Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/36

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CHAPITRE XI.
Tom Pinch part pour chercher fortune. – Ce qu’il trouve, au début de son voyage.

Oh ! que la ville de Salisbury était donc, aux yeux de Tom Pinch, différente de ce qu’elle lui semblait autrefois, maintenant que le vrai Pecksniff de son cœur, le Pecksniff en chair et en os, s’était dissipé dans la vapeur d’un vain rêve ! Il avait bien encore sa même foi aux boutiques merveilleuses, la même appréhension profonde du mystère et de l’immortalité du lieu ; il en tenait en aussi haute estime la richesse, la population et les ressources : et cependant ce n’était plus pour lui la vieille cité du temps jadis ; il s’en fallait de tout. Il se promena dans le marché, tandis qu’à l’hôtel on lui apprêtait son déjeuner, et, quoique ce fût toujours le même marché, encombré par les mêmes chalands et les mêmes marchands, livré au même mouvement d’affaires, retentissant de la même confusion des langues, du même bruit de volatiles dans leurs paniers ; étalant avec le même orgueil le beurre en livre fraîchement fait et posé sur des linges d’une éclatante blancheur ; tout verdoyant de son même étalage bien frais de légumes chargés de rosée ; quoiqu’on y vît disposés avec le même soin, dans les mannes des revendeurs, les petits miroirs à barbe, les rubans, les bretelles, les sous-pieds et la quincaillerie ; enfin, quoiqu’on y trouvât toujours une profusion savoureuse de bonnes choses, des pieds de cochon délicats et des pâtés précieux de la chair du porc qui naguère avait tremblé sur ces pieds-là ; c’est égal, ce n’était plus du tout le même marché pour Tom : car, au centre de la place du Marché, il ne retrouvait plus debout une statue qu’il y avait élevée sur un piédestal, comme partout où il allait ; et, sans cet ornement, Salisbury ne lui paraissait plus qu’un froid désert.

Au reste, le changement n’alla pas plus loin que cela : car Tom était loin d’être de l’école de ces sages qui ont reconnu, parce qu’ils ont été trompés dans un homme, qu’il n’est que trop juste et trop raisonnable qu’ils s’en vengent sur l’humanité tout entière, en n’ayant plus désormais la moindre confiance en personne. Il est vrai que cette sorte de justice, bien qu’appuyée sur l’autorité de divers poëtes profonds et de plusieurs hommes honorables, ressemble tout à fait à l’arrêt de ce bon vizir des Mille et une Nuits, qui donna l’ordre de mettre à mort tous les porteurs de Bagdad, parce qu’il supposait des torts à un membre de cette malheureuse corporation ; mais on ne peut pas dire que ce procédé philosophique soit conforme aux règles de la logique, et moins encore de la morale chrétienne révélée plus tard au monde.

Tom s’était habitué depuis si longtemps à tremper le Pecksniff de ses rêves dans son thé, à l’étaler sur sa rôtie, à le faire mousser dans sa bière, qu’il ne fit qu’un chétif déjeuner le matin qui suivit son expulsion. Au dîner, il ne gagna pas non plus beaucoup d’appétit à examiner sérieusement l’état de ses affaires, et à délibérer là-dessus avec son ami le sous-organiste.

Le sous-organiste n’hésita point à lui déclarer, comme l’expression arrêtée de son opinion, que, quelque chose qu’il voulût faire, il devait avant tout se rendre à Londres, car il n’y avait pas de ville comme celle-là ; ce qui, en général, peut bien être vrai, sans que ce fût, à la rigueur, une raison suffisante pour Tom d’aller à Londres.

Mais Tom y avait déjà pensé : il avait associé dans cette pensée le souvenir de sa sœur et celui de son ancien ami John Westlock, dont il était naturellement disposé à invoquer les conseils dans ce moment de crise importante. En conséquence, il résolut d’aller à Londres, et aussitôt il se rendit au bureau de la diligence pour y retenir sa place. Comme la diligence était pleine, il fut obligé de remettre son départ à la nuit suivante ; mais ce contre-temps avait son bon comme son mauvais côté : car, si Tom risquait quelques dépenses supplémentaires de séjour à Salisbury, ce retard lui permettait aussi d’écrire à mistress Lupin pour l’inviter à lui envoyer sa malle au poteau bien connu autrefois ; occasion avantageuse d’emporter avec lui ce trésor jusqu’à la capitale et d’éviter un port par le roulage. « Ainsi, se dit-il pour se consoler, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. »

Et rien que d’avoir pris comme cela son parti, il est certain qu’il éprouva une jouissance inaccoutumée de liberté, une vague et indéfinie sensation de jour de congé, qui déborda de son cœur. Il avait bien ses moments de découragement et d’anxiété, et ces moments étaient, avec juste raison, très-nombreux ; mais c’est égal, il ne lui en était pas moins merveilleusement agréable de penser qu’il était son maître et qu’il pouvait faire des plans et des projets à sa tête. Il y avait là quelque chose de saisissant, d’effrayant, d’immense, d’incompréhensible ; c’était une vérité stupéfiante, toute pleine de responsabilité et d’inquiétude ; mais, en dépit de tous ses soucis, cet état de choses relevait singulièrement le goût des mets de l’hôtel, et évoquait entre Tom et ses projets une certaine vapeur de rêve, une gaze théâtrale qui leur donnait un reflet magique.

Dans cet état d’agitation d’esprit, Tom revint prendre possession de son lit à baldaquin, toujours à la muette surprise des portraits de l’ancien aubergiste et du gros bœuf, et ce fut ainsi qu’il passa toute la journée suivante. Lorsque enfin la diligence arriva avec le mot « Londres » blasonné en lettres d’or sur le coffre, Tom en fut tellement saisi, qu’il eut un moment envie de se sauver. Cependant il n’en fit rien ; bien plus, il s’installa sur la banquette, à côté du cocher, et de là, regardant les quatre chevaux gris pommelé, il lui sembla qu’il était lui-même un autre gris pommelé, ou tout au moins une partie de l’équipage, et il se sentit tout confus de la nouveauté et de la splendeur de sa position.

C’est que réellement un homme moins modeste que Tom eût été confus de se trouver assis à côté de ce cocher, car cet homme-là eût pu être aisément l’empereur de tous les malins qui firent jamais claquer un fouet. Il ne maniait pas ses gants comme un autre ; mais il vous les mettait en se tenant tout debout, même lorsqu’il trottait sur le pavé, tout à fait détaché de la voiture, comme s’il tenait les quatre chevaux gris pommelé, je ne sais comment, au bout de ses doigts. Il en était de même pour son chapeau : il accomplissait avec ce chapeau des tours de force que sa connaissance intime avec ses chevaux, et la témérité d’un homme accoutumé à se permettre tout sur la grande route, pouvaient seules expliquer. On lui apportait de petits paquets bien précieux, en y joignant des instructions particulières, et il vous les lançait dans son chapeau qu’il remettait sur sa tête, comme si les lois de la gravité ne pouvaient admettre que ce chapeau à l’épreuve de tout accident fût heurté ou enlevé par le vent. Et le conducteur donc ! soixante-dix milles par jour au grand air étaient écrits jusque dans ses favoris ; ses manières étaient un galop, sa conversation un grand trot. Cet homme était une diligence vivante lancée à fond de train, du haut d’une colline, sur une route barrée par un péage : l’image du mouvement perpétuel. Une charrette n’eût pu rouler lentement avec un pareil conducteur dessus, et son bugle à piston, qui plus est.

« Voilà bien les signes précurseurs de Londres, » pensait Tom, tandis qu’il était assis sur le siège et regardait autour de lui. Un tel cocher, un tel conducteur, n’auraient jamais existé entre Salisbury et une autre ville. Ce n’était point là une de vos pataches qui s’en vont tout droit au pas de leurs deux chevaux ; c’était une diligence crâne et coquette, un mauvais sujet de diligence de Londres, trottant la nuit, dormant le jour, menant une vie du diable. Elle ne s’occupait pas plus de Salisbury que si Salisbury n’avait été qu’un humble hameau. Elle passait bruyamment le long des plus belles rues, jetait un défi à la cathédrale, tournait brusquement aux angles les plus dangereux, coupait par-ci, enfilait par-là, faisant tout ranger devant elle, et s’élançait le long de la grande route dans la campagne tout droit devant elle, jetant avec son cornet à piston une fanfare éclatante, comme un dernier défi d’adieu.

La soirée était charmante, douce et brillante à la fois. Tom, même sous le poids du souci moral que lui infligeaient l’immensité et l’incertitude de Londres, ne put se soustraire à l’agréable sensation du mouvement rapide qui l’emportait à travers un air bienfaisant. Les quatre chevaux gris pommelé couraient de toutes leurs jambes, comme si le grand air leur plaisait autant qu’à Tom Pinch ; le bugle à piston n’était pas moins animé que les chevaux ; le cocher de temps en temps élevait la voix à l’unisson ; les roues joyeuses faisaient le faux bourdon ; le cuivre des harnais formait tout un orchestre de grelots, et cet ensemble tintant, claquant, raclant, résonnant doucement, n’était, depuis les boucles des doubles guides de cuir jusqu’à la poignée du coffre de derrière, qu’un vaste instrument de musique.

Yoho ! … arrière les haies, les portes et les arbres ; arrière les cottages et les granges, et les gens qui s’en retournent chez eux après le travail. Yoho ! arrière les voitures tirées par des ânes et qui se détournent bien vite dans le fossé, et les chariots vides emportés par des chevaux effarouchés, qu’on ramène à coups de fouet au bord du petit cours d’eau, maîtrisés à grand’peine par leurs conducteurs qui cherchent à les retenir près de la barrière à claire-voie, jusqu’à ce que la diligence ait passé l’étroit tournant de la route. Yoho ! rasons l’église ensevelie dans un coin paisible et entourée de son cimetière rustique où les tombes sont verdoyantes et où les pâquerettes dorment (car c’est le soir) sur le sein des morts. Yoho ! arrière les ruisseaux où les bestiaux rafraîchissent leurs pieds et où poussent les joncs et les roseaux ; arrière les clôtures des parcs de chasse, les fermes et les basses-cours ; les meules de foin de l’an dernier, tranchées couches par couches et apparaissant, au déclin du jour, telles que des pignons ruinés, vieux et noircis. Yoho ! hardi dans le sable et les cailloux de la joyeuse cascatelle qui coupe la route, et houp là un petit temps de galop jusqu’à ce que nous ayons rattrapé le niveau du chemin ! Yoho ! Yoho !

Eh bien ! la malle était-elle au poteau lorsque la diligence y arriva ?

La malle ! Vous voulez demander si mistress Lupin n’y était pas elle-même en personne ? Oui-da qu’elle était venue, et magnifiquement, comme il sied à une hôtesse, dans sa propre carriole, assise sur une chaise d’acajou, conduisant de ses propres mains son cheval Dragon, pas ailé comme celui de l’enseigne, et tout cela de l’air le plus aimable du monde. Et la diligence, l’avez-vous vue s’arrêter près de mistress Lupin, frôlant sa roue, que même le conducteur, en aidant le valet d’auberge à monter la malle, a fait retentir les joyeux échos de son bugle à piston jusqu’aux cheminées lointaines de la maison de Pecksniff, comme si la diligence célébrait à sa manière la glorieuse délivrance de Tom Pinch ?

« C’est bien aimable ! dit Tom, se penchant pour prendre les mains de mistress Lupin. Je suis bien fâché de vous avoir donné cette peine.

– Cette peine, monsieur Pinch ! … s’écria l’hôtesse du Dragon.

– Au fait, je sais que c’est un plaisir pour vous, dit Tom, lui pressant cordialement la main. Y a-t-il du nouveau ? »

L’hôtesse secoua la tête.

« Dites-lui que vous m’avez vu, reprit Tom ; dites-lui que j’étais ferme et gai, et pas découragé le moins du monde ; dites-lui que je la prie d’en faire autant, car il est certain que tout finira bien. Adieu !

— Vous écrirez lorsque vous serez établi, n’est-ce pas, monsieur Pinch ?

– Quand je serai établi ! s’écria Tom, qui ouvrit involontairement de grands yeux. Oh ! oui, j’écrirai quand je serai établi. Peut-être ferai-je mieux d’écrire auparavant, parce qu’il se pourrait bien qu’il me faille un peu de temps pour m’établir, n’ayant pas beaucoup d’argent et ne possédant qu’un ami. Je porterai mes amitiés à mon camarade, soit dit en passant. Vous étiez en bons termes avec M. Westlock, vous savez. Adieu !

– Adieu ! dit mistress Lupin, qui lui remit à la hâte un panier d’où sortait le col d’une longue bouteille. Prenez ceci. Adieu !

– Est-ce que vous désirez que je porte cela à Londres pour vous ? » lui cria Tom.

Mistress Lupin faisait déjà tourner sa carriole.

« Non, non, dit-elle. C’est seulement quelque petite chose pour vous rafraîchir en route. Jean, placez-vous vite et fouettez. C’est bien. Adieu ! »

Elle était à un quart de mille avant que Tom se fût remis ; alors il lui faisait gaiement signe de la main, et elle aussi.

« Et je ne reviendrai plus, pensa Tom en écarquillant ses yeux pour jeter de ce côté un dernier regard, je ne reviendrai plus à ce poteau où je me suis arrêté si souvent pour voir passer cette diligence ou pour me séparer là de tant de compagnons ! J’avais coutume de la comparer à un monstre énorme qui apparaissait, à certaines époques, pour emporter mes amis à travers le monde. Et maintenant c’est moi qu’elle emporte, moi qui vais chercher fortune, Dieu sait où et comment ! »

Tom devint tout mélancolique en se revoyant dans le passé descendre la ruelle, puis la remonter pour revenir chez Pecksniff ; et la mélancolie lui fit abaisser les yeux sur le panier qui était sur ses genoux et qu’il avait un moment oublié.

« C’est bien la meilleure et la plus prévoyante créature qu’il y ait au monde, pensa-t-il. Maintenant, je vois bien qu’elle avait recommandé en particulier à son valet de ne pas me regarder, afin de m’empêcher de lui jeter un schelling ! Pendant tout le temps, j’ai tenu la pièce prête, et pas une seule fois il ne s’est tourné de mon côté, tandis que naturellement ce garçon (que je connais bien) n’aurait fait autre chose que de me sourire et de me regarder en face. Sur ma parole, la bonté de tous ces gens-là pour moi me va au cœur. »

Ici il aperçut l’œil du cocher. En effet, le cocher clignait de l’œil.

« Une femme fièrement jolie pour son âge ! dit le cocher.

– Je suis de votre avis, répondit Tom. Le fait est qu’elle est bien.

– Plus jolie que bien des femmes qui sont plus jeunes, répéta Tom, qui n’était pas pour le contredire.

– Pour ma part, je n’aime pas quand elles sont trop jeunes, » dit le cocher.

C’était affaire de goût ; Tom ne se crut pas autorisé à discuter sur ce sujet.

« Vous trouverez rarement, par exemple, dit le cocher, qu’elles aient des opinions bien raisonnées sur le rafraîchissement, quand elles sont trop jeunes. Il faut qu’une femme soit arrivée à l’âge mûr avant qu’elle ait la précaution de venir munie d’un panier comme celui-ci.

– Peut-être voudriez-vous savoir ce qu’il contient ? » dit Tom en souriant.

Le cocher se mit à rire ; Tom, qui partageait sa curiosité, vida le panier en ayant soin de poser un à un sur le marchepied les divers articles : à savoir, un poulet froid rôti, des tranches de jambon, un pain croustillant, un morceau de fromage, des biscuits à la cuiller, une demi-douzaine de pommes, un couteau, du beurre, du sel et une bouteille de vieux xérès. Il y avait à côté une lettre que Tom mit dans sa poche.

Le cocher montra tant d’ardeur à approuver les soins prévoyants de mistress Lupin, et tant de chaleur à féliciter Tom sur sa bonne fortune, que Tom jugea nécessaire d’expliquer, pour l’honneur de la dame, que c’était un panier purement platonique, un cadeau de bonne amitié. Quand il eut fait cette déclaration avec une gravité parfaite (car il lui semblait qu’il était de son devoir d’éloigner de l’esprit de ce mécréant toute pensée peu convenable sur ce sujet), il lui annonça qu’il serait heureux de partager ce présent avec lui, et lui proposa d’attaquer le panier dans un esprit de bonne confraternité, à telle heure de la nuit qui semblerait au cocher la plus convenable pour cette expédition, d’après son expérience et sa connaissance de la route. À partir de ce moment, ils causèrent avec tant d’intimité que, quoique Tom ne se connût pas plus en chevaux qu’en licornes, le cocher informa son ami le conducteur, au bout du relais, que, tout original que paraissait le voyageur du siège, il en valait bien un autre pour la conversation, et qu’il serait bien à désirer qu’il y en eût toujours là de pareils.

Yoho ! à travers les ombres qui s’épaississent, le long des arbres ténébreux qui projettent leurs formes sur la route, la diligence poursuit sa route. Elle se moque bien qu’il fasse jour ou nuit : les feux de Londres, qui brillent à cinquante milles, suffisent bien, et au delà, pour éclairer ce voyage. Yoho ! devant le mail du village, où les joueurs de crosse se sont attardés, et où la moindre échancrure faite dans le frais gazon par le bâton ou les barres, par la balle ou le pied des joueurs, parfume la nuit d’une douce senteur. En avant ! avec quatre chevaux frais du Cerf-Chauve, l’auberge du relais où, devant la porte, se groupent les buveurs ébahis, tandis que le précédent attelage, avec ses traits qui pendent sur son dos, se dirigerait de lui-même vers la mare, s’il n’y avait pas là une douzaine de gosiers pour l’effrayer de leurs cris, et une armée de gamins pour s’élancer en volontaires à la poursuite des chevaux vagabonds. Maintenant, les nouveaux venus piaffent, frappent le pavé de leurs sabots, en font jaillir une gerbe d’étincelles ; en avant ! sur le vieux pont de pierre, puis encore dans l’ombre de la route, et puis à travers la porte du péage qui s’ouvre, et bien loin, bien loin, dans la campagne, yoho !

Yoho ! … Eh ! par derrière, faites taire un moment votre bugle, voulez-vous ! Avancez en rampant le long de l’impériale, conducteur, et venez prendre votre part du contenu de ce panier ! Non que, pour cela, nous ralentissions notre marche ; nous stimulerons plutôt l’ardeur de nos pur-sang, pour la plus grande gloire de notre régalade. Ah ! il y a longtemps que semblable bouteille de vieux vin ne s’est trouvée en contact avec la brise suave de la nuit, soyez-en sûr, et c’est une fameuse aubaine pour humecter le sifflet d’un joueur de bugle à piston. Essayez seulement. N’ayez pas peur de lever le coude. Bill, un autre coup ! Maintenant aspirez ferme et soufflez dans votre cornet, Bill ; en voilà, de la musique ! en voilà un creux !

Entendez-vous l’écho par delà les collines,
Bien loin ! bien loin ! …

dit la chanson. Yoho ! La jument écossaise est toute guillerette, ce soir. Yoho ! yoho !

Voyez briller la lune ! Le temps seulement de la regarder, comme elle va vite en chemin ! … Elle fait de la terre un miroir qui réfléchit les objets comme la surface de l’eau. Les haies, les arbres, les humbles cottages, les clochers d’église, les souches desséchées et les jeunes pousses florissantes, tout cela est devenu d’une coquetterie si subite, qu’ils ne vont pas faire autre chose jusqu’à demain matin que de contempler leur belle image au claire de la lune. Les peupliers là-bas frémissent de joie de voir leurs feuilles tremblantes se mirer sur le sol. Pour le chêne, c’est autre chose : il n’y a pas de danger qu’il tremble, lui ; et il se contemple dans l’énergie de sa force et de son ampleur, sans laisser remuer la moindre de ses brindilles. La porte du parc revêtue de mousse, mal suspendue sur ses gonds détraqués, toute chancelante et toute ruinée, se balance de droite et de gauche devant le reflet de la lune, comme une douairière fantastique devant le miroir des Grâces ; tandis que notre groupe de fantômes voyage aussi devant nous, yoho ! yoho ! par-dessus les fossés et les fougères, le long des collines escarpées et des murs plus escarpés encore, toujours, toujours, comme à la chasse de Robin des Bois.

Et les nuages, donc ! et le brouillard dans le vide ! Pas de ces brouillards épais qui vous cachent tout ; mais un brouillard aérien, léger et transparent comme la gaze, un brouillard qui voile modestement à nos yeux ravis les beautés devant lesquelles il passe, et leur prête de nouveaux charmes, comme la gaze d’ailleurs a toujours fait avant nous, s’il vous plaît, et fera encore après nous, en dépit de ce qu’on pourra dire. Yoho ! Maintenant, voilà que nous courons comme la lune elle-même : tantôt nous enfonçant dans un fourré de bois, tantôt nous perdant dans un nuage de vapeur ; puis tantôt reprenant notre course en pleine lumière, et tantôt rentrant dans l’ombre pour en sortir toujours, notre voyage soutient la gageure avec le sien. Yoho ! Voyons à qui ira le plus vite. Yoho ! yoho !

À peine avons-nous savouré la beauté de la nuit, que le jour arrive d’un bond. Yoho ! deux relais encore, et la route champêtre se trouve changée en une rue sans fin. Yoho ! devant les jardins de maraîchers, les files de maisons, de villas, de places, de terrasses et de squares. Passez, chariots, voitures et charrettes ; passez, ouvriers matineux, vagabonds attardés, ivrognes, et vous, sobres jardinières, qui portez vos fruits au marché. Va, diligence, le long de toutes ces bâtisses de brique et de mortier ; roule sur le pavé raboteux qui met en péril l’équipage d’un siège léger sur l’impériale ! Yoho ! par des détours sans nombre et à travers un labyrinthe de rues, jusqu’à ce qu’on arrive enfin à une vieille cour d’auberge et que Tom mette pied à terre, tout étourdi et presque saisi de vertige.

Tom Pinch est à Londres !

« Cinq minutes avant l’heure ! … dit le cocher en recevant de Tom ses honoraires.

– Sur ma parole, dit Tom, ça ne m’aurait pas fait grand’chose, quand nous serions arrivés cinq heures après le terme ; car, à cette heure matinale je ne sais pas où aller ni que faire de moi.

– Est-ce qu’on ne vous attend pas ? demanda le cocher.

– Qui ? dit Tom.

– Eh bien, eux ! » répliqua le cocher.

Il s’était si bien mis dans l’idée que Tom était venu en ville pour y trouver un cercle nombreux de parents et d’amis impatients de le revoir, qu’il eût été très-difficile de le détromper. Tom ne l’essaya pas. Il éluda gaiement le sujet, et étant entré dans l’auberge, il ne tarda point à s’y endormir devant le feu, dans une des salles publiques ouvrant sur la cour. Lorsqu’il s’éveilla, tous les gens de la maison étaient en mouvement. Il se lava et répara le désordre de sa toilette, ce qui lui fit grand bien après le voyage ; et en entendant sonner huit heures, il sortit aussitôt pour aller voir son ancien ami John.

John Westlock demeurait à Furnival’s-Inn, High-Holborn : c’était à peine à un quart d’heure de là ; mais Tom trouva le trajet long, par la raison qu’il fit deux ou trois milles de trop en voulant prendre le plus court. Lorsque enfin il arriva en vue de la porte de John, qui logeait au deuxième étage, il s’arrêta tout ému, la main sur le marteau, et tremblant de la tête aux pieds. Ce qui agitait ses nerfs, c’était de penser qu’il allait être obligé de raconter ce qui s’était passé entre lui et Pecksniff, et il avait peur que John ne triomphât terriblement de cet événement.

« Cependant, il faut toujours qu’il le sache tôt ou tard pensa Tom ; et je ferai aussi bien de le lui dire tout de suite. »

Il frappa. Ran tan plan.

« J’ai peur, pensa-t-il, que ce ne soit pas comme ça qu’on frappe à Londres. Je n’aurai pas été assez hardiment ; c’est peut-être pour cela que personne ne vient me répondre à cette porte. »

Il est certain que personne ne venait, et que Tom restait immobile à regarder le marteau, se demandant pourtant s’il n’entendait pas dans le voisinage un gentleman crier à quelqu’un de toutes ses forces : « Entrez ! »

« Dieu me bénisse ! c’est peut-être lui qui demeure ici et qui me répond. Je n’y avais pas songé. Il faut peut-être pousser la porte. Ma foi ! oui ; la voilà ouverte. »

Et, en effet, il n’y avait qu’à la pousser en tournant le bouton ; et lorsqu’il l’eut tourné, la même voix se fit entendre, criant de nouveau avec véhémence : « Pourquoi n’entrez-vous pas ? Entrez donc, si vous n’êtes pas sourd ! Pourquoi restez-vous là ? »

Tom s’avança dans le petit couloir jusqu’à la pièce d’où partait la voix, et à peine avait-il pu entrevoir un gentleman en robe de chambre et en pantoufles (avec ses bottes près de lui toutes prêtes à chausser), en train de déjeuner, un journal à la main, quand ce même gentleman, au risque de renverser sa table à thé, ne fit qu’un bond vers Tom et le saisit à grands bras.

« Eh quoi ! Tom, mon camarade ! s’écria le gentleman. Tom !

– Que je suis content de vous voir, monsieur Westlock ! dit Tom Pinch, lui pressant les deux mains et tremblant plus que jamais. Comme vous êtes bon !

– Monsieur Westlock ! répéta John ; qu’est-ce que cela signifie, Pinch ? Vous n’avez point oublié, je suppose, mon nom de baptême ?

– Non, John, non, dit Pinch ; je ne l’ai pas oublié. Mon Dieu ! comme vous êtes bon !

– Jamais de ma vie je n’ai vu un garçon comme vous ! s’écria John. Qu’est-ce que vous avez besoin de tant parler de ma bonté ? Vous vous attendiez donc à me trouver bien méchant ? Allons, asseyez-vous, Tom, et soyez raisonnable. Comment ça va-t-il, mon cher ? Je suis enchanté de vous voir !

– C’est moi, c’est moi, dit Tom, qui suis enchanté de vous voir.

– Eh bien ! c’est réciproque, dit John. Est-ce que ça n’a pas toujours été de même ? Si j’avais prévu votre arrivée, Tom, je me serais procuré quelque chose pour le déjeuner. Ce n’est pas que, pour moi, je ne préfère une semblable surprise au meilleur déjeuner du monde ; mais, pour vous, le cas est différent, et je ne doute pas que vous n’ayez un appétit de chasseur. Vous allez vous arranger comme vous pourrez, Tom, et nous prendrons notre revanche au dîner. Prenez donc du sucre ; ce n’est pas ici comme chez Pecksniff. Ah ! ah ! ah ! Comment va-t-il, ce Pecksniff ? Quand êtes-vous arrivé à Londres ? Allons, Tom, attaquez quelque chose. Il n’y a sur la table que des débris du dîner, mais les morceaux en sont bons. Voici une terrine de hure de sanglier ; goûtez-moi ça, Tom ! Commencez par où vous voudrez. Quel bon vieux gaillard vous faites ! Je suis ravi de vous voir. »

Tout en prononçant ces paroles avec une vive émotion, John allait et venait sans cesse de la chambre au cabinet voisin, apportant toute sorte de choses dans des pots, tirant de sa boîte à thé des quantités extraordinaires de la feuille chinoise, laissant tomber des petits pains dans ses bottes, versant de l’eau bouillante sur le beurre, faisant une foule de méprises de ce genre, sans se déconcerter le moins du monde.

« Là ! dit John, s’asseyant pour la cinquantième fois et aussitôt s’élançant de nouveau pour ajouter quelque autre chose au déjeuner. Nous voilà en état d’attendre le dîner. Et maintenant, voyons donc les nouvelles, Tom. Et d’abord, comment va Pecksniff ?

– Je n’en sais rien, » répondit gravement Tom.

John Westlock posa la théière et regarda son ami d’un air d’étonnement.

« Je ne sais pas comment il va, reprit Tom ; et, sauf que je ne lui souhaite pas de mal, cela m’est indifférent. Je l’ai quitté, John. Je l’ai quitté pour jamais.

– Volontairement ?

– Non, car il m’a renvoyé. Mais je m’étais aperçu que je m’étais trompé sur son compte, et je n’aurais pu rester avec lui pour tout l’or du monde. J’ai le regret de vous avouer que vous aviez bien jugé son caractère. C’est peut-être de ma part une faiblesse ridicule, John, mais je vous assure que cette découverte m’a été très-pénible et très-amère. »

Tom n’eut pas besoin de diriger sur son ami un regard de touchant appel, comme pour conjurer doucement l’éclat de rire qui allait s’échapper de ses lèvres. John Westlock en était à cent lieues : il respectait la douleur de son ami.

« Tout cela fut un rêve de mon esprit, dit Tom, le rêve est fini. Une autre fois, je vous raconterai comment la chose est arrivée. Excusez ma folie, John. En ce moment je désire n’y plus penser et n’en pas dire un mot.

— Je vous jure, Tom, répliqua son ami avec une grande chaleur et après avoir gardé quelques instants le silence, qu’en vous voyant si affecté de cette séparation, j’ignore si je dois me réjouir ou m’affliger de ce que vous êtes enfin arrivé à cette découverte. Je me reproche les plaisanteries que j’ai pu, en d’autres temps, risquer sur ce sujet ; j’eusse dû être plus réservé.

– Mon cher ami, dit Tom lui tendant la main, c’est très-généreux, très-aimable à vous de m’accueillir ainsi, moi et mon chagrin ; cela me fait rougir, à la pensée que j’ai pu éprouver quelque inquiétude en venant ici. Vous ne sauriez vous imaginer de quel poids vous soulagez mon cœur. » Il ajouta, en s’armant de nouveau de son couteau et de sa fourchette, et donnant à sa physionomie une expression joyeuse : « Je m’en vais terriblement me venger de Pecksniff sur la hure de sanglier. »

L’hôte, rappelé ainsi à ses devoirs, se mit aussitôt à entasser sur l’assiette de Tom toute sorte de comestibles hétérogènes, qui juraient de se retrouver les uns à côté des autres ; Tom fit un fameux déjeuner, et la discrétion bienveillante de son ami n’y gâta rien.

« C’est parfait, dit John après avoir suivi de l’œil avec une satisfaction infinie l’ardeur gastronomique du voyageur. Maintenant, voyons nos plans. Naturellement, vous allez loger chez moi. Où est votre malle ?

– Elle est à l’auberge, dit Tom. Mais je n’avais pas l’intention de…

– Ne me dites pas que vous n’aviez pas l’intention… interrompit John Westlock. Dites-moi plutôt que vous aviez l’intention, en venant ici, mon cher Tom, de me demander mes conseils ; n’est-ce pas ?

– Certainement.

– Et de les suivre, quand je vous les aurai donnés ?

– Oui, répondit Tom en souriant, s’ils étaient bons ; et je ne doute pas qu’ils ne le soient, venant de vous.

– Très-bien. Alors, dès le début, ne soyez pas un obstiné farceur ; sinon, je fermerai boutique et ne dépenserai pas un seul de mes précieux conseils. Vous êtes mon visiteur ; je regrette seulement de n’avoir pas un orgue à vous offrir !

– Le gentleman du rez-de-chaussée et celui qui demeure au-dessus de vous ne le regretteront peut-être pas tant, répondit Tom.

— Voyons. En premier lieu, vous désirerez voir ce matin votre sœur, et naturellement vous aimerez mieux y aller seul. Je ferai une partie du chemin avec vous ; j’irai ensuite m’occuper d’une petite affaire, et nous nous retrouverons ici cette après-midi. Mettez ceci dans votre poche, Tom. C’est la clef de la porte. Vous en aurez besoin si vous arrivez le premier.

– Mais réellement, dit Tom, s’établir ainsi chez un ami…

– Comment ! interrompit John Westlock ; il y a deux clefs. Je ne sais pas, je présume, ouvrir la porte avec deux clefs à la fois ? Quel garçon absurde vous faites, Tom ! … Vous ne désirez pas quelque chose de particulier pour votre dîner ?

– Oh ! mon Dieu non, dit Tom.

– Très-bien ; en ce cas, laissez-moi faire. Voulez-vous un verre de cerises à l’eau-de-vie ?

– Pas une goutte ! Quel appartement confortable vous avez là ! … Il n’y manque rien.

– Dieu vous bénisse ! Tom ; il n’y a là qu’un mobilier de garçon, un ménage improvisé pour un Philippe Quarl ou un Robinson Crusoé ; voilà tout. Eh bien ! voyons, partons-nous ?

– Volontiers, s’écria Tom ; dès qu’il vous plaira. »

En conséquence, John Westlock retira de ses bottes les petits pains égarés, se chaussa, fit sa toilette, après avoir donné à Tom le journal à lire pendant ce temps. Lorsqu’il reparut, tout équipé pour sortir, il trouva Tom le journal à la main et plongé dans une profonde méditation.

« Vous rêvez, Tom ?

– Non, dit M. Pinch, non. Je regardais la page d’annonces, espérant qu’elle pourrait contenir quelque avis qui me fût utile. Mais ce qu’il y a de singulier, et ce n’est pas d’aujourd’hui que j’en ai fait la remarque, c’est que personne n’y trouve jamais ce qui lui convient. Je vois là toute sorte de maîtres qui ont besoin de toute sorte de domestiques, et toute sorte de domestiques qui ont besoin de toute sorte de maîtres, et jamais ils ne semblent se rencontrer. Voici un gentleman tenant un bureau d’affaires et qui, par suite d’embarras momentanés, a besoin d’emprunter cinq cents livres sterling ; or, juste à l’alinéa suivant se trouve un autre gentleman qui a précisément la même somme à prêter. Mais vous verrez, John, que celui-ci ne prêtera point la somme à l’autre. Voici une dame possédant une modeste indépendance et qui a besoin de trouver la nourriture et le logement dans une famille paisible et affectueuse ; et voici une famille qui se peint elle-même sous ses traits de « famille paisible et affectueuse » et qui désire avoir exactement une pensionnaire dans ces conditions. Mais jamais cette dame n’ira dans cette famille. Vous ne verrez non plus aucun de ces gentlemen célibataires qui demandent une chambre bien aérée avec jouissance du parloir, s’aboucher avec ces autres personnes qui vivent dans une campagne remarquable pour la salubrité de l’air et située à cinq minutes du Royal-Exchange. Jusqu’à ces lettres initiales de fugitifs éternels qui se sont sauvés de chez leurs parents, et que leurs parents supplient de revenir ; ils se gardent bien de n’en rien faire, si nous devons en juger par le nombre de fois qu’on les y invite sans succès. Il semble réellement, ajouta Tom en déposant le journal avec un soupir pensif, que tous ces gens-là aient le même plaisir à imprimer leurs peines qu’à les exhaler de vive voix, comme si c’était pour eux une source de force et de consolation que de proclamer : « J’ai besoin de telle et telle chose, et je ne puis l’obtenir, et je n’espère pas l’obtenir jamais ! »

Cette idée fit rire John Westlock, et les deux amis sortirent ensemble.

Il s’était écoulé tant d’années depuis le dernier voyage que Tom avait fait à Londres, et encore avait-il si peu vu cette ville, qu’il s’intéressait vivement à tout ce qu’il apercevait. Entre autres choses remarquables, il avait particulièrement un désir ardent de connaître ces rues dont la spécialité est d’être un coupe-gorge pour les gens de la campagne, et il fut très-désappointé de découvrir, après une demi-heure de marche, qu’on ne lui avait seulement pas volé son mouchoir dans sa poche. Mais John Westlock ayant eu soin d’inventer un filou pour lui faire plaisir, et lui ayant désigné un très-respectable étranger comme appartenant à la corporation des voleurs, Tom fut enchanté.

Son ami l’accompagna jusqu’à une courte distance de Camberwell, et l’ayant mis à même de trouver sans la moindre possibilité d’erreur la maison du riche fondeur en cuivre, il le laissa faire sa visite.

Arrivé devant le grand cordon de sonnette, Tom tira doucement la poignée. Le portier parut.

« Dites-moi, je vous prie, n’est-ce pas ici que demeure miss Pinch ? demanda Tom.

– Miss Pinch est gouvernante ici, » répondit le portier.

En même temps il toisa Tom de la tête aux pieds, comme s’il eût voulu dire : « Je vous trouve un peu singulier de faire cette question ? D’où venez-vous donc ? »

« C’est bien cette jeune personne, dit Tom. C’est parfaitement cela. Est-elle à la maison ?

– Je ne sais pas du tout, répondit le portier.

– Pensez-vous que vous pourriez avoir la bonté de vous en assurer ? » dit Tom.

Il mit toute la précaution du monde à suggérer cette idée au portier, en voyant que la convenance d’une telle démarche ne se présentait point d’elle-même à l’esprit de ce fonctionnaire.

Le fait est que le portier, en répondant à l’appel de la sonnette extérieure, avait, selon l’usage, tiré le cordon de la sonnette d’avertissement à l’intérieur (car pendant qu’on y est, il n’en coûte pas plus de faire les choses dans le style aristocratique), et que les obligations de son emploi n’allaient pas plus loin. Étant payé pour ouvrir et fermer la porte et non pour fournir des explications aux étrangers, il laissa le soin de vider ce petit incident au valet de pied à aiguillettes qui, en ce moment, appelait ainsi, du haut des marches du perron :

« Holà ! par ici ! par ici, jeune homme !

– Oh ! dit Tom, courant de ce côté. Je n’avais pas remarqué qu’il y eût là quelqu’un. Dites-moi, je vous prie, miss Pinch est-elle à la maison ?

– Elle est dans la maison, » répondit le valet de pied, comme pour dire à Tom : « Mais si vous vous imaginez qu’elle est ici chez elle, vous ferez bien d’abandonner cette idée.

– Je désire la voir, s’il vous plaît, » dit Tom.

Le valet de pied était un jeune espiègle. En ce moment son attention fut attirée par le vol d’un pigeon auquel il prit un si vif intérêt, que ses yeux demeurèrent fixés sur l’oiseau jusqu’à ce qu’il eût disparu. Alors il invita Tom à entrer et l’introduisit dans un parloir.

« Pas d’nom ? » dit ce jeune homme en s’arrêtant d’un air nonchalant sur le seuil de la porte.

C’était une bonne idée : car sans autoriser l’étranger, s’il eût été d’un caractère violent, à lui appliquer une correction légitime, cela n’en montrait pas moins le peu de cas que le jeune homme faisait de l’étranger et déchargeait sa conscience du pénible remords de lui faire tort, peut-être, en se considérant comme un individu obscur et sans nom, si par hasard il se trompait dans son jugement.

« Annoncez son frère, s’il vous plaît, dit Tom.

– Sa mère ? dit d’un accent traînant le valet de pied.

– Son frère, répéta Tom élevant légèrement la voix. Si vous voulez bien annoncer d’abord un gentleman, avant de dire que c’est son frère, vous m’obligerez ; car elle ne m’attend pas, elle ne sait pas même que je suis à Londres, et je craindrais de lui causer un saisissement. »

Depuis longtemps le jeune homme avait cessé de prêter la moindre attention aux observations de Tom ; cependant il avait eu la bonté de rester. Il ferma la porte et disparut.

« Mon Dieu ! se dit Tom ; quelle conduite irrespectueuse et impolie ! J’espère que ces domestiques-là sont nouveaux dans la maison, et que Ruth est traitée autrement. »

Un bruit de voix qui retentissaient dans la chambre voisine interrompit ses réflexions. Ces voix semblaient engagées dans une discussion assez vive : on avait l’air de gronder sévèrement quelqu’un. Parfois elles étaient plus fortes, et alors c’était un véritable ouragan. Ce fut au milieu même d’une de ces bouffées de colère, à ce qu’il lui sembla, que le valet de pied l’annonça ; un calme subit et qui n’était rien moins que naturel, puis un morne silence, remplacèrent cette agitation et ce bruit. Tom était debout près de la fenêtre, se demandant quelle querelle domestique avait pu causer tout ce tapage, et espérant que sa sœur n’avait rien de commun avec cette scène, quand la porte s’ouvrit : Ruth parut, et se précipita dans les bras de son frère.

« Dieu me bénisse ! dit Tom, la regardant avec fierté lorsqu’ils se furent tendrement embrassés l’un l’autre, comme vous êtes changée ma chère Ruth ! J’aurais eu de la peine à vous reconnaître, mon amour, si je vous avais rencontrée autre part qu’ici, je vous assure ! Vous avez tant gagné ! ajouta Tom avec un plaisir inexprimable. Vous voilà tout à fait une femme ! Vous êtes si… ma foi ! oui… vous êtes si jolie !

– Cela vous fait plaisir à dire, Tom…

– Oh ! tout le monde le dirait comme moi, répliqua Tom en lui passant doucement la main sur les cheveux. C’est un fait réel et positif. Mais qu’est-ce que vous avez donc ? … demanda-t-il en la regardant de plus près ; comme vous avez les yeux rouges ! Vous avez pleuré.

– Non, Tom, non, je n’ai pas pleuré.

– Par exemple ! dit le frère avec force ; vous me faites un conte ! Ne me dites pas que non ; je le vois bien, moi. Qu’est-ce donc, ma chérie ? Maintenant que je ne suis plus chez M. Pecksniff, et que je viens essayer la fortune et m’établir à Londres, si vous n’êtes pas heureuse ici (comme j’ai bien lieu de le craindre, car je commence à penser que vous m’avez trompé jusqu’ici avec les meilleures et les plus délicates intentions), vous ne resterez pas ici. Ah ! dame ! »

Le sang de Tom lui montait à la tête, voyez-vous ! Peut-être la hure de sanglier y était-elle pour quelque chose ; mais en tout cas le valet de pied n’y était pas étranger, et enfin la vue de sa jolie sœur affligée y était pour beaucoup. Tom eut été capable de supporter pour lui-même bien des choses : mais il était fier de sa sœur, et l’orgueil est chatouilleux. Il se mit à se dire qu’il pouvait bien y avoir plus d’un Pecksniff. Et tout à coup les milliers d’épingles et d’aiguilles qui peuvent piquer les veines d’un homme en colère lui firent sentir des démangeaisons inaccoutumées.

– Nous parlerons de cela, Tom, dit Ruth en lui donnant un nouveau baiser pour le calmer. Je crains de ne pouvoir pas rester ici.

– De ne pas pouvoir ! … répliqua Tom. Eh bien ! vous ne le pourrez pas, mon amour. Ma foi ! vous n’êtes pas réduite à la charité, sur ma parole ! »

Tom fut interrompu dans ces exclamations par le valet de pied, qui vint le prévenir que son maître désirait, avant qu’il partît, causer avec lui ainsi qu’avec miss Pinch.

« Montrez-moi le chemin, dit Tom ; je suis à lui tout de suite. »

Ils entrèrent dans la pièce voisine, d’où était parti le bruit de l’altercation. Là ils trouvèrent un gentleman entre deux âges, à la voix et au geste pompeux, et une dame également entre deux âges, avec ce qu’on pourrait appeler une figure de pompes funèbres, roide comme de l’empois et douce comme du vinaigre. Il y avait là encore la plus âgée des élèves de miss Pinch, celle que Mme Todgers, dans une visite que le lecteur peut se rappeler, avait nommée un sirop fin (pour un séraphin) ; elle pleurait et sanglotait de dépit.

« Mon frère, monsieur, dit Ruth Pinch, présentant timidement Tom.

– Oh ! s’écria le gentleman, qui examina Tom avec attention. Vous êtes bien réellement le frère de miss Pinch, je présume ? Excusez cette question : c’est que je ne vous trouve aucune ressemblance.

— Miss Pinch a un frère, je le sais, fit observer la dame.

– Miss Pinch est toujours à me parler de son frère quand elle ne devrait s’occuper que de mon éducation, dit l’élève en sanglotant.

– Sophie ! retenez votre langue ! » dit le gentleman. Et, s’adressant à Tom : « Asseyez-vous, s’il vous plaît. »

Tom s’assit, promenant son regard avec une muette surprise de l’un à l’autre de ces visages.

« Restez ici, s’il vous plaît, miss Pinch, poursuivit le gentleman, » jetant légèrement un coup d’œil par-dessus son épaule.

Tom l’interrompit ici en se levant pour aller chercher une chaise à sa sœur. Cela fait, il s’assit de nouveau.

« Je me félicite, reprit le fondeur de métaux, de ce que vous vous êtes avisé de venir aujourd’hui voir votre sœur : car, bien que par principe je n’approuve pas qu’une jeune personne engagée dans ma famille en qualité de gouvernante reçoive des visites, la vôtre en cette occasion se trouve arriver fort à propos. Je regrette d’avoir à vous informer que nous ne sommes pas du tout satisfaits de votre sœur.

– Nous en sommes très-mécontents, ajouta la dame.

– Je ne réciterai plus une leçon à miss Pinch, quand on devrait me battre jusqu’au sang, dit l’élève en sanglotant.

– Sophie ! lui cria son père, retenez votre langue !

– Voulez-vous me permettre, dit Tom, de vous demander quels sont vos motifs de mécontentement ?

– Oui, dit le gentleman. Je le veux bien. Je ne vous reconnais pas le droit de me faire cette question, mais je veux bien y répondre. Votre sœur ne possède pas la moindre disposition pour commander le respect. Ç’a été la source constante de contestations entre nous. Bien qu’elle soit dans cette famille depuis un certain temps, et bien que la jeune personne ici présente ait, pour ainsi dire, grandi sous sa direction, cette jeune personne n’a point de respect pour elle. Miss Pinch n’a jamais su commander le respect à ma fille ni gagner sa confiance. Maintenant, dit le gentleman, laissant sa main tomber gravement à plat sur la table, je maintiens qu’il y a là quelque chose de radicalement mauvais ! Vous, en votre qualité de frère, vous pouvez être disposé à le nier…

– Pardon, monsieur, dit Tom, je ne suis nullement disposé à le nier. Je suis certain qu’il y a là quelque chose de radicalement mauvais, de radicalement monstrueux.

— Bon Dieu ! s’écria le gentleman, parcourant la chambre d’un regard empreint de dignité, que vous dirai-je ? Voyez un peu les résultats affligeants qui naissent de la faiblesse de caractère de miss Pinch ! Quels doivent être les sentiments d’un père, quand, après avoir tant désiré (désir fréquemment exprimé par moi à miss Pinch, et je pense qu’elle n’essayera pas de le nier) que ma fille fût choisie dans ses expressions, gracieuse dans ses manières, ainsi qu’il convient à son rang social, et qu’elle sût tenir poliment à distance ses inférieurs, je la trouve, comme je l’ai fait, ce matin même, adressant à miss Pinch en personne l’épithète de mendiante ! »

La dame s’empressa de rectifier ainsi l’épithète :

« Elle a dit : « Une pauvre mendiante. »

– Ce qui est bien pis, dit le gentleman d’un ton triomphant. Ce qui est bien pis : « Une pauvre mendiante ! » expression basse, grossière, indigne !

– Tout à fait indigne, s’écria Tom. Je suis heureux de vous l’entendre ainsi qualifier.

– Si indigne, monsieur, dit le gentleman, baissant la voix pour la rendre plus expressive encore ; si indigne que, si je ne savais que miss Pinch est une jeune orpheline, sans protecteurs, sans parents, j’eusse, comme je le lui disais à elle-même, il y a quelques minutes à peine, sur ma véracité et mon caractère personnel, j’eusse dès ce moment et pour toujours rompu toute relation entre nous.

– Par le ciel, monsieur, s’écria Tom en se levant (car il ne pouvait plus se contenir), ne vous laissez pas, je vous prie, arrêter par de telles considérations. Elles n’existent pas. Ma sœur ne manque point de protecteur. Dès cet instant elle est prête à partir. Ma chère Ruth, allez mettre votre chapeau !

– Oh ! la jolie famille ! cria la dame. Oh ! c’est bien son frère ! Il n’y a pas de doute à cela !

– Pas plus de doute, madame, dit Tom, qu’il n’est douteux que cette jeune demoiselle est bien votre élève et non celle de ma sœur. Ma chère Ruth, allez prendre votre chapeau !

– Jeune homme, interrompit arrogamment le fondeur de métaux, quand, avec cette impertinence qui vous est naturelle et à laquelle, par conséquent, je ne daignerai plus prendre garde, vous dites que cette jeune demoiselle, ma fille aînée, a été élevée par une autre que miss Pinch, vous… Je n’ai besoin de rien ajouter. Vous m’entendez parfaitement. Je ne doute pas que vous n’ayez l’habitude de ce langage.

— Monsieur ! s’écria Tom, après l’avoir contemplé quelque temps en silence ; si vous ne comprenez pas ma pensée, je vous la formulerai. Si vous la comprenez, je vous prie de ne pas répéter l’expression dont vous vous êtes servi pour y répondre. Voici ma pensée : c’est qu’aucun homme ne saurait s’attendre à voir ses enfants respecter ce qu’il dégrade lui-même.

– Ah ! ah ! ah ! fit le gentleman avec un éclat de rire, voilà bien leur jargon habituel ! Connu ! connu !

– Ce n’est pas du jargon, monsieur ! c’est tout simple et tout naturel. Votre gouvernante ne saurait gagner le respect et la confiance de vos enfants, sans votre aide ! Qu’elle commence par posséder votre confiance et votre respect, et alors vous verrez ce qui arrivera.

– Miss Pinch est allée mettre son chapeau, je pense, ma chère ? dit le gentleman.

– Je vous en réponds, dit Tom, prévenant la réponse. Je n’en fais aucun doute. En attendant, je m’adresse personnellement à vous, monsieur. Vous m’avez exposé votre plainte, monsieur ; vous m’avez appelé pour l’entendre, et j’ai droit d’y répondre. Je ne suis ni bruyant ni turbulent (et c’était bien la vérité), quoique je ne puisse en dire autant de vous, après la façon dont vous m’avez parlé. Je désire, dans l’intérêt de ma sœur, rétablir la simple vérité.

– Vous pouvez établir ce qu’il vous plaira, jeune homme, répondit le gentleman, affectant de bâiller. Ma chère, comptez l’argent qui revient à miss Pinch.

– Quand vous me dites, reprit Tom, qui bouillait d’indignation, tout en gardant un extérieur calme, quand vous me dites que ma sœur n’a pas le don inné de commander le respect à vos enfants, je dois vous répondre, moi, que cela n’est pas, et qu’elle le possède, au contraire. Elle est aussi bien élevée, aussi instruite, aussi bien douée par la nature pour commander le respect, qu’aucun de ceux qui payent une gouvernante et que vous pouvez connaître. Mais quand vous la tenez dans une position inférieure à celle de vos domestiques, devez-vous supposer, pour peu que vous ayez de sens commun, qu’elle n’est pas vis-à-vis de vos filles dans une position dix fois pire ?

– Très-bien ! Sur ma parole, s’écria le gentleman, c’est parfaitement bien !

– C’est très-mal, monsieur, dit Tom. C’est très-mal, c’est misérable, c’est injuste, c’est cruel. Du respect ! Je sais que la jeunesse, dans la vivacité de ses impressions, est toujours prête à observer et à imiter ; or, comment respecterait-elle quelqu’un que personne ne respecte et qu’au contraire tout le monde traite légèrement ? Comment voulez-vous qu’elle s’intéresse à des études dont elle voit le triste fruit dans la situation méprisable qu’elles ont faite à la gouvernante ? Du respect ! Prenez tout ce qu’il y a de plus respectable et placez-le devant vos filles dans le rang où vous mettez la gouvernante, et vous leur ferez fouler aux pieds quoi que ce puisse être !

– Vous parlez avec une impertinence excessive, jeune homme, dit le gentleman.

– Je parle sans passion, mais avec une excessive indignation et avec le mépris que je ressens pour un pareil traitement comme pour ceux qui le pratiquent. Comment pouvez-vous témoigner du déplaisir ou de la surprise, en votre qualité d’honnête homme, pour avoir entendu votre fille dire à ma sœur qu’elle est humble et misérable, lorsque sans cesse vous dites devant votre fille la même chose de cinquante manières différentes, mais qui toutes n’en sont pas moins claires en d’autres mots ; et aussi lorsque votre portier et jusqu’à votre valet de chambre ont le soin délicat d’annoncer la même chose à tout venant ! Quant au soupçon, à la méfiance que vous exprimez sur sa véracité, vous n’avez pas le droit de l’employer chez vous pour lui faire subir un pareil traitement.

– Pas le droit ! s’écria le fondeur de métaux.

– Assurément non. Si vous vous imaginez que le payement d’une somme annuelle d’argent vous donne ce droit, vous vous en exagérez immensément le pouvoir et la valeur. Votre argent est, en pareil cas, la moindre partie de l’affaire. Vous pouvez être ponctuel à lui payer ses gages à la minute, et cependant faire banqueroute à son honneur. Je n’ai rien de plus à vous dire, ajouta Tom, le visage en feu maintenant qu’il avait laissé déborder son indignation ; il ne me reste plus qu’à solliciter de vous la permission d’attendre dans votre jardin que ma sœur soit prête. »

Et sans attendre la permission Tom sortit.

Avant qu’il eût commencé à se calmer, sa sœur vint le rejoindre. Elle pleurait ; Tom ne put supporter que les gens de la maison vissent sa sœur verser des larmes.

« Ils penseraient que vous regrettez de vous en aller, dit Tom. Vous ne regrettez pas de vous en aller, n’est-ce pas ?

— Non, Tom, non ; il y a si longtemps que j’aurai voulu sortir d’ici !

– Très-bien alors ! … Ne pleurez pas, dit Tom.

– C’est pour vous seulement, mon chéri, que j’ai du chagrin, continua-t-elle en sanglotant.

– Au contraire, dit Tom, vous devez être très-contente à cause de moi. Je serai doublement heureux de vous avoir pour compagne. Levez la tête. Là ! À présent, nous partons comme il faut, sans fanfaronnade, vous savez, mais fermes et confiants en nous-mêmes. »

L’idée de Tom et sa sœur pouvant faire de la fanfaronnade dans les circonstances où ils se trouvaient, cette idée était une splendide absurdité. Mais, dans son exaltation, Tom était loin de juger ainsi des choses ; et, quand il franchit la porte, il avait sur le front un air si délibéré que le concierge eut peine à le reconnaître.

Ce ne fut qu’après quelques instants de marche et quand Tom se trouva plus calme, plus recueilli, qu’il fut tout à fait rappelé à lui-même par une question de sa sœur, qui lui dit avec sa douce petite voix :

« Où allons-nous, Tom ?

– Mon Dieu ! dit Tom en s’arrêtant, je l’ignore.

– Est-ce que vous… n’avez pas un domicile quelque part, mon chéri ? demanda la sœur de Tom, le regardant avec anxiété.

– Non, dit Tom, pas pour le moment ; pas précisément. Je ne suis arrivé que de ce matin. Il faut que nous trouvions un logement. »

Il ne pouvait lui dire qu’il avait dû habiter avec son ami John, mais qu’à aucun prix il ne devait lui imposer la charge de deux pensionnaires, surtout quand il y avait là-dedans une jeune fille : car il se doutait bien que cette révélation eût mis Ruth dans l’embarras, et qu’après cela la pauvre enfant se fût considérée comme un fardeau pour son frère. Il ne voulait pas non plus la laisser quelque part tandis qu’il irait retrouver John pour lui apprendre le changement survenu dans sa situation : car il ne voulait pas avoir l’air d’abuser des sentiments généreux et hospitaliers de son ami. En conséquence, il répéta : « Il faut naturellement que nous trouvions un logement. » Et il vous dit cela d’un accent aussi résolu que s’il était le meilleur livre de renseignements, le Guide-Book vivant de tous les appartements à louer de la ville de Londres.

« Où voulez-vous que nous allions en chercher ? ajouta-t-il. Quelle est votre idée ? »

La sœur de Tom n’en savait pas là-dessus beaucoup plus long que lui. Elle glissa sa modeste bourse dans la poche de l’habit de Tom, et, croisant la petite main qui venait d’agir ainsi sur l’autre petite main qu’elle avait passée au bras de son frère, elle ne dit mot.

« Il faut, reprit Tom, que ce soit dans un quartier à bon marché, qui ne soit pas trop loin de Londres. Attendez. Croyez-vous qu’Islington soit un bon endroit ?

— Je croirais assez que c’est un quartier excellent, Tom.

— Autrefois il était d’usage de l’appeler le joyeux Islington. Peut-être est-il joyeux encore ; et alors, tant mieux, n’est-ce pas ?

— Oui, si ce n’est pas trop cher, dit la sœur.

— Naturellement, si ce n’est pas trop cher. Eh bien ! de quel côté est Islington ? Nous n’avons rien de mieux à faire que d’y aller. Allons-y ! »

La sœur de Tom fût allée avec lui au bout du monde. Ils se mirent donc en route du mieux possible, bras dessus bras dessous. Mais ayant découvert qu’Islington n’était pas positivement dans le voisinage, Tom se mit en quête de quelque voiture publique qui y conduisît, et il ne tarda point à trouver son affaire. Tandis que le frère et la sœur roulaient sur le chemin d’Islington, ils ne laissèrent pas de tarir la conversation : Tom raconta ses aventures, et la sœur de Tom raconta également tout ce qui lui était arrivé, et tous deux trouvaient beaucoup plus de choses à se dire que de temps pour les dire ; car à peine avaient-ils commencé à causer, en comparaison de tout ce qu’ils avaient à se confier l’un à l’autre, lorsqu’ils atteignirent le but de leur course.

« À présent, dit Tom, il nous faut voir d’abord les rues les plus modestes, puis regarder les écriteaux aux fenêtres. »

Ils se mirent donc à cheminer, aussi gais, aussi contents que s’ils venaient de sortir d’une jolie petite maison à eux appartenant, et qu’ils allassent visiter des logements pour quelque connaissance. Tom n’avait rien perdu de sa simplicité, Dieu merci ! mais maintenant qu’il y avait là quelqu’un qui comptait sur lui, il était encouragé à compter un peu plus sur lui-même ; et il se croyait un gaillard déterminé.

Après avoir erré çà et là durant plusieurs heures, et visité quelque vingtaine de logements, ils commencèrent à trouver le métier fatigant, d’autant plus que pas un d’eux n’était à leur convenance. Enfin cependant ils découvrirent dans une singulière petite maison de vieille date, située dans une rue obscure, deux petites chambres à coucher et un parloir triangulaire qui semblaient faire assez bien leur affaire. On s’étonna de ce qu’ils désiraient prendre immédiatement possession ; cela parut même suspect : mais cette fâcheuse impression fut rachetée par le payement anticipé de la première semaine et par l’adresse qu’ils donnèrent pour renseignements, de John Westlock, Esquire, Furnival’s-Inn, High-Holborn.

Quand cette importante affaire eut été réglée, comme c’était gentil de voir Tom et sa sœur trottant ensemble chez le boulanger, puis chez le boucher, puis chez l’épicier, avec une sorte de joie timide que leur causaient ces soins de ménage inaccoutumés ; tenant tout bas conseil tandis qu’ils faisaient leurs petites emplettes, et tout déconcertés par les moindres observations du marchand ! Lorsqu’ils furent revenus au parloir triangulaire, et que la sœur de Tom, courant de tous côtés, très-occupée de mille riens charmants, s’arrêtait de temps en temps pour donner un baiser au vieux Tom ou lui sourire, Tom se frottait les mains, comme si tout Islington lui appartenait.

Cependant l’après-midi avançait, il se faisait tard, et il était grand temps qu’il songeât à son rendez-vous. Ainsi, après être convenu avec sa sœur que, vu qu’ils n’avaient point dîné, ils souperaient à neuf heures et se permettraient le luxe extravagant de côtelettes de mouton, Tom partit pour aller raconter à John ces merveilleux événements.

« Me voilà devenu tout à coup un homme de ménage, pensait-il. Si je pouvais seulement attraper une occupation, quelle vie agréable nous mènerions ensemble, Ruth et moi ! Ah ! si… ! Mais à quoi bon se décourager ? Il en sera temps quand j’aurai essayé de tout et échoué en tout ; et encore, cela ne me servirait pas à grand’chose. Sur ma parole, se dit-il en pressant le pas, qu’est-ce que John va croire que je sois devenu ? Je l’ignore. Il va commencer à craindre que je ne me sois égaré dans une de ces rues où l’on égorge les campagnards, et qu’on n’ait fait de moi de la chair à pâté ou quelque autre abomination. »