Le concierge lui avait disputé l’entrée de la maison ; mais il pénétra jusqu’à l’appartement du poète, et là, il fut arrêté de nouveau par un domestique. — Qu’est-ce donc, dit Chénier à Stéphanie, que ce bruit inaccoutumé ? Stéphanie s’élança dans l’antichambre ; et après un court colloque avec l’étranger, elle revient dire : — Ce bonhomme qui est connu de vous, dit-il, a refusé de décliner son nom, comme par modestie ; mais la probité et la noblesse respirent dans toute sa personne. Je ne crois à la probité ni à la noblesse de qui que ce soit.

Il arrive, dit-il, de Versailles. — Quelque vieil émigré qui me croit stupideDigitized by LE CŒUR DU PORTU. ment encore la puissance de lui faire rendre ses bois ou ses étangs non vendus. Qu’il aille se faire laquais à la cour de Bonaparte. Je doute que ce soit un aristocrate, il a déclaré en souriant qu’il ne s’était pas attendu à tant de difficultés pour pénétrer chez un républicain ; et en me priant de lui faire obtenir quelques momens d’audience de Monsieur de Chénier, il a appuyé en souriant encore sur la particule.

— le reCe

sera quelque insolent envoyé de SaintCloud. Qu’on lui dise que je ne veux pas cevoir.

365 — Ah ! Madame, insistez, je vous en prie, dit la voix du postulant lui-même, qui s’était glissé à la suite de son introducteur, et parlait à travers une légère ouverture de la porte : Ajoutez, s’il vous plaît, que c’est un sénateur impérial.

— Un sénateur ! s’écria Chénier se levant de son fauteuil, et oubliant les douloureuses varices qui gonflaient ses pauvres jambes ; un de ces valets dorés qui votent la conscription ? livrent notre jeunesse en coupe réglée ? font des Français, au profit de l’ambitieux, une espèce de chair à canon ? J’aurai l’honneur de le renvoyer LE CŒUR DE RONTA. d’ici moi-même. Qu’y a-t-il de commun entre un sénateur et moi ?

Un franc et joyeux rire fut la réplique de l’inconnu, qui, poussant en même temps familièrement la porte avec la poignée rustique de son bâton, offrit au courroux du malade la candide et noble figure de Ducis. Chénier s’arrêta immobile. Oui, mon ami, mon cher confrère de l’institut, ajouta le vieillard qui portait quatrevingts ans avec la verdeur et la dignité de Sophocle : un sénateur ! ou du moins si j’échappe au guet-à-pens, ce ne sera pas leur faute. C’est bier que j’ai refusé. J’ai dit à un Ségur venu m’offrir le brevet, et déjà chamarré luimême de la livrée nouvelle : J’ai toujours, Citoyen, consulté mes intérêts moins que mes répugnances. Et puis je ne pourrais, voyezvous, ai-je poursuivi en touchant ses broderies pesantes, m’habituer à porter cette casaque-là. Mais aujourd’hui, Chénier, je viens à pied de Versailles prier Lebrun et toi d’apostiller ma demande pour une pension de deux mille francs sur les fonds de notre institut. Je n’ai au monde que, l’institut pour vivre ; ce qui veut dire, je crois que je n’ai pas de quoi vivre… LE CŒUR DU PONTE. Chénier se hâta de faire voir, dans ses papiers, que son rapport était déjà achevé en faveur de l’auteur d’ABUFAR.

367 — Voilà qui est bien, dit le tragique bonhomme : j’avais confiance en ton zèle. A présent, fais-moi donner un verre de vin, un verre de vin des environs, s’il est possible.

— Pourquoi des environs ? C’est mon goût. Ne sais-tu pas que je l’ai consacré en vers ?

Dans mon caveau frais et joli Sans trop me vanter je vous range, Mes vingt feuillettes d’un Marly…. — Que tu bois toujours sans mélange. Mais excusez,

dit le fils de l’ex-ambassadeur, vous êtes chez un malade ; on ne peut vous offrir. que du Bordeaux.

— A la bonne heure. Et travaillons-nous ? Cette, santé me paraît bien chancelante ; il te faudrait les forêts qui sont à ma portée, mon ami ; les sources fraiches, de longues et calmes prairies.. Moi, je les ai épousées ; je leur ai jeté mon an neau. Qu’est-ce qui t’occupe done depuis ta rude élégie de la PROMENADE ? depuis TIBERE dont j’en.. tends parler comme d’un chef-d’œuvre ? LE CŒUR DU POSTE. — Rien, dit l’écrivain découragé. Huit ans de solitude m’avaient laissé le loisir d’étudier sérieusement ; j’allais peut-être développer quelque talent, pouvoir, au bout de la carrière, dire comme mon frère au début de la sienne : « J’avais quelque chose là ! » Ils m’ont frappé au cœur pour éteindre la pensée. Que ne m’ont-ils percé de vingt poignards ! Je les aurais bénis de m’épargner cette mort de tous les jours ; et eux n’auraient été que des assassins ! ·Leur empereur ne pouvait pas, mon cher, te pardonner la résistance après l’avoir chanté. Pourquoi diable l’as-tu secondé en brumaire, et pourquoi as-tu fait pour lui la tragédie de Cyrus ? Je n’ai rien fait pour cet homme, Ducis, soyez-en sûr. Si j’avais voulu céder, j’aurais eu, sous les ailes de son aigle, ma gloire, comme tant d’honnêtes gens dont on ne se souvient plus ; mais j’ai pratiqué une vertu plus rare : c’est d’oser être ce que l’on est. Va ! choisir entre Barras et lui n’était pas d’un flatteur ; et la tragédie de Cyrus offrait au couronnement des leçons plutôt que des éloges. Il ne s’y est pas mépris lui, l’officier corse ; et pour le reste, mes ennemis ne sont pas plus sûrs que moi de la médiocrité de Cyrus. LE CŒUR DU PONTE. — Mais Œdipe-roi, mais Tibère ! quelle éclatante revanche tu as prise ! 369

Vous ne savez peut-être pas l’origine des brutalités impériales contre moi, dit Chénier ? elle est moins solennelle qu’on ne pense. Nous avions été liés, le général et moi, depuis le 13 vendémiaire : un jour de son consulat j’allai le voir ; et, en me reprochant avec une bienveillance bourrue de n’avoir point assisté à une fête qu’il avait donnée la veille, il me demanda où j’avais passé cette soirée. —Aux Français.. Que donnait-on ? — Cinna. — Je n’aime pas Cinna. Pourquoi ? —Je lui préfère de beaucoup le Cid. Là dessus il se plaignit de ce que les comédiens se permettaient de retrancher de cette pièce le rôle de l’Infante. J’aime ce personnage, dit-il : ces deux femmes amoureuses de Rodrigue font bien. Cela relève encore le jeune héros.

— Cette observation est charmante s’écria candidement Ducis ; ce gueux-là ne manque donc pas de judiciaire ? Ah ! nous lui reprochons le mal qu’il a fait ; c’est par le bien qu’il a laissé, à faire qu’il faudra l’attaquer un jour. Mais pourquoi repousser Cinna, et y trouver surtout l’occasion de persécuter ?

24 LE CŒUR DU PONTH. — Cinna, ajouta-t-il, est un spt et un ingrat, sa conspiration n’a pas le sens commun. Il vient elabauder jusque dans le palais du prince et le braver quand on lui fait grace. Je me crois, moi, comme un autre, capable de pardonner à un ennemi ; mais s’il me disait : Je te hais, et je veux mourir ; je lui répondrais ::— Va mourir. Et je l’enverrais aux licteurs. — Ce serait, dis-je, agir comme Octave : et guste que Corneille a voulu peindre. c’est

— Je ne m’étonne plus de rien ! dit Ducis en découvrant sa tête blanche. Quel courageux sang froid, mon ami ! Mais courage aussi dans les arts ! Tu es jeune toi, eneore ; èt je ne désespère que

d’une chose : c’est d’assister à tes prochains triomphes. Moi, j’aurai soixante-dix-huit ans à la Saint-Hubert ; aussi je ne suis plus. de ce monde, et quand je parlais de noces tout à l’heure j’oubliais que suis fiancé avec la mort. — Vous êtes plus que sexagénaire et je n’ai que quarante-six ans ; vous entendrez pourtant nos ennemis vous demander ma place au fauteuil, et peut-être mon éloge obligé prononcé par Michaud ou Chateaubriand. 370

Ducis n’aecepta pas de si tristes présages, et s’éloigna, aidé de son bâton qu’il appuyait forteDigitized by


1 " J 37+ ment sur la terre. Vous voyez, dit-il, Madame, en s’adressant à Stéphanie : Je frappe pour que l’on m’ouvre. Mais emmenez notre ami à la campagne.

L J’irai, dit le malade avec une mélancolie que Ducis ne comprit pas. Ma mère a fermé les yeux ici près, au milieu des calmes paysages d’Antony : j’irai me reposer près d’elle. Stéphanie qui avait, dans l’expression de son regard et à l’accent de ses paroles, saisi une volonté dernière, laissa tomber dans ses deux mains sa tête échevelée. En effet, Chénier dépérissait de jour en jour, el ses pressentimens le trompaient peu. La perte de cette mère, son premier guide et son dernier ami, était comme une mort anticipée de lui-même. Une partie de sa vie s’était détachée ; le reste ne lui servait plus qu’à souffrir. Sans doute il aimait Stéphanie encore, il rendait justice à cette ame qui s’était épurée auprès de lui jusqu’à ce jour ; mais l’ardeur et la force qui avaient soutena cette passion l’abandonnaient. Plus pure plus fondée sur l’estime, son affection. se fût aug mentée durant sa faiblesse même ; mais le premier attrait de Stéphanie, pour lui, était d’être sa maîtresse. LE CŒUR DU PORTE. — Stéphanie, lui dit-il un soir qu’elle l’avait soigné avec plus d’adresse et de douceur encore que de coutume, un soir que la senteur des tilleuls voisins pénétrait dans cet appartement où elle était venue jadis se donner à lui : Sans toi, je n’aurais pu supporter si longtemps une condition étrangère à toute espérance, à toute émulation, à tout avenir. Je n’appartiens plus à la vie que par la passion d’en sortir. Ne me reproche point cette pensée ; je suis déjà hors du monde. Je crains que la reconnaissance que je garde pour les plus touchans procédés ne soit une tradition de mon esprit plutôt qu’une émotion de mon cœur. Je ne saurais pas plus être ingrat que malhonnête homme ; mais ce n’est peut-être que l’effet de mon éducation et le fruit des bons préjugés que m’a laissés ma mère. Pourquoi resterais-je ici ? Je suis encore, tu le vois, sensible aux chagrins, même aux contrariétés ; mais nullement aux événemens que d’autres appelleraient heureux. Le joueur qui gagnerait sans plaisir et qui perd avec désespoir, doit quitter la partie, n’est-ce pas ? Adieu ! Je partirais content, sij’avais pu assurer ton sort. J’aurais voulu achever ces écrits imparfaits pour essayer de mettre ta vie au dessus des atteintes


1 1 i LE CŒUR DU PORTS. 373

du besoin. Le temps m’aura manqué ! Tels qu’ils sont, reçois-les comme un gage du souvenir que j’emporte dans un monde meilleur. C’est une partie de moi, c’est ma vie que je vous donne. Ces fruits d’une imagination malade, c’est pour vous que j’y attachais quelque prix, pour vous que je retrouvais un moment la force de travailler : c’est mon ame et mon souvenir. L’héritage de la pensée, ses fruits immatériels, j’ai bien le droit d’en disposer librement ; mais si, par impossible, on te les disputait ; si je ne sais quels droits des successions vulgaires s’interposaient entre la mort et la volonté de l’écrivain, voilà un présent qu’on ne t’arrachera pas. Laisse prendre et disperser, s’il le faut, ces confuses ébauches, brûler les titres d’une renommée bien incertaine ; mais conserve celte autre portion de moi. Ne te sépare jamais de ce cœur que toi seule as fait palpiter d’amour.

7 Et en disant ces paroles, Chénier cherchait, sous l’oreilier du lit de souffrance, une boîte d’or qu’il tendit à son amie, en souriant. Vous voyez, ajouta-t-il, elle a déjà la forme du présent qu’elle doit contenir. Demain vous la présenterez à Corvisart ; il est prévenu par moi, et il sait quel usage il en doit faire..


T ( 13 CŒUR DU NORTE. — —Demain

! s’écria Stéphanie en larmes.

— Je l’espère.

. Il tomba, un instant après, dans un léger sommeil. Son esprit avait obtenu du calme de eette disposition accomplie, de cette volonté expliquée ; mais Stéphanie, glacée d’effroi par les paroles mêmes qu’elle venait d’entendre, Péveilla calmer une invincible terreur. pour

Ami, que faites-vous ? dit-elle. Je m’essaye…

Il retomba l’instant d’après dans l’immobilité du repos. Stéphanie l’appela encore ; Cette fois, il ne répondit plus.. SV.

Laissez là cette histoire déjà longue, leeteurs de romans nouveaux, bienheureux consommateurs des cent mille et une Nouvelles qui tombent en 1833 plus abondamment que la rosée du ciel. Ici le drame est fini, si le malheur ne l’est pas. Une destinée qui reste à s’accom plir de l’autre côté du tombeau, peut-elle rivaliser d’intérêt avec l’habituelle curiosité qui soutient vos lectures, et ne pas contrarier la marche de vos émotions, arrêtées infailliblement devant le mariage ou la mort ? Vous ne rencontrerez plus dans ces pages que le morme et philosophique intérêt de l’histoire. Fermez un livre qui va devenir monotone comme la vie humaine, et triste comme la vérité. J1

375

On allait vendre le mobilier d’une pauvre femme. Elle.regardait cette scène avec une peine si profonde et une telle stupeur, qu’elle eût touché toute ame humaine. Il n’y avait là que

des recors. Ge fauteuil qui l’avait abritée pendant des journées de chagrin immobile ; ce lit où, pour tromper l’heure de prendre quelque nourriture, elle s’était trainée taht de fois, elle allait tout voir disparaître ! Voyez ses mains pressées contre sa poitrine. Veut-elle enfermer lå l’objet le plus cher qu’elle áit au monde, ou contenir seulement les battemens d’un cœur navré ? F Tout à coup il entra dans d’appartement qu’on dévastait, un homme dont la figure rendit quelque sérénité au front déjà ridé de la pauvre femme. C’était une espèce de bienfaiteur dont la présence s’était manifestée souvent aux jours de ses souffrances ou de ses besoins. Elle espéra qu’il ve LE CŒUR DU POÈTE. nait lui conserver les débris de sa fortune passée, ce pauvre rien » qu’elle appellait son ménage, et satisfaire deux ou trois chétifs créanciers.

ans Thomas Valker, un Suisse de cinquante-huit à peu près, avait l’air officieux et modeste. Madame, dit-il avec respect, laissez-les faire. Tant que vous aurez un chez vous, tant que vous posséderez en propre quelque chose, les usuriers viendront. Le repos, voyez-vous, c’est un meuble comme un autre. Venez chez nous, chez moi, se reprit-il en soupirant ; le logement de Thécla est vide, vous le savez trop ! Vous trouverez là de quoi reposer votre tête et les soins d’un pauvre homme bien dévoué, s’il a le malheur de n’être pas plus riche que

vous-même. La femme indigente jeta encore un long regard sur les meubles qui lui avaient appartenu, autour des murailles accoutumées à répondre à ses plaintes ; et puis, couvrant ses épaules d’un schall qui protégea à hâte le mystérieux trésor qu’elle emportait, elle suivit les pas de son dernier ami.

. Valker, disait-elle en marchant, vous épuisez pour moi toutes les généreuses impulsions de LE CŒUR DU PORTE. 397

votre ame ; vous m’avez comblée d’égards et de bons procédés.

De quoi vous étonnez-vous, Madame, répondait le suisse un peu brusquement ? Est-ce que Monsieur ne m’a pas sauvé la vie ? Est-ce que je n’ai pas comparu devant leur tribunal révolutionnaire, parce que j’avais été, moi, cocher de ce pauvre tyran ?

Vous exagérez beaucoup votre reconnaissance. J’étais

condamné à mort, Madame, sous prétexte qu’on m’avait vu le 10 août avec autre chose e que mon fouet à la main. Et puis, n’aviezvous pas, vous,

fait donner une éducation à ma fille ? mis cette jeunesse-là en apprentissage pour lui éviter la fainéantise et les mauvaises compagnies ? Avec la marraine de ma pauvre Thécla, c’est à la vie et à la mort, Madame. Valker était le concierge d’un de ces grands hôtels de la rue du Sentier où l’aristocratie du commerce rivalise de magnificence avec l’aristocratie de la rue Saint-Dominique ; mais depuis la mort de sa fille, obligé de prendre un aide, il avait partagé ses gages et vu venir pour lui un état fort nécessiteux. Il fit croire à la pauvre réfugiée que la mansarde naguère occupér — ti oduk Di Pohti. par sa fille lui était gratuitement cédée, mais il la payait en secret fort cher, et ses ressources ; épuisées ainsi, donnaient un grand mérite à sa charité.

Pour la pauvre femme, elle ne rentra pas sans quelque sentiment de bien-être dans une demeure qui retraçait les habitudes de sa vie passée. Il lui semblait, à passer sous les portiqués de marbre, et par les escaliers à rampe de palissandre, qu’elle eût moins de peine ensuite à gravir la raide et tortueuse montée qui conduisait à son bouge obscur. Du haut de sa seule croisée, elle pouvait abaisser un regard sur les grandes cours, observer le mouvement des carosses, apercevoir le bon goût des toilettes et entendre les rumeurs légères de la fête. Ce contraste lui était quelquefois amer, mais moins pourtant que ne l’eût été le voisinage de la populace, les cris, l’odeur et les turpides habitudes de la misère parisienne. — Suis-je bien la personne que je me suis connue autrefois, se disait-elle ; et n’habité-je pas un monde houveau dont l’enfer est le souvenit du premier ?

La dégradation de ta créature, la parodie de ton œuvre, tu la veux done souffrir, ô mon dieu ? Pourquoi le plus souvent ne consentir à recevoir dans ton sein que l’homme découronné de sa force et la femme de sa grace ? Beauté, raison, lumière, tu ôtes tout successivement à l’être condamné à vivre ; tu éteins les yeux du vieillard, tu attaches à sa présence un sentiment d’éloignement, ressenti par ceux mêmes qui seront demain ses semblables ; enfin tu fais se demander au fils qui accompagne un cercueil, si, au lieu d’un homme qu’il enterre, ce n’est pas un spectre qu’il va rendre à son domaine. Et quand la famille n’est plus là pour sou tenir la vieillesse, quand l’idée exaltée de la vie future, l’amour ou la crainte de dieu n’étayent plus une vie prête à s’éteindre, que peut devenir une femme qui n’a été que belle ? Elle sera, loin de ses flatteurs, misérable, comme ce vieux roi déchu qui ne sut qu’être roi. De part et d’autre, la cour et le tyran se séparent avec de réciproques mépris. Est-ce done la triviale ressource d’opposer le tabac à l’ennui, de cacher l’avarice sous la futilité du jeu, d’aimer quelque oiseau rare ou un chien qui va devenir la passion de son hiver ? Non : au milieu de tous ces goûts abjects, elle prendra le plus abject de tous, car celui-là produit l’oubli absolu. Et si dans ses plus. LE CŒUR DU PORTA. beaux jours les séductions de l’orgie n’ont pas été repoussées loin d’elle, l’ivresse deviendra, pour l’énervation de ses esprits et la prostration de ses forces, une honteuse et abominable amie.

Valker avait bien souvent partagé avec son ancienne bienfaitrice le pain qui n’eût suffi qu’à peine à ses sobres besoins. Il arriva un soir dans la mansarde, résolu de tenter quelque expédient pour se secourir lui-même, et surtout venir en aide à la malheureuse madame du Terrier ; car c’est ainsi que depuis quinze ans, depuis la mort de Chénier, se faisait appeler Stéphanie. Il ne parla que

de ses propres misères, pour disposer l’esprit de sa bienfaitrice au sacrifice qu’il en espéraít obtenir, décidé à l’employer tout entier ensuite au soulagement de l’infortunée : c’était là sa délicatesse. Il trouva l’ancienne reine de l’Élysée-Bourbon accroupie plutôt qu’assise contre la muraille sur un matelas glacé ; c’était un soir de décembre. Elle était là, sans pain, sans lumière et sans feu ; ses pieds cherchaient sous elle-même un reste de chaleur prête à abandonner tout son corps. Hiver de Paris 1 hostilité d’une nature sans grandeur, frimas sans poésie, égoïsme, boue et misère, sous quel image vous représenDigitized by LE CŒUR DU POÈTE. ter ? — — Un vieillard qui se traîne en haillons le long des murs, en conseillant le crime et surtout la bassesse ? —Les plus funestes idées ont été conçues devant un âtre froid, au bruit lointain des airs de danse répétés par un orgue de Barbarie.

Valker contempla long-temps Stéphanie à la lueur de son påle bougeoir, avant que l’infortunée trouvât la volonté ou la force d’ouvrir les yeux. Il avait peine à ressaisir quelques indices de la beauté autrefois célèbre. Faut-il donc que le plaisir qui passe si vite laisse après lui de si durables traces ! De toutes les folies du dissipateur, celle-là est la première dont il faille payer l’usure. Il n’y a de plus fâcheux à saisir sur la face humaine, que cette factice jeunesse et cette fraîcheur surannée qui sont la conséquence de l’imperturbable égoïsme et de l’impuissante froideur des sens. Telle matrone se perpétue enfant, en dépit d’un vieil extrait de baptême, qui n’a produit aucun fruit dans la saison utile. Elle fleurit comme ces lilas inodores qui étonnent les jardiniers à la Saint-Martin. Tel dandy de quarante-six printemps a l’air d’un lycéen par derrière, qui a fait, depuis qu’il est au monde, économie d’ame et de virilité. LE OTA DY POÈTE. Excusez-moi, Madame, dit Valker, j’ai travaillé un peu dehors, et n’ai pu, depuis trois jours, vous apporter aucune provision ; qu’êtes-vous devenue ?

381 Je ne suis pas sortie. —…… Et ce charbon qui devait suffire à votre usage jusqu’à la fin de la semaine ! Je l’ai brûlé tout en une nuit….. inutilement ! —


Écoutez, Madame : c’est pécher que de se laisser mourir quand on a moyen de soutenir sa vie. Dieu peut venir à notre aide, si nous nous aidons ; et qui sait tout ce que peut changer dans notre sort un délai de quelques jours ? — Que puis-je, Thomas Valker ? J’ai été élevée dans l’inertie, je ne sais point travailler : et voilà que les infirmités viennent. —

M vous reste du luxe passé…. Une seule chose.

Elle est de grande valeur : il faudrait vous en faire une ressource.. Je suis résiguée à tout pour reconnaître vos bienfaits envers moi, Valker ; mais ne savez vous pas qu’il est au dessus de ma force d’aller colporter cet objet, au risque d’essuyer les refus —



31. LE COUA, DU FOÈTE. ou les depreciations des marchands ? Cette séparation, mon ami, c’est aussi la mort. Eh bien ! je connais, dit Valker, , dans la maison même, un riche Anglais qui n’a pu vous

voir souffrante sans s’intéresser à vous ; il m’a parlé de vous avec respect, et j’ai répondu, je crois, de manière à ne point blesser votre délicatesse. Celui-là, si vous voulez, viendra vous offrir de l’or en échange du vôtre. Là, sans risquer de pénibles démarches et sans instruire personne qu’un étranger, vous pourrez, exempte d’obligation envers qui que ce soit, écarter pour long-temps le besoin. — Le besoin ne m’atteint plus, dit Stéphanie épuisée,

— Mais moi, j’ai faim, reprit Valker. Qu’il vienne aujourd’hui, aujourd’hui même.

ww W Lord Elmonzey était un homme poli et curieux, un amateur de raretés bizarres, , vepu d’Angleterre où il était membre d’un grand bureau de bienfaisance, pour importer la charité en France par des procédés anglais. Il se présenta avec déférence dans la mansarde de madame du Terrier. 383



. 38$ On m’a dit que je pouvais être heureux pour vous devenir utile ; me voilà à vos ordres, Madame.

LE CŒUR DU PONTH. Excusez mon trouble. Je crois….. je crains… Je ne sais plus ce que j’avais résolu. Il s’agissait d’une boîte d’or dont la valeur, considérable assez, restait perdue dans vos mains.

Eh bien !… oui Monsieur ; peut-être faudra-t-il en effet consentir un jour à m’en déssaisir. Dieu sait si j’ai attendu aussi long-temps, plus long-temps peut-être que je ne le pouvais ! La voilà sur le bord de cette cheminée. Regardez… dites quel prix on en peut offrir. Elle renferme, m’a-t-on assuré, les cendres d’un poète ?

— Qu’importe ! Milord. Vous ne connaissez pas nos écrivains français. —

— Fort celui-là, Madame ; de réputation du moins. Je suis amateur, voyez-vous, et je possède. déjà…

An que

Pardon vous devez concevoir les détails d’un tel échange pèsent grandement à ma résolution. Abrégeons….. Qu’estimezvous ce….. cet objet, qui n’a point d’ordinaire usage ?

LE CŒUR DE PONTE.

— Tel qu’il est, Madame, il se peut payer jusqu’à cinquante guinées. Tout ce que vous voudrez, rien que ce que vous voudrez. Je vous demande seulement….. L’Anglais

s’était levé avec l’évidente intention d’aller vers la cheminée toucher de ses mains la précieuse boîte ; Stéphanie s’élança, et le corps tout frémissant de la seule idée d’une profanation : — —

Je vous demande seulement, acheva-t-elle, quelques momens de solitude pour placer dans un simple cristal les cendres que renferme ce tombeau.

— Mais….. j’ai dit le bijou tel qu’il était, Madame.

Comment ! — Que voulez-vous que je fasse de votre or ? J’en ai assez, de l’or, je ne l’estime’ que s’il

sert à me procurer ce que tout le monde n’a pas. Je suis amateur, je le répète ; on aime les curiosités en Angleterre, et je compose un muséum où figure déjà l’encrier de Voltaire : j’ai pensé : qu’un poète qui a vu commencer le dix-neuvième siècle me serait un pendant à ma convenance. Je tiens beaucoup au cœur de M. Chénier.

  1. 5

385 La CŒUR DU PORTE. Et c’est à moi, Milord, que vous proposez de le vendre ?

Un profond mépris pour le connaisseur britannique sauva Stéphanie d’un excès d’indignation. Non, Milord ; me séparer d’un présent de lui mè coûtait déjà une horrible peine ; mais me défaire de lui, de lui-même ! impossible. La cendre du plus noble cœur qui ait jamais cessé de battre posera sur le mien tant que le mien battra.

386 Sentimentalité exquise, Madame ! exagération d’un bon principe ! mais… www

— Que penseriez-vous de moi ? Que penserions-nous l’un de l’autre ?

— Moi, dit l’Anglais piqué, j’achète le peu qui se trouve de bon dans ce pays-ci : du patriotisme si on en avait à revendre. Je penserais de vous, Madame, que vous obéissez encore à une intention de votre ami, car il voulut évidemment vous faire de cette richesse une ressource à venir contre le mauvais sort. Assez, Monsieur ! Vous ne comprenez peut-être pas que vous me blessez et m’affligez à la fois.

T — Cent guinées, Madame ! Stéphanie détourna la tête. 1. Ne vous eût-il pas donné son sang pour vous nourrir ?

387 — La faim, dit Stéphanie, la soif, tous les pressans besoins me dévorent ; mais, plutôt que de vous vendre, Anglais que vous êtes, le cœur d’un homme de bien et de génie, je percerais le vôtre, si vous en aviez un ! —

Cette femme est singulière, dit lord Elmonzey en se retirant phlegmatiquement ; mais ce ne sera peut-être pas son dernier mot. Valker, qui n’avait perdu aucun moment pour secourir madame du Terrier, arriva peu de minutes après la sortie de Milord. Ne doutant nullement que l’échange ne fût conclu, il apportait quelques provisions dans un panier couvert, et se hâta de montrer avec complaisance une bouteille de vieux rhum dont il était lui-même extrêmement avide.

— Je garde mon trésor, dit l’indigente accablée, après avoir expliqué les conditions de l’Anglais.

Valker ému, irrité aussi contre l’étranger, n’osa contredire d’abord la stoïque résolution ni blesser la malheureuse amie de son sauveur $ mais il chercha peu à peu quelques paroles d’exhortation à se résigner, et quelques mots d’excuses en faveur de l’acheteur. Il termina par avouer, le pauvre suisse, qu’ayant pris à crédit le peu d’alimens qu’il apportait, il avait donné sa parole de payer avant une heure. Il se trouvait dans une position bien cruelle : il n’osait, en effet, ni manquer à sa parole, ni reprendre la subsistance d’une femme près d’expirer. Il prit sa résolution subitement, et, laissant le panier à terre, il descendit en courant les six étages de l’hôtel. Il allait lui-même négocier avec l’Anglais directement.

LE CŒUR DU FORTE. Au bout d’une demi-heure il était revenu, cachant un sac sous sa houppelande ; mais il avançait lentement et n’osait aborder Stéphanie. La malheureuse avait repris son attitude première. Quand Valker lui adressa la parole elle ne répondit pas.

Valker jeta les yeux sur le panier, il était intact ; sur la bouteille, elle était vide ! — Ma foi, pensa Valker, ceci est déjà un commencement d’acquiescement au contrat ; elle ne peut plus me blåmer de l’avoir conclu. Madame, dit-il en élevant la voix, j’ai peutêtre pris sur moi beaucoup de choses : mais… — Stéphanie resta d’abord muette comme à la première interpellation ; ses yeux s’ouvrirent, —


by LE CŒUR DU FOÈTE. 389

elle contempla le suisse avec un pénible sourire, et sembla, par son silence même, donner quelque assentiment aux paroles qu’on lui adressait. Puis, d’une voix très élevée, à son tour : — C’est un bon Anglais, dit-elle, que cet Anglais, Thomas : il t’a donné d’excellent porter. Je ne veux pas que tu le désobliges, au moins ; qu’il nous en envoie encore. J’ai soif, vois-tu, j’ai soif toujours ! Va lui dire qu’il m’a rendu service. Je n’ai plus froid.

— Il fallait, poursuivit Valker, sortir à tout prix de l’extrémité où nous étions, Madame, et l’Anglais aimait mieux renoncer à tout que de démordre de sa manie. Mais il ne se dédit pas, l’Anglais ! il offre toujours les cent guinées, et les voilà. Il me les a confiées, pour ne pas s’exposer, dit-il, à vous contrarier, Madame, ou à se faire invectiver. Il vient de sortir avec le tandem qu’il conduit toujours lui-même, en me laissant la besogne de finir. Vous êtes décidée ? tant mieux, car il ne sera qu’un instant dehors ; il va faire visite à son ambassadeur. J’ai toute la responsabilité, comme vous voyez, et je serai charmé de ne pas le faire attendre dès qu’il rentrera. Toujours à la même place, et les yeux ardens, Stéphanie parut éprouver tout à coup un ébranDighted lement convulsif des nerfs. Valker, qui ne comprenait que trop l’horrible état de l’indigente, lui prêta néanmoins encore une fois l’oreille, comme s’il en eût espéré une plus satisfaisante réponse. Il ne saisit que quelques notes basses et monotones d’un air qu’il ne reconnut pas. Il sembla se dire alors par un geste décisif et grossier : Qui ne dit mot consent. Et déposant rapidement les guinées à la place même où il saisit la boîte, il descendit de nouveau, et alla dans sa loge attendre le retour du milord. Il lui sembla cependant, après avoir refermé la mansarde, entendre quelque bruit, comme si le corps de Stéphanie s’étendait sur sa couche froide et dure, et il s’enhardit à vouloir à tout prix la secourir.

3go —

Stéphanie ne demeura que vingt minutes dans l’état de crise semi-épileptique où l’avait plongée la liqueur. Si elle avait été vaincue par son odieuse passion, l’instinct de son attachement à sa dernière fortune triompha vite aussi de l’abrutissement de sa pensée. Elle chercha sur sa poitrine, puis à terre en s’y roulant convulsivement, enfin sur la cheminée, d’où elle fit tomber à grand bruit les guinées ; et alors, comme une lionne insensée à qui durant son sommeil


} 1 ¡ LE CŒUR DU POÈTH. on aurait ravi sa famille, la malheureuse qui comprit tout s’élança pour aller reprendre son trésor. Elle saisit la rampe de l’escalier avec force, et descendit avec la rapidité d’un corps inerte. Arrivée sous le péristyle, les clartés du gaz l’éblouirent, et ses cris confus et inarticulés se perdirent dans les grincemens de la porte cochère qui s’ouvrait avec vivacité. C’était lord Elmonzey. Il rentrait au grand trot de deux ureux cheveaux du Meklembourg qui ébranlaient sous leurs pieds toute la voûte sonore. :

3g

Quand il passa, comme l’éclair, devant l’escalier principal, il sentit une brusque secousse qui lui fit un moment douter de la bonté élastique de ses ressorts.

— 1 — Qu’est-ce donc, dit-il au concierge ? Il y a là quelque objet dont vous embarrassez le passage ? Valker s’approcha officieusement… C’était un cadavre.

Ah ! mon dieu, dit-il avec un voix pleine de terreur et de sanglots : C’est elle, cette malheureuse femme de là haut ; vous l’avez écrasée !

— C’est fort désagréable, dit l’Anglais. ·3. 3ga LE CŒUR DU PONTE.

EPILOGUE. Qu’est-ce qui ne sait pas tout ce qu’il y a de vulgairement poétique à dire sur les cimetières de Paris ? On vante avec quelque raison leur propreté ; mais ces grilles qui séparent les poussières, ces concessions de places qui continuent à prix usuraires l’insolence de la fortune et le partage inégal des terres ; ces fleurs plantées dans des cadavres, cette dévotion du matérialisme, ce culte enfin rendu à la pourriture, sont une insulte à de plus nobles croyances et à l’immortalité de l’œuvre de dieu.

Comme si un monument sans squelette, une pierre chargée d’un simple nom, ne suffisaient pas à attester la gloire du mort et le religieux souvenir des vivans.

Un jour de septembre 1831 que je cherchais ÉPILOGUN. la place où repose, en dépit de ses volontés dernières, un des plus malheureux voyageurs quiaient traversé notre terre d’exil, nous fümes, Jules Sand et moi, tirés de notre silencieux recueillement par l’aspect d’une colonne de marcheurs qui s’avançait tumultueusement vers nous, comme pour prendre d’assaut le mont Louis. Cette foule se : coudoyait devant un char à plumes et à blasons en poussant des hourras d’admiration et d’impatience. Nous jugeâmes que nous allions assister aux derniers honneurs rendus à un citoyen utile : c’était un pair de France qu’on allait enterrer. La longueur du cortége officiel, le clergé payé pour son habit cérémonial, et la beauté des chevaux qui hochaient majestueusement la tête, pouvaient causer cet empressement du peuple. Mais ce qui le rendait surtout explicable, c’était un bruit confusément répandu : SA SEIGNEURIE toute injectée de parfums arabes reposait sur des carreaux de satin blanc au fond d’une bierre d’acajou. Ce peuple qui sera peut-être un jour digne de comprendre ce que c’est qu’un citoyen, suivait un membre de ce corps de l’état où sont déportés à la fin de leur carrière tous les ministres caducs, tous les favoris usés, tous les instrumens cassés des


393 LE CŒE DU POÈTE. bassesses politiques. accourait pour contempler la bierre d’acajou ! Il monta sur les tombeaux voisins comme sur les banquettes d’un théâtre, comme sur les bornes qui entourent les tréteaux dans un jour de couronnement royal, et renversa une foule de sépulcres, dans un enthousiasme que le Moniteur appela religieux. 3gí

Nous nous éloignâmes de peur d’entendre les oraisons funèbres. Mais quand les échos et les mânes furent redevenus tranquilles, nous reprimes notre idée de recherche et nos projets d’accomplir le pélerinage.

Près d’une tombe qui venait d’être dévastée par l’ovation, était arrêté un philosophe qui depuis a jeté l’ancre à son tour dans ce port désiré. Nous le reconnumes à l’instant pour un de nos professeurs publics, maître sans sévérité, orateur sans voix, qui depuis trente ans avait amusé la jeunesse de presque tous nos vieillards. C’était de lui dont un rhéteur son confrère a ingénieusement dit : « Il se faisait entendre à force de se faire écouter. Andrieux contemplait cette tombe avec tristesse. Le marbre chargé de l’inscription était séparé des autres marbres, brisé, dispersé en plusieurs fragmens. Il essayait à les réunir, et quand nous approchâmes :

Ne vous étonnez pas, dit-il ; la fatalité

poursuit celui-là depuis sa naissance. La tombe n’est pas même pour lui un refuge, et la postérité, sous l’effort des hommes : de parti, pourrait bien hésiter à lui rendre justice. Quand les amis de sa mémoire supposaient la persécution à son terme, il s’élève des livres qui reproduisent les erreurs volontaires des contemporains. Des hommes, même de talent, abandonnent le talent pour soutenir je ne sais quelle cause d’aristocratie dont le mort fut un courageux adversaire. Entre des calomnies et la vérité, ce n’est pas la vérité qu’ils recueillent. Ils repoussent l’autorité si probe de Lemercier, Arnault, Daunou, et les paroles mêmes de Chateaubriand disant à la face de l’Europe au sénat littéraire assemblé : « Il serait sensible à l’hommage que je rends à son frère, car il était naturellement géné<( « 

reux. » A ce témoignage si éclatant, à cette publique marque de l’estime d’un adversaire, qu’opposent-ils ? de ténébreuses traditions laissées par les fauteurs d’une gazette que le peuple a longtemps surnommée la Nonne sanglante ; hommes à qui j’ai entendu prononcer, ici même, et le jour où l’Institut rendait de funèbres honneurs à une cendre encore tiède, ces paroles plus dures peut-être qu’elles ne sont ignobles ::— « Il était « innocent, le montagnard ; mais toujours était «  ce un fier chat que nous lui avions jeté dans « les jambes.

D Andrieux s’efforca, secondé par nos recherches, de réunir les fragmens de l’inscription tumulaire. La fatalité n’était pas vaincue encore : nous ne parvinmes qu’à rassembler assez de lettres pour

laisser life : MARIE-JOSEPH C POÉSIES DIVERSES. 'T was on a lofty vase’s side, etc. GRAY.

Sur les bords escarpés d’un grand vase, où la Chine Avait pour les yeux noirs de quelque mandarine Épuisé le secret des riantes couleurs, Jeté l’azur du ciel et la pourpre des fleurs, Sélima, la plus chatte et la plus regrettée De l’espèce qui joue en robe tachetée, S’inclinait pour saisir un rayon du soleil.. Car le soleil mourant teignait d’un feu vermeil Ce lac, dont le miroir flottait au dessous d’elle. POÉSIES DIVERSES. Elle a vu… dans ses traits quel’orgueil se décèle ! Son visage arrondi, sa barbe aux fils d’argent, Le velours de ses pieds, tout son manteau changeant, Des oreilles de jais, des yeux verts où la fraude S’allume quelquefois au feu de l’émeraude. Elle contemplait tout ; et sa voix s’enrouait A murmurer l’accent que module un rouet. Oh ! pourquoi, dans l’azur de ces eaux aplanies, Vit-elle se glisser deux formes, deux génies, Deux frêles habitans d’un océan si clair ? Ils traversaient les flots comme un furtif éclair ; L’or mobile éclatait sur leur tête orgueilleuse, Et la pourpre enflammait leur armure écailleuse. Sélima sent l’espoir de ravir ce trésor. Quel désir féminin sait résister à l’or ! De son dos recourbé voyez frémir la soie ; Une griffe ardemment s’alonge vers la proie.. Les piéges, les dangers sont tous inaperçus ; Et le vase glissant trahit ses pieds déçus, Elle tombe.

Trois fois remontant sur les ondes, Elle adjura les dieux.de ces vagues profondes. Pas une néréide, hélas ! pas un dauphin N’accourut se charger de son flottant destin. Que faisiez-vous, Effie ? et toi, cent fois coupable, O John, qu’elle admettait aux honneurs de sa table ? Esclaves si long-tems à ses ordres soumis, Un favori tombé n’a donc jamais d’amis ! 26


405 Dieu de l’adversité, dieu qui venge les pleurs, Avenir, que ton prisme embellit les couleurs ! L’homme en ta douce voix se console et se fie. Espérer est son bien la moitié de la vie ; Toute souvent. Quel cœur, à souffrir exhorté, Vers des rêves heureux mollement emporté, N’a pas, sans souvenir des tourmens qu’il endure, Franchi quelque sentier de la route âpre et dure ? Le génie est surtout prompt à s’encourager : Souffre-t-il ? — Avenir, tu sauras me venger. Mais qu’il épuise enfin les poisons de l’envie, D’un regard de colère injuriant la vie, Il t’appelle, il s’indigne, il pleure en te nommant, Il s’écrie :. — Avenir ! que tu viens lentement ! Enfin lassé des maux qu’il eût vaincu peut-être, Il apprend à douter du Dieu qui l’a fait naître. Il préfère la tombe à nos mortels séjours, Il rejette en fuyant le fardeau de ses jours ; Et l’envieux accourt, sa victime abattue, De la première pierre insulter la statue. C’était le soir. Novembre, en son cours nébuleux, Ramenait dans le ciel ses derniers jours frileux. Albion, des vapeurs de sa nuit embrumée, Avait vu s’

s’épaissir l’approche accoutumée. La cité s’endormait sous les vents de l’hiver ; Et tandis s que l’orage ébranlait Westminster, pauvre de son rêve accueillait les délices. Le

Voyez-vous sur le front de ces hauts édifices, A travers les vitraux d’un réduit écarté, Briller, trembler dans l’ombre une pâle clarté ? Quand ces mille rayons qu’alluma l’industrie, Ou le luxe joyeux, ou la douleur qui prie, Par la main du sommeil tour à tour effacés, Ont rendu la nature aux ténèbres glacés, Pâle et dernier flambeau, qui t’a laissé la vie ? Es-tu l’astre timide où l’amour se confie ? 503 POÉSIES DIVERSES. Ah ! sans doute. Un mortel qui prolonge ses jours, Veille, heureux favori du sort et des amours : De nos destins de fer il connaît l’indulgence. Approchons…

Ce foyer qu’éteignit l’indigence, Ce jeune homme, ces yeux chargés de tant de pleurs.. Si jeune encor !… Ce front courbé par les douleurs, N’a-t-il plus de pensers dont l’espoir le soutienne ? Peuple, que sous les murs de la cité chrétienne Les arts civilisés s’applaudissaient d’unir, Venez voir un de ceux qu’aimera l’Avenir. Approchez. L’œil ouvert à la noire insomnie, Il écoute la voix de son mauvais génie. Depuis l’aube, obsédé d’un funeste dessein, Les pensers de la mort fermentent dans son sein. Vivra-t-il ? Et pourquoi ? Sans gloire et solitaire, De la félicité que sait-il sur la terre ? Quelques deniers épars lui laissent à tenter Un seul recours, un seul. Ira-t-il acheter, De souffrance et d’espoir l’ame ainsi combattue, Ou le pain qui nourrit, ou le poison qui tue ? Il balance. Il descend vers la morne cité, D’un vain reste d’espoir malgré lui tourmenté. La nuit, partout la nuit : l’horreur, le froid silence ! Il est fermé ce temple où ta douleur s’élance, Infortuné ; tes pleurs n’ont pas même un témoin. Tes cris seuls à tes cris répondent ; ou, de loin, A travers les palais, l’écho seul te renvoie L’accent mélodieux d’une insensible joie. Il cède ; il a payé des secours inhumains, Et la coupe mortelle est déjà dans ses mains. 485

Adieu, champs paternels, dit-il ; rives fleuries, Adieu ! De mes erreurs depuis long-tems flétries, Enfant, javais peuplé ces fortunés coteaux Où s’endort la Saverne en son lit de roseaux. Devant les maux humains, sans faiblesse et sans crainte, Je croyais aux vertus, à la liberté sainte :

Je m’éveille et je meurs ; hélas ! avant le tems. Je n’aurai pas compté mon vingtième printems. Que pouvais-je ? A travers tant de mers incertaines, Mendier une tombe à nos Indes lointaines ? Et quel or eût payé mon exil sur les flots ? Ouvrir la terre ingrate ? aider des matelots ? Je n’en ai pas la force et Dieu qui m’a fait naître, Pour quelque autre destin me réservait peut-être. Oui, si j’avais pu vivre, ô mes frères, je sens Que la vertu que j’aime eût aimé mes accens. Je pouvais, poursuivant des veilles commencées, Léguer à l’Avenir quelques hautes pensées ; Mais il faut rencontrer, pour enflammer les arts, Un cœur qui vous réponde et d’indulgens regards. POÉSIES DIVERSES. Sans espoir de charmer qu’attend la poésie ? Sourire et l’admirer, c’est lui prêter la vie ; Elle est de ce sculpteur le marbre inanimé Qui pour naître et pour vivre eut besoin d’être aimé. Et moi, j’ai vu mourir jusqu’à mes espérances. O flambeau, seul témoin de mes lentes souffrances, Flambeau qui va périr, saisis mes derniers chants. Patrie ingrate, adieu. Livrerais-je aux méchans Mon nom deux fois proscrit ? ma tombe après ma vie ? Et n’a-t-il pas fallu, pour désarmer l’envie, Vieillissant les lauriers de mes premiers travaux, Charger de mes écrits quelques morts sans rivaux ? O gloire ! et tu me fuis ! Fuis donc. J’ai vu naguères Tes palmes sans pudeur orner des fronts vulgaires, Et ce triomphe amer des talens avortés, Vers l’or et le pouvoir incessamment portés. Seul l’abîme est à moi : j’y tombe. Adieu, ma mère ! Hélas ! vous m’aviez dit, caressant ma chimère : Va trouver des cités les mortels opulens, Mon fils, car leur amour veille sur les talens ; Il éclaire, il soutient leur marche périlleuse, Et tongénie est beau, j’en suis sûre.— Orgueilleuse ! Et pourtant je partis ; car j’espérais du moins Des jours de sa vieillesse écarter les besoins. Je laissai dans son cœur une espérance chère, Pour elle seule enfin ce pain de la misère Que ses jours s’épargnaient pour mes jours languissans. Eh bien ! je les ai vus, j’ai vu des courtisans ! N’ont-ils pas accueilli ma jeunesse naïve ? J’ai vu pour m’écouter l’insolence attentive. La gloire qui mendie et les arts supplians Pour l’orgueil du pouvoir sont encor des cliens. Notre malheur distrait l’oisiveté vermeille. Au sortir des festins, quand la raison sommeilte, Quand le nectar du Tage enflamme les esprits, Pour bercer leur repos les beaux vers ont leur prix ! Walpole, épris du miel qu’épanche le Permesse, M’a prodigué long-tems ses poisons : sa promesse. Ces tyrans du malheur s’informent-ils jamais Si l’indigence épie, au sortir des palais, L’harmonieux enfant que l’orgueil y convie ? Et voilà l’Angleterre ! Ils ont droit à la vie Ces lâches criminels sous vos fers enchaînés ; Et nous, enfans des arts au talent condamnés, Peuple fier de vos lois, vos lois nous abandonnent. Pour quelques vils troupeaux les chardons se moissonnent ; On jette la glandée à l’immonde pourceau ; Mais

pour le rossignol qui cherche un vermisseau ?


Mort ! effroi du bonheur et que lui seul redoute, Viens donc au voyageur, accablé de sa route, POÉSIDE DIVERSES. Ouvrir le seul abri d’où les maux sont exclus, L’asile où tout finit, où toi-même n’es plus. Lyre, de qui l’adieu m’est douloureux encore, Que le rapide oubli tous les deux nous dévore. Et toi, qui d’un sourire et d’un regard vainqueur Dans les jeux d’une fête avais surpris mon cœur, Jeune Ève aux yeux d’azur, de qui le nom lui-même : Hélas ! est un secret pour l’insensé qui t’aime, Que fais-tu quand je meurs ? Loin de ce froid séjour, Sur un char, entraînée aux pompes de la cour, D’un peuple de flatteurs tu vas chercher l’hommage, Et dans leurs propres yeux admirer ton image ? Et t’applaudir de voir sur un front virginal, Cent joyaux resplendir aux flambeaux du Wauxhall ? Un seul de tes soupirs, à l’heure où je succombe, Eût ranimé mon cœur racheté de la tombe. Tu fuyais ma misère ? Ah ! je ne m’en plains pas : Le luxe, le bonheur devaient suivre tes pas. Mais à sentir l’amour si le ciel t’a formée, Tu me pards ; et pourtant que je t’aurais aimée ! Adieu. Ne vois-tu pas, sous des bandeaux épais, Mes regards se voiler ? Liberté, douce paix, Les voilà vos faveurs à la fin obtenues ! Mais pourquoi dans mon cœur ces terreurs inconnues ? Cet effroi qui s’éveille à l’heure de la mort, Si saint et si nouveau… si c’était le remord ? Mon Dieu ! si j’offensais ta volonté sublime, Et que de tant de maux s’affranchir fût un crime ? Du poison bienfaisant apaise les douleurs, Je subirai le jour, je reprendrai mes pleurs. O ma mère ! du moins je reverrai ma mère. Et toi, de t’obtenir, viens, rends-moi la chimère, Blonde et chaste beauté ! Guide mes pas tremblans Au seuil hospitalier des palais opulens. Que faut-il échanger contre l’or qui protége ? Je renonce au talent, la gloire était un piége ; Ils nous ont séparé. Je ne veux qu’estimer Ces grands, que leurs bienfaits vont m’obliger d’aimer. Mais quel songe ! il troublait ma raison qui chancelle. Ne les connais-je plus, ces grands ? Que veut leur zèle ? Nous corrompre. Au génie, à la gloire étranger, L’espoir de l’avilir cherche à l’encourager. Ce qu’il faut au pouvoir ? déshonorer la lyre, Vendre le peuple esclave à l’orgueil en délire, Contre la liberté s’unir à leurs clameurs…" Dieu, seul juge entre nous, tutes entends ! Je meurs.


I L’ESPRIT DE MARGUBRITE. Twas at the silont hour When night and morning meet, ele. DAVID MALLET.

A l’heure qui s’enfuit d’un vol silencieux, Quand l’aube et quand la nuit luttent encore aux cieux, Devant la couche étroite où le pasteur s’agite, Apparut, triste et doux, l’esprit de Marguerite. Du lin flottant des monts son front s’était couvert, Comme un matin d’avril des brumes de l’hiver ; Et sa main soutenait, blanche encore et glacée, Les voiles du tombeau dont elle est enlacée. Ainsi, frèles beautés, voilà quel appareil yeux de l’amour attend votre sommeil ; Loin des L’ESPRIT DE MARGUERITE. Et vous, rois insensés que tant d’heur environne, Quand la mort sur vos fronts délfra la couronne. Le hameau se souvient qu’éteinte avant le tems, Marguerite a brillé comme un jour de printems ; Pareille à l’amandier où la brise se joue, Au bouton de la fleur entr’ouvert sur sa joue. Mais l’amour vint ; l’amour effaça ses couleurs, Comme un ver ennemi pålit l’éclat des fleurs. Elle tomba ; le prêtre, au sein d’un noir asile, Emporta, belle encor, la dépouille immobile. — Éveille-toi, pasteur, a murmuré la voix : Je suis ta fiancée ; écoute, approche et vois ! Vois, du moins en pitié, loin du cercueil ravie, Celle que tu troublas dans l’une et l’autre vie. Je reviens t’accuser ; voici l’heure où les morts De l’infidélité visitent les remords. Rends-moi ces doux aveux qui m’avaient enivrée, Et cette foi crédule à tes sermens livrée. Pourquoi promettais-tu de m’aimer, si l’amour En ton mobile cœur ne peut durer qu’un jour ? Et pourquoi de mes yeux attestais-tu les charmes, Si tu voulais les fuir et les livrer aux larmes ? Pourquoi répétais-tu que mon front était beau,

Pour voiler son éclat des ombres du tombeau ?

Hélas ! et pourquoi, moi, pauvre jeune insensée,
Croire que mon amour était dans sa pensée !
Et tu vantais, ingrat, mes lèvres, leur douceur,
Lorsqu’assis à mes pieds tu rêvais à ma sœur ;
Et d’un cœur sans détours tu t’es rendu le maître,
Pour le briser, ce cœur qui t’aime encor peut-être !

Eh bien ? ces vains attraits ont perdu leur fraîcheur,
Et mes lèvres leur pourpre, et mon front sa blancheur ;
Mes yeux se sont éteints dormant sous leur paupière :
Quel charme, pensais-tu, peut fleurir sous la pierre ?
Mon refuge est la nuit, ma parure un linceul,
Mes derniers compagnons rampent sous mon cercueil.
Qu’elle a d’horreur, ami, la nuit lente et dernière
Où du sauveur divin j’attendrai la lumière.
Écoute !… écoute ! Hélas déjà près de ce lieu
Le coq s’éveille. Adieu ; reçois mon long adieu.
Viens savoir qu’elle est froide, horrible, solitaire,
La couche où tant d’amour me conduit sous la terre.

Elle a dit : l’alouette à la porte des cieux,
Chantait ; et le matin souriait gracieux.
Voyez-vous le pasteur, que le remords déchire,
De la couche obsédée arracher son délire ?
Il erre : il va chercher, sous l’humide gazon,
La place où la victime avait laissé son nom.

L’ESPRIT DE MARGUERITE.

(C

Il appuie, en pleurant, son cœur, ce cœur fragile, Sur l’herbe qui grandit dans la vivante argile. Marguerite ! » et trois fois le cri de ses douleurs L’appellent, et trois fois s’éteignent dans les pleurs. Enfin, sur l’humble tertre il s’étendit près d’elle : L’écho n’entendit plus le nom de l’infidèle. 413

H Qui ? moi ! du crayon rouge, attribut d’un censeur, De vos vers nonchalans affliger la douceur. Sur les rimes sans faste et sans art enlacées, Laisser tomber, pédant, la règle aux mains glacées ! Vos accens imparfaits savent-ils émouvoir ? Plaisent-ils ? vous savez tout ce qu’il faut savoir. Que vos vers, comme vous, à la gène indociles, Volent près des amours sur des routes faciles. Laissez-les, croyez-moi, sans trouble et sans tourmens, Grandir sous les lambris de vos cliâteaux normands. Sans fatigue, au hasard, cueillez à peine éclose La rime en votre esprit, comme en vos champs la rose. La ríme a des ennuis qu’elle enchaîne à ses pas : Trop heureux si vos jours ne les apprennent pas ! Un seul mot à polir est quelquefois rebelle ; Tel vers coûte à dompter plus de soins qu’une belle, Et s’il vous faut rimer et trahir tour à tour, Offensez la césure et ménagez l’amour. A nous, humbles jaloux de votre double crime, Laissez les longs regrets, la constance et la rimę. La poésie, encens digne des immortels, S’épure lentement aux flammes des autels ; Elle est un don du ciel, mais un don de sa haine. Voudriez-vous d’Hector, de Pâris et d’Hélène Voir tomber dans vos vers les murs ensanglantés ? Un roseau dans la main, mendiez et chantez. Chantez l’Ange déchu de sa splendeur première : Mais de vos yeux flétris exilez la lumière. Ouvrez à l’occident l’Indus oriental : Lisbonne vous attend sous son noir hôpital. Et s’il vous faut enfin abreuver d’harmonie Ces beaux noms de Renaud, d’Olinde et d’Herminie, Allez, triste jouet des tyrans offensés, Expier tant d’orgueil sous des fers insensés. Non ! l’amitié frémit d’un sort qu’elle déteste : POÉSIES DIVERSES. De l’arbre du savoir fuyez l’ombre funeste. A vos jours d’innocence épargnez ces revers., Comme un pommier ses fruits, laissez tomber vos vers. Ils ont, demi-formés des mains de la tendresse, La grace et les défauts, enfans de la paresse. Allez flatter Agnès de couplets caressans, Les échos neustriens rappellent vos accens, Et chaque soir vainqueur, au seuil de la coquette, Sommeillez sous le myrte et rêvez-vous poète. Nos journaux vous font peur ? Eh ! qui va s’informer Qu’un amateur de plus s’abandonne à rimer ? Pensez-vous qu’occupés dans leurs forts militaires A détrôner par jour deux ou trois ministères, Nos belliqueux abbés descendent à vous voir ? Si Féletz vous criait : Qui vive ! par devoir, Glissant entre les feux des lignes politiques, Répondez vite et bas : MÉLANGES POÉTIQUES, Et vous êtes sauvé ! Plus de soins superflus, Publiez-les, vos vers, et qu’on n’en parle plus. Toute idée est féconde et la ronce a du miel. Laissez aux champs des arts, comme aux plaines du ciel, Choisir un libre vol à l’abeille, au génie. Ils sont beaux les vallons de l’antique Ausonie ! Mais peut-être ce sol éclatant de couleurs, Long-tems sollicité, s’est épuisé de fleurs ; Et peut-être, enivrés de votre propre gloire, A des talens nouveaux refusez-vous de croire. Ces bardes généreux, fils du Nord détesté, Pour génie et pour muse ont pris la Liberté. Que chantiez-vous ? les airs qu’avait chantés la Grèce. 27 POÉSIES DIVERSES. Les Germains, dans l’essor d’une plus mâle ivresse, De la simple nature occupant leurs regards, Seuls, des peuples vainqueurs n’ont point subi les arts. Admirant le passé sans vaine idolâtrie, Écoutez dans leurs chants l’accent de la patrie ! Le classique talent veut les rois protecteurs : Mais Schiller, qui du Pinde éleva les hauteurs, Klopstok, sans Médicis, sans Auguste où Mécène, Ont inspiré la lyre, ont agrandi la scène, Et leur permesse altier, repoussé loin des cours, S’est épanché plus large et plus fier dans son cours. Loin des peupliers verts qui bordent le rivage, Quel caprice des vents, ô liseron sauvage, A confié ton germe aux vieux murs de la tour ? Captif, mes yeux charmés t’ont vu paraître au jour, Et d’avril, avant toi, nul messager fidèle Ne m’avalt du printems apporté la nouvelle. Vois s’élever de toutes parts, Comme un rideau d’airain ces funestes remparts : De nos captivités rendant la loi plus dure, Ils dérobent tout à nos yeux, L’aspect des champs, la riante verdure,


POÉSIN DIVERSES.

Hélas ! et presque aussi la lumière des cieux ! Comme un humble exilé qui cherche un peu de terre, Sous ma fenêtre solitaire, 430

Tu t’abritas ; les malheureux Et s’attirent l’un l’autre, et s’attachent entre eux. Tu naquis sans soleil, sans zéphirs, sans rosée. Le ruisseau n’a point vu tes naissantes couleurs, Ta tige ne fut arrosée Que de mes pleurs.

O liseron sauvage ! aux murs où tu reposes Pourquoi lier le fil de tes errans anneaux ? Et pourquoi de tes boutons roses Parer le deuil de ces créneaux ? Ami, je t’aurai dû quelques riantes heures : Pour toi plus mollement soufflait le vent du soir, Et dans la nuit de ces tristes demeures Un rayon du soleil s’est glissé pour te voir. Un jour, il m’en souvient, transfuge du bocage, L’abeille déserta ses prés, Et sur tes festons diaprés Se reposa d’un long voyage ; Mais son vol regagna les campagnes du ciel, Sans avoir à tes fleurs pu dérober le miel :

Quel trésor demander au stérile esclavage !

L’été commence à peine, ô liseron sauvage,
Et tu meurs ! Ton destin n’attend plus de secours :
Tu n’auras donc connu ni d’espoir ni d’amours !
Ces murs, notre tombeau, borneront ta carrière,
Et ton germe infécond va tomber sur la pierre.
Eh bien ! je t’envirai de si rapides jours :
Trop heureuse la fleur, sur sa tige flétrie,
Quand l’autan seul lui reste à redouter,
Et l’exilé qui, mort à la patrie,
N’a qu’un seul printems à compter.

DÉCEMBRE 1673.

Ce premier des peintres napolitains fut aussi un poète et un musicien célébre. Sa vie a été remplie d’aventures, de travaux et de voyages ; il prit partie pour Mazaniello et la liberté, il fut retenu prisonnier chez des voleurs ; les princes de l’Église le recherchérent au temps de sa fortune ; et enfin devenu pauvre, épuisé de fatigue et resté seul avec une très jeune fille, dernier fruit de ses amours, il mourut à Rome dans un âge avancé.

  • Dieu, dont la main rapide ouvre et flétrit les fleurs,

Qui, sur un ciel d’avril, de l’arc aux sept couleurs Eteins, dans son éclat, le radieux prodige ; Qui, retirant déjà le bras qui la dirige, Suspends la foudre ardente en son vol commencé ; Dieu sévère aux humains, s’il nous est dispensé, A nous, quelques trésors de ta grace infinie, La jeunesse, l’amour, quelquefois le génie, Pourquoi, dans la fraîcheur de ces dons éclatans, Ne pas nous les ravir ? et souffrir que le tems Sur l’amé et la pensée étende sa conquête ? N’entends-tu pas gémir la voix de la tempête, Anna ? Ces hauts lambris, de toutes parts ouverts, Me livrent sans défense au souffle des hivers. Que ce triple manteau faiblement me protége ! Aux cimes d’Albano j’ai vu blanchir la neige ; La forêt d’Arpenna crie en ses profondeurs. De l’âtre qui noircit ranimez les ardeurs. 423

O vieillesse ! o souffrance où l’ame est avilie ! Cette terre où j’expire est-ce encor l’Italie ? Ce nébuleux soleil n’aura donc plus d’essor ? Ce spectre qui murmure, est-ce toi, Salvator ? Salvator ?… J’ai connu ses nobles destinées, N’est-ce pas ? dès l’enfance aux périls entrainées. Jeune, le sol manquait devant ses pas errans : C’est lui qui, dans la soif d’échapper aux tyrans, Des cités, des états méprisant les barrières, Du plus åpre Apennin gravissait les bruyères. Là, rapproché du ciel, implorant ses fléaux, Des splendeurs de la foudre embrasant ses pinceaux, C’est lui qui descendait sous la vague entr’ouverte ? Puis, cherchant des périls plus féconds pour sa perte Que l’abîme des mers et le front d’un volcán, Du bandit de l’Abruzze osait tenter le camp ? POÉSINE DIVERSES. Là, tranquille et captif, aux feux de l’incendie, Aux lueurs du poignard, main jeune et hardie, Ses crayons inspirés saisissaient, palpitans, Soit le vol des coursiers, le choc des combattans ; Soit devant les vainqueurs les vierges alarmées ; La mort sur son front même… Et ces bandes armées, Jusque dans leur sommeil, sur des rochers épars, S’étonnaient de servir à la splendeur des arts. Où sont-ils les pinceaux, la guitare ? —O Fulvie ! Que n’ai-je, en nos amours, abandonné la vie, Alors que de ce monde à nos regards voilé, Excepté ses erreurs, rien n’était révélé ! 454

Ou lorsqu’au Panthéon, Rome un jour transportée, Dans mon premier tableau couronna Prométhée ; Ou contre l’Espagnol quand Naples surgissant, Du belliqueux pêcheur eut accepté le sang. Mais le temps a vaincu l’aventureux génie : Et le voilà, de l’ame épuisant l’agonie, Hélas ! semblable à toi, sculpteur audacieux Qui suspendis Saint-Pierre à la voûte des cieux. Rome a vu Michel-Ange errer sur ces rivages, Insensible à l’aspect de ses divins ouvrages, Et sans envieux même au déclin de ses jours ! Épris du torse antique, et pour voir ses contours, A défaut de regards usés par tant de peines, Il les interrogeait de ses mains incertaines. O lente et double mort, néant deux fois cruel, Survivre à nos pinceaux ! — Trop heureux Raphaël ! Quand le ciel indulgent borna sa destinée, A peine échappait-il à sa trentième année. Il s’éteint dans la vie, assistant à ses jeux ; C’est un flambeau surpris par un souffle orageux. Plein de jours tout chargés d’amours et de mensonges, Il n’est jamais tombé des hauteurs de ses songes ; Et les anges, par lui révélés aux mortels, Ont admis sa jeunesse en leurs rangs fraternels ! Et moi, reste expiré de ce qui fut la vie, Moi qu’un tombeau dédaigne et que le tems oublie,. C’est donc moi qu’un cyprès refuse de couvrir ? O vieillard, que

de morts avant que de mourir ! Ma fille… à mes douleurs tu n’es plus attentive… D Et l’enfant, qui trop tard entend la voix plaintive, Accourt ; jette au foyer, pour complaire à ses vœux, Le myrte qui pétille et le pin résineux ; Rapproche avec douceur de la flamme docile Les pieds déjà glacés du vieillard immobile : Hélas ! et ne voit pas que l’illustre captif Des chaînes de la terre est déjà fugitif. ERRATA .

Page 108 , avant-dernière ligne. Au lieu de Il n’exite , lisez : Il u’existe.

Page 410 , épigraphe. Au lieu de Twas at the silont, lisez : ’ Twas at the silons .