Vie et opinions de Tristram Shandy/3/3

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 13-23).



CHAPITRE III.

Préambule.


Sans ces deux vigoureux petits bidets, montés par ce fou de postillon qui me mena de Stilton à Stamford, l’idée ne m’en seroit jamais venue. — Nous allions comme le vent. — Il y avoit une côte de trois milles et demi : — nous touchions à peine la terre. — C’étoit le mouvement le plus rapide, le plus impétueux ! il se communiquoit à ma cervelle. — Mon cœur même y participoit.

Tant de force et de vîtesse dans deux petites haridelles, confondoit tous les calculs de ma raison et de ma géométrie. —

« Par le grand Dieu du jour ! m’écriai-je, en regardant le soleil et lui tendant les bras, par la portière de ma chaise, — » je fais vœu, en rentrant chez moi, de brûler tous mes livres, et de jeter la clef de mon cabinet d’étude quatre-vingt-dix pieds sous terre, dans le puits qui est derrière ma maison. »

Le coche de Londres me confirma dans cette résolution. — Il suivoit le même chemin que nous, avançant à peine, et lourdement traîné par huit colosses qui le guindoient à pas lents au haut de la côte. — Il se traînoit sur notre piste, et nous étions déjà bien loin. — « Oui, je les brûlerai, m’écriai-je, je brûlerai jusqu’au dernier volume. Suivra le chemin battu qui voudra ; je veux ou me frayer une nouvelle route, ou me tenir tranquille. »

La plupart de nos auteurs ressemblent trop au coche de Londres.

Dites moi, messieurs, compterons-nous toujours la quantité pour tout, et la qualité pour rien ?

Ferons-nous toujours de nouveaux livres, comme les apothicaires font de nouvelles drogues avec d’autres drogues toutes faites ?

Ne ferons-nous jamais que nous traîner sur la même piste ? — toujours au même pas ? —

Passerons-nous éternellement notre vie à montrer les reliques des savans, comme les moines montrent les reliques des saints, — sans pouvoir en obtenir un seul miracle ?

Comment se fait-il que l’homme, dont la pensée s’élance jusques dans les cieux, — l’homme, la plus belle, la plus excellente et la plus noble des créatures, — le miracle de la nature, comme l’appelle Zoroastre, (dans son livre sur la nature de l’ame), — le miroir de la présence divine, selon Saint Chrysostôme, — l’image de Dieu, suivant Moyse, — le rayon de la divinité, comme dit Platon, — la merveille des merveilles, suivant Aristote ; comment, dis-je, se fait-il, que l’homme se dégrade ainsi lui-même, en se vouant à une imitation servile ?

O imitatores ! dit Horace… mais je ne m’abaisserai point aux mêmes invectives que lui. — Tout ce que je demanderois à Dieu, si cela peut se désirer sans péché, c’est que tout imitateur ou plagiaire anglois, françois ou irlandois, fût puni par le farcin, et renfermé dans un hôpital assez vaste pour les contenir tous. — C’est ce qui me conduit à l’affaire des moustaches ; mais par quelle succession d’idées ? en bonne foi, croyez-vous que je le sache ?


Sur les Moustaches.


De quoi diantre me suis-je avisé ? quelle promesse étourdie ! un chapitre sur les moustaches ! le public ne le supportera jamais. C’est un public délicat. — Mais je n’avois jamais lu le fragment que voici ; je ne le croyois pas aussi scabreux : — autrement, aussi sûrement que des nez sont des nez, et que des moustaches sont des moustaches, j’aurois louvoyé de manière à ne pas rencontrer ce dangereux chapitre.


Fragment.


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. . . . . . . . « Je crois que vous dormez un peu, ma belle dame, » dit le vieux gentilhomme, en lui serrant doucement la main comme il prononçoit le mot moustache. — « Changerons-nous de sujet ? Gardez-vous en bien, dit la vieille dame. Je vous écoute avec le plus grand plaisir. » Alors se penchant en arrière sur sa chaise, la tête appuyée sur le dossier, portant en même-temps ses deux pieds en avant, et jetant un mouchoir de gaze sur son visage, elle le pria de continuer. — Le vieux gentilhomme continua ainsi :

Des moustaches ! s’écria la reine de Navarre, en laissant tomber sa pelote de nœuds. — Oui, madame, des moustaches, dit la Fosseuse, en ramassant respectueusement les nœuds de la reine.

La voix de la Fosseuse étoit naturellement douce et moelleuse, mais cependant distincte et articulée ; et chaque lettre du mot moustaches avoit frappé directement l’oreille de la reine de Navarre. — Moustaches ! s’écria encore la reine, pouvant d’autant moins se persuader d’avoir bien entendu, qu’il s’agissoit d’un de ses pages qu’elle voyoit tous les jours. — Moustaches, répéta la Fosseuse une troisième fois. J’ose assurer votre majesté, continua la fille d’honneur, en prenant vivement l’intérêt du page, que dans toute la Navarre il n’y a pas aujourd’hui un cavalier qui possède une aussi belle paire… De quoi ? s’écria Marguerite en souriant. — De moustaches, dit la Fosseuse avec une modestie infinie.

Le mot tint bon, malgré l’usage indiscret que la Fosseuse venoit d’en faire ; et on continua de s’en servir dans la meilleure compagnie du petit royaume de Navarre.

La Fosseuse l’avoit déjà prononcé, non-seulement devant la reine, mais en plusieurs autres occasions à la cour ; et toujours avec un accent qui renfermoit quelque chose de mystérieux. Ce genre devoit parfaitement réussir à la cour de Marguerite, qui, dans ce temps-là, étoit, comme on sait, un mélange de galanterie et de dévotion. — Le mot moustaches fit donc une espèce de fortune, ou du moins il gagna justement autant qu’il perdit. — Le clergé fut pour lui, les laïques contre, — et les femmes..... se partagèrent.

Il y avoit dans ce temps-là à la cour de Navarre un jeune marquis de Croix, officier des gardes de la reine, qui, par sa mine, sa taille et sa tournure, se faisoit remarquer des filles d’honneur, et attiroit leur attention vers la terrasse, devant la porte du palais où la garde se montoit.

Madame de Beaussiere fut la première qui en devint éprise. — La Battarelle suivit. — C’étoit le plus beau temps pour faire l’amour, dont on ait gardé le souvenir en Navarre. — Le jeune de Croix faisoit toutes les conquêtes qu’il vouloit. Il fit tourner successivement la tête à la Guyol, à la Maronnette, à la Sabatiere, à toutes en un mot, excepté à la Rebours et à la Fosseuse. — Celles-ci savoient à quoi s’en tenir sur son compte. De Croix avoit donné mince opinion de lui à la Rebours dans une occasion essentielle ; et la Rebours avoit tout dit à la Fosseuse, dont elle étoit l’amie inséparable.

La reine de Navarre étoit assise un soir avec ses dames à une fenêtre qui faisoit face à la porte du palais, comme de Croix traversoit la cour. — Qu’il est beau ! dit la Beaussiere. — Qu’il a bon air ! dit la Battarelle. — Qu’il est bien fait ! dit la Guyol. — Montrez-moi, dit la Maronette, un officier de la garde à cheval qui ait deux jambes comme celles-là ! — ou qui s’en serve si bien ! dit la Sabatiere. — Mais il n’a pas de moustaches ! s’écria la Fosseuse. — Oh ! pas l’apparence, dit la Rebours.

La reine s’en alla droit à son oratoire, pour méditer sur ce texte. — Elle y rêva tout le long de la galerie. — Ave Maria, dit-elle en s’agenouillant sur son prie-dieu, que veut dire la Fosseuse avec ses moustaches ?

Toutes les filles d’honneur se retirèrent à l’instant dans leurs chambres. — Des moustaches ! dirent-elles en elles-mêmes, en fermant leur porte au verrou.

Madame de Carnavalette prit son chapelet. On ne l’auroit pas soupçonnée sous son grand capuchon. — De saint Antoine à sainte Ursule, il ne lui passa pas un saint par les doigts, qui n’eût des moustaches. — Saint François, saint Dominique, saint Benoît, saint Basile, sainte Brigitte, tous avoient des moustaches.

Madame de Beaussiere brouilla toutes ses idées à force de commentaires. Elle monta sur son palefroi, et se fit suivre par son page. — Un régiment vint à défiler..... —

Madame de Beaussiere passa son chemin.

« Un denier, un seul denier ! cria l’ordre de la Merci ; — secourez ces pauvres captifs, qui gémissent loin de vous, et qui tournent les yeux vers le ciel et vers vous, pour obtenir leur rachat. »

Madame de Beaussiere passa son chemin.

« Ayez pitié du malheureux, ma bonne dame, dit un vieillard vénérable à cheveux blancs, tenant dans ses mains desséchées une petite tasse de bois cerclée de fer ; — je demande pour l’infortuné, — pour une prison, — pour un hôpital. — Ma bonne et charitable princesse, c’est pour un vieillard, — pour des noyés, — pour des brûlés. — J’appelle Dieu et tous ses anges à témoin. — C’est pour couvrir celui qui est nu, — pour rassasier celui qui a faim, — pour soulager celui qui est malade et affligé. »

Madame de Baussiere passa son chemin.

Un parent dans la misère se prosterna jusqu’à terre. —

Madame de Beaussiere passa son chemin.

Il courut tête nue à côté du palefroi, en la priant, en la conjurant par les premiers liens de l’amitié, de l’alliance, de la parenté. — « Ma cousine, ma sœur, ma tante, ma mère, — au nom de la vertu, pour l’amour de vous, pour l’amour de moi, pour l’amour de Jésus-Christ, souvenez-vous de moi, ayez pitié de moi ! » —

Madame de Beaussiere passa son chemin. Elle s’arrêta à la fin. — Prenez mes moustaches, dit-elle à son page. — Le page prit son palefroi. — Elle mit pied à terre sur la terrasse.

Quand la cour fut rassemblée le soir, ce fut à qui parlerait, ou plutôt à qui ne parlerait pas des moustaches. La Fosseuse tira une aiguille de sa tête, et se mit à dessiner le contour d’une petite moustache sur un côté de sa lèvre supérieure, et remit l’aiguille à la Rebours. — La Rebours secoua la tête. — Madame de Carnavalette soupira : c’étoit elle qui avoit donné des moustaches à sainte Brigitte.

Madame de Beaussiere toussa trois fois dans son manchon. — La Guyol sourit. — Fi ! dit madame de Beaussiere. — La reine de Navarre comprit enfin l’énigme, et passa son doigt sur ses yeux, avec un geste qui vouloit dire : je vous entends bien.

« Et qu’entendoit-elle ? dit la vieille dame, en soulevant sa gaze, et regardant le vieux gentilhomme. » —

« Ce que vous entendez vous-même, répondit le vieux gentilhomme ; » et il continua de lire.

— Toutes ces conversations, loin d’être favorables au mot moustaches, préparoient sa ruine. La Fosseuse lui avoit porté le premier coup ; — il s’étoit pourtant soutenu, et pendant quelques mois il fit une assez belle résistance : — mais, au bout de ce terme, le jeune marquis de Croix ayant été forcé de quitter la Navarre, faute de moustaches, le mot devint bientôt indécent, et ne tarda pas à être entièrement hors d’usage.

Les meilleurs termes du meilleur langage de la meilleure compagnie peuvent être exposés à la même disgrâce. Il ne faut qu’un esprit mal-fait pour exciter tous les esprits. — Le curé d’Estelle écrivit dans le temps un gros livre sur les équivoques, afin de prémunir les Navarrois contre leur danger.

« Tout le monde ne sait-il pas, dit le curé d’Estelle à la fin de son ouvrage, que les nez ont éprouvé, il y a quelques siècles, dans la plus grande partie de l’Europe, le même sort que les moustaches éprouvent aujourd’hui dans le royaume de Navarre ? Le mal, à la vérité, ne s’étendit pas alors plus loin. — Mais les oreilles n’ont-elles pas couru depuis le même risque ? — Vingt autres mots différens, les hauts-de-chausse, les fichus, les boutonnieres, le nom même qu’on donne à nos chevaux de poste, — ne sont-ils pas encore au moment de leur ruine ? — La chasteté, par sa nature, la plus douce des vertus, la chasteté, si vous lui laissez une liberté absolue, deviendra la plus tyrannique des passions.

» Que vos cœurs cessent d’être corrompus, » s’écrioit le curé d’Estelle ; et vos oreilles ne trouveront plus d’expressions indécentes. »