Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/29

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CHAPITRE IV.
Dans lequel on verra tour à tour des personnages précoces, des personnages dans l’exercice de leur profession, des personnages mystérieux.

Soit qu’il fût agité par le souvenir de ce qu’il avait vu et entendu la nuit précédente, soit tout simplement qu’il eût fait l’agréable découverte qu’il n’avait rien à faire, M. Bailey, dans l’après-midi suivante, se sentit disposé à rechercher le plaisir d’une aimable compagnie et se hâta de partir pour aller voir son ami Poll Sweedlepipe.

À l’annonce bruyante que donna la petite sonnette de l’arrivée d’un visiteur (car M. Bailey l’avait tirée de toutes ses forces), Poll Sweedlepipe s’arracha à la contemplation d’un hibou favori et fit à son jeune ami un accueil empressé.

« Tiens, dit Poll, le jour vous avez encore bien meilleur mine qu’à la lumière. Jamais je n’ai vu un petit camarade si bien ficelé.

– C’est comme ça, Polly. Comment va notre belle amie Sairah ?

– Oh ! elle va très-bien, dit Poll. Elle est à la maison.

– Savez-vous, Poll, que Sairah a de beaux restes ? dit M. Bailey, d’un air d’indifférence coquette.

– Oh ! pensa Poll, est-il vieux pour son âge ! qui dirait cela à le voir ?

– Il y a trop de mie, par exemple ; elle est trop grosse, Poll. Mais il y a bien des femmes de son âge qui ne la valent pas.

– Le hibou lui-même en a les yeux tout écarquillés, pensa Poll ; ça ne m’étonne pas, de la part de l’oiseau de la sagesse. »

Poll venait d’aiguiser ses rasoirs, qui étaient encore étalés tout ouverts en rang d’oignons, tandis qu’un énorme cuir à repasser pendait à la muraille. À la vue de ces préparatifs, M. Bailey se frotta le menton ; une pensée subite sembla s’être présentée à son esprit.

« Ami Poll, dit-il, je n’ai pas le museau aussi frais que je voudrais. Puisque me voilà ici, je ne ferai pas mal de me faire raser et attifer un peu. »

Le barbier resta pétrifié : mais M. Bailey ôta sa cravate et s’installa dans le grand fauteuil à barbe avec toute la dignité et tout l’aplomb d’un vieux reître. Il n’y avait pas moyen de résister à ça. La vue et le toucher avaient beau protester contre cette prétention, car son menton était aussi uni qu’un œuf frais ou qu’un fromage de Hollande qu’on vient de gratter, Poll Sweedlepipe n’aurait pas osé pour tout au monde déclarer, même sur l’Évangile, qu’il n’avait pas la barbe d’un rabbin.

« N’allez pas à rebrousse-poil, s’il vous plaît, Poll, dit M. Bailey, tendant son visage pour recevoir la mousse. Vous pourrez faire comme vous l’entendrez pour mes bouts de favoris ; ça m’est égal. »

Le bon petit barbier resta à le contempler avec le blaireau et la boîte à savon dans sa main, les faisant tourner d’un air d’hésitation risible, comme si quelque fascination l’empêchait de commencer l’opération. Enfin il attaqua la joue de M. Bailey ; puis il s’arrêta de nouveau, comme si le fantôme de barbe qu’il poursuivait venait encore de lui glisser des doigts ; mais encouragé doucement par sa pratique, sous cette forme d’incitation : « Allons ! vite et bien ! » il le savonna à outrance. À travers la mousse M. Bailey souriait, plein de satisfaction.

« Passez doucement votre rasoir sur la pierre, Poll, et prenez garde d’écorcher mes boutons. »

Poll Sweedlepipe obéit et enleva la mousse avec un soin tout particulier. M. Bailey louchait à chaque coup de rasoir, pour regarder la mousse du linge à barbe placé sur son épaule gauche, dans l’espoir d’y trouver quelque poil microscopique, et on l’entendait murmurer de temps en temps : « Diable ! cette barbe est encore un peu plus rouge que je ne voudrais, Poll. » L’opération étant achevée, Poll se recula et le contempla de nouveau, tandis que M. Bailey, s’essuyant le visage avec une serviette, faisait l’observation que, « après une nuit blanche rien ne rafraîchissait mieux un homme qu’un petit coup de rasoir. »

Il était en train de rattacher sa cravate devant une glace, en bras de chemise, et Poll avait nettoyé son instrument pour la première pratique qui se présenterait, quand mistress Gamp, descendant l’escalier, jeta un regard dans la boutique pour donner au barbier un bonjour matinal. Touché du malheur qu’elle avait eu de concevoir à son égard un sentiment auquel il n’était pas dans la nature qu’il pût répondre, M. Bailey s’empressa de la flatter par quelques paroles de tendresse.

« Holà ! dit-il, Sairah ! Je n’ai pas besoin de vous demander comment vous vous êtes portée depuis ces derniers temps, car vous êtes florissante. En pleine fleur, en pleins boutons. N’est-ce pas, Polly ?


– Voyez-vous l’audace de ce petit téméraire ! cria mistress Gamp, qui au fond n’était pas mécontente du compliment. Ça frétille déjà comme un jeune moineau ! Je ne voudrais pas pour cinquante livres sterling être la mère de cette créature ! »


M. Bailey considéra cette déclaration comme un aveu délicat de l’amour de la dame, comme une manière de faire entendre qu’il n’y avait pas d’argent au monde auquel elle voulût faire le sacrifice de ses espérances. Il se sentit flatté. L’affection désintéressée flatte toujours.


« Ah ! mon Dieu ! dit en gémissant mistress Gamp qui se laissa tomber dans le fauteuil à barbe ; savez-vous, monsieur Sweedlepipe, que les gens de ce brave Bull ont fait de leur mieux pour me séduire ? c’est bien de tous les malades de cette vallée de ténèbres celui qui vous donne le plus de fil à retordre. »


C’était l’habitude de mistress Gamp, comme des autres personnes de sa profession, de parler ainsi de ses meilleures pratiques : cette tactique avait pour double effet de décourager les compétiteurs de l’emploi et de faire comprendre aux clients la nécessité de bien traiter les gardes-malades.


« On parle de constitution ! observa mistress Gamp. Il faudrait en avoir une de fer pour supporter cela. Mme Harris me disait précisément l’autre jour : « Oh ! Sairey Gamp, qu’elle me disait, comment pouvez-vous y tenir ? – Madame Harris, que je lui dis, ce n’est pas en nous-mêmes que nous en puisons la force ; nous la puisons ailleurs ; c’est dans nos sentiments religieux, et ils ne nous font pas défaut. – Sairey, me dit mistress Harris, il n’y a que ça dans la vie : il n’y a pas autre chose que ça. »


Le barbier fit entendre un léger murmure, comme pour dire que l’observation de Mme Harris, bien qu’elle ne fût peut-être pas aussi intelligible qu’on eût pu l’espérer d’une telle autorité, faisant également honneur à son esprit et à son cœur.


« Et maintenant, poursuivit mistress Gamp, et maintenant, est-ce que je ne vais pas à vingt milles de distance m’exposer à toutes les chances les plus pénibles qu’ait jamais subies une garde-malade au mois ? Mistress Harris me disait, avec un cœur de femme et de mère battant dans sa poitrine humaine, elle me disait : « Mais ne partez donc pas, Sairey, au nom du bon Dieu ! – Et pourquoi est-ce que je ne partirais pas, madame Harris ? que je lui répliquai. Mistress Gill, que je dis, n’a-t-elle pas toujours été à l’heure ? et vous croyez, madame (je vous parle comme à une mère), qu’elle va commencer à se déranger ? Souvent et souvent je l’ai entendu lui-même répéter, que je dis à mistress Harris en parlant de M. Gill, qu’il parierait six pence quand on voudrait que sa femme n’avait pas besoin de l’almanach de cabinet pour se rappeler le quantième à jour fixe ; et vous croyez, madame, que je dis, qu’elle va y manquer pour la première fois ? – Non, madame, dit mistress Harris, non, ce n’est pas dans le cours de la nature. Mais, dit-elle, les yeux pleins de larmes, vous savez mieux que moi, avec votre expérience, comme il faut peu de chose pour nous tourner les sens. Il suffit pour cela d’un spectacle de polichinelle, d’un ramonage de cheminée, d’un chien de Terre-Neuve ou d’un homme ivre qui tourne brusquement le coin de la rue. » Et ça, c’est vrai, monsieur Sweedlepipe, dit mistress Gamp, on ne peut le nier ; et, bien que mon compte soit fait pour une semaine entière, je m’en vais avec le cœur affligé, je puis vous l’assurer, monsieur.

– Vous êtes si remplie de zèle ! dit Poll. Vous vous donnez tant de mal !

– Si je me donne du mal ! s’écria mistress Gamp, levant ses mains et ses yeux tout à la fois ; vous dites bien là la vérité, monsieur, la pure vérité ; je m’en donne d’un dimanche à l’autre, sans désemparer. Je compatis si bien aux souffrances d’autrui ! Vous ne voudriez pas croire que je les ressens encore plus vivement que les miennes ; si toutes les familles que j’ai eues le savaient et qu’on rendît justice aux gens, elles me devraient une belle neuvaine à la fontaine de Saint-Polge.

– Où va donc le malade ? demanda Sweedlepipe.

– Dans le Hartfortshire où c’qu’est son air natal. Mais il n’y a pas d’air natal qui tienne, il n’en reviendra jamais.

– Est-il aussi mal que cela ? demanda le barbier d’un air d’intérêt. En vérité ! »

Mistress Gamp secoua mystérieusement la tête et plissa ses lèvres :

« Il y a, dit-elle, des fièvres de l’esprit aussi bien que du corps. Vous pouvez avaler votre tisane limoneuse jusqu’à extinction sans guérir ces fièvres-là.

– Ah ! dit le barbier, ouvrant ses yeux et leur donnant son expression de corbeau ; oh ! mon Dieu !

– Non, ça pourra vous gonfler comme un ballon, et vous rendra léger de corps comme un zéphyr, dit mistress Gamp. Mais, quand vous avez des choses qui vous trottent dans la tête et qui vous ôtent votre sommeil, votre esprit n’en sera pas moins lourd comme un plomb.

– Et quelles sont donc les choses qui vous trottent dans la tête ? demanda Poll, mordant ses ongles avec acharnement, tant il se sentait d’intérêt pour ce genre de maladie. Est-ce que ça serait des revenants ? »

Mistress Gamp, qui peut-être avait été déjà entraînée plus loin qu’elle ne voulait par la curiosité pressante du barbier, renifla d’une façon extraordinairement significative, en disant qu’il n’était pas question de ça.

« Cette après-midi, poursuivit-elle, je dois partir avec mon malade dans la voiture. Je m’arrêterai avec lui un jour ou deux, jusqu’à ce qu’il se procure une garde du pays (et elles sont fameuses, les gardes du pays, des filles de basse-cour qui n’entendent rien à la besogne), puis je m’en reviendrai ; et vous voyez si j’en ai de la peine, monsieur Sweedlepipe. Mais j’espère que tout ira bien en mon absence, vu que, comme dit mistress Harris, mistress Gill peut prendre son temps avec moi, le jour et la nuit ; ça m’est égal. »

Pendant que les observations précédentes, adressées exclusivement au barbier par mistress Gamp, allaient leur train, M. Bailey avait rattaché sa cravate, remis son habit, et s’était fait des grimaces hideuses dans la glace. En entendant mistress Gamp lui adresser personnellement la parole, il se retourna pour se mêler à la conversation.

« Vous n’êtes pas revenu dans la Cité, monsieur, je suppose, dit mistress Gamp, depuis le jour où nous nous sommes trouvés tous les trois chez M. Chuzzlewit ?

– Pardon, Sairah, j’y ai été, pas plus tard que la nuit dernière.

– La nuit dernière ! s’écria le barbier.

– Oui, Poll, c’est comme ça. Vous pourriez même dire ce matin, si vous tenez à être exact. M. Chuzzlewit a dîné chez nous.

– Qu’est-ce que ce petit démon-là veut dire par le mot : « nous ? » dit mistress Gamp avec un geste d’impatience prononcé.

— Moi, et mon maître, Sairah. Il a dîné chez nous ; nous nous sommes bien amusés, Sairah, tellement que j’ai été obligé de le ramener chez lui en fiacre à trois heures du matin. »

Le jeune drôle avait sur le bout de la langue le récit de la scène qui s’en était suivie ; mais se rappelant que la chose pourrait bien arriver aux oreilles de son maître, et songeant aux recommandations réitérées qui lui avait faites M. Crimple « de ne point jaser, » il se contint et se borna à ajouter : « Sa femme veillait en l’attendant.

– Et tout considéré, dit aigrement mistress Gamp, elle aurait fait mieux de ne pas aller se fatiguer à ce métier-là. Paraissent-ils être en bonne intelligence, monsieur ?

– Oh ! oui, répondit Bailey, en assez bonne intelligence.

– J’en suis bien satisfaite, dit mistress Gamp avec un second reniflement significatif.

– Il n’y a pas si longtemps qu’ils sont mariés, fit observer Poll en se frottant les mains, pour ne pas vivre en bonne intelligence.

– C’est vrai… dit Mme Gamp, toujours aussi significative.

– Surtout, continua le barbier, si le gentleman a bien le caractère que vous lui avez reconnu.

– Je parle comme je pense, monsieur Sweedlepipe, dit mistress Gamp. Je serais bien fâchée de faire autrement ! Mais nous ne savons jamais ce qui est caché dans le cœur d’autrui, et, si nous avions à cet endroit-là des carreaux de vitre, nous aurions souvent besoin, je ne parle pas pour moi, de fermer les volets, je puis vous l’assurer !

– Mais enfin vous ne voulez pas dire… commença Poll Sweedlepipe.

– Non, dit mistress Gamp, l’interrompant tout net, non du tout, du tout. Ne vous imaginez pas ça. Les tortures de l’Imposition ne sauraient me contraindre à l’avouer. Tout ce que je dis, ajouta la bonne femme en se levant et en drapant son châle autour d’elle, c’est qu’on m’attend au Bull et que je perds ici des moments précieux. »

Le petit barbier, à qui son ardente curiosité inspirait un vif désir de voir le malade de mistress Gamp, proposa à M. Bailey d’accompagner tous deux la brave dame jusqu’au Bull, pour assister au départ de la voiture. Le jeune gentleman y consentit, et ils partirent ensemble.

Quand ils furent arrivés à la taverne, mistress Gamp (qui était en grande toilette pour le voyage avec son dernier costume de deuil), laissa ses amis se récréer dans la cour, tandis qu’elle montait à la chambre du malade, que mistress Prig, digne collègue de mistress Gamp, était en train d’habiller.

Le malade était tellement affaibli, qu’il semblait que ses os allaient craquer au premier mouvement qu’il ferait. Ses joues étaient creuses et ses yeux extraordinairement grands. Il se tenait renversé dans son fauteuil, et ressemblait moins à un vivant qu’à un mort. Ses yeux languissants se tournèrent vers la porte quand Mme Gamp parut, et il était si faible qu’il ne paraissait pas avoir la force de les remuer.

« Eh bien, comment allons-nous maintenant ? demanda Mme Gamp. Nous avons une mine charmante.

– En ce cas nous paraissons plus charmant que nous ne le sommes pour de vrai, répliqua mistress Prig, dont l’humeur était passablement irritable. Il faut que nous soyons descendu du lit avec la jambe gauche ; car nous sommes bien mal monté. Jamais je n’ai vu un homme pareil. Si on l’avait écouté, il n’aurait jamais consenti à se laisser lever.

– Elle m’a mis le savon dans la bouche, dit d’une voix faible l’infortuné malade.

– Tiens, pourquoi donc vous ne la fermiez pas ? répliqua mistress Prig. Est-ce que vous croyez qu’on peut vous laver le nez sans vous mouiller la bouche, et s’éreinter à toute sorte de belles besognes comme ça pour une demi-couronne par jour ? Si vous voulez être mijoté, il faut payer en conséquence.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria le patient.

– Là ! voyez-vous ! dit mistress Prig, voilà ses manières de se comporter, Sarah, depuis que je l’ai tiré du lit, il n’a pas fait autre chose.

– Au lieu d’être reconnaissant de tous nos petits services, fit observer mistress Gamp. Fi ! qu’c’est vilain, monsieur ! fi ! qu’c’est vilain ! »

Ici mistress Prig empoigna le malade par le menton, et se mit à lui étriller sa malheureuse tête avec une brosse à cheveux.

« Je suppose que vous n’aimez pas trop ça non plus, » dit-elle, s’arrêtant pour le considérer.

Il était bien possible en effet qu’il ne goûtât point cet exercice ; car la brosse était un spécimen de ce que l’art moderne peut produire de plus rude en instruments de ce genre ; et les paupières du malade devinrent toutes rouges par la suite de la friction. Mistress Prig fut enchantée de trouver qu’elle ne s’était pas trompée dans sa supposition, et dit d’un accent de triomphe : « Je le savais bien ! »

Quand les cheveux eurent été convenablement enfoncés, rabattus sur ses yeux, mistress Prig et mistress Gamp mirent au malade sa cravate, lui ajustant son col de chemise avec beaucoup d’habileté, de manière que les bouts empesés pussent en même temps attaquer cet organe et lui procurer une ophtalmie artificielle. On lui passa ensuite son gilet et son habit ; et, comme chaque bouton était accroché tout de travers dans une boutonnière réfractaire, et qu’on avait changé ses bottes de pied, le pauvre diable présentait, à tout prendre, une piètre figure.

« Je crois que je ne suis pas bien arrangé, dit le malheureux jeune homme d’une voix affaiblie. Je me sens comme si j’étais dans les habits d’un autre. Je suis tout d’un côté, et vous m’avez fait une jambe plus courte que l’autre. Il y a aussi une bouteille dans ma poche. Pourquoi voulez-vous me faire asseoir sur une bouteille ?

– Que le diable emporte cet homme ! s’écria mistress Gamp, retirant l’ustensile de la poche, où il n’avait que faire. Il serait parti en emportant ma bouteille de nuit. Je m’étais fait un petit buffet de son habit lorsqu’il était suspendu derrière la porte ; et ma foi, Betsey, j’avais entièrement oublié cette circonstance. Vous trouverez, ma chère, dans son autre poche, un ou deux croquets avec un peu de thé et de sucre, si vous voulez bien avoir la bonté de les y chercher. »

Betsey retira les objets en question, en même temps que divers autres articles généralement connus sous le nom de bouts de chandelles ; et mistress Gamp les transvasa dans sa propre poche, espèce de cabas de nankin. En ce moment arrivèrent pour les deux dames des rafraîchissements sous forme de côtelettes de mouton et de bière forte, et pour le malade un bouillon. À peine avait-on achevé de faire honneur à cette collation, que John Westlock parut.

« Debout et habillé ! s’écria John, s’asseyant auprès du malade. Voilà qui est brave. Comment vous trouvez-vous ?

– Beaucoup mieux, mais très-faible.

– Cela n’est pas étonnant. Vous avez été rudement étrillé. Mais l’air de la campagne, le changement de lieu, feront bientôt de vous un autre homme ! Vraiment, mistress Gamp, ajouta John en riant, tandis qu’il arrangeait avec un soin empressé les vêtements du malade, vous n’êtes pas forte sur la toilette d’un gentleman.

– M. Leewsome n’est pas un homme commode à habiller, monsieur, répliqua mistress Gamp avec dignité ; Betsey Prig et moi nous pourrions l’affirmer, si besoin était, devant le lord-maire et les aldermen. »

John en ce moment faisait face au malade, et il était en train de le soustraire à la torture du col de chemise ci-dessus mentionné, quand son ami lui dit à demi-voix :

« Monsieur Westlock ! je désire n’être pas entendu. J’ai quelque chose de particulier et d’extraordinaire à vous dire ; une chose qui m’a terriblement pesé sur la conscience, tout le long de cette cruelle maladie. »

Vif comme il l’était dans tous ses mouvements, John se retournait pour inviter les deux femmes à sortir de la chambre, lorsque le malade le retint par la manche.

« Pas maintenant, dit-il, je n’en ai pas la force, et je n’en ai pas le courage. Si vous voulez, je ne vous le dirai que lorsque j’en aurai le courage et la force. Ou bien, si vous voulez, je vous l’écrirai ; cela me sera peut-être plus facile, et je crois que ça vaudra mieux.

– Comme vous voudrez ! s’écria John. Mais, Leewsome, il s’agit donc d’un secret bien étrange ?

– Ne me demandez pas ce que c’est. C’est cruel, c’est contre nature ; c’est effrayant à penser, effrayant à dire, effrayant à connaître ; mais laissez-moi vous baiser la main, pour toutes les bonté que vous m’avez témoignées. Continuez-moi votre amitié, et ne me demandez pas de quoi il s’agit. »

John le contempla d’abord avec une profonde surprise ; mais se rappelant qu’il était exténué et que la fièvre avait mis tout récemment sa cervelle en feu, il pensa que l’infortuné était aux prises avec un spectre imaginaire ou une folie désespérée. Pour plus ample information à cet égard, il saisit un moment favorable et prit à part mistress Gamp, tandis que Betsey Prig enveloppait le malade avec des manteaux et des châles, et il lui demanda si son ami avait l’esprit bien sain.

« Oh ciel ! il s’en faut bien, dit mistress Gamp. Il déteste ses gardes ; les fous n’en font pas d’autres ; c’est un signe certain de démence. Si vous aviez pu l’entendre, cette pauvre chère âme, nous cherchant querelle à Betsey Prig et à moi, il n’y a pas une demi-heure, vous auriez été étonné qu’il ne nous ait pas fait mourir de chagrin. »

Cette réponse confirma John dans son soupçon. Ainsi, au lieu de prendre au sérieux ce qui venait de se passer, il en revint au ton léger et badin de ses premières questions, et, avec l’assistance de mistress Gamp et de Betsey Prig, il aida Leewsome à descendre l’escalier et à monter dans la diligence qui était au moment de partir.

Poll Sweedlepipe était sur le seuil de la porte, les bras fortement serrés et les yeux démesurément ouverts, contemplant la scène avec un immense intérêt, quand le malade fut doucement hissé dans la voiture. La vue de ses mains osseuses et de son visage hagard produisit sur Poll une impression extraordinaire, et il informa confidentiellement M. Bailey qu’il n’aurait pas voulu pour une guinée manquer pareille occasion. M. Bailey, qui était d’un tempérament bien différent, déclara qu’il aurait volontiers filé pour cinq schellings.

Ce fut un fier travail que d’arranger à la satisfaction de mistress Gamp ses bagages : car chaque paquet appartenant à cette dame avait le désagrément d’avoir besoin d’être mis dans un coffre spécial et de ne point souffrir le voisinage d’autres bagages, sous peine pour les propriétaires de la voiture d’avoir à supporter des poursuites en dommages et intérêts. Le parapluie, avec sa pièce circulaire, était surtout récalcitrant ; je ne sais pas combien de fois il exhiba ses ressorts de métal détraqués à travers les crevasses et les déchirures, à la grande épouvante des autres voyageurs. Dans son ardent désir de trouver un lieu de refuge pour ce meuble précieux, mistress Gamp l’agita si fréquemment, en moins de cinq minutes, qu’il semblait se multiplier à l’infini. Enfin le parapluie se perdit, du moins la dame prétendit qu’il était perdu ; durant cinq minutes, mistress Gamp tint tête au cocher, le poursuivant partout où il allait et lui déclarant que « son compte serait bon, » dût-elle porter l’affaire devant la chambre des Communes.

À la fin, tout étant convenablement classé, son bagage, ses socques, son panier et le reste, mistress Gamp prit amicalement congé de Poll et de M. Bailey, adressa une salutation à John Westlock, et se sépara de Betsey Prig comme d’une sœur bien-aimée du même couvent.

« En vous souhaitant, ma chère créature, dit-elle, des masses de maladies et de bonnes places. J’espère qu’avant peu nous travaillerons encore ensemble, de temps en temps, Betsey ; et puisse notre prochaine rencontre avoir lieu dans une grande famille, où nous ayons bien nos aises, veillant tour à tour, l’une après l’autre, une besogne agréable, quoi !

– Ma foi, dit mistress Prig, point ne m’en chaut. Ça viendra quand ça voudra, et ça durera ce que ça pourra. »

Mistress Gamp, en articulant et lui faisant une réplique dans le même esprit, se rapprochait de la diligence, quand elle heurta une dame et un gentleman qui passaient le long du trottoir.

« Prenez donc garde ! prenez donc garde ! dit le gentleman… Holà ! ah, ma chère ! Comment ! c’est mistress Gamp !

– Tiens, M. Mould ! s’écria la garde-malade. Et mistress Mould ! Qui est-ce qui aurait pensé que nous nous rencontrerions ici, par exemple ? …

– Quoi ! mistress Gamp va quitter Londres ! s’écria Mould. Voilà qui est fort !

– Oui, monsieur, ça sort de mes habitudes, dit mistress Gamp ; mais c’est seulement pour un jour ou deux au plus. » Elle ajouta, à demi-voix : « L’individu dont je vous ai parlé. »

– Hein ! dans la diligence ? … s’écria Mould. Celui que vous aviez pensé à me recommander ? C’est très-drôle. Ma chère, dit-il à sa femme, voici qui vous intéressera. Le gentleman dont mistress Gamp songeait à nous accommoder se trouve dans la diligence, mon amour. »

Mistress Mould prit un vif intérêt à cette communication.

« Le voici, ma chère. Vous pouvez monter sur le marchepied et jouir de la vue du gentleman. Ah ! le voilà ! Où est mon lorgnon ? Oh ! bien, je l’ai retrouvé. Le voyez-vous, ma chère ?

– Parfaitement, dit mistress Mould.

– Sur ma vie, c’est une circonstance très-singulière, dit Mould, on ne peut plus enchanté. C’est un plaisir que j’aurais été bien fâché de manquer. Cela vous ravigote, cela vous émeut. C’est comme une petite comédie. Ah ! le voilà ! ma foi, oui. Son air n’annonce rien de bon, n’est-il pas vrai, madame Mould ? »

Mistress Mould partagea cet avis.

« Peut-être après tout, reprit Mould, nous reviendra-t-il sous la main. Qui sait ? je sens en moi quelque chose qui me dit que je dois lui témoigner un peu de prévenance. Il ne me fait pas l’effet d’un étranger. J’ai bien envie de lui ôter mon chapeau, ma chère.

– Il regarde fixement de ce côté, dit mistress Mould.

— Alors je vais le saluer ! s’écria Mould. Comment ça va-t-il, monsieur ? Je vous souhaite le bonjour. Ah ! il s’incline aussi. Manières parfaites. Mistress Gamp a nos cartes dans sa poche, je n’en doute pas. Voilà une aventure fort étrange, ma chère, et aussi fort agréable. Je ne suis pas superstitieux ; mais il semble réellement qu’on soit appelé à rendre à ce gentleman quelques-uns de ces petits et tristes devoirs qui sont du ressort de notre spécialité. Je ne vois même aucun inconvénient, ma chère, à ce que vous baisiez votre main à son adresse.

Mistress Mould baisa sa main.

« Ah ! dit Mould, il a l’air charmé. Pauvre garçon ! Je suis enchanté que vous ayez fait cela, mon amour. Adieu, adieu, madame Gamp ! ajouta-t-il en agitant la main. Le voilà qui part ! Il part ! »

Le voyageur partait en effet ; car M. Mould avait à peine fini de parler que la diligence se mit à rouler. Le mari et la femme, dans leur belle humeur, continuèrent gaiement leur chemin. M. Bailey s’éloigna avec Poll Sweedlepipe le plus promptement possible ; cependant il s’écoula quelque temps avant que le groom réussît à entraîner son ami, vu l’impression produite sur les nerfs du barbier par la moustache de Mme Prig, que Poll déclara une femme pleine d’appas transcendants.

Quand le petit mouvement produit autour de la diligence se fut dissipé, on eût pu voir Nadgett, dans le plus sombre compartiment du café du Bull, regarder fixement l’heure au cadran, comme si l’homme qui ne venait jamais était un peu en retard.