Vie et opinions de Tristram Shandy/3/Texte entier

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. np-255).
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ŒUVRES


COMPLÈTES


DE


LAURENT STERNE.


NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.


TOME TROISIÈME.


――――――x――――――


À PARIS,


Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.


AN XI. — 1803.






VIE

ET OPINIONS

DE

TRISTRAM SHANDY.






LIVRE III


CHAPITRE PREMIER.

L’embarras du choix.


Ces dissertations subtiles et savantes avoient charmé mon père ; et cependant, à proprement parler, elles n’avoient fait que verser du baume sur sa blessure. — Son attente se trouvoit trompée. — La tache du nom de Tristram restoit indélébile ; — et quand mon père fut de retour chez lui, le poids de ses maux lui parut plus insupportable qu’auparavant. C’est ce qui arrive toujours quand la ressource sur laquelle nous avions compté nous échappe.

Il devint pensif. — Il sortit, et se promena d’un air agité le long de son canal ; il rabattit son chapeau sur ses yeux, il soupira beaucoup, mais sans laisser éclater son ressentiment ; — et comme, suivant Hippocrate, les étincelles rapides de la colère favorisent singulièrement la digestion et la transpiration, et qu’il est, par conséquent, infiniment dangereux d’en arrêter l’explosion, — mon père, pour avoir contenu la sienne, seroit infailliblement tombé malade, si, dans ce moment critique, il ne lui étoit survenu une diversion, qui détourna ses idées et rétablit sa santé. — Cette diversion étoit un nouvel embarras, et ce nouvel embarras étoit occasionné par un legs de mille livres sterlings que lui laissoit ma tante Dinach.

Mon père n’eut pas sitôt achevé la lettre qui lui en apportoit la nouvelle, qu’il se mit à se creuser et à se tourmenter l’esprit, pour trouver à son legs l’emploi le plus avantageux et le plus honorable pour sa famille. — Cent cinquante projets, plus bizarres les uns que les autres, lui passèrent par la cervelle. — Il vouloit faire ceci, et puis cela, et puis cela encore. — Il vouloit aller à Rome ; — il vouloit plaider. — « Non, disoit-il, j’acheterai des effets publics, — ou j’acheterai la ferme de John Hobson ; — ou plutôt, il faut que je rebâtisse la façade de mon château, et que j’ajoute une aile à celle qui y est déjà. — Cependant voici un beau moulin à eau de ce côté, si je construisois au-delà de la rivière un beau moulin à vent, que je verrois tourner de mes fenêtres : — mais il faut, — il faut avant tout, que j’ajoute le grand Oxmoor à mon enclos, et que je fasse partir mon fils Robert pour ses voyages. »

Malheureusement la somme étoit bornée, et ses projets ne l’étoient pas. — Ne pouvant tout exécuter, il falloit choisir. — De tous les projets qui s’offroient à lui, les deux derniers sembloient lui tenir le plus au cœur ; et il s’y seroit infailliblement arrêté, s’il eût pu les embrasser tous deux à-la-fois : mais le petit inconvénient que j’ai déjà fait entendre, l’obligeait à se décider pour l’un ou pour l’autre.

C’est ce qui n’étoit pas facile.

Mon père, à la vérité, avoit depuis longtemps reconnu la nécessité indispensable de faire voyager mon frère Robert. — Il avoit même destiné à cette dépense les premiers fonds qui lui rentreroient des actions qu’il avoit dans l’affaire du Mississipi.

Mais Oxmoor étoit une commune si belle, si vaste, si bien située ! — une commune qui ne demandoit qu’à être défrichée et desséchée ! — qui touchoit au domaine des Shandy, sur laquelle même nous avions quelque espèce de droits ! une commune enfin que depuis long-temps mon père avoit résolu de tourner à son profit de manière ou d’autre !

Comme jusques-là rien ne l’avoit mis dans la nécessité de justifier l’ancienneté ou la justice de ses droits, mon père, en homme sage, en avoit toujours renvoyé la discussion au premier moment favorable. — Mais ce moment étoit arrivé ; et les deux projets favoris de mon père, Oxmoor et les voyages de mon frère, se présentant à-la-fois, ce n’étoit pas une petite affaire que de savoir auquel donner la préférence. —

Ce que je vais dire paroîtra ridicule ; mais la chose étoit ainsi.

Nous avions dans la famille une coutume si ancienne, qu’elle étoit presque passée en loi. Le fils aîné de la maison, avant son mariage, avoit la liberté de partir, d’aller et de revenir à son gré d’un bout de l’Europe à l’autre. — Ce n’étoit pas seulement pour s’instruire, ou pour fortifier sa santé par le changement d’air ; — c’étoit pour satisfaire sa fantaisie, — pour rapporter un plumet à son chapeau : que sais-je ? Tantum valet, disoit mon père, quantum sonat. C’est l’opinion qui met le prix à tout.

Il n’y avoit rien dans cet usage qui pût choquer la raison ou les bonnes mœurs ; — et priver mon frère de son droit d’aînesse, — l’en priver sans motif suffisant, — et, par-là, en faire un exemple du premier Shandy qui n’auroit pas été roulé dans sa chaise de poste par toute l’Europe, uniquement parce qu’il étoit un peu bête, c’eût été le traiter dix fois pis que n’auroit fait un Turc.

D’ailleurs l’affaire d’Oxmoor n’étoit pas sans difficulté.

La seule acquisition étoit un objet de plus de huit cents guinées ; et ce n’étoit pas tout. Ce bien avoit été quinze ans auparavant l’occasion d’un procès, qui avoit coûté à la famille huit cents autres guinées, sans compter la peine et le tourment.

Ajoutez à ces raisons que cette commune si belle, si attrayante, avoit été jusques-là honteusement négligée. — Malgré son voisinage de Shandy, — malgré le droit que chacun avoit de s’en occuper, comme d’un bien qui, n’étant à personne, appartenoit nécessairement à tout le monde, cette pauvre commune avoit été tellement abandonnée, qu’il y avoit, disoit Obadiah, de quoi faire saigner le cœur d’un galant homme, qui en auroit connu la valeur, et qui se seroit seulement promené sur ce malheureux terrein.

À dire vrai, personne n’en étoit directement responsable ; et mon père auroit vu la chose avec indifférence, et ne se serait jamais occupé d’Oxmoor, sans ce maudit procès qui s’éleva à cause de ses limites, et qui lui fit prendre (sinon pour son intérêt, du moins pour son honneur) la ferme résolution d’acquérir cette portion de domaine, sitôt que l’occasion s’en présenteroit ; et l’occasion en étoit venue, ou jamais.

Cette parité de raisons et d’avantages dans les deux plus importans projets de mon père, étoit certainement marquée au coin du guignon. — Mon père avoit beau les peser ensemble, puis séparément, — sous toutes leurs faces, et sous tous leurs rapports, — consacrant des heures entières à des calculs pénibles, — se livrant à la méditation la plus abstraite, — lisant un jour des ouvrages d’agriculture, et des voyages le lendemain, — se dépouillant de tout système et de toute passion, — se consultant chaque jour avec mon oncle Tobie, — argumentant avec Yorick, — et résumant toute l’affaire d’Oxmoor avec Obadiah ; — rien au bout du compte ne paroissoit si décidément en faveur de l’un, qui ne fût également en faveur de l’autre ; les meilleurs argumens pouvoient s’appliquer à tous deux ; les considérations étoient les mêmes des deux côtés ; et les balances restoient dans un fatal équilibre.

On ne pouvoit, par exemple, s’empêcher de convenir avec Obadiah que la commune d’Oxmoor, avec des soins bien entendus, et entre les mains de certaines gens, feroit certainement dans le monde une toute autre figure que celle qu’elle y avoit jamais faite, et qu’elle y feroit jamais, si on la laissoit à elle-même. — Mais ces mêmes raisons n’étoient-elles pas strictement applicables à mon frère Robert ?

À l’égard de l’intérêt, la question, je l’avoue, ne paroissoit pas si indécise au premier coup d’œil. En effet, toutes les fois que mon père prenoit la plume, et calculoit l’unique dépense de brûler, fossoyer et enclorre Oxmoor, et qu’il comparoit cette dépense au profit certain qu’il en retiroit, — le profit grossissoit tellement sous sa main, que vous auriez juré que toute autre considération alloit disparoître. — Il étoit clair qu’il recueillerait, dès la première année, au moins cent mesures de raves à vingt livres, — une excellente récolte de froment l’année suivante ; — et l’année d’après, cent (pour ne rien exagérer), mais, suivant toute vraisemblance, cent cinquante, sinon deux cents quartauts de poids et de fèves, — et ensuite des patates sans fin. — Mais alors, venant à penser que, pour manger des patates, il falloit se résoudre à laisser mon frère sans éducation, sa tête se troubloit derechef ; et finalement le vieux gentilhomme étoit dans un tel état d’embarras, d’indécision et d’incertitude, comme il l’a souvent déclaré à mon oncle Tobie, qu’il ne savoit, non plus que ses talons, ce qu’il avoit à faire. —

Il faut l’avoir éprouvé, pour concevoir quel tourment c’est pour un homme, de se sentir ainsi tiraillé par deux projets, tous deux également pressans, et tous deux entièrement opposés. — Car sans compter le ravage qui en résulte nécessairement dans tout le système des nerfs, desquels la fonction, comme vous savez, est de conduire les esprits animaux, et les sucs les plus subtils, du cœur à la tête, et de la tête au cœur, — on ne sauroit croire l’effet prodigieux qu’une lutte si terrible opère sur les parties plus solides et plus grossières, détruisant l’embonpoint, et anéantissant les forces du malheureux, qui flotte ainsi entre deux projets qui le contrarient.

Mon père auroit infailliblement succombé sous ce malheur, comme il avoit pensé faire sous celui de mon nom de baptême, sans un nouvel accident qui vint heureusement à son secours. — Ce fut la mort de mon frère Robert.

Qu’est-ce, grands dieux ! que la vie d’un homme ? Une agitation perpétuelle ! — un passage continuel d’un chagrin à un autre ! — Munissez-vous contre un malheur, vous restez en prise à mille autres.



CHAPITRE II.

Chapitre des Choses.


Dès ce moment on doit me considérer comme l’héritier apparent de la famille Shandy, — et c’est proprement ici que commence l’histoire de ma vie et de mes opinions. Malgré toute ma diligence et mon empressement, je n’ai fait encore que préparer le terrein sur lequel doit s’élever l’édifice ; — et je prévois que l’édifice qui s’élevera sera tel, que, depuis Adam, on n’en a jamais conçu ni exécuté un pareil. —

Je veux reprendre haleine avant de commencer ; et dans cinq minutes je jette ma plume au feu, et avec elle la petite goutte d’encre épaisse qui est restée au fond du cornet. — Mais dans ces cinq minutes j’ai dix choses à faire. — J’ai une chose à nommer, une chose à regretter, une à espérer, une à promettre, une à faire craindre ; — j’ai une chose à supposer, une chose à déclarer, une à cacher, une à choisir, et une à demander.

— Ce chapitre, donc, je le nomme le chapitre des choses ; — et mon prochain chapitre, si je vis, sera mon chapitre sur les moustaches, afin de garder une sorte de liaison dans mes ouvrages.

Et premièrement la chose que je regrette, c’est d’avoir été tellement pressé par la foule des événemens qui se sont trouvés devant moi, qu’il m’a été impossible, malgré tout le désir que j’en avois, de faire entrer dans cette partie de mon ouvrage les campagnes, et surtout les amours de mon oncle Tobie. — L’histoire en est si originale, si cervantique, que si je puis parvenir à lui faire opérer sur les autres cervelles les mêmes effets qu’elle produit sur la mienne, je réponds que, pour cela seul, mon livre fera son chemin dans le monde, beaucoup mieux que son maître ne l’a jamais fait. — Ô Tristram, Tristram ! quel moment fortuné ! amène-le seulement ; et la réputation qui t’attend, comme auteur, effacera tous les malheurs que tu as éprouvés, comme homme ; et tu triompheras d’un côté, si tu peux perdre de l’autre le souvenir et le sentiment de tes chagrins passés.

Ne soyez pas surpris de l’impatience que je témoigne pour arriver à ces amours. C’est le morceau le plus exquis de toute mon histoire. — Et quand j’y serai parvenu, je serai peu délicat sur le choix des mots, et je m’embarrasserai peu des oreilles chatouilleuses qui pourroient s’en offenser. C’est la chose que j’avois à déclarer. — Mais jamais je n’aurai fini en cinq minutes ! — La chose que j’espère, milords et messieurs, c’est que vous voudrez bien ne pas vous en choquer : — autrement, je pourrois bien vous donner de quoi vous choquer tout de bon. L’histoire de ma Jenny, par exemple. — Mais qu’est-ce que ma Jenny, et qu’est-ce que le bon et le mauvais côté d’une femme ? C’est la chose que je veux cacher. Je vous le dirai dans le chapitre qui suivra celui des boutonnières, et pas une ligne plutôt.

Maintenant, madame, la chose que j’ai à vous demander, c’est : comment va votre migraine ? — mais ne me répondez point. Je suis sûr qu’elle est passée ; — et quant à votre santé, je sais qu’elle est beaucoup meilleure. — On a beau dire, le vrai Shandéisme dilate le cœur et les poumons ; il facilite la circulation du sang et de tous les autres fluides, et fait mouvoir joyeusement et long-temps tous les ressorts de la vie.

Si l’on me donnoit, comme à Sancho-Pança, un royaume à choisir, je ne chercherois ni la gloire ni les richesses ; je demanderais un royaume où l’on rît du matin au soir. — Les passions bilieuses et mélancoliques, par le désordre qu’elles apportent dans le sang et dans les humeurs, sont ordinairement aussi contraires au corps politique qu’au corps humain. Mais comme l’habitude de la vertu peut seule les contenir et les vaincre : — « Seigneur, dirois-je à Dieu, faites que mes sujets soient toujours aussi sages qu’ils sont gais ; et alors ils seront le peuple le plus heureux, et moi le plus heureux monarque de la terre. »


CHAPITRE III.

Préambule.


Sans ces deux vigoureux petits bidets, montés par ce fou de postillon qui me mena de Stilton à Stamford, l’idée ne m’en seroit jamais venue. — Nous allions comme le vent. — Il y avoit une côte de trois milles et demi : — nous touchions à peine la terre. — C’étoit le mouvement le plus rapide, le plus impétueux ! il se communiquoit à ma cervelle. — Mon cœur même y participoit.

Tant de force et de vîtesse dans deux petites haridelles, confondoit tous les calculs de ma raison et de ma géométrie. —

« Par le grand Dieu du jour ! m’écriai-je, en regardant le soleil et lui tendant les bras, par la portière de ma chaise, — » je fais vœu, en rentrant chez moi, de brûler tous mes livres, et de jeter la clef de mon cabinet d’étude quatre-vingt-dix pieds sous terre, dans le puits qui est derrière ma maison. »

Le coche de Londres me confirma dans cette résolution. — Il suivoit le même chemin que nous, avançant à peine, et lourdement traîné par huit colosses qui le guindoient à pas lents au haut de la côte. — Il se traînoit sur notre piste, et nous étions déjà bien loin. — « Oui, je les brûlerai, m’écriai-je, je brûlerai jusqu’au dernier volume. Suivra le chemin battu qui voudra ; je veux ou me frayer une nouvelle route, ou me tenir tranquille. »

La plupart de nos auteurs ressemblent trop au coche de Londres.

Dites moi, messieurs, compterons-nous toujours la quantité pour tout, et la qualité pour rien ?

Ferons-nous toujours de nouveaux livres, comme les apothicaires font de nouvelles drogues avec d’autres drogues toutes faites ?

Ne ferons-nous jamais que nous traîner sur la même piste ? — toujours au même pas ? —

Passerons-nous éternellement notre vie à montrer les reliques des savans, comme les moines montrent les reliques des saints, — sans pouvoir en obtenir un seul miracle ?

Comment se fait-il que l’homme, dont la pensée s’élance jusques dans les cieux, — l’homme, la plus belle, la plus excellente et la plus noble des créatures, — le miracle de la nature, comme l’appelle Zoroastre, (dans son livre sur la nature de l’ame), — le miroir de la présence divine, selon Saint Chrysostôme, — l’image de Dieu, suivant Moyse, — le rayon de la divinité, comme dit Platon, — la merveille des merveilles, suivant Aristote ; comment, dis-je, se fait-il, que l’homme se dégrade ainsi lui-même, en se vouant à une imitation servile ?

O imitatores ! dit Horace… mais je ne m’abaisserai point aux mêmes invectives que lui. — Tout ce que je demanderois à Dieu, si cela peut se désirer sans péché, c’est que tout imitateur ou plagiaire anglois, françois ou irlandois, fût puni par le farcin, et renfermé dans un hôpital assez vaste pour les contenir tous. — C’est ce qui me conduit à l’affaire des moustaches ; mais par quelle succession d’idées ? en bonne foi, croyez-vous que je le sache ?


Sur les Moustaches.


De quoi diantre me suis-je avisé ? quelle promesse étourdie ! un chapitre sur les moustaches ! le public ne le supportera jamais. C’est un public délicat. — Mais je n’avois jamais lu le fragment que voici ; je ne le croyois pas aussi scabreux : — autrement, aussi sûrement que des nez sont des nez, et que des moustaches sont des moustaches, j’aurois louvoyé de manière à ne pas rencontrer ce dangereux chapitre.


Fragment.


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. . . . . . . . « Je crois que vous dormez un peu, ma belle dame, » dit le vieux gentilhomme, en lui serrant doucement la main comme il prononçoit le mot moustache. — « Changerons-nous de sujet ? Gardez-vous en bien, dit la vieille dame. Je vous écoute avec le plus grand plaisir. » Alors se penchant en arrière sur sa chaise, la tête appuyée sur le dossier, portant en même-temps ses deux pieds en avant, et jetant un mouchoir de gaze sur son visage, elle le pria de continuer. — Le vieux gentilhomme continua ainsi :

Des moustaches ! s’écria la reine de Navarre, en laissant tomber sa pelote de nœuds. — Oui, madame, des moustaches, dit la Fosseuse, en ramassant respectueusement les nœuds de la reine.

La voix de la Fosseuse étoit naturellement douce et moelleuse, mais cependant distincte et articulée ; et chaque lettre du mot moustaches avoit frappé directement l’oreille de la reine de Navarre. — Moustaches ! s’écria encore la reine, pouvant d’autant moins se persuader d’avoir bien entendu, qu’il s’agissoit d’un de ses pages qu’elle voyoit tous les jours. — Moustaches, répéta la Fosseuse une troisième fois. J’ose assurer votre majesté, continua la fille d’honneur, en prenant vivement l’intérêt du page, que dans toute la Navarre il n’y a pas aujourd’hui un cavalier qui possède une aussi belle paire… De quoi ? s’écria Marguerite en souriant. — De moustaches, dit la Fosseuse avec une modestie infinie.

Le mot tint bon, malgré l’usage indiscret que la Fosseuse venoit d’en faire ; et on continua de s’en servir dans la meilleure compagnie du petit royaume de Navarre.

La Fosseuse l’avoit déjà prononcé, non-seulement devant la reine, mais en plusieurs autres occasions à la cour ; et toujours avec un accent qui renfermoit quelque chose de mystérieux. Ce genre devoit parfaitement réussir à la cour de Marguerite, qui, dans ce temps-là, étoit, comme on sait, un mélange de galanterie et de dévotion. — Le mot moustaches fit donc une espèce de fortune, ou du moins il gagna justement autant qu’il perdit. — Le clergé fut pour lui, les laïques contre, — et les femmes..... se partagèrent.

Il y avoit dans ce temps-là à la cour de Navarre un jeune marquis de Croix, officier des gardes de la reine, qui, par sa mine, sa taille et sa tournure, se faisoit remarquer des filles d’honneur, et attiroit leur attention vers la terrasse, devant la porte du palais où la garde se montoit.

Madame de Beaussiere fut la première qui en devint éprise. — La Battarelle suivit. — C’étoit le plus beau temps pour faire l’amour, dont on ait gardé le souvenir en Navarre. — Le jeune de Croix faisoit toutes les conquêtes qu’il vouloit. Il fit tourner successivement la tête à la Guyol, à la Maronnette, à la Sabatiere, à toutes en un mot, excepté à la Rebours et à la Fosseuse. — Celles-ci savoient à quoi s’en tenir sur son compte. De Croix avoit donné mince opinion de lui à la Rebours dans une occasion essentielle ; et la Rebours avoit tout dit à la Fosseuse, dont elle étoit l’amie inséparable.

La reine de Navarre étoit assise un soir avec ses dames à une fenêtre qui faisoit face à la porte du palais, comme de Croix traversoit la cour. — Qu’il est beau ! dit la Beaussiere. — Qu’il a bon air ! dit la Battarelle. — Qu’il est bien fait ! dit la Guyol. — Montrez-moi, dit la Maronette, un officier de la garde à cheval qui ait deux jambes comme celles-là ! — ou qui s’en serve si bien ! dit la Sabatiere. — Mais il n’a pas de moustaches ! s’écria la Fosseuse. — Oh ! pas l’apparence, dit la Rebours.

La reine s’en alla droit à son oratoire, pour méditer sur ce texte. — Elle y rêva tout le long de la galerie. — Ave Maria, dit-elle en s’agenouillant sur son prie-dieu, que veut dire la Fosseuse avec ses moustaches ?

Toutes les filles d’honneur se retirèrent à l’instant dans leurs chambres. — Des moustaches ! dirent-elles en elles-mêmes, en fermant leur porte au verrou.

Madame de Carnavalette prit son chapelet. On ne l’auroit pas soupçonnée sous son grand capuchon. — De saint Antoine à sainte Ursule, il ne lui passa pas un saint par les doigts, qui n’eût des moustaches. — Saint François, saint Dominique, saint Benoît, saint Basile, sainte Brigitte, tous avoient des moustaches.

Madame de Beaussiere brouilla toutes ses idées à force de commentaires. Elle monta sur son palefroi, et se fit suivre par son page. — Un régiment vint à défiler..... —

Madame de Beaussiere passa son chemin.

« Un denier, un seul denier ! cria l’ordre de la Merci ; — secourez ces pauvres captifs, qui gémissent loin de vous, et qui tournent les yeux vers le ciel et vers vous, pour obtenir leur rachat. »

Madame de Beaussiere passa son chemin.

« Ayez pitié du malheureux, ma bonne dame, dit un vieillard vénérable à cheveux blancs, tenant dans ses mains desséchées une petite tasse de bois cerclée de fer ; — je demande pour l’infortuné, — pour une prison, — pour un hôpital. — Ma bonne et charitable princesse, c’est pour un vieillard, — pour des noyés, — pour des brûlés. — J’appelle Dieu et tous ses anges à témoin. — C’est pour couvrir celui qui est nu, — pour rassasier celui qui a faim, — pour soulager celui qui est malade et affligé. »

Madame de Baussiere passa son chemin.

Un parent dans la misère se prosterna jusqu’à terre. —

Madame de Beaussiere passa son chemin.

Il courut tête nue à côté du palefroi, en la priant, en la conjurant par les premiers liens de l’amitié, de l’alliance, de la parenté. — « Ma cousine, ma sœur, ma tante, ma mère, — au nom de la vertu, pour l’amour de vous, pour l’amour de moi, pour l’amour de Jésus-Christ, souvenez-vous de moi, ayez pitié de moi ! » —

Madame de Beaussiere passa son chemin. Elle s’arrêta à la fin. — Prenez mes moustaches, dit-elle à son page. — Le page prit son palefroi. — Elle mit pied à terre sur la terrasse.

Quand la cour fut rassemblée le soir, ce fut à qui parlerait, ou plutôt à qui ne parlerait pas des moustaches. La Fosseuse tira une aiguille de sa tête, et se mit à dessiner le contour d’une petite moustache sur un côté de sa lèvre supérieure, et remit l’aiguille à la Rebours. — La Rebours secoua la tête. — Madame de Carnavalette soupira : c’étoit elle qui avoit donné des moustaches à sainte Brigitte.

Madame de Beaussiere toussa trois fois dans son manchon. — La Guyol sourit. — Fi ! dit madame de Beaussiere. — La reine de Navarre comprit enfin l’énigme, et passa son doigt sur ses yeux, avec un geste qui vouloit dire : je vous entends bien.

« Et qu’entendoit-elle ? dit la vieille dame, en soulevant sa gaze, et regardant le vieux gentilhomme. » —

« Ce que vous entendez vous-même, répondit le vieux gentilhomme ; » et il continua de lire.

— Toutes ces conversations, loin d’être favorables au mot moustaches, préparoient sa ruine. La Fosseuse lui avoit porté le premier coup ; — il s’étoit pourtant soutenu, et pendant quelques mois il fit une assez belle résistance : — mais, au bout de ce terme, le jeune marquis de Croix ayant été forcé de quitter la Navarre, faute de moustaches, le mot devint bientôt indécent, et ne tarda pas à être entièrement hors d’usage.

Les meilleurs termes du meilleur langage de la meilleure compagnie peuvent être exposés à la même disgrâce. Il ne faut qu’un esprit mal-fait pour exciter tous les esprits. — Le curé d’Estelle écrivit dans le temps un gros livre sur les équivoques, afin de prémunir les Navarrois contre leur danger.

« Tout le monde ne sait-il pas, dit le curé d’Estelle à la fin de son ouvrage, que les nez ont éprouvé, il y a quelques siècles, dans la plus grande partie de l’Europe, le même sort que les moustaches éprouvent aujourd’hui dans le royaume de Navarre ? Le mal, à la vérité, ne s’étendit pas alors plus loin. — Mais les oreilles n’ont-elles pas couru depuis le même risque ? — Vingt autres mots différens, les hauts-de-chausse, les fichus, les boutonnieres, le nom même qu’on donne à nos chevaux de poste, — ne sont-ils pas encore au moment de leur ruine ? — La chasteté, par sa nature, la plus douce des vertus, la chasteté, si vous lui laissez une liberté absolue, deviendra la plus tyrannique des passions.

» Que vos cœurs cessent d’être corrompus, » s’écrioit le curé d’Estelle ; et vos oreilles ne trouveront plus d’expressions indécentes. »



CHAPITRE IV.

Peine perdue.


Mon père étoit occupé à calculer les frais de poste du voyage de mon frère Robert, de Calais à Paris, et de Paris à Lyon, au moment même qu’il reçut la lettre qui lui apportoit la nouvelle de sa mort. — C’étoit un voyage à tous égards bien malencontreux, et dont mon père avoit bien de la peine à venir à bout. — Il l’avoit cependant à-peu-près achevé, quand Obadiah ouvrit brusquement la porte pour lui dire qu’il n’y avoit plus de levure dans la maison. — « Monsieur veut-il, demanda Obadiah, que je prenne demain de grand matin le cheval de carosse, et que j’en aille chercher ? — De tout mon cœur, dit mon père sans interrompre son voyage ; prends le cheval de carrosse et laisse-moi en repos. — Mais, dit Obadiah, il lui manque un fer. » —

« Un fer ! pauvre créature, dit mon oncle Tobie ! — Et bien, dit brusquement mon père, prends l’écossois. — Il ne veut pas souffrir la selle, dit Obadiah. — Je crois qu’il a le diable au corps, dit mon père : prends donc le patriote, et ferme la porte. — Le patriote est vendu, dit Obadiah. — Vendu, s’écria mon père ! — Voilà de vos tours, monsieur le drôle, continua-t-il, en s’adressant à Obadiah, quoiqu’avec le visage tourné vers mon oncle Tobie ! — Monsieur doit se rappeler, dit Obadiah, qu’il m’a ordonné de le vendre au mois d’avril dernier. — Eh bien, s’écria mon père, pour votre peine, vous irez à pied. — C’est tout ce que je demandois, dit Obadiah en fermant la porte. » —

« Ah ! quel tourment, dit mon père ! »

Et il reprenoit déjà son calcul, quand Obadiah vint encore l’interrompre. — « Comment Monsieur veut-il que j’aille à pied, dit Obadiah ? toutes les rivières sont débordées. » —

Jusques-là mon père, qui avoit devant lui une carte de Samson, et un livre de poste, avoit gardé trois doigts sur la tête de son compas, dont une pointe étoit posée sur Nevers. C’étoit la dernière poste pour laquelle il eût payé ; et il se proposoit de reprendre delà son calcul et son voyage, aussitôt qu’Obadiah auroit quitté la chambre. — Mais il ne put tenir à cette seconde entrée d’Obadiah, qui rouvrit la porte pour mettre tout le pays sous l’eau. — Il laissa aller son compas, — ou plutôt, avec un mouvement de colère, il le jeta sur la table ; et alors tout ce qui lui restoit à faire, c’étoit de revenir à Calais comme bien d’autres, aussi sage qu’il en étoit parti.

Enfin quand la lettre fatale arriva, mon père, à l’aide de son compas, d’enjambées en enjambées, étoit revenu à ce même gîte de Nevers. — Il fit signe à mon oncle Tobie de voir ce que contenoit la lettre. — « Avec votre permission, monsieur Samson, » s’écria mon père, en frappant la table tout au travers de Nevers avec son compas, — « il est dur, monsieur Samson, pour un gentilhomme anglois et pour son fils, d’être ramenés deux fois dans un jour à une bicoque comme Nevers. — Qu’en penses-tu, Tobie, ajouta mon père d’un air enjoué ? — À moins, dit mon oncle Tobie, que ce ne soit une ville de garnison ; car en ce cas… mon père sourit. — Lis, lis cette lettre, mon cher Tobie, dit mon père : » — et tenant toujours son compas sur Nevers d’une main, et son livre de poste de l’autre, lisant d’un œil, écoutant d’une oreille, et les deux coudes appuyés sur la table, il attendit que mon oncle Tobie eût achevé la lettre qu’il lisoit entre ses dents

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« Ô ciel ! il est parti, s’écria mon oncle Tobie ! — Qui ? quoi ? s’écria mon père. — Mon neveu, dit mon oncle Tobie. — Comment ! mon fils ! sans permission ! sans argent ! sans gouverneur ! — Hélas, mon cher frère ! il est mort, dit mon oncle Tobie. — Mort ! s’écria mon père, sans avoir été malade ? — Le pauvre garçon ! dit mon oncle Tobie, en baissant la voix, et avec un profond soupir ! — le pauvre garçon ! il a bien été assez malade, puisqu’il en est mort. ».

Nous lisons dans Tacite, que lorsqu’Agrippine apprit la mort de Germanicus, ne pouvant modérer la violence de sa douleur, elle quitta brusquement son ouvrage. — Mon père, au contraire, frappa une seconde fois de son compas sur Nevers ; mais beaucoup plus fort que la première. — Quels effets différens produits par la même cause ! et mêlez-vous après cela de raisonner sur l’histoire.

Ce que fit ensuite mon père, mérite, à mon avis, un chapitre particulier.



CHAPITRE V.

Pensées sur la Mort.


C’est un des moralistes anciens, — Platon, Plutarque, ou Sénèque, Xénophon, ou Épictète, Théophraste, ou Lucien, — ou quelqu’un d’une date plus moderne, — Cardan ou Budœus, Pétraque ou Stelle, peut-être même est-ce quelque père de l’église, — Saint-Augustin, Saint-Cyprien ou Saint-Bernard… mais enfin c’est un de ceux-là qui nous apprend, qui nous assure qu’il existe en nous je ne sais quel penchant naturel et irrésistible, lequel nous porte à pleurer la mort de nos amis et de nos enfans. — Celui-là, quel qu’il soit, connoissoit bien le cœur humain.

Et Sénèque a dit quelque part, que de pareils chagrins se dissipoient mieux par la voie des larmes, que par toute autre.

Aussi trouvons-nous que David a pleuré son fils Absalon, — Adrien son Antinoüs, — Niobé ses enfans, — et qu’Apollodore et Criton ont tous deux versé des larmes pour Socrate avant sa mort.

Mon père ne prit exemple ni sur les anciens, ni sur les modernes, et se gouverna d’une façon toute particuliére.

On vient de voir que les Hébreux pleuroient ainsi que les Romains. — On prétend que les Lapons s’endorment quand ils sont dans l’affliction ; — les Allemands, dit-on, s’enivrent ; — et l’on sait que les Anglois se pendent. — Mon père ne pleura, ni ne s’endormit, ni ne s’enivra, ni se pendit ; — il ne jura, ni ne maudit, ni n’excommunia, ni ne chanta, ni ne siffla : — que fit-il donc de sa douleur ?

Il vint toutefois à bout de s’en débarrasser. — Mais souffrez, monsieur, que j’insère ici une petite histoire.

Quand Cicéron perdit sa chère fille Tullie, il n’écouta d’abord que son cœur, et modula sa voix sur la voix de la nature. — Ô ma Tullie ! s’écrioit-il, ô ma fille ! mon enfant ! Ô dieux ! — dieux ! j’ai perdu ma Tullie !Par tout je crois voir encore ma Tullie. Je crois l’entendre ; — je crois lui parler. — Mais dès qu’il eut ouvert les trésors de la philosophie, dès qu’elle lui eut appris la quantité de choses excellentes qu’il y avoit à dire sur ce sujet, — on ne sauroit croire, dit ce grand orateur, combien, en un instant, je me trouvai heureux et consolé.

Mon père étoit aussi vain de son éloquence, que Cicéron pouvoit l’être de la sienne ; et je commence à croire qu’il avoit raison. — L’éloquence étoit en vérité son fort ; — c’étoit son foible aussi. — Son fort ; car la nature l’avoit fait naître éloquent. — Son foible ; car il en étoit dupe à toute heure.

Excepté dans ce qui contrarioit trop fort ses systèmes, dès que mon père trouvoit une occasion de déployer ses talens, ou de dire quelque chose de sage, de spirituel ou de fin, il étoit souverainement heureux. — Un événement agréable qui ne lui laissoit rien à dire, ou un événement fâcheux sur lequel il trouvoit à parler, revenoient à-peu-près au même pour lui. — Bien plus, si l’accident n’étoit que comme cinq, et le plaisir de parler comme dix, mon père y gagnoit moitié pour moitié, et préféroit l’accident.

Ce fil servira à débrouiller ce qui autrement sembleroit contradictoire dans le caractère de mon père. — Il expliquera comment, dans les petites impatiences qui naissoient des négligences inévitables, ou des étourderies de ceux qui le servoient, sa colère, ou plutôt la durée de sa colère, étoit toujours à rebours de toutes les conjectures.

Il avoit une petite jument favorite, dont il souhaitoit beaucoup d’avoir de la race. Il l’avoit confiée à un très-beau cheval arabe, et il avoit destiné à son usage le poulain qui devoit en naître. — Mon père étoit ardent dans ses projets. Tous les jours il parloit de son cheval futur avec une confiance, une sécurité aussi entières, que s’il eût été déjà dressé, bridé, sellé, et devant sa porte tout prêt à être monté. — Il défioit d’avance mon oncle Tobie à la course. — Au bout du terme, la jument fit un mulet, et le plus laid mulet qu’il y eût en son espèce.

Il y avoit sûrement de la faute d’Obadiah. — Ma mère et mon oncle Tobie s’attendoient que mon père alloient l’exterminer, et que sa colère et ses lamentations n’auroient point de fin. — « Regardez, coquin que vous êtes, s’écrioit mon père, en montrant le mulet ; — regardez ce que vous avez fait. — Ce n’est pas moi, dit Obadiah. — Eh ! qu’en sais je ? répliqua mon père. » —

Le triomphe étincela dans les yeux de mon père à cette repartie ; tout son visage s’épanouit ; et Obadiah n’en entendit plus reparler.

— Revenons à la mort de mon frère. —

La philosophie a beaucoup de belles choses à dire sur tous les sujets. Elle en a un magasin sur la mort. — Mais comme elles se jetoient toutes à-la-fois dans la tête de mon père, l’embarras auroit été de bien choisir, et d’en faire un tout également pompeux et bien assorti. — Mon père les prit comme elles vinrent.

« Tout doit mourir, mon cher frère. — C’est un accident inévitable. — C’est le premier statut de la grande charte. — C’est une loi éternelle du parlement. — Tout doit mourir.

» Si mon fils n’étoit pas mort, ce seroit le cas de s’étonner, — et non pas de ce qu’il est mort.

» Les monarques et les princes dansent le même branle que nous.

» Mourir est la grande dette et le tribut qu’il faut payer à la nature. Les tombes et les monumens, destinés à perpétuer notre mémoire, le paient eux-mêmes ; et les pyramides, les plus orgueilleuses de toutes celles que l’art et les richesses ont élevées, ont aujourd’hui perdu leur sommet, et n’offrent v plus au voyageur qu’un amas de débris mutilés. — (Mon père trouvoit qu’il s’exprimoit avec facilité, et poursuivit.) Les cités et les villes, les provinces et les royaumes, n’ont-ils pas leurs périodes ? — Et ne viennent-ils pas eux-mêmes à décliner, quand les principes et les pouvoirs, qui, au commencement les cimentèrent et les réunirent, ont achevé leurs évolutions ? —

» Frère Shandy, dit mon oncle Tobie, quittant sa pipe au mot évolutions..... — révolutions, j’ai voulu dire, reprit mon père. — Par le ciel ! frère Tobie, j’ai voulu dire révolutions. — Évolutions n’a pas de sens. — Il a plus de sens que vous ne croyez, dit mon oncle Tobie. — Mais, s’écria mon père, il n’y a du moins pas de sens à couper le fil d’un pareil discours, et dans une pareille occasion. — De grâce, frère Tobie, continua-t-il en lui prenant la main, je t’en prie, frère, — je t’en prie, ne m’interromps pas dans cette crise. — Mon oncle Tobie remit sa pipe dans sa bouche.

» Où sont Troye et Micènes, et Thèbes et Délos, et Persépolis et Agrigente ? continua mon père, en ramassant son livre de poste qu’il avoit laissé tomber. — Que sont devenues, frère Tobie, Ninive et Babylone, Cizicum et Mitilène ? Les plus belles villes qu’ait jamais éclairées le soleil, maintenant ne sont plus ; — leurs noms seulement sont demeurés ; et ceux-ci, (car déjà plusieurs d’entre eux s’écrivent incorrectement), s’en vont eux-mêmes par lambeaux ; et dans le laps du temps ils seront oubliés et enveloppés avec toutes choses dans la nuit éternelle. — Le monde lui-même, frère Tobie, le monde lui-même finira.

» À mon retour d’Asie, dans ma traversée d’Égine à Mégare, — (dans quel temps donc ? pensa mon oncle Tobie), je jetai les yeux autour de moi. — Égine restoit derrière, Mégare étoit devant, Pirée à main droite, et Corinthe à main gauche. — Que de villes jadis florissantes, et maintenant couchées dans la poussière ! — Hélas ! hélas ! dis-je en moi-même, quel homme pourroit permettre à son ame de se troubler pour la perte d’un enfant, quand il voit de telles merveilles honteusement ensevelies ? — Ressouviens-toi, me dis-je encore à moi-même, ressouviens-toi que tu es homme. »

Mon oncle Tobie ne s’aperçut pas que ce dernier paragraphe étoit l’extrait d’une lettre, que Servius Sulpicius écrivoit à Cicéron, pour le consoler de la mort de sa fille. — Mon bon oncle étoit aussi peu versé dans les fragmens de l’antiquité, que dans toute autre branche de littérature ; — et comme mon père, dans le temps de son commerce de Turquie, avoit fait trois ou quatre voyages au Levant, mon oncle Tobie conclut tout naturellement qu’il avoit poussé ses courses jusqu’en Asie par l’Archipel ; et de-là sa traversée d’Égine à Mégare, et le reste.

Cette conjecture n’avoit rien d’étrange, et tous les jours un critique entreprenant bâtit de bien d’autres histoires sur de pires fondemens. — « Et je vous prie, frère, dit mon oncle Tobie, quand mon père eut fini, — je vous prie, dit-il, en appuyant le bout de sa pipe sur la main de mon père ; — en quelle année de notre Seigneur cela s’est-il passé ? Innocent ! dit mon père, c’étoit quarante ans avant Jésus-Christ. »

Mon oncle Tobie n’avoit que deux suppositions à faire, ou que son frère étoit le juif errant, ou que le malheur avoit dérangé sa cervelle. — Puisse le Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, le protéger et le guérir ! dit mon oncle Tobie, en priant en silence pour mon père, avec les larmes aux yeux.

Mon père attribua ces larmes au pouvoir de son éloquence, et poursuivit sa harangue avec un nouveau courage.

« Il n’y a pas, frère Tobie, une aussi grande différence que l’on s’imagine entre le bien et le mal. (Ce bel exorde, soit dit en passant, n’étoit pas propre à guérir les soupçons de mon oncle Tobie). Le travail, la tristesse, le chagrin, la maladie, la misère et le malheur sont le cortége ordinaire de la vie. — Grand bien leur fasse ! dit en lui-même mon oncle Tobie.

» Mon fils est mort ! — il ne pouvoit mieux faire. Il a jeté l’ancre à propos au milieu de la tempête.

» Mais il nous a quittés pour jamais. — Eh bien ! il a échappé à la main du barbier, avant d’être chauve ; — il a quitté la fête, avant d’être repu, — le banquet, avant d’être ivre.

» Les Thraces pleuroient quand un enfant venoit au monde… (Ma foi ! dit mon oncle Tobie, nous ne leur ressemblons pas mal ; témoin la naissance de Tristram). Et ils se réjouissoient quand un homme mouroit. — Ils avoient raison. La mort ouvre la porte à la renommée, et la ferme à l’envie. — Elle brise les chaînes du captif ; il a rempli sa tâche : il est libre.

» Montrez-moi un homme qui connoisse la vie, et qui craigne la mort ; et je vous montrerai un prisonnier qui craint sa liberté.

» Nos besoins, mon cher frère Tobie, ne sont que des maladies. — Ne vaudroit-il pas mieux en effet n’avoir pas faim, que d’être forcé de manger ? — n’avoir pas soif, que d’être forcé de boire ?

» Ne vaudroit-il pas mieux être tout d’un coup délivré des soucis, de la fièvre, de l’amour, de la goutte, et de tous les autres maux de la vie, que d’être comme un voyageur, qui arrive fatigué tous les soirs à son auberge, forcé d’en repartir tous les matins ? »

» Ce sont les gémissemens et les convulsions, frère Tobie, ce sont les larmes qu’on verse dans la chambre d’un malade, ce sont les médecins, les prêtres, et tout l’appareil de la mort, qui rendent la mort effrayante. Ôtez-en le spectacle, qu’est-ce qui reste ?

» — Elle est préférable dans une bataille, dit mon oncle Tobie. Il n’y a là ni cercueil, ni silence, ni deuil, ni pompe funèbre. Elle est réduite à rien. —

» Préférable dans une bataille ! mon cher frère Tobie, dit mon père en souriant. (Il avoit entiérement oublié mon frère Robert). Va, elle n’est mauvaise nulle part. — Car enfin, frère Tobie, remarque bien. — Tant que nous sommes, la mort n’est pas encore ; et, quand elle est, nous ne sommes plus. » Mon oncle Tobie quitta sa pipe pour examiner la proposition. Mais l’éloquence de mon père étoit trop rapide pour s’arrêter par aucune considération. Il entraîna les idées de mon oncle Tobie malgré lui.

» Pour nous affermir dans notre mépris de la mort, continua mon père, il est à propos de remarquer le peu d’altération que ses approches ont produit dans les grands hommes. »

» Vespasien mourut sur sa chaise percée, en disant un bon mot ; — Galba, en prononçant une maxime ; — Septime Sévère, en faisant un compliment. —

» J’espère qu’il étoit sincère, dit mon oncle Tobie. — C’étoit à sa femme, dit mon père. »


CHAPITRE VI.

Nouveau genre de mort.


« Et finalement, — car de toutes les anecdotes que l’histoire peut fournir sur ce sujet, celle-ci sans contredit est la plus frappante, elle couronne toutes les autres.

» Cornélius Gallus le préteur..... Mais j’ose assurer, frère Tobie, que vous l’avez lu. — J’ose assurer que non, dit mon oncle Tobie. — Eh bien, dit mon père, il mourut dans les bras d’une femme. —

» Au moins, dit mon oncle Tobie, si c’était de la sienne, il n’y avoit pas de péché. — Ma foi ! dit mon père, c’est plus que je n’en sais. »



CHAPITRE VII.

Ma mère est aux écoutes.


Ma mère traversoit le corridor vis-à-vis la porte de la salle, au moment où mon père prononçoit le mot femme. Il étoit assez simple qu’elle en fût frappée ; et elle ne douta point qu’elle ne fût le sujet de la conversation. Elle mit donc un doigt en travers sur sa bouche, retint sa respiration ; et par une inflexion du cou, alongeant et baissant la tête, non pas vis à-vis la porte, mais de côté, de sorte que son oreille se trouvoit sur la fente, elle se mit à écouter de tout son pouvoir.

L’esclave qui écoute, avec la déesse du silence derrière lui, n’auroit pu fournir une plus belle idée à un artiste.

Je vais la laisser dans cette attitude pendant cinq minutes, jusqu’à ce que j’aie ramené les affaires de la cuisine (ainsi que Rapin Thoiras ramène les affaires de l’église) au même point.



CHAPITRE VIII.

Parallèle de deux Orateurs.


À proprement parler, l’intérieur de notre famille étoit une machine simple, et composée d’un petit nombre de roues. Mais ces roues étoient mises en mouvement par tant de ressorts différens, elles agissoient l’une sur l’autre avec une telle variété de principes et d’impulsions étranges, que la machine, quoique simple, avoit tout l’honneur et même les avantages d’une machine compliquée. — On pouvoit y remarquer presque autant de mouvemens particuliers, que dans la mécanique intérieure d’une pendule à secondes.

Parmi ces mouvemens il y en avoit un, et c’est celui dont je parle, qui peut-être n’étoit pas, à tout prendre, aussi singulier que beaucoup d’autres ; mais dont l’effet étoit tel, qu’il ne pouvoit se passer dans le sallon aucune motion, querelle, harangue, dialogue, projet, ou dissertation, que sur le champ il n’y en eût la copie, le pendant, la parodie, dans la cuisine.

Pour entendre ceci, il faut savoir que toutes les fois que quelque message extraordinaire ou quelque lettre arrivoit au sallon, — ou que l’entrée d’un domestique sembloit interrompre la conversation, et qu’on avoit l’air d’attendre qu’il fût sorti pour la continuer, — ou que l’on appercevoit quelque apparence de nuage sur le front de mon père ou de ma mère ; — enfin, dès que l’on supposoit que l’affaire qui se traitoit dans le sallon valoit la peine qu’on l’écoutât, la règle étoit de ne pas fermer entièrement la porte, et de la laisser tant soit peu entr’ouverte, — de trois ou quatre lignes seulement, — précisément comme ma mère la trouva en passant dans le corridor. — Le mauvais état des gonds, (état auquel on se donnait bien de garde de remédier) servoit de prétexte et d’excuse à cette manœuvre, laquelle se répétoit aussi souvent qu’il étoit nécessaire. — On laissoit donc un passage, non pas aussi large à la vérité que celui des Dardanelles, mais suffisant pour qu’on pût apprendre par ce moyen tout ce qu’il étoit intéressant de savoir, et éviter par-là à mon père l’embarras de gouverner lui-même sa maison. —

Ma mère en profita dans cette occasion. — Obadiah en avoit fait autant, après avoir laissé sur la table la lettre qui apportoit la nouvelle de mon frère. — De sorte qu’avant que mon père fût revenu de sa surprise, et eût commencé sa harangue, — Trim, debout dans la cuisine, s’étoit mis à pérorer sur le même sujet.

Il y a tel curieux, de ceux qui aiment à observer la nature, qui, s’il eût eu en sa possession toutes les richesses de Job, en auroit donné la moitié avec plaisir, pour entendre le caporal Trim et mon père, deux orateurs si opposés par leur nature et leur éducation, haranguer sur la même tombe.

Mon père, homme prodigieusement instruit, à l’aide d’une mémoire sûre et d’une lecture immense, à qui tous les grands philosophes de l’antiquité étoient familiers, citant sans cesse Caton, Séneque, Épictete. —

Le caporal, — avec rien, — ne se souvenant de rien, — n’ayant rien lu que son livre de revue, — et n’ayant de grands noms à citer, que ceux qui étoient contenus dans le contrôle de sa compagnie. —

L’un, procédant de période en période, par métaphore et par allusion, et frappant l’imagination de l’auditeur, comme doit faire tout bon orateur, par l’agrément et les charmes de ses peintures et de ses images. —

L’autre, sans esprit ni antithèse, sans métaphore ni allusion, sans aucune ressource de l’art, instruit par la nature, conduit par la nature, alloit droit devant lui comme la nature le menoit ; — et la nature le menoit au cœur. — Ô Trim ! si le ciel eût voulu que tu eusses un meilleur historien… s’il l’eût voulu… ton historien auroit roulé carosse.


CHAPITRE IX.

Trim monte en chaire.


« Notre jeune maître est mort à Londres, dit Obadiah. »

Une robe de chambre de satin vert de ma mère, qui avoit déjà été décrassée deux fois, fut la première idée que l’exclamation d’Obadiah excita dans l’esprit de Suzanne. — « Eh bien, dit Suzanne, nous allons tous être en deuil. »

Divin Locke, où es-tu ? et se peut-il que tu manques l’occasion d’écrire un si beau chapitre sur l’imperfection des mots ? — Le mot deuil, quoique prononcé par Suzanne elle-même, manqua son objet, et n’excita pas en elle une seule idée teinte de noir ou de gris. — Tout étoit vert ; elle ne voyoit que la robe de chambre de satin vert.

« Oh ! ma pauvre maîtresse en mourra ! s’écria Suzanne ; et déjà elle voyoit défiler toute la garde-robe de ma mère. Quelle procession ! — son damas rouge, — ses toiles de Perse, — ses lustrines jaunes et blanches, — son taffetas brun, — ses bonnets de dentelle, — ses manteaux de lit et ses consolantes jupes de dessous. — Elle n’oublioit pas un chiffon. « Non, disoit Suzanne, ma maîtresse ne les reverra jamais. »

Nous avions un pataud de marmiton, qui faisoit le facétieux ; mon père le gardoit, je pense, à cause de sa bêtise. — Il avoit été toute l’automne aux prises avec une hydropisie. — « Notre jeune maître est mort ! dit Obadiah ; — il est mort bien certainement. — Et moi je ne le suis pas, dit le marmiton. » —

« Voici de fâcheuses nouvelles, Trim, cria Suzanne, en essuyant ses yeux au moment où Trim entra dans la cuisine : — notre jeune maître Robert est mort et enterré. — (L’enterrement étoit un embellissement de la façon de Suzanne). — Nous allons être tous en deuil, ajouta Suzanne. » —

« J’espère que non, dit Trim. — Vous espérez que non, reprit vivement Suzanne. — (L’idée du deuil ne faisoit pas sur la tête de Trim la même impression que sur celle de Suzanne). — J’espère, dit Trim, expliquant sa pensée, j’espère en Dieu que la nouvelle n’est pas vraie. — J’ai entendu lire la lettre de mes deux oreilles, dit Obadiah ; et nous allons avoir une rude besogne pour défricher Oxmoor. — Oh ! il est bien mort, dit Suzanne. — Aussi sûr que je suis en vie, dit le marmiton. » —

« Eh bien ! dit Trim, en poussant un soupir, je le regrette de tout mon cœur et de toute mon ame. — Pauvre créature ! — pauvre garçon ! — pauvre gentilhomme ! » —

« Il étoit en vie à la Pentecôte dernière, dit le cocher. — À la Pentecôte ! — hélas ! s’écria Trim, en étendant le bras droit, et prenant sur le champ la même attitude dans laquelle il avoit lu le sermon, — eh ! que fait la Pentecôte, Jonathan ? — (C’étoit le nom du cocher). — Que fait le temps de Pâques, Ou toute autre saison de l’année ? — Nous voilà tous ici, continua le caporal, (en frappant perpendiculairement le plancher du bout de sa canne, pour donner une idée de stabilité et de force), — nous voilà tous ici, et en un moment, (ouvrant la main et laissant tomber son chapeau), nous ne sommes plus. » —

Cette image étoit infiniment frappante. — Suzanne fondit en larmes. — Nous ne sommes pas des plantes ni des pierres. — Jonathan, Obadiah, la cuisinière, tout pleura. Le pataud de marmiton lui-même, qui écuroit un chaudron sur ses genoux, se sentit ému. Toute la cuisine se pressa autour du caporal.

Or, comme je vois clairement que la constitution de l’église et de l’état, ou du moins leur durée, — peut-être la durée du monde entier, ou, ce qui revient au même, la distribution et la balance de la propriété et du pouvoir, vont dépendre de la manière dont l’on saisira l’éloquence de ce geste du caporal, — je vous demande votre attention, messieurs, pour une dixaine de pages ; et je vous les donne à reprendre dans tout autre endroit de l’ouvrage, pour dormir tout à votre aise.

J’ai dit que nous n’étions ni des plantes, ni des pierres, et j’ai bien dit ; — mais j’aurois dû ajouter que nous n’étions pas des anges. — Hélas ! que nous sommes loin de cet état de perfection ! — Nous sommes des hommes grossiers, enveloppés dans la matière, et gouvernés par nos idées, qui le sont elles-mêmes par nos sens ; et je rougis de dire à quel point va cette influence secrète. — Mais de tous nos sens, je ne crains pas d’affirmer que la vue (quoique je sache très-bien que la plupart de nos philosophes soient pour le toucher) que la vue, dis-je, est celui qui a le commerce le plus intime avec l’ame, qui frappe davantage l’imagination, et qui lui laisse des impressions plus profondes. — Son influence surpasse et détruit toutes les autres. Horace l’a dit ayant moi : Segniùs irritant, etc.

Appliquons ces réflexions à la chûte du chapeau de Trim. —

Nous voilà tous ici, et en un moment nous ne sommes plus.

Cette phrase n’avoit rien de bien saillant. C’étoit une de ces vérités triviales à force d’être connues, et telles qu’on nous en débite tous les jours. — Et si Trim ne s’en fût pas plus reposé sur son chapeau que sur son éloquence, il n’auroit produit aucun effet.

Nous voilà tous ici, continua le caporal, et en un moment… (laissant tomber perpendiculairement son chapeau, et s’arrêtant avant d’achever), en un moment nous ne sommes plus. — Le chapeau tomba comme si c’eût été une masse de plomb. — Rien ne pouvant mieux exprimer l’idée de la mort, dont ce chapeau étoit comme la figure et le type. — La main de Trim sembla se paralyser, — le chapeau tomba mort. — Trim resta les yeux fixés dessus, comme sur un cadavre. — Et Suzanne fondit en larmes.

Or, il y a mille, — dix mille, — et comme la matière et le mouvement sont infinis, dix mille fois, dix mille manières, dont un chapeau peut tomber à terre sans produire aucun effet.

Si Trim l’eût jeté avec force ou colère, avec négligence ou mal-adresse, — s’il l’eût jeté devant lui, ou de côté, ou en arrière, ou dans autre direction quelconque, — ou si, en lui donnant la meilleure direction possible, il l’eût laissé tomber d’une air gauche, hébété, effaré ; — enfin si, pendant ou après la chute, Trim n’eût pas eu l’expression de tête, et l’attitude qui devoit l’accompagner, tout étoit manqué, et l’effet du chapeau sur le cœur étoit perdu.

Ô vous, qui gouvernez ce grand univers et ses grands intérêts avec les machines de l’éloquence, vous qui tenez dans vos mains la clef des cœurs, qui les échauffez, et les refroidissez, et les adoucissez, et les amolissez à votre gré : —

Vous qui tournez et retournez les passions avec cette grande manivelle, et qui, par ce moyen, conduisez les hommes où il vous plaît : —

Vous enfin qui menez, — et (pourquoi pas aussi) vous qui êtes menés comme des dindons au marché, avec un bâton et un chaperon rouge, — méditez, méditez, je vous en prie, sur le vieux chapeau de Trim !


CHAPITRE X.

Sur les vieux chapeaux.


Un moment. J’ai un petit compte à régler avec le lecteur, avant que Trim continue sa harangue. J’aurai fini en deux minutes.

Parmi plusieurs petites dettes que j’ai contractées avec le public, et dont je m’acquitterai à mesure que leur tour viendra, je confesse que je suis en retard pour deux items ; un chapitre sur les Femmes de chambre et les boutonnières. — Je m’y suis engagé dans la première partie de mon ouvrage, et l’on pourroit me reprocher de manquer à ma parole.

— Mais plusieurs personnes vénérables du clergé m’ayant représenté que deux sujets pareils, surtout aussi rapprochés l’un de l’autre, pouvoient mettre la morale en danger, j’ai cru devoir déférer à leurs remontrances.

— Je supplie donc qu’on veuille bien me faire grâce du chapitre sur les femmes de chambre et les boutonnières, et recevoir à sa place celui-ci, lequel n’est autre chose qu’un chapitre sur les soubrettes, les robes de chambre et les vieux chapeaux.

Trim ramassa le sien, — le mit sur sa tête, — et reprit ensuite son discours sur la mort, en la manière et la forme qui suit.



CHAPITRE XI.

Trim continue.


« Pour nous, Jonathan, qui ne connoissons ni la peine ni le besoin, — nous qui vivons ici au service des deux meilleurs maîtres, — (j’en excepte seulement pour ma part le roi Guillaume, que j’ai eu l’honneur de servir, tant en Irlande qu’en Flandre), pour nous, dis-je, qu’est-ce que l’intervalle de la Pentecôte à Noël ? C’est bien peu de chose, — ce n’est rien. Mais pour ceux, Jonathan, qui savent ce que c’est que la mort, qui savent quel ravage, quel carnage elle peut faire, avant qu’on ait seulement le temps d’y songer, — c’est comme un siècle entier. — Ô Jonathan ! quel est le bon cœur qui ne saignerait pas, voyant combien de braves gens, qui se tenoient aussi droits et aussi fermes que nous, — (le caporal se redressa), et que la mort a abattus dans cet intervalle qui nous semble si court ? — Et crois-moi, Suzanne, ajouta le caporal en se tournant vers elle, dont les yeux nageoient dans l’eau, — avant que l’année ait achevé son tour, plus d’un œil brillant sera terni. — Un œil brillant ! dit Suzanne. — Suzanne pleura, mais d’un œil de reconnoissance.

» Ne sommes-nous pas, continua Trim, en fixant toujours Suzanne, — ne sommes-nous pas comme la fleur des champs ? » — (Ici une larme d’orgueil se glissa dans l’œil de Suzanne entre deux larmes d’humilité, — c’est la seule manière d’expliquer son affliction). « Toute la chair n’est-elle pas comme du foin ? — comme de l’argile ? ( — comme de la boue ? ») — (Tous regardèrent le marmiton ; il continuoit à écurer son chaudron : — il n’étoit pas beau).

« Qu’est-ce que la beauté ? continua Trim. — (Je passerois ma vie à entendre le caporal, disoit Suzanne). — Qu’est-ce que le plus beau visage qu’on ait jamais vu ? — Suzanne avoit mis sa main sur l’épaule du caporal). — Qu’est-ce autre chose que de la Corruption ? » — (Suzanne la retira).

Mais c’est pour cela même que je vous aime, ô femmes ! — c’est ce délicieux mélange qui vous rend de si chères et de si charmantes créatures. — Eh ! qui pourroit vous en faire un crime ? — qui pourroit vous en vouloir ? — Celui-là, s’il en existe un seul, reçut une citrouille au lieu d’un cœur ; et qu’on le dissèque, on verra si j’ai menti.


CHAPITRE XII.

Trim achève.


Ou Suzanne, dont l’amour-propre s’étoit senti un peu choqué, rompit la chaîne des idées du caporal, en retirant ainsi brusquement sa main de dessus son épaule. —

Ou le caporal commença à soupçonner qu’il avoit été sur les brisées du docteur, et qu’il avoit parlé plutôt comme un chapelain que comme un soldat. —

Ou bien… ou bien… car dans de semblables cas, avec un peu d’esprit et d’invention, on pourroit aisément remplir dix pages de suppositions. — Que les physiologistes ou tous autres curieux déterminent, s’ils le peuvent, quelle en fut la véritable cause ; — il n’en est pas moins certain que le caporal reprit ainsi sa harangue :

« Quant à moi, je déclare qu’en rase campagne je me ris de la mort. Dieu me damne ! ajouta le caporal, en faisant craquer ses doigts, mais avec un air que lui seul pouvoit donner au sentiment, — un jour de bataille, je ne m’en soucie non plus que de cela. — Pourvu toutefois qu’elle ne me prenne pas en traître, comme ce pauvre Gibbons, qui fut tué en lavant son fusil. — Qu’est-ce en effet que la mort ? Une détente lâchée, — un pouce ou deux de bayonnette dans le poumon ou dans le cœur ; — tout cela revient au même.

» Regardez le long de la ligne, — à main droite, — voyez : — le coup part, — Richard tombe ; — non, c’est Jacques : — eh bien, s’il est mort, il ne souffre plus. — Mais qu’importe lequel ? Daigne-t-on s’en informer en marchant à l’ennemi ? — Que dis-je ? dans la chaleur de la poursuite, on ne sent pas même le coup qui donne la mort. — La mort ! il ne s’agit que de la braver. Celui qui la fuit court dix fois plus de danger que celui qui va au-devant d’elle. Cent fois je l’ai vue en face, ajouta le caporal, et je sais ce que C’est. — Dans un champ de bataille, Obadiah, en vérité, ce n’est rien. — Mais au logis, dit Obadiah, elle a une laide mine. — Pour moi, dit le cocher, je n’y pense jamais quand je suis sur mon siége. — À mon avis, dit Suzanne, c’est au lit qu’elle est la plus naturelle. — Si elle étoit là, dit Trim, et que pour lui échapper, il fallût me fourrer dans le plus chétif havresac qu’un soldat ait jamais porté, je le ferois tout à l’heure ; mais cela est dans la nature. »

« La nature est la nature, dit Jonathan. — Et c’est ce qui fait, s’écria Suzanne, que j’ai tant de pitié de ma pauvre maîtresse. — Elle n’en reviendra jamais. — Moi, dit le caporal, de toute la maison, c’est le capitaine que je plains davantage. — Madame soulagera sa douleur en pleurant, et monsieur à force d’en parler. — Mais mon pauvre maître, il gardera tout pour lui en silence. Je l’entendrai soupirer dans son lit pendant un mois entier, comme il fit pour le lieutenant le Fevre. — Si j’osois représenter à monsieur qu’il s’afflige trop, et qu’il devroit se faire une raison. — C’est plus fort que moi, Trim, dira mon maître. C’est un accident si triste ; je ne saurois l’ôter de là, dira-t-il en montrant son cœur. — Mais monsieur cependant ne craint pas la mort pour lui-même ? — J’espère, Trim, répondra-t-il vivement, que je ne crains rien au monde que de faire le mal. — Eh bien ! ajoutera-t-il, quelque chose qui arrive, j’aurois soin du fils de le Fevre. — Et avec cette pensée, comme avec une potion calmante, monsieur s’endormira. »

J’aime à entendre les histoires de Trim sur le capitaine, dit Suzanne. — C’est bien le gentilhomme du meilleur cœur et du meilleur naturel qu’il y ait au monde, dit Obadiah. — « Oui, sans doute, dit le caporal ; et aussi brave qu’on en ait jamais vu à la tête d’un peloton. — Jamais le roi n’a eu un meilleur officier, ni Dieu un meilleur serviteur. — Il marcheroit sur la bouche d’un canon, quand il verroit la mêche allumée, prête à mettre le feu. — Eh bien, ôtez-le de-là, ce même homme est doux comme un enfant, il ne voudroit pas faire de mal à un poulet. »

J’aimerois mieux, dit Jonathan, mener ce gentilhomme-là pour sept livres sterlings par an, que tout autre pour huit. — « Grand merci pour les vingt schelings, Jonathan. — Oui, Jonathan, ajouta le caporal, en lui secouant la main, c’est comme si tu avois mis cet argent dans ma poche. Pour mon compte, je le servirois sans gages jusqu’au jour de ma mort, et je lui dois bien cette marque d’attachement. — Ô le bon maître ! il est pour moi comme un ami, comme un frère ; — et si j’étois sûr que mon pauvre frère Tom mourût, ajouta le caporal en tirant son mouchoir, — quand j’aurois dix mille livres sterlings, je les laisserais au capitaine jusqu’au dernier scheling. »

Trim ne put retenir ses larmes en donnant à son maître cette preuve testamentaire de son affection. — Toute la cuisine fut émue.

— Conte-nous l’histoire du pauvre lieutenant, dit Suzanne. — De tout mon cœur, dit le caporal.

Suzanne, la cuisinière, Jonathan, Obadiah et le caporal Trim, formèrent un cercle autour du feu ; et aussitôt que le marmiton eut fermé la porte de la cuisine, le caporal commença en ces termes.



CHAPITRE XIII.

Je reviens à ma mère.


Que je sois pendu, si je n’ai pas oublié, ma mère autant que si je n’en avois jamais eu, et que la nature m’eût jeté en moule, et m’eût déposé tout nu sur les bords du Nil !

Ma foi, madame (c’est à la nature que je parle) — si c’est vous qui m’avez façonné, il n’y a pas de quoi vous vanter. — Je suis fâché de la peine que vous avez prise ; mais vous avez commis bien des gaucheries, — et par devant et par derrière, et par dedans et par dehors.

Comment, Tristram ! et cette disposition d’esprit qui te porte à n’être étonné de rien ! — À la bonne heure, je vous la passe. —

Et cette défiance modeste et habituelle de ton propre jugement, qui fait que tu ne t’échauffes jamais, au moins pour des sujets qui n’en valent pas la peine ! — Oh ! pour mon jugement, il m’a si souvent trompé, que je serois un sot de me fier à lui. —

Et cet amour, ce respect pour la vérité, qui te conduiroit au bout du monde pour la retrouver, quand tu crois l’avoir perdue ! — Oui, j’aime la vérité ; mais je hais encore plus la dispute. — Et si cette vérité n’intéresse ni la religion ni la société, j’aime mieux l’abandonner lâchement, et souscrire aux opinions les plus extravagantes, que d’entrer en lice pour les attaquer. —

D’ailleurs, je crains le mal par-dessus tout ; — et il n’y a pas d’opinion si sacrée, que je voulusse me laisser égratigner pour elle. Aussi me suis-je de tout temps promis de ne jamais m’enrôler dans aucune armée de martyrs, soit que l’on en lève une nouvelle, soit que l’on se contente de recruter l’ancienne.

Mais il est temps que je retire ma mère de l’attitude pénible où je l’ai laissée.


CHAPITRE XIV.

Itinéraire du Commerce.


L’opinion de mon oncle Tobie, madame, étoit, si vous vous en rappelez, que si le préteur Cornélius Gallus étoit mort dans les bras de sa femme, il n’y avoit pas eu de péché. — Ma mère n’en avoit entendu qu’un seul mot, et ce mot l’avoit prise par la partie la plus foible de son sexe… j’espère que vous ne prenez pas le change. — Je veux dire, la curiosité. — Elle arrangea à sa guise tout le sujet de la conversation ; — et une fois son imagination préoccupée, vous pouvez croire que mon père ne dit pas un mot qui ne fût attribué par ma mère soit à elle, soit aux affaires de sa famille.

Et je vous prie, madame, où demeure la femme qui n’en eût pas fait autant ?

Du genre de mort étrange de Cornélius, mon père avoit fait une transition à la mort de Socrate ; et il donnoit à mon oncle Tobie un extrait de la harangue de ce philosophe devant ses juges. — Elle étoit irrésistible, non pas la harangue de Socrate, mais la tentation que mon père avoit d’en parler. — Il avoit lui-même écrit la vie de Socrate, l’année qui précéda sa retraite du commerce. — Je crains même que cette raison n’ait contribué à le lui faire quitter plutôt ; si bien que personne n’étoit en état de pérorer sur ce sujet avec autant de pompe, d’abondance et de facilité que lui.

Il se livra donc à toute son éloquence ; et s’adressant à mon oncle Tobie, comme s’il eût été Socrate devant l’aréopage, il emboucha la trompette héroïque. — Pas une période qui fût terminée par un mot plus court, que transmigration ou annihilation. — Pas une moindre pensée que celle d’être ou de ne pas être. — Dans l’exorde, pas une idée qui ne fût entièrement neuve. — Comparant la mort à un sommeil long et tranquille, — sans rêves, sans réveil. — Disant que nous et nos enfans étions nés pour mourir, mais qu’aucun de nous n’étoit né pour être esclave. — Non, je me trompe, ceci est tiré du discours d’Eléazar, tel qu’il est rapporté par Joseph (Histoire de la guerre des Juifs). Eléazar avoue qu’il a pris cette pensée des philosophes Indiens. Il est à présumer qu’Alexandre le grand, dans son expédition des Indes, au retour de la Perse qu’il avoit soumise, s’empara de cette maxime, ainsi qu’il fit de bien d’autres choses. — Ce fut lui qui la rapporta en Grèce, sinon par lui-même, (car on sait qu’il mourut en chemin en Babylone) — au moins par ses lieutenans. — De la Grèce elle arriva à Rome ; — de Rome elle passa en France, et de France en Angleterre. — Je n’imagine pas quel autre chemin elle pourroit avoir suivi par terre.

Par eau, elle a pu facilement descendre le Gange jusqu’au sinus gangique, ou baie de Bengale, — et de-là dans la mer des Indes. — Suivant ensuite la voie du commerce, (comme on ne connoissoit pas alors le passage par le Cap de Bonne-Espérance), elle aura été portée avec d’autres drogues et épices par la mer Rouge à Jedda, à la Mecque, ou même à Tor ou Suez, villes situées au fond du golfe ; — et de-là, par les caravanes, à Coptos, qui n’en est distant que de trois jours de marche ; — de Coptos, le Nil l’aura amenée droit à Alexandrie, où elle sera débarquée précisément au pied du grand escalier de la bibliothèque d’Alexandrie. — Et c’est dans ce magasin qu’on aura été la chercher.

Bonté du ciel ! combien les savans de nos jours ont étendu le commerce !


CHAPITRE. XV.

Méprise de ma mère.


Mon père avoit une manière à-peu-près semblable à celle de Job. — Je fais cette comparaison, d’après la persuasion religieuse où je suis qu’il a existé un très-saint et très-malheureux personnage du nom de Job. — Mais n’admirez-vous pas l’audace de ces petits incrédules, qui se trouvant embarrassés à fixer l’ère précise où ce grand homme a vécu, — ne sachant, par exemple, s’il faut le placer avant ou après les patriarches, — aiment mieux, pour trancher toute difficulté, décider qu’il n’a jamais existé ? Est-ce là un raisonnement ? C’est une barbarie ; c’est faire justement à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait. — Mais je reviens à la manière de mon père.

Quand les choses tournoient mal pour lui, et surtout dans le premier mouvement de son impatience, — pourquoi suis-je né ? s’écrioit-il. Eh ! que fais-je sur la terre ? Je voudrois être mort. — C’étoit-là ses moindres imprécations. — Mais quand sa peine devenoit excessive, et qu’elle passoit toute mesure, — monsieur, vous auriez cru entendre Socrate lui-même. — Tout respiroit en lui le mépris de la vie, et l’indifférence sur les moyens d’en sortir.

Ma mère avoit peu lu ; mais d’après ce que je viens de dire, l’extrait du discours de Socrate ne devoit pas lui paroître étranger. Elle le prit à la lettre. Elle écoutoit avec attention et recueillement, et auroit écouté ainsi jusqu’au bout, — si mon père ne s’étoit jeté, sans trop savoir pourquoi, dans cette partie du plaidoyer, où le grand philosophe récapitule ses liaisons, ses alliances, ses enfans ; mais sans se flatter que le tableau puisse le sauver, ou faire impression sur ses juges. — « J’ai des amis, s’écrioit mon père ; — j’ai des parens ; j’ai trois malheureux enfans ! » —

« Comment donc ! monsieur Shandy, dit ma mère en ouvrant la porte, c’est un de plus que je ne vous connoissois. » —

« Par le ciel ! c’est un de moins, » dit mon père, en se levant et en quittant la chambre. —


CHAPITRE XVI

Question chronologique.


« Ce sont les enfans de Socrate, dit mon oncle Tobie. — Bon ! dit ma mère, n’y a-t-il pas cent ans qu’il est mort ? » —

Mon oncle Tobie n’étoit pas chronologiste ; mais ne voulant pas admettre légérement une époque de cette importance, il posa tranquillement sa pipe sur la table, il se leva ; et prenant doucement ma mère par la main, sans lui dire une parole, il sortit pour aller trouver mon père, et le prier d’éclaircir ses doutes.



CHAPITRE XVII.

Entr’actes.


Si cet ouvrage étoit une farce, ce qu’à Dieu ne plaise, à moins qu’on ne veuille dire avec Rousseau :


Ce monde-ci n’est qu’un œuvre comique.


Si cet ouvrage, dis-je, étoit une farce, ce seroit le cas de faire disparoître les acteurs pour un moment, et de faire jouer les violons.

Tous les regards, toutes les oreilles se portent vers l’orchestre. — Chacun y déploie ses talens. — On s’accorde, on n’est pas d’accord. — On part, on va sans mesure. — Le maître de musique frappe du pied, — marque les temps. — Peu-à-peu les traîneurs arrivent ; et les petits défauts, comme les petits agrémens de l’exécution totale, sont couverts par le bruit du parterre.

Le parterre ! — descendons-y pour un moment, je vous prie.


Premier Interlocuteur. Que dites-vous de ce dernier acte ?

Second Interlocuteur. Pitoyable !

Premier. Vous avez bien raison ; on n’y comprend rien.

Second. Bon ! est-ce que l’auteur s’est compris lui-même ?

Premier. Aucun plan aucune méthode.

Second. Nulle connoissance de l’art dramatique.

Premier. Que dites-vous des caractères ?

Troisième Interlocuteur. Pour moi, j’aimerois assez celui de l’oncle.

Second. Fi donc ! un vieux fou ! et puis si bête !........ j’aimerois mieux le père. Au moins il est instruit, et il parle bien.

Premier. Vous moquez-vous ? La plupart du temps il ne sait ce qu’il dit. Quant au caporal......

Second et Troisième. Oh ! nous vous l’abandonnons.

Premier. Eh bien ! je l’abandonne aussi.

Troisième. Que pensez-vous de la mère ?

Second. Ma foi ! c’est une femme de bon sens, et celle qui dit le moins de sottises.

Premier. Oui ! parce que c’est elle qui parle le moins.

Troisième. Pas mal trouvé ! eh bien ! je m’en tiens à madame Shandy.

Premier. Et moi aussi.

Second. Et moi aussi.

Premier. Sifflons les autres à mesure qu’ils paroîtront.

Second et Troisième. De tout mon cœur.


Et bien, messieurs, il faut vous en donner le plaisir : les voilà qui reviennent.



CHAPITRE XVIII.

Avis aux Écrivains.


Après que l’ordre eut été un peu rétabli dans la famille, et que Suzanne eut été mise en possession de sa robe de satin vert, — la première chose qui vint à l’esprit de mon père, fut de prendre la plume, à l’exemple de Xénophon, et de composer une Tristrapédie, ou système d’éducation pour moi. — Il s’agissoit de rassembler toutes ses idées éparses, ses connoissances, ses principes, et d’en faire un corps d’instruction qui pût embrasser toutes les différentes époques de mon enfance.

J’étois le dernier rejeton de mon père. — Il avoit, à son compte, perdu mon frère Robert en entier, et moi aux trois quarts ; — c’est-à-dire, qu’il avoit été malheureux à mon égard dans les trois choses les plus essentielles. — Conception interrompue par une sotte question de ma mère, — nez coupé par la mal-adresse du docteur Slop, — nom de baptême tronqué par l’imbécillité de Suzanne. — Il ne restoit à mon père d’autre ressource que celle de mon éducation ; — aussi s’y adonna-t-il avec autant de zèle que mon oncle Tobie en eût jamais mis à sa doctrine des projectiles ; mais il y avoit entre eux une grande différence. — Mon oncle Tobie avoit tout appris de Nicolas Tartaglia ; mon père n’avoit pas de maître ; il tiroit tout de son propre fonds ; — ou, s’il empruntoit quelque chose des autres, il se donnoit tant de peine pour le tourner et le retourner, jusqu’à ce qu’il devînt propre à son usage, que c’étoit presque le même embarras pour lui.

Mon père y travailla pendant trois ans et plus ; et, au bout de ce temps, il étoit à peine parvenu à la moitié de l’ouvrage. — Comme tous les écrivains, il rencontra des difficultés. Il s’étoit d’abord flatté qu’il pourroit rassembler et faire relier tout ce qu’il avoit à dire dans un seul volume, assez petit pour être pendu au trousseau de ma mère parmi ses clefs : — la matière s’étendoit, grossissoit sous sa main… Qu’aucun homme ne dise en s’asseyant à son bureau : Je vais écrire un in-12.

Mon père cependant s’y livra tout entier, et avec un zèle infatigable ; — composant, méditant, travaillant chaque ligne et chaque mot avec autant de précaution et de circonspection (quoique non pas peut-être par un principe si religieux) que Jean de la Casa, cet archevêque de Bénévent, qui passa quarante ans de sa vie à composer sa Galathée, laquelle Galathée, au bout de ce temps, n’avoit pas la moitié de volume et d’épaisseur du Messager boiteux. —

À moins d’être comme moi dans le secret, on ne devineroit jamais comment ce saint homme put y employer tant de temps ; — hors qu’il n’en passât la plus grande partie à peigner ses moustaches, ou à jouer à la prime avec son chapelain. — Mais je veux le dire à la face de l’univers, je veux expliquer la méthode de Jean de la Casa ; — ne fût-ce que pour l’encouragement du petit nombre d’auteurs, qui écrivent pour la gloire plus que pour l’argent.

J’avoue, monsieur, que si Jean de la Casa, (dont j’honore et respecte infiniment la mémoire au dépit de sa Galathée), n’eût été qu’un clerc obscur, d’un génie étroit, d’un esprit lourd, qu’un homme médiocre enfin, — lui et sa Galathée auroient pu rouler ensemble pendant neuf cents soixante-cinq ans, ce qui, je crois, est l’âge que vécut Mathusalem, — je n’aurois pas pris la peine de relever ce phénomène.

Mais, monsieur, Jean de la Casa n’étoit rien moins qu’un homme médiocre. Il avoit un génie facile, un esprit élégant, une imagination riche. — Mais avec tous ces grands avantages qu’il avoit reçus de la nature, et qui devoient l’encourager à poursuivre sa Galathée, croiriez vous, monsieur, que le jour le plus long de l’été lui suffisoit à peine pour en écrire une ligne et demie. — Oh ! dites-vous, c’est abuser de la patience des gens.

Non, monsieur, voici le fait.

Monseigneur l’archevêque de Bénévent s’étoit mis dans la tête que les premières idées de tout chrétien qui se mêloit d’écrire, non pas pour son amusement particulier, mais avec le projet de donner son ouvrage au public, étoient toujours une suggestion du diable. — C’étoit-là le sort des écrivains ordinaires. Mais quand cet écrivain se trouvoit être un personnage important, un homme revêtu d’un caractère vénérable, soit dans l’église, soit dans l’état, — « alors, disoit l’archevêque de Bénévent, du moment qu’il prend la plume, tous les diables de l’enfer sortent de leurs cachots pour venir le tenter ; — ils tiennent leurs assises autour de lui ; — il n’a plus une pensée dont il puisse être assuré : elles sont toutes l’ouvrage du démon. — Elles ont beau lui paroître bonnes, excellentes même, il n’importe. — Quelque forme qu’elles prennent, c’est toujours quelque suggestion diabolique, contre laquelle il doit se tenir en garde. — Oui, s’écrioit l’archevêque, la vie d’un auteur, quoiqu’il se persuade peut-être le contraire, doit se passer à combattre plus qu’à écrire ; et son noviciat est le même que celui d’un guerrier. — La mesure de leur résistance est, pour l’un comme pour l’autre, la mesure de leur talent. »

Cette théorie lumineuse de Jean de la Casa transportoit mon père ; et s’il avoit pu l’accorder entièrement avec sa croyance, je ne doute point qu’il n’eût donné de grand cœur les dix meilleurs arpens de son domaine de Shandy pour en avoir été l’inventeur. — J’expliquerai quelque jour, en parlant des opinions religieuses de mon père, jusqu’à quel point il croyoit au diable. — Pour le moment, il suffit de dire que, n’ayant pas cet honneur-là, dans le sens littéral de la doctrine reçue, il se contentoit d’en prendre l’allégorie. Il disoit souvent, surtout lorsque sa plume étoit un peu paresseuse, qu’il y avoit autant de sens, de vérité et de connoissance cachées dans la parabole de Jean de la Casa, que dans aucune des fictions poëtiques, ou des annales mystérieuses de l’antiquité.

« Le diable, disoit-il, n’est autre chose que le préjugé : la quantité de préjugés que nous suçons avec le lait de nos mères, voilà, frère Tobie, les diables qui rodent autour de nous, qui président à nos veilles ; et si un écrivain s’abandonne lâchement à leur impulsion, que sortira-t-il de sa plume ? — Rien, s’écrioit-il, en jetant la sienne avec colère, — rien que le résultat trivial du caquet des nourrices, et des absurdités de toutes les bonnes femmes (je dis des deux sexes), dont le royaume est peuplé. »

Je n’entreprendrai pas de donner une meilleure raison de la lenteur avec laquelle mon père avançoit sa Tristrapédie. J’ai déjà dit qu’après trois ans et plus d’un travail opiniâtre, il en étoit à peine à la moitié. Ce qu’il y eut de fâcheux, c’est que, pendant tout ce temps, je fus négligé, et entièrement abandonné à ma mère ; et ce qui n’étoit pas un moindre inconvénient, c’est que la première partie de l’ouvrage, qui étoit la plus soignée, et à laquelle mon père avoit pris le plus de peine, devenoit absolument perdue pour moi. — Chaque jour, chaque heure en rendoit une ou deux pages inutiles.

Ce fut certainement pour rabaisser l’orgueil de l’humaine sagesse, que la Providence permit qu’un des plus sages d’entre les hommes s’abusât ainsi lui-même, et manquât son but en le poursuivant trop vivement.

Quoi qu’il en soit, mon père multiplia tellement ses actes de résistance ; ou, pour parler autrement, il avança si lentement dans son ouvrage, et je me mis à vivre et à croître si vîte, que je l’aurois laissé tout-à-fait derrière moi, et que son instruction eût été perdue pour la génération à laquelle il l’avoit destinée, sans un petit accident, que je ne veux pas cacher un seul moment au lecteur, si je peux trouver le moyen de le raconter avec décence.


CHAPITRE XIX.

Patatras.


Ce n’étoit rien. — Je ne perdis pas deux gouttes de sang. _ Ce que je souffris par accident, rallie le souffrent par choix. — Cela ne méritoit pas d’appeler un chirurgien, eût-il demeuré tout proche. — Le docteur Slop en fit dix fois plus de bruit que la chose n’en valoit la peine. —

Quelques hommes se sont fait un nom par l’art de suspendre de grands poids avec de petits fils de métal ; et moi, Tristram Shandy, je paie encore aujourd’hui (10 août mil sept cent soixante-un), ma part de leur réputation.

Oh ! il y auroit de quoi faire damner un saint, de voir l’enchaînement de tout ce qui arrive en ce monde ! — La servante avoit oublié de mettre un pot de chambre sous le lit. — Ne pouvez-vous, me dit Suzanne, en soulevant le châssis de la fenêtre d’une main, et m’amenant tout près de la banquette avec l’autre, ne pouvez-vous, mon petit ami, essayer pour une fois de vous en passer ?

J’avois alors cinq ans. — Suzanne ne fit pas réflexion que de père en fils nous portions un nez ridiculement raccourci ; témoin mon bisayeul. — Pan, — le châssis retomba sur nous comme un éclair. — Tout est perdu ! s’écria Suzanne, tout est perdu ! je n’ai plus qu’à me sauver.

Elle vouloit s’enfuir chez ses parens ; la maison de mon oncle Tobie lui parut un asile plus assuré. — Suzanne y vola.



CHAPITRE XX.

Complices découverts.


Le caporal pâlit d’effroi quand Suzanne lui raconta l’accident de la fenêtre, avec toutes les circonstances de ce meurtre (car c’est ainsi qu’elle l’appelloit). Comme dans les affaires de cette nature, ce sont souvent les complices qui sont tout, la conscience de Trim l’avertit qu’il étoit aussi coupable que Suzanne ; — et, suivant ce principe, mon oncle Tobie avoit autant de part au meurtre que chacun d’eux. — Ainsi la raison ni l’instinct, ensemble ou séparés, ne pouvoient avoir guidé les pas de Suzanne vers un asile plus propice.

Je pourrois laisser cette énigme à deviner au lecteur ; mais pour former seulement une hypothèse un peu vraisemblable, il faudroit qu’il se cassât la tête pendant trois semaines ; à moins qu’il ne fût doué d’une sagacité que lecteur n’a jamais eue. — Je ne veux pas le mettre à cette épreuve, ou plutôt à cette torture ; et comme l’affaire me regarde seul, c’est à moi seul de l’expliquer.



CHAPITRE XXI.

À qui la faute ?


N’est-ce pas une honte, Trim, disoit un jour mon oncle Tobie, en s’appuyant sur l’épaule du caporal, comme ils étoient à visiter leurs ouvrages, — que nous n’ayons pas deux pièces de campagne à monter dans la gorge de cette nouvelle redoute ? — elles assureroient toute la longueur des lignes, et rendroient de ce côté l’attaque tout-à-fait complète. — Ne pourrois-tu, Trim, m’en faire fondre une couple ? —

» — Monsieur les aura, répliqua Trim, avant qu’il soit demain. » —

C’étoit la joie du cœur de Trim, (et jamais sa fertile tête ne manqua d’expédiens pour y parvenir) ; — c’étoit, dis-je, la joie de son cœur, de satisfaire les moindres fantaisies de mon oncle Tobie, et celles surtout qui étoient relatives à ses siéges et à ses campagnes. Eût-ce été son dernier écu, Trim en auroit fait joyeusement le sacrifice pour prévenir un seul désir de son maître. Déjà en rognant le bout des tuyaux de mon oncle Tobie, — hachant et ciselant les bords de ses gouttières de plomb, — fondant son plat à barbe d’étain, montant enfin, comme Louis XIV, jusques sur les clochers, pour épargner le trésor public, — déjà, dis-je, cette même campagne, le caporal avoit établi huit nouvelles batteries de canon, sans compter deux demi-coulevrines. — Mais mon oncle Tobie demande encore deux pièces de campagne pour la redoute. Trim a promis de les fournir ; que fera-t-il ? Toutes ces ressources sont-elles épuisées ?

Non, il prendra les deux contre-poids de plomb, qui suspendent et soutiennent le châssis de la fenêtre de la chambre de la nourrice ; et comme, les contrepoids étant ôtés, les poulies ne servent plus à rien, il s’en emparera aussi, et il en fabriquera une paire de roues pour un de ses affûts.

Il y avoit long-temps que le caporal avoit démantelé toutes les fenêtres de la maison de mon oncle Tobie pour le même objet, mais non pas toujours dans le même ordre ; car quelquefois il avoit eu besoin des poulies et non du plomb : — alors il commençoit par les poulies. Celles-ci ôtées, le plomb devenoit inutile ; et c’étoit autant de pris et de fondu.

On pourroit tirer de-là une belle et grande morale ; mais je n’en ai pas le temps. C’est assez de dire que, de quelque façon que la démolition commençât, elle étoit également fatale à la fenêtre.



CHAPITRE XXII.

Procédé généreux.


En fabriquant son artillerie, le caporal s’étoit bien gardé de confier son secret à personne ; ainsi il lui étoit facile de se tirer d’affaire sans se compromettre, et de laisser supporter à Suzanne, comme elle pourroit, tout le poids de la chûte de ce maudit châssis. Mais le vrai courage est trop au-dessus de cette lâche politique. — Le caporal, soit comme général, soit comme contrôleur d’artillerie, étoit la véritable origine du mal ; il pensoit que, sans lui, jamais l’accident ne seroit arrivé, du moins de la façon de Suzanne. — Comment vous seriez-vous conduit, monsieur l’abbé ? — Le caporal se décida sur-le-champ, non pas à se mettre à l’abri derrière Suzanne, mais à lui en servir lui-même ; et avec résolution dans l’ame, il marcha droit au sallon, pour exposer toute cette manœuvre devant mon oncle Tobie.

Mon oncle Tobie venoit précisément de raconter à Yorick les détails de la bataille de Steinkerqne, et de l’étrange conduite du comte de Solme, qui fit faire halte à l’infanterie, et fit marcher la cavalerie dans un terrein où elle ne pouvoit agir ; ce qui étoit directement contraire à l’ordre du roi, et fut cause de la perte de cette journée.

Il y a quelques familles où tous les incidens se trouvent liés entr’eux si naturellement, que leur enchaînement, va presque au-delà de l’invention d’un écrivain dramatique. — Je ne parle pas des dramatiques modernes.

Trim posa son premier doigt à plat sur la table, puis en le frappant à angle droit avec le tranchant de son autre main, il trouva moyen de raconter mon histoire, de manière que les prêtres et les vierges auroient pu l’écouter sans rougir. — Après quoi le dialogue continua comme il suit.


CHAPITRE XXIII.

Mon oncle Tobie s’emporte.


« J’aimerois mieux passer dix fois par les baguettes, s’écria le caporal en finissant l’histoire de Suzanne, que de souffrir qu’il lui fût fait aucun mal. Avec la permission de monsieur, c’est ma faute, et nullement la sienne ».

« Caporal Trim, répondit mon oncle Tobie, en prenant son chapeau sur la table et le posant sur sa tête, — si on peut appeler faute ce que la nécessité du service exige, je suis le seul à blâmer. — Vous ayez dû obéir à vos ordres. » —

— Si le comte de Solme, mon pauvre Trim, eût obéi aux siens à la bataille de Steinkerque, dit Yorick (en raillant un peu le caporal, qui avoit été houspillé par un dragon dans la retraite) — il t’auroit sauvé. — Sauvé ! s’écria Trim, interrompant Yorick ; il auroit, ne vous en déplaise, sauvé cinq bataillons entiers. — Ces pauvres régimens de Cut, continua le caporal, en posant le premier doigt de sa main droite sur le pouce de sa main gauche, et les comptant sur chacun de ses doigts, — ces pauvres régimens de Cut, — Mackay, — Augus, — Graham, — et Leven, furent entièrement taillés en pièces. — Et les gardes angloises l’eussent été de même, sans quelques régimens de la droite qui marchèrent courageusement à leur secours, et reçurent à bout portant le feu de l’ennemi, avant de tirer un seul coup de fusil. — J’espère, ajouta Trim, qu’ils iront au ciel pour cette seule action. — Trim a raison, dit mon oncle Tobie, il a parfaitement raison. »

« Que signifioit, continua le caporal, de faire marcher la cavalerie dans un terrein si étroit, et où les François étoient couverts, comme ils le sont toujours, d’une multitude de haies, de broussailles, de fossés, et d’arbres renversés çà et là ? — Si le comte de Solme nous eût envoyés, nous autres gens de pied, — nous aurions tiraillé avec eux, et nous leur aurions tenu tête. — Il n’y avoit rien à faire pour la cavalerie. Aussi, continua le caporal, le comte de Solme, pour sa peine, eut son infanterie mise en déroute à Landen, la campagne d’après. — C’est-là, dit mon oncle Tobie, que le pauvre Trim reçut sa blessure.

» Sauf le respect de monsieur, c’est au comte de Solme que j’en ai toute l’obligation. — Si nous les avions étrillés d’importance à Steinkerque, ils ne nous auroient pas battus à Landen. »

« Cela est très-possible, dit mon oncle Tobie, quoique les François eussent à Landen l’avantage d’un bois. — Or, si vous laissez à ces gens-là le temps de se retrancher, il est certain qu’ils vous accableront de leur feu. Il n’y a d’autre moyen que de marcher à eux, recevoir leur décharge, et tomber dessus la bayonnette au bout du fusil. — Pêle-mêle, ajouta Trim. — Hommes et chevaux, dit mon oncle Tobie. — Tête baissée et la pointe en avant, dit le caporal. — D’estoc et de taille, dit mon oncle Tobie. — Sang et mort, bataille enragée, s’écria le caporal. — Point de quartier. — Tue, tue, tue ! s’écria mon oncle Tobie. » —

Yorick rangea un peu sa chaise de côté, pour s’éloigner de la mêlée ; et après une pause d’un moment, mon oncle Tobie, baissant la voix de deux ou trois tons, reprit son discours comme vous allez voir.


CHAPITRE XXIV.

Il s’échauffe de plus en plus.


Le roi Guillaume, dit mon oncle Tobie, s’adressant à Yorick, — fut si terriblement irrité contre le comte de Solme, de ce qu’il avoit désobéi à ses ordres, qu’il lui défendit de paroître devant lui, et qu’il ne consentit à le voir que plusieurs mois après. »

« J’ai bien peur, répondit Yorick, que monsieur Shandy ne soit aussi irrité contre le caporal, que le roi Guillaume le fut contre le pauvre comte. Mais, continua-t-il, il seroit bien dur pour le caporal, dont la conduite a été si diamétralement opposée à celle du comte de Solme, de n’obtenir pour récompense que la même disgrâce. — Ces exemples-là ne sont que trop fréquens dans le monde. » —

« J’aimerois mieux, s’écria mon oncle Tobie en se levant, j’aimerois mieux faire jouer la mine, faire sauter mes fortifications, mon château, et m’ensevelir avec le caporal sous leurs ruines, que d’être témoin d’une telle indignité. » — Le caporal fit à son maître une demi-révérence ; — mais si affectueuse et si reconnoissante, qu’une révérence entière en auroit moins dit.


CHAPITRE XXV.

Il part, il arrive.


Eh bien ! Yorick, dit mon Oncle Tobie, vous et moi nous ouvrirons la marche de front ; — vous, caporal, vous suivrez à quelques pas derrière nous, et vous serez la seconde ligne. — Et avec la permission de monsieur, dit Trim, Suzanne fera l’arrière-garde. »

C’étoit une excellente disposition. — Et dans cet ordre, sans tambour battant, ni enseignes déployés, ils marchèrent lentement de la maison de mon oncle Tobie au château de Shandy. —

« Encore, monsieur Yorick, dit Trim, comme ils entroient dans la cour, si au lieu du contre-poids de la fenêtre, j’avois un peu rogné le coq de votre église, comme j’en avois eu l’idée ! — Ne serez-vous jamais las de rogner, répondit Yorick ? »


CHAPITRE XXVI.

Chacun a sa marotte.


En vain j’ai fait de mon père vingt portraits différens. — En vain je l’ai représenté sous toutes sortes de formes et d’attitudes. — Vous n’êtes pas encore, monsieur, et vous ne serez jamais en état de prévoir ce que mon père pourra penser, dire ou faire, à chaque nouvelle circonstance. — Il y avoit en lui tant de bizarrerie ; sa manière étoit si imprévue, si peu calculée, qu’il venoit toujours à bout de confondre vos plus sages combinaisons.

À dire vrai, le sentier qu’il suivoit étoit si éloigné du chemin battu, qu’il ne voyoit rien comme les autres hommes. — Tout s’offroit à lui sous une forme et sous une face nouvelle. — Les objets n’étoient plus les mêmes. — En un mot, il les considéroit différemment.

C’est ce qui fait que ma chère Jenny et moi (aussi-bien que tant d’autres qui ont été avant nous, et que tant d’autres qui seront après) avons sans cesse des disputes interminables sur rien. — Elle regarde une chose par un côté ; je la regarde par un autre ; et nous ne pouvons jamais nous entendre.


CHAPITRE XXVII.

Digression sans digression.


C’est une affaire réglée, et je n’en fais mention que par égard pour certain membre que je connois à la chambre des pairs, lequel porte aussi loin qu’il se puisse le talent de s’embrouiller, même en dissertant sur le fait le plus simple. —

— Pourvu que l’on ne sorte pas du sujet que l’on traite, on peut faire telles excursions que l’on veut, à droite ou à gauche, cela ne sauroit proprement s’appeler une digression.

Ceci étant bien convenu, je prends moi-même la liberté de revenir un peu sur mes pas.



CHAPITRE XXVIII.

On y court.


Cinquante mille diables aspergés d’eau bénite (je ne dis pas les diables de l’archevêque de Bénévent, mais ceux de Rabelais), n’auroient pas fait un cri si diabolique que je fis à la chute de la fenêtre. — Ce cri fit accourir ma mère chez la nourrice ; et Suzanne n’eut que le temps tout juste de s’échapper par l’escalier de derrière, tandis que ma mère montoit l’autre.

Or, quoique je fusse assez vieux pour pouvoir raconter mon histoire, et assez jeune, j’espère, pour la raconter sans malice, — cependant Suzanne, en traversant la cuisine, l’avoit dite en abrégé à la cuisinière, de crainte d’accident. La cuisinière l’avoit rendue à Jonathan, avec un commentaire, et Jonathan à Obadiah ; — de sorte qu’après que mon père eut sonné une demi-douzaine de fois pour savoir ce qui étoit arrivé, Obadiah fut en état de lui en rendre un compte exact, et de lui dire tout ce qui s’étoit passé. — Ma foi ! j’y pensois, dit mon père, en retroussant sa robe de chambre, et il monta l’escalier.

De ce j’y pensois de mon père, on voudroit peut-être inférer (quoiqu’à dire vrai je ne sache pas trop pourquoi), que mon père en ce moment venoit d’écrire ce chapitre remarquable de la Tristrapédie, lequel est pour moi le plus original et le plus amusant de tout le livre ; — je veux dire, le chapitre sur les fenêtres à coulisse, avec une diatribe mordante sur la négligence des femmes de chambre. — Mais j’ai deux raisons pour penser autrement.

La première, c’est que si mon père s’en fût occupé avant l’accident, il n’eût pas manqué de faire clouer et condamner la fenêtre. Cette opération, vu la difficulté avec laquelle on a vu qu’il composoit son livre, lui auroit pris dix fois moins de temps que le chapitre qu’il auroit fallu écrire. — Je pense que ce petit argument paroîtra convainquant, et qu’il éloignera même l’idée que mon père ait jamais de sa vie songé à écrire un chapitre sur les fenêtres à coulisse et sur les pots de chambre. — Mais pour prévenir toute objection, voici la seconde raison que j’ai promise au lecteur, et que j’ai l’honneur de soumettre à son jugement. —

— C’est que, pour compléter la Tristrapédie à qui ce chapitre manquoit, je l’ai écrit moi-même.


CHAPITRE XXIX.

Recette merveilleuse pour les contusions.


Mon père mit ses lunettes ; il regarda, il ôta ses lunettes, — les mit dans leur étui, le tout en moins d’une minute bien comptée ; et, sans ouvrir la bouche, il se retourna, et descendit précipitamment l’escalier.

Ma mère s’imagina qu’il alloit chercher de la charpie et du basilicum ; mais le voyant revenir avec une couple d’in-folio sous le bras, suivi d’Obadiah qui portoit un grand pupitre, — elle ne douta point que ce ne fût un traité de botanique ; et elle tira une chaise à côté du lit, pour qu’il pût consulter le cas à son aise. —

— Si l’opération est bien faite, dit mon père en reprenant la section : De sede vel subjecto circumcisionis ; — car ces gros livres qu’il avoit montés dans le dessein de les examiner et de les confronter ensemble, n’étoient autres que Spencer, de legibus Hebræorum ritualibus, et Maimonides.

Si l’opération est bien faite, dit-il… — Dites-nous seulement, cria ma mère, quel est le meilleur vulnéraire ? — Ma foi ! dit mon père, c’est l’affaire du docteur Slop ; envoyez le chercher si vous voulez.

Ma mère descendit, et mon père continua à lire la section : — ..... bien — .... fort bien.... très-bien, dit mon père. — ........ à merveille — .... Mais puisque cette méthode est si utile, tout est le mieux du monde. — Et ainsi, sans s’arrêter à discuter si les Juifs avoient pris cet usage des Égyptiens, ou les Égyptiens des Juifs, mon père se leva ; puis se frottant le front deux ou trois fois avec la paume de sa main (comme nous avons coutume de faire pour effacer les vestiges du chagrin, quand le mal qui nous arrive se trouve moindre que nous ne l’avions prévu), il ferma le livre, et descendit l’escalier.

« Eh quoi ! dit-il, (en prononçant le nom d’un peuple, à chaque marche sur laquelle il posoit le pied), si les Égyptiens, — les Syriens, — les Phéniciens, — les Arabes, — les Cappadociens ; — si les habitans de la Colchide, — si les Troglodites, — ont eu cette coutume ; — si Solon et Pythagore s’y sont soumis, — qu’est-ce que Tristram, et qui suis-je moi-même, pour m’en affliger ou m’en plaindre un seul moment ?


CHAPITRE XXX.

On s’y perd.


« Cher Yorick, dit mon père en souriant, — (Yorick avoit rompu la ligne, et le peu de largeur de la porte l’ayant forcé de défiler, il étoit entré le premier) cher Yorick, dit mon père, il me semble que notre Tristram accomplit bien durement tous ses rites religieux. — Jamais il n’y eut fils de Juif, de chrétien, de Turc ou d’infidelle, initié d’une manière aussi oblique et aussi maussade. » —

« Mais j’espère, dit Yorick, qu’il n’y a point de danger. — Il faut, continua mon père, qu’il se soit passé quelque chose d’étrange dans quelque recoin de l’écliptique, au moment de sa formation. — Sur ce point, dit Yorick, c’est vous que je prendrais pour juge. — Ce sont les astrologues, dit mon père, qu’il faudroit consulter. Mais certainement les aspects des planètes qui auroient dû être favorables, ne se sont pas rencontrés comme ils devoient ; l’opposition de leur ascendance a manqué, — ou les génies qui président à la naissance étoient occupés ailleurs. — Enfin il est sûr que quelque chose a été de travers, soit au-dessus, soit au-dessous de nous. » —

« Cela se pourroit bien, répondit Yorick. »

« Mais, s’écria mon oncle Tobie, y a-t-il du danger pour l’enfant ? — Les Troglodites disent que non, répliqua mon père. — Et les théologiens… — Dans quel chapitre, demanda Yorick ? » —

« Je ne suis pas sûr duquel, dit mon père. — Mais ils nous disent, frère Tobie, que cette méthode est très-bonne. — Pourvu, dit Yorick, que vous fassiez voyager votre fils en Égypte. — Je l’espère bien, dit mon père. » —

« Tout cela, dit mon oncle Tobie, est de l’arabe pour moi. — Il le seroit pour bien d’autres, dit Yorick. » —

« Ilus, continua mon père, fit circoncire un matin toute son armée. — Sans cour martiale ! sans conseil de guerre ! s’écria mon oncle Tobie. — Je sais, continua mon père, en s’adressant à Yorick, et sans faire attention à la remarque de mon oncle Tobie, — je sais que les savans ne sont pas d’accord sur Ilus. — Les uns le prennent pour Saturne, d’autres pour l’Être suprême ; quelques-uns même veulent que ce fut simplement un général de Pharao-néco. — Fût-ce Pharao-néco lui-même, dit mon oncle Tobie, je ne sais par quel article du code militaire il pourroit se justifier. » —

« Les controversistes, poursuivit mon père, assignent vingt-deux raisons en faveur de la circoncision. — À la vérité, d’autres qui ont soutenu l’avis opposé, ont montré combien la plupart de ces raisons étoient foibles. — Mais nos meilleurs théologiens polémiques. »… —

« Je voudrois, interrompit Yorick, qu’il n’y en eût pas un dans le royaume, les subtilités de l’école ne servent qu’à embrouiller l’esprit ; et une once de théologie-pratique vaut mieux que tout l’ergotage des théologiens polémiques. — Ne puis-je savoir, demanda mon oncle Tobie à Yorick, ce que c’est qu’un théologien polémique ? — Ma foi ! capitaine Shandy, répondit Yorick, c’est une espèce de charlatan qui ne vaut guère mieux que ceux qui montent sur les tréteaux ; et j’ai dans ma poche le récit d’un combat singulier entre Gymnast et le capitaine Tripet, où l’on en trouve la meilleure définition que j’aie jamais vue. — Je voudrois entendre ce récit, reprit vivement mon oncle Tobie. — Tout à l’heure, si vous voulez, dit Yorick. — Mais le caporal m’attend à la porte, continua mon oncle Tobie ; et comme je suis sûr que la relation d’un combat rendra le pauvre garçon plus joyeux que son souper, — de grâce, frère, permettez-lui d’entrer. — De tout mon cœur, dit mon père. »

Trim entra droit et heureux comme un empereur ; et quand il eut fermé la porte, Yorick tira son livre de la poche droite de son habit, commença sa lecture, et l’acheva sans être interrompu. — Tout le monde dormit dès la dixième ligne.



CHAPITRE XXXI.

La Tristrapédie.


« Le premier devoir d’un écrivain, Yorick, dit mon père quand il fut réveillé, c’est de ne rien avancer sans preuve ; — autrement, et s’il se livre à tous les écarts de son imagination, son ouvrage ne sera qu’un amas bizarre de faits et d’idées sans liaison, dont l’assemblage sera monstrueux.

» Mais dans ma Tristrapédie ! — je pose en fait que je n’ai pas avancé un seul mot qui ne soit aussi clair et aussi démontré qu’une proposition d’Euclide. — Va, Trim, va me chercher ce livre sur mon bureau. — J’ai souvent eu le projet, continua mon père, de le lire, tant à vous, Yorick, qu’à mon frère Tobie ; et je crains même d’avoir manqué à l’amitié en différant aussi longtemps. Mais si vous le voulez, nous en lirons un ou deux chapitres aujourd’hui, autant demain, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’ayons achevé ». — Mon oncle Tobie qui étoit la complaisance même, et Yorick qui étoit sans fiel, approuvèrent par une inclination ; et le caporal, quoiqu’il ne fût pas compris dans le compliment, mit la main sur sa poitrine, et salua comme les autres.

La compagnie sourit. — Ce garçon, dit Yorick, paroissoit avoir envie de dormir. — Le pauvre diable, dit mon oncle Tobie, a été si fort occupé tout le jour au boulingrin ; — et moi-même….. Je ne sais comment cela s’est fait ; mais je suis bien sûr que cela ne nous arrivera plus. — En même-temps mon oncle Tobie alluma sa pipe, Yorick rapprocha sa chaise de la table, — Trim moucha la chandelle, — mon père ranima le feu, prit le livre, toussa deux fois, et commença.


CHAPITRE XXXII.

Origine des fortifications.


« Les trente premières pages, dit mon père en retournant les feuillets, sont un peu abstraites ; et comme elles ne sont pas intimement liées au sujet, nous les passerons pour le moment. — C’est une introduction servant de préface, continua mon père, ou une préface servant d’introduction, — (car je n’ai pas encore déterminé le nom que je lui donnerai) sur le gouvernement civil et politique ; — et comme on en trouve l’origine dans la première association du mâle et de la femelle, je m’y suis trouvé insensiblement amené. — Cela étoit naturel, dit Yorick.

» Il me suffit, dit mon père, que l’origine de la société soit (comme nous le dit Politien) proprement conjugale, c’est-à-dire, consistant uniquement dans la réunion d’un homme et d’une femme, — auxquels Hésiode ajoute un esclave. Mais comme il est à croire que dans ces premiers commencemens il n’existoit pas encore d’esclaves, le premier principe de toute société se trouve réduit à un homme, une femme, et un taureau.

« Il me semble que c’est un bœuf, dit Yorick, citant le passage (οἶκον μὲν πρώτιστα, γυναῖκά τε βοῦν τ’ ἀροτῆρα.) — Un taureau eût été trop farouche, trop indocile. — Il y a encore une meilleure raison, dit mon père, en trempant sa plume dans l’encrier ; c’est que le bœuf étant le plus patient des animaux, et le plus propre à labourer la terre, d’où l’homme devoit tirer sa subsistance, il étoit à-la-fois l’instrument et l’emblême le plus convenable, que le créateur pût associer au couple nouvellement joint. » —

« — Mais voici, dit mon oncle Tobie, une raison en faveur du bœuf, plus forte que toutes les autres. — (Mon père ne put prendre sur lui de retirer sa plume du cornet, avant d’avoir entendu la raison de mon oncle Tobie). Quand la terre fut labourée, dit mon oncle Tobie, que les moissons eurent paru, et qu’il fut question de les renfermer, alors les hommes eurent recours aux palissades, aux murs, aux fossés ; et ce fut-là l’origine des fortifications. — Bien ! — bien ! cher Tobie, s’écria mon père ». — Il effaça le mot taureau, et mit bœuf à sa place.

Mon père fit signe à Trim de moucher la chandelle, et résuma ainsi son discours.

« Ce qui m’a amené à cette dissertation, poursuivit-il négligemment, et fermant à moitié son livre, c’est que je voulois montrer l’origine de cette relation que la nature a mise entre le père et son enfant ; aussi-bien que le principe du droit et de la jurisdiction que le premier acquiert, sur l’autre : par le mariage, par l’adoption, — par la légitimation, — enfin par la procréation.

« — Je considère chaque moyen à son rang ». —

« Il en est un, répliqua Yorick, qui ne me semble pas d’un grand poids. — C’est du dernier que je parle ; et en effet, si les soins du père se bornent à la procréation, je ne vois pas quels si grands droits il acquiert sur son enfant, ni quels si grands devoirs celui-ci contracte envers lui. — Quels devoirs ! s’écria mon père, ceux de la créature à l’égard du créateur ; — ceux de l’homme à l’égard de Dieu.

» — J’avoue, continua-t-il, qu’à ce compte l’enfant n’est pas autant sous la puissance et la jurisdiction de la mère. — Il me semble pourtant, dit Yorick, que les droits de la mère sont les mêmes. — Elle est elle-même sous l’autorité, dit mon père ; et d’ailleurs, ajouta-t-il, en secouant la tête, elle n’est pas, Yorick, le principal agent. — Comment cela ? dit mon oncle Tobie, en quittant sa pipe. — Cependant, dit mon père, sans écouter mon oncle Tobie, le fils est tenu au respect envers elle, comme vous pouvez le lire, Yorick, dans le premier livre des Instituts de Justinien, au onzième titre de la dixième section. — Je puis, dit Yorick, le lire aussi bien dans le catéchisme ».



CHAPITRE XXXIII.

Cathéchisme de Trim.


« Quant au catéchisme, dit mon oncle Tobie, Trim le sait sur le bout de son doigt. — Eh ! que diantre cela me fait-il, dit mon père ? — Il le sait sur ma parole, reprit mon oncle Tobie. Monsieur Yorick, vous n’avez qu’à l’interroger.

» Eh bien ! Trim, dit Yorick, d’un air de bonté et d’un ton de voix radouci, le cinquième commandement » ?

Le caporal ne répondit rien. « Ce n’est pas-là le ton, répondit mon oncle Tobie, élevant la voix et parlant bref, comme s’il eût commandé l’exercice. — Le cinquième ? cria mon oncle Tobie. — Avec la permission de monsieur, dit le caporal, il faudrait commencer par le premier ».

— Yorick ne put s’empêcher de sourire. —

« Monsieur le pasteur ne considère pas, dit le caporal, en portant sa canne à l’épaule, en guise de mousqueton, et s’allant camper au milieu de l’appartement pour être mieux vu, — il ne considère pas que le catéchisme est précisément comme le maniement des armes. —

» — Portez la main droite au fusil, cria le caporal, prenant le ton de commandement, et exécutant le mouvement….

» — Reposez-vous sur le fusil, cria le caporal, faisant à-la-fois l’office d’aide-major et de soldat.....

» — Posez le fusil à terre. — Avec la permission de monsieur le pasteur, un mouvement, comme il peut voir, en amène un autre. — Si monsieur avoit voulu commencer par le premier !… ».

« — Le premier ? cria mon oncle Tobie, posant sa main gauche sur sa hanche…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Le second ? cria mon oncle Tobie, brandissant sa pipe, comme il auroit fait son épée à la tête d’un régiment..... ». Le caporal satisfit à tout avec précision ; et ayant dit qu’il falloit honorer son père et sa mère, il s’inclina profondément, et fut reprendre sa place au fond de la chambre — ».

« On se tire de tout, dit mon père, avec un bon mot. Il y a de l’esprit en cela, et même de l’instruction, si nous pouvons l’y découvrir.

» Mais ce que nous venons de voir n’est proprement que l’échaffaud de la science, c’est-à-dire, son plus haut point de folie, si l’édifice ne s’élève pas en même-temps.

» C’est le miroir où peuvent se voir dans leur vrai jour et au naturel les pédagogues, précepteurs, gouverneurs et grammairiens.

» Oh ! il y a une coquille en écaille, Yorick, qui croit avec l’étude, et que tous ces gens-là ne savent comment détacher. —

» Ils deviennent savant par routine ; mais ce n’est pas ainsi que s’apprend la sagesse ».

— Yorick écoutait avec admiration. —

« Oui, dit mon père, je m’engage dès à présent à employer en œuvres pies le legs entier de ma tante Dinah, — (et l’on saura que mon père n’avoit pas grande opinion des œuvres pies) si le caporal attache une seule idée déterminée à aucun des mots qu’il vient de prononcer. — Et je te prie, Trim, continua mon père en se retournant vers lui, qu’entends-tu par honorer ton père et ta mère » ?

« J’entends, dit le caporal, leur donner trois sous par jour sur ma paie quand ils sont vieux. — Et cela, Trim, dit Yorick, l’as-tu fait ? — Oui, en vérité, répliqua mon oncle Tobie. — Eh bien, Trim, dit Yorick, en s’élançant de sa chaise et prenant le caporal par la main, — tu es le meilleur commentateur de cet endroit du Décalogue ; et je t’honore davantage pour une telle action, que si tu avois composé le Talmud ». —



CHAPITRE XXXIV.

Sur la santé.


« Ô Bienheureuse santé ! s’écria mon père, en tournant la page pour passer au chapitre suivant, tu es au-dessus de l’or et de toutes les richesses. C’est toi qui dilates l’ame, et qui disposes toutes ses facultés à recevoir l’instruction et à goûter la vertu. Celui qui te possède a peu de désirs à former ; et le malheureux à qui tu manques, manque de tout au monde. » —

« J’ai resserré, continua mon père, tout ce qu’il y a à dire sur ce sujet important, dans un très-petit espace ; ainsi nous lirons le chapitre en entier. » —

Mon père lut comme il suit :

« Tout le secret de la santé dépend des efforts mutuels que font le chaud et l’humide radical pour l’emporter l’un sur l’autre. »

« Je suppose, dit Yorick, que vous avez commencé par prouver ce fait. — Suffisamment, dit mon père. » —

En disant cela, mon père ferma le livre ; — non pas comme s’il avoit résolu de ne plus lire, car il garda son premier doigt dans le chapitre ; — ni d’un air fâché, car il ferma le livre doucement, son pouce restant sur la couverture de dessus, et ses trois derniers doigts soutenant celle de dessous, sans aucune pression violente. —

« J’ai démontré la vérité de cette assertion, dit mon père, faisant signe de la tête à Yorick, plus que suffisamment dans le précédent chapitre. » —

Or, si on disoit maintenant à un habitant de la lune, qu’un habitant du monde sublunaire a écrit un chapitre, démontrant suffisamment que tout le secret de la santé consiste dans les efforts mutuels que font le chaud et l’humide radical pour l’emporter l’un sur l’autre ; — et qu’il a prouvé la chose avec tant de ménagement, que dans tout le chapitre il n’y a pas un mot de sec ni d’humide sur le chaud ou l’humide radical, — ni une seule syllabe, directement ou indirectement, pour ou contre la rivalité de ces deux puissances dans l’économie animale —

« Ô toi ! éternel créateur de tous les êtres, s’écrieroit-il, en frappant sa poitrine de sa main droite (en supposant qu’il eût une poitrine et une main droite) — toi, dont le pouvoir et la bonté peuvent étendre les facultés de tes créatures jusqu’à ce degré infini d’excellence et de perfection ! que t’ont fait les habitans de la lune ? »



CHAPITRE XXXV.

Sur les charlatans.


Mon père finit par deux apostrophes dirigées, l’une contre Hippocrate, l’autre contre le lord Vérulam.

Il commença par le prince de la médecine, en lui faisant une légère apostrophe sur sa lamentation chagrine : Ars longa, vita brevis. « La vie courte, s’écria mon père, et l’art de guérir difficile ! — Eh ! qui devons-nous en remercier ? et à qui faut-il nous en prendre ? si ce n’est à l’ignorance de ces maudits charlatans eux-mêmes, — et à leurs tréteaux, — et à leurs drogues, — et à leur étalage philosophique, avec lequel, dans tous les temps, ils ont commencé par flatter le monde, et ont fini par le tromper ! — »

« Et toi, lord Vérulam, s’écria mon père, (quittant Hippocrate pour lui adresser sa seconde apostrophe, comme au premier des vendeurs d’orviétan, et le plus propre à servir d’exemples aux autres) — que te dirai-je, grand lord Vérulam ? que dirai-je de ton esprit intérieur, — de ton opium, — de ton salpêtre, — de tes onctions grasses, — de tes médecines, — de tes clystères, — et de tous leurs accompagnemens ? »

Mon père n’étoit jamais embarrassé de savoir que dire à qui que ce fût, ni sur quoi que ce fût, — et il avoit plus de facilité pour l’exorde qu’aucun homme vivant. — Comment il traita l’opinion du lord Vérulam ? vous le verrez : — mais quand ? je ne sais pas. Il faut que nous voyions d’abord ce que c’étoit que l’opinion du lord Vérulam.


CHAPITRE XXXVI.

Régime de longue vie.


« Les deux grandes causes, dit le lord Vérulam, qui conspirent ensemble à racourcir la vie, sont premièrement :

» L’air intérieur, lequel, comme une flamme légère, consume sourdement le corps, et le dévoue à la mort ; — secondement, l’air extérieur, qui dessèche le corps peu-à-peu, et le réduit en cendres. — Ces deux ennemis, s’attachant à nos corps des deux côtés à-la-fois, détruisent à la fin nos organes, et les rendent inhabiles à continuer les fonctions de la vie. ».

Cette proposition une fois prouvée ou admise, le moyen de prolonger la vie étoit simple. Il ne s’agissoit, disoit le lord Vérulam, que de réparer le ravage causé par l’air intérieur, en rendant d’un côté la substance du corps plus dense et plus robuste, par un usage habituel d’opiat convenable ; et en tempérant de l’autre l’excès de la chaleur, au moyen de trois grains et demi de salpêtre pris à jeun tous les matins. —

Ainsi garantie des assauts de l’air intérieur, déjà même la surface de notre corps se trouvoit moins exposée à ceux de l’air extérieur. Mais on l’en préservoit mieux encore par une suite d’onctions grasses, lesquelles saturoient tellement les pores de la peau, qu’une particule d’air n’y pouvoit pénétrer, et que rien ne pouvoit en sortir. — Par-là, à la vérité, toute transpiration sensible et insensible étoit arrêtée ; et il pouvoit s’ensuivre plusieurs inconvéniens fâcheux. — Mais l’usage des clystères pourvoyoit à tout, entraînoit les humeurs qui pouvoient refluer, et rendoit le système complet.

Je l’ai promis ; vous lirez tout ce que mon père avoit à dire sur les opiats du lord Vérulam, son salpêtre, ses onctions grasses, et ses clystères. — Vous le lirez : mais non pas aujourd’hui, ni même demain, le temps me presse. Le lecteur est impatient, il faut que j’aille. — Vous lirez ce chapitre à votre loisir (si cela vous convient) aussitôt que la Tristrapédie sera publiée. —

Qu’il suffise pour le moment de dire que mon père traita la conséquence comme le principe. — Et par-là les savans peuvent conclure qu’il éleva son propre système sur les ruines de l’autre.


CHAPITRE XXXVII.

Panacée universelle.


« Tout le secret de la santé, dit mon père en recommençant sa phrase, dépend évidemment de la rivalité du chaud et de l’humide radical qui se trouvent en nous. — Ainsi la science la plus légère eût suffi pour l’entretenir, si les gens de l’école n’avoient pas tout confondu, surtout (comme Vanhelmont, fameux chimiste, l’a prouvé), en prenant pendant long-temps la graisse et le suif des animaux pour l’humide radical.

» Or, l’humide radical n’est pas la graisse ni le suif des animaux, mais une substance huileuse et balsamique. Car la graisse et le suif, de même que le phlegme et les parties aqueuses, sont froids. Au lieu que les parties huileuses et balsamiques sont pleines de vie, d’esprit et de feu. — Ce qui se rapporte à l’observation d’Aristote : Post Coitum animal triste. » —

» Il est donc certain que le chaud radical se trouve dans l’humide radical ; mais il n’est pas prouvé que celui-ci se trouve dans l’autre : cependant quand l’un dépérit, l’autre dépérit aussi ; et il en résulte, ou une chaleur démesurée qui produit une étisie sèche, ou une humidité surabondante qui amène l’hydropisie. — Donc, pour résumer en deux mots tout mon système relativement à la santé, si l’on peut apprendre à un enfant comment il doit éviter les excès de l’eau et du feu, qui tous deux tendent à sa destruction, on aura obtenu tout ce qui est nécessaire sur ce point essentiel. » —



CHAPITRE XXXVIII.

Mon Père n’y est plus.


La description du siége de Jéricho n’auroit pas attiré l’attention de mon oncle Tobie plus puissamment que ce dernier chapitre. Il tint constamment ses yeux fixés sur mon père tant que dura la lecture. Chaque fois que le mot de chaud ou d’humide radical fut prononcé, mon oncle Tobie ôta sa pipe de sa bouche et secoua la tête ; — et aussitôt que le chapitre fut fini, il fit signe au caporal de s’approcher, et lui demanda à l’oreille…

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« C’étoit au siége de Limérick, dit le caporal en faisant une révérence. » —

« — Le pauvre diable et moi, dit mon oncle Tobie en s’adressant à mon père, pouvions à peine nous traîner hors de nos tentes quand le siége de Limerick fut levé ; et cela par la raison que vous venez de dire. » —

« Quelle idée crochue peut s’être fourrée dans ta précieuse caboche, mon pauvre frère Tobie, s’écria mon père mentalement ? Par le ciel ! ajouta-t-il, en continuant de se parler à lui-même, Œdipe seroit embarrassé à le deviner. »

« Sauf le respect de monsieur, dit le caporal, je crois que sans la quantité de brandevin que nous faisions brûler tous les soirs, et sans le vin blanc et la canelle que je ne cessois de donner à monsieur..... — Et le genièvre, Trim, ajouta mon oncle Tobie, qui nous fit plus de bien que tout le reste. — Je crois en vérité, continua le caporal, que nous aurions tous deux laissé nos os dans la tranchée. » —

« Caporal, dit mon oncle Tobie avec des yeux étincelans, pour un soldat, est-il un plus beau tombeau ? » —

« J’en aimerois autant un autre, répliqua le caporal. »

Tout cela étoit de l’arabe pour mon père, comme les rites des Troglodytes et des habitans de la Colchide l’avoient été pour mon oncle Tobie. Mon père ne sut s’il devoit sourire ou froncer le sourcil. —

Mon oncle Tobie, se retournant vers Yorick, acheva le détail du siége de Limerick plus intelligiblement qu’il ne l’avoit commencé ; ce qui soulagea infiniment mon père.



CHAPITRE XXXIX.

Siége de Limerick.


« Ce fut sans doute un grand bonheur pour le caporal et pour moi, dit mon oncle Tobie, de ce que la fièvre ne nous quitta pas un instant, pendant les vingt-cinq jours entiers que nous campâmes presque sous l’eau. — Nous l’eûmes constamment et de la plus grande violence. Heureusement encore il s’y joignit une soif dévorante, qui, jointe à l’ardeur de la fièvre, empêcha ce que mon frère appelle l’humide radical, de prendre le dessus, comme il seroit infailliblement arrivé sans cela. » — Ici mon père gorgea ses poumons d’air, et levant les yeux au plancher, il fit une respiration qui dura deux minutes.

« — Le ciel eut pitié de nous, continua mon oncle Tobie. Ce fut lui qui inspira au caporal l’idée salutaire de maintenir l’équilibre entre le chaud et l’humide radical, en renforçant la fièvre, comme il fit pendant tout ce temps, avec du vin chaud et des épices. Par ce moyen, il vint à bout d’entretenir un feu si ardent et si soutenu, que le chaud radical tint bon du commencement à la fin du siége, et que l’humide radical, malgré sa violence, ne put le surmonter. — Sur mon honneur, ajouta mon oncle Tobie, vous auriez, frère Shandy, entendu de vingt toises les assauts qu’ils se livroient dans notre corps. » —

« Eh bien ! dit mon père, avec une forte aspiration qui fut suivie d’une pause, — si j’étois juge, et que la loi du pays me le permît, je voudrois condamner quelqu’un des malfaiteurs les plus insignes..... » — Yorick prévit que la sentence alloit être sévère et sans miséricorde. — Il posa la main sur la poitrine de mon père, et lui demanda quelques minutes de répi, pour une question qu’il avoit à faire au caporal. — Je te prie, Trim, dit Yorick, sans attendre la permission de mon père, dis-nous naturellement ce que tu entends par ce chaud et cet humide radical dont il est question ? » —

En me référant humblement au meilleur avis de mon maître, dit le caporal, faisant une révérence à mon oncle Tobie. — Dis ton opinion librement, dit mon oncle Tobie. — Frère Shandy, continua-t-il, le pauvre garçon est mon serviteur, et non pas mon esclave. » —

Le caporal passa son chapeau sous son bras gauche, et laissa pendre sa canne à son poignet, au moyen d’un cordon de cuir noir dont les deux bouts noués ensemble formoient une espèce de gland. Il s’avança sur le terrein où il avoit subi l’examen du catéchisme, et se prenant le menton avec le pouce et les autres doigts de sa main droite, il exposa son sentiment en ces termes. —



CHAPITRE LX.

Consultation.


Le caporal ouvroit déjà la bouche pour commencer, quand le docteur Slop entra en tortillant. — Trim resta la bouche ouverte. — Mais vienne qui voudra, il poursuivra dans le prochain chapitre.

Slop avoit été mandé par ma mère, et il sortoit en ce moment de la chambre de la nourrice où je criois encore.

« Eh bien ! vieux docteur, s’écria mon père, (car les transitions de son humeur se succédoient d’une manière aussi brusque qu’inconcevable), qu’est-ce que ta chienne de mine nous dira là-dessus ? » —

Mon père n’auroit pas demandé d’un air plus dégagé si l’on avoit coupé la queue de son chien. — Une question ainsi faite ne convenoit pas à la gravité du docteur, ni au traitement qu’il comptoit employer ; — le docteur s’assit sans répondre. —

« Je vous prie, monsieur, dit mon oncle Tobie d’un ton qui demandoit réponse, — que pensez-vous de l’état de l’enfant ? — Il finira par un phimosis, répondit le docteur Slop. »

« Je ne suis pas plus avancé, dit mon oncle Tobie ; et il remit sa pipe dans sa bouche. — Laissons donc, dit mon père, poursuivre le caporal, et écoutons-le raisonner sur la médecine. » — Le caporal salua son vieil ami, le docteur Slop, et exposa ensuite son opinion sur le chaud et l’humide radical, dans les termes suivans.


CHAPITRE XLI.

Dissertation savante.


La ville de Limerick, de laquelle on commença le siége sous les ordres du roi Guillaume, en personne, l’année d’après que je fus entré au service, — est située au milieu d’un marais diabolique, et dans un pays couvert d’eau. — Elle est, dit mon oncle Tobie, toute entourée par le Shannon, et sa situation la rend une des places les mieux fortifiées d’Irlande. »

« Je trouve, dit le docteur Slop, que cette façon de commencer un discours sur la médecine est tout-à-fait nouvelle. — Ce que je dis là n’en est pas moins vrai, répondit Trim. — En ce cas, dit Yorick, la faculté feroit bien d’adopter cette méthode. » —

« Avec la permission de monsieur le pasteur, dit le caporal, tout le pays est coupé de tranchées et de fondrières ; et d’ailleurs il tomba pendant le siége une telle quantité de pluie, que tout étoit boue. — Ce fut cela et cela seul, qui fut cause de l’inondation, et qui pensa nous faire périr, monsieur et moi. — Au bout de dix jours, continua le caporal, il n’y avoit pas un soldat qui pût se coucher à sec dans sa tente, sans avoir creusé un fossé tout autour pour égoutter l’eau. — Mais pour ceux qui, comme monsieur, en avoient le moyen, il falloit tous les soirs faire brûler une écuelle pleine d’eau-de-vie ; ce qui absorboit l’humidité de l’air, et rendoit le dedans de la tente aussi chaud qu’un poêle. » —

« Et qu’est-ce que tout cela prouve, caporal, s’écria mon père ? et quelle conclusion en tires-tu ? » —

« J’en conclus, n’en déplaise à votre seigneurie, répliqua Trim, que l’humide radical n’est autre chose que de l’eau de fossé, et que le chaud radical (pour ceux qui peuvent en faire la dépense) est de l’eau-de-vie brûlée. — Oui, messieurs, avec votre permission, le chaud et l’humide radical d’un homme ne sont que de l’eau bourbeuse et une dragme de genièvre. — Que le genièvre ne nous manque pas, ajouta-t-il, et qu’on nous donne une pipe et du tabac, pour ranimer nos esprits et dissiper les vapeurs. — Vienne ensuite la mort quand elle voudra, elle trouvera à qui parler. » —

« Je suis en peine, capitaine Shandy, dit le docteur Slop, de déterminer dans quelle branche de connoissance votre valet brille davantage ; de la physiologie ou de la théologie. — (Slop n’avoit pas oublié les commentaires de Trim sur le sermon. » —

« Il n’y a pas plus d’une heure, dit Yorick, que le caporal a subi un examen en théologie, et qu’il s’en est tiré avec beaucoup d’honneur. » —

« Il faut que vous sachiez, dit le docteur Slop en s’adressant à mon père, que le chaud et l’humide radical sont la base et l’appui de notre existence, comme les racines d’un arbre sont la source et le principe de sa végétation. — Ils sont inhérens au germe de tous les animaux ; et l’on peut les maintenir dans l’équilibre qu’ils doivent conserver par plusieurs moyens, mais principalement, à mon avis, par ceux que l’on dit consubstantiels, incisifs et corroborans. — Ce pauvre garçon, continua le docteur Slop en montrant le caporal, aura entendu quelque empyrique raisonner sur ces matières, et il aura retenu ses absurdités. — Voilà le fait, dit mon père. — Il y a toute apparence, dit mon oncle Tobie. — Je le parierois, dit Yorick. » —


CHAPITRE XLII.

Relâche au théâtre.


On appela le docteur Slop, pour voir le cataplasme qu’il avoit ordonné ; — et mon père saisit ce moment pour lire un autre chapitre de la Tristrapédie. — Allons, mes amis, de la joie ! je vous ferai voir du pays. — Mais quand nous aurons fini ce chapitre, nous ne r’ouvrirons pas le livre du reste de l’année. — Vive le roi ! —



CHAPITRE XLIII.

Verbes auxiliaires.


« Cinq ans avec une bavette sous le menton !

» Quatre ans à lire son alphabet, et à étudier son cathéchisme ! —

» Un an et demi pour apprendre à signer son nom ! —

» Sept longues années et plus pour apprendre à décliner en grec et en latin !

» Quatre ans pour le jargon de ses thèses philosophiques ! — et au bout de ce temps, la statue, ce beau chef-d’œuvre, est encore informe au milieu du bloc de marbre ; l’artiste n’a fait qu’aiguiser ses outils. — Quelle marche ridicule !

» Le grand juge Scaliger ne fut-il pas au moment de rester au fond du bloc toute sa vie ? Il étoit âgé de quarante-quatre ans quand il eut achevé ses études grecques. — Et Pierre Damien, évêque d’Ostie, avoit atteint l’âge d’homme, qu’il ne savoit pas lire. — Et Baldus lui-même, qui devint dans la suite un si grand personnage, étoit si vieux quand il se mit à étudier le droit, que chacun crut qu’il se faisoit avocat pour l’autre monde. — Il ne faut pas s’étonner qu’Eudamidas, fils d’Archidamus, entendant Xénocrate disputer sur la sagesse à l’âge de soixante-quinze ans, lui ait demandé gravement quand il comptoit la mettre en pratique, puisqu’à son âge, il en étoit encore à la chercher. »

Yorick écoutoit mon père avec grande attention. Il y avoit un assaisonnement de sagesse mêlée d’une manière inconcevable à ses plus étranges boutades ; et au milieu de ses éclipses les plus obscures, on apercevoit quelquefois des clartés qui les faisoient presque disparoître. — Je conseille à tout le monde de ne l’imiter qu’avec circonspection.

« Je suis convaincu, Yorick, continua mon père, (moitié lisant, moitié discourant) qu’il existe au nord-ouest un passage au monde intellectuel, et que l’esprit humain, en puisant en lui-même toutes ses connoissances, trouveroit pour les acquérir une méthode beaucoup plus facile que celle qu’on a coutume d’employer. — Mais hélas, tous les champs n’ont pas une source ou un ruisseau pour les arroser ; tous les enfans, Yorick, n’ont pas un père capable de les diriger ». —

« Tout, ajouta mon père en baissant la voix, tout dépend entièrement des verbes auxiliaires, monsieur Yorick ». —

Si Yorick eût marché sur le serpent décrit par Virgile, il n’auroit pas témoigné plus d’effroi. — « Je suis étonné moi-même, dit mon père qui s’en aperçut (et je le cite comme une des plus grandes calamités qui soient jamais arrivées à la république des lettres), — je suis étonné que ceux qui jusqu’ici ont été chargés de l’éducation de la jeunesse, et dont l’unique devoir étoit d’ouvrir l’esprit des enfans, de leur faire de bonne heure un magasin d’idées, et de laisser ensuite leur imagination travailler en liberté sur ces idées ; — je suis étonné, dis-je, Yorick, que ces gens-là se soient aussi peu servi des verbes auxiliaires, qu’ils l’ont fait pour arriver à leur but. — Je ne connois que Raimond Lulle et l’aîné Pellegrin, dont le dernier sur tout en porta l’usage à un tel point de perfection, qu’avec sa méthode il n’étoit point de jeune homme à qui il ne pût apprendre en peu de leçons à discourir d’une manière satisfaisante pour ou contre tel sujet que ce fût, — à traiter une question sur toutes ses faces ; — enfin, à dire et à écrire sur une matière quelconque tout ce qu’il étoit possible de dire ou d’écrire, sans qu’il lui échapât la faute la plus légère, le tout à l’admiration des spectateurs. — Je serois bien aise, dit Yorick, interrompant mon père, que vous puissiez me faire comprendre la chose. — Volontiers, dit mon père ». —

« Un mot peut être pris dans le sens littéral ou dans le sens figuré. Le sens figuré est une allusion ou métaphore. — Or, quoique je trouve, moi, que par cette métaphore l’idée perd plus qu’elle n’acquiert, il n’en est pas moins vrai que la plus grande extension d’idées dont un mot isolé soit susceptible, est une métaphore. — Mais qu’en résulte-t-il ? Quand l’esprit a conçu le mot dans toute son étendue, tout est fini. — L’esprit et l’idée peuvent se reposer, jusqu’à ce qu’une seconde idée succède, et ainsi de suite. —

» Or, à l’aide des auxiliaires, l’ame est en état de travailler d’elle-même sur toutes les matières qu’on lui présente ; et, par la flexibilité de ce puissant moyen, de se frayer de nouveaux chemins, d’aller à la recherche des choses par de nouvelles routes, et de faire qu’une seule idée en engendre des millions. » —

« Vous excitez grandement ma curiosité, dit Yorick ». —

« Quant à moi, dit mon oncle Tobie, je renonce à en rien deviner. — Avec la permission de monsieur, dit le caporal, les Danois, qui se trouvoient à notre gauche au siége de Limerick, n’étoient-ils pas des auxiliaires ? — et de très-bonnes troupes, dit mon oncle Tobie ; mais je crois que les auxiliaires dont parle mon frère sont autre chose ». —

« Croyez-vous, dit mon père en se levant ». —


CHAPITRE XLIV.

Il fait danser L’ours.


Mon père fit un tour par la chambre, revint s’asseoir, et finit le chapitre.

« Les verbes auxiliaires qui nous intéressent, continua mon père, sont : je suis, j’ai été, j’ai eu, je fais, j’ai fait, je souffre, je dois, je devrois, je veux, je voudrois, je puis, je pourrois, il faut, il faudrait, j’ai coutume : — on les emploie suivant les temps ; au passé, au présent, au futur : — on les conjugue avec le verbe avoir ; — on les applique à des questions : cela est-il ? cela était-il ? cela sera-t-il ? cela seroit-il ? cela peut-il être ? — cela pourroit-il être ? — Ou avec un doute négatif : n’est-il pas ? n’étoit-il pas ? ne devoit-il pas être ? Ou affirmativement : c’est, c’était, ce devoit être. Ou suivant un ordre chronologique : cela a-t-il toujours été ? y a-t-il long-temps ? depuis quand ? Ou comme hypothèse : si cela étoit ? si cela n’étoit pas ? Qu’en arriveroit-il, si les François battoient les Anglois ? si le soleil sortoit du zodiaque » ?

» Or, continua mon père, par l’usage familier et l’application juste de ces verbes auxiliaires, et au moyen de cette méthode simple, dans laquelle l’esprit et la mémoire d’un enfant doivent être exercées, il ne sauroit entrer dans sa tête une seule idée, quelque stérile qu’elle puisse être, que l’enfant ne puisse aisément lui faire engendrer une foule de conclusions et de conceptions nouvelles. —

» As-tu jamais vu un ours blanc, s’écria mon père, en se retournant vers Trim qui se tenoit debout derrière sa chaise ? — Jamais, répondit le caporal. — Mais tu pourrois, Trim, dit mon père, en raisonner en cas de besoin ? — Comment cela se pourrait-il, frère, dit mon oncle Tobie, si le caporal n’en a jamais vu ? — C’est ce qu’il me falloit, répliqua mon père ; et vous allez voir comment je raisonne, et comment les verbes auxiliaires font raisonner. —

» Un ours blanc ! très-bien. En ai-je jamais vu ? puis-je en avoir jamais vu ? en verrai-je jamais ? dois-je en voir jamais ? puis-je jamais en voir ?

» Que n’ai-je vu un ours blanc ! car autrement quelle idée puis-je m’en faire ?

» Et si je vois jamais un ours blanc, que dirai-je ? et que dirai-je si je n’en vois pas ?

» Si je n’ai jamais vu d’ours blanc, et que je ne puisse ni ne doive jamais en voir, en ai-je au moins vu la peau ? en ai-je vu le portrait, la description ? en ai-je jamais rêvé ?

» Mon père, ma mère, mon oncle, ma tante, mes frères ou mes sœurs, ont-ils jamais vu un ours blanc ? qu’auroient-ils donné pour en voir un ? qu’auroient-ils fait s’ils l’avoient vu ? qu’auroit fait l’ours blanc ? — Est-il féroce, — apprivoisé, — méchant, — grondeur, — caressant ?

» Un ours blanc mérite-t-il d’être vu ?

» N’y a-t-il point de péché à le voir ?

» Un ours blanc vaut-il mieux que le noir ? »



CHAPITRE XLV.

Intermède.


À Présent, mon cher monsieur, arrêtons-nous encore deux minutes, et rentrons dans la salle pour recueillir les suffrages. — Vous savez comme mon amour-propre y trouve son compte.

Ce n’est pas que je m’en plaigne ; il faut être juste. Les dissertations savantes de mon père, ses verbes auxiliaires, son ours blanc, peuvent très-bien ne pas plaire à tout le monde. — Je vois là un gros abbé qui dort, et je ne lui en veux point de mal. Et cette dame, non pas cette vieille présidente qui prend du tabac, et qui n’a pas mieux compris tout ce que vous venez d’entendre, que son mari n’a compris le procès qu’il a jugé ce matin ; — mais cette jeune marquise qui est dans la même loge, avec ce duc qui lui parle à l’oreille, croyez-vous qu’elle nous ait entendus ? Elle ne nous a pas même écoutés. — Cependant, voyez comme elle applaudit. — Et je m’en plaindrois et je lui en ferois un reproche ! — Non, mon cher monsieur. — Le public est partagé en deux classes, dont l’une admire tout ce qu’elle ne comprend pas, et l’autre déchire tout ce qu’elle comprend. — Il y a encore une troisième classe, mais réduite à un si petit nombre ! — Ce sont ceux qui, comme vous, monsieur, jugent sans prévention, critiquent sans humeur, et louent sans partialité. C’est pour ceux-là que j’écris ; ce sont ceux qui me consolent des autres.


CHAPITRE XLVI.

Conclusion.


Quand mon père eut fait danser et redanser son ours blanc pendant une demi-douzaine de pages, il ferma le livre tout de bon ; et d’un air triomphant il le remit à Trim, avec signe de le reporter sur le bureau où il l’avoit trouvé. — « Voilà, dit-il, la méthode avec laquelle Tristram apprendra à décliner et à conjuguer tous les mots du dictionnaire. — Vous sentez, Yorick, que de cette façon chaque mot amènera une thèse ou une hypothèse. — Chaque thèse ou hypothèse est une source de propositions. — Chaque proposition a sa conséquence et conclusion. — Et chaque conséquence et conclusion ramène l’ame sur l’objet, et lui ouvre une nouvelle route de recherches et d’études. — La force de cette méthode est incroyable pour ouvrir la tête d’un enfant. — Pour ouvrir sa tête, frère Shandy ! s’écria mon oncle Tobie ; il y a de quoi la faire sauter en mille pièces. » —

« Je présume, dit Yorick en souriant, que c’est par votre méthode que le fameux Vincent Quirino, (parmi les autres prodiges de son enfance, desquels le cardinal Bembo a donné au public une histoire si exacte) se mit en état, dès l’âge de huit ans, d’afficher dans les écoles publiques de Rome quatre mille cinq cents soixante thèses différentes, sur les points les plus abstraits de la plus abstraite théologie, — et de les défendre et de les soutenir, de manière à terrasser et à réduire au silence tous ses adversaires. » —

« Qu’est-ce que cela, s’écria mon père, auprès de ce qui nous est rapporté d’Alphonse Tostatus, lequel, presque dans les bras de sa nourrice, avoit appris toutes les sciences et tous les arts libéraux, sans qu’on lui en eût rien enseigné ? — Que dirons-nous du grand Peireskius ?… — C’est le même, s’écria mon oncle Tobie, duquel je vous ai parlé une fois, frère Shandy, et qui fit une promenade de cinq cents lieues, (en comptant l’aller et le retour de Paris à Schewling)[1] uniquement pour voir le chariot à voiles de Stévinus. — C’étoit un grand homme, ajouta mon oncle Tobie ! (il pensoit à Stévinus). — Oui, un grand homme ! dit mon père, (songeant à Peireskius) — et qui multiplia ses idées si rapidement, et se fit un si prodigieux amas de connoissances, que (si nous pouvons ajouter foi à une anecdote qui le regarde, et que nous ne saurions rejeter sans secouer l’autorité de toutes les anecdotes quelconques) ; — à l’âge de sept ans, son père lui remit entièrement l’éducation de son frère, qui n’en avoit que cinq. — Le père étoit-il aussi sage que son fils, dit mon oncle Tobie ? — Je croirois que non, dit Yorick.

« Mais que sont tous ces exemples, continua mon père, entrant dans une sorte d’enthousiasme, — que sont tous ces exemples auprès des prodiges de l’enfance des Grotius, Scioppius, Heinsius, Politien, Pascal, Joseph Scaliger, Ferdinand de Cordoue, et autres ? — Les uns se dégageant des formes scholastiques dès l’âge de neuf ans, et même plutôt, et parvenant à raisonner sans ce secours. — Les autres ayant fini leurs classes à sept ans, et écrit des tragédies à huit. — À neuf ans, Ferdinand de Cordoue étoit si savant, que l’on crut qu’il étoit possédé du démon ; et à Venise il fit voir tant d’érudition et de vertu, que les moines le prirent pour l’antechrist. — D’autres eurent appris quatorze langues à l’âge dix ans ; — à onze, eurent fini leurs cours de rhétorique, poëtique, logique, et morale ; — à douze donnèrent leurs commentaires sur Servius et sur Martianus Capella ; — et à treize, reçurent leurs degrés de philosophie, de droit et de théologie. » —

« Mais, dit Yorick, vous oubliez le grand Juste Lipse, qui composa un ouvrage le jour de sa naissance. — Bon Dieu, dit mon oncle Tobie ! » —



CHAPITRE XLVII.

Bataille.


Quand le cataplasme fut prêt, un scrupule de decorum s’éleva hors de propos dans la conscience de Suzanne, sur ce qu’elle auroit à tenir la chandelle pendant le pansement. — Slop n’avoit pas coutume de ménager les caprices de Suzanne ; et la querelle s’établit promptement entre eux.

« — Ah ! ah ! dit Slop, en jetant un coup-d’œil familier sur le visage de Suzanne, — vous faites la prude ! mais je vous connois, mademoiselle. — Vous me connoissez ! monsieur, s’écria Suzanne dédaigneusement, et avec un air de tête qui s’adressoit évidemment, non pas à la profession, mais à la personne du docteur, — vous me connoissez ! répéta Suzanne. — Le docteur Slop se boucha le nez, comme pour dire que la réputation de Suzanne n’étoit pas en bonne odeur. — À ce geste, la bile de Suzanne s’allume. Vous en avez menti, s’écria Suzanne. — Allons, allons, sainte modeste, dit Slop, tout fier du succès de la botte qu’il venoit de porter, — s’il en coûte trop à votre pudeur de tenir la chandelle en regardant, qui vous empêche de la tenir en fermant les yeux ? — C’est-là une de vos défaites papistes, dit Suzanne. Le bel expédient ! — Ma belle enfant, dit Slop en hochant la tête, ne méprisez pas si fort les expédiens ; vous pourriez en avoir besoin tout comme une autre. — Insolent ! s’écria Suzanne, approche, si tu l’oses. — Je t’en défie, continua-t-elle, en retroussant les manches de sa chemise jusqu’au-dessus de son coude. » —

Il étoit impossible à deux personnages de procéder ensemble à une opération de chirurgie, avec une cordialité plus colérique.

Slop s’empara du cataplasme. — Suzanne se saisit de la chandelle. — Approche toi-même, dit Slop. — Suzanne feignit un mouvement sur la gauche ; et portant brusquement sa chandelle à droite, elle mit le feu


à la perruque du docteur, laquelle étant fort grasse et fort touffue, fut consumée en entier avant d’être bien allumée — « Catin ! salope ! s’écria Slop (car la passion nous rend comme des bêtes féroces), catin fieffée que vous êtes ! s’écria Slop avec le cataplasme à la main. — Allez, allez, dit Suzanne, je n’ai jamais rogné le nez de personne, et vous n’en sauriez dire autant. — Que veut-elle dire avec son nez ! s’écria Slop — Un nez est un nez, dit Suzanne. — Eh bien ! voilà pour le tien, s’écria Slop, en lui lançant le cataplasme à la face. — Et voilà pour le vôtre, s’écria Suzanne, en lui rendant son compliment avec le reste du cataplasme. »



CHAPITRE XLVIII.

Armistice.


Le docteur et Suzanne s’accablèrent ainsi d’injures et de cataplasme — Quand celui-ci fut épuisé, il fallut retourner à la cuisine pour en préparer un autre ; — et pendant qu’ils y procédoient, mon père prit sa résolution comme vous allez voir.


CHAPITRE XLIX.

Qualités d’un Gouverneur.


« Vous voyez, dit mon père, s’adressant à-la-fois à mon oncle Tobie et à Yorick, qu’il est temps de retirer Tristram des mains des femmes, et de le mettre dans celles d’un gouverneur.

» Il s’agit surtout d’en choisir un bon. Antonin en prit quatorze à-la-fois pour surveiller l’éducation de son fils Commode ; et, en moins de six semaines, il en congédia cinq. Je sais très-bien, continua mon père, que la mère de Commode aimoit un gladiateur au temps où elle conçut ; et c’est ce qui explique en grande partie les cruautés de Commode, quand il devint empereur. — Mais je n’en suis pas moins persuadé qu’il dut la férocité de son caractère à ces cinq gouverneurs, qui, dans le peu de temps qu’ils passèrent auprès de lui, lui donnèrent de plus mauvais principes, que les neuf autres n’en purent réformer dans la suite.

» Lorsque j’envisage la personne que je mettrai auprès de mon fils, comme un miroir dans lequel il doit se regarder du matin au soir, comme le modèle sur lequel il doit régler son maintien, ses mœurs, et peut-être les plus secrets sentimens de son cœur, — je voudrois, Yorick, s’il étoit possible, en trouver un qui fût accompli de tout point, et tel que mon fils trouvât toujours à profiter avec lui. » — Mais vraiment, dit en lui-même mon oncle Tobie, voilà qui est de fort bon sens.

« Il y a là, continua mon père, un certain air, un certain mouvement du corps et de toutes ses parties, soit en agissant, soit en parlant, qui annonce ce qu’un homme est au-dedans. — Et je ne suis pas du tout surpris que Grégoire de Nazianze, en observant les gestes brusques et sinistres de Julien, ait prédit qu’il apostasieroit un jour ; — ni que saint Ambroise ait chassé un de ses disciples de sa maison, à cause d’un mouvement indécent de sa tête, qui alloit et venoit comme un fléau ; ni que Démocrite ait jugé Protagoras digne d’être son disciple, à voir la manière dont il lioit un fagot.

» Un œil pénétrant trouve, pour descendre au fond de l’ame d’un homme, mille chemins que le vulgaire n’aperçoit pas ; et je maintiens, ajouta-t-il, qu’un homme de mérite n’ôte pas son chapeau en entrant dans une chambre, ne le reprend pas quand il en sort, sans qu’il lui échappe quelque chose qui le fasse connoître pour ce qu’il est.

» Ainsi donc, continua mon père, le gouverneur que je choisirai pour mon fils ne doit ni grasseyer, ni loucher, ni clignoter, ni parler haut, ni regarder d’un air farouche ou niais. — Il ne doit ni mordre ses lèvres, ni grincer des dents, ni parler du nez.

» Je ne veux qu’il ne marche ni trop vîte, ni trop lentement. — Je ne veux pas qu’il marche les bras croisés, ce qui montre l’indolence ; — ni balant, ce qui a l’air hébété ; — ni les mains dans ses poches, ce qui annonce un imbécille.

» Il faut qu’il s’abstienne de battre, de pincer, de chatouiller, de mordre ou couper ses ongles en compagnie, — comme aussi de se curer les dents, de se gratter la tête, etc. » — Que diantre signifie tout ce bavardage, dit en lui-même mon oncle Tobie ? »

« Je veux, continua mon père, qu’il soit joyeux, gai, plaisant | et en même-temps prudent, attentif aux affaires, vigilant, pénétrant, subtil, inventif, prompt à résoudre les questions douteuses et spéculatives. Je eux qu’il soit sage, judicieux, instruit… » — Et pourquoi pas humble, modéré et doux ? dit Yorick. — Et pourquoi pas, s’écria mon oncle Tobie, franc et généreux, brave et bon ? — « Il le sera, mon cher Tobie, répliqua mon père, en se levant et lui prenant une de ses mains, — il le sera. » —

« Eh bien ! frère Shandy, répondit mon oncle Tobie, en se levant à son tour, et quittant sa pipe pour prendre l’autre main de mon père, — eh bien ! frère, souffrez que je vous recommande le fils de Lefèvre. » En disant ces mots, une larme de joie étincela dans l’œil de mon oncle Tobie, et paya le tribut à la mémoire d’un ancien ami. Et une autre larme, compagne de la première, parut dans l’œil du caporal. — Vous en verrez la raison quand vous lirez l’histoire de Lefèvre.

Étourdi que je suis ! j’avois promis de vous la faire dire par le caporal à sa manière. Mais le moment est passé ; je vais vous la raconter à la mienne.


CHAPITRE L.

Histoire de Lefèvre.


C’étoit pendant l’été de l’année où Dendermonde fut pris par les alliés, — c’est-à-dire, environ sept ans avant que mon père vînt habiter la campagne, et environ sept ans après que mon oncle Tobie et Trim s’y furent secrètement retirés, dans le dessein d’exécuter quelques-uns des plus beaux sièges qu’ils avoient en tête.

Mon oncle Tobie étoit un soir à souper, et Trim étoit assis derrière lui près d’un petit buffet. — Je dis assis, car, par égard pour son genou blessé, dont le caporal souffroit quelquefois excessivement, toutes les fois que mon oncle Tobie dînoit ou soupoit seul, il ne souffroit pas que le caporal se tînt debout. Mais la vénération du pauvre garçon pour son maître lui opposoit une résistance opiniâtre. — Mon oncle Tobie, avec une artillerie convenable, auroit eu moins de peine à s’emparer de Dendermonde. — Souvent, au moment qu’il croyoit le caporal assis, si mon oncle Tobie venoit à retourner la tête, il l’apercevoit debout derrière lui, avec toutes, les marques du respect le plus soumis.

Cela seul engendra plus de petites querelles entr’eux, pendant vingt cinq ans entiers, que tout autre sujet. — Mais à quoi cela revient-il ? qu’est-ce que cela fait à mon histoire ? pourquoi en fais-je mention ? — Demandez-le à ma plume ; c’est elle qui me gouverne, je ne la gouverne pas. —

Mon oncle Tobie étoit donc un soir à souper, quand le maître d’une petite auberge du village entra dans la salle avec une fiole vide à la main, pour demander un verre ou deux de vin de Madère. — « C’est, dit-il, pour un pauvre gentilhomme qui est arrivé malade dans ma maison il y a quatre jours. Depuis ce temps, il n’a pu soulever sa tête, ni manger, ni boire, ni goûter de quoi que ce soit au monde ; mais tout à l’heure il vient de lui prendre fantaisie d’un verre de Madère sec et d’une petite rôtie. — Il me semble, a-t-il dit en ôtant sa main de dessus son front, que cela me soulageroit. —

» Je suis venu chez le capitaine, ajouta l’aubergiste, persuadé qu’il ne me refusera pas si peu de chose. Mais si je ne trouvois personne qui voulût m’en donner, m’en prêter ou m’en vendre, — je crois que j’en volerois, plutôt que de ne pas en rapporter à ce pauvre gentilhomme. — Il est en vérité bien malade. — J’espère pourtant, continua-t-il, qu’il se rétablira ; mais nous sommes tous affligés de son état. »

« Tu es bon et galant homme, s’écria mon oncle Tobie, j’en réponds ; et je veux que tu boives toi-même à la santé du pauvre gentilhomme avec du vin sec. — Et prends-en une couple de bouteilles, mon ami, et porte-les-lui avec mes complimens, et dis-lui qu’elles sont fort à son service ; et même une douzaine de plus, si elles lui font du bien. »

« Quand l’aubergiste eut fermé la porte, — cet homme-là, Trim, dit mon oncle Tobie, porte à coup sûr un cœur compatissant ; — mais j’ai conçu aussi la meilleure opinion de son hôte : il faut que cet étranger ait un mérite rare, pour avoir su gagner en si peu de temps l’affection de l’aubergiste. — Et de toute sa famille, ajouta le caporal ; car ils sont tous affligés de son état. — Cours après lui, dit mon oncle Tobie ; — va, Trim, et demande lui s’il sait le nom du pauvre gentilhomme. » —

« Ma foi ! dit l’aubergiste en rentrant avec le caporal, je l’ai oublié ; mais je puis le demander à son fils. — Il a donc son fils avec lui, dit mon oncle Tobie ? — Un garçon d’environ onze ou douze ans, répliqua l’aubergiste ; mais le pauvre enfant n’a goûté de rien, pas plus que son père. — Il ne fait que pleurer et se désoler jour et nuit. — Depuis que son père s’est mis au lit, il n’a pas quitté son chevet. » —

Tandis que l’aubergiste parloit, mon oncle Tobie posa sa fourchette et son couteau sur la table, et repoussa son assiette. — Trim n’attendit point ses ordres, il desservit sans dire mot ; et quelques minutes après il apporta à son maître une pipe et du tabac. — Reste un peu dans la salle, dit mon oncle Tobie.

« — Trim ! dit mon oncle Tobie, quand il eut allumé sa pipe et commencé à fumer. » Trim s’avança en faisant une révérence. Mon oncle Tobie continua de fumer sans rien dire. — « Caporal, dit mon oncle Tobie. » Le caporal fit sa révérence. — Mon oncle Tobie ne dit pas un mot, et finit sa pipe. « — Trim, dit mon oncle Tobie, j’ai un projet dans la tête. — J’ai envie, comme la nuit est mauvaise, de m’envelopper chaudement dans ma roquelaure, et d’aller rendre visite à ce pauvre gentilhomme. — La roquelaure de monsieur, répliqua le caporal, n’a pas été mise une seule fois depuis la nuit où nous montions la garde dans la tranchée devant la porte saint-Nicolas ; — et c’étoit la veille du jour où monsieur reçut sa blessure. — D’ailleurs la nuit est si froide, si pluvieuse, que soit la roquelaure, soit le mauvais temps, il y auroit de quoi faire mal à l’aine de monsieur, et peut-être lui donner la mort. — Cela se pourroit bien, dit mon oncle Tobie. — Mais, Trim, je n’ai pas l’esprit en repos depuis ce que m’a dit l’aubergiste. — Je voudrois qu’il ne m’en eût pas tant appris, ou qu’il m’en eût appris davantage. — Comment ferons-nous pour arranger tout cela ? — Que monsieur s’en rapporte à moi, dit le caporal, et il saura bientôt tout le détail de cette affaire.

— Je vais prendre ma canne et mon chapeau ; j’irai reconnoître ce qui se passe, j’agirai d’après ce que j’aurai découvert ; et en moins d’une heure je serai de retour ici. — Va donc, Trim, dit mon oncle Tobie, et prends ce scheling que tu boiras avec son domestique. — C’est bien de lui que je compte tout savoir, dit le caporal en fermant la porte. » —

Mon oncle remplit sa seconde pipe ; — et l’on peut dire que tant qu’elle dura, il ne fut occupé que du pauvre Lefèvre et de son fils ; — excepté toutefois quelques petites excursions militaires ; comme, par exemple, pour considérer s’il n’étoit pas tout aussi bien d’avoir la courtine de la tenaille en ligne droite qu’en ligne courbe.



CHAPITRE LI.

Suite de L’Histoire de Lefèvre.


Mon oncle Tobie n’avoit pas encore secoué les cendres de sa troisième pipe, quand le caporal Trim revint de l’auberge, et lui fit le récit suivant.

« J’ai d’abord désespéré, dit le caporal, de pouvoir rapporter à monsieur aucun détail sur le pauvre lieutenant malade. — C’est donc un officier, dit mon oncle Tobie ? — C’est un officier, dit le caporal. — Et de quel régiment, dit mon oncle Tobie ? — Si monsieur veut me laisser dire, répliqua le caporal, je lui raconterai chaque chose à son rang, dans le même ordre que je l’ai apprise. — Eh bien ! Trim, dit mon oncle Tobie, je ne t’interromprai point que tu n’aies fini. — Je vais remplir une autre pipe ; et toi, Trim, tu vas t’asseoir à ton aise sur la banquette de la fenêtre, et tu recommenceras ton histoire. » Le caporal fit sa révérence accoutumée, laquelle disoit, aussi intelligiblement qu’une révérence peut dire quelque chose : monsieur a bien de la bonté. — Il s’assit ensuite comme on le lui avoit ordonné, et reprit son histoire à-peu-près dans les mêmes termes.

« J’ai d’abord désespéré, dit le caporal, de pouvoir rapporter à monsieur aucune lumière sur le lieutenant et sur son fils. — Car quand j’ai demandé où étoit son domestique, (duquel je m’étois promis de savoir tout ce qu’il étoit convenable de demander) — sage distinction ! dit mon oncle Tobie ; — on m’a répondu, sauf le respect de monsieur, qu’il n’avoit point de domestique, qu’il étoit arrivé à l’auberge avec des chevaux de louage, et que ne se trouvant pas en état d’aller plus loin, il les avoit renvoyés le matin d’après son arrivée. — Si je me porte mieux, mon cher, avoit-il dit à son fils, en lui donnant sa bourse pour payer l’homme, nous pourrons en louer d’autres ici. — Mais, hélas ! m’a dit la maîtresse de l’auberge, ce pauvre gentilhomme ne se tirera jamais de là ; car j’ai entendu l’oiseau de mort toute la nuit. — Et quand il mourra, son malheureux enfant mourra aussi. — Il a déjà le cœur brisé. —

» J’écoutois ce récit, continua le caporal, quand le jeune homme est entré dans la cuisine pour ordonner la petite rôtie dont l’aubergiste avoit parlé. — Mais je veux, a-t-il dit, je veux la faire moi-même. — Permettez, lui ai-je dit, en lui offrant ma chaise pour le faire asseoir auprès du feu, — permettez, mon jeune gentilhomme, que je vous en évite la peine. — En même-temps j’ai pris une fourchette pour faire griller la rôtie. — Je crois, monsieur, a dit le jeune homme d’un air tout-à-fait modeste, que mon père l’aimera mieux de ma façon. — Je suis sûr, ai-je répondu, que sa seigneurie ne trouvera pas la rôtie plus mauvaise de la façon d’un vieux soldat. — Le jeune homme m’a pris la main, et aussitôt a fondu en larmes. » —

« Pauvre enfant ! dit mon oncle Tobie, il a été élevé dans l’armée depuis le berceau ; et le nom d’un soldat, Trim, sonne à ses oreilles comme le nom d’un ami. — Je voudrois l’avoir ici. —

» Dans les plus longues marches de l’armée, continua le caporal, dans le besoin le plus pressant, je n’ai jamais eu autant d’impatience pour mon dîner, que j’en ai ressenti aujourd’hui pour pleurer de compagnie avec ce jeune homme. — Mais, je le demande à monsieur, en quoi la chose me touchoit-elle ? — En rien au monde, Trim, dit mon oncle Tobie en se mouchant ; mais la bonté de ton cœur te fait ressentir vivement la peine d’autrui. —

» En lui donnant la rôtie, poursuivit le caporal, j’ai pensé qu’il étoit à propos de lui dire que j’étois domestique du capitaine Shandy ; — et que monsieur (sans connoître son père) étoit fort touché de son état ; — et que tout ce qui étoit dans la cave ou dans la maison de monsieur étoit fort à son service. — Tu pouvois ajouter, dans ma bourse, dit mon oncle Tobie. — Le jeune homme, reprit le caporal, a fait une profonde révérence, (laquelle sûrement se rapportoit à monsieur) ; mais son cœur étoit trop plein : il n’a rien répondu. — Il a monté l’escalier avec la rôtie ; et, comme je lui ouvrois la porte, prenez courage, lui ai-je dit ; et soyez sûr, mon brave jeune homme, que monsieur votre père sera bientôt guéri. —

» Le vicaire de monsieur Yorick fumoit une pipe au coin du feu ; mais il n’a pas adressé à ce pauvre jeune homme un seul mot de consolation. — J’ai trouvé cela fort mal. » — Je le trouve de même, dit mon oncle Tobie. —

« Le lieutenant a pris son verre de vin et sa rôtie, et s’est trouvé un peu ranimé. Il m’a fait dire que, si je voulois monter dans dix minutes, je lui ferois plaisir. — Je pense, a ajouté l’aubergiste, qu’il va dire ses prières, car il y avoit un livre posé sur la chaise auprès du lit ; et comme je fermois la porte, j’ai vu son fils prendre un coussin. » —

« Bon ! a dit le vicaire, est-ce qu’un militaire, monsieur Trim, prie Dieu quelquefois ? J’aurois parié que non. — Oh ! celui-ci, a répliqué la maîtresse de l’auberge, dit ses prières, et même très-dévotement. Je l’ai encore entendu hier au soir de mes propres oreilles ; sans cela, je n’aurois pu le croire. — Mais en êtes-vous bien sûre, a répliqué le vicaire ? » —

« Monsieur le vicaire, ai-je dit, apprenez qu’un soldat prie, ne vous en déplaise, et de son propre mouvement, tout aussi souvent qu’un prêtre. — Et quand il se bat pour son roi, pour sa vie, pour son honneur, — il a plus de raisons de prier Dieu, que qui que ce soit au monde. » —

« Tu as parlé à merveille, Trim, dit mon oncle Tobie. — Mais, ai-je dit, reprit le caporal, quand ce même soldat vient de passer douze heures de suite dans la tranchée, et jusqu’aux genoux dans l’eau froide, — quand il se trouve embarqué pendant des mois entiers dans des marches longues et périlleuses, harcelé aujourd’hui par les ennemis, — les harcelant demain, — détaché ici, — contremandé-là, — passant sous les armes cette nuit, — surpris en chemise celle d’après, — transi jusques dans ses jointures, — sans paille peut-être dans sa tente pour s’agenouiller ; — il n’est pas toujours le maître de choisir le lieu et l’heure pour prier. — Mais quand il en trouve le moment, je crois, ai-je ajouté, (car j’étois piqué pour la réputation de l’armée) je crois crois, ne vous en déplaise, qu’un soldat prie d’aussi bon cœur qu’un prêtre, quoique avec moins d’étalage et d’hypocrisie. » —

« Voilà, Trim, ce que tu n’aurois pas dû dire, reprit mon oncle Tobie. — Dieu seul, caporal, connoît celui qui est hypocrite, et celui qui ne l’est pas. À la grande et générale revue, au jour du jugement, mais non pas plutôt, — on verra ceux qui auront fait leur devoir en ce monde, et ceux qui ne l’ont pas fait ; et chacun sera traité selon ses œuvres. — Je l’espère ainsi, répondit Trim. Cela est dans l’écriture, dit mon oncle Tobie, et je te le montrerai demain. — Mais, Trim, il est une chose sur laquelle nous pouvons compter pour notre consolation ; c’est que Dieu est un maître si bon et si juste, que, si nous avons toujours fait notre devoir sur la terre, il ne s’informera pas si nous nous en sommes acquittés en habit rouge ou en habit noir. — Oh ! non, sans doute, dit le caporal. — Mais poursuis ton histoire, Trim, dit mon oncle Tobie. » —

« J’ai attendu, continua le caporal, que les dix minutes fussent expirées, pour monter dans la chambre du lieutenant. Je l’ai trouvé dans son lit, la tête appuyée sur sa main, et le coude sur son oreiller ; il avoit un mouchoir blanc à côté de lui. — Le jeune homme étoit encore baissé pour ramasser le coussin sur lequel je suppose qu’il avoit été à genoux ; et comme il se relevoit en tenant le coussin d’une main, il essayoit avec l’autre de prendre le livre qui étoit posé sur le lit. — Laisse-le là, mon ami, a dit le lieutenant.

» Je me suis avancé tout prêt du lit. — Si vous êtes le domestique du capitaine Shandy, a dit le lieutenant, faites-lui, je vous prie, tous mes remercîmens et ceux de mon fils, pour sa politesse envers moi. — S’il étoit de Leven, a-t-il ajouté… (je lui ai dit que monsieur avoit servi dans ce régiment.) Et bien ! a-t-il dit, nous avons fait trois campagnes ensemble, et je me rappelle fort bien le capitaine ; mais, comme je n’avois pas l’honneur d’être lié avec lui, il y a toute apparence qu’il ne me connoît pas. — Vous lui direz pourtant que celui qui vient de contracter tant d’obligations envers lui, et qui est touché de ses bontés comme il le doit, est un Lefèvre, lieutenant dans Angus. — Mais il ne me connoît pas, a-t-il répété, après avoir un peu rêvé. — Il se pourroit pourtant, a-t-il ajouté, que mon histoire… Je vous prie, dites au capitaine que je suis l’enseigne, dont la femme fut si malheureusement tuée à Bréda, d’un coup de mousquet qui l’atteignit dans la tente de son mari, comme elle reposoit dans ses bras.

» Avec la permission de monsieur, ai-je dit, je me rappelle très-bien cette histoire. — Vous vous la rappeliez, a-t-il dit en s’essuyant les yeux avec son mouchoir ; — jugez si je puis jamais l’oublier !

» En disant cela, il a tiré de son sein une petite bague, qui paroissoit attachée autour de son cou avec un ruban noir ; et il l’a baisée deux fois. — Voilà Billy, a-t-il dit. — L’enfant est accouru du bout de la chambre, et tombant à genoux, il a pris la bague et l’a baisée aussi. Ensuite il a embrassé son père ; il s’est assis sur le lit, et s’est mis à pleurer. »

« — Je voudrois, dit mon oncle Tobie avec un profond soupir, — je voudrois, Trim, être déjà à demain. »

« En vérité repliqua le caporal, monsieur s’afflige trop. — Monsieur veut-il que je lui verse un verre de vin sec, qu’il boira en fumant sa pipe ? — À la bonne heure, Trim, dit mon oncle Tobie. »

« Je me rappelle très-bien, dit mon oncle Tobie en soupirant encore, l’histoire de l’enseigne et de sa femme. Il y a même une circonstance qui est en sa faveur, et que sa modestie a passée sous silence. — C’est qu’ils furent plaints l’un et l’autre par tout le régiment et par toute l’armée. — Mais achève ton histoire, caporal. — Elle est achevée, dit le caporal. — Je n’ai pas voulu rester plus long-temps ; j’ai souhaité une bonne nuit au pauvre lieutenant : son fils s’est levé de dessus le lit, et m’a éclairé jusqu’au bas de l’escalier ; et comme nous descendions ensemble, il m’a dit qu’ils venoient d’Irlande, et qu’ils étoient en route pour réjoindre le régiment en Flandre. — Mais hélas ! dit le caporal, tous les voyages du lieutenant sont finis. — Et que deviendra son pauvre enfant, s’écria mon oncle Tobie ? »


CHAPITRE LII.

Suite de l’Histoire de Lefèvre.


La plupart des hommes, quand ils se trouvent renfermés entre la loi naturelle et la loi positive, ne savent à quoi se déterminer ; — bien moins encore s’ils se trouvent entre la loi et leur penchant.

Mais je dois le dire pour eux, — je dois le dire à l’honneur éternel de mon oncle Tobie ; — mon oncle Tobie n’hésita pas un instant. Quoiqu’il fût chaudement occupé à poursuivre le siége de Dendermonde parallèlement avec les alliés, qui, de leur côté, pressoient si vigoureusement leurs ouvrage, qu’ils lui laissoient à peine le temps de dîner ; — quoiqu’il eût établi un logement sur la contr’escarpe, il laissa-là Dendermonde, et tendit toutes ses pensées vers les détresses particulières de l’auberge. — Tout ce qu’il se permit, fut de faire fermer la porte du jardin au verrou, au moyen de quoi l’on pouvoit dire qu’il avoit converti le siége en blocus. — Après quoi il abandonna Dendermonde à lui même, pour être secouru ou non par le roi de France, suivant que le roi de France le jugeroit à propos ; et il ne songea plus qu’à voir comment, de son côté, il pourroit secourir le lieutenant Lefèvre et son fils.

Que l’Être souverainement bon, qui est l’ami de celui qui est sans amis, puisse un jour te récompenser !

« Tu n’as pas fait tout ce que tu aurois dû faire, dit mon oncle Tobie au caporal, en se mettant au lit ; et je vais te dire en quoi tu as manqué. En premier lieu, quand tu as fait offre de mes services à Lefèvre, comme la maladie et le voyage sont deux choses coûteuses, et que le pauvre lieutenant n’a sans doute que sa paie pour vivre et pour faire vivre son fils, — tu devois aussi lui offrir ma bourse. — Ne savois-tu pas, Trim, que, puisqu’il étoit dans le besoin, il y avoit autant de droit que moi-même ? — Monsieur sait bien que je n’avois point d’ordre, dit le caporal. — Il est vrai, dit mon oncle Tobie ; tu as, Trim, très-bien agi comme soldat, mais certainement très-mal comme homme.

» — En second lieu… mais tu as encore la même excuse, continua mon oncle Tobie… Quand tu lui as offert tout ce qui étoit dans ma maison, tu devois lui offrir ma maison aussi. — Un frère d’armes, Trim, un officier malade, n’a-t-il pas droit au meilleur logement ? Et si nous l’avions avec nous, nous pourrions, Trim, le veiller, le soigner ; tu es toi-même une excellente garde ; et avec tes soins, ceux de la servante, ceux de son fils et les miens réunis, nous pourrions peut-être le rétablir et le remettre sur pied.

» Dans quinze jours peut être, ajouta mon oncle Tobie en souriant, il pourroit marcher. — Sauf le respect que je dois à monsieur, dit le caporal, il ne marchera de sa vie. — Il marchera, dit mon oncle Tobie, se relevant de dessus son lit avec un soulier ôté. — Avec la permission de monsieur, dit le caporal, il ne marchera jamais que vers sa fosse. — Et moi, je soutiens qu’il marchera, s’écria mon oncle Tobie, en marchant lui-même avec le pied qui avoit encore un soulier, mais sans avancer d’un pouce ; — il marchera avec son régiment. — Il ne peut pas se porter, dit le caporal ! — Eh bien ! on le portera, dit mon oncle Tobie. — Il tombera à la fin, dit le caporal ; et que deviendra son pauvre garçon ? — Non, — il ne tombera pas, dit mon oncle Tobie d’un ton assuré. — Hélas ! reprit Trim soutenant son opinion, faisons pour lui tout ce que nous pourrons ; mais le pauvre homme n’en mourra pas moins. — Il ne mourra pas ! s’écria mon oncle Tobie. Non, par le Dieu vivant ! il ne mourra pas. » —

L’esprit délateur, qui vola à la chancellerie du ciel avec le jurement de mon oncle Tobie, rougit en le déposant ; et l’ange qui tient les registres, laissa tomber une larme sur le mot en l’écrivant, et l’effaça pour jamais.



CHAPITRE LIII.

Suite de l’Histoire de Lefèvre.


Mon oncle Tobie ouvrit son bureau, prit sa bourse, — ordonna au caporal d’aller de grand matin chercher le médecin, se coucha et s’endormit. —



CHAPITRE LIV.

Fin de l’Histoire de Lefèvre.


Le lendemain matin, le soleil brilloit dans tout son éclat à tous les yeux du village, excepté à ceux de Lefèvre et de son fils affligé. — La pesante main de la mort pressoit les paupières du pauvre lieutenant ; et les ressorts qui chassent le sang aux extrémités, et le rappellent sans cesse au cœur, perdoient en lui la force et le mouvement. —

En ce moment, mon oncle Tobie, qui s’étoit levé une heure plutôt que de coutume, entra dans la chambre du lieutenant. Il s’assit à côté de son lit, et sans préface ni apologie, sans nul égard pour toutes les modes et coutumes, il ouvrit son rideau, comme auroit fait un ancien ami ou un camarade ; et aussitôt il lui demanda comment il se portoit, — s’il avoit reposé la nuit, — de quoi il se plaignoit, — où étoit son mal, — ce qu’il pouvoit faire pour le soulager ; — et, sans lui donner le temps de répondre à une seule question, il lui dit le petit plan qu’ils avoient concerté pour lui la veille avec le caporal.

« — Vous viendrez chez moi, Lefèvre, dit mon oncle Tobie, — dans ma maison, — tout-à-l’heure ; — et nous enverrons chercher un médecin, pour voir ce qu’il y a à faire ; — nous aurons aussi un apothicaire ; — le caporal sera votre garde, — et moi, Lefèvre, votre domestique. »

Il y avoit dans mon oncle Tobie une franchise qui n’étoit pas l’effet, mais la cause de sa familiarité. Elle vous introduisoit sur le champ dans son ame, et vous faisoit voir toute la bonté de son naturel. — À cela, il se joignoit dans ses regards, dans sa voix et dans ses manières, je ne sais quoi d’humain, qui, dans tous les momens, invitoit le malheureux à s’approcher et à chercher un asile auprès de lui. — Avant que mon oncle Tobie eût achevé la moitié des offres obligeantes qu’il faisoit au père, le fils s’étoit insensiblement pressé contre lui ; puis étendant ses foibles bras, il avoit saisi l’habit de mon oncle Tobie à la hauteur de la poitrine, et l’attiroit doucement vers lui… Le sang et les esprits de Lefèvre, déjà froids et engourdis, et qui s’étoient retirés dans leur dernière citadelle, — le cœur, — firent un effort pour se rallier. — Le nuage qui couvrait ses yeux les quitta pour un moment. — Il regarda mon oncle Tobie avec l’expression de la reconnoissance, du regret et du désir : — il jeta un autre regard sur son fils ; — et ce lien qu’il établit entr’eux, (tout foible qu’il étoit) n’a jamais été rompu.

La nature, après cet effort, reflua sur elle-même. — Le nuage reprit sa place. — Le pouls frémit, — s’arrêta ; — se releva, — s’affaissa, — s’arrêta encore ; — hésita, s’arrêta… Acheverai-je ? — Non.


CHAPITRE LV.

Convoi et Oraison funèbre.


Je rapporterai en peu de mots, dans le prochain chapitre, tout ce qui me reste à dire sur le jeune Lefèvre ; ce qui comprend tout l’espace qui s’écoula depuis la mort de son père jusqu’à l’époque où mon oncle Tobie proposa au mien de me le donner pour gouverneur ; — et je n’ajouterai que très-peu de détails à ce chapitre-ci, dans l’impatience où je suis de retourner à ma propre histoire. —

Mon oncle Tobie, comme gouverneur de Dendermonde, rendit au pauvre lieutenant tous les honneurs de la guerre ; — il accompagna le corps au tombeau, conduisant lui-même le deuil, et menant le jeune Lefèvre par la main.

Yorick, de son côté, pour n’être pas en reste, rendit au défunt tous les honneurs de l’église, et l’enterra en grande pompe au milieu du cœur. — Il paroît même qu’il prononça son oraison funèbre. Je dis, il paroît ; et j’en juge par une note que j’ai trouvée sur l’un de ses sermons.

C’étoit la coutume d’Yorick, (et je suppose qu’elle lui étoit commune avec tous ceux de sa profession) de noter sur la première page de chacun de ses sermons le lieu, le temps, et l’occasion où il avoit été prêché. — Il y joignoit toujours un petit commentaire sur le sermon lui-même ; et en vérité rarement à sa louange. — Par exemple : — Sermon sur la dispersion des Juifs. Je n’en fais pas le moindre cas : je conviens que c’est un prodige d’érudition ; mais d’une érudition triviale, et mise en œuvre plus trivialement encore.

Celui-ci est d’une composition lâche. Je ne sais ce que diantre j’avois dans la tête quand je le fis.

— N. B. L’excellence de ce texte, c’est qu’il convient à tous les sermons ; et de ce sermon, c’est qu’il convient à tous les textes.

Pour celui-ci, je mérite d’être pendu ; j’en ai volé la plus grande partie ; et le docteur Pidigunes m’a dénoncé. — Rien n’est tel qu’un voleur pour en découvrir un autre.

Sur le dos d’une demi-douzaine je trouve écrit so so, et rien de plus ; — et sur les deux autres, moderato. — Ils sont tous huit dans un seul paquet rattaché avec un bout de ficelle verte, qui semble avoir jadis appartenu au fouet d’Yorick ; ce qui me fait conclure que par so so et par moderato, Yorick entendent à-peu-près la même chose ; et en cela il étoit d’accord avec le dictionnaire italien d’Altieri. —

Il faut pourtant convenir que les deux sermons étiquetés moderato sont cinq fois meilleurs que les so so, — montrent dix fois plus de connoissance du cœur humain, — renferment soixante et dix fois plus d’esprit et de feu ; — et pour m’élever par une gradation convenable, découvrent mille fois plus de génie. — Aussi quand je donnerai au public les sermons dramatiques d’Yorick, quoique je ne compte en admettre qu’un de tout le nombre des so so, je n’hésiterai pas à faire imprimer les deux moderato dans leur entier.

Je n’entreprendrai pas de deviner ce qu’Yorick pouvoit entendre par ces mots, lentamente, tenute, grave, et quelquefois adagio, tels que je les trouve sur quelques-uns de ses sermons. — Je serois encore plus embarrassé d’expliquer : à l’octava alta, con strepito, con l’arco, senza l’arco, et autres termes de musique avec lesquels il en a désigné d’autres. — Ce que je sais, c’est que ces mots ont sûrement un sens ; et Yorick, qui étoit à-la-fois musicien et prédicateur, les appliquoit de ses sonates à ses sermons. — Je ne doute même point que chacun de ces signes qui nous échappent, n’eût pour lui une signification distincte et précise.

— Parmi tous ses sermons, il y en a un, (et c’est lui qui m’a conduit à cette longue digression) ; il est sur la mort, et il a sans doute été fait à l’occasion du pauvre Lefèvre. Il est écrit d’une plus belle main que les autres, ce qui annonce une sorte de prédilection en sa faveur. Du reste, il est négligemment rattaché avec une lisière de laine, et enveloppé dans une feuille de papier bleu, qui sent encore le droguiste. Mais je doute que ces marques apparentes d’humilité aient été mises à dessein, d’autant que tout à la fin du sermon et non au commencement, (ce qui est contre l’usage invariable d’Yorick), je trouve écrit de sa main le mot :


Bravo.


Tout, à la vérité, concourt à radoucir ce que cette expression peut avoir de choquant. — Le mot est placé à deux pouces et demi au moins de distance de la dernière ligne, tout en bas de la page, et dans ce coin à droite qui est ordinairement recouvert par le pouce. Il est écrit avec une plume de corbeau, en petits caractères, et d’une encre si pâle, qu’en vérité on peut à peine se douter qu’il est là. — C’est plutôt l’ombre de la vanité, que la vanité elle-même ; — c’est plutôt une secrète complaisance, un mouvement passager de satisfaction, qui s’élève dans le cœur du compositeur à son insu, qu’une marque grossière d’applaudissement qu’on auroit l’effronterie d’offrir au public. —

Je sens bien que, malgré tous ces adoucissemens, j’ai rendu un mauvais service à Yorick en entrant dans toutes ces particularités, et que j’aurois dû les taire pour l’honneur de sa modestie ; — mais quel homme n’a pas ses foiblesses ? — Yorick n’en étoit pas plus exempt qu’un autre. Mais ce qui excuse la sienne en cette occasion, ce qui la réduit presque à rien, c’est que le mot fut barré quelque temps après par lui-même par une ligne d’une encre plus noire qui le traverse, comme s’il s’étoit rétracté, ou qu’il eût été honteux de sa première opinion.


CHAPITRE LVI.

Départ du jeune Lefèvre.


Après que mon oncle Tobie eut converti en argent la succession de Lefèvre, et qu’il eut réglé ses comptes avec son régiment, l’aubergiste et le reste du monde, il ne lui resta entre les mains qu’un vieil uniforme et une épée de cuivre ; — de sorte qu’il ne rencontra aucune opposition à prendre l’entière administration des biens du jeune orphelin.

— Il donna l’habit au caporal : « Porterie, Trim, dit mon oncle Tobie, jusqu’à ce qu’il tombe en lambeaux… porte-le en mémoire du pauvre lieutenant. » — Il prit l’épée, et la tirant du fourreau : « Cette épée, Lefèvre, je la garderai pour toi. — Voilà, mon cher Lefèvre, continua-t-il, en suspendant l’épée à un clou, voilà toute la fortune que Dieu t’a laissée ; mais s’il t’a donné un cœur et un bras dignes de la porter, — je n’en demande, pas davantage. »

Dès que le jeune Lefèvre eut pris une teinture de fortification, et qu’il eut appris à insérer un polygone régulier dans un cercle, mon oncle Tobie le mit dans une école publique, d’où il ne sortoit qu’au temps de Noël et à la Pentecôte, où mon oncle Tobie ne manquoit jamais de l’envoyer chercher par le caporal. — Il y demeura jusqu’à son dix-septième printemps. Mais alors les bruits de guerre, et les nouvelles de l’empereur qui faisoit marcher une armée contre les Turcs, enflammant son jeune courage, Lefèvre partit un beau jour sans congé ; et laissant là son grec et son latin, il alla se jeter aux genoux de mon oncle Tobie, lui demanda l’épée de son père, et le pria de lui laisser tenter la fortune des armes sous le prince Eugène. — Deux fois mon oncle Tobie oublia sa blessure, et s’écria : Lefèvre, j’irai avec toi, et tu combattras à mes côtés. — Deux fois il porta la main sur son aine, et laissa retomber sa tête avec l’air de l’abattement et du désespoir.

— Mon oncle Tobie descendit l’épée du clou où elle avoit été constamment suspendue depuis la mort du pauvre lieutenant. Il en porta la pointe près de son œil en soupirant, et la donna au caporal pour l’éclaircir. — Il retint Lefèvre quinze jours pour l’équiper, et pour régler son passage à Livourne. — Puis, en lui remettant son épée : « Si tu es brave, Lefèvre, dit mon oncle Tobie, elle ne te manquera pas. — Mais si la fortune, ajouta mon oncle Tobie en rêvant un peu, si la fortune trahit ton courage… reviens à moi, Lefêvre, s’écria-t-il en l’embrassant ; tu me retrouveras toujours. » —

La plus mortelle injure n’auroit pas déchiré le cœur du jeune Lefèvre, autant que la tendresse paternelle de mon oncle Tobie. Ils se séparèrent l’un de l’autre, comme le meilleur des fils du meilleur des pères. Ils pleurèrent tous deux. — Enfin mon oncle Tobie, en lui donnant son dernier baiser, lui glissa dans la main une vieille bourse qui contenoit la bague de sa mère et soixante guinées, — et il pria Dieu de le bénir.



CHAPITRE LVII.

Malheur du jeune Lefèvre.


Lefèvre rejoignit l’armée impériale devant Belgrade, à temps pour essayer la trempe de son épée à la défaite des Turcs. — Il s’y comporta en digne élève de mon oncle Tobie. — Mais le malheur sembla s’attacher à lui sans qu’il l’eût mérité, et le poursuivit partout pendant les quatre années qui suivirent. — Il soutint l’adversité avec courage, et sans se laisser abattre ; mais enfin il tomba malade à Marseille, d’où il écrivit à mon oncle Tobie qu’il avoit perdu son temps, ses services, sa santé, et en un mot tout, excepté son épée ; et qu’il attendoit le premier vaisseau pour retourner à lui.

Mon oncle Tobie reçut cette lettre environ six semaines avant l’accident de Suzanne ; de sorte que Lefèvre étoit attendu à toute heure. Il s’étoit présenté à l’esprit de mon oncle Tobie, dès que mon père avoit parlé d’un gouverneur pour moi ; mais, au détail bizarre de toutes les perfections que mon père exigeoit, mon oncle Tobie avoit cru devoir garder le silence, — jusqu’à ce qu’enfin Yorick ayant ramené mon père à des idées plus raisonnables, et mon père étant convenu que mon gouverneur devoit être bon, juste, humain et généreux, l’image et l’intérêt de Lefèvre agirent si puissamment sur mon oncle Tobie, que se levant aussitôt, et quittant sa pipe pour prendre l’autre main de mon père, qui tenoit déjà une des siennes : — « Frère Shandy, s’écria mon oncle Tobie, souffrez que je vous recommande le fils de Lefèvre. — Je me joins au capitaine, dit Yorick. — Je réponds de la bonté de son cœur, dit mon oncle Tobie. — Et moi de sa bravoure, s’écria le caporal. — Les meilleurs cœurs, Trim, sont toujours les plus braves, dit mon oncle Tobie. »

« Sans doute, dit le caporal. — Et monsieur a pu voir également que les plus mauvais sujets du régiment en étoient les plus lâches. — Et monsieur peut se souvenir d’un certain sergent, nommé Kumber…… » —

« — Nous traiterons ce sujet une autre fois, dit mon père. » —



CHAPITRE LVIII.

Calomnie.


Que ce monde-ci seroit joyeux et plaisant, sans ce labyrinthe inextricable de dettes, de soins, de procès, de soucis, de devoirs, de gros douaires et de charlatans ! —

Ce dernier mot me ramène au docteur Slop. — Il étoit vrai fils de sa mère (Sancho avoit une autre expression pour rendre la même idée). — Dès l’inspection du mal, il m’avoit condamné à mort ; — il falloit un miracle ou l’excellence de son art pour me tirer de là. — L’accident étoit aussi complet que mes héritiers collatéraux pouvoient le désirer. — Il le disoit ainsi : tout le monde le crut ; et, en moins d’une semaine, il n’y eut personne aux environs qui ne dît avec compassion : Ce pauvre petit Shandy est entièrement mutilé ! — La renommée en porta la nouvelle partout, et jura qu’elle l’avoit vu. — Enfin, il passa pour constant que la fenêtre de la chambre de la nourrice avoit non-seulement… mais encore…

— On ne peut guère prendre le public à partie, ni lui intenter un procès en corps ; autrement mon père n’y auroit pas manqué, tant il étoit irrité des bruits qui couroient à mon désavantage. Mais de tomber lâchement sur quelques individus, c’étoit avoir l’air de craindre les autres. D’ailleurs, la plupart de ceux qui avoient parlé de mon accident avoient témoigné toute sorte de pitié : les attaquer, c’étoit s’en prendre à ses meilleurs amis, et peut être en même-temps les confirmer, ainsi que le public, dans leur opinion. — D’un autre côté, se taire, c’étoit presque acquiescer à tous les bruits fâcheux qui se répandoient sur mon compte.

« — Y eut il jamais, s’écrioit mon père, en frappant du pied, — y eut-il jamais, frère Tobie, un pauvre diable aussi embarrassé que moi ? » —

« À votre place, frère, disoit mon oncle Tobie, je le montrerois à la foire. » — « Et qu’y verroit-on, s’écrioit mon père ? »



CHAPITRE LIX.

Grande résolution.


« Qu’on en dise tout ce qu’on voudra, dit mon père, je ne le mettrai pas moins en culottes. »



CHAPITRE LX.

Ne jugeons pas si vîte.


Il y a, monsieur, mille résolutions importantes, soit dans l’église, soit dans l’état, — aussi-bien, madame, que dans les choses qui nous regardent plus personnellement, — que vous jureriez avoir été prises d’une manière étourdie, légère et inconsidérée, et qui pourtant ont été pesées et repesées, examinées, discutées, disputées, revues, corrigées et considérées sous toutes leurs faces, — avec un tel sang-froid, que le dieu du sang-froid lui-même (s’il existe) n’auroit pu ni mieux désirer, ni mieux faire.

— Si nous eussions été cachés, vous ou moi, dans quelque coin du cabinet, nous serions forcés d’en convenir. —

Telle étoit la résolution que prit mon père de me mettre en culottes.

« Comment ! monsieur, cette résolution prise en un moment, avec humeur, emportement même, et qui sembloit une espèce de défi à tout le genre humain !

Eh bien ! oui, madame, cette résolution elle-même. — Apprenez qu’un mois auparavant elle avoit été raisonnée, débattue et approfondie entre mon père et ma mère, dans deux différens lits de justice, tenus exprès pour ce sujet. —

J’expliquerai la nature de ces lits de justice dans le prochain chapitre ; et dans celui d’après, je vous supplierai, madame, de vouloir bien me suivre, et vous tenir cachée dans la ruelle de ma mère. — Là, vous entendrez comment mon père et elle débattirent l’affaire de mes culottes, et vous pourrez vous former une idée de la manière dont ils débattoient les autres affaires.


CHAPITRE LXL

Lit de justice de mon père.


Les anciens Goths de Germanie, qui les premiers s’établirent dans ce pays qui est entre l’Oder et la Vistule, et qui s’associèrent dans la suite les Bulgares et quelques autres peuplades vandales, avoient tous la sage coutume de débattre deux fois toutes les affaires importantes : une fois ivres et une fois à jeun ; — à jeun, pour que leurs conseils ne manquassent pas de prudence ; — ivres, pour qu’ils ne manquassent pas de vigueur. —

Mon père ne buvoit que de l’eau. — Il n’y avoit pas moyen de prendre cette méthode, ni de la tourner à son profit, comme il avoit coutume de faire de toutes celles des anciens. — Que n’eût-il pas donné pour trouver un biais favorable, et pour se rapprocher au moins un peu de la méthode des anciens Germains, s’il ne pouvoit l’adopter tout-à-fait ! il y rêva long-temps, et long-temps sans fruit ; — enfin, la septième année de son mariage, il inventa l’expédient que voici.

— Toutes les fois qu’il y avoit dans la famille quelque point délicat à régler, quelque affaire importante à débattre, en un mot, quelque résolution importante à prendre, résolution qui demandât à-la-fois beaucoup de vigueur et de sagesse, — mon père réservoit et assignoit la nuit du premier dimanche du mois, et celle du samedi précédent, pour discuter l’affaire dans son lit avec ma mère. — Que de choses il avoit à faire le premier dimanche du mois ! Sa pendule à monter, sa… — Mais c’est se défier de la mémoire du lecteur, que d’en faire l’énumération.

Voilà ce que mon père appeloit assez plaisamment ses lits de justice. — Entre ces deux conseils, tenus dans ces deux positions différentes, il trouvoit nécessairement ce juste milieu qui est le vrai point de sagesse. Il se seroit enivré et désenivré cent fois, qu’il n’auroit pas mieux rencontré.

Mais, chut ! le lit de justice va commencer. — Venez, madame, il est temps d’approcher.


CHAPITRE LXII.

Me mettra-t-on en culottes ?


« Nous devrions, dit mon père, en se retournant à moitié dans son lit, et rapprochant son oreiller de ma mère, nous devrions penser, madame Shandy, à mettra cet enfant en culottes. » —

« Vous avez raison, monsieur Shandy, dit ma mère. » —

« Il est même honteux, ma chère, dit mon père, que nous ayions différé si longtemps. » —

« Je le pense comme vous, dit ma mère. » —

« Ce n’est pas, dit mon père, que l’enfant ne soit très-bien comme il est. » —

« Il est très-bien comme il est, dit ma mère. » —

« Et en vérité, dit mon père, c’est presque un péché de l’habiller autrement. » —

« Oui, en vérité, dit ma mère. » —

« Mais il grandit à vue d’œil, ce petit garçon-là ! répliqua mon père. » —

« Il est très-grand pour son âge, dit ma mère. » —

« Je — ne — puis, dit mon père, appuyant sur chaque syllabe, je ne puis pas imaginer à qui diantre il ressemble. » —

« Je ne saurois l’imaginer, dit ma mère. » —

« Ouais ! dit mon père. »

Le dialogue cessa pour un moment. —

« Je suis fort petit, continua mon père gravement. » —

« Très-petit, monsieur Shandy, dit ma mère. » —

« Ouais ! dit mon père. En même-temps il se retourna brusquement, et retira l’oreiller. » — Ici il y eut un silence de trois minutes et demie. —

« Si on le met en culottes, dit mon père en élevant la voix, je crois qu’il sera bien embarrassé à les porter. » —

« Très-embarrassé au commencement, dit ma mère. » —

« Et nous serons bien heureux, ajouta mon père, si c’est-là le pis. » —

« Oh ! très-heureux, répondit ma mère. » —

« Apparemment, dit mon père, après une pause d’un moment, qu’il est fait comme tous les enfans des hommes ? » —

« Exactement, dit ma mère. » —

« Ma foi ! j’en suis fâché, dit mon père ; et le débat s’arrêta encore une fois. »

« Du moins, dit mon père, en se retournant de nouveau, — si j’en viens-là, je les lui ferai faire de peau. » —

« Elles dureront plus long-temps, dit ma mère. » —

« Mais alors, dit mon père, il faudra qu’il se passe de doublure. »

« J’en conviens, dit ma mère. » —

« Il vaut mieux, dit mon père, qu’elles soient de futaine. » —

« Il n’y a rien de meilleur, dit ma mère. » —

« Excepté le basin, répliqua mon père. » —

« Oui, le basin vaut mieux, dit ma mère. » —

« Cependant, interrompit mon père, il ne faut pas risquer de lui donner la mort. » —

« Il faut bien s’en garder, dit ma mère ; et le dialogue fut encore suspendu. » —

« Quoi qu’il en soit, dit mon père, en rompant le silence, pour la quatrième fois, il n’y aura certainement point de poches. » —

« Il n’en a aucun besoin, dit ma mère. » —

« J’entends à sa veste et à son habit, dit mon père. » —

« Je le pense bien ainsi, répliqua ma mère. » —

« Car s’il possède jamais un sabot et une toupie… (à cet âge, pauvres enfans ! c’est comme un sceptre et une couronne) il faut bien qu’il ait de quoi les serrer. » —

« Ordonnez, monsieur Shandy, ordonnez tout comme vous le voudrez. » —

« Mais, dit mon père en insistant, ne trouvez-vous pas que cela est bien ? » —

« Très-bien, dit ma mère, s’il vous plaît ainsi, monsieur Shandy. » —

« S’il me plaît ! s’écria mon père, perdant toute patience, parbleu ! vous voilà bien. S’il me plaît ! — ne distinguerez-vous jamais, madame Shandy, ne vous apprendrai-je jamais à distinguer ce qui plaît d’avec ce qui convient ? » — Minuit vint à sonner ; c’étoit le dimanche qui commençoit, et le chapitre n’alla pas plus loin.



CHAPITRE LXIII.

Mon père se décide.


Après que mon père eut ainsi débattu avec ma mère l’histoire des culottes, il consulta Albertus Rubénius ; mais ce fut cent fois pis. Quoique Albertus Rubénius ait écrit un in-quarto sur l’habillement des anciens, et que par conséquent mon père dût s’attendre à trouver chez lui l’éclaircissement de tous ses doutes, on auroit tout aussi facilement extrait d’un capucin les quatre vertus cardinales, que d’Albertus Rubénius un seul mot sur les culottes.

Sur toute autre partie de l’habillement des anciens, mon père obtint de Rubénius tout ce qu’il voulut. — On ne lui cacha rien. — On lui dit dans le plus grand détail ce que c’étoit que la toge ou robe flottante, — le clamys, — l’éphode, — la tunique ou manteau court, — la synthèse, — la pœnula, — la lacema avec son capuchon, — le paludamentum, la prétexte, — le sagum ou jacquette de soldat, — la trabæa, dont il y avoit trois espèces, suivant Suétone. —

« Mais quel rapport tout cela a-t-il avec les culottes, disoit mon père ? »

— Rubénius lui fit l’énumération un peu longue de toutes les sortes de souliers qui avoient été à la mode chez les Romains. Il y avoit : le soulier ouvert, — le soulier fermé, — le soulier sans quartier, — le soulier à semelle de bois, — la socque, le brodequin, — et le soulier militaire dont parle Juvénal, avec des clous par-dessous. —

Il y avoit : les sabots, — les patins, — les pantouffles, — les échasses, — les sandales avec leurs courroies.

Il y avoit : le soulier de feutre, — le soulier de toile, — le soulier lacé, — le soulier tressé, — le calcéus incisus, — et le calcéus rostratus. —

Rubénius apprit à mon père comment on les chaussoit, et de quelle manière on les rattachoit. — Avec quelles pointes, agrafes, boucles, cordons, rubans, courroies. —

« Laissez-moi tous ces souliers, disoit mon père, et parlons des culottes. »

— Mon père trouva encore que les Romains avoient différentes manufactures ; qu’ils fabriquoient des étoffes unies, rayées, tissues d’or et d’argent ; qu’ils n’avoient commencé à faire un usage commun de la toile, que vers la décadence de l’empire, lorsque les Égyptiens vinrent à s’établir parmi eux, et à la mettre en vogue. —

Il vit que les riches et les nobles se distinguoient par la finesse et la blancheur de leurs habits. — Le blanc étoit, après le pourpre, la couleur la plus recherchée ; les Romains la réservoient pour le jour de leur naissance, et pour les réjouissances publiques. — Le pourpre étoit affecté aux grandes charges. —

« Et les culottes, disoit mon père ? »

« Il paroît, poursuivoit Rubénius, — il paroît, d’après les meilleurs historiens de ces temps-là, qu’ils envoyoient souvent leurs habits au foulon pour être nettoyés et blanchis. Mais le menu peuple, pour éviter cette dépense, portoit communément des étoffes brunes, et d’un tissu un peu plus grossier. Ce ne fut que vers le règne d’Auguste, que toute distinction dans les habillemens fut détruite ; les esclaves s’habillèrent comme les maîtres. Il n’y eut de conservé que le lati-clave. »

« Et qu’est-ce que le lati-clave, dit mon père ? »

Oh ! c’est ici le point le plus débattu parmi les savans, et sur lequel ils sont moins d’accord. — Egnatius, Sigonius, Bossius, Ticinenses, Baysius, Budœus, Salmasius, Lipsius, Lazius, Isaac Casaubon, et Joseph Scaliger, diffèrent tous les uns des autres : et Albertius Rubénius d’eux tous. Les uns l’ont pris pour le bouton, d’autres pour l’habit même, — quelques-uns pour la couleur de l’habit. — Le grand Baysius, (dans sa garde-robe des anciens, chapitre douze) avoue modestement son ignorance. Il dit qu’il ne sait si c’étoit un clou à tête, un bouton, une ganse, un crochet, une boucle, ou une agrafe avec son fermoir.

Mon père perdit le cheval, mais non pas la selle. — « Ce sont des bretelles, dit-il. » Et il ordonna que mes culottes eussent des bretelles. —


CHAPITRE LXIV.

Bon soir la Compagnie.


Un nouvel ordre de choses, et de nouveaux événemens se présentent devant moi. —

Laissons mes culottes entre les mains du tailleur, et le tailleur accroupi, prêtant l’oreille aux dissertations de mon père qu’il ne comprend point. —

Laissons mon père debout devant lui, appuyé sur sa canne, son traité du lati-clave à la main, et lui désignant l’endroit précis de la ceinture, où il avoit résolu de faire attacher mes bretelles. —

Laissons ma mère, la plus insouciante des femmes (je dirai presque la plus philosophe) sans souci sur mes culottes, comme sur toutes les choses de la vie, indifférente sur les moyens, et ne s’occupant que des résultats. —

Laissons le docteur Slop figurer dans le monde à mes dépens, et bâtir sa fortune et sa réputation sur un accident qui n’existe pas. —

Laissons le jeune Lefèvre à Marseille, et donnons-lui le temps de se guérir et de revenir à mon oncle Tobie. —

Laissons enfin le pauvre Tristram Shandy… Mais pour celui-là il n’y a pas moyen ; souffrez, messieurs, qu’il vous accompagne jusqu’à la fin du voyage. —



CHAPITRE LXV.

Campagne de mon oncle Tobie.


Si le lecteur n’a pas l’idée la plus parfaite de ce demi-arpent de terre qui se trouvoit au fond du jardin potager de mon oncle Tobie, et qui fut pour lui le théâtre de tant d’heures délicieuses, je déclare que c’est entièrement la faute de son imagination, et non pas la mienne. Je suis certain d’en avoir donné une description si exacte, que j’en avois presque honte. —

Un jour dans ses momens de loisir, le destin s’amusoit à regarder dans le vaste dépôt où sont inscrits tous les événemens des temps futurs. — En jetant les yeux sur un gros livre relié en fer, il vit à quels grands projets étoit destiné ce petit coin de terre, qui devoit être un jour le boulingrin de mon oncle Tobie. — Il fit aussitôt signe à la nature ; c’en fut assez. — La nature y répandit une demi-pelletée de ses engrais les plus doux, auxquels elle joignit justement assez d’argile pour Conserver la forme des angles et de tous les points saillans, et en même-temps trop peu pour que la terre pût coller à la bêche, et rendre le théâtre de tant de gloire impraticable par le mauvais temps.

Quand mon oncle Tobie se retira à la campagne, il y porta, comme on a pu voir, les plans de presque toutes les places fortifiées d’Italie et de Flandre. Ainsi devant quelque ville que le duc de Malborough ou les alliés allassent se placer, ils y trouvoient mon oncle Tobie tout préparé. — Et voici quelle étoit sa méthode ; elle paroîtra au lecteur la plus simple du monde. —

— Tout aussitôt qu’une ville étoit investie, — plutôt même, si le projet étoit connu, mon oncle Tobie prenoit son plan ; et, au moyen d’une échelle, il lui étoit facile de l’adapter à la grandeur exacte de son boulingrin. — Il s’agissoit ensuite de transporter les lignes du papier sur le terrein ; c’est ce qui s’exécutoit au moyen d’un gros peloton de ficelle, et d’un certain nombre de petits piquets que l’on enfonçoit en terre à tous les angles saillans et rentrans. — Ensuite, prenant le profil de la place et de ses ouvrages, pour déterminer la profondeur et l’inclinaison des fossés, le talus du glacis, et la hauteur précise de toutes les banquettes, parapets, etc. — mon oncle Tobie mettoit le caporal à l’ouvrage, et l’ouvrage se poursuivoit tranquillement. —

La nature du sol, la nature de l’ouvrage lui-même, et par-dessus tout l’excellente nature de mon oncle Tobie, assis près du caporal du matin au soir, et causant familiérement avec lui sur les faits du temps passé ; — tout cela réduisoit le travail à n’en avoir presque que le nom. —

Dès que la place étoit ainsi achevée, et mise en un état de défense convenable, elle étoit investie ; et mon oncle Tobie, aidé du caporal, commençoit à ouvrir la première parallèle. — De grâce, qu’on ne vienne pas m’interrompre ici ; qu’un demi-savant ne vienne pas me dire que j’ai fait occuper tout le terrein par le corps de la place et de ses ouvrages, et qu’il ne m’en reste plus pour cette première parallèle, qui ne doit s’ouvrir qu’à trois cents toises au moins du corps principal de la place ! — Ne restoit-il pas à mon oncle Tobie tout son potager adjacent ? C’est là, et ordinairement entre deux planches de choux, qu’il établissoit ses première et seconde parallèles. — Je considérerai tout au long les avantages et les inconvéniens de cette méthode, quand j’écrirai plus en détail l’histoire des campagnes de mon oncle Tobie et du caporal, dont ceci n’est, à proprement parler, qu’un extrait ; et ce seul examen occupera au moins trois pages. On peut juger par-là de l’importance et de l’étendue des campagnes elles-mêmes. — Aussi j’appréhende que ce ne soit en quelque sorte les profaner, que d’en donner, comme je fais, des lambeaux, dans un ouvrage aussi frivole que celui-ci ; ne vaudroit-il pas cent fois mieux les faire imprimer à part ? J’y songerai ; et, en attendant, reprenons notre esquisse.



CHAPITRE LXVI.

Il se met dans ses meubles.


Aussitôt, dis-je, que la ville étoit ainsi achevée avec tous ses ouvrages, mon oncle Tobie et le caporal Trim commençoient à ouvrir leur premiere parallèle. — Non pas au hasard, ni suivant leur caprice ; mais des mêmes points et des mêmes distances que les alliés avoient commencé les leurs. Ils régloient leurs approches et leurs attaques sur les détails que mon oncle Tobie recevoit par la voie des journaux ; et pendant toute la durée du siége ils suivoient les alliés pas à pas.

Le duc de Malborough établissoit-il un logement ? mon oncle Tobie établissoit un logement aussi. — Le front d’un bastion étoit-il renversé, ou une défense ruinée ? le caporal prenoit sa pioche, et en faisoit autant. — C’est ainsi que, gagnant sans cesse du terrein, ils se rendoient successivement maîtres de tous les ouvrages, jusqu’à ce qu’enfin la place tombât entre leurs mains. —

Où sont-ils ces hommes rares, ces bons cœurs que le bonheur des autres rend heureux ? — Je les invite à me suivre derrière la haie d’épine du boulingrin de mon oncle Tobie. La poste est arrivée ; — il a reçu la gazette : — la brêche est praticable ; — le duc de Malborough va tenter l’assaut. — Mon oncle Tobie et le caporal paroissent. — Avec quelle ardeur ils s’avancent, l’un avec la gazette à la main, l’autre avec la bêche sur l’épaule ! — Quel triomphe modeste se glisse dans les regards de mon oncle Tobie, au moment qu’il monte sur les remparts ! — quel excès de plaisir brille dans ses yeux, lorsque debout devant le caporal, l’animant de la voix et du geste, il lui relit dix fois le paragraphe, de crainte que la brêche ne soit d’un pouce trop large ou trop étroite ! — Mais, dieux ! la chamade est battue ; — mon oncle Tobie s’élance sur la brêche, soutenu du caporal ; — le caporal lui-même s’avance les drapeaux à la main ; — il les arbore sur les remparts. — Quel moment ! quelle délice ! ciel ! terre ! mer ! — Mais à quoi servent les apostrophes ? avec tous les élémens, on ne parviendra jamais à composer une liqueur aussi enivrante.

C’est ainsi, c’est au milieu de ces extases répétées, c’est dans cette route délicieuse, que mon oncle Tobie et le caporal passèrent les plus douces années de leur vie. Si quelquefois leur bonheur étoit troublé par le vent d’ouest, qui venant à souffler une semaine de suite, retardoit la malle de Flandre, et tenoit mon oncle Tobie à la torture, — c’étoit encore là la torture du bonheur. — C’est ainsi, dis-je, que pendant longues années, et chaque année de ces années, et chaque mois de chaque année, mon oncle Tobie et Trim s’exercèrent dans l’art des siéges ; — variant sans cesse leurs plaisirs par de nouvelles inventions, s’excitant à l’envi à de nouveaux moyens de perfection, et trouvant dans chacune de leurs découvertes une nouvelle source de délices. —

La première campagne s’exécuta du commencement à la fin, suivant la méthode simple et facile que j’ai rapportée.

— Dans la seconde campagne, qui fut celle où mon oncle Tobie prit Liège et Ruremonde, il se décida à faire la dépense de quatre beaux pont-levis, de deux desquels j’ai donné une description si exacte dans la première partie de cet ouvrage.

— Tout à la fin de la même année, il ajouta deux portes avec des herses. (Ces dernières furent dans la suite remplacées par des orgues, comme préférables aux herses.) Et vers Noël de cette même année, mon oncle Tobie, qui avoit coutume de se donner un habit complet à cette époque, préféra de se refuser cette dépense, et de traiter pour une belle guérite. —

Il y avoit dans le boulingrin une espèce de petite esplanade, que mon oncle Tobie s’étoit ménagée entre la naissance du glacis, et le coin de la haie d’ifs ; c’est là qu’il tenoit ses conseils de guerre avec le caporal. La guérite fut placée au coin de la haie d’ifs, et devoit servir de retraite en cas de pluie. — Les pont-levis, les portes, la guérite, tout fut peint en blanc, et à trois couches, pendant le printemps suivant ; ce qui mit mon oncle Tobie en état d’entrer en campagne avec la plus grande splendeur. —

Mon père disoit souvent à Yorick, que si dans toute l’Europe, tout autre que mon oncle Tobie se fût avisé d’une chose pareille, on l’auroit regardée comme une des satyres les plus amères et les plus raffinées de la manière fanfaronne dont Louis XIV, au commencement de la guerre, mais principalement cette même année, étoit entré en campagne. — « Mais, ajoutoit mon père, mon frère Tobie ! il n’est pas dans sa nature d’insulter qui que ce soit. — Rare et excellent homme ! »

— Revenons à ses campagnes. —



CHAPITRE LXVII.

Son arsenal se monte.


Il faut que je fasse ici un petit aveu au lecteur. Quoique dans l’histoire de la première campagne de mon oncle Tobie le mot ville soit souvent répété, la vérité est qu’il n’y avoit alors dans le polygone rien qui ressemblât à une ville. Cet embellissement n’eut lieu que dans l’été qui suivit la peinture des ponts et de la guérite ; c’est-à-dire, dans la troisième campagne de mon oncle Tobie ; — et ce fut au caporal qu’en vint la première idée.

Par l’effort de son bras et sous les ordres de mon oncle Tobie, il avoit pris Amberg, Bonn, et Rhimberg, et Huis, et Limbourg ; il vint alors avec raison à penser que c’étoit une dérision de se vanter de la prise d’un si grand nombre de villes, sans avoir une seule ville à montrer pour attester tant de conquêtes. Il proposa donc à mon oncle Tobie de se faire bâtir une petite ville à son usage, en planches de sapin qui seroient assemblées, peintes, montées et placées dans le polygone, de manière à faire l’illusion la plus complette. —

Mon oncle Tobie sentit d’abord l’excellence du projet, et l’agréa sur le champ ; il y joignit même deux idées nouvelles et assez bizarres, mais dont il étoit presque aussi vain, que s’il eût eu l’honneur de la première invention.

— Il voulut d’abord que la ville fût bâtie dans le genre de celles qu’elle devoit le plus vraisemblablement représenter ; — avec des fenêtres grillées, et le toit des maisons tourné vers la rue, etc. comme à Gand, à Bruges, et dans tout le reste du Brabant et de la Flandre. —

Il voulut de plus, au lieu d’avoir ses maisons réunies, comme le caporal le proposoit, que chacune d’elles fût isolée et indépendante, afin de pouvoir être accrochée ou décrochée à volonté, de manière à exécuter tous les plans de villes possibles. —

On se mit aussitôt à l’ouvrage ; les charpentiers furent appelés ; et mon oncle Tobie et le caporal, témoins assidus de leurs travaux, n’en détournoient les yeux que pour s’applaudir réciproquement dans leurs regards du succès de leur invention.

Il en résulta un merveilleux effet pour la campagne suivante. —

La ville de mon oncle Tobie se prêtoit à tout. C’étoit un vrai Prothée. — Tantôt c’étoit Landen ou Trarebach, Saut-Vliet, Drusen ou Haguenau ; — tantôt c’étoit Ostende, et Menin, et Ath, et Dendermonde. —

Jamais, depuis Sodome et Gomorre, aucune ville n’a fait tant de personnages différens. —

La quatrième année, mon oncle Tobie songea qu’une ville sans église avoit l’air nu et presque ridicule ; il en ajouta une très-belle avec son clocher. — Trim opinoit pour avoir des cloches ; mon oncle Tobie pensa qu’il valoit mieux en employer le métal en artillerie.

— Le métal fut fondu, et produisit pour la campagne d’après une demi-douzaine de canons de bronze. — On en plaça trois de chaque côté de la guérite. — Le train d’artillerie augmenta peu-à-peu ; et (comme il arrive toujours dans les choses qui regardent notre califourchon chéri) on en vint graduellement depuis les pièces d’un demi-pouce de calibre jusqu’aux bottes fortes de mon père. —

L’année d’après, qui fut celle du siége de Lille, et qui se termina par la prise de Gand et de Bruges, jeta mon oncle Tobie dans un cruel embarras. — Il ne savoit où prendre des munitions convenables. Sa grosse artillerie ne pouvoit soutenir la poudre à canon, et ce fut un grand bonheur pour la famille Shandy ; — car, du commencement à la fin du siége de Lille, les assiégeans entretinrent un feu si continuel, — les papiers publics en firent de telles descriptions, — et ces descriptions enflammèrent tellement l’imagination de mon oncle Tobie, que tout son bien y auroit infailliblement passé.

Cependant on ne pouvoit se dissimuler qu’il manquoit quelque chose aux inventions de mon oncle Tobie, surtout pendant un ou deux des plus violens paroxysmes du siége. — Tout étoit en feu sous les murs de Lille ; et où étoit l’équivalent autour du polygone de mon oncle Tobie ? Ne pouvoit-on rien imaginer qui donnât au moins quelque idée d’un feu soutenu, et qui en imposât à l’imagination ? — Oui, on le pouvoit ; et le caporal, dont le génie brilloit surtout pour l’invention, suppléa au défaut de munitions par un système de batterie entièrement neuf, et qu’il puisa dans son propre fonds. Par-là, il fit taire les critiques, qui auroient reproché jusqu’à la fin du monde à mon oncle Tobie, qu’il manquoit à son appareil de guerre la chose la plus essentielle.

Dirai-je en ce moment au lecteur le moyen imaginé par le caporal ? — Non, la chose ne perdra rien à être renvoyée, comme je fais ordinairement, à quelque distance du sujet.



CHAPITRE LXVIII.

Présens de noce.


On n’a pas oublié sans doute le pauvre Tom, ce malheureux frère de Trim, qui avoit épousé la veuve d’un Juif. — En faisant part de son mariage au caporal, il lui avoit envoyé quelques bagatelles, de peu de valeur en elles-mêmes, mais d’un grand prix par l’intention, et dans le nombre desquelles il se trouvoit :

Un bonnet de houssard et deux pipes turques.

Je décrirai le bonnet de houssard dans un moment. — Les pipes turques n’avoient rien de particulier. Le corps de la pipe étoit un long tuyau de maroquin, orné et rattaché avec du fil d’or ; et elles étoient montées, l’une en ivoire, l’autre en ébène garni d’argent.

Mon père ne voyoit rien comme le commun des hommes. — « Le cadeau de ton frère, disoit-il au caporal, n’est qu’une formalité d’usage, dont tu dois lui savoir peu de gré. — Il ne se soucioit pas mon cher Trim, de porter le bonnet d’un Juif, ni de fumer dans sa pipe. — Eh ! monsieur, disoit le caporal, il n’a pas craint d’épouser sa veuve. »

Le bonnet étoit écarlate, et d’un drap d’Espagne superfin, avec un rebord de fourrure tout autour, excepté sur le front, où l’on avoit ménagé un espace d’environ quatre pouces, dont le fond étoit bleu-céleste, recouvert d’une légère broderie. Il sembloit que le tout eût appartenu à quelque quartier-maître Portugais.

Le caporal, soit pour la chose en elle-même, soit pour la main de qui il la tenoit, étoit extrêmement vain de son bonnet. — Il ne le portoit guère qu’aux grands jours, aux jours de gala ; et cependant jamais bonnet de houssard n’avoit servi à tant d’usages. Car dans tous les points de dispute qui s’élevoient dans la cuisine, soit sur la guerre, soit sur autre chose, le caporal (pourvu qu’il fût assuré d’avoir raison) n’avoit que son bonnet à la bouche. — Il parioit son bonnet, — il consentoit à donner son bonnet, — il juroit sur son bonnet ; — enfin, c’étoit son enjeu, son gage, ou son serment.

Ce fut son gage dans le cas présent.

— Oui, dit-il en lui-même, je donne mon bonnet au premier pauvre qui viendra à la porte, si je ne viens pas à bout d’arranger la chose à la satisfaction de monsieur. —

L’exécution de son projet ne fut différée que jusqu’au lendemain matin.

Or, ce lendemain étoit le jour de l’assaut de contr’escarpe, entre la porte Saint-André et le Lowerdeule par la droite, et par la gauche entre la porte Sainte-Magdeleine et la rivière.

Comme ce fut la plus mémorable attaque de toute la guerre, — la plus vive, — et la plus opiniâtre de part et d’autre, — (il faut même ajouter la plus sanglante, car cette matinée coûta aux alliés seuls plus de douze cents hommes) mon oncle Tobie s’y prépara avec plus de solennité que de coutume.

À côté de son lit, et tout au fond d’un vieux bahut de campagne, gissoit depuis longues années la perruque à la Ramillies de mon oncle Tobie. — Mon oncle Tobie, en se mettant au lit la veille de ce fameux assaut, ordonna que sa perruque fût tirée du bahut, posée sur la table de nuit, et prête pour le lendemain matin. — À son réveil, à peine hors du lit et tout en chemise, il la retourna du beau côté et la mit sur sa tête. — Il procéda ensuite à mettre ses culottes ; et à peine en eut-il attaché le dernier bouton, qu’il ceignit son ceinturon ; — et il y avoit déjà engagé son épée plus d’à-moitié, quand il s’aperçut que sa barbe n’étoit pas faite. — Or, comme il n’est guère d’usage de se raser l’épée au côté, mon oncle Tobie ôta son épée. — Bientôt après, en voulant mettre son habit uniforme et sa soubreveste, il se trouva gêné par sa perruque ; et il fut obligé de la quitter aussi. — Enfin, soit un embarras, soit un autre (ainsi qu’il en arrive toujours quand on se presse trop), il étoit près de dix heures, c’est-à-dire une demi-heure plus tard qu’à l’ordinaire, quand mon oncle Tobie eut achevé sa toilette, et qu’il s’avança enfin vers son boulingrin.



CHAPITRE LXIX.

Pompe funèbre.


À peine mon oncle Tobie eut-il tourné le coin de la haie d’ifs qui séparoit le potager du boulingrin, qu’il apperçut le caporal, et qu’il vit que l’attaque étoit déjà commencée.

Souffrez que je m’arrête un moment pour vous dépeindre l’appareil du caporal, et le caporal lui-même dans la chaleur de son attaque, tel qu’il parut aux yeux de mon oncle Tobie, quand mon oncle Tobie tourna vers la guérite où se passoit la scène. Il n’y eut jamais rien de pareil au monde ; — et aucune combinaison de tout ce qu’il y a de bizarre et de grotesque dans la nature ne sauroit en approcher. —

Le caporal —

Marchez légérement sur ses cendres, vous, hommes de génie. — Il étoit votre parent.

Arrachez soigneusement les herbes qui croissent sur sa fosse, vous hommes de bonté. — Il étoit votre frère.

Ô caporal ! si je t’avois aujourd’hui ! — aujourd’hui que je pourrois t’offrir un asyle et pourvoir à tes besoins ! combien tu me serois cher ! — tu porterais ton bonnet de houssard chaque heure du jour et chaque jour de la semaine ; — et quand ton bonnet de houssard seroit usé, je le remplacerois par deux autres tout pareils. Mais, hélas ! hélas ! maintenant que je pourrois être ton ami, ton protecteur ; — il n’est plus temps : car tu n’es plus… Hélas ! tu n’es plus : ton génie a revolé au ciel, sa patrie ; et ton cœur généreux et bienfaisant, ton cœur que dilatoit sans cesse l’amour de tes semblables, est humblement resserré sous le monceau de terre qui te couvre au fond de la vallée. —

Mais qu’est-ce, grand dieux ! qu’est-ce que cette image, auprès de cette scène de terreur que je découvre avec effroi dans l’éloignement !… — de cette scène, où j’aperçois le poële de velours, décoré des marques militaires de ton maître ! — de ton maître ! le premier, — le meilleur des êtres créés ! — où je te vois, fidèle serviteur, poser d’une main tremblante son épée et son fourreau sur le cercueil ; puis retourner plus pâle que la mort vers la porte ; et abîmé dans ta douleur, prendre par la bride son cheval de deuil, et marcher lentement à la suite du convoi ! — Là, tous les systèmes de mon père sont renversés par la douleur. — Là, je le vois, en dépit de sa philosophie, deux fois jeter les yeux sur l’écusson funèbre, — et deux fois ôter ses lunettes, pour essuyer les larmes que lui arrache la nature. — Là, enfin, je le vois jeter le romarin d’un air de désespoir, qui semble dire : — ô Tobie ! dans quel coin de la terre pourrois-je trouver ton semblable ? —

— Puissances célestes, vous qui jadis avez ouvert les lèvres du muet dans sa détresse, et délié la langue du bègue, — quand j’arriverai à cette page de terreur, faites pour moi un nouveau miracle, et répandez sur mes lèvres tous les trésors de l’éloquence.



CHAPITRE LXX.

Ô Newton ! ô Trim !


Quand le caporal forma la résolution de suppléer au point essentiel qui manquoit à l’artillerie de mon oncle Tobie, et d’entretenir une espèce de feu continuel sur l’ennemi pendant la chaleur de l’attaque, il ne songeoit d’abord qu’à diriger sur la ville une fumée de tabac par une des six pièces de campagne, qui étoient, comme on l’a vu, à droite et à gauche de la guérite de mon oncle Tobie. — Son idée n’alla pas plus loin pour le moment ; — et l’invention de ce stratagême, et les moyens de l’exécuter se présentant à son esprit tout-à-la-fois, il se tint assuré du succès, et fut sans la moindre inquiétude sur le bonnet de houssard qu’il avoit mis au jeu, ainsi que le lecteur peut s’en souvenir. —

Mais en tournant et retournant son projet dans sa tête, il ne tarda pas à concevoir une idée plus vaste. Il comprit qu’en attachant au bas de chacune de ses pipes turques trois petits tuyaux de cuir préparé, d’où descendroient trois autres pipes de fer-blanc, dont la bouche s’adapteroit et se mastiqueroit avec de l’argile sur la lumière de chaque canon, il lui seroit aussi facile de mettre le feu aux six pièces à-la-fois, qu’à une seule. — Il ne s’agissoit que de fermer tout passage à l’air, en liant hermétiquement avec de la soie cirée les pipes avec leurs tuyaux, à leurs différentes insertions.

— Telle fut l’invention du caporal ; — et que les savans n’aillent pas s’en moquer. — Est-il un d’eux qui ose dire de quelle espèce de puérilité il est impossible de tirer quelque ouverture pour le progrès des connoissances humaines ? — Est-il un de ceux qui ont assisté au premier et au second lit de justice de mon père, qui puisse prononcer de quelle espèce de corps on ne sauroit faire jaillir la lumière pour porter les arts et les sciences à leur perfection ? — Rien n’est perdu pour l’homme de génie, et la chute d’une pomme découvrit à Newton le système de la gravitation… Ô Newton ! ô Trim !

— Trim veilla la plus grande partie de la nuit pour assurer le succès de son projet, et le conduire au point de perfection ; — et ayant fait une épreuve suffisante de ses canons, il les chargea de tabac jusqu’au comble, et il s’alla coucher fort satisfait.



CHAPITRE LXXI.

On s’échauffe à moins.


Le caporal s’étoit levé sans bruit environ dix minutes avant mon oncle Tobie, dans le dessein de disposer son appareil, et d’envoyer une ou deux volées à l’ennemi avant l’arrivée de mon oncle Tobie.

À cette fin, il avoit traîné les six pièces de campagne tout près et en face de la guérite de mon oncle Tobie, laissant seulement y entre les trois de la droite et les trois de la gauche, un intervalle de quelques pieds y pour la commodité du service, et afin de pouvoir faire jouer à-la-fois les deux batteries, dont il espéroit tirer deux fois plus d’honneur que d’une seule.

Le caporal se plaça vis-à-vis cet intervalle et un peu en arrière, le dos sagement appuyé à la porte de la guérite, de crainte d’être tourné par l’ennemi. — Il prit la pipe d’ivoire, appartenante à la batterie de droite, entre le premier doigt et le pouce de la main droite ; — il prit la pipe d’ébène garnie d’argent, laquelle appartenoit à la batterie gauche, entre le premier doigt et le pouce de l’autre main : — il posa le genou droit en terre, comme s’il eût été au premier rang de son peloton. — Et là, son bonnet de houssard sur la tête, le caporal se mit à faire jouer vigoureusement ses deux batteries sur la contre-garde qui faisoit face à la contr’escarpe où l’attaque devoit se faire le matin.

Sa première intention, comme je l’ai dit, étoit de n’envoyer d’abord à l’ennemi qu’une ou deux bouffées de tabac. Mais le succès des bouffées, aussi-bien que le plaisir de bouffer, s’étoit insensiblement emparé de lui, et, de bouffées en bouffées, l’avoit engagé dans la plus grande chaleur de l’attaque. — Ce fut en ce moment que mon oncle Tobie le rejoignit.

Il fut heureux pour mon père que mon oncle Tobie n’eût pas à faire son testament ce jour-là.



CHAPITRE LXXII.

Il n’y tient pas.


Mon oncle Tobie prit la pipe d’ivoire des mains du caporal ; — il la regarda pendant une demi-minute, et la lui rendit.

Moins de deux minutes après, mon oncle Tobie reprit la pipe du caporal ; — il la porta jusqu’à moitié chemin de sa bouche : — mais bien vîte il la lui rendit encore.

Le caporal redoubla l’attaque : — mon oncle Tobie sourit ; — puis il prit un air grave : — il sourit encore un moment ; — puis il reprit l’air sérieux, et le garda. — « Donne-moi la pipe d’ivoire, Trim, dit mon oncle Tobie. » — Il la porta à ses lèvres, et la retira sur-le-champ. — Il jeta un coup-d’œil par-dessus la haie d’ifs. — Jamais pipe ne l’avoit si vivement tenté. — Mon oncle Tobie se jeta dans la guérite avec sa pipe à la main.

— Arrête, cher oncle Tobie ! — Où cours-tu avec ta pipe ? — N’entre pas dans la guérite. — Il n’y a nulle sûreté pour toi… — Mais il m’échappe ; il ne m’entend plus.



CHAPITRE LXXIII.

La scène change.


À Présent, mon cher lecteur, aidez-moi, je vous prie, à traîner l’artillerie de mon oncle Tobie hors de la scène. — Transportons sa guérite ailleurs, et débarrassons le théâtre, s’il est possible, des ouvrages à corne, des demi-lunes, et de tout cet attirail de guerre. —

Cela fait, mon ami Garrick, nous moucherons les chandelles, nous balaierons la salle, nous lèverons la toile, et nous ferons voir mon oncle Tobie revêtu d’un nouveau caractère, d’après lequel personne sûrement ne se doute comment il agira.

Et cependant, — si la pitié est parente de l’amour, — et si le courage ne lui est point étranger, vous avez assez connu mon oncle Tobie sous ces deux rapports, pour en suivre la trace plus loin, et pour démêler dans sa nouvelle passion ces ressemblances de famille.

Vaine science ! de quoi nous sers-tu dans une telle recherche ? — Tu n’es le plus souvent propre qu’à nous égarer.

Il y avoit, madame, dans mon oncle Tobie une telle simplicité de cœur, — elle le tenoit si loin de ces petites voies détournées, que les affaires de galanterie ont coutume de prendre, que vous n’en avez, que vous ne pouvez en avoir la moindre idée. — Sa façon de penser étoit si droite et si naturelle, — il connoissoit si peu les plis et les replis du cœur d’une femme, — il étoit si loin de s’en méfier, et (hors qu’il ne fût question de siéges) il se présentoit devant vous tellement à découvert et sans défense, — que vous auriez pu, madame, vous tenir cachée derrière une de ces petites voies détournées dont j’ai parlé, et de-là lui tirer dix coups de suite à bout portant, si neuf ne vous avoient pas suffi.

Ajoutez encore, madame (et c’est ce qui d’un autre côté faisoit échouer tous vos projets), ajoutez cette modestie sans pareille dont je vous ai une fois parlé, et que mon oncle Tobie avoit reçue de la nature, cette modestie qui veilloit sans cesse sur ses sensations, et le tenoit toujours en garde…

Mais où vais-je ? et pourquoi me permettre des réflexions qui se présentent au moins dix pages trop tôt, et qui me prendroient tout le temps que je dois employer à raconter les faits ?



CHAPITRE LXXIV.

Paix d’Utrecht.


Dans le petit nombre des enfans d’Adam, dont le cœur n’a jamais senti l’aiguillon de l’amour… ( — je dis, enfans légitimes, maintenant pour bâtards tous ceux qui n’ont pour les femmes que de l’aversion) — dans ce petit nombre, dis-je, il faut avouer qu’on trouve les noms des plus grands héros de l’histoire ancienne et moderne.

Il me seroit facile d’en retrouver la liste, depuis le chaste Joseph jusqu’à Scipion l’africain ; sans parler de Charles XII au cœur de fer, sur qui la comtesse de Konismarck ne put jamais rien gagner. — Ni ceux-là, ni tant d’autres que je ne cite pas, n’ont jamais fléchi le genou devant la déesse ; mais c’est qu’ils avoient toute autre chose à faire. — Ainsi avoit eu mon oncle Tobie ; ainsi avoit-il échappé au sort commun, — jusqu’à ce que le destin… jusqu’à ce que le destin, dis-je, enviant à son nom la gloire de passer à la postérité avec celui de Scipion, fit le replâtrage honteux de la paix d’Utrecht.

Et croyez-moi, messieurs, de tout ce qui arriva cette année-là par ordre du destin, la paix d’Utrecht fut ce qu’il y eut de pis.



CHAPITRE LXXV.

Suites fâcheuses de la paix d’Utrecht.


Quelles fâcheuses conséquences n’eût-elle pas, cette paix d’Utrecht ? Peu s’en fallut qu’elle ne dégoûtât à jamais mon oncle Tobie des siéges ; — et quoi qu’il en soit venu à se raviser dans la suite, il est certain que Calais n’avoit pas laissé dans le cœur de la reine Anne une cicatrice plus profonde, qu’Utrecht n’en laissa dans le cœur de mon oncle Tobie. — Du reste de sa vie il ne put entendre sans horreur prononcer le nom D’Utrecht. — Que dis-je ? une nouvelle tirée de la gazette d’Utrecht le faisoit soupirer, comme si son cœur eût voulu se rompre en deux.

Mon père avoit la prétention de trouver le vrai motif de chaque chose ; ce qui en faisoit un voisin très-incommode, soit qu’on voulût rire ou pleurer. — Il savoit toujours mieux que vous-même vos raisons d’être triste ou gai. — Il consoloit mon oncle Tobie ; mais toujours en lui faisant entendre que son chagrin ne venoit que d’avoir perdu son califourchon. « Ne t’inquiète pas, disoit-il, frère Tobie ; il faut espérer que nous aurons bientôt la guerre. — Et si la guerre vient, les puissances belligérantes auront beau faire, tes plaisirs sont assurés. — Je les défie, cher Tobie, de gagner du terrein sans prendre de villes, et de prendre des villes sans faire de sièges. »

Mon oncle Tobie ne recevoit pas volontiers cette espèce d’attaque que faisoit mon père à son califourchon. — Il trouvoit ce procédé peu généreux, d’autant qu’en frappant sur le cheval, le coup retomboit sur le cavalier, et portoit sur l’endroit le plus sensible ; de sorte qu’en ces occasions mon oncle Tobie posoit sa pipe sur la table plus brusquement, et se disposoit à une défense plus vive qu’à l’ordinaire. —

— Il y a environ deux ans que je dis au lecteur que mon oncle Tobie n’étoit pas éloquent ; et dans la même page je donnai un exemple du contraire. — Je répète ici la même observation, et j’ajoute un fait qui la contredit encore. — Il n’étoit pas éloquent ; — il lui étoit difficile de faire de longues phrases, — et il détestoit les belles phrases.

— Mais il y avoit des occasions qui l’entraînoient malgré lui, et l’emportoient bien loin de ses bornes ordinaires. Alors mon oncle Tobie étoit, à quelques égards, égal à Tertullien, et à quelques autres, infiniment supérieur.

Mon père goûta tellement une de ces défenses, que mon oncle Tobie prononça un soir devant Yorick et lui, qu’il l’écrivit toute entière avant de se coucher.

J’ai eu le bonheur de retrouver cette défense parmi les papiers de mon père, avec quelques remarques de sa façon, soulignées et mises entre deux parenthèses.

Au dos du cahier est écrit : Justification des principes de mon frère Tobie, et des motifs qui le portent à désirer la continuation de la guerre.

Je ne crains pas de le dire, j’ai lu cent fois cette apologie de mon oncle Tobie ; — et je la regarde comme un si beau modèle de défense ; elle fait voir en lui un accord si heureux de douceur, de courage et de bons principes, — que je la donne au public, mot pour mot, telle que je l’ai trouvée, en y joignant les remarques de mon père.


CHAPITRE LXXVI.

Apologie de mon oncle Tobie.


Je n’ignore pas, frère Shandy, qu’un homme qui suit le métier des armes est vu de très-mauvais œil dans le monde, quand il montre pour la guerre un désir pareil à celui que j’ai laissé voir. — En vain se reposeroit-il sur la justice et la droiture de ses intentions, on le soupçonnera toujours de vues particulières et intéressées.

Donc, si cet homme est prudent (et la prudence peut très-bien s’allier avec le courage) il se gardera de témoigner ce désir en présence d’un ennemi. Quelque chose qu’il ajoutât pour se justifier, un ennemi ne le croiroit pas. — Il évitera même de s’expliquer devant un ami, de crainte de perdre quelque chose dans son estime. — Mais si son cœur est surchargé, — s’il faut que les soupirs secrets qu’il pousse pour les armes s’échappent, — il réservera sa confidence pour l’oreille d’un frère, de qui son caractère soit bien connu, ainsi que ses vraies notions, dispositions et principes sur l’honneur. —

Il ne me siéroit aucunement, frère Shandy, de dire quel je me flatte d’avoir été sous tous ces rapports, — fort au-dessous, je le sais, de ce que j’aurois dû, au-dessous peut-être de ce que je crois avoir été ; — mais enfin tel que je suis, vous, mon cher frère Shandy, qui avez sucé le même lait que moi, — vous avec qui j’ai été élevé depuis le berceau ; — vous, dis-je, à qui, depuis les premiers instans des jeux de notre enfance, je n’ai caché aucune action de ma vie, et à peine une seule pensée, — tel que je suis, frère, vous devez me connoître ; vous devez connoître tous mes vices, aussi-bien que mes foiblesses, soit qu’elles viennent de mon âge, de mon caractère, de mes passions ou de mon jugement.

Dites-moi donc, mon cher frère Shandy, ce qu’il y a en moi qui ait pu vous faire penser que votre frère ne condamnoit la paix d’Utrecht que par des vues indignes ? — Si en effet j’ai paru regretter que la guerre ne fût pas continuée avec vigueur un peu plus longtemps, comment avez-vous pu vous tromper sur mes motifs ? Comment avez-vous pu penser que je désirasse la ruine, la mort ou l’esclavage d’un plus grand nombre de mes frères ; que je désirasse (uniquement pour mon plaisir) de voir un plus grand nombre de familles arrachées à leurs paisibles habitations ? Dites, dites, frère Shandy, sur quelle action de ma vie avez-vous pu me juger si défavorablement ? — (Comment diable ! cher Tobie, quelle action ! — et ces cent livres sterling que ta m’as empruntées pour continuer ces maudits sièges !)

Si, dès ma plus tendre enfance, je ne pouvois entendre battre un tambour, que mon cœur ne battît aussi, étoit-ce ma faute ? M’étois-je donné ce penchant ? Est-ce la nature ou moi, dont la voix m’appeloit aux armes ?

Quand Guy, comte de Warwick, quand Parisme et Parismène, quand Valentin et Orson, et les sept champions de la cour d’Angleterre se promenoient de main en main autour de l’école, n’est-ce pas de mon argent qu’ils avoient été tous achetés ? — Et étoit-ce là, frère Shandy, le fait d’une aine intéressée ?

Quand nous lisions le siége de Troie, ce fameux siége qui a duré dix ans et huit mois, — (quoique je gage qu’avec un train d’artillerie semblable à celui que nous avions à Namur, la ville n’eût pas tenu huit jours) y avoit-il dans toute la classe un écolier plus touché que moi du carnage des Grecs et des Troyens ? N’ai je pas reçu trois férules, deux dans ma main droite, et une dans ma main gauche, pour avoir traité Hélène de salope, en songeant à tous les maux dont elle avoit été cause ? Aucun de vous a-t-il versé plus de larmes pour Hector ? — Et quand le roi Priam venoit au camp des Grecs pour redemander le corps de son fils, et s’en retournoit en pleurant sans l’avoir obtenu, vous savez, frère, que je ne pouvois dîner.

Tout cela frère Shandy, annonçoit-il que je fusse cruel ? — Ou, parce que mon sang bouilloit à l’idée d’un camp, et que mon cœur ne respiroit que la guerre, falloit-il conclure que je ne pusse pas m’attendrir sur les calamités qu’elle entraîne ?

Ô frère ! pour un soldat, il est un temps pour cueillir des lauriers, et un autre pour planter des cyprès. (Eh ! d’où diable as-tu su, cher Tobie, que le cyprès étoit employé par les anciens dans les cérémonies funèbres ?)

Pour un soldat, frère Shandy, il est un temps, comme il est un devoir, de hasarder sa propre vie, — de sauter le premier dans la tranchée, quoique assuré d’y être taillé en pièces ; — puis, animé de l’esprit public, dévoré de la soif de la gloire, de s’élancer le premier sur la brêche, — de se tenir au premier rang, — et d’y marcher fièrement avec les enseignes déployées, au bruit des tambours et des trompettes. — Il est un temps, ai-je dit, frère Shandy, pour se conduire ainsi ; — il en est un autre pour réfléchir sur les malheurs de la guerre, — pour gémir sur les contrées qu’elle ravage, — pour considérer les travaux et les fatigues incroyables, que le soldat lui-même qui exerce toutes ces horreurs est obligé de supporter, pour six sous par jour, dont il est souvent mal payé. —

Ai-je besoin, cher Yorick, que l’on me répète ce que vous m’avez déjà dit dans l’oraison funèbre de Lefèvre : — Qu’une créature telle que l’homme, si douce, si paisible, née pour l’amour, la pitié, la bonté, n’étoit pas taillée pour la guerre ? — Mais vous deviez ajouter, Yorick, que si la nature ne nous y a pas destinés, au moins la nécessité peut quelquefois nous y contraindre. — En effet, Yorick, qu’est-ce que la guerre ? — qu’est-ce surtout qu’une guerre comme ont été les nôtres, fondées sur les principes de l’honneur et de la liberté, — sinon les armes mises à la main d’un peuple innocent et paisible, pour contenir dans de justes bornes l’ambitieux et le turbulent ? — Quant à moi, frère Shandy, le ciel m’est témoin que le plaisir que j’ai pris à tout ce qui concerne la guerre, et en particulier cette satisfaction infinie qui a accompagné les siéges que j’ai exécutés dans mon boulingrin, ne s’est élevée en moi, (et j’espère aussi dans le caporal) que de la conscience que nous avions tous deux, qu’en agissant ainsi, nous répondions aux grandes vues du créateur.



CHAPITRE LXXVII.

L’Auteur s’égare.


Je disois au lecteur chrétien… chrétien !… sans doute, et j’espère qu’il l’est. — Et s’il ne l’est pas, j’en suis fâché pour lui. Mais qu’il s’examine sérieusement lui-même, et qu’il ne s’en prenne pas à mon livre. —

— Je lui disois, monsieur… car, en bonne foi, quand on raconte une histoire, suivant l’étrange méthode que j’ai prise, on est sans cesse obligé d’aller et de revenir sur ses pas, pour empêcher le lecteur de perdre le fil du discours. — Et si je n’avois pas eu le soin d’en user ainsi, — j’ai traité de choses si variées et si équivoques ; — il y a dans mon ouvrage tant de vides et de lacunes ; — les étoiles que j’ai placées dans quelques-uns des passages les plus obscurs, éclairent si peu un lecteur, disposé à perdre son chemin en plein midi, que….. vous voyez que j’ai perdu le mien.

Oh ! la faute vient uniquement de mon père et de sa pendule. — Et si jamais on dissèque mon cerveau, on y verra sans lunettes quelque lacune, produite par l’impertinente question de ma mère.

Quantò id diligentiùs in liberis procreandis cavendum, dit Cardan.

Donc, messieurs, vous voyez qu’il est moralement impossible que je retrouve le point d’où j’étois parti.

Il vaut mieux recommencer entièrement le chapitre.



CHAPITRE LXXVIII.

Derniers exploits de mon oncle Tobie.


Je disois au lecteur chrétien, au commencement du chapitre qui a précédé celui de l’apologie de mon oncle Tobie, — (je le disois en termes et dans un trope différens) que la paix d’Utrecht fut au moment de faire naître, entre mon oncle Tobie et son califourchon, le même éloignement qu’entre la reine et les confédérés.

Il est des gens qui ne descendent de leur califourchon qu’avec humeur et dépit, en lui disant : Monsieur, j’aimerois mieux aller à pied toute ma vie, que de faire désormais un seul quart de lieue avec vous. — Ce n’est pas ainsi que mon oncle Tobie descendit du sien ; que dis-je ? il n’en descendit point. — Il fut jeté par terre, et même avec malice ; ce qui lui donna dix fois plus d’humeur. — Mais cette affaire est du ressort des Jockeis.

Quoi qu’il en soit, il est certain que la paix d’Utrecht produisit une sorte de brouillerie entre mon oncle Tobie et son califourchon. — Depuis la signature des articles, qui se fit en mars jusqu’au mois de novembre, ils n’eurent aucun commerce ensemble. À peine mon oncle Tobie fit-il de temps en temps quelques tours de promenade avec lui, pour s’assurer si le Havre et les fortifications de Dunkerque se démolissoient suivant les termes du traité.

Mais les François s’y portèrent avec tant de lenteur pendant tout l’été, — et M. Tugghes, député des magistrats de Dunkerque, présenta à la reine des suppliques si touchantes ! — suppliant sa majesté de réserver sa foudre pour les fortifications qui pouvoient avoir encouru sa disgrâce, mais d’épargner ah ! d’épargner le môle en faveur du môle lui-même, lequel, dans sa situation dénuée de toute défense, ne pouvoit plus être qu’un objet de pitié ; — et la reine (qui étoit femme) se laissa émouvoir si facilement, ainsi que ses ministres, qui avoient leurs raisons particulières pour ne pas désirer que la ville fût démantelée. — Enfin tout alla si lentement au gré de mon oncle Tobie, que la ville fut bâtie par le caporal, et toute prête à être démolie, plus de trois mois avant que les différens commissaires, commandans, députés, médiateurs et intendans leur permissent d’y travailler. —

Fatale inaction !

Le caporal étoit d’avis de commencer la démolition par les remparts du corps même de la place. — « Non pas, caporal, disoit mon oncle Tobie. Si nous commencions par la ville, la garnison angloise n’y seroit pas en sûreté pendant une heure, en cas d’attaque. — Et si les François étoient de mauvaise foi..... — ma foi, dit le caporal, je ne m’y fierois pas. — Ces gens-là ne sont pas sûrs. — Tu me fâches toujours de parler ainsi, Trim, dit mon oncle Tobie. Le François est naturellement brave ; et dès qu’il trouve une brêche praticable, c’est le premier peuple du monde pour s’élancer dans une place et s’en rendre maître. — Qu’ils y viennent, morbleu ! s’écria le caporal, en levant sa bêche à deux mains, comme s’il alloit les renverser à ses pieds ! — Qu’ils y viennent, s’il l’osent ! » —

« Dans ces cas-là, caporal, dit mon oncle Tobie, en faisant glisser sa main jusqu’au milieu de sa canne, et l’élevant ensuite comme un bâton de commandement, le premier doigt en avant, — dans ces cas-là, un commandant ne doit pas calculer ce que l’ennemi osera ou n’osera pas ; il doit agir avec prudence. — Ainsi nous commencerons par les ouvrages extérieurs, tant du côté de la terre que du côté de la mer ; le fort Louis, le plus éloigné de tous, sera démoli le premier, — le reste sautera l’un après l’autre, de droite et de gauche, toujours en nous retirant vers la ville ; — après quoi nous détruirons le môle, nous comblerons le port ; enfin nous rentrerons dans la citadelle que nous ferons sauter, et nous voguerons pour l’Angleterre. — Où nous voilà débarqués, dit le caporal. — Tu as raison, dit mon oncle Tobie, en reconnoissant son clocher. »


CHAPITRE LXXIX.

La scène change.


C’est ainsi qu’un ou deux entretiens de ce genre avec Trim sur la démolition de Dunkerque, — entretiens charmans, mais trop courts ! — rappelèrent pour un moment à mon oncle Tobie le souvenir des plaisirs qu’il avoit perdus. —

Mais ce souvenir n’en étoit qu’une foible image. — La magie avoit disparu ; et l’ame de mon oncle Tobie avoit perdu son ressort. —

Le calme, accompagné du silence, avoit pénétré dans le cabinet solitaire de mon oncle Tobie. — Ils avoient étendu leurs voiles de gaze sur sa tête ; et l’indifférence, au regard vague et à la fibre lâche, s’étoit assise tranquillement à ses côtés. —

Son sang circuloit lentement dans ses veines, sans que Amberg, et Rimberg, et Limbourg, et Huis, et Bonn, pour une année, — et Landen, et Trarebach, et Drusen, et Dendermonde, en perspective pour celle d’après, en accélérassent le mouvement. — Les sappes, et les mines, et les blindes, et les gabions, et les palissades, n’éloignoient plus ce bel ennemi de l’homme, le repos. — En mangeant son œuf à souper, mon oncle Tobie ne forçoit plus les lignes françoises, d’où tant de fois traversant l’Oise, et voyant toute la Picardie ouverte devant lui, il marchoit aux portes de Paris, et s’endormoit au sein de la gloire. — Dans ses songes, il ne se voyoit plus arborant l’étendard d’Angleterre sur les tours de la Bastille, et ne se réveilloit plus la tête remplie de magnifiques idées. —

De plus douces rêveries, des vibrations plus chatouillantes, le berçoient mollement dans ses instans de sommeil. — La trompette de la guerre tomboit de ses mains. — Un luth la remplaçait. — Un luth ! doux instrument ! le plus délicat, et le plus difficile de tous ! — Eh ! comment en joueras-tu, mon cher oncle Tobie ?



CHAPITRE LXXX.

Dissertation sur l’Amour.


Oui, je l’ai dit, — je me le rappelle ; — je ne sais plus où ; — je ne sais plus quand. — Mais il n’importe. — Une ou deux fois avec mon étourderie ordinaire, j’ai dit que si je trouvois jamais le temps de donner au public l’histoire que l’on va lire des amours de mon oncle Tobie et de la veuve Wadman, j’étois assuré que l’on y trouveroit le système le plus complet qui ait jamais été donné au public, soit de la théorie, soit de la pratique de l’amour. J’ai dit de l’amour ; et j’ajoute de la manière de faire l’amour.

Mais se seroit-on imaginé de-là que je donnerons une définition précise de l’amour ? Ou que je déterminerois avec Plotin la part que Dieu et la part que le Diable peut y avoir ? —

Ou, par une équation plus exacte, en supposant que l’amour est comme dix, que j’en assignerais avec Ficinius six parties à l’un, et quatre à l’autre ? —

Ou que je déciderois avec Platon, que de la tête à la queue le Diable prend tout ? —

— Fi donc ! me dit Jenny, quel auteur cites-tu ? Est-ce que Platon se connoissoit en amour ? —

Auroit-on cru que je perdrois mon temps à examiner si l’amour est une maladie ? — Ou que je m’embrouillerois avec Rhazez et Dioscoride, à rechercher s’il a son siége dans la cervelle ou dans le foie ? — Ce qui me conduiroit à l’examen de deux méthodes très-opposées pour le traitement de ceux qui en sont attaqués.

— Une de ces méthodes est celle d’Aœtius, qui commençoit par des lavemens rafraîchissans, composés de chenevis et de concombre pilés, — qu’il faisoit suivre par de légères émulsions de lis et de pourpier, auxquelles il ajoutoit une prise de tabac, et quand il osoit s’y risquer, sa bague de topaze.

L’autre méthode, qui est celle de Gordonius, (chapitre 15. de amore) consiste à battre le malade jusqu’à ce qu’il tombe en pourriture : ad putorem usquè.

Insensé qui prétend concilier les systèmes de deux savans ! — Mon père, qui étoit extrêmement versé dans les connoissances de ce genre, médita long-temps et sans fruit sur les traitemens proposés par Aœtius et Gordonius, — Enfin, au moyen d’une toile cirée et camphrée, qu’il substitua au bougran que le tailleur devoit employer pour mon oncle Tobie dans la ceinture d’une culotte neuve, mon père obtint le même effet que vouloit produire Gordonius, et d’une manière moins brutale.

On lira en leur temps les événemens qui en résultèrent.


CHAPITRE LXXXI.

Mon oncle Tobie devient amoureux.


Si le lecteur est curieux d’arriver à ces fameuses amours de mon oncle Tobie et de la veuve Wadman, il faut qu’il prenne patience, elles auront leur tour. — Quant à présent, je prétends seulement être dispensé de définir ce que c’est que l’amour, et tant que je pourrai me faire entendre à l’aide du mot, sans y ajouter d’autres idées que celles que j’ai en commun avec le reste des hommes ; que me serviroit de dire ce que je pense de la chose ? — Quand je ne pourrai plus aller, et que je me trouverai empêtré de tout côté dans ce labyrinthe mystique, alors je m’expliquerai avec plus de précision, et l’on verra ce que je pense sur l’amour.

Pour le moment, je me flatte d’être suffisament entendu, en disant au lecteur que mon oncle Tobie tomba amoureux. —

Ce n’est pas que la phrase soit tout-à-fait de mon goût. Car, dire qu’un homme est tombé amoureux, — ou qu’il est profondément amoureux, — ou qu’il est dans l’amour jusqu’aux oreilles, — ou qu’il y est par-dessus la tête, — (ce qui, par l’analogie du langage, semble impliquer que l’amour est au-dessous de l’homme) c’est rentrer dans le système de Platon. Or, quoique l’on ait donné à Platon l’épithète de divin, je le déclare pour cela seul hérétique et digne de l’enfer.

Mais que l’amour soit ce qu’on voudra, mon oncle Tobie n’en devint pas moins amoureux.

Et peut-être, ami lecteur, que si vous eussiez été tenté de même, vous auriez succombé comme lui. — Car jamais vos yeux n’ont vu, jamais votre concupiscence n’a convoité un objet aussi séduisant que la veuve Wadman.



CHAPITRE LXXXII.

Portrait de la veuve Wadman.


La veuve Wadman..... — Mais je veux que vous fassiez vous-même son portrait. — Voici une plume, de l’encre et du papier : asseyez-vous, monsieur, et peignez-là à votre fantaisie. — Comme votre maîtresse, si vous pouvez, — et non comme votre femme, si votre conscience vous le permet. — Au reste, ne suivez que votre goût ; je ne prétends point gêner votre imagination. —








Eh bien, monsieur !

La nature forma-t-elle jamais rien de si charmant et de si parfait ?

Vous voyez cette veuve Wadman ! — comment mon oncle Tobie lui auroit-il résisté ?

— Ô trois fois, quatre fois heureux livre ! tu contiendras donc une page au moins que la malice et l’ignorance ne pourront noircir ni falsifier.



CHAPITRE LXXXIV.

Dialogue.


Mistriss Brigitte apprit à Suzanne que mon oncle Tobie étoit amoureux de sa maîtresse, quinze jours au moins avant qu’il y eût pensé. — Suzanne en parla dès le lendemain à ma mère. D’après cela, je puis bien entamer l’histoire des amours de mon oncle Tobie, quinze jours avant leur existence.

— « J’ai à vous dire une nouvelle, monsieur Shandy, dit ma mère, qui vous surprendra beaucoup. »

Or, mon père étoit alors occupé à tenir son second lit de justice, et il réfléchissoit intérieurement sur les fatigues du mariage, quand ma mère rompit le silence. —

« Votre frère Tobie, dit ma mère, épouse mistriss Wadman. » —

« Le pauvre homme ! dit mon père, il n’aura donc plus la liberté de se coucher en travers dans son lit ! « 

C’étoit un supplice cruel pour mon père, de ce que ma mère ne demandoit jamais l’explication des choses qu’elle ne comprenoit pas.

— Qu’elle soit ignorante, disoit mon père, c’est un malheur pour elle. — Mais elle peut faire une question. —

Ma mère n’en faisoit jamais. — Enfin elle est morte sans savoir si la terre tournoit ou ne tournoit pas ; mon père le lui avoit expliqué plus de mille fois : mais elle l’oublioit toujours.

Aussi la conversation alloit rarement plus loin entr’eux qu’une demande, une réponse et une réplique. — Ensuite ils reprenoient haleine pendant quelques minutes (comme dans l’affaire des culottes) et puis le dialogue.

« S’il se marie, dit ma mère, ce sera tant pis pour nous. » —

« Je n’en donnerois pas deux sous, dit mon père ; il peut manger son bien de cette façon aussi-bien que d’une autre. » —

« J’en conviens, dit ma mère. » Là finit la demande, la réponse et la réplique dont je vous ai parlé. —

« Ce sera un passe-temps pour lui, dit mon père. » —

« Surtout, répondit ma mère, s’il peut avoir des enfans. » —

« Des enfans ! s’écria mon père ; le ciel ait pitié de moi ! »



CHAPITRE LXXXIV.

Sur les lignes droites.


Ici j’avois fait un chapitre sur les lignes courbes, pour prouver l’excellence des lignes droites…..

Une ligne droite ! le sentier où doivent marcher les vrais chrétiens, disent les pères de l’église. —

L’emblême de la droiture morale, dit Cicéron. —

La meilleure de toutes les lignes, disent les planteurs de choux. —

La ligne la plus courte, dit Archimède, que l’on puisse tirer d’un point à un autre. —

Mais un auteur tel que moi, et tel que bien d’autres, n’est pas un géomètre ; et j’ai abandonné la ligne droite. —



CHAPITRE LXXXV.

Je prends la poste.


J’ai promis quelque part au lecteur que je lui donnerois deux volumes de cet ouvrage par an, pourvu que mon maudit asthme, que je redoute à présent plus que le diable, voulût me le permettre. — Et, dans un autre endroit (je veux être pendu si je sais où) j’ai posé ma plume et ma règle en croix sur ma table, pour donner plus de poids à mon serment ; et j’ai juré que je soutiendrais cette allure quarante ans de suite, s’il plaisoit à la fontaine de la vie de me fournir aussi longtemps bonne santé, bon courage, et joyeuse humeur.

Pour mon humeur, je n’ai qu’à m’en louer ; quoiqu’il lui arrive de me promener à cheval sur un bâton dix-neuf heures sur les vingt-quatre, je n’ai que des remercîmens à lui faire. — Ô mon humeur, que ne vous dois-je pas ! — c’est vous qui m’avez fait parcourir joyeusement l’âpre sentier de la vie, et qui, parmi tous les maux qu’elle entraîne, ne m’avez jamais laissé connoître les soucis. — Jamais vous ne m’avez abandonné ; jamais vous ne m’avez teint les objets en noir ni en pâles couleurs. — Au contraire, dans les dangers, vous avez toujours doré mon horizon avec les rayons de l’espérance ; et quand la mort elle-même est venue frapper à ma porte, vous l’avez congédiée d’un ton si gai et d’un air si dégagé, qu’elle a cru s’être trompée. —

« — Il y a ici quelque méprise, a-t-elle dit. » —

— Je ne crains rien tant au monde que d’être interrompu au milieu d’une histoire ; et quand la mort se présenta, je racontois à mon ami Eugène le vieux conte d’une religieuse qui se croyoit changée en poisson, et celui d’un moine condamné juridiquement pour avoir mangé un missel ; — et je discutois plaisamment l’importance du cas et la justice de la procédure. —

« Ce ne sauroit être, dit-elle, le grave personnage que je cherche ; voyons ailleurs. »

« — Tu l’as échappé belle, Tristram, me dit Eugène, en me prenant la main, après que j’eus fini mon histoire. » —

« Je ne tiens rien encore, Eugène, répliquai-je ; et puisque l’infâme bâtarde a découvert mon logis… » —

« Bâtarde est le mot, interrompit Eugène ; car c’est par le péché qu’elle est entrée dans le monde. — Il ne m’importe guère, lui dis-je, par où elle y est entrée ; ce que je lui demande, c’est de ne pas m’en faire sortir si brusquement. — J’ai quarante volumes à écrire, et quarante mille choses à dire et à faire, que toi seul au monde, mon cher Eugène, pourrois dire et faire pour moi. Tu vois comme elle m’a déjà pris à la gorge ; (en effet, je pouvois à peine me faire entendre d’Eugène à travers une petite table). — Tu vois que je ne suis pas un champion de sa force en champ clos. — Ne ferois-je pas mieux, tandis qu’il me reste encore quelques esprits épars, et que ces deux jambes (soulevant une des miennes) et que ces deux jambes d’araignée peuvent encore me porter, — ne ferois-je pas mieux de gagner pays, et de chercher mon salut dans la fuite ? — C’est mon avis, mon cher Tristram, dit Eugène. — Eh bien ! dis-je, par le ciel ! je vais la mener un train dont elle ne se doute guère. Je galoperai sans retourner la tête jusqu’aux bords de la Garonne ; — je m’enfuirai au plus haut du Vésuve, — et delà à Joppé, — et de Joppé au bout du monde. — Viens, mon ami, dit Eugène, en me tendant la main. »

Le mouvement d’Eugène et sa tendre affection pour moi, rappelèrent dans mes joues le sang qui en avoit été banni si longtemps. — C’étoit un cruel moment pour lui dire adieu. Il me conduisit à ma chaise ; je montai en le regardant : — il me tendit encore la main. — Allons ! m’écriai-je. — Le postillon enleva ses chevaux d’un coup de fouet : nous partîmes comme l’éclair ; et en six tours de roue nous fûmes à Douvres.



CHAPITRE LXXXVI.

Je m’embarque.


« Cependant, dis-je, en regardant les côtes de France, il seroit à propos qu’un homme connût son propre pays, avant d’aller chercher celui des autres. — Or, je n’ai visité ni l’église de Rochester, ni les chantiers de Chatham, ni Saint-Thomas de Cantorbery, — quoique tout cela se trouvât sur ma route.

— » Mais, à la vérité, je suis dans un cas particulier. » —

Ainsi, sans autres réflexions, je sautai dans le paquebot ; en cinq minutes nous fûmes sous voile, et nous voguâmes comme le vent.

— « Dites-moi, capitaine, lui dis-je en entrant dans la cabine, est-il jamais arrivé à quelqu’un de mourir dans votre paquebot ? » —

« Bon ! répliqua-t-il, on n’a seulement pas le temps d’y être malade. » —

« Chien de menteur ! m’écriai-je, je suis déjà malade comme un cheval. — Qu’est-ce ceci ? Aye ! — aye ! — tous mes vaisseaux sont rompus ; — le sang, la lymphe, le fluide nerveux, les sels fixes et volatils, tout est confondu pêle-mêle. — Bon Dieu ! — tout tourne autour de moi comme cent mille tourbillons, — Je ne sais plus ce que je veux dire.

» Aye, — aye, — aye, — aye ! — Capitaine, quand serons-nous à terre ? — Ces marins ont des cœurs de roche. — Oh ! je suis bien malade. — Garçon, apporte-moi de l’eau chaude. — Madame, comment vous trouvez-vous ? — Mal, monsieur, très-mal. — Oh ! très-mal. — Je suis, — je suis morte. — Est-ce la première fois ? Non, monsieur, c’est la seconde, la troisième, la sixième, la dixième. — Diable ! — Oh ! oh ! quel tapage sur notre tête ! Holà ! garçon, qu’est-ce qui arrive ? » —

« Le vent ne cesse de tourner. — La mer est grosse. — Est-ce la mort ? eh bien ! je verrai comme elle est faite. — Eh bien ! garçon ? » —

« Quel bonheur ! le vent tourne encore. Nous voilà dans le port. — Oh ! le diable te tourne ! » —

« Capitaine, dit la dame, pour l’amour de Dieu ! que je descende la première. »



CHAPITRE LXXXVII.

Elles sont trois.


De Calais à Paris, il y a trois routes différentes ; et rien n’est plus fâcheux pour un homme qui est pressé. — Il faut écouter tant de choses en faveur de chaque route, de la part des députés des différentes villes qui s’y rencontrent, qu’un voyageur perd communément une demi-journée pour se décider par où il passera. —

La première de ces routes est par Lille et Arras ; c’est la plus longue, mais la plus intéressante et la plus instructive.

La seconde est par Amiens ; c’est celle qu’il faut prendre si l’on veut voir Chantilly. —

Et la troisième est par Beauvais ; on la prend si l’on veut —

— C’est ce qui fait que beaucoup de gens la préfèrent.



CHAPITRE LXXXVIII.

J’accepte le défi.


Avant de quitter Calais, diroit un voyageur écrivain, il ne sera pas mal à-propos de donner quelques détails sur cette ville. — Et moi je pense que ce seroit très-mal à-propos. — Ne peut-on traverser paisiblement une ville, et la laisser comme on l’a prise, quand on n’a rien à démêler avec elle ? — À quoi sert d’en visiter toutes les rues, et de tirer sa plume à chaque ruisseau que l’on saute (uniquement, à mon avis, pour le plaisir de la tirer) ? — En effet, si nous pouvons en juger d’après tout ce qui a été écrit dans ce genre, par tous ceux qui ont écrit et puis galopé, — ou qui ont galopé et puis écrit, ce qui est encore différent ; — ou qui, comme je fais en ce moment, ont écrit en galopant ; — depuis le grand Adisson, qui fit ce métier avec ses livres d’école sous le bras, jusqu’à ceux qui le font encore sans avoir jamais été à l’école, — nous trouverons qu’il n’y a pas un galopeur d’entre nous, qui n’eût mieux fait de se promener au pas autour de son champ (en supposant qu’il eût un champ) et d’écrire à pied sec ce qu’il avoit à écrire, plutôt que de courir les mers pour n’écrire que les mêmes choses. —

Quant à moi, comme le ciel est mon juge (et c’est toujours à lui que je porte mon dernier appel) excepté le peu que m’en a dit mon barbier en repassant mes rasoirs, je ne connois non plus Calais que le Grand-Caire. — Il étoit nuit close quand j’y arrivai, et il n’étoit pas jour quand j’en repartis.

— Cependant, avec le peu que j’en sais, avec ce que ramasserai de droite et de gauche, et que je coudrai ensemble, — je gage dix contre un que je m’en vais écrire sur Calais un chapitre aussi long que mon bras, et que j’en ferai un détail si circonstancié et si satisfaisant, sans omettre une seule particularité digne de la curiosité d’un voyageur que l’on me prendra pour un clerc de ville de Calais. — Et où seroit la merveille, monsieur ? Démocrite qui rioit dix fois plus que je n’ose faire, n’étoit-il pas clerc de ville d’Abdère ? — Et cet autre dont j’ai oublié le nom, et qui étoit plus sage que Démocrite et que moi, n’étoit-il pas clerc de ville d’Ephèse ?

— Et de plus, monsieur, ce que je dirai de Calais aura tant de bon sens, d’érudition, de vérité et de précision….

Mais je vois à votre air que vous ne m’en croyez pas. — Eh bien ! monsieur, lisez pour votre peine le chapitre suivant.



CHAPITRE LXXXIX.

Calais.


Calais, Calatium, Calusium, Calesium.

Cette ville, si vous en croyez ses archives, (et je ne vois aucune raison de les révoquer en doute) n’étoit autrefois qu’un petit village appartenant aux anciens comtes de Guines. Elle contient aujourd’hui près de quatorze mille habitans, sans compter quatre cents vingt feux dans la ville basse ou les faubourgs. Il faut supposer qu’elle ne sera arrivée que par degré à sa grandeur actuelle.

Il y a dans la ville quatre couvens et une seule église paroissiale. J’avoue que je n’en ai pas pris la mesure exacte ; mais il est aisé d’en approcher par conjecture. — Car, comme la ville renferme quatorze mille habitans, si l’église peut les contenir, elle doit être d’une grandeur considérable ; — et si elle ne le peut pas, il est ridicule de n’en avoir pas une autre. — Elle est bâtie en forme de croix, et dédiée à la vierge Marie. Le clocher, au haut duquel est une flèche, est placé au milieu de l’église, et porté sur quatre piliers de forme élégante et assez légère, mais cependant suffisamment solides.

L’église est ornée de onze autels, dont la plupart sont plus élégans que riches. Le maître-autel est un chef-d’œuvre en son genre. Il est de marbre blanc ; et, suivant ce qu’on m’a dit, il a près de soixante pieds de haut. S’il en avoit davantage, il seroit aussi haut que le mont Calvaire ; d’où je conclus qu’en conscience il est d’une hauteur raisonnable. —

Rien ne m’a frappé davantage que la grande place, que nous appelons en anglois carrée. Je ne saurois dire si elle est bien pavée et bien bâtie ; mais elle est au centre de la ville, et la plupart des rues (du moins celles de ce quartier) y aboutissent — Si l’on avoit pu avoir une fontaine à Calais, ce qui paroît impossible, il n’est pas douteux qu’on l’eût placée au centre de ce carré, où elle auroit fait un très bel effet ; — quoique ce carré ne soit pas précisément un carré : car il est de quarante pieds plus long de l’est à l’ouest, que du nord au sud. Aussi les François en général ont-ils plus de raison de les appeler des places, n’étant presque jamais des carrés parfaits.

La maison-de-ville est assez laide, et conséquemment peu digne d’être mise en vue ; sans quoi elle auroit pu briller sur cette place, à côté de la fontaine. Mais elle suffit pour sa destination, et est assez spacieuse pour contenir les magistrats qui s’y rassemblent de temps en temps. — De sorte que l’on peut présumer que la justice y est réguliérement distribuée.

Je suis, comme l’on voit, fort instruit sur ce qui concerne la ville ; mais comme il n’y a rien de curieux dans le Courgain, je m’en suis peu occupé. C’est un quartier séparé de la ville, qui n’est habité que par des matelots et des pêcheurs. Il consiste en une quantité de petites rues proprement bâties ; la plupart des maisons sont en brique. Il est extrêmement peuplé ; mais cette population s’explique par le genre de nourriture de l’espèce de gens qui y demeurent.

Au reste, un voyageur peut l’aller visiter pour se satisfaire.

Mais il ne faut pas qu’il oublie la tour du guet ; elle mérite d’être vue. On l’appelle ainsi à cause de sa destination ; parce qu’en temps de guerre elle sert à découvrir les ennemis, qui pourroient s’approcher de la place du côté de terre, ou du côté de mer, et à en donner avis. — Mais elle est d’une hauteur si prodigieuse, et attire vos regards si continuellement, que l’on ne peut s’empêcher d’y faire attention malgré soi.

Je fus très-fâché de ne pouvoir obtenir la permission de visiter les fortifications, qui sont les plus fortes du monde, et qui, depuis qu’elles ont été commencées jusqu’à nos jours, c’est-à dire, depuis Philippe de France, comte de Boulogne, jusqu’au moment ou j’en parle, ont coûté (suivant le calcul d’un ingénieur Gascon) plus de cent millions de livres. — Il est à remarquer que c’est à la tête de Graveline, du côté où la ville est naturellement la plus foible, qu’on a dépensé le plus d’argent ; tellement que les ouvrages extérieurs s’étendent beaucoup dans la campagne, et occupent un grand terrein.

Cependant, quoique l’on ait pu dire et faire, il faut convenir que Calais n’a jamais été aussi important par lui-même que par sa position, et cette entrée facile qui a tant de fois fournie à nos ancêtres pour pénétrer en France. Mais cet avantage n’étoit pas même sans inconvéniens ; et Calais a été pour l’Angleterre dans ces temps-là une source de querelles, aussi répétées que Dunkerque dans le nôtre. On regardoit à bon droit cette ville comme la clef des deux royaumes ; et c’est de-là que sont venus tant de débats, pour savoir qui la garderoit.

De ces débats, le plus mémorable fut le siége, ou plutôt le blocus de Calais par Édouard III. La ville resista une année entière aux efforts de ses armes, et se défendit jusqu’à la dernière extrémité ; la famine seule l’obligea de se rendre. — Le dévouement d’Eustache de Saint-Pierre, qui s’offrit le premier comme victime, pour sauver ses concitoyens, a placé le nom de ce généreux magistrat parmi ceux des héros. — Et, comme ce détail ne prendra pas plus d’une cinquantaine de pages, ce seroit faire au lecteur une injustice criante, que de ne pas lui donner le détail exact de cet événement romanesque et du siége lui-même, dans les propres mots de Rapin Thoiras.


CHAPITRE XC.

Plus de peur que de mal.


Mais ne craignez rien, ami lecteur, je dédaigne d’en user ainsi. — Il suffit que je vous aie en mon pouvoir. — Mais faire usage de l’avantage que le hasard et la plume m’ont donné sur vous ! la chose seroit indigne de moi. Non, par ce feu tout-puissant qui échauffe les cervelles visionnaires, et illumine les esprits dans les méditations extatiques, avant que j’abuse ainsi d’une créature innocente qui se trouve à ma merci, — avant que j’exige de vous le prix de cinquante, pages que je n’ai aucun droit de vous vendre, — nu comme je suis, j’aimerois mieux, brouter l’herbe des montagnes, et sourire de ce que le vent du nord ne m’apporteroit ni abri ni souper. —

— Ainsi, camarade, partons ; et mène-moi ventre à terre à Boulogne.


CHAPITRE XCI.

Boulogne.


» À Boulogne, dirent-ils ! bon ! voici une recrue, nous voyagerons ensemble. — Messieurs, leur dis-je, j’en suis fâché. Mais je ne saurois m’arrêter, ni boire rasade avec vous. — Je suis poursuivi de trop près. — À peine aurai-je le temps de changer de chevaux. Holà, garçon ! pour l’amour de Dieu, dépêche. —

C’est quelque criminel de haute trahison, dit le plus bas qu’il pût un très-petit homme, à l’oreille de son voisin qui étoit très-grand. — Ou peut-être, dit le grand homme, quelque assassin. — Bien trouvé, leur dis-je, Messieurs. — Non, dit un troisième, il est chargé de dépêches de la cour. —

— Ma belle enfant, dis-je à une jeune fille qui passoit légérement avec ses heures sous le bras, vous êtes fraîche et vermeille comme le matin. — (Le soleil qui se levoit alors donnoit du prix à ce compliment). — Chargé de dépêches, dit un quatrième ! — (La jeune fille me fit un salut gracieux, je lui envoyai un baiser.) — Chargé de dépêches, continua-t-il, je n’en crois rien : il est chargé, de dettes. — Oh ! oui, de dettes certainement, dit un cinquième. — Je ne voudrois pas, dit le nain qui avoit parlé le premier, je ne voudrois pas payer ses dettes pour mille louis. — Ni moi, dit le géant, pour dix mille. — Encore bien trouvé, dis-je, Messieurs.

Hélas, Messieurs ! je n’ai d’autres dettes que celle que je dois à la nature. Je ne lui demande que du temps, et je promets de lui tout payer. — Mais, ô ciel ! madame, auriez-vous le cœur assez dur pour arrêter un pauvre voyageur, qui suit son chemin sans nuire à personne ? Arrêtez, — arrêtez-moi plutôt ce squelette hideux, l’effroi du pécheur, dont les jambes si longues menacent sans cesse de m’atteindre. C’est vous, madame, qui l’avez mis à ma poursuite : — de grâce, s’il n’est plus qu’à quelques postes, madame, ma chère dame, arrêtez-le, arrêtez-le. —

Mon hôte irlandois crut que je m’adressois encore à la jeune fille « C’est dommage, dit-il, qu’elle soit si loin ; toute cette galanterie est perdue pour elle. »

Peste soit du nigaud !

Est-ce là tout ce que vous avez de curieux à Boulogne ? —

Par Jésus ! il y a le plus beau séminaire… — Un séminaire est une belle chose, dis-je. »



CHAPITRE XCII.

Il y a toujours quelque fer qui cloche.


Quand l’impatience des desirs d’un homme précipite ses idées quatre-vingt-dix fois plus vîte que le véhicule qui le porte, il perd toute retenue ; et malheur au véhicule, malheur à tous ses accessoires, de quelque nature qu’ils soient, sur lesquels il exhale le mécontentement de son ame.

J’évite le plus qu’il m’est possible de porter un jugement définitif sur les hommes et sur les choses, quand je suis dans un mouvement de colère. —

Ainsi la première fois que la chose m’arriva, je me contentai de dire : Plus on se presse, plus on fait de sottises. La seconde, troisième, quatrième et cinquième fois, je m’en tins à cette réflexion, et je ne m’en pris qu’au second, troisième, quatrième et cinquième postillon. — Mais la même marotte durant toujours, et durant sans exception de la cinquième à la sixième, septième, et jusqu’à la dixième fois, je ne pus m’abstenir d’englober toute la nation dans une réflexion générique que je fis en ces termes :

Il y a toujours dans une voiture françoise quelque chose qui va mal à la sortie de chaque poste.

Ou bien en changeant la proposition :

Un postillon François ne sauroit faire un quart de lieue sans avoir besoin de descendre.

Et quoi encore de nouveau ? — Diable ! une soupente cassée ! une dent de loup rompue ! un trait défait ! une bande, un écrou, une courroie, une boucle, un ardillon…

N’imaginez pas pourtant que je me croie en droit de maudire la chaise de poste ni le postillon pour des accidens de cette espèce ; — ni que je jure par le Dieu vivant que je ferai plutôt le reste du chemin à pied ; — ni que je consente à être damné si l’on me voit remonter dans une pareille voiture, — non, je m’arme du plus beau sang froid, et je reconnois qu’en quelque pays que je voyage, il y aura toujours quelque écrou, courroie, boucle, ou ardillon qui viendra à manquer. — Ainsi je ne m’échauffe jamais, je prends le bon et le mauvais selon qu’ils se présentent, et je poursuis mon chemin. —

— « Fais-en de même, mon garçon, lui dis-je. » Il avoit déjà perdu cinq minutes en descendant de cheval pour prendre un morceau de pain bis qu’il avoit fourré dans une des poches de la voiture : puis il étoit remonté, et cheminoit à son aise pour le mieux savourer. « Allons, postillon, dis-je, plus vivement. » Mais pour cela je pris un ton tout-à-fait persuasif ; je fis sonner une pièce de vingt-quatre sols contre la glace, prenant soin de lui en présenter le côté plat, comme il retournoit la tête. — Le drôle, pour me montrer qu’il me comprenoit, me fit une grimace qui s’étendit d’une oreille à l’autre, et qui, derrière son museau de suie, me découvrit une rangée de perles, telles qu’une reine auroit donné tous les joyaux de sa couronne pour en avoir autant.

— Juste ciel ! à qui dépars-tu de tels trésors ! quelles dents pour du pain bis !

Et comme il finissoit sa dernière bouchée, nous entrâmes à Montreuil.


CHAPITRE XCIII.

Jeanneton.


Il n’y a point à mon gré de ville en France qui se présente mieux sur la carte que Montreuil. J’avoue qu’elle ne se présente pas si bien sur le livre de poste, ni même sur le chemin ; et si vous y passez jamais, vous serez de mon avis : elle est pitoyable à voir.

Cependant Montreuil en ce moment possède une merveille ; — c’est la fille du maître de poste. Elle a passé dix-huit mois à Amiens, et six à Paris ; elle y a fait son apprentissage ; ainsi elle tricotte, elle coud, danse et joue de la prunelle en perfection.

Mais voyez l’étourdie avec ses œillades ! pendant les cinq minutes que je me suis arrêté à la regarder, elle a laissé échapper au moins une douzaine de mailles à son bas de fil blanc ! — Oui, oui, je vous vois, fine matoise, et je vois votre bas. Il est long et étroit ; il est inutile que vous l’attachiez avec une épingle sur votre genou. — Le bas est fait pour votre jambe, il vous ira le mieux du monde.

— Où cette créature a-t-elle pris ces belles proportions qui fourniroient des modèles au statuaire ? La nature lui auroit-elle révélé son secret ?

Ô nature ! tes ouvrages effacent tous ceux de l’art. — Jeanneton est belle sans connoître les faces et les tiers de face. — Elle est belle comme toi et par toi… — Mais que son attitude est heureuse ! Saisissons cet instant pour la peindre ; c’en est fait, je tire mes crayons ; — et puissé-je n’en faire usage de ma vie, si je ne viens pas à bout de vous montrer Jeanneton aussi au naturel, que si je voyois ses formes à travers un linge mouillé ! —

— Mais ces messieurs préfèrent peut-être que je leur donne la longueur, la largeur et la hauteur de l’église de Montreuil ; — ou le plan de la façade de l’abbaye de Saint-Austreberte ? — Eh, messieurs ! tout y est, je suppose, dans l’état où les charpentiers et les maçons l’ont laissé ; et tout y restera ainsi pendant cent ans encore, si la foi en Jésus-Christ dure aussi long-temps. — Vous pouvez prendre ces mesures-là à votre-aise.

— Mais pour toi, Jeanneton, celui qui veut te mesurer doit s’y prendre à l’heure même. — Tu portes en toi les principes du changement ; et quand je considère les vicissitudes de cette vie passagère, je frémis de l’avenir qui t’attend. — Avant deux ans peut-être, tes belles formes seront détruites, et ta jolie taille sera perdue. — Tu passeras comme une fleur, et ta beauté disparoîtra comme l’ombre. — Eh ! que sais-je ? cette innocence qui t’embellit encore, tu la perdras peut-être ! qui peut répondre d’une foiblesse ? — Je ne serois pas caution de ma tante Dinach, si elle vivoit encore ; — que dis-je ? je le serois à peine de son portrait, s’il eût été fait par Reynolds.

— Mais le nom seul de ce maître de l’art me fait tomber le pinceau des mains. — Je ne ferai point le portrait de Jeanneton.

Il faut, monsieur, que vous vous contentiez de l’original ; et si la soirée est belle, quand vous passerez à Montreuil, vous pourrez le voir par votre portière, tandis que vous changerez de chevaux. — Mais faites mieux : et à moins que vous ne soyez aussi pressé que moi, et par d’aussi fâcheuses raisons, arrêtez-vous une nuit, vous trouverez Jeanneton tant soit peu dévote ; — mais, monsieur, tant mieux. C’est le tiers de votre besogne de fait.

Bon Dieu ! cette fille a brouillé toutes mes idées : je ne saurois m’arrêter plus long-temps à la regarder.


CHAPITRE XCIV.

Abbeville.


Dès que j’eus fait cette réflexion, et puis cette autre : que la mort étoit peut-être déjà sur mes talons, — ô ciel, m’écriai-je ! que ne suis-je déjà à Abbeville, ne fût-ce que pour voir les cardeurs et les fileuses de ce pays-là ! Nous partîmes pour Abbeville.

De Montreuil à Nampont, — poste et demie.

De Nampont à Bernay, — poste.

De Bernay à Nouvion, — poste.

De Nouvion à Abbeville, — poste et demie. —

Mais les cardeurs et les fileuses d’Abbeville étoient tous couchés.



CHAPITRE XCV.

Le remède à côté du mal.


De quel avantage infini ne sont pas les voyages ! — ils échauffent quelquefois ; mais il est un remède innocent, dont le chapitre suivant nous donnera l’idée.


CHAPITRE XCVI.

L’Apothicaire.


Ah ! monsieur Clistorel, vous voici ; passez dans ma garde-robe. — Je ne vous demande que cinq minutes.

— Si je pouvois faire ainsi mes conditions avec la mort comme avec mon apothicaire, et décider le temps et le lieu où elle doit me prendre, — je lui déclarerois que je ne veux point que ce soit en présence de mes amis. — Aussi, toutes les fois qu’il m’arrive de penser au genre et aux circonstances de cette grande catastrophe, (circonstances qui m’occupent et me tourmentent dix fois plus que la catastrophe elle-même,) je ne manque pas de supplier ardemment le souverain dispensateur de toutes choses, qu’il arrange les miennes de façon que la mort ne me surprenne pas dans ma propre maison ; mais plutôt dans quelque auberge commode. —

Dans ma maison, je sais ce que c’est. — L’affliction des miens, leur empressement à m’essuyer le front, à arranger mon oreiller, — ces petits et derniers services que me rendroit la main frissonnante de la pâle amitié, me déchireroient le cœur au point que je mourrois d’un mal dont mon médecin ne se douteroit pas. — Au lieu que dans une auberge, je suis assuré de mourir en paix ; j’achète avec quelques guinées le peu de services dont j’ai besoin. Ces services me sont rendus avec une attention froide, mais exacte.

Prenez garde pourtant : cette auberge ne doit pas être celle d’Abbeville. Elle est par trop mauvaise. — N’y eût-il pas d’autre auberge dans le monde entier, j’excepterai celle-ci de la capitulation.

— Ainsi, garçon,

« Que les chevaux soient prêts demain matin à quatre heures. — À quatre heures ; oui, monsieur. — Si tu me manques d’une minute, par sainte Geneviève ! je ferai un tel carillon dans la maison, que les morts s’y réveilleront. »



CHAPITRE XCVII.

Prédiction de David.


Rendez-les, mon Dieu, semblables à une roue. C’est un sarcasme amer que David, par un esprit prophétique, lançoit contre ceux qui entreprennent le grand tour, et contre cet esprit turbulent qui les y porte ; — cet esprit qui, suivant la prédiction de ce même David, doit accompagner les enfans des hommes jusqu’à la consommation des siècles.

« Aussi, suivant l’opinion du célèbre évêque Hall, c’est une des plus sévères imprécations que le saint roi ait jamais proférées contre les ennemis du Seigneur. — C’est comme s’il eût dit : Je desire qu’ils tournent éternellement. — Un mouvement si violent, continue le saint évêque, qui étoit d’une grosse corpulence, un mouvement si violent est l’image de l’enfer, de même que le repos est l’image du paradis. »

Moi qui suis d’une corpulence chétive, je pense tout différemment ; et je trouve au rebours que le mouvement est l’ame de la vie, et que l’inaction et la lenteur sont le partage de la mort.

— « Holà ! oh ! ils sont tous endormis ! — atelez les chevaux ; — graissez les roues ; — attachez la malle ; — remettez ce clou qui manque : — je ne veux pas perdre une minute. »

Or, la roue dont nous parlons, dans laquelle, et non pas sur laquelle, (car c’eût été en faire la roue d’Ixion) dans laquelle, dis-je, David maudissoit ses ennemis, devoit (dans l’opinion de l’évêque Hall, et vu sa conformation) être une roue de chaise de poste ; soit qu’il y eût des chaises de poste en Palestine ou non. — Et d’après ma façon de penser, ce devroit être une roue de charrette mal graissée, criant à chaque pas, et gravissant lentement les montagnes dont ce pays étoit rempli. — Si jamais je deviens commentateur, je rapporterai les preuves de cette opinion.

J’aime les Pythagoriciens beaucoup plus que je n’ai jamais osé en convenir avec ma chère Jenny. — J’aime leur Χωρισμὸν ἀπὸ τοῦ Σώματος, εἰς τὸ καλῶς φιλοσοφεῖν. Commencez par vous séparer de ce corps terrestre, si vous voulez apprendre à raisonner.

C’est notre corps en effet qui nuit à notre raison. Nous sommes dominés par les humeurs qui nous composent ; — entraînés d’un côté ou de l’autre, comme nous l’avons été l’évêque Hall et moi, en raison de notre fibre trop lâche ou trop tendue. — Nos sens partagent l’empire avec la raison. La mesure du ciel même n’est que la mesure de nos appétits ; et nous nous créons un paradis d’après la grossiéreté de nos desirs.

Mais, en cette occasion, qui de l’évêque ou de moi pensez-vous qui ait tort ? —

« Vous, certainement, dit-elle, d’aller déranger toute une maison à l’heure qu’il est. »



CHAPITRE XCVIII.

Traité de l’âme.


Ma charmante hôtesse ignoroit que j’eusse fait le vœu de ne me faire faire la barbe que lorsque je serois rendu à Paris. —

Mais je hais de faire des mystères pour rien. — Je laisse cette froide circonspection à ces petites ames, d’après lesquelles Leissius (lib. 13, de moribus divinis, cap. 24) a fait son calcul, dans lequel il avance qu’un mille cube d’Allemagne seroit assez vaste, et même de reste, pour contenir huit cents millions d’ames, ne faisant monter qu’à ce nombre la plus grande quantité possible des ames damnées et à damner, depuis la chute d’Adam jusqu’à la fin du monde.

Je ne sais d’où il avoit puisé ce second calcul, — à moins qu’il ne se fût fondé sur la bonté paternelle de Dieu. — Je suis bien plus en peine de savoir ce qui se passoit dans la tête de François de Ribéira, qui prétendoit que, pour contenir tous les damnés, il ne faudroit pas moins d’un ou de deux cents mille carrés d’Italie. — Il avoit sans doute travaillé d’après ces anciennes ames romaines qu’il avoit trouvées dans ses lectures. Il n’avoit pas fait réflexion que, par une pente graduelle et insensible, dans le cours de dix-huit cents ans, les ames devoient nécessairement s’être rétrécies assez, pour être réduites à peu de chose dans le temps où il écrivoit.

Au temps de Leissius, qui paroît avoir eu l’imagination moins vive, elles étoient aussi petites qu’on puisse l’imaginer. —

Elles sont encore diminuées aujourd’hui, et l’hiver prochain nous trouverons qu’elles auront encore perdu quelque chose. — Tellement que si nous allons toujours de peu à moins, et de moins à rien, — je n’hésite pas d’affirmer que, d’ici à un demi-siècle, nous n’aurons plus d’ame du tout. — Mais si, comme je le crains, la foi de Jésus-Christ ne dure guère au-delà, il sera assez avantageux pour celles-là, comme pour celles-ci, de finir en même-temps.

— Béni soit Jupiter ! et bénis tous les autres dieux et déesses de la fable ! ils vont tous reparoître sur la scène, sans oublier le dieu des jardins. — Ô le bon temps ! — Mais où suis-je ? Et à quelle téméraire licence osé-je me livrer ? Moi, moi qui ai si peu de jours à espérer, et qui ne puis vivre que dans l’avenir que j’emprunte de mon imagination ! — Reviens à toi, pauvre Shandy, et sois sage une fois, si tu le peux.



Fin du Tome troisième.



  1. Il n’y a pas plus de 100 lieues de Paris à Schewling.