Vie et opinions de Tristram Shandy/1/24

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 109-113).



CHAPITRE XXIV.

L’éloge et l’utilité des digressions.


Le savant évêque Hall ; — je veux dire le célèbre docteur, Joseph Hall, qui étoit évêque d’Exeter, sous le règne de Jacques Ier. nous dit, dans une de ses décades, à la fin de son Art divin de la méditation, imprimé à Londres en 1610, par Jean Béal, en Aldersgate Street, (on ne peut trop bien indiquer les bons livres) que la chose du monde la plus abominable dans un homme, est de se louer soi-même. — Je suis de l’avis de M. le docteur.

Mais pourtant, lorsqu’après bien des soins, des peines, des réflexions, on est parvenu à faire en maître une chose qui n’avoit point encore été faite, et dont la découverte étoit difficile, n’est-il pas au moins aussi abominable que l’homme qui l’a inventée, perde l’honneur qu’il en peut recueillir, et qu’il sorte de ce monde en ensevelissant sa gloire avec lui-même ? — C’est précisément ma situation. —

Je viens de faire une assez longue digression que le hasard a amenée ; et c’est à lui aussi que je dois toutes celles où je suis déjà tombé, à l’exception d’une seule. Ne seroit-il pas horrible que l’on ne fît pas attention à ce chef-d’œuvre d’habileté digressive ? Le lecteur cependant ne s’en sera peut-être pas aperçu. J’en serois assurément fâché. Je ne l’accuserois pourtant point, à cet égard, d’un défaut de pénétration. — C’est plutôt que cette perfection est si rare dans une digression, que l’on ne s’y attend pas. — Mais qu’est-ce donc ? Le voici. Mes digressions sont sûrement aussi frappantes qu’elles puissent l’être. Je m’enfuis de mon sujet aussi souvent et aussi loin que celui de tous les écrivains qui fait le plus d’écarts. — Mais j’ai soin, en même temps, que ma principale affaire ne soit pas arrêtée pendant mon absence, et c’est ce que ces messieurs ne font sans doute pas ordinairement.

J’allois, par exemple, vous esquisser légèrement les traits extérieurs du caractère bizarre de mon oncle, M. Tobie Shandy. — J’avais même déjà commencé, et voilà tout-à-coup que ma tante Dinach et son cocher viennent faire errer nos fantaisies dans des millions de milles jusqu’au milieu du système planétaire. — Mais malgré cette escapade, vous avez cependant dû, monsieur, vous apercevoir que l’ébauche de mon oncle Tobie avançoit en même temps peu-à-peu. — Ce n’étoit point encore les grands contours de son portrait ; la chose n’étoit pas possible, — mais c’étoit un simple croquis, un premier crayon, et mon oncle Tobie, par cette touche, quelque légère qu’elle soit, vous est mieux connu à présent qu’il ne l’étoit auparavant.

C’est par cet art que la disposition de mon ouvrage est d’une espèce particulière. — J’y concilie à-la-fois deux mouvemens contraires, et qui paroissent inconciliables. — Il est en même temps digressif et progressif.

Et ne vous y trompez pas, je vous prie. Cela est bien différent des deux mouvemens de la terre, dont l’un se fait sur son propre axe dans sa révolution journalière, et l’autre dans son orbite elliptique, et qui, par ses progrès, forme l’année, et constitue la variété des saisons dont nous jouissons. — Ils m’ont seulement suggéré cette idée. — C’est souvent à des choses qui paroissent fort éloignées de notre sujet, que l’on doit ses pensées les plus brillantes. — L’ouverture la plus frivole produit quelquefois les plus grandes découvertes.

Les digressions sont incontestablement la lumière, la vie, l’ame de la lecture. — Ôtez-les par exemple de ce livre, il seroit aussi bon de mettre le livre tout-à-fait de côté. — Une langueur accablante, une monotonie insipide régneroient à chaque page ; il tomberoit des mains. — Rendez-les à l’auteur ; il brille, il amuse, il se varie, il chasse l’ennui.

Le seul point est de savoir les manier adroitement, pour qu’elles soient utiles au lecteur et à l’auteur. On ne conçoit pas l’embarras qu’elles causent ordinairement à un écrivain. — Son sort est digne de pitié. — J’en vois qui commencent une digression, et j’observe que l’ouvrage des ce moment est arrêté. — Continuent-ils le sujet principal : il n’y a plus de digression.

Voilà donc un ouvrage manqué, et il a fait suer sang et eau à l’insipide auteur. — Oh ! ce n’est point ainsi que j’ai agi. J’ai tellement arrangé celui-ci dès le commencement, j’ai tellement combiné le sujet principal et les parties accessoires, j’ai si bien ménagé mes intersections, compliqué et entrelacé les mouvemens digressifs et progressifs, j’ai formé du tout un tel engrenage, que la machine en général n’a pas cessé de mouvoir et d’avancer. — Pas beaucoup, à la vérité : mais qui va toujours et long-temps, va loin ; et s’il plaît à la source de tout bien de m’accorder de la santé et du courage, je pourrai continuer ces mêmes mouvemens pendant plus de quarante ans.