Vers les sommets/16

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Chez l’auteur (p. 212-224).

XVI

Un reflet de lune éclaire, comme un sourire de vierge, la large véranda du logis LeBrun. Une ombre argentée drape de rose la petite ville de Saint-Paul-du-Gouffre. Il est dix heures. Autour du lustre de la façade volètent des bestioles de toutes sortes. L’air est doux et calme. Du côté de l’est, une fraîcheur monte de la rivière silencieuse. Après la journée de chaleur torride qui vient de finir, il fait bon vivre dehors, sous un ciel rempli de points lumineux, piqués sur un fond pâle. Le souffle embaumé de la nuit caresse mollement les visages de Jules et de Françoise, qui causent sur un ton de demi-confidence. Ils regardent les dessins qu’ils ont brodés sur le canevas de leur passé tout récent. S’ils ne les trouvent pas aussi réussis qu’ils les auraient désirés, ils les aiment quand même et ils en tirent une certaine gloire.

L’âme humaine, l’âme de celui ou celle qui a un peu vécu, ressemble souvent à un oiseau blessé. Un oiseau blessé se sait incapable de suivre le vol de ceux de ses congénères dont les ailes n’ont pas encore été atteintes par les plombs de l’épreuve. Il reste en route. D’instinct, il revient à l’endroit où le guettait l’impitoyable chasseur. Et tant que son invalidité, puis sa convalescence durent, il ne cherche pas à s’élever dans les airs, à franchir les espaces, si belle que soit dans le moment la vie qu’il puisse vivre.

L’homme qui a connu des déboires — qui n’en a pas éprouvé ? — semble vivre dans un état semblable. C’est pourquoi il aime évoquer un événement passé qui le fit boire à la coupe de l’infortune. S’en entretenir avec qui sympathise adoucit les peines qui s’abritent toujours dans un repli du cœur, même du cœur de la personne qui a été la plus heureuse au cours de sa vie, même de celle que les heures présentes comblent de bonheur.

Entre les deux âmes de ce couple si uni, une conversation intéressante s’était engagée, s’élevant graduellement, comme, de la terre humide, monte, à l’aurore, une buée de cristal. Sur un ton où la gratitude et la nostalgie bruissaient ensemble, Jules dit :

— Penses-tu, ma chère Françoise, comme la Providence a bien failli m’empêcher, il y a un an, d’entrer pour de bon dans la politique, vers laquelle je marchais avec tant de courage et d’espoir ? J’ai connu, il est vrai, la journée douloureuse de Leipzig, mais heureusement, je n’ai pas vécu les heures tragiques de celle de Waterloo. Toutefois, je rends grâce à Dieu de la somme d’expérience que m’a value la première. Je comprends mieux ce proverbe : « À quelque chose malheur est bon ».

— Oui, mon bien-aimé Jules, la chance a fini par te sourire, répondit-elle. Le peuple s’est incliné devant tes mérites et ta belle compétence. On peut dire qu’il s’est vraiment montré digne de t’avoir pour serviteur et maître. Moi qui ai longtemps cru que les électeurs appartenaient encore à ceux qui les trompent, les flattent et les soignent ! Je suis certaine à présent qu’aux prochaines élections des milliers de personnes t’élèveront sur le pavois, qu’ils t’éliront sans que tu t’exposes aux périls d’une campagne électorale, d’un voyage pénible vers l’inconnu.

— Maintenant, fit Jules, j’ai la bonne fortune de servir mon pays à la fois comme député, comme avocat et comme citoyen. En outre, je consacre mes loisirs au journalisme militant et à la composition d’œuvres de portée sociale.

— Où en es-tu rendu avec tes études sur le capitalisme et les droits de la femme, questionna-t-elle ?

— Ces études ne revêtent encore que la forme d’une pure ébauche. Une fois qu’elles se seront muées en lois et que ces dernières seront passées dans la pratique, je te promets que les inégalités de fortunes diminueront et que les femmes jouiront d’un statut plus conforme à leurs aspirations et à leur apport social.

Puis, après avoir encore causé quelques minutes sur ce sujet, ils sentirent d’instinct le besoin d’une diversion. Ce fut elle qui la fit :

— Jules, tu te rappelles encore toute l’histoire ? L’histoire du mauvais tour qu’on te joua ? Du tour fameux qui fut sur le point de t’arrêter en route ? Cette soirée qui embaume, cette lune discrète, cette molle fraîcheur, tout invite à m’en faire le récit complet.

— Je t’avoue que cette vilenie, que je n’appelle pas un tour, mais un imbécile traquenard, je l’oublie de plus en plus. À vrai dire, je n’y pense à peu près jamais.

— Redis-moi, Jules, j’aime t’entendre raconter, redis-moi ce que tu fis dans la baraque des bûcherons, après que tes deux agresseurs t’eurent laissé seul derrière la porte fermée à double tour, puis redis-moi encore ta rencontre avec tes partisans, à Saint-Étienne, à la suite immédiate de ton évasion. Sais-tu que tu ne m’as parlé de tout cela que par bribes ? Et nous avions tant à nous occuper de notre futur bonheur ! De notre bonheur présent, qui est sans mélange, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, Françoise, vrai pour notre bonheur et pour ce que tu viens de dire touchant cette bizarre aventure. Je ne voulais plus repenser à cette sotte affaire. Oui, j’ai été pendant longtemps incapable d’évoquer par des mots ce fait stupide, tant l’écœurement et l’indignation m’envahissaient l’âme. Aujourd’hui ce souvenir me laisse indifférent. Si tu crois trouver quelque intérêt au récit de la bassesse dont mes adversaires se rendirent coupables, c’est bien volontiers que j’accepte de te le faire. Je vais abréger, toutefois, car il est plus de onze heures.

Ayant allumé une cigarette, il commença :

— Comme tu t’en souviens, Françoise, j’avais les mains déliées quand on me jeta dans la cabane vermoulue. Aussi pus-je facilement enlever le bandeau qui me couvrait la moitié du visage. Il faisait très noir d’abord dans cette bicoque. Une petite vitre maculée au centre de la porte filtrait mal un peu de lumière. Une fois cependant que mes yeux y furent habitués, j’aperçus sur la table une scie à main et aussi un ciseau. Je compris que ces deux outils avaient été placés là pour mon propre usage. Je ne fus pas lent à m’en emparer. Ayant cassé la vitre, la seule fenêtre de la hutte, je me mis à scier dans le cadre vide pour en agrandir l’ouverture. Mais comme le bois était dur et l’outil ébréché, ce travail, qui devait me libérer, fut assez long. Mes adversaires le savaient. C’est pourquoi ils durent être sûrs que j’arriverais en retard à Saint-Étienne. La besogne du sciage étant terminée, j’enlevai avec le ciseau, tant bien que mal, on le conçoit, les découpures en zigzags que la scie avait faites. Un passage suffisant s’ouvrait, que je franchis avec misère. J’étais libre !

— J’imagine très bien la position dans laquelle tu te trouvais, Jules ! Que c’était méchant d’accomplir un tel acte envers un homme comme toi !

— Puisque tu voulais toute l’histoire, je la continue, chère Françoise. Après une vingtaine de minutes de marche dans les bois, où je m’égarai une couple de fois, j’atteignis enfin la route, juste à l’endroit où se trouvait mon auto. Il était une heure et quarante minutes à ma montre.

« Vite, en route pour Saint-Etienne, me dis-je. Va te justifier et confondre tes accusateurs. »

Je demeurai indécis un instant. Puis je démarrai et partis à toute vitesse. J’arrivai juste à temps à l’Hôtel de Ville pour y faire mon « dépôt ». Je n’y aperçus aucun de mes amis. Leur absence m’intriguait. Mon discours était déjà commencé depuis quelques minutes, lorsque je les vis apparaître, rayonnants. Les applaudissements crépitaient comme une grêle qui tombe sur une toiture métallique. À ce moment-là, je pressentis que je remporterais la victoire.

— Au cours de ta séquestration, quelles pensées s’agitaient dans ton cerveau, mon cher Jules ?

— Je me disais : La politique est rude, surtout celle qu’un jeune homme comme moi est obligé de faire, en marge de deux partis qui le combattent de concert. Avant le choc, les soldats obéissent à leur général. Mais quand la mêlée s’annonce, quand s’allume le feu de la bataille, ils n’aperçoivent plus que deux couleurs : le bleu et le rouge. Le candidat indépendant, qu’aucune faveur gouvernementale ne remorque évidemment, subira presque toujours l’échec tant que les élections se feront ainsi.

— Puis je pensais encore : Je parie que mes meilleurs amis vont me féliciter d’être resté en panne, car je sais que les deux gouvernements donnent à pleines mains depuis une semaine, surtout à quelques-uns de ceux qui ont servi ma cause avec ferveur.

— Jules, fit-elle, tu as des principes, c’était assez pour ne pas convenir, croyais-je. Plusieurs me disaient :

— Il est droit, honnête, intégral. Il traitera tout le monde sur un pied d’égalité. Il veut que chacun se suffise à soi-même.

Des doutes m’étreignaient. Je répétais à ma famille :

— Jules est venu trop tôt dans notre triste monde. Comme au temps du Christ, on n’en voudra pas. Ses contemporains ne sont pas préparés à le comprendre.

— Tu pousses les choses un peu loin, Françoise, fit Jules en souriant.

Pendant longtemps, continua-t-il, quelques-uns de mes amis me conseillaient de chercher à découvrir les coupables. Était-ce aussi facile qu’ils le croyaient ? Les deux individus qui avaient accompli cet acte héroïque de sauvetage à l’égard de leur parti qui se noyait, craignaient-ils, étaient littéralement masqués lorsqu’ils m’arrêtèrent. Moi, j’étais seul. Aucun témoin ne serait venu corroborer mes dires. Puis, te rappelles-tu qu’à ce moment mes adversaires faisaient courir le bruit que je cherchais un prétexte pour m’évader de la politique après qu’on m’aurait versé les trente deniers ? Ils pouvaient m’accuser de m’être donné des agresseurs, puis d’avoir regretté ce geste à la dernière minute et de m’être rendu à Saint-Étienne.

— Selon moi, la preuve de ton incarcération était à demi faite, remarqua Françoise. Voici : tu pars de chez moi à une heure et tu arrives à Saint-Étienne à deux heures. Tes partisans ne pouvaient pas nier cette évidence. Une heure pour couvrir une distance de dix milles !

— Ils ne devaient pas m’accuser, mais ils l’auraient fait. Il aurait suffi d’une heure ou deux pour m’aliéner les meilleurs esprits. Tous m’auraient lancé à la face l’histoire du téléphone. On m’aurait dit :

— Monsieur, à une heure et demie, vous nous avez communiqué par téléphone votre décision irrévocable de vous retirer. Vous ne pouvez nier.

Je compris, Françoise, qu’un des leurs avait joué pour moi ce tour du téléphone. On serait allé encore plus loin. Des adversaires, mieux rétribués que les autres afin de crier plus fort, se seraient engagés à prouver que les deux hommes qui m’avaient arrêté sur la route étaient de mes partisans, deux fiers-à-bras que j’avais dressés à cette fin. C’était un truc que j’aurais inventé dans un moment de découragement pour disparaître de la scène, alors qu’on avait fait courir le bruit que je voulais abandonner la partie.

— Je sais qu’Élise Boisclair, dit Françoise, fit tout en son pouvoir pour te combattre pendant ta campagne politique. Mais était-ce pour le seul motif du dépit ? Fut-elle pour quelque chose aussi dans l’affaire de ton enlèvement ? Penses-tu qu’elle ait été capable de tant de malice ?

— Je crois vraiment qu’elle a trop d’orgueil pour avoir déclaré à ses parents sa déception d’amour, bien que ceux-ci fussent peut-être terriblement désappointés lorsqu’ils apprirent que j’avais donné mon cœur à une autre. Mais, Françoise, la vraie cause de la bataille que me livrèrent si malhonnêtement M. Boisclair et comparses fut leur crainte de perdre le « patronage », puis celle, plus grande encore, de se voir retirer les biens qu’ils avaient acquis frauduleusement. Quant à l’affaire si vilaine du jour de « l’appel nominal », j’ai des raisons d’être convaincu qu’Élise n’y prit aucune part. De tels coups ne peuvent être imaginés et perpétrés que par des hommes.

— As-tu jamais su, pauvre Jules, comment tes ennemis avaient appris que tu dînais chez moi ce jour-là, et puis que tu serais seul dans ton auto pour te rendre à Saint-Étienne ? Car, enfin, tu aurais bien pu être accompagné de trois ou quatre de tes partisans, ce qui aurait certainement empêché les deux agresseurs d’accomplir leur méfait.

— Il me semblait te l’avoir dit, Françoise. Voici. Mon homme de confiance, à Saint-Paul-du-Gouffre, était, à mon insu, à la solde de mes adversaires. C’est sous leur dictée qu’il travaillait avec mes soldats. Il savait sa leçon. Il organisait tous mes voyages. La première chose que j’appris, le matin du grand jour, fut le départ de tous mes amis pour Saint-Étienne.

— Je devais me rendre avec vous, me dit-il, mais je suis réellement malade ce matin. Si vous ne faites d’objections, je resterai ici pour surveiller vos affaires.

— Je crus tout cela sans peine, ma chère Françoise. À dix heures donc, je me mettais en route pour Saint-Loup-les-Bains. Je conclus que c’est bien lui qui fit avec tant de succès le fameux téléphone que tu sais.

— Les hommes sont donc bien méchants ! observa Françoise. Imaginer de pareilles choses contre un honnête garçon de vingt-sept ans !

— L’intérêt personnel peut les faire descendre encore plus bas, fit Jules. Chez plus d’un, il l’emporte sur l’amour de Dieu et la crainte de l’enfer. Il s’agit toutefois de montrer à tous qu’il passe après l’intérêt général pour que la plupart d’entre eux entendent raison et accomplissent leur devoir de bons citoyens. Si les hommes ont des défauts, il ne faut pas oublier qu’ils ont des qualités. Notre tâche est de les rendre meilleurs.

— J’aime t’entendre parler de la sorte, Jules, dit Françoise, toujours fascinée.

Le silence se fit un instant. De petits pleurs d’enfant égrenèrent leurs notes saccadées jusqu’à la véranda. Leur rythme berça le couple, comme un chant d’allégresse. Dans le berceau, derrière la fenêtre, la petite Lucile, fruit délicieux de leur première année de bonheur conjugal, s’éveillait. Jules dit, dans sa joie pure :

— Sais-tu bien, mon adorée petite femme, que nous venons de vivre treize mois de complète félicité ? Les plus belles idylles de roman pâlissent à côté de celle qui a été la nôtre. Notre roman à nous se double d’une tragi-comédie politique qui a fini en triomphe. Me sera-t-il possible un jour d’écrire ce superbe roman ? Comme je fus arrêté dans ma course vers Saint-Étienne et que, en conséquence, je fus sur le point de l’être dans celle que j’avais entreprise vers les cimes, je l’intitulerais : En cours de route, ou encore : Vers les sommets.

Et un brûlant baiser de part et d’autre en termina joyeusement la dernière phrase.

FIN.