Variétés orientales/7

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Variétés orientales : historiques, géographiques, scientifiques, bibliographiques et littéraires (1868)
Maisonneuve (p. 65-72).
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L’HITOPADÉSA

OU
L’APOLOGUE DANS L’INDE.


L’apologue, cultivé successivement chez la plupart des nations civilisées de l’ancien continent, florissait dans l’Inde aux premiers siècles de notre ère, et même très-vraisemblablement à une époque antérieure. Les ouvrages des fabulistes indiens, après avoir obtenir un brillant succès dans leur patrie, furent traduits de bonne heure en un grand nombre de langues étrangères, et ensuite imités par les littérateurs occidentaux. Parmi ces imitateurs, quelques-uns dépassèrent de beaucoup leurs modèles, tandis que la plupart de ceux qui les suivirent servilement ne furent en général que de médiocres auteurs, pour ne pas dire de méchants écrivains.

Parmi les recueils d’apologues indiens, l’Hitopadésa, l’une des imitations du Pantchatantra[1], est assurément l’un des plus remarquables. Il est divisé en quatre livres, dont les titres se rapportent au contenu des fables qu’ils renferment. Le premier a pour titre Mitralâbha, ou « l’acquisition des amis » ; le second, Souhridbhéda, ou la « désunion des amis » ; le troisième, Vigraha, ou « la guerre » ; enfin le quatrième est intitulé Sandhi, c’est-à-dire « la paix ».

Les fables qui composent l’Hitopadésa diffèrent, sous beaucoup de rapports, de celles qu’écrivirent, dans l’antiquité, Lokman, Ésope et Phèdre, et, dans les temps modernes, notre incomparable La Fontaine. Ces grands fabulistes se distinguent surtout par la grâce et la naïveté de leurs récits, par la rapidité des actions qui s’y déroulent sur un seul théâtre, par le contraste heureux des personnages mis en scène, par le naturel et la continuité de caractère de chacun d’eux. Le recueil indien, au contraire, se signale par la longueur de l’action, entremêlée d’une série plus ou moins considérable d’épisodes enchevêtrés les uns dans les autres. Une fable, chez les premiers, comprend une courte anecdote renfermant le strict nécessaire pour parvenir au but moral qu’elle se propose ; et, pour exceller dans ces poésies, il faut, peut-être plus que dans tout autre genre, éviter le superflu, en se pénétrant du précepte d’Horace :

………………Esto brevis, ut citò dicta
Percipiant animi dociles, teneantque fidèles :
Omne supervacuum pleno de pectore manat.

Loin de là, l’apologue, chez les Indiens, est un conte dans tout son développement, un long tissu d’aventures bizarres et merveilleuses qui doivent servir de preuves convaincantes aux affirmations des personnages de l’action. En lisant une fable de La Fontaine, par exemple, on est agréablement surpris par un dénoûment subit qui ne se fait jamais attendre, et l’on est tenté de regretter cette brièveté même qui est un des charmes innombrables des pièces du poëte français ; le moraliste indien, tout au contraire, dans ses apologues, vous conduit lentement, par les chemins sinueux d’un interminable labyrinthe, vers un but que la masse des détails a fait prévoir depuis longtemps.

De cette infériorité réelle de la fable indienne sur celle de l’Europe moderne, il ne faut cependant pas conclure qu’elle n’ait pas son genre de mérite. La longueur des apologues renfermés dans l’Hitopadésa se retrouve dans ceux que l’Angleterre doit à la plume d’Edward Moore, et qui, malgré ce défaut, sont encore lus avec plaisir par les compatriotes de l’auteur et même quelquefois par les littérateurs étrangers. Quant à la multiplicité d’action, elle constitue un trait caractéristique essentiellement propre au génie indien.

Si l’on s’avisait de chercher dans les fables attribuées à l’affranchi de Jadmon de Samos l’élégance, la délicatesse, le fini des fables de l’affranchi d’Auguste, on ne réussirait sans doute pas mieux que si l’on s’efforçait de rencontrer dans Phèdre cette bonhomie qui donne tant d’attraits aux poésies de La Fontaine et qui désespérera toujours ceux qui seraient tentés, non de le surpasser, mais de le suivre et de l’imiter. En résulte-t-il qu’Ésope et Phèdre n’aient point leur genre de mérite ? L’auteur de l’Hitopadésa, il est vrai, ne saurait être mis au rang de ces fabulistes de premier ordre, mais il mérite une place distinguée dans la phalange où figurent les Bidpaï, les Vartan, les John Gay, les Moore, les Iriarte, les Festus-Avienus, les Pignotti, les Roberti, les Passeroni, etc.

Dans les fables du pandit Nârâyana, les caractères sont généralement bien tracés, et les discours des animaux mis en scène, s’ils étaient plus courts, ne manqueraient pas d’un certain attrait, provenant surtout des pointes qui y sont parsemées et des préceptes de morale, parfois assez burlesques, qui en font généralement les thèmes.

Je ne saurais donner une idée plus exacte des fables indiennes qu’en analysant une de celles qui composent l’Hitopadésa. Je prendrai, par exemple, le Corbeau, sa Femelle et le Serpent, dont je reproduirai textuellement quelques passages, d’après la traduction de M. Édouard Lancereau, et je lierai entre eux, par une courte analyse, les parties que j’ai cru devoir omettre, afin de ne point sortir des bornes tracées pour cette notice.

Voici comment notre auteur entre en matière :

« Sur un arbre habitait un couple de corbeaux dont les petits avaient été dévorés par un serpent noir qui avait établi sa demeure dans le creux du même arbre. Lorsque la femelle fut sur le point de pondre une seconde fois, elle dit à son mâle : « Maître, il faut abandonner cet arbre, car, si nous restons ici, nous n’aurons jamais de progéniture, à cause de ce serpent noir. »

Avant de donner la réponse du corbeau mâle, l’auteur de l’Hitopadésa croit devoir intercaler dans son récit une petite sentence dont le contenu, il faut l’avouer, ne se rapporte pas beaucoup à ce qui précède :

« Avoir une femme vicieuse, un mauvais ami, des serviteurs qui répliquent, et habiter une maison infectée par des serpents, c’est sans contredit la mort. »

Puis le corbeau mâle s’efforce de rassurer sa compagne en lui faisant comprendre que l’intelligence l’emporte souvent sur la force ; et, pour le lui prouver, il lui cite une anecdote de l’histoire des animaux, celle « du Lion qui se laissa égarer par la fureur et devint la victime d’un Lièvre. »

— Comment cela ? dit la femelle du corbeau.

Celui-ci, satisfait d’avoir si heureusement excité la curiosité de son épouse, croit devoir lui raconter l’apologue suivant, ce qui permet à l’auteur indien d’entrelacer une nouvelle fable dans celle du Corbeau, sa Femelle et le Serpent :

« Il était un lion qui faisait un massacre continuel d’animaux : ceux-ci, pour diminuer le nombre des victimes, résolurent de lui proposer d’envoyer chaque jour un d’entre eux pour lui servir de nourriture, s’il voulait bien cesser de leur faire une guerre aussi sanglante, et dont les résultats dépassaient de beaucoup ses besoins. Le seigneur lion avait accepté la proposition, et la promesse de la gent animale avait été ponctuellement tenue, lorsqu’enfin le jour d’être mangé vint pour un vieux lièvre, intelligent, rusé et persuadé que l’on n’obéit à celui que l’on craint que parce qu’on tient à la vie, et que, si l’on doit mourir, il importe peu de montrer de la soumission. Sur ce, notre lièvre s’en va, à pas lents, vers le lion, qui, affamé, lui dit avec colère : « Pourquoi viens-tu si tard ? — Ce n’est pas ma faute, répondit le lièvre ; j’ai été arrêté en chemin et retenu de force par un autre lion. — Viens vite me montrer où est ce coquin-là ! » dit le lion au ventre creux à ce pauvre lièvre destiné à le remplir. Ce dernier obéit et conduit le seigneur des animaux auprès d’un puits très-profond, dans l’eau duquel il vit son image ; aussitôt, enflé de courroux, il s’élance vers le concurrent qu’il vient de reconnaître, et délivre, en mourant ainsi, le lièvre intelligent qui allait devenir sa pâture. »

Revenons à nos moutons, ou plutôt, avec l’Hitopadésa, à nos corbeaux. « La femelle, enthousiasmée de ce qu’elle vient d’entendre, prie son mari de lui expliquer comment il compte profiter de cet exemple. Or voici la réponse du corbeau :

« Tous les jours, le fils du roi vient se baigner dans l’étang voisin, et, lorsqu’il prend son bain, il ôte sa chaîne d’or et la dépose sur une pierre au bord de l’étang. Tu prendras cette chaîne dans ton bec et tu l’apporteras dans le creux de cet arbre. » — Un jour que le prince s’était mis à l’eau pour se baigner, la femelle du corbeau fit ce que son mâle lui avait dit. Les gens du roi, en cherchant la chaîne d’or, trouvèrent le serpent noir dans le creux de l’arbre et le tuèrent. »

Je m’arrêterai là : si j’avais voulu aller plus loin, j’aurais dû commencer plus avant, car la fable du Corbeau, sa Femelle et le Serpent noir n’est elle-même qu’une portion d’une fable qui en intercale toute une série dans son cadre étendu, de même que celle que nous venons d’analyser renferme la fable du Lion et le vieux Lièvre.

L’originalité et les traits de mœurs que l’on rencontre dans l’Hitopadésa en font une lecture attrayante et instructive pour ceux qui prennent intérêt aux croyances religieuses, à l’histoire, aux coutumes des nations indiennes. Aussi, la nouvelle traduction de M. Édouard Lancereau sera-t-elle, sans aucun doute, favorablement accueillie du public. Puisse ce savant orientaliste, qui possède de solides et profondes connaissances en langue sanscrite, consacrer ses instants de loisir à nous donner, de préférence à des versions d’ouvrages déjà traduits, des interprétations ou des analyses d’ouvrages importants dont le contenu nous soit complètement inconnu ! Si sa bonne traduction de l’Hitopadésa, recueil déjà traduit en trois ou quatre langues européennes[2], offre encore un intérêt réel pour les littérateurs, avec quel empressement les amis des sciences philosophiques, historiques et morales n’accueilleront-ils pas un ouvrage susceptible d’étendre le domaine de leurs connaissances dans des voies encore fermées à leurs investigations !

  1. Le Pantchatantra, suivant M. Édouard Lancereau, a dû recevoir la forme dans laquelle on le possède aujourd’hui, vers la fin du cinquième siècle de notre ère ; il fut traduit du sanscrit eu pehlwi dans le commencement du sixième, du pehlwi en arabe dans le huitième siècle, et, ultérieurement, dans diverses langues européennes. Ce curieux ouvrage a été également l’objet d’une traduction française ; M. l’abbé Dubois, qui en est l’auteur, lui a donné le titre suivant : Le Pantcha-Tantra, ou les Cinq ruses, fable du brahme Vichnou Sarma, aventures de Paramarta, et autres contes, le tout traduit pour la première fois sur les originaux indiens. Paris, 1826, in-8.
  2. Voici une liste bibliographique des principales traductions européennes de l’Hitopadésa :

    1. The Heetopades of Veeshnoo-Sarma in a series of connected Fables, interpersed with moral, prudential and political Maxims ; translated from an ancient Manuscrit in the Sanskreet Language, with explanatory notes, by Ch. Wilkins. Bath, 1787 ; gr. in-8o.

    2. Hitopadesa, or Salutory Instruction, in the original sanscrit, by H. T. Colebrooke. Serampore, 1804 ; in-4o.

    3. Hitopadesha : a Collection of Fables and Tales in Sanscrit by Vishnusarma ; With the Bengali and the English Translation revised ; edited by Lakshmi Narayan Nyalankar. Calcutta, 1830 ; in-8o.

    4. Hitopadesas, id est Institutio salutaris. Textum codd. mss. collatis recensuerunt, interpretationem latinam et annotationes criticas adjecerunt A. G. A. Schlegel et Chr. Lassen. Bonnæ ad Rhenum, Typis regiis, 1829-31 ; in-4o.

    5. Hitopadesa. Eine alte indische Fabelsammlung aus dem Sanscrit zum ersten Mal in das Deutsche übersetzt von M. Mueller. Leipsig, 1844 ; in-12.

    6. Hitopadesa, or Salutary Counsels, of Vishnu Sarman, in a series of connected fables interpersed with moral, prudential and political maxims, translated litterally by J.-F. Johnson. London, 1848 ; in-4o.

    7. Χιτοπαδάσσα ἢ Πάντσα Τάντρα (Πεντάτευχος), συγγραφεῖσα ὑπὸ τοῦ σοφοῦ Βισνουσαρμάνος καὶ ψιττακοῦ μυθολογίαι νυκτεριναὶ, μεταφρασθεῖσα ἐκ τοῦ βραχμανικοῦ παρὰ Δημητρίου Γαλάνου. Ἐν Ἀθήναις, 1852 ; in-8.