Vies des grands capitaines/Themistocle

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Hachette et Cie (p. 38-68).

THÉMISTOCLE

I. Thémistocle, fils de Néoclès, était Athénien. Les vices de sa première jeunesse furent rachetés par de grande vertus, si bien qu’on ne met personne au-dessus de lui et que peu sont placés au même rang. Mais commençons par le commencement. Son père, Néoclès, était noble ; il épousa une citoyenne d’Halicarnasse[1], qui donna le jour à Thémistocle. Celui-ci mécontenta ses parents en menant une vie dissolue et en négligeant ses intérêts domestiques ; son père le déshérita. Loin de l’abattre, cet affront le releva. Jugeant qu’il ne pouvait effacer cette tache qu’à force d’activité, il se consacra tout entier à la république, s’appliquant avec zèle à acquérir des amis et de la renommée. Souvent il plaidait les causes des particuliers, souvent il prenait la parole dans l’assemblée du peuple ; aucune affaire importante ne se traitait sans qu’il s’en mêlât ; il était prompt à trouver les solutions, et il les exposait avec une grande facilité de parole. Non moins rapide à exécuter qu’à imaginer, « il jugeait du présent, comme dit Thucydide, avec un tact extrêmement sûr, et devinait l’avenir avec une remarquable sagacité », aussi devint-il bientôt illustre.

II. Le premier poste que lui confia sa patrie fut dans la guerre de Corcyre[2] : élu stratège par le peuple pour conduire cette guerre, il rendit la république plus confiante en ses forces, non seulement pour le présent, mais encore pour l’avenir. Les revenus publics, qu’on tirait des mines, se dissipaient tous les ans par les largesses des magistrats ; il persuada le peuple d’employer cet argent à équiper une flotte de cent vaisseaux. Cet armement ayant été bientôt fait, d’abord il dompta les Corcyréens ; puis, poursuivant les pirates, il rendit aux mers la sécurité. Par cette conduite, en même temps qu’il enrichissait les Athéniens, il les faisait devenir très habiles dans la guerre maritime. Ce fut surtout dans la lutte contre les Perses que l’on reconnut de quelle importance cela était pour le salut de la Grèce, lorsque Xerxès, sur terre et sur mer, apporta la guerre à toute l’Europe, avec des forces telles qu’on n’en vit jamais ni avant ni après lui. Sa flotte se composait de douze cents vaisseaux de guerre, que suivaient deux mille bâtiments de transport ; ses armées de terre comptaient sept cent mille fantassins et quatre cent mille cavaliers. La nouvelle de son approche s’étant répandue dans la Grèce, les Athéniens, qu’on disait menacés surtout à cause de la bataille de Marathon, envoyèrent consulter l’oracle de Delphes sur le parti qu’ils avaient à prendre. La Pythie leur répondit qu’ils devaient s’enfermer dans des murs de bois. Comme personne ne comprenait le sens de cette réponse, Thémistocle persuada ses concitoyens qu’Apollon leur conseillait de se transporter, eux et leurs biens, sur leurs vaisseaux, disant que c’étaient là les murs de bois dont voulait parler le dieu. Les Athéniens goûtèrent cet avis, doublèrent le nombre de leurs trirèmes, firent passer en partie à Salamine, en partie à Trézène[3], tout ce qui pouvait être transporté, confièrent aux prêtres et à quelques vieillards la citadelle et le soin des objets sacrés, et évacuèrent le reste de la ville.

III. La plupart des cités désapprouvaient le conseil de Thémistocle et préféraient combattre sur terre. On envoya donc une troupe choisie, sous les ordres de Léonidas, roi de Sparte, pour occuper les Thermopyles et empêcher les barbares d’aller plus loin. Ces guerriers ne purent soutenir l’attaque des ennemis, et périrent tous à leur poste. Cependant la flotte commune de la Grèce, composée de trois cents vaisseaux, dont deux cents fournis par les Athéniens, livra bataille une première fois à la flotte du roi près d’Artémisium, entre l’Eubée et la terre ferme ; car Thémistocle recherchait les détroits, afin de ne pas être enveloppé. Bien que le succès eût été balancé, les Perses n’osèrent pas conserver leur position, dans la crainte que, si une partie de la flotte ennemie doublait l’Eubée, ils ne fussent mis en péril de deux côtés à la fois. Ils s’éloignèrent donc d’Artémisium, et vinrent mouiller en face d’Athènes, auprès de Salamine.

IV. De son côté Xerxès, après avoir forcé les Thermopyles, marcha sur Athènes sans s’arrêter, tua les prêtres qu’il trouva dans la citadelle et la livra aux flammes. Cet incendie effraya les Grecs ; ils ne voulaient plus tenir la mer, et le plus grand nombre étaient d’avis de se retirer chez eux et de défendre leurs remparts. Thémistocle seul résista, disant que, réunis, il étaient en état de tenir tête aux Perses, et affirmant que, s’ils se disséminaient, ils devaient succomber ; c’est ce qu’il soutenait à Eurybiade, roi des Lacédémoniens, qui avait alors le commandement en chef. Comme il ne parvenait pas à le convaincre, il envoya au roi pendant la nuit le plus fidèle de ses esclaves, pour lui annoncer de sa part « que les Grecs étaient sur le point de fuir ; qu’une fois dispersés, il lui faudrait plus de peine et plus de temps pour terminer la guerre, car il serait obligé de les poursuivre en ici et là ; tandis que s’il les attaquait sur-le-champ, il les écraserait sans peine tous à la fois. » L’intention de Thémistocle était de forcer les Grecs à combattre malgré eux tous ensemble. Ce message entendu, le barbare, ne soupçonnant aucune ruse, livra bataille le lendemain dans une position très désavantageuse pour lui, très favorable au contraire à ses ennemis, sur une mer qui était si étroite qu’il ne put développer toute sa flotte. Il fut donc vaincu, plutôt par l’adresse de Thémistocle que par les armes de la Grèce.

V. Malgré cet échec, il restait à Xerxès des forces assez considérables pour pouvoir accabler ses ennemis ; mais il fut encore forcé de reculer. Thémistocle, craignant qu’il ne voulût continuer la guerre, le fit avertir «qu’on se proposait de rompre le pont qu’il avait fait jeter sur l’Hellespont, et de lui fermer par ce moyen le retour en Asie.» Xerxès, persuadé, regagna l’Asie, en moins de trente jours, par la même route qu’il n’avait faite qu’en six mois, et regarda Thémistocle, non comme son vainqueur, mais comme son libérateur. Ce fut ainsi que la prudence d’un seul homme délivra la Grèce et fit triompher l’Europe de l’Asie. Cette victoire de Salamine est comparable à celle de Marathon ; car la plus grande flotte qu’on eût jamais vue y fut également défaite par un petit nombre de vaisseaux.

VI. Thémistocle fut grand dans cette guerre ; il ne le fut pas moins dans la paix. Les Athéniens n’ayant que le port de Phalère, qui n’était ni spacieux ni sûr, il les persuada de construire le triple port du Pirée[4] ; on l’entoura de murailles, et le Pirée, égalant la ville en magnificence, la surpassa en utilité réelle. Thémistocle rétablit aussi les murs d’Athènes, au péril de sa vie. Les Lacédémoniens s’efforcèrent en effet d’empêcher cet ouvrage. Ils se servaient du prétexte spécieux des invasions des barbares, prétendant qu’il ne fallait avoir, hors du Péloponnèse, aucune place forte, de peur que l’ennemi ne s’en emparât. Leur vrai motif était bien différent de celui qu’ils alléguaient. Athènes s’était acquis une si grande réputation chez tous les peuples, par les deux victoires de Marathon et de Salamine, qu’ils sentaient qu’il faudrait lui disputer l’empire. Ils voulaient donc qu’elle restât très faible. Lorsqu’ils eurent appris qu’on relevait les murs, ils envoyèrent des députés à Athènes pour le défendre. On cessa les travaux en leur présence, et on leur dit qu’on députerait à Lacédémone pour cet objet. Thémistocle se chargea de cette mission. Il partit d’abord seul, après avoir ordonné que les autres députés ne se mettent en chemin que lorsque les murs seraient élevés à une hauteur suffisante ; qu’on y fît travailler tous les esclaves et toutes les personnes libres ; qu’on n’épargnât aucun lieu, sacré ou profane, public ou particulier ; et qu’on amassât de toute part les matériaux qu’on jugeait propres à entrer dans une fortification. Il arriva de là que les murs d’Athènes furent rebâtis avec les démolitions des temples et des tombeaux.

VII. Thémistocle, arrivé à Lacédémone, ne voulut point d’abord aller trouver les magistrats. Il chercha à gagner du temps, autant qu’il lui était possible, en prétextant qu’il attendait ses collègues. Pendant que les Lacédémoniens se plaignaient que l’ouvrage ne se faisait pas moins, et qu’il tâchait de les amuser, les autres députés le joignirent. Thémistocle, instruit par eux que les travaux étaient presque achevés, se rendit chez les éphores<ref>On donnait le nom d'éphores à cinq magistrats que le roi Théopompe avait institués à Sparte pour tempérer l'autorité royale. Les rois ne pouvaient rien faire sans leur assentiment.</ref>, magistrats souverains de Sparte. Il leur soutint qu’on leur avait dénoncé des faussetés ; qu’il était donc juste qu’ils envoient à Athènes des gens distingués par leur rang et leur probité, en qui on eût confiance, pour y vérifier le fait ; qu’en en attendant, ils le retiendraient lui-même en otage. On fit ce qu’il souhaitait. Trois citoyens, qui avaient exercé les premières charges, furent envoyés à Athènes. Thémistocle fit partir ses collègues avec eux, en leur recommandant de ne point les relâcher qu’on ne l’eût renvoyé lui-même. Quand il jugea qu’ils étaient arrivés à Athènes, il se présenta aux magistrats et au Sénat de Lacédémone, et leur déclara très librement « que les Athéniens avaient suivi son conseil, ce à quoi les autorisait le droit commun des nations, en entourant de murs les dieux publics de la Grèce, ceux de leur patrie et de leurs foyers, pour pouvoir les défendre plus facilement contre l’ennemi ; qu’en cela même, ils n’avaient pas fait une chose inutile à la Grèce ; que leur ville était un rempart opposé aux barbares, où déjà la flotte du roi de Perse avait fait naufrage à deux fois ; que les Lacédémoniens agissaient mal et avec injustice, en considérant plus l’intérêt de leur domination que celui de toute la Grèce ; qu’ainsi donc, s’ils désiraient le retour des députés qu’ils avaient envoyés à Athènes, ils le renvoient lui-même ; car autrement ils ne les reverraient plus. »

VIII. Malgré tant de services, Thémistocle n’échappa point à l’envie de ses concitoyens. La même crainte qui avait causé la condamnation de Miltiade le fit bannir par l’ostracisme[5]. II alla vivre à Argos. Comme il y jouissait d’une grande considération, grâce à ses vertus, les Lacédémoniens envoyèrent des députés à Athènes, pour l’accuser, en son absence, de s’être uni avec le roi de Perse afin d’opprimer la Grèce. Sur cette accusation, il fut condamné comme traître, sans être entendu. À cette nouvelle, ne se trouvant pas assez en sûreté dans Argos, il se retira à Corcyre[6]. Là, s’étant aperçu que les principaux citoyens craignaient que les Spartiates et les Athéniens ne leur déclarent la guerre à cause de lui, il se réfugia chez Admète roi des Molosses[7], avec lequel il avait eu des liaisons d’hospitalité. Ce prince étant absent lorsqu’il arriva chez lui. Thémistocle, pour l’engager plus religieusement à sa défense, prit entre ses bras la fille d’Admète, encore enfant, et se jeta avec elle dans une chapelle qui était très révérée. II n’en sortit qu’après que le roi l’eut assuré de sa protection, en lui tendant la main. Admète lui tint parole. Lorsque les Athéniens et les Spartiates réclamèrent officiellement Thémistocle il ne trahit point son suppliant. Il l’avertit de pourvoir à son salut, et de ne pas se croire en sûreté si près de ses ennemis. II le fit donc conduire à Pydna[8] sous une escorte suffisante. Là, Thémistocle s’embarqua sur un vaisseau, sans être connu de personne. Une horrible tempête le portant vers Naxos[9], où se trouvait alors une armée athénienne, il sentit qu’il était perdu s’il y abordait. Forcé par cette circonstance fatale, il déclare au maître du vaisseau qui il est, lui promettant de grandes récompenses s’il le sauve. Celui-ci, touché de compassion pour un homme aussi illustre, retint le vaisseau à l’ancre à la hauteur de l’île, pendant un jour et une nuit, sans permettre à personne d’en sortir. Il aborda de là à Éphèse[10], et y mit à terre Thémistocle, qui depuis le récompensa dignement de ce service.

IX. Je sais que la plupart des historiens ont écrit que Thémistocle passa en Asie sous le règne de Xerxès ; mais j’en crois préférablement Thucydide, parce qu’il vivait à l’époque la plus rapprochée de ceux qui ont laissé l’histoire de ces temps-là, et qu’il était de la même ville. Or, cet auteur dit que Thémistocle gagna les États d’Artaxerxès, et lui adressa une lettre conçue en ces termes : « Thémistocle vient à toi. Aucun Grec n’a fait plus de mal que moi à ta maison, lorsque j’ai été forcé de combattre ton père et de défendre ma patrie. Mais je lui ai fait plus de bien encore, lorsque, en sûreté moi-même, il a commencé d’être en péril. Comme il se disposait à retourner en Asie, après la bataille de Salamine je l’informai par une lettre qu’on pensait à rompre le pont qu’il avait jeté sur l’Hellespont, et à l’envelopper. Cet avis le sauva. Aujourd’hui, poursuivi par toute la Grèce, je me réfugie auprès de toi et te demande ton amitié. Si je l’obtiens, tu trouveras en moi un aussi bon ami que je fus ennemi généreux de ton père. Je te prie, au reste, de m’accorder une année pour réfléchir sur les projets dont je me propose de t’entretenir, et de me permettre, après ce terme, de me présenter devant toi. »

X. Le roi, plein d’admiration pour la grandeur d’âme de Thémistocle et désirant s’attacher un homme de ce mérite, lui accorda sa demande. Thémistocle employa toute cette année à apprendre et à parler le persan, dans lequel il se rendit si habile, qu’il harangua, dit-on, le roi avec beaucoup plus de facilité que n’auraient pu le faire les naturels mêmes du pays. Après avoir fait à ce prince bien des promesses, dont la plus agréable était d’accabler la Grèce par les armes, s’il voulait user de ses conseils, il revint en Asie Mineure, comblé des présents d’Artaxerxès, et fixa sa demeure à Magnésie[11]. Le roi lui avait fait don de cette ville (d’où il tirait chaque année cinquante talents), en lui disant qu’il lui donnait Magnésie pour lui fournir le pain, Lampsaque le vin, et Myunte l’ordinaire de sa table. Il existe encore de nos jours deux monuments qui nous rappellent Thémistocle : son tombeau près d’Athènes, où ses restes sont déposés, et ses statues sur la place publique de Magnésie. La plupart des historiens ont parlé diversement de sa mort ; mais je préfère encore ici l’autorité de Thucydide, qui dit qu’il mourut de maladie à Magnésie sans nier cependant que le bruit courut qu’il s’était empoisonné lui-même, désespérant de pouvoir réaliser la promesse qu’il avait faite au roi de conquérir la Grèce. Le même auteur rapporte que ses amis enterrèrent ses ossements dans l’Attique, mais en secret, parce qu’il avait été condamné pour crime de trahison, et que les lois ne permettaient pas de l’inhumer dans le pays.

  1. Ville de Carie.
  2. Les historiens grecs ne parlent pas de cette guerre. Plutarque, dans sa Vie de Thémistocle, dit que les habitants de Corcyre, ayant eu des différends avec ceux de Corinthe, Thémistocle fut choisi pour arbitre et donna droit aux Corcyréens. C'est à ce fait sans doute que Cornélius Népos veut faire allusion.
  3. Salamine : île de la mer Égée, non loin des côtes de l'Attique; Trézène : ville d'Argolide.
  4. Il semblait que ce port avait trois bassins différents. Certains comprennent que les trois ports, le Pirée, Phalère, Munychie, ont été entourés d'un mur commun. Le texte se prête moins à cette interprétation.
  5. Ostracisme, ainsi appelé d'un mot grec qui signifie coquille, parce que c'était sur une coquille que les votants écrivaient le nom de l'accusé. Le bannissement prononcé par l'ostracisme était de dix ans.
  6. Corcyre, aujourd'hui Corfou: île et ville de la mer Ionienne, près de l'Épire. Les Corcyréens étaient redevables à Thémistocle qui, choisi pour arbitre entre eux et les Corinthiens, avait prononcé en faveur des premiers (voir note n°2).
  7. Les Molosses étaient un peuple d'Épire.
  8. Pydna : ville de Macédoine.
  9. Naxos : une des îles Cyclades.
  10. Éphèse : ville maritime de l'Asie Mineure.
  11. Magnésie : ville de Carie, sur le fleuve Méandre, en Asie Mineure.