Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/1

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Cimabue

GIOVANNI CIMABUE,
PEINTRE FLORENTIN.

La malheureuse Italie avait vu disparaître, au milieu du déluge de calamités qui la bouleversa, tout ce qui pouvait porter le nom d’édifice, et même tous les hommes qui cultivaient les arts, lorsque, l’an 1240, naquit à Florence, de la noble famille des Cimabui (1), Giovanni Cimabue que Dieu destinait à remettre en lumière l’art de la peinture. En grandissant, Cimabue donna des preuves d’intelligence qui engagèrent son père à l’envoyer étudier les lettres à Santa Maria Novella, auprès d’un de ses parents qui enseignait la grammaire aux novices du couvent. Mais Cimabue, cédant à un penchant naturel, au lieu d’écouter les leçons, passait tout son temps à dessiner sur ses livres des hommes, des chevaux, des maisons et d’autres fantaisies. La fortune vint d’ailleurs favoriser sa vocation. Quelques Grecs appelés à Florence par les chefs de la ville qui voulaient y faire revivre la peinture plutôt entièrement perdue qu’écartée de la bonne route, commencèrent, entre autres choses, la chapelle des Gondi, dont les voûtes et les parois sont aujourd’hui presque entièrement dégradées par le temps, comme on peut le voir à Santa-Maria-Novella (2). Entraîné par son amour pour le dessin, Cimabue s’échappait souvent de l’école et restait des journées entières à regarder travailler ces peintres qui ne tardèrent pas à le remarquer. Ils pensèrent que notre jeune élève irait loin si l’on cultivait ses dispositions. Le père de Cimabue partagea cet avis et leur confia son fils dont la joie fut grande alors. Grâce à son application et à ses qualités naturelles, il surpassa bientôt, dans le dessin et le coloris, ses maîtres qui, se souciant peu de sortir de leur ornière, se contentaient de produire des ouvrages dans ce style barbare qui caractérise cette époque, et qui est si différent de la bonne et antique manière grecque. Cimabue, tout en imitant d’abord ces Grecs, perfectionna leur art et franchit les grossières limites de leur école. Peu de temps après, son nom et ses ouvrages faisaient la gloire de sa patrie. Tout le monde admirait le devant de l’autel de Santa-Cecilia, et cette Madone qui ornait et orne encore un pilastre du chœur de Santa-Croce (3). Il peignit ensuite, d’après nature, sur un fond d’or, un saint François qu’il entoura de vingt-quatre petits tableaux renfermant l’histoire de la vie du saint. Après avoir achevé ce travail, il entreprit pour les moines de Vallombrosa, dans l’abbaye de la Santa-Trinità de Florence, un grand tableau où il ne négligea aucun effort pour justifier la haute opinion qu’on avait conçue de lui. Il y représenta sur un fond d’or des anges en adoration devant l’Enfant Jésus soutenu par la Vierge. Ce tableau fut placé par les moines sur le maître-autel de leur église. Plus tard il céda la place à une peinture d’Alesso Baldovinetti (4), et fut relégué dans une petite chapelle de la nef gauche. Cimabue peignit ensuite à fresque l’Annonciation de la Vierge, et Jésus-Christ avec Cléophas et Luc, sur la façade principale de l’hôpital del Porcellana situé au coin de la Via-Nuova qui conduit au bourg d’Ognissanti (5). Dans ces compositions, dont les personnages sont grands comme nature, il s’affranchit du joug de la vieille manière, et traita ses figures et ses draperies avec un peu plus de vivacité, de naturel et de souplesse que les Grecs si raides et si secs, aussi bien dans leurs peintures que dans leurs mosaïques. Cette vieille manière, dure, grossière et plate, était le fruit, non de l’étude, mais d’une routine que les peintres d’alors se transmettaient l’un à l’autre depuis nombre d’années, sans songer jamais à améliorer le dessin, le coloris ou l’invention.

Le gardien, qui avait jadis confié à Cimabue les travaux de Santa-Croce, l’appela de nouveau pour exécuter le grand crucifix en bois qui orne l’église encore aujourd’hui. Satisfait de cet ouvrage, le gardien conduisit notre artiste à Pise où il lui fit peindre, dans le couvent de San-Francesco, un saint François qui fut regardé comme un chef-d’œuvre. La tête du saint et les plis des draperies offraient des qualités que jamais l’école grecque n’avait montrées à Pise ni même dans toute l’Italie. Cimabue laissa en outre, dans l’église de San-Francesco, une Madone avec l’Enfant Jésus et une foule d’anges à l’entour. Ce tableau, de grande dimension et sur fond d’or, fut enlevé de la place qu’il occupait d’abord, et transporté à gauche de la porte d’entrée, lorsqu’on construisit l’autel de marbre qui existe à présent. Cimabue fut comblé d’éloges et largement récompensé par les Pisans. Il peignit également dans leur ville, à la demande de l’abbé de San-Paolo-in-Ripa-d’Arno, une sainte Agnès placée au milieu de petits tableaux dont les sujets étaient tirés de sa propre vie. Cet ouvrage se trouve actuellement sur l’autel della Vergine (6).

Tous ces travaux rendirent illustre Cimabue et le firent appeler à Assise, où il peignit, dans l’église souterraine de San-Francesco, une partie des voûtes et sur les parois la vie de Jésus-Christ et celle de saint François, en compagnie de quelques peintres grecs qu’il laissa bien loin derrière lui. Encouragé par ce succès, il entreprit, sans aucun aide, les fresques de l’église supérieure. Sur quatre parois de la grande tribune, au-dessus du chœur, il représenta la Mort de Marie, Jésus-Christ transportant au ciel l’âme de sa mère sur un trône de nuages, et un chœur d’anges assistant au couronnement de la Vierge. Le bas de cette composition était rempli d’une foule de saints et de saintes aujourd’hui détruits par le temps et la poussière. Cimabue divisa ensuite la voûte de l’église en cinq compartiments. Dans le premier, au-dessus du chœur, il peignit les quatre évangélistes plus grands que nature. On reconnaît encore aujourd’hui dans ces figures d’éminentes qualités ; la fraîcheur du coloris montre que, grâce aux efforts de Cimabue, la fresque faisait des progrès remarquables. Le second compartiment est semé d’étoiles d’or sur un fond d’outremer. Le troisième renferme quatre cadres circulaires occupés par Jésus-Christ, la Vierge, saint Jean-Baptiste et saint François. Le quatrième, comme le second, est couvert d’étoiles d’or sur un fond d’outremer. Enfin le cinquième contient les quatre docteurs de l’église accompagnés des quatre premiers ordres religieux. Après avoir terminé cette voûte avec un soin incroyable, Cimabue décora, également à fresque, la partie supérieure des parois de l’église. À gauche de l’autel, il représenta seize sujets de l’Ancien-Testament, et à droite, en face, seize sujets tirés de la vie de la Vierge et du Christ. Sur les parois où se trouve la porte principale, et autour de la rosace, il peignit l’Ascension et la Descente du Saint-Esprit sur les apôtres. Ces fresques, d’une grandeur et d’une richesse extraordinaires, durent sembler des prodiges aux yeux du peuple de ce temps, si l’on songe aux ténèbres qui environnaient alors la peinture. L’an 1563, je les revis, et je restai étonné en pensant à quelle hauteur Cimabue avait su s’élever dans ce siècle d’ignorance. De toutes ces peintures, celles de la voûte, naturellement moins exposées à la poussière, se sont le mieux conservées. Cimabue commença ensuite la décoration de la partie inférieure des parois ; mais, rappelé à Florence par quelques affaires, il abandonna ce travail qui fut achevé, long-temps après, par Giotto, comme nous le dirons en son lieu.

De retour à Florence, Cimabue exécuta plusieurs sujets de la vie du Christ, très bien dessinés, dans le cloître de Santo-Spirito (7). À la même époque, il envoya plusieurs de ses ouvrages à Empoli où on les conserve précieusement encore aujourd’hui, dans l’église du château. Il fit ensuite, pour Santa-Maria-Novella, la Madone qui est placée entre la chapelle des Rucellai et celle des Bardi de Vernio (8). Cette figure, la plus grande que l’on eût tentée jusqu’alors, est entourée d’anges qui témoignent que, si notre artiste n’avait pas complètement délaissé la manière grecque, il s’était du moins approché du bon style moderne. Ce tableau excita l’enthousiasme général. Le peuple s’empara de la Madone et la porta en triomphe au bruit des trompettes et des cris de joie, jusqu’à l’église où elle devait être déposée. On raconte et on lit dans les mémoires de quelques vieux peintres, que les magistrats de Florence ne crurent pouvoir faire un plus grand plaisir au roi Charles d’Anjou, qui traversait leur ville, qu’en lui montrant cette Madone à laquelle Cimabue travaillait dans une maison de campagne près de la porte San-Piero. Comme personne ne l’avait encore vue, tous les Florentins, hommes et femmes, accoururent en foule pour la contempler. En souvenir de cette fête, le faubourg prit le nom de Borgo Allegri qu’il a conservé même depuis qu’il est renfermé dans les murs de la ville. Cimabue peignit ensuite en détrempe un petit tableau que l’on trouve dans le cloître de San-Francesco de Pise, non loin de la porte qui conduit à l’église, où il avait déjà laissé plusieurs ouvrages de sa main, comme nous l’avons dit plus haut. Ce tableau représente un Christ entouré d’anges qui portent à la Vierge éplorée une inscription contenant ces paroles : Mulier, ecce filius tuus ; une autre inscription, où on lit : Ecce mater tua, s’adresse à saint Jean l’Évangéliste accablé de douleur. Enfin un ange tient ces mots : Ex illa hora accepit eam discipulus in suam. Il faut remarquer que Cimabue ouvrit ainsi la voie à l’invention en appelant les paroles à l’aide de la pensée : méthode aussi bizarre que neuve.

Ces travaux avaient valu à Cimabue une grande fortune et une immense réputation. Il fut alors adjoint à Arnolfo Lapi, habile architecte, pour construire Santa-Maria-del-Fiore ; mais il mourut l’an 1300, à l’âge de soixante ans, après avoir en quelque sorte ressuscité la peinture. Il laissa plusieurs élèves, et entre autres Giotto, qui fut un peintre du plus haut mérite. Giotto habita, dans la rue del Cocomero, la propre maison de son maître Cimabue, après la mort de celui-ci.

Cimabue fut inhumé dans l’église de Santa-Maria-del-Fiore. Nini composa en son honneur l’épitaphe suivante :

      Credidit ut Cimabos picturæ castra tenere,
        Sic tenuit vivens, nunc tenet astra poli.

Malheureusement pour Cimabue, sa gloire fut obscurcie par celle de son élève Giotto, comme le témoigne le Dante dans le onzième chant de son Purgatoire où, en faisant allusion à l’épitaphe que nous avons citée tout à l’heure, il dit :

      Credette Cimabue nella pintura
      Tener lo campo, ed ora ha Giotto il grido ;
      Si che la fama di colui oscura.

À propos de ces vers, un commentateur du Dante, qui vivait du temps de Giotto, dix ou douze ans après la mort du poète, c’est-à-dire vers l’an 1334, écrivait ces propres paroles : « Cimabue de Florence, contemporain de l’auteur, fut un peintre aussi noble qu’on peut l’imaginer. Il était si fier et si hautain, qu’il n’hésitait jamais à détruire un ouvrage, si précieux qu’il fût, dès qu’on lui faisait apercevoir ou dès qu’il apercevait lui-même un défaut ; et cependant, comme cela arrive aux artistes, il ne fallait accuser que la matière ou l’outil. De tous les peintres de la même ville de Florence, Giotto fut et est encore le plus éminent, comme le prouvent ses ouvrages à Rome, à Naples, à Avignon, à Florence, à Padoue, et en beaucoup d’autres endroits, etc. » Ce commentaire est aujourd’hui entre les mains du révérend Messer don Vincenzio Borghini, prieur degl’Innocenti, homme illustre, non seulement par sa noblesse, sa bonté et son savoir, mais encore par son amour éclairé des beaux, arts ; aussi a-t-il justement mérité d’être choisi pour lieutenant du duc Cosme dans notre Académie du dessin. Mais revenons à Cimabue. Il n’est que trop vrai que sa renommée s’éclipsa devant celle de Giotto, de même qu’une petite lumière pâlit à côté des rayons éclatants d’un grand foyer. Cimabue fut le premier qui restaura l’art de la peinture ; mais Giotto, son élève, aiguillonné par une louable ambition, et favorisé du ciel et de la nature, ouvrit la porte de la vérité à ceux qui ont poussé l’art à cette perfection et à cette hauteur où il se trouve à présent. Notre siècle, accoutumé à voir chaque jour les prodiges et les miracles enfantés par nos artistes, est arrivé au point de rester presque indifférent devant les plus merveilleux chefs-d’œuvre, quoiqu’ils semblent dus à la Divinité elle-même plutôt qu’au génie de l’homme. Heureux encore seraient ceux qui embrassent avec courage cette pénible carrière, si, au lieu d’éloges et d’encouragements, ils ne recueillaient pas le blâme et même souvent la honte !

Simone de Sienne introduisit le portrait de Cimabue dans son tableau de la Foi que possède le chapitre de Santa-Maria-Novella. Le visage est de profil et maigre, la barbe courte, un peu rousse et pointue : le front est couvert d’un chaperon qui enveloppe le cou avec grâce : à côté, Simone se peignit lui-même de profil, à l’aide de deux miroirs. Entre eux, un soldat armé représente, dit-on, le comte Guido Novello, alors seigneur de Poppi.

Il me reste à dire que, dans un livre où j’ai rassemblé des dessins de tous les artistes qui ont existé depuis Cimabue, on voit, de la main de ce maître, plusieurs petites miniatures qui, toutes grossières qu’elles paraissent aujourd’hui, peuvent montrer combien le dessin s’améliora dans ses mains (9).

Le Vasari a-t-il eu tort ou raison de prendre l’œuvre de Cimabue comme le point de départ de la peinture moderne ? Nous n’en savons rien, et nous nous en soucions peu. Cette réponse péremptoire à une aussi vieille, et par conséquent aussi respectable question, pourra offusquer beaucoup de gens, quoique cependant nous nous croyions fort en droit de la faire. En effet, si nous ne sommes pas disposés à noircir du papier, comme tant d’autres, sur ce thème, ce n’est pas, dieu merci ! faute de l’avoir étudié. Nous avons été dupes, nous aussi, et nous avons perdu un temps que personne ne nous rendra dans cette recherche vaine, dont notre naïve curiosité exagérait l’importance et les éléments. Nos lectures et nos conférences n’ont rien pu nous apprendre de décisif à cet égard. Et nous ne sommes sûrs que d’une chose, c’est que ceux qui s’en sont mêlés comme nous auraient dû avouer ce que nous avouons. Mais, on a mieux aimé jusqu’ici faire prendre le change au lecteur, et l’abuser par les plus oiseuses indications. Expliquons-nous. Les écrivains qui ont donné tort au Vasari, et dont nous ne citerons pas ici les noms, pour éviter une liste fatigante, comment se sont-ils arrangés ? Tout simplement, en dénaturant la question, et en attribuant à leurs prétendues preuves un sens qu’elles ne pourraient avoir. Ainsi, ils nous ont exhumé un nombre plus ou moins considérable de noms d’artistes et de descriptions d’ouvrages antérieurs à Cimabue. Belle découverte ! Invention accablante pour ce pauvre Vasari ! Puis, débitant ces noms d’une voix sonore, d’autant plus sonore, que les dates dont ils étaient flanqués pouvaient avoir un air d’authenticité, ils impatronisaient, dans l’histoire de l’art moderne, la première dynastie de ses artistes, désormais retrouvée. Le malheur est qu’en fait de restauration de ce genre personne ne veut céder le pas à son voisin, et que chacun entend briller par sa propre trouvaille ; de façon que, de proche en proche, et de premier peintre en premier peintre, on est remonté jusqu’au règne de Constantin. Cette mystification dont nous-mêmes, on peut nous croire, avons beaucoup souffert, a eu quelques avantages, comme nous l’avons déjà dit ; à savoir : d’établir d’une manière plus nette la succession, sans solution de continuité, des artistes en Italie. Mais, bon dieu ! était-il besoin de travailler autant pour consacrer cette idée, dont tout, sans ces recherches pénibles, montrait l’évidence, et dont notre bon Vasari lui-même, malgré ses assertions étourdies, nous apportait tant de preuves ? Mais, nous dira-t-on, c’est contre votre Vasari que ce vaste travail a été entrepris. S’il ne s’était pas permis de poser en fait que, lorsque Cimabue parut, la peinture était en Italie plutôt entièrement perdue qu’égarée de la bonne voie, eût-on cherché à établir qu’il y avait eu en Italie des peintres avant ce Florentin ? On s’en fût évité la fatigue, parce que personne n’en eût douté sans sa malencontreuse assertion. Nous ne répondrons à ceci qu’une chose ; c’est qu’avant de se décider à entrer en lutte avec un auteur, il faut l’avoir lu, pour bien comprendre ce qu’il dit, et le sens dans lequel on doit l’entendre. En effet, le Vasari n’a jamais prétendu affirmer que Cimabue ait été le premier peintre qui ait paru en Italie. Son livre fournit partout la preuve du contraire. Il est explicite à cet égard dans sa savante et naïve préface. Il l’est encore davantage dans sa sixième biographie, où il fait apparaître un Toscan, un peintre né comme lui à Arezzo, dont il a vu et dont il détaille les nombreux ouvrages. Or, ce peintre d’Arezzo, le Vasari ne le donne-t-il pas nettement comme antérieur à Cimabue ? Ce n’était donc pas la peine de lire et d’écrire tant de volumes pour tarabuster le Vasari, à propos d’une phrase échappée à sa plume facile, quand lui-même il en fournit la rectification. C’était vraiment du don Quichotisme de vouloir prendre ainsi au pied de la lettre, et longuement réfuter un homme qui vient de vous dire, avec une égale ingénuité, qu’il n’hésite pas à admettre l’existence de l’art avant le déluge. Il ne saurait alors s’agir, dans la question, de citer tel ou tel peintre comme ayant vécu avant Cimabue, mais bien d’en trouver un dont les ouvrages aient un caractère suffisant d’originalité spéciale et d’indépendance progressive, pour en faire, préférablement à lui, l’incontestable et premier promoteur de l’art moderne. C’est là ce qui est vraiment difficile, et ce à quoi nous renonçons, sans redouter, pour notre amour-propre de commentateurs, aucune conséquence sérieuse.

Maintenant dépêchons-nous de dire, car nous savons qu’on pourrait nous prendre en sous-œuvre par là, qu’il est possible que plusieurs artistes contemporains de Cimabue n’aient rien dû à son influence et aient montré simultanément des efforts analogues et des résultats peut-être équivalents. C’est là une chose sur laquelle nous nous expliquerons dans notre note sur la biographie de Duccio de Sienne. On y verra que le Vasari aurait pu faire jusqu’à un certain point marcher ce Siennois de front avec Cimabue ; mais on y verra aussi que la haute position dans laquelle l’histoire accepte Cimabue, quoi qu’on ait pu faire, n’est point jusqu’ici au moins une usurpation qui se puisse démontrer ; c’est là tout ce qu’il nous fallait. Il ne pouvait, en effet, nous convenir d’abandonner notre auteur attiré dans une sorte d’embûche, et laissé sans défense jusqu’ici, sous le plus lourd fatras de dissertations hostiles qui n’arrivent à rien au fond. Après cela, peu nous importe que Cimabue en toute exactitude, en toute exclusion, ait ou n’ait pas été le premier Italien qui dans la peinture manifesta les premiers symptômes de l’affranchissement de l’art et de l’artiste. Ce qu’il nous convient seulement de savoir et de savoir bien, c’est que, comme le Vasari nous le dépeint, il a pu être ; ce n’est pas là certes une marque indifférente d’authenticité. À l’époque où le Vasari écrivait sous ses impressions et dans son entourage, il n’était pas facile de recomposer de toutes pièces la figure si nette et si vraie qu’il vient de nous montrer. Cimabue, ainsi qu’il nous le présente et malgré quelques erreurs de détail, s’ajuste admirablement à l’époque précise où il le fait naître et agir. Les ouvrages qui lui appartiennent incontestablement, comparés à ceux de ses prédécesseurs ou de ses contemporains qui se sont conservés, nous indiquent distinctement sa supériorité et son effort original. Cimabue a dû être dans son art, le représentant le plus direct, le plus énergique, de ce sentiment d’individualité et de cet instinct de progrès qui dans son temps tourmentaient l’Italie. Sa naissance élevée, la fierté de son caractère, l’influence de ses relations, sa facilité précoce, tout l’y disposait. Le noble enfant de Florence, entre les ouvriers grecs et italiens parmi lesquels sa vocation le poussait, ne voulut pas être un ouvrier. L’art moderne est sorti, qu’on le sache bien, de ce sentiment d’orgueil ; car ce sentiment appelait après soi l’émulation, et l’émulation appelait le progrès. Dante et Vasari sont d’accord sur ce chapitre, si l’on veut y regarder ; et ce chapitre explique lisiblement la renonciation désormais incessante de l’art à la tradition byzantine ; à la forme non pas positivement imposée, comme on s’est plu à le dire, mais relativement consacrée, relativement immobile. Comment donc les promoteurs actuels de la restauration de l’art catholique voient-ils la chose ? Eux qui viennent étourdiment prendre Cimabue, ce premier et consciencieux récalcitrant, pour leur drapeau ; eux qui rangent parmi leurs saints tous ces échappés de l’école byzantine, tous ces obstinés révolutionnaires que nous allons voir venir en foule à sa suite, à commencer par le Giotto, son élève. Il nous semble qu’il y a là une erreur bien grave, des prétentions inconciliables, des explications erronées, et un non-sens grossier, que personne jusqu’ici sur notre terrain n’a signalé. Comme nous sommes à même de le faire, comme la théorie en question nous paraît dangereuse, et devoir grandement préjudicier à nos écoles déjà assez en peine, nous tâcherons de ne pas déserter l’examen que notre position d’annotateurs du Vasari nous confère. Mais nous devons suivre forcément notre auteur, au fur et à mesure que son texte se déroule ; et, comme sa marche, surtout à son début, peut paraître assez peu rationnelle, nous croyons bon de nous expliquer sur le parti que nous prendrons pour y suppléer tout en nous y conformant.

Nous soulèverons particulièrement dans ce premier volume les questions, soit d’histoire, soit de critique, qui nous paraîtront propres à faciliter l’intelligence des premiers temps de l’art moderne, et à prévenir les fâcheuses influences sous lesquelles on se laisse aller trop souvent en l’appréciant. On pourra donc y rencontrer, à la suite de plus d’une biographie, des considérations en apparence étrangères, ou du moins peu exactement attachées ; mais toutes concourront à établir, pour le lecteur et pour nous, un point de départ solide pour tout l’ensemble. Après avoir dit à quel point de vue nous nous placions dans nos jugements, après avoir jeté un coup d’œil rétrospectif sur le passé, sans négliger la rectification des erreurs de détails qui ne pouvaient s’ajourner, viendront les questions plus positives de la technique renaissante, et la constatation de tous les progrès accomplis. L’œuvre des promoteurs de l’art moderne n’a été ni interrompue, ni morcelée ; elle s’est au contraire poursuivie et déroulée de la manière la plus régulière et la plus complète jusqu’à son développement suprême. Chacun des vieux maîtres dont Cimabue ouvre la série a été reproduit fidèlement par quelqu’un des hommes progressifs de la seconde époque, et nous retrouverons, pour les comparer entre eux, Giotto et Masaccio, Stefano et Uccello, le Lapo et Brunelleschi, Antonio et Giovan Bellini, le Pisan et le Ghiberti, les Siennois et le Fiesole, Benozzo Gozzoli et le Pérugin. Ces rapprochements et tant d’autres pourront mieux mettre en saillie les uns et les autres. Ici, nous devons surtout nous occuper de décrire les circonstances qui ont précédé l’apparition des premiers ; car, tous ces vénérables fondateurs des écoles modernes, comme ces hermès à deux faces, que les anciens plaçaient le long de leurs routes et dans leurs champs, ne se peuvent pas bien envisager dans la route et dans les champs de l’art, d’un point de vue unique. Il faut d’abord marcher à eux et les franchir, puis se retourner pour bien voir leurs deux faces. Mais nous pouvons dire, par anticipation et pour conclure quelque chose ici, qu’à l’égard de Cimabue, nous épousons complètement la légende que le Vasari nous a donnée. L’homme de la légende, ici, nous semble être réellement l’homme de l’histoire. Le Vasari après s’être expliqué, et se réservant encore de s’expliquer plus tard, a voulu conserver à Cimabue sa physionomie populaire et consacrée. Pourquoi ne l’eût-il pas fait ? Que sait-on de nouveau ? Qui l’a démenti ? Eût-il été convenable à lui, serait-il possible à nous d’avoir voulu ou de vouloir nier ce que Florence répétait de génération en génération, à propos du premier initiateur de ses maîtres ? Fallait-il alors, ou faut-il maintenant, sous d’insignifiants détails, sous de puériles discussions, chercher à éteindre l’auréole du prédestiné de Borgo Allegro ? Nous ne le croyons pas. La saine intelligence de l’histoire et de l’art n’est pas confiée, comme nous l’avons déjà dit, à la manie tracassière des compilateurs et aux aperçus microscopiques des commentateurs.

NOTES.

(1) Voyez le Baldinucci, tome I, page 17 de l’édition florentine, où il est dit que les Cimabui étaient aussi appelés Gualtieri.

(2) Vasari se trompe, en faisant travailler ces peintres grecs dans la chapelle des Gondi, bâtie, avec l’église entière, un siècle plus tard. Il fallait dire, dans une autre chapelle, sous l’église, où l’on plâtra depuis toutes ces peintures grecques, pour leur en substituer d’autres d’un artiste du XIVe siècle.

(3) Ce tableau est également mentionné par le Cinelli, page 317 des Bellezze di Firenze ; mais il ajoute qu’il fut enlevé lorsqu’on restaura l’église, et on ne sait où il se trouve aujourd’hui.

(4) Le tableau de Baldovinetti fut remplacé par une peinture de Pîero Dandini, représentant la Trinité.

(5) Cimabue fit aussi, pour l’église des Vallombrosani de San-Pancrazio, un tableau représentant la Vierge et l’Enfant-Jésus. Ce tableau, entouré de divers sujets, après avoir orné le chœur de l’église, fut transporté dans le monastère.

(6) Toutes ces peintures sont détruites.

(7) Ces sujets de la vie du Christ ont péri.

(8) Ce tableau est décrit par le P. Richa, page 62, tome III.

(9) Le Musée du Louvre possède deux tableaux de Cimabue : la Vierge et des Anges ; la Vierge et l’Enfant Jésus.

Le P. Richa parle de plusieurs tableaux attribués à Cimabue, et dont Vasari ne fait point mention ; il cite, entre autres, un saint François, à Santa-Croce de Florence ; une Madone, sur un autel de San-Pietro-Scheraggio ; le devant de l’autel de Santa-Cecilia ; un Crucifix, dans le monastère des religieuses de S.-Jacopo di Ripoli, etc.