Vie de Napoléon/25

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Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 80-84).


CHAPITRE XXV[1]


Pichegru et Georges furent arrêtés. Pichegru s’étrangla au Temple ; Georges fut exécuté ; Moreau fut mis en jugement et condamné à la prison. Sa peine fut commuée et il partit pour l’Amérique. Le duc d’Enghien, petit-fils du prince de Condé, qui résidait sur le territoire de Bade, à quelques milles de la France, fut arrêté par des gendarmes français, emmené à Vincennes, mis en jugement, condamné et exécuté, comme émigré et conspirateur. Des complices subalternes de cette conspiration, quelques-uns furent exécutés ; la plus grande partie eut son pardon. On vit la peine de mort commuée en celle de la prison. Le capitaine Wright, qui avait débarqué les conspirateurs et qui paraissait avoir eu connaissance de leurs complots, fut pris sur les côtes de France, renfermé pendant plus d’un an à la tour du Temple, et traité avec tant de dureté qu’il mit fin à sa propre existence.

La découverte de cette conspiration obtint, pour Napoléon, le dernier et grand objet de son ambition ; il fut nommé empereur des Français, et l’empire fut héréditaire dans sa famille. « Ce gaillard-là, disait un de ses propres ambassadeurs, sait tirer parti de tout. »

Telle est, à ce que je crois, la véritable histoire de ces grands événements[2]. J’observe de nouveau que la vérité tout entière sur Bonaparte ne peut guère être connue que dans cent ans. Que Pichegru ou le capitaine Wright aient fini autrement que par leurs propres mains, je n’en ai jamais rencontré de preuve qui pût soutenir le moindre examen[3].

Quel eût été le motif de Napoléon pour faire périr Pichegru en secret ? Le caractère de fer du premier consul épouvantant l’Europe et la France, ce qu’il y avait de plus impolitique à lui, c’était de donner à ses ennemis un prétexte pour l’accuser d’un crime. L’amour de l’armée pour Pichegru avait été affaibli par sa longue absence et entièrement détruit par le crime que l’opinion publique ne pardonne jamais en France : la liaison ouverte avec les ennemis de la patrie. Le conseil de guerre le plus impartial aurait indubitablement condamné à mort le général Pichegru, comme traître lié avec les ennemis de la France, ou comme conspirateur contre le gouvernement établi, ou enfin comme déporté rentré sur le territoire de la République. Mais, dit-on, Pichegru avait été mis à la question, on lui avait serré les pouces dans des chiens de fusil, et Napoléon craignait la révélation de cette atrocité. J’observe que cette pratique atroce de donner la question n’est abolie en France que depuis la Révolution et que la plupart des rois de l’Europe en font encore usage dans les complots contre leur personne. Enfin, il vaut mieux courir la chance d’être accusé d’une cruauté que d’un assassinat, et il était facile de jeter celle-ci sur le compte d’un subalterne qu’on eût puni. On pouvait faire condamner Pichegru à mort par un jugement qui parût juste à la nation et commuer sa peine en une prison perpétuelle. Il faut remarquer que l’espoir d’obtenir des révélations par le supplice de la question n’est pas calculé pour des âmes de la trempe de celle de Pichegru. Comme le jeune guerrier sauvage, cette lâche ressource n’eût fait qu’animer l’intrépidité du général. Des Anglais et des Français détenus au Temple ont vu le corps de Pichegru, et aucun homme digne de foi n’a dit avoir aperçu des marques de la torture.

Quant à l’affaire du capitaine Wright, elle demande un peu plus de discussion. Il n’était ni traître, ni espion ; il servait ouvertement son gouvernement en guerre avec la France. Les Anglais disent que, quand les Bourbons ont assisté les prétendants de la maison Stuart dans leurs entreprises réitérées contre la constitution et la religion de l’Angleterre, ce gouvernement n’a jamais traité avec une excessive dureté les Français employés dans ce service et qui tombaient dans ses mains. Quand l’heureuse issue de la bataille de Culloden, au contraire de celle de Waterloo, éteignit les dernières espérances des émigrés anglais, les Français, au service du prétendant, furent reçus prisonniers de guerre et traités exactement comme les prisonniers faits en Flandre ou en Allemagne. Je réponds que, probablement, aucun de ces officiers français ne fut pris pendant qu’il était engagé dans une entreprise d’assassinat contre le roi illégitime de l’Angleterre. On peut dire que Napoléon fit resserrer Wright dans sa prison avec une excessive dureté, mais, d’après ce qui s’est passé en Espagne et en France depuis deux ans, il n’est pas douteux que les rois légitimes n’eussent traité le malheureux capitaine avec une cruauté encore plus révoltante. Rien ne prouve que Napoléon l’ait fait assassiner. Que gagnait-il à ce crime qui, d’après la connaissance qu’il avait de la presse anglaise, allait retentir dans toute l’Europe ?

Une réflexion bien simple va donner une preuve directe. Si ce crime était vrai, serions-nous obligé d’en chercher des preuves en 1818 ? Les geôliers qui ont gardé Pichegru et le capitaine Wright sont-ils donc tous morts ? La police de France est confiée à un homme d’un esprit supérieur et ces gens n’ont point été interrogés publiquement. Il en est de même des hommes qui auraient été employés pour assassiner Pichegru et le capitaine Wright. Est-ce par ménagement pour la réputation de Napoléon que le gouvernement des Bourbons n’emploie pas ce moyen si simple ? On a vu, dans le procès du malheureux général Bonnaire, des soldats répondre très librement qu’ils se souvenaient fort bien d’avoir fusillé Gordon, à des juges qui pouvaient à leur tour les faire fusiller.



  1. Tout ce qui suit à fondre avec Las Cases. 30 juin 1818.
  2. Ailleurs : Napoléon dut sentir vivement la perte de Lucien qu’une jalousie fort naturelle et l’ascendant du parti Beauharnais lui avaient fait éloigner. Lucien avait une partie de ce qui manquait à Napoléon et l’eût empêché de céder à ce fatal aveuglement qui peu à peu n’en fit qu’un despote ordinaire. Biographie des hommes vivants, 1, 543.
  3. Jamais de plus grands bienfaits ne semblèrent établir de plus grands droits. Il aurait fallu pour le bonheur de la France que Napoléon mourût tandis qu’il était occupé à monarchiser sa belle armée du camp de Boulogne. — Dominique.