Valvèdre/5

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Valvèdre (1861)
Michel Lévy frères (p. 162-190).



V


J’avais promis à Obernay de frapper à sa porte la veille de son mariage. Le 31 juillet, à cinq heures du matin, je m’embarquais sur un bateau à vapeur pour traverser le Léman, de Lausanne à Genève.

Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit, tant je craignais de manquer l’heure du départ. Accablé de fatigue et roulé dans mon manteau, je pris quelques instants de repos sur un banc. Quand j’ouvris les yeux, le soleil se faisait déjà sentir. Un homme qui paraissait dormir également était assis sur le même banc que moi. Au premier coup d’œil que je jetai sur lui, je reconnus mon ami anonyme du Simplon.

Cette rencontre aux portes de Genève m’inquiéta un peu ; j’avais commis la faute d’écrire d’Altorf à Obernay en lui donnant de ma promenade un faux itinéraire. Cet excès de précaution devenait une maladresse fâcheuse, si la personne qui m’avait vu sur la route de Valvèdre était de Genève et en relation avec les Valvèdre ou les Obernay. J’aurais donc voulu me soustraire à ses regards ; mais le bateau était fort petit, et, au bout de quelques instants, je me retrouvai face à face avec mon aimable philosophe. Il me regardait avec attention, comme s’il eût hésité à me reconnaître ; mais son incertitude cessa vite, et il m’aborda avec la grâce d’un homme du meilleur monde. Il me parla comme si nous venions de nous quitter, et, s’abstenant, par grand savoir-vivre, de toute surprise et de toute curiosité, il reprit la conversation où nous l’avions laissée sur la route de Brigg. Je retombai sous le charme, et, sans songer davantage à le contredire, je cherchai à profiter de cette aimable et sereine sagesse qu’il portait en lui avec modestie, comme un trésor dont il se croyait le dépositaire et non le maître ni l’inventeur.

Je ne pouvais résister au désir de l’interroger, et cependant, à plusieurs reprises, ma méditation laissa tomber l’entretien. J’éprouvais le besoin de résumer intérieurement et de savourer sa parole. Dans ces moments-là, croyant que je préférais être seul et ne désirant nullement se produire, il essayait de me quitter ; mais je le suivais et le reprenais, poussé par un attrait inexplicable et comme condamné par une invisible puissance à m’attacher aux pas de cet homme, que j’avais résolu d’éviter. Quand nous approchâmes de Genève, les passagers, qui, de la cabine, firent irruption sur le pont, nous séparèrent. Mon nouvel ami fut abordé par plusieurs d’entre eux, et je dus m’éloigner. Je remarquai que tous semblaient lui parler avec une extrême déférence ; néanmoins, comme il avait eu la délicatesse de ne pas s’enquérir de mon nom, je crus devoir respecter également son incognito.

Une demi-heure après, j’étais à la porte d’Obernay. Le cœur me battait avec tant de violence, que je m’arrêtai un instant pour me remettre. Ce fut Obernay lui-même qui vint m’ouvrir ; de la terrasse de son jardin, il m’avait vu arriver.

— Je comptais sur toi, me dit-il, et me voilà pourtant dans un transport de joie comme si je ne t’espérais plus. Viens, viens ! toute la famille est réunie, et nous attendons Valvèdre d’un moment à l’autre.

Je trouvai Alida au milieu d’une douzaine de personnes qui ne nous permirent d’échanger que les saluts d’usage. Il y avait là, outre le père, la mère et la fiancée d’Henri, la sœur aînée de Valvèdre, mademoiselle Juste, personne moins âgée et moins antipathique que je ne me la représentais, et une jeune fille d’une beauté étonnante. Bien qu’absorbé par la pensée d’Alida, je fus frappé de cette splendeur de grâce, de jeunesse et de poésie, et, malgré moi, je demandai à Henri, au bout de quelques instants, si cette belle personne était sa parente.

— Comment diable, si elle l’est ! s’écria-t-il en riant, c’est ma sœur Adélaïde ! Et voici l’autre que tu n’as pas connue, comme celle-ci, dans ton enfance ; voici notre démon, ajouta-t-il en embrassant Rosa, qui entrait.

Rosa était ravissante aussi, moins idéale que sa sœur et plus sympathique, ou, pour mieux dire, moins imposante. Elle n’avait pas quatorze ans, et sa tenue n’était pas encore celle d’une demoiselle bien raisonnable ; mais il y avait tant d’innocence dans sa gaieté pétulante qu’on n’était pas tenté d’oublier combien l’enfant était près de devenir une jeune fille.

— Quant à l’aînée, reprit Obernay, c’est la filleule de ta mère et mon élève à moi, une botaniste consommée, je t’en avertis, et qui n’entend pas raison avec les superbes railleurs de ton espèce. Fais attention à ton bel esprit, si tu veux qu’elle consente à te reconnaître. Pourtant, grâce à ta mère, qui lui fait l’honneur de lui écrire tous les ans en réponse à ses lettres du 1er janvier, et pour qui elle conserve une grande vénération, j’espère qu’elle ne fera pas trop mauvais accueil à ta mine de poëte échevelé ; mais il faut que ce soit ma mère qui vous présente l’un à l’autre.

— Tout à l’heure ! repris-je en voyant qu’Alida me regardait. Laisse-moi revenir de ma surprise et de mon éblouissement.

— Tu la trouves belle ? Tu n’es pas le seul ; mais n’aie pas l’air de t’en apercevoir, si tu ne veux la désespérer. Sa beauté est comme un fléau pour elle. Elle ne peut sortir de la vieille ville sans qu’on s’attroupe pour la voir, et elle n’est pas seulement intimidée de cette avidité des regards, elle en est blessée et offensée. Elle en souffre véritablement, et elle en devient triste et sauvage hors de l’intimité. Demain sera pour elle un jour d’exhibition forcée, un jour de supplice par conséquent. Si tu veux être de ses amis, regarde-la comme si elle avait cinquante ans.

— À propos de cinquante ans, repris-je pour détourner la conversation, il me semble que mademoiselle Juste n’a guère davantage. Je me figurais une véritable duègne.

— Cause avec elle un quart d’heure, et tu verras que la duègne est une femme d’un grand mérite. Tiens, je veux te présenter à elle ; car, moi, je l’aime, cette belle-sœur-là, et je veux qu’elle t’aime aussi.

Il ne me permit pas d’hésiter et me poussa vers mademoiselle Juste, dont l’accueil digne et bienveillant devait naturellement me faire engager la conversation. C’était une vieille fille un peu maigre et accentuée de physionomie, mais qui avait dû être presque aussi belle que la sœur d’Obernay, et dont le célibat me semblait devoir cacher quelque mystère, car elle était riche, de bonne famille, et d’un esprit très-indépendant. En l’écoutant parler, je trouvai en elle une distinction rare et même un certain charme sérieux et profond qui me pénétra de respect et de crainte. Elle me témoigna pourtant de l’intérêt et me questionna sur ma famille, qu’elle paraissait très-bien connaître, sans pourtant rappeler ou préciser les circonstances où elle l’avait connue.

On avait déjeuné, mais on tenait en réserve une collation pour moi et pour M. de Valvèdre. En attendant qu’il arrivât, Henri me conduisit dans ma chambre. Nous trouvâmes sur l’escalier madame Obernay et ses deux filles, qui vaquaient aux soins domestiques. Henri saisit sa mère au passage afin qu’elle me présentât en particulier à sa fille aînée.

— Oui, oui, répondit-elle avec un affectueux enjouement, vous allez vous faire de grandes révérences, c’est l’usage ; mais souvenez-vous un peu d’avoir été compagnons d’enfance pendant un an, à Paris. M. Valigny était alors un garçon plein de douceur et d’obligeance pour toi, ma fille, et tu en abusais sans scrupule. À présent que tu n’es que trop raisonnable, remercie-le du passé et parle-lui de ta marraine, qui a continué d’être si bonne pour toi.

Adélaïde était fort intimidée ; mais j’étais si bien en garde contre le danger de l’effaroucher, qu’elle se rassura avec un tact merveilleux. En un instant, je la vis transformée. Cette rêveuse et fière beauté s’anima d’un splendide sourire, et elle me tendit la main avec une sorte de gaucherie charmante qui ajoutait à sa grâce naturelle. Je ne fus pas ému en touchant cette main pure, et, comme si elle l’eût senti, elle sourit davantage et m’apparut plus belle encore.

C’était un type très-différent de celui d’Obernay et de Rosa, qui ressemblaient à leur mère. Adélaïde en tenait aussi par la blancheur et l’éclat ; mais elle avait l’œil noir et pensif, le front vaste, la taille dégagée et les extrémités fines de son père, qui avait été un des plus beaux hommes du pays ; madame Obernay restait gracieuse et fraîche sous ses cheveux grisonnants, et, comme Paule de Valvèdre, sans être jolie, était extrêmement agréable : on disait dans la ville que, lorsque les Obernay et les Valvèdre étaient réunis, on croyait entrer dans un musée de figures plus ou moins belles, mais toutes noblement caractérisées et dignes de la statuaire et du pinceau.

J’avais à peine fini ma toilette, qu’Obernay vint m’appeler.

— Valvèdre est en bas, me dit-il ; il t’attend pour faire connaissance et déjeuner avec toi.

Je descendis en toute hâte ; mais, à la dernière marche de l’escalier, il me vint une terreur étrange. Une vague appréhension qui, depuis quinze jours, m’avait souvent traversé l’esprit et qui m’était revenue fortement dans la journée, s’empara de moi à tel point, que, voyant la porte de la maison ouverte, j’eus envie de fuir ; mais Obernay était sur mes talons, me fermant la retraite. J’entrai dans la salle à manger. Le repas était servi ; une voix à la fois douce et mâle partait du salon voisin. Plus d’incertitude, plus de refuge ; mon inconnu du Simplon, c’était M. de Valvèdre lui-même.

Un monde de mensonges plus impossibles les uns que les autres, un siècle d’anxiétés remplirent le peu d’instants qui me séparaient de cette inévitable rencontre. Qu’allais-je dire à M. de Valvèdre, à Henri, à Paule et devant les deux familles, pour motiver ma présence aux environs de Valvèdre, quand on m’avait cru dans le nord de la Suisse à cette même époque ? À cette crainte se joignait un sentiment de douleur inouïe et qu’il m’était impossible de combattre par les raisonnements vulgaires de l’égoïsme. Je l’aimais, je l’aimais d’instinct, d’entraînement, de conviction et par fatalité peut-être, cet homme accompli que je venais essayer de tromper, de rendre par conséquent malheureux ou ridicule !

La tête me tournait quand Obernay me présenta à Valvèdre, et j’ignore si je réussis à faire bonne contenance. Quant à lui, il eut un très-vif sentiment de surprise, mais tout aussitôt réprimé.

— C’est là ton ami ? dit-il à Henri. Eh bien, je le connais déjà. J’ai fait la traversée du lac avec lui ce matin, et nous avons philosophé ensemble pendant plus d’une heure.

Il me tendit la main et serra cordialement la mienne. Adélaïde nous appela pour déjeuner, et nous nous assîmes vis-à-vis l’un de l’autre, lui tranquille et n’ayant aucun soupçon, puisqu’il ignorait mon mensonge, moi aussi en train de manger que si j’allais subir la torture. Pour m’achever, Alida vint s’asseoir auprès de son mari d’un air d’intérêt et de déférence, et s’efforcer, tout en causant, de deviner quelle impression nous avions produite l’un sur l’autre.

— Je connaissais M. Valigny avant vous, lui dit-elle ; je vous ai dit qu’à Saint-Pierre il avait été notre chevalier, à Paule et à moi, pendant qu’Obernay vous cherchait dans ces affreux glaciers.

— Je n’ai pas oublié cela, répondit Valvèdre, et je suis content d’être l’obligé d’une personne qui m’a été sympathique à première vue.

Alida, nous voyant si bien ensemble, retourna au salon, et Adélaïde vint prendre sa place. Je remarquai entre elle et Valvèdre une affection à laquelle il était certainement impossible d’entendre malice, à moins d’avoir l’esprit brutal et le jugement grossier, mais qui n’en était pas moins frappante. Il l’avait vue toute petite, et, comme il avait quarante ans, il la tutoyait encore, tandis qu’elle lui disait vous avec un mélange de respect et de tendresse qui rétablissait les convenances de famille dans leur intimité. Elle le servait avec empressement, et il se laissait servir, disant : « Merci, ma bonne fille ! » avec un accent pleinement paternel ; mais elle était si grande et si belle, et lui, il était encore si jeune et si charmant ! Je fis mon possible pour m’imaginer que ce mari trompé consentirait de bon cœur à ne pas s’en apercevoir, tant il était heureux père !

On se sépara bientôt pour se réunir au dîner. La famille était occupée de mille soins pour la grande journée du lendemain. Les hommes sortirent ensemble. Je restai seul au salon avec madame de Valvèdre et ses deux belles-sœurs. Ce fut une nouvelle phase de mon supplice. J’attendais avec angoisse la possibilité d’échanger quelques mots avec Alida. Paule, appelée par madame Obernay pour essayer sa toilette de noces, sortit bientôt ; mais mademoiselle Juste était comme rivée à son fauteuil. Elle continuait donc ses fonctions de gardienne de l’honneur de son frère en dépit des mesures prises pour l’en dispenser. Je regardai avec attention son profil austère, et je sentis en elle autre chose que le désir de contrarier. Elle remplissait un devoir qui lui pesait. Elle le remplissait en dépit de tous et d’elle-même. Son regard lucide, qui surprenait les rougeurs d’impatience d’Alida et qui pénétrait mon affreux malaise, semblait nous dire à l’un et à l’autre : « Croyez-vous que cela m’amuse ? »

Au bout d’une heure de conversation très-pénible dont mademoiselle Juste et moi fîmes tous les frais, car Alida était trop irritée pour avoir la force de le dissimuler, j’appris enfin par hasard que M. de Valvèdre, au lieu d’accompagner ses sœurs et ses enfants jusqu’à Genève le 8 juillet, les avait confiés à Obernay pour s’arrêter autour du Simplon. Je me hâtai d’aller au-devant de la découverte qui me menaçait, en disant que, là précisément, j’avais rencontré M. de Valvèdre et avais fait connaissance avec lui sans savoir son nom.

— C’est singulier, observa mademoiselle Juste ; M. Obernay ne croyait pas que vous fussiez de ce côté-là.

Je répondis avec aplomb qu’en voulant gagner la vallée du Rhône par le mont Cervin, j’avais fait fausse route, et que j’avais profité de ma bévue pour voir le Simplon, mais que, craignant les plaisanteries d’Obernay sur mon étourderie à me conduire en dépit de ses instructions, je ne m’en étais pas vanté dans ma lettre.

— Puisque vous étiez si près de Valvèdre, dit Alida avec la même tranquillité, vous eussiez dû venir me voir.

— Vous ne m’y aviez pas autorisé, répondis-je, et je n’ai pas osé.

Mademoiselle Juste nous regarda tous les deux, et il me sembla bien qu’elle n’était pas notre dupe.

Dès que je fus seul avec Alida, je lui parlai avec effroi de cette fatale rencontre et lui demandai si elle ne pensait pas que son mari pût concevoir des doutes.

— Lui jaloux ? répondit-elle en haussant les épaules. Il ne me fait pas tant d’honneur ! Voyons, reprenez vos esprits, ayez du sang-froid. Je vous avertis que vous en manquez, et qu’ici vous avez paru d’une timidité singulière. On a déjà fait la remarque que vous n’étiez pas ainsi à votre première apparition dans la maison.

— Je ne vous cache pas, repris-je, que je suis sur des épines. Il me semble à chaque instant qu’on va me demander compte de ce voyage du côté de Valvèdre et m’écraser sous le ridicule du prétexte que je viens de trouver. M. de Valvèdre doit m’en vouloir de m’être moqué de lui en me donnant pour un comédien. Il est vrai qu’il s’est laissé traiter de docteur : je le prenais pour un médecin ; mais j’ai eu l’initiative de ma méprise, et il n’a rien fait pour m’y confirmer ou pour m’en retirer, tandis que moi…

— Vous a-t-il reparlé de cela ? reprit Alida un peu soucieuse.

— Non, pas un mot là-dessus ! C’est bien étrange.

— Alors c’est tout naturel. Valvèdre ne connaît pas la feinte. Il a tout oublié ; n’y pensons plus et parlons du bonheur d’être ensemble.

Elle me tendait la main. Je n’eus pas le temps de la presser contre mes lèvres. Ses deux enfants revenaient de la promenade. Ils entraient comme un ouragan dans la maison et dans le salon.

L’aîné était beau comme son père, et lui ressemblait d’une manière frappante. Paolino rappelait Alida, mais en charge ; il était laid. Je me souvins qu’Obernay m’avait parlé d’une préférence marquée de madame de Valvèdre pour Edmond, et involontairement j’épiai les premières caresses qui accueillirent l’un et l’autre. De tendres baisers furent prodigués à l’aîné, et elle me le présenta en me demandant si je le trouvais joli. Elle effleura à peine les joues de l’autre, en ajoutant :

— Quant à celui-ci, il ne l’est pas, je le sais !

Le pauvre enfant se mit à rire, et, serrant la tête de sa mère dans ses bras :

— C’est égal, dit-il, il faut embrasser ton singe !

Elle l’embrassa en le grondant de ses manières brusques. Il lui avait meurtri les joues avec ses baisers, où un peu de malice et de vengeance semblait se mêler à son effusion.

Je ne sais pourquoi cette petite scène me causa une impression pénible. Les enfants se mirent à jouer. Alida me demanda à quoi je pensais en la regardant d’un air si sombre. Et, comme je ne répondais pas, elle ajouta à voix basse :

— Êtes-vous jaloux d’eux ? Ce serait cruel. J’ai besoin que vous me consoliez ; car je vais être séparée de l’un et de l’autre, à moins que je ne me fixe dans cette odieuse ville de Genève. Et encore n’est-il pas certain qu’on voulût m’y autoriser.

Elle m’apprit que M. de Valvèdre s’était décidé à confier l’éducation de ses deux fils à l’excellent professeur Karl Obernay, père d’Henri. Élevés dans cette heureuse et sainte maison, ils seraient tendrement choyés par les femmes et instruits sérieusement par les hommes. Alida devait donc se réjouir de cette décision, qui épargnait à ses enfants les rudes épreuves du collége, et elle s’en réjouissait en effet, mais avec des larmes qui étaient visiblement à l’adresse d’Edmond, bien qu’elle fît son possible pour regarder comme une douleur égale l’éloignement du petit Paul. Elle souffrait aussi d’une circonstance toute personnelle, je veux dire l’ascendant que Juste de Valvèdre devait prendre de plus en plus sur ses enfants. Elle avait espéré les y soustraire, et les voyait retomber davantage sous cette influence, puisque Juste se fixait à Genève dans la maison voisine.

J’allais lui dire que cette prévention obstinée ne me paraissait pas bien équitable, lorsque Juste rentra et caressa les enfants avec une égale tendresse. Je remarquai la confiance et la gaieté avec laquelle tous deux grimpèrent sur ses genoux et jouèrent avec son bonnet, dont elle leur laissa chiffonner les dentelles. L’espiègle Paolino le lui ôta même tout à fait, et la vieille fille ne fit aucune difficulté de montrer ses cheveux gris ébouriffés par ces petites mains folles. À ce moment, je vis sur cette figure rigide une maternité si vraie et une bonhomie si touchante, que je lui pardonnai l’humeur qu’elle m’avait causée.

Le dîner rassembla tout le monde, excepté M. de Valvèdre, qui ne vint que dans la soirée. J’eus donc deux ou trois heures de répit, et je pus me remettre au diapason convenable. Il régnait dans cette maison une aménité charmante, et je trouvai qu’Alida avait tort quand elle se disait condamnée à vivre avec des oracles. Si l’on sentait, dans chacune des personnes qui se trouvaient là, un fonds de valeur réelle et ce je ne sais quoi de mûr ou de calme qui trahit l’étude ou le respect de l’étude, on sentait aussi en elles, avec les qualités essentielles de la vie pratique, tout le charme de la vie heureuse et digne. Sous certains rapports, il me semblait être chez moi parmi les miens ; mais l’intérieur génevois était plus enjoué et comme réchauffé par le rayon de jeunesse et de beauté qui brillait dans les yeux d’Adélaïde et de Rosa. Leur mère était comme ravie dans une béatitude religieuse en regardant Paule et en pensant au bonheur d’Henri. Paule était paisible comme l’innocence, confiante comme la droiture : elle avait peu d’expansions vives ; mais, dans chaque mot, dans chaque regard à son fiancé, à ses parents et à ses sœurs, il y avait comme un intarissable foyer de dévouement et d’admiration.

Les trois jeunes filles avaient été liées dès l’enfance, elles se tutoyaient et se servaient mutuellement. Toutes trois aimaient mademoiselle Juste, et, bien que Paule lui eût donné tort dans ses différends avec Alida, on sentait bien qu’elle la chérissait davantage. Alida était-elle aimée de ces trois jeunes filles ? Évidemment, Paule la savait malheureuse et l’aimait naïvement pour la consoler. Quant aux demoiselles Obernay, elles s’efforçaient d’avoir de la sympathie pour elle, et toutes deux l’entouraient d’égards et de soins ; mais Alida ne les encourageait nullement, et répondait à leurs timides avances avec une grâce froide et un peu railleuse. Elle les traitait tout bas de femmes savantes, la petite Rosa étant déjà, selon elle, infatuée de pédantisme.

— Cela ne paraît pourtant pas du tout, lui dis-je : l’enfant est ravissante… et Adélaïde me paraît une excellente personne.

— Oh ! j’étais bien sûre que vous auriez de l’indulgence pour ces beaux yeux-là ! reprit avec humeur Alida.

Je n’osai lui répondre : l’état de tension nerveuse où je la voyais me faisait craindre qu’elle ne se trahît.

D’autres jeunes filles, des cousines, des amies arrivèrent avec leurs parents. On passa au jardin, qui, sans être grand, était fort beau, plein de fleurs et de grands arbres, avec une vue magnifique au bord de la terrasse. Les enfants demandèrent à jouer, et tout le monde s’en mêla, excepté les gens âgés et Alida, qui, assise à l’écart, me fit signe d’aller auprès d’elle. Je n’osai obéir. Juste me regardait, et Rosa, qui s’était beaucoup enhardie avec moi pendant le dîner, vint me prendre résolûment le bras, prétendant que tout le jeune monde devait jouer ; son papa l’avait dit. J’essayai bien de me faire passer pour vieux ; mais elle n’en tint aucun compte. Son frère ouvrit la partie de barres, et il était mon aîné. Elle me réclamait dans son camp, parce que Henri était dans le camp opposé et que je devais courir aussi bien que lui. Henri m’appela aussi, il fallut ôter mon habit et me mettre en nage. Adélaïde courait après moi avec la rapidité d’une flèche. J’avais peine à échapper à cette jeune Atalante, et je m’étonnais de tant de force unie à tant de souplesse et de grâce. Elle riait, la belle fille ; elle montrait ses dents éblouissantes. Confiante au milieu des siens, elle oubliait le tourment des regards ; elle était heureuse, elle était enfant, elle resplendissait aux feux du soleil couchant, comme ces roses que la pourpre du soir fait paraître embrasées.

Je ne la voyais pourtant qu’avec des yeux de frère. Le ciel m’est témoin que je ne songeais qu’à m’échapper de ce tourbillon de courses, de cris et de rires, pour aller rejoindre Alida. Quand, par des miracles d’obstination et de ruse, j’en fus venu à bout, je la trouvai sombre et dédaigneuse. Elle était révoltée de ma faiblesse, de mon enfantillage ; elle voulait me parler, et je n’avais pas su faire un effort pour quitter ces jeux imbéciles et pour venir à elle ! J’étais lâche, je craignais les propos, ou j’étais déjà charmé par les dix-huit ans et les joues roses d’Adélaïde. Enfin elle était indignée, elle était jalouse ; elle maudissait ce jour, qu’elle avait attendu avec tant d’ardeur comme le plus beau de sa vie.

J’étais désespéré de ne pouvoir la consoler ; mais M. de Valvèdre venait d’arriver, et je n’osais dire un mot, le sentant là. Il me semblait qu’il entendait mes paroles avant que mes lèvres leur eussent livré passage. Alida, plus hardie et comme dédaigneuse du péril, me reprochait d’être trop jeune, de manquer de présence d’esprit et d’être plus compromettant par ma terreur que je ne le serais avec de l’audace. Je rougissais de mon inexpérience, je fis de grands efforts pour m’en corriger. Tout le reste de la soirée, je réussis à paraître très-enjoué ; alors Alida me trouva trop gai.

On le voit, nous étions condamnés à nous réunir dans les circonstances les plus pénibles et les plus irritantes. Le soir, retiré dans ma chambre, je lui écrivis :

« Vous êtes mécontente de moi, et vous me l’avez témoigné avec colère. Pauvre ange, tu souffres ! et j’en suis la cause ! Tu maudis ce jour tant désiré qui ne nous a pas seulement donné un instant de sécurité pour lire dans les yeux l’un de l’autre ! Me voilà éperdu, furieux contre moi-même et ne sachant que faire pour éviter ces angoisses et ces impatiences qui me dévorent aussi, mais que je subirais avec résignation, si je pouvais les assumer sur moi seul. Je suis trop jeune, dis-tu ! Eh bien, pardonne à mon inexpérience, et tiens-moi compte de la candeur et de la nouveauté de mes émotions. Va, la jeunesse est une force et un appui dans les grandes choses. Tu verras si, dans des périls d’un autre genre, je suis au-dessous de ton rêve. Faut-il t’arracher violemment à tous les liens qui pèsent sur toi ? faut-il braver l’univers et m’emparer de ta destinée à tout prix ? Je suis prêt, dis un mot. Je peux tout briser autour de nous deux… Mais tu ne le veux pas, tu m’ordonnes d’attendre, de me soumettre à des épreuves contre lesquelles se révolte la franchise de mon âge ! Quel plus grand sacrifice pouvais-je te faire ? Je fais de mon mieux. Prends donc pitié de moi, cruelle ! et toi aussi, prends donc patience !

« Pourquoi envenimer ces douleurs par ton injustice ? pourquoi me dire qu’Adélaïde ?… Non ! je ne veux pas me souvenir de ce que vous m’avez dit. C’était insensé, c’était inique ! Une autre que toi ! mais existe-t-il donc d’autres femmes sur la terre ? Laissons cette folie et n’y reviens jamais. Parlons d’une circonstance qui m’a bien autrement frappé. Tes deux enfants vont demeurer ici… Et toi, que vas-tu faire ? Cette résolution de ton mari ne va-t-elle pas modifier ta vie ? Comptes-tu retourner dans cette solitude de Valvèdre, où j’aurais si peu le droit de vivre auprès de toi, sous les regards de tes voisins provinciaux, et entourée de gens qui tiendront note de toutes tes démarches ? Tu avais parlé d’aller dans quelque grande ville… Songe donc ! tu le peux à présent. Dis, quand pars-tu ? où allons-nous ? Je ne peux pas admettre que tu hésites. Réponds, mon âme, réponds ! Un mot, et je supporte tout ce que tu voudras pour sauver les apparences, ou plutôt, non, je pars demain soir. Je me dis rappelé par mes parents, je me soustrais à toutes ces misérables dissimulations qui t’exaspèrent autant que moi, je cours t’attendre où tu voudras. Ah ! viens ! fuyons ! ma vie t’appartient. »

La journée du lendemain s’écoula sans que je pusse lui glisser ma lettre. Quoi que m’en eût dit madame de Valvèdre, je n’osais trop me confier à la Bianca, qui me semblait bien jeune et bien éveillée pour ce rôle de dépositaire du plus grand secret de ma vie. D’ailleurs, Juste de Valvèdre faisait si bonne garde, que j’en perdais l’esprit.

Je ne raconterai pas la cérémonie du mariage protestant. Le temple était si près de la maison, qu’on s’y rendit à pied sous les yeux des deux villes, ameutées en quelque sorte pour voir l’agréable mariée, mais surtout la belle Adélaïde dans sa fraîche et pudique toilette. Elle donnait le bras à M. de Valvèdre, dont la considération semblait mieux que tout autre porte-respect la protéger contre les brutalités de l’admiration. Néanmoins elle était froissée de cette curiosité outrageante des foules, et marchait triste, les yeux baissés, belle dans sa fierté souffrante comme une reine qu’on traînerait au supplice.

Après elle, Alida était aussi un objet d’émotion. Sa beauté n’était pas frappante au premier abord ; mais le charme en était si profond, qu’on l’admirait surtout après qu’elle avait passé. J’entendis faire des comparaisons, des réflexions plus ou moins niaises. Il me sembla qu’il s’y mêlait des suspicions sur sa conduite. J’eus envie de chercher prétexte à une querelle ; mais à Genève, si on est très-petite ville, on est généralement bon, et ma colère eût été ridicule.

Le soir, il y eut un petit bal composé d’environ cinquante personnes qui formaient la parenté et l’intimité des deux familles. Alida parut avec une toilette exquise, et, sur ma prière, elle dansa. Sa grâce indolente fit son effet magique ; on se pressa autour d’elle, les jeunes gens se la disputèrent et se montrèrent d’autant plus enfiévrés qu’elle paraissait moins se soucier d’aucun d’eux en particulier. J’avais espéré que la danse me permettrait de lui parler. Ce fut le contraire qui arriva, et à mon tour je pris de l’humeur contre elle. Je l’observai en boudant, très-disposé à lui chercher noise, si je surprenais la moindre nuance de coquetterie. Ce fut impossible : elle ne voulait plaire à personne ; mais elle sentait, elle savait qu’elle charmait tous les hommes, et il y avait dans son indifférence je ne sais quel air de souveraineté blasée, mais toujours absolue, qui m’irrita. Je trouvai qu’elle parlait à ces jeunes gens, non comme s’ils eussent eu des droits sur elle, mais comme si elle en avait eu sur eux, et c’était, à mon gré, leur faire trop d’honneur. Elle avait le grand aplomb des femmes du monde, et je crus retrouver, dans ses regards à des étrangers, cette prise de possession qui avait bouleversé et ravi mon âme. Certes, auprès d’elle, Adélaïde et ses jeunes amies étaient de simples bourgeoises, très-ignorantes de l’empire de leurs charmes et très-incapables, malgré l’éclat de leur jeunesse, de lui disputer la plus humble conquête ; mais qu’il y avait de pudeur dans leur modestie, et comme leur extrême politesse était une sauvegarde contre la familiarité ! Une petite circonstance me fit insister en moi-même sur cette remarque. Alida, en se levant, laissa tomber son éventail ; dix admirateurs se précipitèrent pour le ramasser. Pour un peu, on se fût battu ; elle le prit de la main triomphante qui le lui présentait, sans aucune parole de remerciement, sans même un sourire de convention, et comme si elle était trop maîtresse des volontés de cet inconnu pour lui savoir le moindre gré de son esclavage. C’était un bon petit provincial qui parut heureux d’une telle familiarité. En fait, c’était de sa part une bêtise ; en théorie, il avait pourtant raison. Quand une femme dispose d’un homme jusqu’au dédain, elle le provoque plus qu’elle ne l’éloigne, et, quoi qu’on en puisse dire, il y a toujours un peu d’encouragement au fond de ces mépriseries royales.

Pour me venger du secret dépit que j’éprouvais, je cherchai quel service je pourrais rendre à Adélaïde, qui dansait près de moi. Je vis qu’elle avait failli tomber en glissant sur des feuilles de rose qui s’étaient détachées de son bouquet, et, comme elle revenait à sa place, je les enlevai vite et adroitement. Elle parut s’étonner un peu d’un si beau zèle, et cet étonnement même était une impression de pudeur. Je ne la regardais pas, craignant d’avoir l’air de mendier un remerciement ; mais elle me l’adressa un instant après, quand la figure de la contredanse la replaça près de moi.

— Vous m’avez préservée d’une chute, me dit-elle tout haut en souriant ; vous êtes toujours bon pour moi, comme jadis !

Bon pour elle ! c’était trop de reconnaissance à coup sûr, et cela pouvait amener une déclaration de la part d’un impertinent ; mais il eût fallu l’être jusqu’à l’imbécillité pour ne pas sentir dans l’extrême politesse de cette chaste fille un doute d’elle-même qui imposait aux autres un respect sans bornes.

Je n’attendis pas la fin du bal. J’y souffrais trop. Comme j’allais gagner ma petite chambre, Valvèdre se trouva devant moi et me fit signe de le suivre à l’écart.

— Voici l’explication, pensai-je : qu’il se décide donc enfin à me chercher querelle, ce mystérieux personnage ! Ce sera me soulager d’une montagne qui m’étouffe !

Mais il s’agissait de bien autre chose.

— Il est arrivé ici tantôt, me dit-il, des parents de Lausanne sur lesquels on ne comptait plus. On est forcé de leur donner l’hospitalité et de disposer de votre chambre. Ce sont deux vieillards, et vous leur cédez naturellement la place ; mais on ne veut pas vous envoyer à l’auberge, on vous confie à moi. J’ai mon pied-à-terre dans la ville, tout près d’ici ; voulez-vous me permettre d’être votre hôte ?

Je remerciai et j’acceptai résolûment.

— S’il veut se réserver une explication chez lui, me disais-je, à la bonne heure ! j’aime mieux cela.

Il appela son domestique, qui enleva mon mince bagage, et lui-même me prit le bras pour me conduire à son domicile. C’était une maison du voisinage, où il me fit traverser plusieurs pièces encombrées de caisses et d’instruments étranges, quelques-uns d’une grande dimension et qui brillaient vaguement, dans l’obscurité, d’un éclat vitreux ou métallique.

— C’est mon attirail de docteur ès sciences, me dit-il en riant. Cela ressemble assez à un laboratoire d’alchimiste, n’est-ce pas ? Vous comprenez, ajouta-t-il d’un ton indéfinissable, que madame de Valvèdre n’aime pas cette habitation, et qu’elle préfère l’agréable hospitalité des Obernay ? Mais vous dormirez ici fort tranquille. Voici la porte de votre chambre, et voici la clef de la maison ; car le bal n’est pas fini là-bas, et, si vous vouliez y retourner…

— Pourquoi y retournerais-je ? répondis-je affectant l’indifférence. Je n’aime pas le bal, moi !

— N’y a-t-il donc personne dans ce bal qui vous intéresse ?

— Tous les Obernay m’intéressent ; mais le bal est la plus maussade manière de jouir de la société des gens qu’on aime.

— Eh ! pas toujours ! Il donne une certaine animation… Quand j’étais jeune, je ne haïssais pas ce bruit-là.

— C’est que vous avez eu l’esprit d’être jeune, monsieur de Valvèdre. À présent, on ne l’a plus. On est vieux à vingt ans.

— Je n’en crois rien, dit-il en allumant son cigare ; car il m’avait suivi dans la chambre qui m’était destinée, comme pour s’assurer que rien n’y manquait à mon bien-être. Je crois que c’est une prétention !

— De ma part ? répondis-je un peu blessé de la leçon.

— Peut-être aussi de votre part, et sans que vous soyez pour cela coupable ou ridicule. C’est une mode, et la jeunesse ne peut se soustraire à son empire. Elle s’y soumet de bonne foi, parce que la plus nouvelle mode lui paraît toujours la meilleure ; mais, si vous m’en croyez, vous examinerez un peu sérieusement les dangers de celle-ci, et vous ne vous y laisserez pas trop prendre.

Son accent avait tant de douceur et de bonté, que je cessai de croire à un piège tendu par sa suspicion à mon inexpérience, et, retombant sous le charme, j’éprouvai plus que jamais tout d’un coup le besoin de lui ouvrir mon cœur. Il y avait là quelque chose d’horrible dont je ne saurais même aujourd’hui me rendre compte. Je souhaitais son estime, et je courais au-devant de son affection sans pouvoir renoncer à lui infliger le plus amer des outrages !

Il me dit encore quelques paroles qui furent comme un trait de lumière sur le fond de sa pensée. Il me sembla qu’en m’invitant à retourner au bal, c’est-à-dire à être jeune, naïf et croyant, il essayait de savoir quelle impression Adélaïde avait faite sur moi et si j’étais capable d’aimer, car le nom de cette charmante fille arriva, je ne me rappelle plus comment, sur ses lèvres.

Je fis d’elle le plus grand éloge, autant pour paraître libre de cœur et d’esprit vis-à-vis de sa femme que pour voir s’il éprouvait quelque secrète douleur à propos de sa fille adoptive. Que n’aurais-je pas donné pour découvrir qu’il l’aimait à l’insu de lui-même, et que l’infidélité d’Alida ne troublerait pas la paix de son âme généreuse ! Mais, s’il aimait Adélaïde, c’était avec un désintéressement si vrai, ou avec une si héroïque abnégation, que je ne pus saisir aucun trouble dans ses yeux ni dans ses paroles.

— Je n’ajoute rien à vos éloges, dit-il, et, si vous la connaissiez comme moi qui l’ai vue naître, vous sauriez que rien ne peut exprimer la droiture et la bonté de cette âme-là. Heureux l’homme qui sera digne d’être son compagnon et son appui dans la vie ! C’est un si grand honneur et une si grande félicité à envisager, que celui-là devra y travailler sérieusement, et n’aura jamais le droit de se dire sceptique ou désenchanté.

— Monsieur de Valvèdre, m’écriai-je involontairement, vous semblez me dire que je pourrais aspirer…

— À conquérir sa confiance ? Non, je ne puis dire cela, je n’en sais rien. Elle vous connaît encore trop peu, et nul ne peut lire dans l’avenir ; mais vous n’ignorez pas que, dans le cas où cela arriverait, vos parents et les siens s’en réjouiraient beaucoup.

— Henri ne s’en réjouirait peut-être pas ! répondis-je.

— Henri ? lui qui vous aime si ardemment ? Prenez garde d’être ingrat, mon cher enfant !

— Non, non ! ne me croyez pas ingrat ! Je sais qu’il m’aime, je le sais d’autant plus qu’il m’aime en dépit de nos différences d’opinions et de caractères ; mais ces différences, qu’il me pardonne pour son compte, le feraient beaucoup réfléchir, s’il s’agissait de me confier le sort d’une de ses sœurs.

— Quelles sont donc ces différences ? Il ne me les a pas signalées en me parlant de vous avec effusion. Voyons, répugnez-vous à me les dire ? Je suis l’ami de la famille Obernay, et il y a eu, dans la vôtre, un homme que j’aimais et respectais infiniment. Je ne parle pas de votre père, qui mérite également ces sentiments-là, mais que j’ai fort peu connu ; je parle de votre oncle Antonin, un savant à qui je dois les premières et les meilleures notions de ma vie intellectuelle et morale. Il y avait, entre lui et moi, à peu près la même distance d’âge qui existe aujourd’hui entre vous et moi. Vous voyez que j’ai le droit de vous porter un vif intérêt, et que j’aimerais à m’acquitter envers sa mémoire en devenant votre conseil et votre ami comme il était le mien. Parlez-moi donc à cœur ouvert et dites-moi ce que le brave Henri Obernay vous reproche.

Je fus sur le point de m’épancher dans le sein de Valvèdre comme un enfant qui se confesse, et non plus comme un orgueilleux qui se défend. Pourquoi ne cédai-je point à un salutaire entraînement ? Il eût probablement arraché de ma poitrine, sans le savoir et par la seule puissance de sa haute moralité, le trait empoisonné qui devait se tourner contre lui ; mais je chérissais trop ma blessure, et j’eus peur de la voir fermer. J’éprouvais aussi une horreur instinctive d’un pareil épanchement avec celui dont j’étais le rival. Il fallait être résolu à ne plus l’être, ou devenir le dernier des hypocrites. J’éludai l’explication.

— Henri me reproche précisément, lui répondis-je, le scepticisme, cette maladie de l’âme dont vous voulez me guérir ; mais ceci nous mènerait trop loin ce soir, et, si vous le permettez, nous en causerons une autre fois.

— Allons, dit-il, je vois que vous avez envie de retourner au bal, et peut-être sera-ce un meilleur remède à vos ennuis que tous mes raisonnements. Un seul mot avant que je vous donne le bonsoir… Pourquoi m’avez-vous dit, à notre première rencontre, que vous étiez comédien ?

— Pour me sauver d’une sotte honte ! Vous m’aviez surpris parlant tout seul.

— Et puis, en voyage, on aime à mystifier les passants, n’est-il pas vrai ?

— Oui ! on fait l’agréable vis-à-vis de soi-même, on se croit fort spirituel, et on s’aperçoit tout d’un coup que l’on n’est qu’un impertinent de mauvais goût en présence d’un homme de mérite.

— Allons, allons, reprit en riant Valvèdre, le pauvre homme de mérite vous pardonne de tout son cœur et ne racontera rien de ceci à la bonne Adélaïde.

J’étais fort embarrassé de mon rôle, et, par moments, je me persuadais, malgré la liberté d’esprit de M. de Valvèdre, que, s’il avait en dépit de lui-même quelque velléité de jalousie, c’était bien plus à propos d’Adélaïde qu’à propos de sa femme. Je me maudissais donc d’être toujours dans la nécessité de le faire souffrir. Pourtant je me rappelais les premières paroles qu’il m’avait dites au Simplon : « J’ai beaucoup aimé une femme qui est morte. » Il aimait donc en souvenir, et c’est là qu’il puisait sans doute la force de n’être ni jaloux de sa femme, ni épris d’une autre.

Quoi qu’il en soit, je voulus au moins le délivrer d’un trouble possible, en lui disant que je me trouvais encore trop jeune pour songer au mariage, et que, si je venais à y songer, ce serait lorsque Rosa serait en âge de quitter sa poupée.

— Rosa ! répondit-il avec quelque vivacité. Eh ! mais oui… vos âges s’accorderont peut-être mieux alors ! Je la connais autant que l’autre, et c’est un trésor aussi que cette enfant-là. Mais partez donc et faites danser mon petit diable rose. Allons, allons ! vous n’êtes pas encore aussi vieux que vous le prétendiez !

Il me tendit la main, cette main loyale qui brûlait la mienne, et je m’enfuis comme un coupable, pendant qu’il disparaissait au milieu de ses télescopes et de ses alambics.