Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/2

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arnolfo di lapo.

ARNOLFO DI LAPO,

ARCHITECTE FLORENTIN.

Dans notre préface, nous avons déjà parlé de quelques vieux monuments dont les auteurs nous sont restés inconnus. Nous croyons qu’il ne sera pas hors de propos de mentionner ici, avant de nous occuper d’Arnolfo, plusieurs autres édifices construits de son temps ou peu d’années avant lui, soit par des maîtres oubliés aujourd’hui, soit par des architectes dont les noms sont parvenus jusqu’à nous. Malgré leur mauvais style, nous ne devons point passer sous silence ces édifices remarquables par leur grandeur et leur magnificence. Les plus importants, qui furent achevés du temps de Lapo et de son fils Arnolfo, et dont je n’ai pu découvrir les auteurs, sont l’abbaye de Monreale, en Sicile ; l’évêché de Naples, la chartreuse de Pavie, le dôme de Milan, San-Pietro et San-Petronio de Bologne, et quantité d’autres élevés à grands frais dans toute l’Italie. J’ai vu tous ces monuments et de précieux morceaux de sculpture de la même époque, particulièrement à Ravenne, et jamais je n’ai pu trouver la moindre trace des noms de ces maîtres, qui, par sottise ou peut-être par mépris de la gloire, négligèrent de les transmettre à la postérité. Le premier de ceux qui leur succédèrent et qui cherchèrent à améliorer leur art fut Buono, sculpteur et architecte, qui nous a laissé ignorer son prénom et sa patrie en n’inscrivant que son nom sur ses ouvrages. Vers l’an 1152, les sculptures, les palais et les églises dont il avait enrichi Ravenne le mirent en réputation et le firent appeler à Naples, où il commença le château Capoano et le château dell’Uovo, que terminèrent d’autres architectes, comme nous le dirons plus tard. Il fut ensuite employé par Domenico Morosini, doge de Venise, à construire la tour de San-Marco. Les fondations, assises sur des pilotis, furent faites avec tant de soin que le campanile n’a pas une seule fente, tandis qu’on en voit à presque tous les autres édifices de Venise. Du reste, il faut avouer que cette tour n’a de merveilleux que sa solidité ; elle fut achevée l’an 1154, sous les pontificats d’Anastase IV et d’Adrien IV. L’église de Sant’-Andrea de Pistoia fut également construite sur les dessins de Buono, qui sculpta lui-même ces figures gothiques qui ornent l’architrave de la porte, et au bas desquelles il grava son nom et la date de 1166. Appelé ensuite à Florence, il donna le projet d’agrandissement de l’église de Santa-Maria-Maggiore, qui était alors hors de la ville, et que les fidèles avaient en vénération parce qu’elle avait été consacrée anciennement par le pape Pélage (1). Buono fit encore bâtir le palais gothique de la seigneurie d’Arezzo (2) et la tour du beffroi. Cet édifice, qui dans son genre ne manquait pas de mérite, fut jeté à terre l’an 1533, à cause du voisinage de la citadelle de la ville.

Grâce à un allemand nommé Guglielmo (ou Wilhem), un meilleur goût présida bientôt à l’érection des somptueux édifices qui couvrent le sol toscan. On rapporte que ce Guglielmo commença, l’an 1174, avec le sculpteur Bonanno, le campanile de la cathédrale de Pise, sur les murs duquel on lit ces mots :

A. D. m. c. 74. Campanile hoc fuit fundatum Mense Aug.

Ces architectes, ne connaissant pas bien le terrain de Pise, n’établirent pas des fondations assez solides ; aussi la partie la plus faible du terrain s’affaissa de telle sorte que ce campanile prit une inclinaison de six brasses et demie hors de son aplomb. Il y a lieu de s’étonner que cela n’ait pas entraîné sa ruine ; mais grâce à sa forme circulaire, au soin avec lequel toutes ses parties avaient été jointes et au renfort que l’on apporta aussitôt du côté où il penchait, la ligne de direction ne sortit pas de la base. Il est à croire que le contraire serait arrivé, si l’édifice eût été carré. On nous objectera peut-être que la tour de la Carisenda, à Bologne, quoique carrée, est restée debout après avoir éprouvé le même accident ; mais nous répondrons que la Carisenda est moins inclinée et beaucoup plus légère que le campanile de Pise, qui du reste ne doit sa célébrité ni à son dessin ni à son style, mais seulement à la bizarrerie de sa position, qui fait craindre qu’il ne puisse subsister long-temps (3). L’an 1180, Bonanno, l’un des architectes que nous avons nommés plus haut, coula en bronze la porte royale de la cathédrale de Pise, sur laquelle on trouve ces paroles :


Ego Bonannus Pis. mea arte hanc portam uno anno perfeci tempore Benedicti operarii. (4)


À cette époque, chaque jour préparait le rétablissement du bon goût dans l’architecture. Déjà, sous les papes Luce III et Urbain III, les murailles de San-Giovanni-Laterano, composées de matériaux antiques, en offraient la preuve (5). Déjà quelques petites chapelles, quelques petits temples, témoignaient des efforts tentés par les artistes pour entrer dans la bonne voie.

Peu de temps après, Innocent III fit bâtir sur le mont Vatican deux palais d’un excellent style, autant qu’il a été permis d’en juger, car ils furent détruits par d’autres papes parmi lesquels nous citerons Nicolas V, qui démolit et reconstruisit la plus grande partie du palais dont on ne trouve plus aujourd’hui que deux fragments, à la tour ronde et à la vieille sacristie de Saint-Pierre. Cet Innocent III, qui occupa le trône pontifical pendant dix-neuf ans, était grand amateur de constructions. Il éleva de nombreux monuments à Rome, et se servit de Marchione, architecte et sculpteur d’Arezzo, pour édifier la tour de’Conti, à laquelle il donna, comme on le voit, le nom de sa famille (6). À Arezzo, le même Marchione acheva, dans l’année où mourut Innocent III, le clocher et l’église paroissiale, dont il orna la façade de trois ordres l’un sur l’autre. Il y introduisit des colonnes de différentes dimensions, accouplées deux à deux et parfois jusqu’à quatre ensemble. Elles étaient travaillées en forme de vis ou couvertes de sculptures. Des espèces de consoles représentant les animaux les plus étranges leur servaient de base. L’ensemble de cette façade, malgré sa bizarrerie, dénotait un progrès ou du moins des efforts consciencieux pour obtenir un bon résultat. Au-dessus de la porte de l’église, Marchione sculpta lui-même en demi-relief Dieu le père, entouré d’anges, et les douze mois de l’année. Il y grava également son nom et la date de 1216. On dit que ce fut lui qui construisit à Borgo-Vecchio, pour le pape Innocent III, l’ancien hôpital et l’église de Santo-Spirito-in-Sassia, dont on voit aujourd’hui quelques restes. L’église s’était conservée jusqu’à nos jours, lorsque le pape Paul III de la maison Farnèse jugea à propos de la faire rebâtir sur un plan plus large et plus somptueux. Mais là ne s’arrêtent pas les travaux de notre architecte : la chapelle de la Crèche, dans l’église de Santa-Maria-Maggiore, est encore de lui (7), ainsi que le portrait et le tombeau du pape Honorius III dont il dessina et sculpta les ornements avec un art qui était alors inconnu en Italie. Dans le même temps il acheva la porte latérale de San-Pietro de Bologne, si riche de sculptures et de colonnettes, supportées par des hommes, des lions et d’autres animaux. Au-dessus il plaça les douze mois de l’année, les signes célestes et divers caprices d’un faire merveilleux.

À cette époque, l’ordre des Frères Mineurs de saint François, dont les règles avaient été confirmées en 1206 par le pape Innocent III, prit un tel développement, non seulement en Italie, mais encore dans tous les pays du monde, qu’il n’y eut presque aucune ville d’importance qui ne lui fît bâtir selon ses ressources des églises et des couvents. Deux ans avant la mort de saint François, général de l’ordre, le frère Elia avait commencé à Assise une église dédiée à Notre-Dame. Dès que saint François fut mort, toute la chrétienté s’empressa d’aller visiter le corps de ce bienheureux et de déposer à ses pieds des offrandes si nombreuses, que l’on résolut de continuer sur un plan plus large et plus magnifique l’église commencée par le frère Elia. Ce monument qui devait couronner une colline très-élevée, au bas de laquelle coulait un torrent connu sous le nom de Teschio, réclamait un bon architecte, et il était difficile alors d’en trouver un digne d’une semblable entreprise. Enfin on choisit Maestro Jacopo, qui, après avoir examiné les lieux, dessina un couvent et une église divisée en trois étages, dont l’un se trouvait complètement sous terre, tandis que les deux autres étages formaient deux églises. Celle qui se trouvait au rez-de-chaussée était environnée d’un portique et servait de vestibule à l’église supérieure, à laquelle on montait au moyen d’un escalier très-commode. Cette dernière, sous la figure d’un T, avait pour longueur cinq fois sa largeur ; des voûtes d’une extrême hardiesse, soutenues par de gros pilastres, séparaient les deux étages. Le corps de saint François, dont personne ne devait approcher, fut placé solennellement dans la grande chapelle de l’église souterraine, sous l’autel, que l’on entoura d’une grande grille de fer, couverte de riches ornements de marbre et de mosaïque. Deux sacristies et un clocher qui avait de hauteur cinq fois sa largeur complétaient l’édifice ; on voyait aussi une pyramide octogone très élevée, mais on la supprima parce qu’elle menaçait ruine. Ce monument fut achevé dans l’espace de quatre ans, grâce au génie du Maestro Jacopo et à la sollicitude du frère Elia, après la mort duquel on flanqua, pour prévenir tout accident, l’église souterraine de douze tours solides, dont chacune renfermait un escalier en limaçon et sortant de terre pour grimper jusqu’au faîte de l’édifice, auquel avec le temps on ajouta de nombreuses chapelles et de riches ornements dont il est inutile de donner ici la description, chacun étant libre d’aller admirer ces preuves éclatantes de la munificence et de la piété des souverains pontifes, des cardinaux, des princes et des autres grands personnages de l’Europe.

Ces travaux acquirent une telle renommée à Maestro Jacopo, que bientôt il fut appelé à Florence, où il reçut l’accueil le plus flatteur. Il y changea son nom contre celui de Lapo, suivant le diminutif florentin, s’y fixa avec sa famille, et ne s’en éloigna que de temps en temps pour diriger en Toscane les constructions de quelques édifices, tels que le palais di Poppi, dans le Casentino, pour le mari de la belle Gualdrada ; l’évêché d’Arezzo et le palais vieux du seigneur de Pietramala. De retour à Florence, l’an 1218, il fonda les piles du pont de la Carraia, qui alors s’appelait le Pont-Neuf (ponte nuovo), les acheva dans l’espace de deux ans, et les couvrit en bois, comme c’était alors l’usage. L’an 1221, il dessina et fit commencer l’église de San-Salvadore, ainsi que celle de San-Michele (8), sur la place Padella, où l’on voit plusieurs sculptures de la même époque. Il donna ensuite des plans pour établir des égouts dans la ville, et pour exhausser la place de San-Giovanni, construisit le pont qui porte le nom de Messer Rubaconte da Mandella, et trouva le moyen de couvrir de larges dalles les rues, que jusqu’alors on n’avait pavées qu’en briques. Enfin, après avoir exécuté le modèle du palais del Podesta, autrefois degli Anziani, et celui du tombeau de l’empereur Frédéric pour l’abbaye de Monreale, en Sicile, il mourut laissant son fils Arnolfo héritier de sa fortune et de ses talents.

Arnolfo, né en 1232, était âgé de trente ans à la mort de son père et jouissait déjà d’un grand crédit. Bientôt il fut considéré comme le plus habile architecte de toute la Toscane. Il était destiné à rendre à l’art de bâtir les mêmes services qu’avait rendus à l’art de peindre Cimabue, qui lui enseigna le dessin. En 1284, les Florentins construisirent, d’après ses dessins, la dernière enceinte des murs de leur ville et la place d’Orsanmichele ornée de pilastres et de portiques en briques. L’année où le Poggio de’Magnoli s’écroula, on rendit, sur le conseil d’Arnolfo, un décret qui défendait de jamais bâtir dans le même endroit, attendu que les rochers minés par l’eau présentaient de grands dangers ; et rien n’était plus sage, comme nous l’a prouvé de nos jours la ruine de tant d’édifices et de magnifiques maisons. L’an 1285, Arnolfo éleva la loge et la place dei Priori, ainsi que les trois chapelles de l’abbaye de Florence fondée par le comte Ugo. Il agrandit l’église et le chœur et commença, sur l’ordre du cardinal Giovanni degli Orsini, légat du pape en Toscane, le clocher qui fut dès lors beaucoup admiré, quoiqu’on ne le vît terminer qu’en 1330 (9). L’église de Santa Croce des Frères Mineurs fut également commencée l’an 1294, sur les dessins d’Arnolfo (10). La nef et les bas-côtés reçurent un tel développement, qu’il fut nécessaire de jeter sur les pilastres des arcades qui servirent de support au toit et à des chéneaux de pierre destinés à faciliter l’écoulement des eaux pluviales. Arnolfo donna ensuite le dessin des premiers cloîtres de l’ancien couvent de cette église, et peu de temps après nettoya l’extérieur de San-Giovanni qui était défiguré par un grand nombre d’incrustations et de tombeaux en marbre et en pierre, qu’il fit placer derrière le clocher sur la façade de la maison canoniale, près de l’oratoire de San-Zanobi. Puis il procéda au revêtissement en marbres noirs de Prato qui décorent aujourd’hui les huit faces du monument. L’année suivante, les Florentins le chargèrent d’établir des marchés dans le Valdarno, au-dessus du château de San-Giovanni ; et il s’acquitta si bien de tous ces différents travaux, qu’ils le créèrent citoyen de leur ville.

Les Florentins, selon le récit de Gio. Villani (11), avaient résolu de construire un temple capable de lutter par sa grandeur et sa magnificence avec les plus étonnantes créations de l’industrie humaine. C’est alors qu’Arnolfo exécuta les plans et le modèle de Santa-Maria-del-Fiore, que l’on ne saura jamais assez louer. Cet édifice est revêtu en marbre et orné d’une foule de corniches, de pilastres, de colonnes, de figures et de sculptures de tout genre qui forment un assemblage merveilleux. Malgré l’embarras causé par plusieurs maisons et quelques petites églises parmi lesquelles on comptait celle de Santa-Reparata, qu’on laissa provisoirement subsister sur le terrain qu’embrassait l’enceinte du nouveau projet, notre architecte parvint à jeter ses fondements composés de très grosses pierres mêlées de moellons et d’un mortier de chaux, avec tant de précision et de solidité, qu’ils purent depuis supporter sans danger l’immense coupole de Filippo Brunelleschi. La première pierre de ce monument fut posée en 1298, avec une pompe solennelle, par le cardinal légat, le jour de la Nativité de la Vierge, en présence de plusieurs évêques, du clergé, du podestat, des capitaines, des prieurs, des autres magistrats de la ville et enfin de tout le peuple, qui était accouru en foule à cette cérémonie. Comme on prévoyait les dépenses que devait exiger une telle entreprise, on leva une taxe de quatre deniers par livre sur toutes les marchandises qui sortaient de la ville, et un impôt annuel de deux sous par tête. De plus, le pape et le légat accordèrent de grandes indulgences à ceux qui contribueraient de leurs aumônes à l’érection du lieu saint. Je ne dois pas oublier de dire qu’à chaque angle des huit faces du monument on plaça de solides supports qui donnèrent à Brunelleschi le courage d’entreprendre la fameuse coupole, poids énorme auquel Arnolfo n’avait jamais songé. Notre architecte fit sculpter sur les frises des deux portes latérales de Santa-Maria-del-Fiore des feuilles de figuier que l’on prétend être les armoiries de son père Lapo, ce qui engagerait à croire qu’il descendait de la noble famille des Lapi. Quelques personnes ajoutent encore que Brunelleschi appartient à la même famille, d’autres pensent que les Lapi sont venus de Figaruolo, château situé à l’embouchure du Pô. Mais revenons à notre sujet. L’église de Santa-Maria-del-Fiore, entièrement en pierres de taille, est revêtue de marbres de différentes couleurs. Sa longueur est de cent soixante brasses, et sa largeur dans la croisée est de cent soixante-six brasses. La largeur de la nef, y compris les bas-côtés, est de soixante-six brasses. La hauteur de la nef du milieu est de soixante-deux brasses, les deux collatérales ou bas-côtés ont quarante-huit brasses d’élévation. On compte pour le circuit de l’église douze cent quatre-vingts brasses, et du sol à la lanterne cent cinquante-quatre brasses. La lanterne sans la boule est haute de trente-six brasses, la boule de quatre, et la croix de huit. Du sol à l’extrémité de la croix on trouve deux cent deux brasses (12).

Cette œuvre mit le sceau au crédit d’Arnolfo : on n’entreprenait rien d’important qu’avec le secours de ses talents ou de ses conseils. L’an 1284, après avoir commencé, comme nous l’avons dit plus haut, la troisième enceinte des murs de Florence et avancé la construction des tours dont il la flanqua, il jeta les fondements du palais de’Signori, en imitant le plan que son père Lapo avait fait pour le château des comtes de Poppi, dans le Casentino. Mais il ne put lui donner la perfection qu’il avait rêvée. Il se rencontra parmi les gens qui gouvernaient Florence des esprits assez sottement fanatiques pour lui défendre, malgré ses instances, d’élever une partie du palais sur le terrain des Uberti, gibelins rebelles dont on avait rasé les maisons. Au lieu de laisser opérer en liberté au milieu de la place, ils préférèrent le voir abattre la nef septentrionale de San-Piero-Scheraggio. On exigea en outre qu’il renfermât dans l’enceinte du palais la tour de’Foraboschi, que l’on appelle aujourd’hui la tour della Vacca, haute de cinquante brasses, et plusieurs maisons achetées par la commune. On ne doit donc pas s’étonner si cet édifice se trouve hors d’équerre, car il fallut, pour placer la tour au centre et la rendre plus forte, la bander avec les murailles du palais qui étaient encore en très bon état, lorsqu’en 1561, sous le duc Cosme, Giorgio Vasari fut appelé pour réparer les fortifications. Le clocher qui couronne aujourd’hui la tour ne fut construit qu’après la mort d’Arnolfo, qui en deux ans ne put achever que le palais, auquel depuis on a ajouté chaque jour tous ces embellissements qui lui donnent tant de majesté et de grandeur.

Après avoir accompli ces travaux et beaucoup d’autres aussi utiles que remarquables, Arnolfo mourut en 1300, à l’âge de soixante-dix ans, au moment où Giovanni Villani commença l’histoire universelle de son époque. Arnolfo vécut assez pour voir bander trois des principaux arcs qui soutiennent la coupole de Santa-Maria-del-Fiore ; il mérita que son nom fût célébré dans ces vers gravés dans l’église même :


Annis millenis centum bis octo nogenis
Venit Legatus (13) Romæ bonitate dotatus,
Qui lapidem fixit fundo, simul et benedixit.
Præsule Francisco, gestante pontificatum,
Istud ab Arnolfo templum fuit ædificatum.
Hoc opus insigne decorans Florentia digne
Reginæ cœli construxit mente fideli,
Quam tu Virgo pia, semper defende, Maria.


Certes Arnolfo n’arriva point dans ses ouvrages à la perfection que l’on a obtenue depuis ; néanmoins il mérite toute notre reconnaissance, pour avoir montré la bonne voie à ses successeurs. Dans l’église de Santa-Croce on voit le portrait d’Arnolfo dans un tableau de Giotto, placé dans la grande chapelle où les religieux pleurent la mort de saint François. Le chapitre de Santa-Maria-Novella possède une copie de l’extérieur de l’église et de la coupole de Santa-Maria-del-Fiore, exécuté par Simone de Sienne, d’après le modèle original d’Arnolfo ; mais, comme ce dernier et ceux de Filippo Brunelleschi et des autres architectes ont été perdus dernièrement par l’incurie de ceux qui étaient préposés à la garde de l’œuvre de Santa-Maria-del-Fiore, on ne sait rien de bien précis sur les changements qu’opéra Brunelleschi avant de commencer la voûte de la coupole.



Plusieurs écrivains possédés, nous aimons à le reconnaître, d’un profond sentiment de piété, plutôt que d’un profond sentiment de l’art, ont uni en faisceau leurs talents et leurs intentions, dans l’espérance d’aviver les croyances religieuses par l’étude des productions artistiques du moyen-âge. Le côté essentiellement pieux, essentiellement opportun de leur entreprise, sera sans doute respecté par nous. Chaque cause, chaque conviction apprécie ses besoins. Et comme la religion, au jour de son abondance et de sa force, a prêté à tout le monde, il est bien juste que, dans le temps de sa pénurie et de son affaiblissement, quelqu’un lui rende. Ce n’est point aux artistes à vouloir que l’art soit ingrat ; mais toute chose au monde a ses bornes, et ce n’est pas aux artistes, non plus, à permettre que l’art soit sollicité au suicide. Il faudrait, à la vérité, un bien grand mouvement et une bien grande dépense d’éloquence et de dialectique, pour amener l’art à épouser les tentatives rétrogrades, à s’affubler des formes évanouies, et à refluer vers le passé quand tout marche à l’avenir. Mais, comme ces victimes dévouées qui souvent se sont offertes en expiation, l’art est entouré déjà, et de toutes parts, de perfides caresses et de subtiles insinuations. C’est donc aux artistes à veiller.

De toutes parts on entend parler maintenant de la forme synthétique, symbolique, mystique, catholique, révélée, consacrée, imposée, et surtout immobile, fournie primitivement à l’art par le catholicisme. Que faut-il croire à ce sujet ? Dans quel sens doit-on entendre le flot d’épithètes que nous n’avons pas envie de dénombrer exactement ici ? Doit-on, comme beaucoup d’écrivains le professent hardiment, leur donner toute la valeur que l’acception la plus exclusive comporte ? Nous ne le croyons pas, et nous espérons arriver, dans le cours de cet ouvrage, à démontrer que nous n’avons pas tort.

Mais personne ne nous contestera sans doute, dans un objet aussi sérieux, qu’il ne faille commencer par poser quelques vérités primaires, et par apprécier certains événements importants, de manière à bien établir nos bases et nos jalons ; car nous sommes sans cesse obligés de nous interrompre et de nous reprendre. Nous sommes soumis à un cadre si gênant pour dérouler méthodiquement nos pensées, que nous avons dû dès l’abord y renoncer, et nous résigner à continuellement les scinder, heureux encore quand nous pouvons le faire dans un certain ordre. On trouvera donc, non ici, mais à la suite de la vie du Giotto, quelques considérations sur les dispositions d’esprit et d’humeur dans lesquelles, suivant nous, le critique et l’historien doivent envisager les œuvres de l’art, aussi bien dans le présent que dans le passé. On trouvera, à la suite de la vie de Margaritone, la rectification de quelques assertions aventureuses qui nous auraient mené trop loin ici, et qu’il fallait cependant, de toute nécessité, placer dans ce livre, si nous voulions que sa lecture ne fût pas entravée par les préjugés les plus gratuits et les plus funestes pour l’intelligence des premiers temps.

Maintenant, cherchons à exposer quelles ont été les fortunes diverses de l’art, non chez tous les peuples, mais chez les peuples principaux, chez ceux dont les noms viennent le plus souvent se placer sur les lèvres et sous la plume, dans les discussions artistiques ; cherchons, dans ce rapide exposé, à faire pressentir quelles ont été les grandes causes intelligentes ou fatales, de ses progrès, de ses allanguissements, de ses recrudescences. C’est le seul moyen de pouvoir soupçonner quelle fonction sont venus accomplir les grands et consciencieux artistes que nous allons passer en revue, dans une suite de trois siècles, les mieux inspirés, et les plus féconds peut-être de toute l’histoire. Et comme nous parlons ici d’Arnolfo di Lapo, le premier homme qui ait modifié d’une manière aussi ferme et aussi volontaire les allures architecturales de son temps, appliquons toute cette revue rétrospective à l’architecture. Puis, que Arnolfo di Lapo, dans la révolution qu’il voulut accomplir, a dépassé et Niccola de Pise, et Cimabue et le Giotto, et s’est plus rapproché qu’eux du grand parti pris au seizième siècle, il convient de tourner aussi notre examen vers ce qui se rapporte à la domination de l’idée religieuse sur l’art, dont on prétend que ce siècle criminel a eu seul l’audace de s’affranchir.

Beaucoup d’hommes éloquents ont parlé du caractère imprimé par la religion chrétienne à l’architecture. C’était une belle tâche qui prêtait admirablement à toutes les combinaisons ingénieuses de l’intelligence et à tous les élans sympathiques de la parole. L’architecture est un art si noble et si vaste, son nom se lie si bien à toutes les idées de sagesse et d’autorité, d’ordre et de convention, qu’en l’envisageant sous le point de vue de son union avec la croyance, l’esprit devait se sentir au large, et pouvait s’ébattre dans toute l’indépendance et dans toute la vérité désirables. En effet, l’architecture, en soi-même, paraît être digne de se voir appelée dans cette haute région, et elle nous paraît pouvoir convenablement soutenir le poids de cette alliance. Si la croyance religieuse des peuples est la concentration sublime de leur sentiment et de leur raison, l’architecture peut se présenter aussi comme une autre constatation de leur instinct et de leur science. L’architecture, dans sa sphère, s’appuie, comme la croyance, sur la double base du sentiment et du besoin ; elle répond, comme elle, aux nécessités les plus urgentes et aux appétits les plus épurés ; comme elle, elle relie, abrite et décore ; comme elle, elle met en ordre, hiérarchise, gouverne et résume. C’est pourquoi les anciens attachaient à l’architecture l’idée d’art par excellence ; c’est pourquoi ils appelaient l’architecte le chef des artistes ; car les anciens, aussi bien que nous, pour ne pas dire mieux, avaient reconnu que tous les arts, sortant d’une origine commune, devaient tendre au même but. L’architecture, représentant dans leur esprit l’exigence sociale au plus haut degré, leur paraissait être le centre irrésistible vers lequel les arts devaient tous converger. C’était à travers la convenance architecturale qu’ils appréciaient les services rendus et les titres de chaque art en particulier. C’était par la règle architecturale qu’ils les gouvernaient, qu’ils réprimaient leurs écarts, leurs caprices et leurs révoltes. L’architecture, l’art par excellence, communiquait seule et immédiatement avec la pensée sociale. L’architecture, dans cette communication, recevait seule de la première main ses lois, ses symboles, son caractère. Tous les autres arts devaient s’y subordonner, et, en s’y subordonnant, y concourir. Ils se partageaient l’idée première, l’idée simple et générale de l’architecture, pour l’exprimer chacun suivant son mode et son moyen particuliers, mais sans pouvoir en rien l’altérer.

Cette théorie de l’art n’est plus la nôtre : il s’en faut du tout. Et pour notre misérable part d’influence, nous n’avons point le moins du monde l’envie de la recommander, ne sachant pas, comme beaucoup de docteurs, ce qu’il faut à notre temps besogneux, et reconnaissant même que nos sympathies d’artistes sont engagées jusqu’à ce jour dans la cause des grands hommes qui s’en sont le plus vigoureusement affranchis. Nos sympathies d’artistes sont acquises à ces hommes, parce qu’il nous semble qu’ils ont eu une noble et légitime compréhension de la dignité humaine, et de la dignité de l’art : de la dignité humaine, qui ne doit pas se laisser comprimer et subalterniser au point de s’anéantir et de disparaître complètement dans la généralité sociale : de la dignité de l’art, qui ne doit pas se laisser refouler et rétrécir au point de ne plus être qu’un moyen de religion ou de police. L’homme et l’art nous paraissent faits pour plus d’indépendance, d’expansion et de réel désintéressement. Cependant en tout ceci Dieu nous garde de ne pas être de bonne foi et de vouloir déguiser les magnifiques résultats obtenus dans le domaine de l’art par la rigide théorie contre laquelle nous nous inscrivons ! L’art, sans contredit, a prodigué sa veine à toutes les religions qu’il a servies et qui l’ont ainsi dominé. Mais c’est là, suivant nous, quelque chose qui dépose moins de sa faiblesse originelle que de sa puissance intime et native. En effet, l’art a déjà un aspect frappant de grandeur et de richesse, dans l’Orient, son premier berceau peut-être, sous le joug des croyances les plus inflexibles et les plus étranges. L’architecture et tous les arts que l’architecture discipline au profit de ces mystérieuses théocraties en reflètent puissamment l’inexprimable physionomie. L’art de l’Orient lasse et confond l’imagination, comme ses dogmes lassent et confondent l’intelligence. Partout la même emphase et les mêmes énigmes, les mêmes complications et les mêmes infinités. Partout en Asie, les arts, obéissants et fidèles, parce qu’ils sont sévèrement hiérarchisés, se tiennent chacun à son poste pour traduire exactement et exalter davantage tous les sentiments et toutes les affections fomentés par les croyances. Le profond sentiment d’inquiétude et d’effroi qui a transi ces peuples vous pénètre encore dans les labyrinthes souterrains de Milassa, d’Arabhisar, de Tchelminar, dans l’ancienne Persépolis, et sous les cavernes et les antres taillés dans les montagnes de l’Indostan, du Tangut et du Thibet. Incroyables excavations, vulves mystérieuses peuplées par les arts de fantômes de toutes sortes et d’apparitions surprenantes, et du sein desquelles l’humanité semble être sortie pour y rentrer un jour tout entière. Les espérances, les aspirations qui ont nourri l’imagination fiévreuse de ces peuples vous saisissent encore devant les Babels en spirales, devant les pagodes échelonnées sans terme les unes sur les autres, telles qu’on les voit à Bénarès, dans le Bihar, dans le Maduré et au fond de la péninsule. La contemplation, les extases, les rêves, le délire, les expiations, les tourments, les macérations et la patience, tout ce que ces peuples enfin ont reçu de leurs fortes religions, les arts le leur ont inculqué davantage, chacun suivant sa langue et ses ressources. Leur fastueuse et incohérente architecture, comme une autre poésie, a parlé la langue hyperbolique et obscure de leurs prêtres. La peinture et la sculpture, vouées ensemble par elle à toutes les allusions, à tous les caprices, à toutes les licences, à tous les excès de la pensée, se sont répandues en emblèmes et en énigmes indéchiffrables, en monstrueuses idoles et en bizarres attributs. Le caractère, enfin, de l’architecture et des autres arts chez les peuples de l’Orient est l’exubérance de toutes les forces productives ; leur moyen principal est la répétition sans fin du même effort ; leur résultat général plutôt l’agrégation et le conflit que l’unité et l’harmonie. Caractère, moyens et résultats essentiellement enfants ! Maintenant, que la religion de l’Égypte soit ou ne soit pas une émanation du dogme oriental ; que son art, par conséquent, en procède ou n’en procède pas, nous n’en voyons pas moins chez elle l’art entièrement occupé et gouverné dans le sens de ses croyances. Nous l’y voyons même ainsi à cause de nos renseignements plus certains à un plus haut degré d’évidence. L’Égypte, avec ses dogmes voilés, avec son sacerdoce savant et silencieux, avec ses dynasties absolues, avec ses castes infranchissables, impose à l’art sa grave et muette unité. Les enceintes formidables, les pylones gigantesques, les longues galeries, les lourds propylées défendent les sanctuaires obscurs et étroits qu’oppressent encore de tous côtés les énormes monolithes de granit. L’architecture et les autres arts, subalternisés par elle, se sont efforcés, en Égypte comme dans l’Inde, de satisfaire exclusivement aux prescriptions et aux conséquences du culte, et tout porte à croire que l’idée morale de ces deux pays, quoique liée et solidaire, était cependant profondément distincte ; car, si l’on y est frappé souvent de l’équivalence des intentions et de la conformité des usages, on y est toujours étonné de la dissemblance des aspects et des formes. Entre ces monuments il n’y a de pareil que leur destination immédiate et leur grandeur positive. Leur complexion linéaire est entièrement différente. Bien plus, sous le rapport artistique, l’Égypte semble protester contre l’Inde. Ici, l’art est luxuriant et incorrect ; là, il est retenu et mesuré. L’art oriental n’a pas d’autre frein que son propre découragement, il va toujours jusqu’à ce que son œuvre l’épuise et que sa force l’abandonne. Le prêtre indou enseigne à ses pénitents que, par la volonté et la mortification, on peut arriver à détrôner les puissances créatrices ; et cela, il l’enseigne aussi à ses artistes. Pénitents et artistes, après les plus insoutenables tentatives, aboutissent également à l’évanouissement et au vertige. La mysticité du prêtre égyptien a moins d’audace et plus de puissance. Elle applique plus prudemment la volonté, et le destin confond moins ses entreprises. Un calcul plus exact, une géométrie plus certaine, une intelligence plus profonde du besoin et de la ressource, assujettissent dans toutes ses branches et dans toutes ses tendances l’art égyptien. Ici point de fantasmagorie puérile, point de recherches vaines, point de surprises et de miracles ; mais partout le silence, le repos, la sobriété, la grandeur et l’indestructibilité. Ici point de colonnes grêles comme des roseaux, souples et tordues comme des reptiles, historiées, ciselées, évidées comme des filigranes, pointues comme des aiguilles, aussi bien par la base que par le sommet. Point de pierres sonores, mobiles, découpées dans le bloc et s’agrafant, en forme de chaînes ou de guirlandes, aux bizarres pilastres de l’antique et colossale pagode de Chalembrom ; mais partout en Égypte l’art agit par les moyens les plus simples pour créer les effets les plus grands ; les matériaux et les formes non seulement s’y agrégent, mais s’y coordonnent. Les blocs de granit juxta-posés se soudent l’un à l’autre par leur coupe exacte, et s’élèvent en imposantes pyramides ou se dressent dans leur isolément en élégants obélisques, sur lesquels la sculpture et la peinture écrivent, dans leur langue muette, les paroles qui leur sont confiées. Le marbre, le grès, le serpentin, le porphyre, le granit noir ou rose, soumis au compas, attaqués par le ciseau le plus large et le plus tempérant, se façonnent en colonnes, en architraves, en frises, en frontons austères, en statues droites ou assises, en sphinx, en béliers accroupis, et s’organisent entre eux dans la disposition la plus simple et la plus stricte. On peut s’en rendre compte aujourd’hui sur le sol occupé autrefois par Memphis et Thèbes, et au milieu des décombres bouleversés de la métropole d’Osymandias, des temples de Louqsor et des palais de Karnak. Le caractère de l’architecture et des autres arts chez les Égyptiens a été la force et la majesté ; leur moyen principal a été la règle et la sobriété ; leur résultat général, la cohésion et l’uniformité.

Mais l’architecture devait connaître encore quelque chose de mieux ; l’homme et l’art, en effet, avaient reçu de meilleures promesses ; voués tous deux ensemble à l’unité et à l’harmonie, ils devaient y tendre d’un effort pareil ; le mouvement ne leur avait-il pas été imprimé pour cela dans leur berceau commun ? Le dogme et la forme de l’Égypte, malgré leur aspect de sagesse et de prévoyance, étaient impuissants à les retenir tous deux. Le sacerdoce égyptien avait confisqué le sentiment religieux du peuple à son profit, et au profit de son usurpation, il avait confisqué encore l’instinct artistique ; mais ce sentiment et cet instinct des peuples, ne sont-ce pas là précisément leur bien le plus inaliénable, ce qu’ils peuvent le moins abandonner, ce qu’ils doivent réclamer le plus vivement, s’ils ont pu y laisser porter une atteinte momentanée ? Ne sont-ce pas là précisément cette intelligence, cette activité divine, qu’aucune organisation sociale ne pourra peut-être jamais contenter, parce qu’elles réclameront toujours de plus sublimes satisfactions et de plus augustes symboles ? La parole immuable qui partait des sanctuaires jaloux de Memphis et de Thèbes était donc loin de pouvoir répondre long-temps à la conscience ; et l’uniformité des symboles qui appuyaient cette parole ne devait pas long-temps satisfaire au génie. L’homme de sa nature s’impatiente sous une protection brutale et s’indigne dans une invocation grossière ; pour s’affranchir du joug d’une loi et d’une prière abrutissantes, il préfère bientôt la révolte et ses dangers à l’obéissance et à sa sécurité. L’origine de l’art grec est là tout entière. L’art grec, on le voit, est sorti de ce sublime mouvement ; écoutez, en effet, le cri des vieilles légendes du monde hellénique qui vous le racontent. Malgré la distance et l’effacement, vous distinguerez encore les témoignages saisissants de la naissante sympathie des peuples ; vous entendrez surtout tonner la sombre voix du sacerdoce irrité, qui poursuit et maudit les premières tentatives d’indépendance et de progrès ; partout le sacerdoce, menacé dans le caractère de perpétuité qu’il s’arroge, évoque contre les premiers transgresseurs de ses lois immobiles le terrible fantôme du destin. Ici l’artiste téméraire qui se sera révolté contre le culte du repos et de la mort, qui aura été demander à Minerve, c’est-à-dire au génie de l’étude et du progrès, une autre inspiration, qui aura voulu enfin, dans son orgueil, se rapprocher de Dieu, et façonner comme lui, de ses mains et à sa propre image, une argile vivante et passionnée, sera puni dans sa tentative et trompé dans son espérance. Prométhée impuissant, enchaîné, se bat la tête et ensanglante ses mains sur le bloc primitif qu’il a voulu transformer ; une inquiétude éternelle lui rongera le flanc, et, pour récompenser sa recherche indiscrète, les illusions les plus décevantes, les mécomptes les plus cruels, se répandront dans le monde. C’est la curiosité, la fantaisie, l’imagination ; c’est l’enchanteresse Pandore qui les y sème pour la vengeance des Dieux et le malheur des hommes ; là, Orphée expie son génie sous les saintes fureurs qu’il a soulevées ; là, Phaëton, autre fils d’Apollon et des Muses, tombe foudroyé pour avoir manqué d’incendier le monde sous le char embrasé de la lumière et de la poésie, comme ailleurs tombe encore, pour n’avoir pas voulu modérer son essor, le jeune Icare, fils de l’architecte Dédale, déjà puni comme le sculpteur Prométhée, et enchaîné comme lui pour ses œuvres ingénieuses et hardies. Sans doute, la vérité palpite sous le manteau de ces fables ; leur voile transparent nous laisse voir ce qu’il a dû en coûter aux hommes inspirés, qui les premiers vinrent ouvrir les routes que l’activité humaine parcourt aujourd’hui en toute sécurité. Ces fables nous disent combien, dans l’origine, les voies de l’esprit étaient sévèrement gardées ; à travers quelles terreurs, quelles angoisses, quels dangers, durent passer les premiers qui en déblayèrent pour nous l’entrée. Mais si ces lugubres légendes du sacerdoce nous racontent sa colère et ses calomnies, ses exécutions vindicatives et ses prophéties jalouses, elles proclament plus haut encore l’ardente conviction de ses victimes et leur irrésistible dévouement. Elles nous disent combien l’instinct affranchi de l’homme avait en soi-même confiance pour ne pas reculer devant des obstacles si grands ; combien enfin il avait cru recevoir les promesses de la Providence pour entreprendre ainsi de braver les menaces du destin. Les premiers artistes grecs eurent ce courage, et ne firent pas faute à l’humanité souffrante ; si l’on en croit les traditions du monde ancien, ils posèrent hardiment la main sur l’édifice cyclopéen qui écrasait plutôt l’humanité qu’il ne l’abritait ; ils le mirent en morceaux, et surent lui façonner de ses ruines un asile plus large, plus noble et moins triste. Aussi la Grèce alors crut-elle, dans sa reconnaissance, que le blond Apollon, son Dieu, exilé du ciel pour avoir tué les noirs cyclopes, s’en consolait en ornant la terre et en instruisant ses enfants. Le fait est qu’à travers mille embûches suscitées par le principe primitif, par le monothéisme primordial, le peuple et l’art marchèrent à leur délivrance depuis Prométhée jusqu’à Praxitèle, depuis Dédale et Icare, les constructeurs du mystérieux labyrinthe, jusqu’à Ictinus et Callicrates, les architectes du Parthénon ; c’est-à-dire depuis l’origine de la civilisation et de l’art grec, proprement dit, jusqu’à leur double et magnifique efflorescence dans Athènes, la ville élue de la démocratie et du progrès, qui donna au monde, pour marquer sa valeur, Socrate et Phidias, Apelle et Platon.

Mais jusqu’ici nous ne sommes pas encore parvenus, nous le sentons, à faire ressortir l’architecture grecque d’une manière frappante et sous sa physionomie propre, autant que nous l’avons pu faire pour les architectures qui l’ont précédée et dont elle nous semble dériver. Ceci doit bien avoir sa cause. C’est qu’en effet l’architecture grecque, en soi, échappa davantage à une sommaire appréciation. Son principe est moins simple, ses formes sont plus variées, et par conséquent l’impression qui en résulte est plus complexe et moins définissable. Pourquoi ? C’est que, par la même raison que l’architecture est de tous les arts celui auquel le dogme religieux confère le plus d’importance, il est également celui qui peut le moins suppléer à son absence ou à son affaiblissement. L’architecture, dans les changements que le génie humain fit subir aux croyances primitives, dut donc perdre en Grèce cet incomparable aspect de grandeur et les allures souveraines qui l’avaient distinguée dans l’Inde et dans l’Égypte. À mesure que le dogme religieux décroît, que le sacerdoce s’affaiblit, les forces et les affections individuelles sont davantage appelées à produire et à s’exprimer. De là des œuvres plus originalement élaborées, mais moins colossales ; plus sympathiques, mais moins imposantes ; car ce que l’individu gagne en indépendance et en énergie, le corps social le perd en autorité et en puissance. Au temps où l’homme est exploité et abruti sous les théocraties et sous les castes, la beauté consiste dans le volume, et le génie dans la patience. Au temps où l’homme s’affranchit et se développe, le génie s’exerce dans l’étude et la beauté se trouve dans la forme. Ce dernier moment est celui où les arts, enchaînés par l’architecture, se dégagent enfin ; la sculpture et la peinture, captives, étiolées à l’ombre du temple, s’échappent, et proclamant au grand jour leur indépendance, se confient à tous les élans et à toutes les inspirations du sentiment individuel. Or, comme ce sentiment est alors l’élément progressif par excellence, elles arrivent bientôt du même pas à leur complet épanouissement. Cette révolution est périlleuse pour l’architecture ; car, on le comprend, privée alors des énormes ressources que les religions et les despotismes immobiles peuvent seuls accumuler et dépenser, il faut qu’elle y trouve une compensation et plus même qu’une compensation, sinon elle est débordée ; sinon, reine détrônée, sans puissance et sans parure, elle se verra restreinte aux formes que lui inflige seulement le besoin, et ne connaîtra plus que les rapports grossiers des plus élémentaires convenances. Mais, quoiqu’un instinct irrésistible pousse chaque art à se développer dans son essence intime et dans ses tendances personnelles, si ce mot peut se dire, un instinct également précieux les ramène à s’assister et à se réunir. La peinture et la sculpture, filles de l’imitation expressive et passionnée, interprètes des sentiments de l’âme, des mouvements de la pensée, contemplatrices assidues et intelligentes de la nature extérieure, rapportent à l’architecture leur moisson entière. L’architecture, autrefois leur jalouse marâtre, se voit alors anoblie et agrandie par tous ces progrès et toutes ces conquêtes, fruits inespérés de la liberté qu’elle leur disputait. Alors l’architecture qui leur avait donné au point de départ le calcul, la régularité et, jusqu’à un certain point, le caractère, reçoit à son tour la vie de ces arts essentiellement vivants. Elle apprend aussi, autant qu’il lui convient, les lois de l’imitation de ces arts essentiellement imitateurs. Alors, dans cette étreinte fraternelle, dans ce partage des ressources communes, l’architecture se tient à leur hauteur, si même elle n’arrive pas à les dominer encore par la vertu de ses qualités natives et par l’ensemble plus large de sa constitution. C’est là précisément ce qui arriva en Grèce : la sculpture et la peinture, sans parler ici des secours immédiats et du concours positif qu’elles fournirent incessamment à l’architecture, ouvrirent encore pour elle le champ aux plus ingénieuses et aux plus fécondes analogies. La peinture qui, avec des moyens en apparence si éloignés de ce qu’elle cherche à représenter, et qui arrive cependant à l’exprimer si puissamment, initia l’architecture à tous les phénomènes de la vision et à toutes les ruses de la ligne et du ton. Et l’architecture, cet art qui semble, à la première idée qu’on s’en fait, soumis si étroitement à la réalité du résultat matériel, connut ainsi les plus subtiles et les plus captieuses abstractions. Elle sut, dans l’intérêt de ses dispositions, éloigner ou rapprocher, diminuer ou agrandir, montrer ou cacher les différentes parties de l’œuvre, par la seule intelligence du point de vue. La sculpture, dont le terrain est plus borné que celui de la peinture, mais dont l’effort est aussi savant ; la sculpture qui palpe, qui mesure, qui balance les formes, qui marche à l’expression et à l’intérêt par l’imitation la plus positive et la plus matérielle, et en même temps par le choix le plus arbitraire et le plus idéal, initia l’architecture à la science des proportions, au calcul des divisions et à l’effet des différentes variétés dans les objets de même nature. De même que la face avait été prise par le sculpteur comme le module qui devait le guider dans son étude de la figure humaine, l’architecte en choisit un qui le guidât également dans la décoration de ses édifices. Les ordres furent inventés ; le riglyphe dans le dorique, le diamètre de la colonne dans les autres, imposèrent à chaque partie, sa mesure et son rapport. L’architecture, elle aussi, se rendit compte de ce qui constituait la beauté du corps de l’homme. Il y a plus, elle l’imita, non point positivement dans sa réalité et dans ses formes, comme l’assure le grave Vitruve, entraîné trop loin par sa conviction savante, mais bien dans son économie et dans ses causes ; non point d’une manière servile, mais d’une façon toute intellectuelle, toute figurée et d’après la grande loi métaphysique de l’analogie. Ainsi l’architecture chez les Grecs refléta l’homme et sa beauté. Ainsi le temple leur apparut comme un corps organisé et vivant, qui, par le jeu indépendant de ses membres, la précision de ses attaches et l’heureuse harmonie de son ensemble, glorifiait leurs Dieux, à l’égal des plus belles idoles et des plus belles créatures. Mais ce n’est pas tout ; le génie artistique de ce peuple, le plus humain et le plus sympathique sans contredit de tous les peuples antiques, devait encore ouvrir à l’architecture un plus vaste champ. Ce peuple, qui ne demandait pas mieux dans ses larges et souples croyances que de tenir compte de toutes les tendances de l’homme ; ce peuple, qui acceptait toutes les passions, tous les mobiles, toutes les variétés, tous les caractères, pour peu qu’il pût les idéaliser et les consacrer en les ennoblissant, permit aussi à l’architecture d’échapper à la monotonie d’une forme étroite et fixe. De même que la sculpture avait pu chercher la beauté dans tous les âges et dans toutes les natures, l’architecture put rencontrer l’expression dans tous les aspects. Le style dorique, emprunté aux errements des âges primitifs, reflétant encore l’esprit de conservation et de stabilité représenté dans la multiplicité grecque par la race dorienne, par l’aristocratique Lacédémone surtout, se prêtait à l’expression de la force et de la solidité. Ses profils abruptes, ses massives colonnes, qui souvent n’avaient pas quatre fois leur diamètre en hauteur ; ses chapiteaux austères, qui souvent restaient dénués de l’astragale et du gorgerin, et dont toujours le saillant abaque abritait largement le fût et portait fièrement le poids de l’architrave, fournissaient tous les aspects mâles dans toutes leurs nuances et dans tous leurs degrés. Son caractère spécial, suivant les modifications diverses, embrassait depuis l’âpreté et la lourdeur même jusqu’à l’héroïsme et la majesté. Le style ionique, moins ancien, moins solidaire de l’élément primordial, double produit du riant climat de l’Asie Mineure et de l’esprit indépendant et progressif de la race ionienne, représentée surtout par la démocratique Athènes, a moins de sévérité et plus d’élégance. Ses profils fins, ses colonnes sveltes que le vieux Vitruve comparait au corps de la femme ; ses chapiteaux compliqués et purs, avec leurs délicats filets, avec leurs volutes enroulées, qu’il comparaît encore à sa chevelure, traduisaient, suivant leur richesse ou leur simplicité, toutes les impressions de beauté, de grâce, d’amour et de volupté ; enfin, le style corinthien naquit ou plutôt se fixa dans les plus beaux temps de la Grèce. Il est peut-être enfant déjà de ce perfide besoin qu’éprouvent les nations parvenues à leur apogée, d’unir la richesse à la beauté et le faste à la grandeur. Le hasard, en tous cas, plaça bien ses derniers progrès dans l’industrieuse et opulente Corinthe ; ce style, plus qu’aucun autre, appelle à soi la sculpture ; il lui demande souvent toutes ses ressources, tout son savoir, tous ses caprices, pour orner ses bases, ses fûts, ses chapiteaux et toutes les divisions de son ordonnance ; il les lui demande non seulement pour découper et grouper dans ses chapiteaux les feuilles de l’olivier, des nymphées et du lotos égyptiens et de l’acanthe ; mais encore pour dérouler tous ses ornements dans ses rinceaux, et pour faire courir dans ses frises les griffons, les chimères, les génies, les hommes et les animaux. Le style corinthien, enfin, couronne par sa pompe et sa magnificence le bel ensemble architectonique de la Grèce ; ensemble qui ne sera jamais trop admiré, parce qu’il témoigne hautement que le génie humain a pu dans certaines circonstances approcher de toute la perfection et de toute l’harmonie qu’il pouvait comprendre ; ensemble pour lequel nous ne craignons pas d’écrire notre pieuse vénération, même en pensant aux déblatérations niaises et à la puérile réaction qui ont cours dans nos écoles récalcitrantes ; même en pensant aussi à toutes ces déclamations emphatiques et vides qui retentissent sans cesse dans nos écoles officielles et soumises ; même en présence, il faut le dire, de tous leurs honteux plagiats, de toutes leurs imitations veules et lâches, qui n’ont à nos yeux ni but, ni excuse, ni conscience, ni physionomie. Maintenant, après avoir fait ressortir, autant que nous l’avons pu, le caractère de l’architecture chez les Grecs, la dernière nation de l’antiquité qui ait eu une doctrine artistique réellement originale ; nous allons essayer encore de nous rendre compte de sa destinée chez les Romains. Le peuple romain a résumé l’art antique, si ce n’est en droit, au moins en fait ; ce peuple, né pour violenter et engloutir tous les autres et les fondre dans la plus gigantesque unité, s’empara, comme d’un héritage qui lui était réservé, de tous les éléments et de toutes les acquisitions artistiques connues, pour en composer un art à sa taille et à son goût. La forme austère et terrible des Égyptiens et des Étrusques ; la forme fastueuse et fantastique des Orientaux, la forme savante et belle des Grecs, brutalement conquise comme ces peuples, et irrésistiblement triturée comme eux, constituèrent l’art romain ; c’est-à-dire l’expression la plus générale et la plus complète de toutes les tendances artistiques du monde d’alors ; ce qui est loin de vouloir dire que chacune de ses tendances y ait gagné en particulier et dans son développement propre. L’assimilation romaine, entachée de la plus odieuse brutalité, ne pouvait obtenir d’aussi désirables effets. Les grands et rares modèles, les types inimitables de la beauté abstraite des différentes formes locales, affectionnées par les différents peuples anciens, se doivent chercher chez ces peuples mêmes et dans le temps de leur dignité et de leur indépendance. Mais ce qu’il importe de constater, c’est qu’à travers l’art romain peut seulement nous apparaître le véritable ensemble de l’art antique, dans toutes ses variétés et toute son étendue, dans tous ses rapports et toutes ses dissemblances. Nous n’en donnerons point d’autres preuves que les vestiges eux-mêmes de l’art romain, qui nous semble encore aujourd’hui, après tant de révolutions et de bouleversements, offrir l’immense répertoire de toutes les idées et de toutes les industries, de toutes les notions et de toutes les ressources du monde ; en effet, non seulement toutes les formes et tous les styles, mais encore tous les matériaux et tous les moyens, affluèrent à Rome, qui devint ainsi le centre de toutes les applications.

Jamais peuple, autant que le peuple romain, n’a usé ni abusé de la matière : on fouilla pour lui toutes les carrières connues, et on en découvrit pour lui de nouvelles ; on se dépouilla pour lui de tous les trésors ; on lui sacrifia tous les efforts, on lui dévoua toutes les conceptions, et Rome fut assise au milieu de monuments d’utilité, de mollesse ou d’orgueil, que jamais aucun autre peuple n’eût osé se permettre ou désirer dans ses jours de puissance et de richesse. Rome mal assouvie, malgré toutes ses spoliations, mal satisfaite, malgré toutes ses imitations, demanda des monuments qui fussent à elle seule. Des arcs de triomphe, des colonnes triomphales, des voies, des aqueducs, des phares, des ponts gigantesques, des forums, des rotondes, des palais, des cirques, des hippodromes, des naumachies, des bains, des théâtres, des settizones et des cimetières aussi grands que des villes ; des statues, des tableaux, des tentures, des incrustations, des mosaïques, des meubles assez grands, assez nombreux, assez riches, pour orner des provinces entières. Ce vaste développement et ses conséquences, voilà l’art des Romains. Et ce qui peut, entre tant d’autres considérations, donner l’idée de leur puissance, c’est non seulement ce qu’ils absorbèrent pour l’orgueil de Rome, mais tout ce qu’ils firent refluer au loin pour l’orgueil de l’empire. Le peuple romain, voulant partout se trouver chez lui, exigeait, dans toutes ses entreprises chez les peuples subjugués, la même abondance et la même majesté ; ce qui fait qu’aujourd’hui, suivant la durée et la tranquillité de son occupation guerrière, on retrouve partout, après deux mille ans, les mêmes traces de sa volonté et de sa puissance ; partout, depuis les ruines de la lourde muraille qui sépare l’Angleterre de l’Ecosse, jusqu’aux ruines élégantes de Balbeck, d’Antioche et de Palmyre.

Mais, cette volonté et cette puissance du peuple romain n’émanait pas d’un sentiment vif de l’art, ni d’une profonde intelligence de ses limites et de son objet. Son enthousiasme artistique, malgré son énergie apparente, n’avait aucune vie réelle. Ce n’était chez lui qu’une affaire d’arrogance et d’ostentation. Incapable par l’excès de la puissance, par le dégoût qu’il donne, par la dépravation qu’il amène, d’assigner aux choses leur juste prix, sa magnificence lui tint lieu de goût, et son estime pour les arts ne fut qu’un amour grossier de la possession et qu’une passion effrénée pour le luxe. Or, la sainte origine de l’art n’a rien à démêler avec ces sales mobiles. Les arts, enfants des plus nobles instincts de l’homme, conséquences sublimes de ce sentiment élevé et naïf de vénération et de sympathie qui distingue l’homme entre tous les êtres, ne peuvent que s’avilir et se dénaturer en entrant au service des passions dédaigneuses et des appétits féroces de la force matérielle et de l’égoïsme.

Quand l’épais Mummius (qu’on nous pardonne ce banal souvenir, car il peut nous servir à exprimer notre pensée d’une manière frappante) s’abattit sur la malheureuse Corinthe, la saccageant et la ruinant, il représentait exactement la foncière barbarie de son peuple. Quand il vint à réfléchir que, parmi tant de cadavres, il pourrait peut-être trouver quelque grammairien, quelque poète, quelque peintre, quelque architecte encore vivant pour les mener à Rome, pour les montrer comme des bêtes curieuses et amusantes, il représentait exactement l’ignoble curiosité de son peuple, et il écrivait lisiblement chez ce peuple la naissance abjecte de l’art. La translation à Rome des fragments précieux ramassés dans la mutilation de Corinthe fut le signal de la transformation de l’art. Ce signal démoralisa la Grèce : la force et les monstrueux appétits du peuple romain s’étaient révélés, ils devaient s’assouvir. Ce peuple, qui ne sut jamais orner son idée par lui-même, qui ne sut jamais manier un outil avec intelligence, à qui toute autre fatigue que la fatigue militaire faisait horreur, qui recrutait tous les hommes de science ou d’inspiration qu’il fallait à ses nécessités ou à ses plaisirs, parmi la troupe avilie de ses prisonniers de guerre, de ses esclaves, que pouvait-il rencontrer ? N’était-ce pas justice qu’il n’obtînt que des idées bâtardes, fruit de la crainte et du servilisme ; et des formes factices, fruit de l’humiliation et du découragement. Tout art et toute science, toute intelligence et toute imagination, n’eurent plus au monde qu’un pôle vers lequel ils gravitèrent, l’adulation de la richesse et de la force : pitoyable et emphatique résultat, que l’immensité des ressources et sa durée colossale ne peuvent déguiser, surtout quand on examine ses dernières conséquences et le point où il vient aboutir. Le siège de Corinthe n’était pas encore bien loin ; les premières violences des proconsuls romains étaient encore toutes fraîches ; les plaies de la Grèce étaient encore saignantes ; et toute la fécondité de la verve indépendante des Grecs n’était pas encore tarie, que les Romains étaient déjà blasés, et se battaient les flancs dans leur faim insatiable et leurs caprices sans terme. Il leur fallait du nouveau ; il leur en fallait sans cesse ; et le nouveau pour eux était une richesse toujours plus grande, une prodigalité plus effrénée ; et de même qu’il leur fallait maintenant des légions de gladiateurs s’égorgeant dans le cirque, des troupeaux de lions se dévorant dans l’arène, il leur fallait des légions de statues, des forêts d’oélisques et de colonnes, s’effaçant par l’agglomération dans leurs places, dans leurs jardins, dans leurs édifices. Entendez le vieux et austère Vitruve, qui les dénonce déjà dans les beaux temps d’Auguste, et qui leur prédit les dernières conséquences de toutes leurs transgressions et de tous leurs excès en fait de goût. Entendez, sous Tibère et sous Caligula, le peuple romain déblatérant contre l’indécente parcimonie d’Auguste, qui cependant en mourant avait dit avec complaisance : « J’ai trouvé leur ville de terre, et je la leur laisse tout de marbre. » Voyez Néron, infatué de son talent d’artiste, brûler la ville ainsi faite, parce que la ville lui déplaît, l’ennuie, et qu’il y a trop long-temps qu’il la connaît comme cela, pour n’en pas vouloir une nouvelle. Cependant la ville en flammes contenait et les statues d’or de Néron, divin empereur, et le portrait de Néron, divin musicien, peint sur une toile de cent vingt pieds de hauteur. D’Auguste à Constantin, de miracles en miracles, d’excès en excès, tout ce déploiement de force et de richesses ne fut qu’une monstrueuse et appauvrissante orgie. Le dernier mot de la civilisation romaine sur l’art fut l’altération de l’aspect, de l’ordre, de la convenance, de la proportion, de la beauté, de l’impression, par un insatiable besoin d’étonnement, de profusion, de caprices, de richesse, de débauches et d’émotions matérielles.

La fin de l’art antique proprement dit a été marquée au règne de Constantin. L’antique Byzance, promue par cet empereur au rang de capitale, donna son nom à l’époque que cet acte inouï allait ouvrir. Que cette limite soit entièrement juste ou ne le soit pas, nous l’acceptons pour notre point de départ. Quelle inflexion nouvelle imprima donc à l’art antique l’idée et la civilisation byzantine ? La même qu’elle imprima à toutes choses. Elle signala l’écroulement du vieux monde et la triomphante invasion du monde nouveau. Ce grand mouvement s’opéra d’un côté par l’explosion finale de tous les vices, de tous les excès, de tous les crimes et de toutes les fautes qui présageaient depuis long-temps déjà la perte de l’empire. Vaste dénoûment, tour à tour comprimé ou accéléré par les empereurs, incroyable série d’hommes énergiques et forts, soit qu’ils aient voulu conserver ou dissoudre. D’un autre côté, ce mouvement s’opéra par la sanction politique si longtemps attendue et accordée enfin avec éclat à toutes les pensées nouvelles, à toutes les espérances généreuses, à toutes les tentatives hardies qui constituaient le christianisme, et qui, depuis trois siècles déjà, s’étaient attachées aux flancs de l’empire et le minaient ; c’était donc essentiellement une révolution où toutes les ruines et toutes les écumes, tous les germes et tous les espoirs devaient combattre, fermenter, et se trouver emmêlés dans une inextricable anarchie. D’une part, les croyances, les habitudes et les affections païennes profondément invétérées, mais énervées et sans ressort ; de l’autre, la foi, la moralité, la vénération et les amours chrétiens à peine formulés, affermis, consacrés, mais pleins de l’énergie, de la jeunesse et de la fougue que donne aux sentiments qui doivent vivre et agir une longue et atroce compression : rude combat, dont on croit encore entendre le bruit, et auquel mille ans ont pu à peine suffire ; combat dont l’issue n’a pas été aussi radicale qu’on le veut bien dire ; car il nous semble que le christianisme, malgré ses héroïques efforts, laissa souiller, sous les contacts de la lutte, une partie de son désintéressement et de sa virginité primordiale, et oublia, au milieu des dangers et des fatigues de cette guerre, une partie de ses premières espérances et de ses premières promesses. Loin de nous, cependant, de vouloir soulever ici de respectables susceptibilités, en apportant dans un ordre trop élevé des affirmations pour lesquelles nous ne sommes ni disposés ni choisis. Mais sur le terrain où nous sommes, dans la question de l’art, nos paroles n’impliquent pas le moindre doute, et sont tout à fait nécessaires. En effet, puisque tout le monde s’accorde à dire que notre art moderne, surtout dans sa phase la plus actuelle, emprunte à l’art antique et s’appuie sur lui ; ne faut-il pas dire à quelles circonstances remontent et les premiers emprunts et les premiers secours qu’il en a tirés ? De plus, puisque personne n’imaginerait de contester que notre art, moderne encore aujourd’hui, a eu jusqu’à présent pour occupation principale de servir bien ou mal la religion chrétienne, ne faut-il pas savoir ce que l’idée chrétienne réclamait de l’art dès le principe, quel cas elle faisait de son concours, et à quelles conditions elle l’accepta ? et encore avec quelle fidélité l’art le lui fournit ? Pour cela, il faut donc de toute nécessité demander au paganisme quel a été son dernier mot sur l’art, et à la religion chrétienne quelles ont été pour l’art ses premières paroles : transition délicate et confuse, si on l’aborde avec passion, mais très-lisible, il nous semble, si on l’examine avec calme.

Qu’on se demande donc ce que durent penser de l’art, de ses avantages, de ses enseignements, de ses influences et de ses voluptés, les fondateurs du christianisme à peine échappés aux persécutions des Dioclétien, des Maximin, des Galérius ! Qu’on se demande ce que devaient attendre de l’art tous ces austères et inflexibles vétérans de l’Église militante, quand Constantin voulut bien abriter la religion naissante sous la pourpre impériale. L’art parut, et on le conçoit, dut paraître à ces hommes généreux solidaire et responsable de la corruption païenne et de toutes les idolâtries qu’ils venaient extirper, et contre lesquelles le sang du Christ et des martyrs avait protesté sans relâche. Leur premier mot fut donc un cri d’anathème et de proscription, et ils ne pensèrent à rien moins qu’à envelopper l’art dans la ruine de toutes les pratiques criminelles qui soulevaient leur indignation. L’architecture, la peinture, et la sculpture surtout, vouées dans l’antiquité, d’une manière aussi flagrante et aussi immédiate, aux superstitions du culte et à la glorification de toutes les vanités et de toutes les fantaisies particulières, furent indiquées à leur sainte colère et assimilées par eux aux industries les plus dégradantes et les plus dangereuses.

Mais il ne s’agissait pas seulement de tonner contre l’art et de le proscrire, il fallait en détourner les peuples et les princes si long-temps enivrés par lui. C’était une rude tâche ; car l’élément artistique l’adoration de la forme, étaient encore peut-être, à tout prendre, ce que le paganisme offrait de plus résistant et de plus vivace. Le culte sévère des catacombes dont les chrétiens sortaient à peine, la renonciation à toute chose où les anachorètes allaient entrer, n’étaient point, de leur nature, faits pour embrasser et relier dans la communion nouvelle les peuples vieillis et profondément viciés de l’empire, et les peuples enfants que chassait la pauvreté du nord, et qu’appelaient les délices du midi. La propension à l’ornement, le culte des images, contre lesquels l’idée toute spiritualiste du Christ avait dû s’inscrire dès l’origine, l’avaient déjà débordée dans les sombres retraites, dans les sépulcres lugubres, où elle s’abrita dans les premiers jours. La politique de l’église avait envahi le monde avant sa morale. L’estime dans laquelle elle tint Constantin, son premier appui, en dépose hautement. Le monde était païen encore, et l’église, qui avait hâte et voulait régner vite, en bien des points usa de transactions. On venait à elle de tous côtés et par tous motifs ; on venait à elle par la foi, mais aussi par l’esprit de nouveauté et de contradiction ; on venait à elle par dévouement, mais aussi par calcul ; on acceptait ses dogmes avec naïveté, mais on les commentait aussi avec toutes les subtilités académiques. On se rangeait dans la communion par l’esprit de fraternité, mais on s’y prévalait aussi, par orgueil, de sa naissance et de sa caste. L’église, prudente et patiente, ne voulut pas dépasser les bornes du possible, et elle laissa autant qu’elle put dans le vague les controverses irritantes dont la solution offrait des dangers. Elle laissa donc longtemps éclater et déclamer les chrétiens sincères et convaincus contre le luxe, contre le scandale des images et les autres séductions de l’art, et elle laissa aussi les chrétiens vacillants et douteux s’y plonger et s’y complaire. Pouvait-elle faire autrement ? Non, et pour le comprendre il suffit de réfléchir à ce que fut Constantin, qui l’appuya de son ascendant et de sa puissance ; car Constantin est peut-être le symbole le plus précieux à observer de l’anarchie primitive dont nous parlons, et du mélange final des données païennes et chrétiennes qui constituent ces temps. Constantin, considéré sous un certain point de vue, paraît un type plus absolu du caractère païen, qu’aucun de ses prédécesseurs. En effet, ne fut-il pas païen dans ses mœurs et dans ses actions, dans son mépris des hommes, dans son adoration des choses ? Voyez-le, quand à peine il vient d’abattre Maxence, permettre aux villes d’Afrique de consacrer des temples aux princes de la maison Flavienne dont il sort, ordonner ou permettre au sénat de lui décerner les honneurs divins, et constater cette divinité dans ses médailles. Voyez-le, dans sa mollesse, surpasser Héliogabale et Caracalla, Adrien et Dioclétien dans son faste ; voyez-le, dépouillant Rome, comme Rome autrefois avait dépouillé la Grèce, pour bâtir sa ville nouvelle, de marbre, de porphyre, de granit, de jaspe, de bronze et d’or ; voyez-le se promenant dans sa robe traînante tissue de soie et d’or, avec son diadème, ses colliers, ses bracelets, ruisselants de perles et de pierres précieuses, introduisant dans la basilique de Sainte-Sophie quatre cent vingt-sept statues, arrachées aux sanctuaires païens de la Grèce et de l’Asie, y posant son image à côté de celle du Christ, et celle de sa mère l’impératrice Hélène, à côté de celle de la Vierge, tarissant enfin les carrières de la Phrygie et de l’île de Proconèse, pour ses quatorze palais, pour ses quatorze églises, pour ses huit bains publics, pour son hippodrome, pour son forum entouré d’un portique, terminé par deux arcs de triomphe, et au centre duquel, sur une colonne de porphyre de cent vingt pieds de hauteur, s’élevait son colosse triomphal ; et puis, par on ne sait quel délire, s’irritant contre son propre ouvrage, travailler à le détruire, et grand rassembleur d’images, devenir ensuite une sorte d’iconoclaste, pour retourner bientôt à ses premières adorations et à ses premiers excès. Constantin paraît être, de tous les princes, celui qui a le plus fait travailler. Périclès, Alexandre, Auguste, Adrien, Charlemagne, Jules II, Louis XIV, sont bien loin à cet égard de pouvoir lui être comparés. Il paraît être aussi celui qui a le plus fait détruire ; Attila, Alaric, Odoacre, Alboin, lui cèdent le pas. Constantin, dans cette double fonction d’élever et d’abattre, apparaît avec le même cachet de fureur et de barbarie ; et c’est en ceci qu’il nous semble admirablement résumer son époque artistique.

Si ce que nous avons fait entrevoir de l’état de l’art, sous les derniers empereurs païens, est vrai, si nous ne nous sommes pas trompés en continuant à l’apprécier sous le premier empereur chrétien, et si pendant longtemps les successeurs de Constantin reproduisirent, à différents degrés, son caractère, et suivirent ses exemples ; où donc est l’art byzantin ? Quelle nouvelle inspiration, quelle nouvelle forme, quelle nouvelle technique l’ont constitué ? En vérité, on ne saurait le dire, et on ne comprend guère pourquoi on a fait remonter à la translation de l’empire à Byzance, et à la promulgation de la religion chrétienne, les réels et signalés changements qu’un nouveau nom suppose. En effet, où était alors la transformation dont, depuis peu, on fait tant de bruit ? Les travaux entrepris à Byzance ne diffèrent en rien de ceux qui les avaient immédiatement précédés ; et il suffit de s’informer et de les connaître, pour constater encore ici la fâcheuse disposition où sont les écrivains que nous avons en vue, de vouloir, à propos d’art, arracher de vive force à l’histoire les inductions les plus gratuites. Ceux qui ont osé dire que la promulgation de la religion chrétienne, comme religion de l’état, avait été le signal de la décadence des arts et de la ruine du goût, ceux qui se sont permis de dire que cet avènement avait au contraire mis aussitôt les peuples en possession d’un art nouveau et plus digne, se sont également trompés, et ont également exagéré les motifs historiques de leur croyance, si ces motifs existent jusqu’à un certain point. L’établissement du christianisme n’a pas eu et n’a jamais pu avoir ces effets absolus. Les grandes causes de la dissolution du goût préexistaient. Rien ne pouvait guère aggraver la situation mauvaise de l’art antique, acculé dans le plus paresseux et le plus indifférent éclectisme, n’étudiant plus rien, ne désirant plus rien, ne choisissant plus rien, amalgamant et gâchant tout. Constantin, en dépouillant et en accablant les peuples, en détruisant, en bâtissant de toutes parts, sans frein et sans bornes, pour satisfaire tantôt à ses colères, tantôt à ses calculs, tantôt à son orgueil, tantôt à ses dévotions, ne dérogeait en rien au paganisme, et n’altérait nullement l’art antique. Tous les empereurs, avant lui, n’avaient rien ménagé pour leurs caprices, et depuis long-temps l’art insouciant se prêtait à tout, et se laissait faire comme un patient qui n’a plus d’espoir et qui s’est résigné. Quoiqu’il allât ainsi de plus en plus en se dégradant, Constantin nous semble n’y être pour rien. La religion chrétienne de son côté n’avait rien apporté de formulé, ni pour le remplacer, ni pour l’alimenter, ni pour le renouveler. Elle ne s’était pas occupée de l’art, ou plutôt elle le repoussait, ou plutôt elle le subissait comme une nécessité païenne, sur laquelle il était bon de fermer les yeux. Où donc, dans ces temps, trouver la poétique nouvelle et révélée du christianisme ? Qu’on nous le dise. Serait-ce dans les catacombes, et dans les églises souterraines où s’abritèrent, prièrent, et reposent maintenant les premiers confesseurs de la foi ? Mais qu’y Voit-on, si ce n’est partout la forme païenne, paresseusement accommodée aux convenances chrétiennes ; si ce n’est la croix grossièrement entaillée aux flancs du sarcophage antique ; si ce n’est la colombe ou l’agneau aux cinq blessures, grossièrement enclavés dans les distributions antiques de la fresque ; si ce n’est enfin, quand le sculpteur ou le peintre ont voulu sortir de ces symboles élémentaires, ce qui pouvait rester alors du costume, de l’arrangement, du geste et du galbe antiques ? L’allégorie même, cette fille menteuse et dissolue de la Grèce antique, s’y affiche autant que la sainteté du lieu et l’austérité des circonstances l’ont pu tolérer. Le Christ sous la figure d’Orphée, jouant de la lyre, attire et charme les animaux féroces ; ou comme le Mercure antique, le pasteur évangélique, assis à l’ombre des arbres, et jouant de la flûte, garde ses brebis, ou debout et marchant, comme le faune antique, ramène sur ses épaules celle qui s’égare.

Mais si l’obscurité des cryptes primitives ne nous cache en réalité rien qui puisse témoigner de l’existence d’un art exclusivement propre aux chrétiens, ou du moins vigoureusement transformé par eux, voyons si les édifications de l’époque constantine peuvent nous l’offrir. Et nous ne pensons pas, assurément, à le chercher dans ses palais, dans ses thermes, dans ses arcs triomphaux, ni dans ses portiques. Nous le cherchons dans les temples quelle consacra au nouveau dieu de l’empire. Nous le cherchons là seulement, et là même nous ne le trouvons pas. Si le temple des idoles a été rejeté par la religion nouvelle, il semble que c’est uniquement par l’impossibilité matérielle de s’y pouvoir installer. Le temple païen prêtait au peuple ses colonnades et ses portiques ; mais il gardait fermée l’étroite et obscure cella tout entière réservée aux prêtres. Le temple chrétien, au contraire, devait recevoir dans son sein les peuples à flots pressés ; il devait les inonder de lumière pour chasser enfin la terreur du sanctuaire désormais hospitalier. C’était là, certes, en apparence, un beau programme pour l’art : mais de long-temps il ne devait rien en sortir. L’église n’attachait pas à l’art un sens assez profond, ni une assez haute portée ; loin de là, elle tenait à distance et refoulait toute recherche vaine et toute adoration profane. Elle regardait le corps de l’homme comme un sépulcre blanchi ; elle n’affirmait pas la beauté du Christ, elle n’avait pas encore songé à la beauté de la Vierge, et le temple de Dieu lui paraissait convenable, pourvu qu’il fût sans ténèbres et qu’il fût grand. Si César et ses patriciens, ses affranchis et ses eunuques, demandaient davantage, l’église laissait faire, n’avait point d’inspiration à donner, et l’atelier païen apportait ses vieilles ressources et ses décorations fanées. Peut-on le nier, quand on voit l’église s’emparer, non seulement de la basilique antique sans y rien changer, mais encore en reproduire complètement et le plan et l’ordonnance dans les nombreux édifices qui s’élèvent à l’envi pour l’exercice du culte ? Les chrétiens vinrent donc librement adorer Dieu dans ces mêmes salles où le préteur, sur son tribunal, les condamnait naguère au supplice. Les hymnes saintes et la parole vénérée du prêtre y remplacèrent le confus murmure des plaideurs et les aigres discussions des avocats. Les pieuses conférences des évêques l’administration désintéressée des diacres y succédèrent aux conversations des marchands et aux opérations de négoce. Et (chose plus étonnante encore !) pour encadrer dignement l’effigie du Christ et la montrer au peuple, l’église ne demande rien de nouveau à l’art ; elle se contente des ajustements consacrés à l’effigie de l’empereur, dans l’augusteum des apsides. L’église, en venant ainsi habiter les palais de justice et les bourses des anciens, cachait, elle, sous une démarche singulière, une large espérance, et se livrait-elle, dans la conscience de son avenir, à une saisissante allusion ? Voulait-elle, sous cette figure, marquer qu’un jour elle entendait disputer à l’ordre civil, et sa puissance, et ses richesses, et sa juridiction ? Peu nous importe, ce n’est point là une question d’art. Ce qu’il nous suffit de savoir, c’est qu’un monument purement païen devint le patron et le type du temple chrétien. La nef oblongue, terminée par un hémicycle, et coupée quelquefois par une nef transversale, les longues colonnades intérieures, les bas-côtés et les travées ; tout ce qui se rattache, enfin, à la forme basilicale, après tant de siècle d’essais et de variations, occupe encore une place éminente dans les données de l’architectonique chrétienne. Quoi qu’il en soit, on peut dire que, longtemps après Constantin, le christianisme n’avait encore rien innové en fait d’art, de façon que beaucoup d’auteurs ont pu reculer de règne en règne, et au gré de leur judiciaire ou de leurs renseignements, la fin de l’art antique. Nous devons enregistrer ici que plusieurs, et non sans quelques raisons, n’ont pas hésité à la porter jusqu’au règne de Phocas et d’Héraclius, c’est-à-dire trois cents ans après Constantin, et dans le septième siècle de notre ère.

Toutefois, il est bon de remarquer que l’art antique, le seul qui existât alors, appauvri et méconnaissable, exténué et défaillant, tombant irrésistiblement de dégradation en dégradation, comme les choses qui décidément ont fait leur temps, et tout proche d’être enfin réduit à l’état moléculaire, avait inspiré quelque pitié au génie chrétien, jusque là, suivant nous, implacable dans sa colère ou dans son dédain. L’église avait-elle senti déjà son autorité s’amollir, et ses vieux préceptes allaient-ils déjà céder ? Faut-il reporter à ce temps, aujourd’hui si loin de nous, les premières infractions qui, plus tard, la menèrent si avant dans les voies de la mollesse et de la corruption ? Faut-il reporter à ce temps les premiers aveux et les premiers symptômes des goûts profanes qui la débordèrent et la perdirent ? Faut-il enfin y reporter les premières lueurs de la renaissance accomplie avec tant de gloire et de scandale au seizième siècle ? La réhabilitation de la Sodome païenne, du sanctuaire géant du polythéisme romain, du Panthéon d’Agrippa, dédié par Boniface III à la Vierge et aux saints martyrs, était déjà, malgré les neuf cents ans de distance, un acheminement inévitable à l’audacieuse entreprise de Jules II, qui, préoccupé aussi du Panthéon, osa démolir, dans la métropole de la chrétienté, cette vieille basilique de Saint-Pierre, pour laquelle imploraient tant de glorieux et de touchants souvenirs, tant de générations de fidèles consolées dans ses murs, tant de générations de saints reçues dans ses sépulcres ! Profanation sans égale, peut-être, dans les fastes du monde, et à laquelle l’intrusion des statues antiques, des Apollon, des Appoline, des Bacchus, des Vénus, des Hermaphrodites et des Antinoüs, dans les salles vaticanes, ou dans les villas papales, ne sauraient assurément se comparer, malgré tous les cris qu’elle a soulevés. Tout ce qu’on peut dire, c’est que, dès le septième siècle, les légats envoyés à Constantinople par Boniface III y faisaient alors reconnaître la primauté du saint-siège, et que l’empereur Phocas y défendait à Cyriaque de s’arroger le nom de patriarche œcuménique. L’église se sentait forte, et se croyait en sûreté alors : pensée fatale à toute puissance ; conviction qui est déjà un oubli et une menace. En effet, le christianisme était maître dans l’Europe entière, ou allait bientôt l’être. La croix dominait l’ancien monde, plantée au front de tous ses édifices, le long de tous ses chemins, au centre de toutes ses places et de tous ses carrefours. Les écoles païennes d’Alexandrie, d’Athènes, d’Antioche, de Carthage, avaient jeté leur dernier souffle, leur dernier venin. Les nations barbares les plus tardives allaient être informées du Christ, et suivre sa loi ; et leur irruption, si cruelle quelle fût, ne devait plus faire refluer les Romains et les Grecs consternés jusqu’aux mystères de l’Étrurie, et jusqu’aux autels de Minerve. Le mahométisme même, avec ses espérances gigantesques et son enthousiasme rapide, était contenu et refoulé. L’architecte Callinique avait veillé sur l’Orient avant que Charles Martel se fût armé, et le feu grégeois incendiait déjà les flottes musulmanes. Ce moment de la puissance et de l’ascendant du christianisme, engagé dans ce qu’on appelle avec tant de fatuité aujourd’hui la nuit du moyen-âge, n’a pas été assez étudié : il en valait cependant la peine. Quant à nous, nous devons faire remarquer que cette lacune, que nous ne pouvons pas même songer à réparer ici, quelque sommairement que ce soit, a singulièrement oblitéré l’histoire de nos arts.

Le fait est que l’église, libre désormais de toute inquiétude, se pencha enfin avec bienveillance, et de son propre mouvement, vers l’art païen râlant à ses pieds. Elle abrita ses derniers essais, et recueil, lit, autant que la pudeur le permettait, ses anciens chefs-d’œuvre. Son enceinte offrit un sûr asile à plus d’une idole, même au temps où les empereurs renouvelaient les édits qui les proscrivaient. Ses péristyles, ses portiques et ses catacombes, s’encombrèrent de tout ce qui fut à son goût : autels, trépieds, vases, lampes, colonnes, chapiteaux, basreliefs, sarcophages et mosaïques. Il y a plus ; l’église s’apprêta, comme nous le dirons plus explicitement ailleurs, à soutenir une lutte qui pouvait devenir dangereuse pour elle. Comme nous l’avons dit ici même, elle avait voulu d’abord laisser sans solution la question délicate des images. L’empereur Léon III, homme rigide et sincère, mais égaré sans doute par un zèle indiscret, et par l’orgueil du pouvoir, voulut la trancher. L’église se redressa fiérement, tint ferme, et confondit finalement l’espoir des iconoclastes, soutenu cependant par l’effort exalté et le long règne des trois princes de la race isaurienne, la seule, peut-être, qui ait fourni au trône d’Orient des hommes d’un aussi grand caractère. Cette querelle, longue et acharnée, dans laquelle les papes montrèrent un si grand courage, et les empereurs un si grand emportement, décida probablement des destinées de l’art en Europe, ou du moins fut la cause, nous dirons presque le prétexte visible de leur développement. Et c’est à ce point précis de l’histoire que les arts pourraient sembler avoir été sauvés par l’église romaine.

En effet, ce n’était point un médiocre danger pour eux, que les jeunes nations de l’Occident se prissent à réfléchir sur la grande question pour laquelle on convoquait leurs soldats et leurs conciles. Moins esclaves encore de la forme, plus dégagés de besoins et d’habitudes que les vieilles races de l’Orient et du Midi, combien n’était-il pas à craindre qu’elles se prononçassent dans le sens austère et rigoureux de la difficulté ? Ce n’est point là, certes, une supposition gratuite ; ce conflit funeste manqua tout engloutir. Charlemagne fut sur le point de jeter sa lourde épée dans le plateau, chargé déjà de la colère de l’isaurien, et de la brutalité du mahométan. Charlemagne voulut lui-même dicter un livre contre les images, et les évêques francs et germains, assemblés à Francfort au nombre de trois cents, poussèrent unanimement un cri d’indignation contre la tentative idolâtre de Rome, qui anathématisait Constantinople, refusant son adoration et ses respects aux images. Sans la sagesse et l’habile conduite d’Adrien Ier, qui, par la plus politique condescendance, conjura la tempête, et qui, tantôt par ses réponses, tantôt par son silence résigné, amortit cette manifestation effrayante, les nations modernes n’auraient peut-être pas encore connu d’autre art que l’art impersonnel et inexpressif des Levantins et des Mores. Si la religion eût réglementé l’art avec cette rigueur, comment eût-il pu marcher ? Les iconoclastes, en effet, se rencontraient avec les mahométans, qui proscrivaient de leurs représentations artistiques la figure humaine : et pour peu qu’on veuille réfléchir, on découvrira les conséquences énormes d’une telle proscription. Adrien consentit donc à recevoir le concile de Francfort, et chercha à donner le change sur le sens de celui de Nicée. Tous deux contradictoires, ils furent admis en même temps, et avec la même autorité. Les Français et les Allemands, sans repousser les images, démarche à laquelle ils seraient infailliblement arrivés si le pape eût irrité la discussion au lieu de l’assoupir, ne leur rendirent cependant jamais aucun culte. Les Espagnols et les Italiens les adorèrent en réalité, et chaque jour célébra les interventions et les miracles de ces divinités locales : chose essentielle à remarquer dans la direction suivie par les arts, chez ces différents peuples, et qui rend admirablement compte de la physionomie si distincte de leurs œuvres religieuses, et sur laquelle les champions de la restauration de l’art ne se sont pas le moins du monde arrêtés jusqu’ici. Quoi qu’il en soit, l’église, en soulevant une telle opposition aux volontés les plus imposantes, et en courant, avant sa victoire finale, des risques et des alternatives si cruels, avait-elle une pleine conscience de son action dans le sens qui nous occupe ? Nous n’oserions pas l’affirmer. Elle en retira des avantages trop matériels, trop immédiats, pour qu’elle nous semble en tout ceci s’être beaucoup préoccupée de l’avenir. Elle s’appuyait sans doute, dans une telle entreprise, sur l’assentiment des peuples, et ne froissait pas leurs tendances naturelles et observées. Mais cela, dans les circonstances où elle se trouvait, explique encore mieux son succès que sa prévoyance.

Au reste, par la force providentielle des choses, plutôt que par la volonté intelligente des hommes, l’art antique, au moment de disparaître dans ses derniers débris et de se transformer, eut un magnifique épanouissement qu’il est vraiment honteux à beaucoup d’historiens d’avoir autant méconnu. Une fois son parti pris et sa bannière levée, l’église poussa l’art, non seulement à produire, mais encore à se propager. Les artistes grecs et italiens entrèrent dans les ordres, s’associèrent aux missions, et confondirent, dans un même esprit de prosélytisme, la religion et l’art. L’art byzantin couvrit bientôt le monde, et devint précisément un des plus puissants agents de la civilisation compromise après tant de bouleversements. Comme le prêtre, ne reculant devant aucune fatigue, devant aucun danger, mais mieux que lui pouvant condescendre à certaines exigences, l’ouvrier byzantin pénétra partout. Où le moine n’eût pas pu s’immiscer, l’artiste était accueilli et souvent appelé. Et comme le même voyageur avait la plupart du temps ce double caractère, beaucoup de conversions éclatantes, imprévues, en ont résulté.

L’art byzantin, c’est-à-dire, toujours l’art antique, et exclusivement antique, mais dans l’état de dépérissement où il se trouvait alors, frappa à toutes les portes, et partout fut reçu. Non seulement il régnait sans partage, comme nous le prouverons ailleurs, dans ce qui pourrait s’appeler, surtout pour nous, le monde civilisé de ce temps, chez toutes les nations germaines impatronisées dans l’ancien empire romain, mais encore il visita ce qui restait de ces peuplades barbares demeurées au Nord ; il traversa en tous sens le populeux océan de la race slave, il vécut sous la tente de l’Arabe et du Tartare, en attendant qu’ils se fussent donné une installation plus propice. Il n’est pas enfin jusqu’aux nègres de l’Abyssinie qu’il n’ait su atteindre.

Étrange destinée de l’art grec, admirable propriété de son principe et de ses formes, mystérieuse correspondance de ses époques ! Voyez, c’est quand le malheur l’assaille, quand le destin le brise, quand le souffle et le terrain lui manquent, quand tout annonce qu’il va mourir, qu’il retrouve ses espérances, qu’il ramasse ses forces, et s’élance plus loin. L’art grec était réduit à la situation la plus triste et la plus précaire : il se mourait d’inanition sur son soi ; et le voilà qui conquiert le monde, qui se porte plus avant sous les règnes obscurs des Copronyme, des Nicéphore, des Michel, des Basile, que lorsque l’épée d’Alexandre lui ouvrait le passage ; et le voilà qui s’arrête et travaille en paix, là même où le sceptre des Antigone, des Antiochus, des Seleucus et des Ptolémée n’auraient jamais pu le protéger. Et ce n’est point ici seulement, c’est aux termes les plus séparés et les plus distincts de sa longue existence, qu’on peut observer cette merveille. C’est quand il quitte sa terre natale, c’est quand la violence le broie, l’humilie et le chasse, qu’on connaît mieux son ressort, et que sa vitalité s’exprime d’une manière plus frappante. L’art grec n’a-t-il pas pour sa grande part, et pour sa vengeance, servi à ployer la brutale puissance de Rome, où il avait été amené comme un prisonnier sans armes ? Quinze cents ans plus tard, quand le mahométan vint lui disputer le dernier pouce de terrain sur lequel la tradition byzantine pouvait au moins végéter sans mélange, les Grecs fugitifs, pour marquer leur reconnaissance, ne contribuèrent-ils pas puissamment aux progrès de l’Europe, où ils étaient accueillis comme des exilés sans ressources ?

Mais retournons un moment sur nos pas, et disons ici en quelques mots ce qui advint de l’étonnante diffusion de l’art byzantin dont tout à l’heure nous nous occupions. Nous sommes, si on se le rappelle, sur les limites de la grande époque de Charlemagne, alors que la chrétienté n’était point encore dégagée des terreurs de l’an 1000 ; alors que l’église, tout en se servant de l’art, tout en le protégeant, ne lui avait certes encore imposé aucune idée mère, aucune forme nouvelle. L’art byzantin fut pris et manié par les différents peuples auxquels il s’adressa, suivant leurs instincts, suivant leurs nécessités et les circonstances dans lesquelles ils se trouvèrent. Resta-t-il longtemps assez semblable à lui-même, pour que le nom qu’il devait au souvenir de Byzance pût l’embrasser parfaitement, et suffire à désigner les modifications locales qu’il eut à subir ? Que de noms l’art byzantin n’a-t-il pas dû recevoir, sans qu’on ait exprimé peut-être tous les caractères et toutes les formes par lesquels il passa ? grec, constantinopolitain, lorsqu’il est dans son centre ou sur ses domaines le plus récemment perdus, dans l’Exarchat de Ravenne, dans les Iles, à Naples, et dans toutes les villes du littoral qui retrempent sans cesse le goût de leurs ouvriers à sa source, par leurs excursions maritimes ; greco-romain à Rome, où persistèrent jusqu’au moment de la renaissance de l’art, et à travers toutes les fortunes, quelques vestiges de ces vieilles écoles importées de la Grèce sous les empereurs ; néo-greco, italien, latin et lombard dans le restant de l’Italie ; roman et rhutenique, avec toutes les nuances et toutes les distinctions que ces noms comportent, dans l’Occident et dans le Nord.

Où donc trouverons-nous le symbolisme unitaire, la forme immuable, l’expression consacrée, le caractère traditionnel, et le cachet d’universalité et d’exclusion qu’on a prétendu que la religion chrétienne avait imprimés à l’art ? Sans aller, à cet égard, chercher nos doutes bien loin, nous voyons chez nous, en France, le style roman nous laisser de nombreuses traces de ces incessantes révolutions. Combien d’essais, de revirements, de tentatives inquiètes et de progrès marqués depuis l’époque où tant d’objets d’art, tirés de l’Italie, de Rome, de Milan, de Pavie, de Ravenne, par Charlemagne, vinrent orner nos vieux édifices et inspirer nos ateliers ignorants ; depuis l’époque où les artistes lombards, italiens et grecs, appelés et encouragés par lui, vinrent émerveiller nos ancêtres par la splendeur encore barbare, mais jusque là inconnue, de ses fondations sur les bords du Rhin !

Ne serait-ce donc pas à la forme byzantine qu’il faudrait demander le caractère absolu et constant qu’on prétend que la religion a communiqué à l’art ? Cependant, bien que cette forme ne puisse présenter qu’une généralité vague et flottante, bien qu’on ne puisse pas étroitement la circonscrire et la déterminer, elle a eu, dans ses altérations et dans ses progrès, une lenteur qui n’appartient qu’à elle, et que toutes les formes qui lui ont succédé ont été loin et bien loin de reproduire. C’est en faveur de la forme byzantine, que l’église s’est le plus compromise, et le plus occupée. C’est pour la défense et la conservation des images byzantines, c’est pour leur élaboration et leurs sens, que l’église a souffert et a veillé ; car il est bon de remarquer que tous les textes des pères de l’église, que toutes les décisions des évêques, que tous les canons des conciles, invoqués si souvent par l’érudition des apôtres actuels de la recrudescence de l’art catholique, pour prouver l’attention particulière apportée par l’église au gouvernement des choses de l’art, remontent tous et se rapportent tous à l’époque byzantine. C’est par des artistes byzantins, ou, si l’on aime mieux, c’est sous la forme byzantine, et par qui l’on voudra, que nous ont été laissés ces peintures, filles du miracle ; ces figures archeïropoïètes, ces ouvrages de saint Luc, ces ressemblances des principaux apôtres, conformes aux visions de Constantin, ces voiles de sainte Véronique, ces Christ au long visage, ces Vierges au teint noir, et tous les types, toutes les images et tous les symboles consacrés. Mais, malgré cela, nous savons qu’on nous dira que l’idée chrétienne, que l’idée catholique, n’a rien à débattre avec les misérables vestiges d’un art issu du paganisme. Mais en ceci on aura tort. Quand une idée s’est abritée, s’est manifestée sous une forme, s’est rendue palpable et intelligible aux peuples, non dans un besoin momentané, non dans une circonstance imprévue, mais dans toutes les situations qu’un laps de mille années peut fournir, l’idée reste bien un peu solidaire de la forme. Et puis d’ailleurs, quel art trouvera-t-on exclusivement propre au christianisme et remplissant toutes les conditions qu’un zèle indiscret prétend que le christianisme impose ? Dieu nous garde ici de ne point avoir prévu, et de ne point nous être réservé la réponse ! Nous partageons de grand cœur et en toute conscience l’admiration que notre époque professe pour les chefs-d’œuvre d’un art que l’inconstance de nos pères a vite déserté et auquel, dans leur dédain, ils ont imposé le nom le plus impropre. L’art gothique a semé dans nos villes ses merveilles. Il est inutile ici de les décrire, personne aujourd’hui n’y est plus indifférent, et chacun voudra croire que nous ne sommes pas les seuls artistes de notre génération qui ne sachions ni les sentir ni les comprendre. Mais l’art gothique répond-il, cependant, à toutes les exagérations littéraires qui, de jour en jour, prétendent nous le mieux expliquer ? Mais l’art gothique a-t-il obéi à toutes les prescriptions pieuses et à toutes les intentions sacerdotales que de jour en jour on y découvre ? De ce que cet art a été expressif et a parlé aux âmes, est-ce à dire qu’il a été retenu et gourmandé ? De ce que cet art a eu un sens profond, est-ce à dire qu’il a été garrotté dans les plus inviolables symboles ? De ce que cet art a été original, est-ce à dire qu’il n’a hérité de rien, et qu’il n’a rien emprunté ? De ce que cet art, enfin, est sorti d’une rapide inspiration, est-ce à dire que sa forme lui avait été miraculeusement révélée ? Nous ne pouvons admettre toutes ces choses. L’art gothique nous paraît encore assez grand, assez étonnant sans elles. Nous serions plutôt portés à croire en tout le contraire. L’art gothique nous paraît avoir été l’enfant de cette liberté et de cette dignité conférées à l’individualité humaine, par la religion chrétienne. Et nous ne comprenons pas bien comment ses maladroits amis se servent étourdiment de lui pour accuser le sacerdoce chrétien d’avoir continué le désolant et fatal système de compression et d’immobilité que nous avons attribué aux sacerdoces antiques, et dont, en définitive, la philosophie et l’art grec, l’épée et la corruption romaine, avaient déjà travaillé à débarrasser notre monde. Certes, les chrétiens n’ont pas reculé. Le christianisme, au contraire, nous semble avoir voulu ouvrir des voies incommensurables, en appelant justement l’homme et l’art à une activité plus complète, à une activité plus indépendante. Il nous semble, au contraire, avoir investi sciemment l’homme et l’art de tout ce qui avait coûté tant d’efforts et tant de sacrifices à leur double génie. Il nous semble n’avoir pas voulu rétrécir leur double domaine, en déclinant tout héritage, en reniant toute antique tradition. La lenteur qu’il a mise à son œuvre, les difficultés qu’il y a essuyées, les transactions auxquelles il a consenti, n’y font rien. Son premier et légitime mouvement de colère contre les richesses découlant d’une source profane, les soins qu’il a pu prendre pour en moraliser l’usage, et plus tard, l’oubli même de ces soins, ont probablement concouru à la fonction qu’il venait accomplir, celle de conserver, en le continuant et en le purifiant, l’ancien monde qui n’était plus capable de marcher. Cette appropriation constante et de plus en plus générale et progressive, de tous les matériaux, de toutes les connaissances, de toutes les idées, de toutes les tendances du passé, ne constituerait-elle pas la sagesse du christianisme dans toutes ses phases ? Leur fusion de plus en plus homogène, leur alliance de plus en plus harmonieuse et complexe, leur jeu de plus en plus indépendant, leur exercice de plus en plus assuré par une moralité et une intelligence plus haute, ne seraient-ils pas ce qu’à toutes les grandes époques le christianisme a fait pour l’avenir ? Au moins, est-ce dans ce sens qu’il nous semble que toutes les évolutions fameuses, dans les sciences, dans les arts, dans la civilisation, se sont accomplies jusqu’ici sous le glorieux règne de l’idée du Christ. N’est-ce pas par le plus ample, comme par le plus indépendant emploi des matériaux et des principes artistiques du passé, que se sont élevés ces grands et impérissables monuments, dont le souvenir, quand on l’évoque, soulève avec soi toute l’histoire des temps qui nous les ont légués : Sainte-Sophie de Constantinople, aussi bien que Saint-Marc de Venise, aussi bien que Notre-Dame de Paris, aussi bien que Santa-Maria-del-Fiore de Florence, aussi bien que Saint-Pierre de Rome ; les dômes constantinopolitains autant que les basiliques romaines, les tours romanes autant que les flèches gothiques, et que les doubles coupoles de la renaissance. Le génie artistique, encore jeune, encore consciencieux dans chacune de ces entreprises hardies, a cru consommer son œuvre ; il a cru avoir tout ravi au passé, n’avoir rien réservé pour l’avenir. L’empereur Justinien, dans le chantier de Sainte-Sophie, croyait, dit-on, entendre la voix des anges le conseiller au milieu des irrésolutions de ses architectes. Et quand Sainte-Sophie, comme un ardent et premier soupir vers le ciel, eut lancé ses coupoles incertaines, plus haut que n’avait songé à monter le dôme savant du terrestre Panthéon, il entendait encore, comme l’assurent les témoins les plus graves, ces anges qui lui criaient dans le sein du Seigneur : « Sois béni, pieux empereur, tu as vaincu Salomon. »

Artistes, princes et peuples ont connu ce mouvement ; ce mouvement, un des plus élevés, un des plus précieux peut-être que l’humanité puisse sentir. Mais une chose aussi large, aussi féconde, aussi vitale pour la civilisation comme pour l’art, n’est point tributaire, Dieu merci, des étroites discussions de forme, des chétives questions d’écoles, des passagères infatuations de la mode et des coteries. En tout temps, la religion du Christ a été assez intelligente et assez bien conseillée pour ne l’oublier jamais. Et si chaque forme d’art s’est crue tour à tour appelée à conclure, et n’a pas craint de déclarer toutes recherches fermées, tout mouvement défendu et toute espérance vaine, faut-il récriminer et parler sans cesse à cause de ces prétentions folles, des vicieuses tendances, et des dangereuses sollicitations de l’esprit et des aptitudes de l’homme en révolte ?

Finissons bientôt cette notice déjà trop longue. Ce que nous aurions à dire ne se peut pas dire d’une fois, et plus d’une fois nous y reviendrons : car il est dans l’intérêt de l’art d’être en présence de ces opinions demi-savantes et demi, religieuses surtout, qui voulant tout ramener à leur taille, châtreraient volontiers l’art pour le mieux gouverner. La religion et l’art ne sont pas à leur remorque. L’église catholique n’oubliera jamais qu’avec une égale sérénité elle a toujours béni les travaux consciencieux et libres de ses enfants. Elle n’oubliera jamais que c’est sous l’architrave de la basilique païenne que ses papes et ses conciles ont appris à Constantin et au monde que Dieu était présent partout ; que c’est de son portique que fut repoussé, par un de ses saints évêques, le tout-puissant empereur Théodose ; que c’est sous son plein-cintre roman qu’elle conquit par le baptême son fils aîné Clovis, et qu’elle sacra Charlemagne empereur d’Occident ; que c’est sous les voûtes aiguës des cathédrales gothiques qu’elle consola les peuples du mauvais succès des croisades et des regrets de l’Orient ; que c’est enfin sous un temple de la renaissance qu’elle anathématisa Luther.

Quant à l’art, si l’église catholique renonçait jamais à son universalité, il semble qu’il garderait encore la sienne.

Il fallait, suivant nous, dire ces choses avant de nous engager dans l’examen des œuvres et des mérites d’une époque glorieuse qu’on calomniera peut-être bientôt, au train dont vont les choses, pour être à la mode et pour paraître avoir le sentiment de l’art.

Comme l’architecte Arnolfo di Lapo a été un des plus vigoureux promoteurs de cette époque, et comme ses exemples ont été suivis fidèlement jusqu’à la fin par les artistes les plus forts, nous croyons nos observations à leur place. Quant à son œuvre commencée, Santa-Maria-del-Fiore, nous chercherons à l’apprécier quand, pour l’achever enfin, Brunelleschi y appliqua sa tête puissante.

NOTES.

(1) Pélage fut élevé au trône pontifical, le 18 avril 555. Le Cinelli, page 212 des Bellezze di Firenze, commet donc une grossière erreur en disant que l’église de Santa-Maria-Maggiore fut consacrée l’an 500, par le pape Pélage.

(2) Ce palais n’a pu être construit par l’architecte Buono, qui vivait l’an 1152 ; car on lit dans les Annales d’Arezzo rapportées par le Muratori, dans le tome XXIV Scriptor. rer. italic., page 856, anno 1232, Palatium communis Aretii conditum Domino Inbaldo de Colle potestate.

On trouve également, page 859 du Catalogo des podestats d’Arezzo, que ce palais fut bâti l’an 1232, c’est-à-dire un siècle après la mort de Buono.

(3) Ce campanile, haut de 250 palmes et environné de deux cents colonnes, fut élevé par Guglielmo, Bonanno et Tommaso de Pise. Voyez le Theat. Basil pisanœ de Martini.

(5) Cette porte périt dans un incendie, comme le rapporte Martini, page 59 de son Theatr. Basil, pis.

(5) Voyez Pietro-Angelo Bargeo, De eversoribus urbis.

(6) Voyez une dissertation latine de Francesco Valesi, adressée en forme de lettre, le 7 février 1725, au baron Stosch.

(7) Cette chapelle a été reconstruite par le pape Sixte-Quint.

(8) Cette église a été rebâtie sur les dessins de Matteo Nigetti.

(9) La vieille église fut démolie et reconstruite l’an 1625.

(10) L’église de Santa-Croce a 240 brasses de longueur et 70 de largeur. Bernardo Davarzato, dans son histoire manuscrite citée par le P. Richa, prétend qu’elle fut commencée l’an 1292 ; mais Giovanni Villani, liv. 8, chap. 7, et l’Ammirato, tome I, page 131, disent, comme Vasari, que les fondements furent jetés l’an 1294. On trouve une ample description de cette église dans le tome III du P. Richa.

(11) Voyez Giovanni Villani, liv. 8, chap. 7.

(12) Voyez les descriptions de ce temple publiées l’an 1733, à Florence, par Bernardino Sgrilli, et l’an 1755 par Gio. Battista Nelli.

(13) Le légat se nommait Pietro Valeriano di Paperno. Il fut créé cardinal par Boniface VIII.

(14) On doit compter au nombre des chefs-d’œuvre d’Arnolfo le tombeau du cardinal de Braye, à San-Domenico d’Orvieto, où il se montra peintre, sculpteur et architecte. Dans la basilique de San-Paolo, hors des murs de Rome, il fit la tribune de marbre qu’il orna d’une foule d’admirables figures au bas desquelles il grava cette inscription : † Hoc opus fecit Arnolfus cum suo socio Petroanno milleno centum bis et octuageno quinto, etc. Sur la façade de la cathédrale d’Orvieto, il représenta la Résurrection des morts dont parle Vasari dans la vie de Niccola de Pise.