Vie et opinions de Tristram Shandy/2/47

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 127-129).



CHAPITRE XLVII.

Je m’égare.


Telle est l’aventure de Trim : quoique mon père la sût par cœur, il se divertissoit à se la faire raconter de temps en temps. Mais il n’en étoit pas de même de toutes les autres relations, que mon oncle Tobie entreprenoit assez souvent de lui faire. Si par malheur il prononçoit seulement une syllabe qui annonçât qu’il alloit parler de canons, de bombes, de pétards, mon père se levoit aussitôt, et l’accabloit par un éloge pompeux des machines des anciens. Il ne voyoit rien de si beau que le bélier. Les vinca (dont Alexandre se servit pour mettre ses travailleurs à couvert du siège de Tyr) lui paroissoient au-dessus de tout ce que les ingénieurs peuvent faire. N’est-ce pas quelque chose de bien rare qu’un canon ? disoit-il. Parlez-moi, morbleu ! parlez-moi de la catapulte des Syriens, qui jetoit à cent pieds des pierres si monstrueuses que les plus forts boulevards en étoient ébranlés jusques dans les fondemens. Parlez-moi du merveilleux mécanisme de la baliste, des effets terribles de la pyrobole, qui jetoit le feu de tous côtés ; de la térèbre et du scorpion, qui lançoient tout à la fois des milliers de javelots. Qu’est-ce que les machines destructives de Trim, auprès du miroir ardent d’Archimède, qui embrasoit, dans un clin d’œil, des flottes entières ; auprès de ces tours armées de faulx, que des éléphans fougueux portoient dans une armée ennemie ? croyez-moi, frère, vos ponts, vos portes, vos bastions, vos demi-lunes, vos bataillons, vos escadrons ne tiendroient pas aujourd’hui une minute contre des inventions aussi formidables.

Mon pauvre oncle Tobie n’essayoit jamais de répondre à ces vives sorties de mon père. L’impatience qu’elles lui causoient ne s’échappoit jamais que par les bouffées de fumée qui sortoient de sa pipe, et dont la véhémence, en ces sortes d’occasions, redoubloit toujours.

Un soir, après souper, il s’en condensa une vapeur si épaisse, qu’elle jeta mon père, qui étoit un peu affecté de phthysie, dans un accès de toux si violent, qu’il en fut presque suffoqué. Mon oncle effrayé, et sans songer à sa douleur dans l’aine, se leva avec précipitation, et ne fit qu’un saut derrière sa chaise. Il lui soutint la tête d’une main, tandis que de l’autre il lui frappoit doucement sur le dos. L’air affectueux et la sensibilité de mon oncle Tobie furent si agréables à mon père, que sa toux n’étoit pas encore cessée, qu’il se fit les reproches les plus vifs. Puisse une catapulte, s’écria-t-il en lui-même, me jeter la cervelle hors de la tête, si jamais j’ose encore insulter à une ame aussi bienfaisante que la tienne, mon cher Tobie !