Vie et opinions de Tristram Shandy/2/48

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 129-133).



CHAPITRE XLVIII.

Ce qu’on devroit faire quand on n’est pas instruit.


J’étois tenté de déchirer le chapitre qui précède. Il est si loin de l’aventure de Trim ! heureusement que j’avois prévenu mes lecteurs que je m’égarois ; ils ont été les maîtres de ne me pas suivre, et d’en venir tout de suite à la continuation de cette anecdote.

Le pont-levis se trouva tellement abymé, que mon oncle Tobie, après avoir jeté un coup-d’œil de douleur sur ses tristes débris, jugea qu’il n’étoit pas réparable.

Trim eut ordre, sur le champ, d’en faire un autre ; mais non sur le même modèle.

Les intrigues du cardinal Albéroni venoient d’être découvertes. Mon oncle Tobie prévit que la guerre s’allumeroit inévitablement entre l’Espagne et l’Empire, et il conjectura que le royaume de Naples ou de Sicile en deviendroit le théâtre ; il s’imagina même que l’on feroit le siège de Messine dès la première campagne. Une probabilité, quand il s’agissoit de guerre, valoit une certitude pour mon oncle Tobie. Tout cela bien mûrement pesé, lui fit croire qu’un pont à l’italienne seroit infiniment plus convenable. Mais mon père, qui étoit beaucoup meilleur politique que mon oncle Tobie, le mena aussi loin dans le cabinet, que mon oncle Tobie l’avoit mené dans les plaines. Il lui persuada que le roi d’Espagne et l’empereur ne se feroient point la guerre, sans que la France, l’Angleterre et la Hollande n’y prissent part en vertu de quelques traités précédens, ou de ceux que l’on pourroit faire. Et si cela est ainsi, frère Tobie, lui disoit-il, soyez sûr de ceci ; c’est que les combattans tomberont encore pêle-mêle sur ce vieux théâtre ensanglanté de la Flandre. Qu’y ferez-vous alors avec votre pont italien ?

L’objection étoit pressante… Mon oncle Tobie en sentit toute la force. Il abdiqua le pont italien pour suivre l’ancien modèle.

Mais quand le caporal Trim l’eut à moitié fini dans ce style, mon oncle Tobie fit réflexion qu’il y avoit un défaut capital. Il tournoit à chaque bout sur ses gonds, s’ouvroit transversalement par le milieu, et tandis qu’une des deux parties alloit se ranger sur l’un des côtés du fossé, l’autre partie alloit de l’autre côté. Cette distribution avoit son avantage. En divisant ainsi le poids en deux parties égales, mon oncle Tobie, du bout de sa béquille, pouvoit, à son gré et sans effort, lever ou baisser le pont. D’ailleurs sa garnison étoit foible ; il ne falloit pas la harasser par des ouvrages trop pénibles. Mais ces avantages disparoissoient, quand on considéroit les désavantages contraires. Il est évident, disoit mon oncle Tobie, que je laisse la moitié de mon pont à la disposition de l’ennemi. À quoi peut me servir celle dont je m’empare ?

Le remède étoit simple. Rien n’étoit plus facile que de faire un pont, qui, roulant sur des charnières posées à un seul bout, se leveroit d’une pièce, et se tiendrait tout debout en le retenant en haut par un vérou… Mais cette méthode fut rejetée par les raisons que je viens d’expliquer. Le service d’un pareil pont auroit horriblement fatigué ceux qui s’en seroient trouvé chargés.

Ces inconvéniens déconcertèrent prodigieusement mon oncle Tobie. Il songea pendant huit jours entiers à ce qu’il pourroit faire. Un rayon de lumière traversa enfin tout-à-coup son heureux génie, et il se créa un pont horizontal, que l’on poussoit au-dehors ou qu’on attiroit en dedans, selon que l’on vouloit sortir ou empêcher d’entrer. Mais voici bien le diable ! mon père prétendit que l’invention n’étoit pas neuve. Il cita le pont de Spire, celui de Brissac. Il accompagna ces exemples de railleries sur la stérilité de l’imagination de mon oncle Tobie.

Tout ces contre-temps, qui perpétuoient la mémoire de l’infortune de Trim, chagrinoient beaucoup mon oncle. Il prit enfin la résolution de se servir de l’invention du marquis de l’Hôpital, que le plus jeune des Bernouilli avoit si bien et si savamment décrite dans les Act. Erud. Lips. an. 1695. Ces espèces de ponts, par le moyen d’un poids de plomb, se tenoient perpétuellement dans un parfait équilibre. Leur construction étoit fondée sur une ligne courbe qui approchent d’une cycloïde, si ce n’étoit pas même une cycloïde tout-à-fait, et rien n’étoit plus ingénieux.

Mais mon oncle Tobie qui étoit extrêmement versé dans la nature de la parabole, ne connoissoit pas, à beaucoup près, si bien la théorie du cycloïde. Il l’étudioit, il en parloit tous les jours ; cela ne faisoit point avancer le pont. Je ne m’y obstinerai pas davantage, disoit-il un soir à Trim, en se couchant : je demanderai ce que c’est à quelqu’un.