Vie et opinions de Tristram Shandy/2/91

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 250-253).



CHAPITRE XCI.

L’humeur s’en mêle.


On avoit beaucoup mangé, peu parlé, et l’on étoit arrivé au dessert avec la plus grande envie de se dédommager du silence que l’on avoit gardé. —

Ce fut mon père qui commença…

Mais je dois dire à sa gloire que ce ne fut pas dans l’intention de parler pour lui-même.

Nous sommes au moment des choses frivoles, dit-il. Mais, messieurs, laissons-en plutôt dire de sérieuses. Tenez, voilà Yorick qui va nous lire quelques passages d’un nouveau sermon......

D’un sermon ?… d’un sermon ?… d’un sermon ?… Ce mot vola de bouche en bouche…

Écoutons, écoutons, écoutons ! Celui-ci se répéta en chœur, et Yorick, après une inclination de tête à la ronde, se mit à lire.

Fort bien ! très-bien ! belle pensée ! excellente réflexion ! quel feu ! quel enthousiasme ! comme cela est chaud !

Yorick laissa les applaudissemens s’accumuler…

Mais, mécontent, au fond, de son propre ouvrage, ainsi que je le suis si souvent du mien, il déchira son cahier et en présenta un lambeau à chacun de ces messieurs pour allumer sa pipe.

Quoi donc ? s’écria Didius d’un air étonné. Voilà qui est singulier.

Très-singulier ! reprit Kysarchius d’un ton imposant. Il étoit de la famille Kysarchienne des Pays-Bas, et ce qu’il disoit en avoit d’autant plus de poids. En vérité, dit-il, c’est un procédé trop offensant, pour qu’on le passe.

Il n’est sûrement pas honnête, dit Didius, en se levant à moitié pour éloigner une bouteille qui étoit en ligne directe entre lui et Yorick. Vous auriez pu, dit-il, en lui parlant à lui-même, nous éviter cette injure. C’est un de ces petits sarcasmes que vous faites si souvent sans parler, et qui n’en sont pas moins piquans…

Mon oncle Tobie cherchoit à deviner ce que tout cela vouloit dire…

Si votre sermon continua Didius, n’étoit bon qu’à faire des camouflets, pourquoi nous l’avez-vous lu ? une société aussi savante méritoit des égards.

Et s’il étoit digne de nous être lu, c’est nous manquer également, c’est nous turlupiner que d’en faire cet usage.

Bon ! se disoit tout bas le discoureur en s’applaudissant, le voilà pris dans mon dilemme comme dans une nasse : voyons comme il en sortira.

Yorick baissa modestement les yeux, puis les leva, et puis dit :

Messieurs.....

Il appuya si fortement sur ce mot, que l’on crut qu’il s’étoit préparé à leur faire un discours apologétique : l’attention en fut par conséquent plus tendue.

J’ai fait des efforts incroyables, dit-il, pour composer ce morceau. Je souffrirois plutôt tous les genres de martyrs que de me résoudre à en recommencer un pareil : mes tourmens étoient excessifs. J’en ai cherché la cause et je l’ai trouvée. C’est qu’il partoit de ma tête sans la participation du cœur, et je le déchire sans pitié pour me venger des tortures d’esprit qu’il m’a causées… Prêcher ?… quel mot, messieurs ! ce mot, tel que les prédicateurs d’aujourd’hui ; l’entendent, signifie l’action de montrer l’étendue de ses connoissances, d’étaler son érudition, de faire valoir les finesses et les subtilités de son esprit. De bonne foi ! n’est-il pas indigne d’en faire parade ? de s’en donner un air d’importance ? d’abuser, avec aussi peu de pudeur, de la demi-heure d’audience que l’on veut bien nous accorder ? Est-ce là prêcher l’évangile ? c’est se prêcher soi-même, c’est se donner pour exemple. Fi donc ! ah ! combien ne doit-on pas désirer de porter plutôt cinq ou six mots au cœur de ses auditeurs ?… pour moi…

Yorick alloit continuer cette diatribe, lorsqu’un mot, un seul mot qui se fit sourdement entendre de l’autre côté de la table, détourna toute l’attention des convives…

Cela n’étoit point extraordinaire. C’étoit le mot le plus énergique, le plus expressif… mais le répéterai-je ? et si je le répète ?…