Veillées bretonnes/Deuxième veillée

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DEUXIÈME VEILLÉE


Il y a dans le ciel et sur la terre, ô Horatio, plus de choses que n’en peut rêver votre philosophie.
(Hamlet.)

I

Hier soir, douze du mois noir (novembre), on a encore parlé d’apparitions et de revenants, au foyer de la veillée, au manoir de Coat-Tugdual, devant un feu flambant de genêts et de bruyères. Tout à l’heure, en me promenant dans la longue avenue du manoir, j’en avais la tête toute pleine. Il y a dans tout cela un problème qui me préoccupe et me tourmente l’esprit, et je suis rentré pour écrire cette veillée.

Il avait plu et venté, toute la journée, et les feuilles jaunies et rouillées des chênes et des hêtres, des châtaigniers et des frênes, voltigeaient et tourbillonnaient dans l’air, fouettées par le vent, puis venaient joncher le sol humide et détrempé. Hélas ! c’est le destin. Que deviennent les plus belles choses de ce monde, la verdure des bois et les fleurs des champs et des jardins ? Du fumier ! du fumier !… Mais, comme dit le poète :

    Puisque tout meurt ce soir, pour renaître demain,

— ne nous attristons pas trop et ne redoutons pas cette mort ou plutôt cette éclipse passagère. Le printemps reviendra, qui fera renaître la verdure des bois et les fleurs des champs et des prés, et l’homme aussi aura sa résurrection. « Tout change et rien ne périt » a dit Pythagore, il y a de cela bien longtemps.

Des bandes de corbeaux faméliques tournoyaient et croassaient au-dessus des champs, où le soc de la charrue, attelée de chevaux vigoureux, creusait lentement de profonds sillons, et des canards sauvages, au vol élevé, et disposés en angle aigu, se dirigeaient vers le nord. Tout présageait un hiver rigoureux.

Après le repas du soir, après les prières dites en commun, à haute voix, la veillée commença. Tout en séchant leurs habits mouillés, les laboureurs parlèrent d’abord d’apparitions et de revenants. C’est un thème inépuisable, dans nos campagnes bretonnes, et chacun a toujours à conter quelque histoire fantastique et merveilleuse, où il a joué un rôle, parfois, à moins qu’il ne la tienne de son père ou de sa grand’mère.

Moi, j’étais sur une escabelle de bois, au coin de l’âtre, me réjouissant de voir la veillée prendre cette tournure dès l’abord, et je ne perdais rien de ce qui se disait. Voici donc comment s’engagea la conversation, ce soir-là, et tout ce qui se dit, jusqu’à l’heure d’aller se coucher.

— Fanch Ar Floc’h, dit tout à coup le petit pâtre, nommé Le Gwénédour (Vannetais), contez-nous donc ce qu’on a vu, ces jours derniers, à Kerlavrec.

— Est-ce qu’on y a vu quelque chose de surnaturel ? fis-je, des lutins, des revenants ?

— Il paraît qu’en effet on a vu quelque chose, dit Jolory.

— Voyons, contez-nous cela, Fanch Koz (vieux François).

— Quand je vous le disais, dit Ar Floc’h, que, la nuit, on entendait des bruits étranges et surnaturels dans la grange où je couche, à Kerlavrec, et qu’il faut n’être pas un poltron ni un peureux pour y rester, vous me riiez au nez et prétendiez que j’avais rêvé !

— Pour moi, dit Fancho, un ancien domestique de Kerlavrec, je n’ai jamais douté de la véracité des récits de Fanch Ar Floc’h, et pour de bonnes raisons, c’est que j’ai moi-même entendu tout ce qu’il assure avoir entendu ; et c’est si vrai, que je dis un jour à mon maître que, s’il ne me faisait coucher ailleurs, je préférais le quitter. Et cependant, sans vanterie, je ne suis ni poltron, ni peureux, et je tenais aussi beaucoup à mon maître.

— Vous ne nous aviez jamais parlé de cela, Fancho ; mais qu’entendiez-vous donc de si effrayant ?

— J’entendais quelquefois un vacarme de tous les diables ; il me semblait qu’on remuait et déplaçait tout, dans la grange, les instruments de labour, pioches, pelles, fourches, herses, charrues, charrettes, et jusqu’aux vieux coffres remplis d’avoine et d’orge. D’autres fois, la machine à battre elle-même se mettait en mouvement, et j’entendais alors les chevaux qui frappaient du pied le sol, à la roue du manège, et le fouet du conducteur qui claquait, et c’était un vacarme à réveiller un mort. Quand je regardais et aventurais la tête hors du lit, par les plus beaux clairs de lune, je ne voyais rien d’extraordinaire, et chaque chose était à sa place.

— C’est aussi ce que j’entends, et rien n’est changé, reprit Ar Floc’h. Dans les premiers temps, en me levant le matin, mon premier soin était de m’assurer si rien n’avait disparu : rien n’avait bougé. Aujourd’hui, j’y suis habitué, et je n’y fais plus grande attention. Les vieillards comme moi dorment peu ; et, comme je sais qu’il y a dans ce monde bien des choses qu’il ne faut pas trop essayer de pénétrer, — car les plus fins et les plus savants y perdent leurs latin et déraisonnent là-dessus, tout comme nous autres, pauvres ignorants, — je me dis que c’est la volonté de Dieu. Puis je récite un De profundis pour les pauvres âmes en peine, et déroule les grains de mon chapelet, jusqu’au chant du coq.

— Mais dites-nous ce qu’on a vu dernièrement, insista Ewenn, car il paraît que, cette fois, on n’a pas seulement entendu, mais que l’on a aussi vu quelque chose.

— Pour moi, je n’ai rien vu, dit Fanch koz ; mais voici ce que raconte Laou Ar Fur, le marchand de chevaux de Goarec. Il revenait, l’autre jour, de la foire de Ker-Ahès (Carhaix), avec ses chevaux. Il se faisait tard, et la nuit était sombre. En passant devant Kerlavrec, il vit trois messieurs debout à l’entrée de l’avenue qui conduit à la maison. L’un d’eux paraissait tenir une lumière à la main ; un autre avait un tison enflammé, comme pour allumer sa pipe, et ils paraissaient causer tranquillement. Arrivé près d’eux, Ar Fur leur souhaita le bonsoir et demanda l’heure ; mais il ne reçut pas de réponse et fut bien étonné de voir les trois personnages disparaître dans des flammes, qui rasèrent le sol, et s’évanouirent aussitôt. Puis il ne vit plus rien. Voilà ce que raconte Ar Fur.

— Des contes que tout cela ! dit Ann Drane, des contes de bonnes femmes, capables tout au plus de faire peur aux enfants. J’ai marché un peu partout, et à toute heure de nuit et de jour, et je n’ai jamais rien vu, rien entendu de surnaturel, et je crois peu à toutes ces sottes histoires. Voulez-vous savoir la vérité sur le récit de Ar Fur ? Rien n’est plus simple.

Ar Fur avait bu un peu trop de vin de feu (eau-de-vie), tout le long de la route, à Rostrénen, à Plouguernével et ailleurs ; il avait l’imagination échauffée et il n’y voyait que du feu.

— Je ne sais ce qu’il y a de vrai à tout cela, reprit Fancho ; mais ce que je sais bien, c’est que Mlle Julia ne donnera de paix à sa mère qu’elle n’ait fait dire des messes pour son père, mort depuis un an à peine. Elle aimait bien son père, la pauvre enfant ! et elle pense sans cesse à lui. Dernièrement encore, elle me demandait si je le croyais heureux, dans l’autre monde.

— Ainsi, Drane, vous ne croyez pas aux bruits surnaturels, aux apparitions et aux revenants ?

— Non, certainement, et il me déplaît même fort d’en entendre parler si longuement devant les enfants, au risque de les rendre peureux et poltrons pour le reste de leurs jours.

— Mais prenez garde, Ann Drane, ne serait-ce pas forfanterie chez vous, et ne seriez-vous pas de ces gens qui s’emberlucoquent si obstinément d’une opinion, qu’ils n’en veulent jamais démordre, lors même qu’il leur est démontré jusqu’à l’évidence qu’ils sont dans l’erreur ?

— J’ai entendu des gens savants discourir là-dessus, le maître d’école, le maire et le recteur lui-même, et ils se moquaient bien des pauvres innocents qui croient aux lutins et aux revenants ; ils les appelaient ignorants et superstitieux, si je me rappelle bien, et disaient que cela n’avait pas le sens commun. Et vous-même, Francès, qui avez voyagé et étudié, vous qui savez le latin, qui est, dit-on, la langue des sorciers et des magiciens, et qui sans doute avez un peu fourré le nez dans leurs livres, je gagerais bien que vous êtes de mon avis, et que vous ne croyez pas un mot de toutes ces balivernes ?

— Votre question m’embarrasse un peu, Ann Drane ; je crois volontiers votre recteur, votre maître d’école et votre maire aussi gens savants et très-sensés, sans me regarder pour cela obligé de partager leur manière de voir sur ce sujet, et je ne saurais être aussi absolu et aussi tranchant que vous et eux, dans une matière si sérieuse et si délicate. Si je vois de grands noms et de grandes autorités contre, je vois aussi de grandes raisons et de respectables témoignages pour. Je vous répondrai un peu comme Fanch Ar Floc’h. : Il est dans ce monde bien des choses que ne peuvent comprendre m’ expliquer notre raison et toute notre science, et Dieu est grand ! Et puis encore, je crois que notre monde visible et tangible, celui qui tombe sous la perception de nos sens, et dont la raison et la science de l’homme se rendent compte, plus ou moins bien, est comme enveloppé d’un autre monde, imperceptible et immatériel, où tout est mystères pour nous, et dont nous avons parfois de vagues et passagères révélations. Celui qui croit indistinctement à toutes les histoires de bonnes femmes, comme on dit, qu’il entend débiter de-ci, de-là, est un sot ; mais plus sot est encore, à mon avis, celui qui ne croit qu’à ce qu’il a vu et touché du doigt, qu’à ce qu’il comprend.

— Bah ! tout ce que vous venez de dire là est sans doute bien savant, car je n’y ai pas compris grand’chose ; mais ce qu’il y a de certain et de clair pour moi, c’est que j’ai l’oreille aussi fine et aussi délicate à saisir les moindres bruits, la vue aussi sûre et aussi perçante que nul autre ici, et dès lors, je ne vois pas pourquoi je n’entendrais pas et ne verrais pas là où ils prétendent entendre et voir. Mais, je le répète, tout cela ne peut exister que dans des imaginations malades ou surexcitées, qui prennent des réalités pour des fantômes, comme dit le maître d’école.

II

— Je n’ai jamais rien vu de surnaturel ; je n’en ai guère entendu davantage, dit Katel, qui tricotait, assise sur le vieux banc-dossier de chêne, près du feu ; pourtant je ne nie, d’une manière absolue, ni les apparitions, ni les bruits surnaturels, et j’ai si souvent entendu de ces récits merveilleux et fantastiques, faits avec tant de conviction et de bonne foi, par des personnes de condition, d’intelligence, d’instruction et d’âges si différents, que je n’hésite pas à déclarer que je crois à l’existence de ce que l’on appelle ordinairement le surnaturel, dans ce monde. Mais je crois aussi qu’il y a certaines dispositions d’esprit, certaines organisations privilégiées pour la perception des phénomènes de cet ordre mystérieux. Voici du reste la seule chose un peu extraordinaire dont j’aie jamais été témoin : — C’était à Kercabin, vieux château, près de Pontrieux, sur lequel il courait de singuliers bruits, et que l’on disait hanté par toutes sortes d’hôtes mystérieux. J’y étais allée veiller ma grand’tante, qui se mourait. La pauvre tante s’éteignit doucement, à l’âge de 80 ans ; son âme quitta paisiblement et comme sans regret son corps flétri par la vieillesse, usé par les travaux et les douleurs d’une vie longue et laborieuse. Nous passâmes la nuit autour de son lit, faisant des lectures pieuses, et récitant les prières habituelles des veillées des morts. Nous étions là une vingtaine de personnes. — À une heure très-avancée de la nuit, nous entendîmes tous, très-distinctement, le pas d’un cheval arrivant au grand galop sur le pavé de la cour. Ma tante, la fille de la défunte, dit aussitôt : « Voilà mon frère le prêtre qui arrive ! il n’a pas perdu de temps. » Puis, s’adressant à un domestique : « Allez le recevoir, Fanch Vraz, et mettre son cheval à l’écurie. » — Deux domestiques sortirent aussitôt. Du haut du perron, ils regardèrent dans la cour, et ne virent rien, ni homme ni cheval. Cependant ils étaient si certains d’avoir entendu le bruit des sabots d’un cheval sur le pavé de la cour, qu’ils se rendirent à l’écurie, persuadés que le cavalier y avait lui-même conduit sa monture, ou qu’un des chevaux de la maison avait rompu sa chaîne et s’était évadé. Mais ils ne trouvèrent à l’écurie ni cavalier, ni cheval étranger, et aucun des chevaux de la maison ne s’était évadé. Très étonnés de cela, ils vinrent en instruire ma tante, qui répondit tranquillement : « C’est encore le cheval de Margéot ! » — La veillée continua, et le prêtre attendu n’arriva qu’au point du jour.

Or, voici ce que c’était que ce Margéot, dont je me fis plus tard conter l’histoire, car ces simples mots : « C’est le cheval de Margéot ! » avec la circonstance mystérieuse d’un cavalier invisible, me frappèrent d’une étrange façon.

Margéot avait habité le château de Kercabin, il y avait de cela cinquante ou soixante ans. C’était un homme d’une grande force physique, violent et emporté, craint et redouté comme la peste, dans tout le pays, et sur lequel il courait d’étranges bruits. On disait qu’il avait vendu son âme au diable, pour avoir de l’argent, et qu’il égorgeait quelquefois des petits enfants, enlevés dans les campagnes, quand il les trouvait seuls. Aujourd’hui encore, dans les environs de Pontrieux, quand les mères veulent faire taire les enfants qui pleurent, ou réprimer chez eux un acte d’indocilité, elles les menacent de Margéot, comme ailleurs on les menaces de Croquemitaine ou de Barbe-Bleue. Entr’autres crimes, on l’accusait de la mort d’un douanier. Je ne sais quelle raison on donne du meurtre, si Margéot faisait de la contrebande, ou s’il avait quelqu’autre sujet de haine et de vengeance contre le douanier ; mais aussitôt le crime commis, il monta, dit-on, sur un excellent cheval qu’il avait, et que l’on disait aussi être un présent de l’enfer, et se rendit à Saint-Brieuc, bride-abattue. C’était de nuit ; Saint-Brieuc est à douze ou treize lieues de Kercabin. La justice informa, fit une enquête, et, sur quelques indices et de nombreuses présomptions, Margéot fut mis en accusation. Mais, grâce à la rapidité et aux jarrets de fer de son cheval, il parvint à établir un alibi, et fut acquitté. Il mourut peu de temps après, à la grande joie de tout le pays, et quelques vieilles femmes prétendent que deux diables rouges enlevèrent son corps, pendant la veillée de mort, et que le cercueil que l’on enterra dans le cimetière de Plouëc était vide. Depuis lors, la nuit, on entend souvent un cheval arriver bride abattue dans la cour de Kercabin ; et quand les domestiques se présentent pour recevoir le voyageur attardé et mettre son cheval à l’écurie, ne trouvent ni cavalier, ni cheval, ils rentrent en maugréant et en disant : — « C’est encore ce diable de Margéot ! »

— On raconte sur ce château de Kercabin, dit Pipi Ar Morvan, une foule d’histoires, toutes plus ou moins étranges. Le propriétaire actuel est un de mes amis d’enfance ; je l’ai toujours connu un homme résolu, décidé, et paraissant peu croire aux revenants. Que dit-il aussi du cheval de Margéot ?

— Il l’a fait jurer plus d’une fois, lorsqu’arrivant sur son perron, dans l’espoir de serrer la main d’un parent ou d’un vieil ami, qui lui venait demander l’hospitalité, il voyait la cour déserte et rentrait en disant comme les autres : « C’est encore ce maudit Margéot ! »

— Mais voici quelque chose de plus plaisant, puisque nous parlons des hôtes mystérieux de Kercabin.

— Vas-tu nous parler de la Demoiselle de la chambre blanche ? demanda Francès.

— Précisément. Tu connais l’histoire, toi, mais les autres ici ne la connaissent pas ; laisse-moi donc la leur conter.

Kercabin dut être autrefois une habitation noble assez importante. C’est du moins l’idée que nous en donnent quelques débris épars de ci, de là, des chapiteaux, des tronçons de colonnes de granit, des écussons héraldiques, et de grands lions lampassés sculptés en relief sur la pierre des manteaux de cheminées. De vieilles traditions et des fragments de ballades populaires se conservent aussi dans la mémoire des plus anciens de la commune de Plouëc, et tout cela, il faut le dire, ne donne pas bien bonne opinion des seigneurs féodaux de Kercabin. Ainsi, une ancienne ballade, dont j’ai entendu chanter quelques couplets, parle d’une jolie couturière (ar gemenerez koant) contre laquelle tous les beaux discours, toutes les promesses et les offres séduisantes du seigneur de Kercabin échouèrent misérablement. Mais la pauvre fille paya de la vie son honnêteté et sa vertu, car la tradition nous apprend que le seigneur, peu habitué à éprouver de pareils échecs, et furieux de ne pouvoir arriver à ses fins, fit déposer un baril de poudre sous le pavillon où elle travaillait ordinairement, et tout sauta en l’air, le pavillon et la belle couturière.

— Belle et noble manière, ma foi ! de se venger de la louable résistance de cette pauvre fille ! dit Ewenn. Mais c’était la manière d’agir de ces seigneurs avec le pauvre monde, les paysans et les roturiers, tous gens corvéables et taillables à merci, — et ils les traitaient comme de véritables bêtes de somme et pis encore !

— Dis-nous, Katel, ce que tu sais de la vieille ballade dont tu parlais tout à l’heure.

— Je ne la sais pas tout entière.

— C’est fâcheux. N’importe, dis-nous ce que tu en sais.

— Voici ce que j’en sais. Cela se chante sur un air de danse ; c’est une ronde.

— « Je ne veux pas aller, toute seule, — chercher du feu à Kercabin, — car le seigneur est à la maison, — et il me casserait mon brasier[1].

De Kercabin et De Rosambo, — sont camarades tous les deux ; — sont tous les deux camarades, — en fait de vin et de femmes.

Le vieux seigneur de Kercabin — est le plus habile danseur qui exista jamais ; — le seigneur de Kercabin et ses garçons — danseraient sur un plat.

À Kercabin il y a une belle salle — où vont danser les jeunes gens ; — et le vieux seigneur et ses garçons — apprennent à danser à ceux qui ne le savent pas.

À Kercabin il y a une chambre — toute pleine de bagues d’argent, — bagues d’argent et bagues d’or, — pour séduire les pauvres jeunes filles.

Il n’y a pas de jeune fille en Plouëc — qui ne possède un beau corset ; — un beau corset de toile fine, — venant du seigneur de Kercabin.

Il n’y a pas de jeune fille en Ploëzal — qui n’ait un beau schal ; — un beau schal rouge ou violet ; — c’est le vieux seigneur de Kercabin qui les a tous payés.

Il n’y a pas de jeune fille à Guingamp — qui ne porte au cou une croix d’argent, — une croix d’argent doré, — venant du seigneur de Kercabin, en Plouëc.

Il n’y a pas de jeune femme à Guingamp — qui ne porte une bague d’argent ; — une bague d’argent doré, — venant du seigneur de Kercabin, en Plouëc.

Il n’y a pas de jeune fille en Plouëc — qui n’ait couché au château de Kercabin, — à l’exception de la fille de Coat-an-Sant, — et de la jolie couturière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Sur l’emplacement du pavillon détruit, reprit Katel, un autre pavillon fut construit, au coin du jardin, mais moins beau, sans doute, et moins grand que le premier. Le rez de chaussée servait d’écurie, et au premier étage, il y avait une chambre à deux lits, où l’on envoyait coucher les neveux et les habitués de la maison, quand il y avait nombreuse société au château. Tu y as sans doute couché, Francès ?

— Oui, plus d’une fois, et je n’ai jamais vu la Demoiselle blanche.

— Moi aussi, dit Pipi Ar Morvan, j’y ai passé de joyeuses nuits, à jouer aux cartes et à boire, l’hiver, près d’un feu d’enfer, et si la belle Demoiselle s’était montrée, nous lui aurions fait un joyeux accueil.

— De vagues bruits, reprit Katel, couraient sur la chambre blanche (on la nommait ainsi). On parlait de bruits nocturnes, d’une Demoiselle aperçue, etc… Mais, il y avait si longtemps qu’on n’avait rien vu ni entendu d’extraordinaire, que l’on croyait qu’il y avait prescription, et que les esprits de l’autre monde n’avaient plus aucun droit céans. D’ailleurs, nous y avons tous couché, un jour ou l’autre, et personne ne se plaignait des visites de la Demoiselle. On ne se faisait donc aucun scrupule d’y envoyer coucher les hôtes du château, quand l’occasion s’en présentait.

Un jour, qu’un fermier était venu payer son terme de la Saint-Michel, le temps devint si mauvais, vers le soir, pluie, vent, tourmente, et il avait si loin à faire pour retourner chez lui, qu’on le pria d’attendre jusqu’au lendemain, et de passer la nuit au château. On l’envoya coucher dans la Chambre blanche.

Le lendemain, il était de bon matin à la cuisine du château. Il arriva aussitôt que les servantes ouvrirent les portes. Il avait froid, il était pâle. Il s’assit sur un escabeau, au coin du feu, et se mit à fumer sa pipe, silencieux et l’air pensif. Quand descendit ma tante, vers huit heures, le voyant là, si rêveur et si triste, elle lui dit :

— Qu’avez-vous donc, Marc ? je vous trouve bien triste, ce matin.

— Je n’ai rien, madame.

— Si, il y a quelque chose, car vous n’êtes pas ainsi ordinairement, et hier soir, quand vous êtes allé vous coucher, vous étiez gai et content. Est-ce que vous seriez indisposé ?

— Nullement, madame, je me porte parfaitement, je vous assure.

— Mais, quoi donc, alors ? il faut me le dire, absolument. Est-ce que vous n’auriez pas bien dormi ? Ah ! peut-être avez-vous aussi reçu la visite de la Demoiselle ? ajouta-t-elle, en riant et par pure plaisanterie.

— Comment dites-vous ? la Demoiselle ?…

— Oui, une belle Demoiselle qui va quelquefois, dans la chambre blanche, rendre visite à ceux qui y couchent…

— Ma foi ! puisqu’il faut vous le dire, au risque de vous voir vous moquer de moi, je vais vous raconter tout, franchement et sans rien cacher. J’ai reçu, en effet, la visite de la Demoiselle, comme vous le dites.

— Bah ! vous plaisantez, Marc, ou vous avez rêvé.

— Je ne plaisante pas, madame, et je n’ai point rêvé ; je parle sérieusement, croyez-le bien. Je ne suis pas peureux, ni superstitieux, et j’ai ri bien des fois et haussé les épaules, en entendant parler de fantômes et de revenants ; mais maintenant, ma foi !… Enfin, voici ce qui m’est arrivé, la nuit dernière.

Ma tante, le voyant si grave et si sérieux, ne plaisantait plus, et l’écouta avec attention.

— J’avais éteint ma chandelle, dit Marc, et j’étais tranquillement dans mon lit, songeant que ma femme serait inquiète de ne pas me voir revenir, car il m’arrive bien rarement de découcher. La lune paraissait par moments. Tout-à-coup, j’entendis soulever le loquet de la porte, puis la porte s’ouvrit et je vis entrer, lentement et sans faire de bruit, une femme que je ne connaissais point. Cette apparition soudaine me surprit d’autant plus que je n’avais entendu aucun bruit dans l’escalier et cependant j’ai l’oreille bonne, Dieu merci. Je pensai d’abord que c’était une servante du château, envoyée chercher quelqu’objet dans la chambre. Mais, sa mise était des plus légères ; elle ne paraissait avoir que sa chemise pour tout vêtement, ce qui me fit croire encore qu’elle ignorait que j’étais là. Cependant, quand je la regardai plus attentivement, je fus bien étonné de ne voir que le buste d’une femme, jusqu’à la ceinture. L’apparition, qui ne semblait pas toucher le plancher, se glisse jusqu’à mon lit, lentement, et toujours silencieuse, quoique j’eusse crié deux ou trois fois : — « Qui va là ? » Je regardais cette tête sans corps, et sa vue me glaçait le sang. Je ne pouvais plus parler, et mes cheveux se dressaient sur ma tête. Mais, la voilà qui entre dans mon lit… et se glisse sous les draps, à mes côtés !… puis elle se penche sur moi, et me souffle au visage, et je sentais son souffle qui soulevait mes cheveux et les faisait voltiger autour de mon front. J’avais une peur terrible ; je ne savais que faire. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était que je ne sentais rien, ni quand le fantôme avait paru se glisser sous les draps, ni quand je faisais des efforts pour le repousser avec mes mains. Enfin, ne sachant plus ce que je faisais, mourant de frayeur, je quittai le lit, et m’enfuis en chemise.

Et c’est dans ce triste état que j’ai passé presque toute la nuit dans votre jardin, jusqu’au chant du coq, n’osant aller chercher mes habits, tant j’avais peur de la Demoiselle, ni aussi aller réveiller les domestiques, à l’écurie, tant j’avais honte de me montrer dans cet état et craignais de devenir la risée de tout le monde.

Voilà, madame, pourquoi vous me voyez ce matin un peu triste, et pourquoi aussi je m’approche tant du feu, car je vous assure qu’à cette époque de l’année, les nuits sont un peu fraîches pour les passer dehors, en toilette si légère[2].

— Allons, Marc, dit ma tante, vous m’étonnez beaucoup : jusqu’à présent, j’avais regardé l’histoire de la Demoiselle de Kercabin comme une fable inventée à plaisir ; mais, d’après tout ce que vous venez de me raconter, je vois que c’est sérieux, que c’est vrai, et je n’en plaisanterai plus. J’entends bien le cheval de Margéot, moi, pourquoi d’autres ne verraient-ils pas la Demoiselle de la chambre blanche ? Mais, pour n’exposer plus personne à passer une aussi mauvaise nuit que celle que vous avez passée, mon pauvre Marc, la Chambre blanche sera démolie, et personne n’y couchera plus.

Et la Chambre blanche fut, en effet, démolie, et depuis, l’on n’a pas revu la Demoiselle de Kercabin.

III

— Pour moi, je ne serais pas parti, dit Paotrik Guyon, le pâtre, surtout en chemise ; j’aurais au moins emporté mes hardes, et je me serais habillé dans le jardin.

— Que n’étais-je donc là, à la place de ce poltron ! dit Ewenn, j’aurais été bien aise de faire la connaissance de cette aimable Demoiselle, et je vous en aurais donné des nouvelles. Mais, bah ! cet homme avait la berlue. J’ai couché un peu partout, à Kercabin, et je n’ai jamais vu la Demoiselle, ni lui non plus ne l’a pas vue ; il rêvait, certainement.

— Ah ! j’aime bien à vous entendre dire : — J’aurais fait comme ci, j’aurais fait comme ça, je n’aurais pas fait comme cet autre, etc… Cela ne coûte rien à dire, ici, au coin du feu ; mais, si vous aviez été à la place de cet homme, vous auriez fait comme lui, et peut-être seriez-vous mort ou devenu fou de frayeur, brave Paotrik. Je sais quel cas il faut faire de ces bravades et de ces bravoures à distance.

— Vous avez bien raison, Pipi, dit Fancho ; je n’ai jamais rien vu de semblable, de ma vie ; ce qui ne prouve rien contre la vérité des apparitions, et je ne me moque jamais de ceux qui me font de ces récits, quelqu’étranges qu’ils puissent être, quand je vois chez le conteur de la sincérité et de la conviction. Je ne suis ni peureux, ni superstitieux plus qu’il ne faut l’être ; je tâche, autant que je le puis, de trouver la raison et de me rendre compte de ce que je vois ou entends, et, si je ne comprends pas, je ne me hâte point de dire : « Cela n’est pas vrai ! mensonge ! rêve !…, etc. Je pense seulement que Dieu est tout-puissant, et que l’homme n’est qu’un habitant de la terre  !

Une fois, j’ai eu bien peur dans ma vie, et je ne crains pas de l’avouer devant Paotrik Guyon et Ann Drane, qui n’ont jamais eu et n’auront jamais peur, disent-ils. Vous allez voir s’il y avait lieu.

Il y a de cela bien quinze ans, j’avais donc quarante ans, — et, par conséquent, je ne devais pas être un enfant qui tremble en voyant son ombre. J’étais charretier à Kerèlam. Un beau soir du mois de juin, je menais mes chevaux aux champs, pour y passer la nuit. J’étais monté sur celui de devant ; les autres suivaient à la file, et je chantais le sône de Kloarec Lambol. La nuit était calme et sereine, et j’avais plaisir à entendre les échos qui répétaient et se renvoyaient mon chant. Il fallait passer par un chemin creux, profond et étroit, entouré des deux côtés d’arbres et de buissons touffus, de ronces et de chèvre-feuilles qui s’entrecroisaient et formaient au-dessus du chemin un dôme de verdure, que les rayons du soleil pénétraient difficilement, le jour : jugez de l’obscurité qui y régnait, la nuit. En m’engageant dans ce chemin, qui avait du reste assez mauvaise réputation dans le pays, parce qu’on le disait hanté par toutes sortes d’esprits méchants, je vis devant moi, dans les ténèbres, poindre deux lumières. Je les pris pour des vers luisants, et je continuai, toujours chantant et sifflant, et ne m’inquiétant de rien. À mesure que j’en approchais, les lumières allaient grandissant, et bientôt elles m’apparurent comme deux forts cierges, tenus par des mains invisibles. Ceci commençait à me paraître assez singulier : cependant, je n’avais pas peur, et j’avançais toujours, les yeux sur les lumières. Mais, voilà que, tout à coup, les chevaux refusent d’aller plus avant, et quand je les excitais, quand je les frappais, ils se cabraient, soufflaient des naseaux, avec grand bruit, et voulaient retourner en arrière. J’eus beau jurer, menacer et crier que celui qui était venu là espérant me faire peur et m’empêcher de passer, perdait sa peine, et que je passerais quand même ; rien ne répondait, et les lumières brillaient toujours à mes yeux, et paraissaient même me narguer. Me voilà bien embarrassé. Il fallait absolument passer par là, car il n’y avait pas d’autre chemin qui conduisît au champ où je voulais aller. Je commençai d’avoir peur, et je délibérai avec moi-même si je retournerais sur mes pas, ou forcerais le passage. La pensée que l’on se moquerait de moi et qu’on me traiterait de poltron me retint. Je me mis donc à battre mes chevaux à tour de bras et je passai au galop devant les lumières, qui restèrent immobiles, comme devant, et aucune voix, aucun bruit ne se fît entendre. Cependant, je fus pris d’une frayeur telle, qu’il me semblait que mes chevaux m’enlevaient dans l’air. Je ne dis rien à personne de ce qui m’était arrivé ; mais, j’étais honteux de moi-même, et je voulais en avoir le cœur net et savoir à quoi m’en tenir. M’armant donc de courage et de résolution, j’y retournai seul, la nuit suivante, et à la même heure. Quand j’entrai dans le chemin noir, les lumières étaient à la même place, plus brillantes que jamais. Je fis le signe de la croix et marchai droit sur elles. Devinez ce qui m’avait causé tant de frayeur ; je vous le donne en cent.

— Un lutin, dit Ar Gwénédour, le petit pâtre. — Non.

Paotrik he skod tàn (le petit homme au tison enflammé), dit Marianna. — Non.

— Les yeux d’un chat, dit Jolory. — Pas davantage.

— Un hibou, alors, dit Ann Drane. — Vous n’y êtes pas.

— Du bois pourri, dit Pipi ar Morvan.

— Oui ; Pipi a trouvé : c’était tout simplement un vieux tronc de hêtre pourri et phosphorescent qui brillait ainsi, dans l’obscurité !

— Ah ! par exemple, un tronc de hêtre ! vous vous moquez de nous, Fancho, dit Paotrik Guyon ; nous ne sommes pas encore assez simples pour qu’on nous fasse croire qu’un tronc de hêtre brille comme des chandelles ; à moins pourtant qu’on y eût mis le feu.

— Rien n’est cependant plus vrai, et je ne me moque de personne, Paotrik, répondit Fancho.

— Moi, j’y crois parfaitement, dit Francès, et cela s’explique le plus naturellement du monde, aussi bien que Paotrik he skod lân, dont quelqu’un a prononcé le nom. Le bois pourri laisse dégager du phosphore, l’été, et le phosphore brûle à l’air et brille dans l’obscurité.

— Je ne sais pas ce que c’est que du phosphore, reprit Fancho, mais je sais bien que cette lumière avait quelque chose de particulier et ne ressemblait pas aux autres lumières, flammes ou feux que nous voyons tous les jours. J’eus la curiosité d’en approcher la main, et je ne sentis aucune chaleur, de sorte qu’alors je mis la main dessus, et la flamme s’attacha à ma main, mais sans me brûler.

— C’est parfaitement cela, reprit Francès. Et tenez, une expérience que tout le monde peut faire : prenez une ou plusieurs allumettes chimiques à la fois, mettez-les dans l’obscurité, et aussitôt vous en verrez briller l’extrémité qui est enduite de phosphore. Touchez cette même extrémité avec les doigts, vos doigts brilleront aussi dans l’obscurité, et cette flamme bleuâtre, qui jouera autour d’eux, ne vous causera aucune brûlure, aucune douleur.

— Allons ! jusqu’à présent, dit Ar Meur, je n’avais jamais entendu parler de feu qui ne brûle point, et pour nous assurer qu’on ne se moque pas de nous, puisque nous avons ici des allumettes, nous allons en faire l’expérience, sur-le-champ.

On mit des allumettes à l’air, dans l’obscurité, on s’en frotta les mains, et tout se passa comme Francès l’avait dit.

— Et Paotrik he skod tan ? dit Marianna. J’ai toujours entendu dire que c’est un petit lutin, qui tient à la main un tison allumé, et qui voltige comme un papillon de nuit, au-dessus des prairies et des marais, en brandissant son tison. Est-ce que ce n’est pas vrai ?

— Pas précisément, répondit Francès. Voici ce que c’est que ce lutin si léger et si fantasque. C’est encore du phosphore, qui se dégage des marais et généralement de tous les lieux humides ; et les lumières que l’on aperçoit encore près des fontaines et dans les cimetières, et que l’on prend souvent, les premières, pour les génies des sources, les secondes, pour des âmes voltigeant au-dessus des tombes où elles viennent visiter leurs corps, ne doivent pas s’expliquer d’une autre manière.

— J’ai cependant entendu dire, reprit Marianna, que ces mauvais esprits ont souvent égaré, et quelquefois noyé des gens ivres, ou des téméraires qui les avaient poursuivis, en voulant les atteindre.

— Ces feux phosphorescents se déplacent et s’éloignent quand on les approche et semblent défier et narguer celui qui s’engage à leur poursuite ; et je comprends très-bien que des gens ivres et d’autres aussi, se laissant entraîner trop loin, aient pu se noyer dans des étangs, ou s’engager dans des marais dont ils ne pouvaient plus sortir. Et c’est ainsi que Paotrik he skod tan a été accusé d’une foule de scélératesses et de malices de ce genre.

— Il est bien vrai, dit Katel, que le bois pourri brille et luit dans l’obscurité et occasionne beaucoup de frayeurs et de récits dans le genre de celui de Fancho.

Je vais vous raconter une petite aventure qui le prouve suffisamment, et dont j’ai été témoin. Ceci se passait au couvent des Ursulines de Morlaix, où j’étais alors pensionnaire. J’avais quatorze ou quinze ans. Ce couvent avait été autrefois un cloître de moines franciscains, je crois. Il y avait, contre la vieille chapelle, un ossuaire, comme il y en avait autrefois dans presque tous les cimetières de Basse-Bretagne, et comme il en existe dans beaucoup encore. On entassait dans ces ossuaires les crânes et tous les ossements que le fossoyeur déterrait, en creusant de nouvelles fosses, dans le cimetière. Notre ossuaire était bien garni, et l’on y voyait, entre les balustres de pierre, ou entassés au fond, les fémurs, les tibias, les humérus et les crânes blanchis et grimaçants des anciens hôtes du couvent que nous occupions. Il fallait passer à quelques pas de là pour se rendre à la chapelle, et, quand nous revenions de la prière du soir, nous y jetions souvent des regards de terreur, et craignions de voir s’allumer des lumières au fond de ces grands orbites creux, et tous ces os se relever, se mettre en mouvement et courir après nous. Plus d’une de nous fit souvent de ces rêves lugubres, dans les premiers jours de son arrivée. Puis, peu à peu, l’on s’y habituait et l’on n’y pensait plus. Cependant, un soir, nous fûmes bien forcées d’y songer.

Nous traversions, comme d’habitude, le cimetière, en revenant de la prière. Tout à coup, une de nous, tournant les yeux du côté de l’ossuaire, y voit briller des lumières, et pousse un cri et se serre contre sa voisine, en montrant du doigt le sujet de sa frayeur. Tous les yeux se portent dans cette direction, et l’on crut voir les ossements remuer et se lever, les squelettes se reconstituer et se mettre en marche vers nous, avec des gestes menaçants et du feu dans les orbites. Vous devez penser si nous eûmes peur. Comme on se serrait les unes contre les autres, comme on assiégeait les sœurs, qui avaient autant de peur que nous, comme on pleura, comme on poussa des cris d’effroi ! Nous gagnâmes les salles d’étude, les dortoirs, et nous nous blottîmes partout, sous les tables, sous les lits, dans les lits, plus mortes que vives.

La mère supérieure sortit, avec trois ou quatre des plus anciennes religieuses, portant des flambeaux, et elles se dirigèrent vers l’ossuaire, en récitant des prières. Mais, à mesure qu’on approchait avec les flambeaux, les fantastiques lumières s’éteignaient, et quand on s’éloignait, elles reparaissaient encore. Enfin, la mère supérieure prit une résolution héroïque, et, tenant son chapelet d’une main, un buis sacré trempé dans de l’eau bénite, de l’autre main, elle s’approcha, en aspergeant l’ossuaire, avança la tête entre les balustres de pierre, pour voir dans l’intérieur, et vit… que l’on avait jeté parmi les ossements des morceaux de bois pourri. Soupçonnant alors que ce bois pourri devait être la cause de ces mystérieuses lumières, elle en prit un morceau, le posa à terre, puis s’en éloignant avec son flambeau, elle vit qu’il brillait et luisait dans l’obscurité, et dès lors tout fut expliqué.

Cette explication nous parut cependant peu concluante, et plus d’une d’entre nous ne dormit pas de la nuit, ou ne vit, dans ses rêves, que morts et squelettes qui la poursuivaient. Pendant plusieurs jours, nous ne passâmes devant l’ossuaire qu’en tremblant, et en y lançant à la dérobée des regards de terreur et de défiance ; puis, on en rit, et enfin on n’y pensa plus.

IV

— Et voilà les histoires de revenants ! dit Ewenn. Pour moi, je crois que tous ces mystères, toutes ces apparitions surnaturelles et effrayantes pourraient trouver leur explication aussi claire et aussi simple que celle-ci, si l’on raisonnait un peu plus, et que l’imagination grossit et transformât les choses un peu moins. Quand on voit ou que l’on entend quelque chose qui ne vous paraît pas ordinaire, il faudrait toujours marcher droit et hardiment à l’apparition ou au bruit, sans trembler et sans se créer des fantômes imaginaires, et l’on serait étonné de voir comme tout cela est simple et naturel. Rappelez-vous le fameux diable de Guernaham. N’est-ce pas ton avis, Francès ?

— Je crois qu’en effet, Ewenn, on trouverait une explication simple et naturelle à bien des choses de ce genre, qui nous paraissent d’abord mystérieuses et inexplicables. Mais, je crois aussi qu’il resterait bien des choses encore qui seront toujours des énigmes pour nous, et que ce monde est rempli de mystères, dont la science nous donnera peut-être un jour le secret.

— Bah ! tu as toujours la même réponse, toi, à laquelle je ne comprends rien du tout, je n’aime pas les réponses évasives.

— Eh ! bien, Ewen, dit Pipi, puisque tu es si malin, et que tu prétends tout expliquer, tâche donc de me tirer au clair ce que je m’en vais raconter.

— Comment, vous aussi, Pipi, vous croyez aux revenants ? dit Ann Drane.

— J’ai d’excellentes raisons d’être un peu moins incrédule que vous, à cet endroit, Ann Drane, et, en le disant, je ne crains pas que l’on se moque de moi. On sait bien que je ne suis ni peureux, ni poltron, et je me suis trouvé souvent, en Afrique et ailleurs, dans des passes difficiles dont je me suis tiré à mon honneur, et où je me suis comporté de manière à ne pas permettre le moindre doute à cet égard. Mais, arrivons au fait ; écoutez-moi un moment, puis Ewenn et Ann Drane me donneront l’explication de tout ce que je vais vous dire.

Je demeurais alors à Rune-Riou, une maison où j’aurais voulu vous voir pendant huit jours seulement, Ann Drane, pour éprouver un peu votre courage et votre incrédulité. Une nuit, je revenais de Kerarborn, où je m’étais attardé à jouer aux cartes. Après avoir passé le moulin du Pont-Meur, j’entrai dans le petit taillis qui, comme tu le sais, Ewenn, et toi aussi, Francès, est à l’extrémité levant de la prairie dont l’extrémité opposée touche aux bâtiments de Rune-Riou. Un sentier étroit traversait ce petit taillis, et j’y avais à peine fait quelques pas, qu’une voix nette et intelligible cria assez près de moi : — Pipi ! — comme chacun de vous pourrait le dire là, auprès du feu. Je me retournai du côté d’où venait la voix, et je dis sur le même ton, et avec assurance : — Quoi ! Qui m’appelle ? Mais, pas de réponse, et j’eus beau regarder de tous côtés, je ne vis personne. Je ne m’en inquiétai pas davantage, et je continuai ma route. Mais, bientôt la même voix dit encore, et plus près de moi : — Pipi ! — Eh ! quoi donc, mille diables ! Que me veux-tu ? Pas de réponse encore. — L’imbécile qui est là et qui cherche à me faire peur, perd sa peine, et ferait bien de répondre et de se montrer, autrement, je pourrais bien l’aller chercher, et alors, il s’en repentirait ! dis-je, d’un ton menaçant. Rien ne répondait ni ne se montrait toujours, et je me remis à marcher, d’assez mauvaise humeur. — Pipi ! — cria-t-on une troisième fois, plus fort et plus près de moi. J’étais en colère ; je coupai un fort bâton dans un buisson de coudrier, et je me mis à battre le bois en tous sens, en jurant et en maugréant : — Montre-toi donc, poltron ! lâche ! malheur à toi, si je te trouve ! Mais, je ne trouvai rien, et je m’en allai, furieux, toujours maugréant et jurant. J’étais sorti du taillis, et je continuais de suivre le sentier, à travers la prairie ; je n’avais plus autour de moi ni buissons, ni arbres, ni quoi que ce soit où quelqu’un pût se cacher. Tout à coup, on fit à mon oreille : hem ! comme si quelqu’un était sur mes talons, ou contre mon épaule. Je me retournai vivement, prêt à jouer de mon bâton. Mais, à ma grande surprise, je ne vis toujours personne, rien ! — Alors, je commençai d’avoir peur, et j’accélérai le pas. Un peu plus loin, un second hem ! se fit entendre, comme un coup de canon. Et je ne voyais toujours rien. Ma peur alla alors croissant et je ne savais plus comment j’avançais ; il me semblait que mes pieds ne touchaient plus la terre. Quand j’arrivai à l’extrémité de la prairie, au moment où je posais la main sur l’échalier, pour le franchir, il me sembla qu’une autre main, une main invisible, s’y posait en même temps que la mienne, mais si forte et si lourde, que je crus que tout allait disparaître sous terre, l’échalier, les deux piliers de granit et moi avec. Je ne sais comment j’arrivai jusqu’à mon lit ; mais le lendemain matin, je m’y retrouvai tout habillé et avec une bonne fièvre.

Hé ! bien, tout cela est naturel, n’est-ce pas, Ann Drane, n’est-ce pas, Ewenn, et s’explique le plus facilement du monde ?

— Je crois pouvoir affirmer, répondit Ewenn, que maître Pipi n’avait pas joué aux cartes, à Kerarborn, pendant une grande partie de la nuit, sans boire passablement de cidre et de vin, quelque peu de cognac ou de rhum aussi, sans doute, si bien que sa tête était échauffée, que son imagination fermentait, et son oreille tintait et prêtait des voix mystérieuses, des imprécations terribles, aux arbres, aux buissons et aux moindres roseaux agités par le vent.

— Voilà ! voilà ! reprit Pipi ; toujours la même explication, qui n’explique rien : vous aviez bu abondamment, votre imagination travaillait (toujours l’imagination), vos yeux voyaient trouble et prenaient pour des fantômes et des géants les troncs d’arbres et les rochers ; vos oreilles tintaient et interprétaient à leur gré le bruit du vent dans les arbres, etc., etc.. et toujours, toujours la même chose ! Mais, tonnerre de Brest ! allez conter cela à d’autres ; je ne suis peut-être pas un enfant à avoir peur de son ombre, et quand je dis avoir vu ou entendu une chose, je l’ai vue ou entendue, et non rêvée. Vraiment ces esprits forts qui, tirant vanité de leur incrédulité, pensent avoir seuls le privilège de la bravoure, et s’imaginent qu’ils n’y a qu’eux pour avoir de bons yeux, de bonnes oreilles et des sens infaillibles et surtout une imagination toujours sûre, calme et froide, sont impatientants. Ah ! que je voudrais donc les voir à l’épreuve ! Moi aussi, j’ai été un peu comme cela ; mais, on change, avec l’expérience et le temps.

Et puisque je suis sur ce chapitre, écoutez encore ; vous verrez qu’ils m’expliqueront aussi ce que je vais dire ; mais toujours par les mêmes mots : imagination, sens troublés, fièvre, etc..

C’était encore à Rune-Riou. Pendant que j’ai habité cette maison, j’ai eu tout le temps de faire connaissance et de me familiariser avec les lutins et autres habitants du monde surnaturel. Toi, Katel, tu as déjà entendu, et plus d’une fois, conter ces histoires des lutins de Rune-Riou, soit à moi, soit à ma sœur ou à d’autres, et Ewenn aussi.

— Oui, certainement, répondit Katel, et il n’est pas un ancien domestique de Rune-Riou qui n’ait long à conter là-dessus. Ainsi m’a-t-on assuré que, même en plein jour, on y entendait remuer les marmites, la vaisselle, et cependant on ne voyait jamais rien. J’ai aussi entendu dire à ta sœur que, pendant l’été, après souper, on se réunissait souvent dans l’aire à battre ou dans le jardin, pour causer et jouer à différents jeux, et personne, alors, ne restait dans la maison ; et cependant, on y entendait très-distinctement marcher, remuer les objets, causer et rire, comme s’il y avait eu une douzaine de personnes. L’ancienne maison a été démolie, une autre a été bâtie sur l’emplacement, mais il paraît que les lutins ont délogé.

— Tout cela est parfaitement vrai, reprit Pipi. Mais voici ce que je voulais vous raconter.

Pendant le carnaval, le mardi gras, je crois, de je ne sais plus quelle année, ma sœur, mon frère et tous les domestiques étaient allés souper chez ma mère, à Guergarellou. J’étais resté seul à la maison. J’avais allumé un grand feu dans la cuisine, puis j’avais pris un livre, la tragédie bretonne de Sainte-Triphine, ma foi ! et je lisais tranquillement, assis dans le grand fauteuil de chêne de mon grand père. Au bout de quelque temps, j’entendis remuer au bas de la cuisine, et des bruits métalliques comme si quelqu’un changeait de place aux marmites et aux chaudrons. Je crus d’abord que c’étaient les chats qui faisaient ce bruit. Impatienté de voir qu’il continuait, j’allai voir ; mais, il n’y avait ni chien ni chat par là. Je revins à mon fauteuil près du feu, et repris ma lecture. Mais, voilà en haut, dans le grenier, un vacarme de tous les diables, comme un tas de planches qui s’écroulerait bruyamment. Il y avait quelques jours que j’y avais monté et entassé en piles plusieurs douzaines de rais non encore dégrossis et destinés à garnir les roues d’une nouvelle charrette.

— Allons ! me dis-je, voilà mes rais qui viennent de s’écrouler. Et je pris ma lumière et montai au grenier. Grand fut mon étonnement, après un pareil tintamarre, de voir que mes rais étaient à leur place, et que rien ne paraissait avoir bougé, dans le grenier. Je regardai, à l’aide de ma lumière, et visitai tous les coins, et criai : — « Y a-t-il quelqu’un là ? Qu’il parle, je ne lui ferai pas de mal. — Je ne vis rien, personne ne souffla mot. Allons ! me dis-je, c’est le lutin qui fait ses farces. N’importe, nous verrons peut-être bien le bout de son museau, et nous saurons alors lequel de nous deux aura peur de l’autre. — Et je restai là, blotti dans un coin, bien une demi-heure et la chandelle éteinte.

Mais, rien ne bougea, pendant tout ce temps, de sorte que je descendis, et me mis à tisonner mon feu et à fumer, attendant bravement que mon compagnon voulut bien venir causer et boire un verre de cidre avec moi. Mais non, il ne voulut point approcher, mais il continua ses malices. Voilà qu’on déplace et traîne la grande table, dans la chambre, au dessus de moi ; puis, toutes les assiettes, tous les verres, les plats du buffet sont jetés sur le plancher, et brisés en mille morceaux ! je prends une trique et je monte en toute hâte, m’attendant à trouver la chambre jonchée de débris. Mais non, rien ! La table était à sa place, et dans le buffet, rien n’avait bougé. Oh ! j’étais furieux, et avec mon bâton, je frappais le plancher et la table, et je jurais, et je criais : — « N’importe qui est là, homme, lutin ou diable, qu’il se montre ou qu’il parle, au moins, s’il ne veut pas se montrer ; qu’il dise ce qu’il veut, et nous verrons, car il y a ici un gars qui n’a pas peur, et qui lui parlera en face. Hé ! bien donc, poltron ! lâche ! tu ne te montreras pas ?

Et je criais et je jurais plus fort, et ne savais guère ce que je disais. Mais, rien ne se montrait, rien ne répondait, et je descendis, en maugréant et en jurant de belle sorte.

Puis, je me calmai un peu ; je craignis d’être allé trop loin, d’en avoir trop dit, et je commençai d’avoir peur. Je repassai dans ma mémoire tout ce que j’avais entendu raconter de ces génies malicieux et méchants, bons et serviables tour à tour. Je me rappelai l’aventure de Guyon Mab-Maho, cet homme d’une force prodigieuse, un véritable Hercule, qui emportait les premiers prix dans toutes les luttes et aux pardons, battait tout le monde, quand il avait bu quelques chopines de trop. Il était charretier au vieux manoir de Guernaham, en Plouaret. De tout temps le manoir de Guernaham avait été en possession de son lutin familier, qui avait soin des chevaux, qui les peignait, les brossait, les lavait, renouvelait leur litière, ne les laissait jamais manquer de foin et de paille fraîche ; enfin, le domestique n’avait presque rien à faire. Aussi, dans tout le pays, on n’eût pas trouvé un attelage comme celui de Guernaham, des chevaux aussi propres, aussi gras, aussi luisants. Un soir, que Guyon arrivait du pardon de Lanvellec, ayant bu plus que de raison, il se mit à appeler le lutin à grands cris, à l’injurier et à le défier à la lutte. On n’a jamais bien su ce qui se passa ; toujours est-il que le lendemain, Guyon Mab-Maho était sur le flanc, rompu, brisé et pouvant à peine se retourner dans son lit. À tout moment, il croyait entendre le ricanement terrible du lutin, qui le faisait trembler et frissonner comme un enfant. Depuis ce jour, il ne fit que dépérir, et autant je l’avais connu brillant et fort, autant je le vis faible, amaigri et chancelant sur ses jambes. Les chevaux aussi portèrent la peine de la faute de leur conducteur, et bientôt ces fiers et superbes animaux ne furent plus que de misérables rosses.

Et puis Barbaïc Loho, vous savez bien ce qui lui arriva, à Kerarborn ?

— Oui, dit Katel, la pauvre Barbaïc ! Elle est maintenant bien vieille, bien cassée, bien misérable. La dernière fois que j’allai à Plouaret, je la vis qui ramassait quelques branches de bois mort que le vent avait fait tomber des arbres, dans le bois de Kerarborn. J’eus bien de la peine à la reconnaître ; sa vue me causa une grande tristesse, et je me dis presqu’involontairement :


— Pauvre femme ! — ton corps fléchit sous la douleur, Passe donc, et t’en va dans un monde meilleur ! —


— Mais il faut nous dire un mot de l’histoire de Barbaïc, à nous autres qui ne la connaissons pas, dit le vieux Fanch Ar Floc’h. Car moi aussi j’ai eu affaire aux lutins, et je sais qu’ils n’aiment pas à être contrariés.

— Eh ! bien, reprit Katel, Barbaïc Loho était servante à Kerarborn, en Plouaret. Elle était jeune, alors, rieuse et espiègle. Kerarborn avait aussi son lutin familier, qui avait soin des vaches ; — aussi, donnaient-elles toujours, en abondance, un lait délicieux, riche en crême et en beurre. Le lutin de Kerarborn ne s’occupait pas des chevaux, et ne voulait Être agréable qu’aux femmes. La nuit, il balayait la cuisine, lavait les marmites, écurait et fourbissait les casserolles, les bassins de cuivre jaune, frottait les meubles, les armoires, les buffets, les vieux bahuts de chêne sculpté, de sorte que c’était plaisir de voir la cuisine de la vieille Marc’harit, qui y précéda Barbaïc. Tout était d’une admirable propreté, tout brillait et reluisait, et l’on pouvait se mirer partout. Il faisait beau être cuisinière à Kerarborn ! Aussi, quand Marc’harit allait se coucher, elle avait soin qu’il y eût toujours une bonne braise au foyer, l’hiver ; elle plaçait au coin de l’âtre un galet arrondi et poli par les flots de la mer, et qui avait assez la forme d’une citrouille, et de son lit, elle voyait son lutin chéri qui venait s’y asseoir et se chauffer, jusqu’au chant du coq, quand sa besogne était faite, en écoutant les chansons de son ami le grillon. Il avait tout au plus un pied de haut et jamais Marc’harit n’avait pu voir son visage, qui disparaissait sous un chapeau à larges bords, comme on en porte dans une partie de la Cornouaille. On était habitué au bon lutin, et on ne s’en effrayait point, car il n’avait jamais fait de mal à personne.

Un jour, la vieille Marc’harit mourut, et la jeune Barbaïc recueillit sa succession si enviée, comme cuisinière du manoir. Elle en était toute heureuse et toute fière. Tout alla on ne peut mieux, dans les premiers temps. Le lutin était bien aise et bien heureux d’épargner la peine et le plus grossier du travail à la belle et rieuse Barbaïc, et il se réjouissait de l’entendre chanter et rire, tout le long du jour, au lieu que la vieille Marc’harit grognait et bougonnait souvent. Mais Barbaïc, qui rêvait sans cesse à quelque malice ou espièglerie, eût un jour l’idée de vouloir rire aux dépens de son ami le lutin. Hélas ! ce fut pour son malheur !

Une nuit, avant de se coucher, elle chauffa au feu le galet, puis le mit à la place ordinaire, et, de son lit, elle guetta avec impatience l’arrivée du lutin. Il vint, comme d’habitude, et alla, sans défiance aucune, s’asseoir à sa place accoutumée. Mais, aussitôt il se releva, en poussant un cri, un cri épouvantable qui ébranla toute la maison, puis, il s’enfuit, en se grattant les fesses, et renversant tout sur son passage. Barbaïc eût peur, reconnut qu’elle avait commis une faute grave, et s’en repentit. Mais hélas ! il était trop tard ! Depuis ce jour, tout alla on ne peut plus mal pour elle. Les vaches devinrent maigres et décharnées, ne donnèrent presque plus de lait, et le peu qu’elles en donnaient aigrissait sur le champ. Dans la cuisine, ce fut un désordre et une malpropreté inconcevables. La pauvre fille avait perdu toute sa gaîté, et elle avait la main si malheureuse, qu’elle ne pouvait plus toucher à un pot, à une assiette, sans les laisser tomber sur les dalles de la cuisine, et les voir voler en éclats ; — et alors, un rire terrible, effrayant, retentissait à ses oreilles. La cuisine aussi était devenue détestable : la soupe et la bouillie étaient toujours trop douces ou trop salées, les crêpes brûlées, les viandes pas assez cuites ; les domestiques se plaignaient constamment de leur nourriture, si bien qu’on congédia Barbaïc. Elle trouva facilement à se placer ailleurs ; mais le malheur la suivit partout, et bientôt personne ne voulut plus d’elle. Alors, la pauvre fille se laissa aller au désespoir, n’eut plus de courage à rien et bientôt on la vit réduite à mendier de porte en porte, vieille à trente ans, et courbée sous la malédiction du lutin qu’elle avait offensé.

— Oui, oui, dit Ar Floc’h koz, il ne faut jamais plaisanter avec les esprits, ni chercher à leur faire de mal surtout, car ils se vengent toujours, et notre force et toutes nos malices, ils s’en moquent bien. Qui était plus fort et plus malin que Malo Kerlouarn ? et cependant…

— Mais, Fanch koz, laissez donc Pipi finir son histoire, qui est restée en route…

— C’est toujours ainsi, dit Pipi ; quand on vous prie de parler, vous n’avez rien à dire ; puis, dès que quelqu’un veut conter quelque chose, vous l’interrompez à tout moment et fourrez deux, trois histoires dans la sienne, de sorte que, quand il veut reprendre, il ne sait plus où il en était.

— Vous en étiez Pipi, dit Gorvel, au moment où la peur vous prit, après avoir injurié et défié le lutin de Rune-Riou.

— Oui : eh ! bien, ces histoires de vengeance de lutins que je me rappelais, et d’autres encore, aussi peu propres à me rassurer, se succédaient dans ma mémoire, et peu à peu une telle frayeur s’empara de moi, que j’allai me coucher. Je fus à peine dans mon lit, que j’entendis qu’on s’emparait du ribot. Et le bruit de recommencer, et un charivari de tous les diables ! On faisait mine de riboter du lait, pendant quelque temps, puis, on roulait le ribot d’un bout à l’autre de la maison, puis, on le montait dans l’escalier, et on le faisait dégringoler du haut en bas, sur les marches. Il fallait entendre tout cela ! c’était un sabbat, vous dis-je !…

Enfin, on frappa à la porte de la maison. C’étaient mes frères, ma sœur et les domestiques qui revenaient de Guergarellou. Je m’étais enveloppé par dessus la tête dans mes draps, et je ne bougeai pas. On frappa une seconde fois, et on m’appela. Certain, alors, que ce n’était plus le lutin, toute ma peur s’évanouit, comme par enchantement, je m’habillai à la hâte, et j’allai ouvrir.

— Eh ! bien, me dirent-ils, tu étais donc couché, que tu nous as fait attendre si longtemps à la porte ? Sais-tu qu’il ne fait pas chaud ?

— Ma foi ! oui, je m’étais couché ; c’est si ennuyeux d’être seul, et vous tardiez tant à arriver !

— Et le lutin, l’as-tu entendu ?

— Le lutin ? Allons donc ! Est-ce qu’il y a des lutins ? Contes de vieilles femmes que tout cela ! Je ne voulais rien dire devant ma sœur et mon jeune frère, qui n’auraient pas osé rester plus longtemps dans cette maison, et qui n’auraient rêvé que lutins, à la moindre souris qui aurait trotté, la nuit. Et puis aussi, alors, je me défendais bien de croire aux lutins et aux apparitions.

On se coucha tranquillement, et rien ne vint plus troubler notre sommeil, pour cette nuit.

Voilà ce qui m’est arrivé, à moi qui suis ici à vous le raconter, non d’après le récit de tel ou tel, mais pour l’avoir entendu moi-même, n’étant ni ivre, ni endormi. Eh ! bien, Ewenn, eh ! bien, Ann Drane, vous avez dit qu’en pareil cas, il ne faut jamais avoir peur, ni fuir, mais qu’on doit, au contraire, aller droit au but, s’avancer hardiment vers le fantôme ou le bruit, et ne pas s’en aller avant d’en avoir la raison. Et qu’eussiez-vous fait, à ma place ? Voyons, dites. Me suis-je montré trop peureux ? N’ai-je pas battu le taillis en tous sens, sans trouver personne ? N’ai-je pas défié et injurié le lutin lui-même, ou le diable peut-être, qui sait ? Que pouvais-je faire de plus, et comment agir avec un ennemi invisible et insaisissable ?

— J’avoue, dit Ewenn, que tu as montré du courage et du sang-froid, selon ton habitude, bien que tu aies toujours fini par avoir peur : mais, dans ces deux circonstances, tu dis avoir beaucoup entendu de bruit et de vacarme, sans avoir rien vu, de sorte que…

— Oui, oui, je comprends ; toujours la même histoire : de sorte que c’est mon imagination qui a tout fait, que le sens de l’ouïe était troublé, ou à lui seul valait tous les autres, etc. Mais, que direz-vous si, plusieurs personnes étant ensemble, elles voient et entendent les mêmes choses extraordinaires ? Direz-vous que toutes, au même moment, ont les mêmes sens troublés ou surexcités, de manière à avoir les mêmes perceptions et à recevoir les mêmes impressions surnaturelles ? Tenez, s’il n’était pas si tard, je vous conterais quelque chose, une aventure qui m’est encore personnelle, et où j’ai vu et entendu, et qui vous paraîtrait peut-être plus concluante…

V

— Ce sera pour une autre fois, Pipi, dit Katel ; assez de revenants comme cela, pour ce soir ; il va être temps de finir la veillée ; les enfants sont tout tremblants et osent à peine regarder vers le fond de la cuisine, où il fait noir, et plus d’un et plus d’une, qui ne sont pas des enfants, ne se couchera pas, sans avoir regardé sous son lit, et fera, cette nuit, de singuliers rêves… Voyons, Marc’harit et Marianna, chantez-nous quelque beau gwerz ou sône, pour chasser de nos têtes ces images lugubres et ces terreurs mystérieuses, afin que nous puissions nous endormir sur des idées plus riantes…

— Que vous chanterai-je bien, dit Marianna ? Gwerz Ervoanik Al Lintier, si vous voulez ?

— Non, c’est trop triste cela. Marc’harit va nous chanter un beau sône.

Et Marc’harit, après s’être fait un peu prier, comme toutes les jeunes filles, quoiqu’elle brûlât d’envie de faire entendre sa belle voix, chanta le sône suivant :

Sône[3]

À Plounévez j’allai au pardon : — là mon cœur fut brisé, — et si mon corps est revenu à la maison, — il est bien malade aussi, ma chère petite sœur.

Ma chère petite sœur, préparez-moi mon lit ; — Dieu seul sait quand je m’en relèverai : — cherchez-moi aussi un prêtre, — mon pauvre cœur est brisé !

— Mon frère chéri, dites-moi — quel est le mal dont vous êtes atteint ? — Il n’y a pas de mal qui ne puisse se guérir, — avec la grâce et la volonté de Dieu.

— Hélas ! pour avoir trop aimé une fille, — j’ai du mal et de la douleur assez ! — Hélas ! Marguerite Kernitron — est celle qui m’a brisé le cœur !

Dans le pardon quand j’arrivai, — mon Dieu qu’ai-je vu ! — ô malheur ! celle que j’aime — dansait avec Pierre de Kervran !

Une belle coiffe à dentelles sur la tête, — les joues rouges, les cheveux blonds, — un bouquet de fleurs parfumées à son corset, — le pied léger et l’œil vif.

À son doigt était encore mon anneau : — et elle était gaie et rieuse. — Dieu, comme elle était belle et jolie, — et comme chacun la convoitait !

Elle passa près de moi : — quand elle me vit, elle détourna la tête. — O Dieu, quel crève-cœur ! — comment ne suis-je pas mort sur la place ?

Mais cela arrivera sans tarder ; — oui, ma pauvre sœur, il faudra mourir,— mon cœur est brisé dans ma poitrine, — et jamais plus je n’irai à aucun pardon !

En m’en retournant à la maison, le soir, — comme je gravissais la colline, — j’ai vu une étoile — qui était belle et brillante :

Et elle est descendue du haut du ciel — et est tombée dans les ténèbres, — et je me dis alors à moi-même : — voilà mon amour !

Ma sœur, faites préparer mon cercueil, — car dans trois jours je serai dans le cimetière, — et quand mon corps aura été descendu en terre, — ma sœur, vous mettrez dessus

Des fleurs d’été, des roses rouges et blanches, — sous le plus grand des ifs (du cimetière), — afin que les jolies filles — et les jeunes gens viennent les cueillir.

Et alors ils se diront ceci : — agenouillons-nous et prions — pour le jeune homme qui repose ici, — et qui est mort pour avoir trop aimé ! »

Voilà un joli sône, dit Pipi Ar Morvan, et, bien que ce soit encore triste, nous irons à présent nous coucher avec des impressions moins sombres que celles que nous auraient laissées les récits qui ont rempli toute cette veillée.

Il était dix heures, et la veillée finit ainsi, un peu plus tard que d’ordinaire.



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  1. Me na inn ket ma unan
    Da Gercabin da gerc’had tân,
    Rag ann aotro a zo er gér,
    A dorfé d’inn ma brazouer.


    Variante. — A dronzfe d’inn ma davanzer. —

  2. Cette aventure du fermier est historique.
  3. Da Blounevez ’c’h is d’ar pardon :
    Eno oo rannet ma c’halon,
    Ha ma ’z ê deut ma c’horf d’ar gêr,
    Eo klanv meurbet, ma c’hoarik ker.