Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/21

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LE BERNA,
PEINTRE SIENNOIS.


Trop souvent, hélas ! la mort arrête un artiste au moment même où il allait atteindre le but désiré. Une fatalité déplorable frappa ainsi dans la fleur de l’âge le pauvre Berna de Sienne, dont les ouvrages nombreux annonçaient le plus rare talent. On voit de lui à Sienne plusieurs fresques dans deux chapelles de l’ église de Sant’-Agostino, où il avait déjà représenté sur une muraille, qui depuis fut détruite, l’Histoire d’un jeune homme que l’on conduit au supplice. On ne peut rien imaginer de plus parfait. La pâleur de la mort couvre le visage du malheureux, qu’un moine essaie de ranimer par ses exhortations. Il faut que le Berna se soit pénétré bien profondément de l’horreur de cette situation, pour avoir pu la rendre avec tant d’énergie que la réalité même n’offrirait rien de plus saisissant.

À Cortona, il peignit, entre autres choses, la plus grande partie des voûtes et des parois de l’église de Santa-Margherita, qui appartient aujourd’hui aux Récollets. De Cortona il se rendit à Arezzo, l’an 1369, au moment où les Tarlati, seigneurs de Pietramala, venaient de faire achever par Moccio, sculpteur et architecte siennois, le couvent et l’église de Sant’-Agostino, où quantité de citoyens s’empressèrent de construire des chapelles et des tombeaux pour leurs familles. Le Berna y peignit à fresque, dans la chapelle de Sant’-Iacopo, plusieurs petits sujets tirés de la vie de ce saint, et au-dessus l’Histoire de Marin le troqueur qui, après avoir vendu son âme à l’esprit malin, supplie saint Jacques de rompre ce marché dont le démon réclame l’exécution, le contrat à la main. Dans cette composition, le Berna rendit avec une vérité extrême les divers sentiments qui agitent ses personnages. Le visage de Marin exprime la peur, l’espoir et la confiance, tandis que le diable, merveilleusement laid, use de toute son éloquence pour convaincre saint Jacques, qui délivre et ramène à Dieu le pécheur repentant. Lorenzo Ghiberti prétend que le Berna reproduisit le même sujet à Santo-Spirito, dans la chapelle des Capponi, consacrée à saint Nicolas, où il devint la proie des flammes (1). Notre artiste peignit ensuite, dans une chapelle de l’évêché d’Arezzo, pour Messer Guccio (2) Tarlati da Pietramala, un grand Crucifix, et au pied de la croix la Vierge, saint Jean l’Évangéliste, saint François, saint Michel, et le donateur lui-même, revêtu de ses armes. À l’église paroissiale de la même ville, il représenta, dans la chapelle des Paganelli, plusieurs traits de la vie de la Vierge, et saint Ranieri distribuant des aumônes aux pauvres qui l’entourent. À San-Bartolommeo, il laissa plusieurs sujets tirés de l’Ancien-Testament, et l’Histoire des Mages. À Santo-Spirito, on reconnaît dans ses tableaux de saint Jean l’Évangéliste, son propre portrait, et ceux de quelques seigneurs de ses amis (3). Il retourna ensuite à Sienne, où il fit un grand nombre de peintures sur bois ; mais son séjour n’y fut pas de longue durée, car il fut appelé à Florence pour décorer, à Santo-Spirito, la chapelle de San-Niccolô, dont nous avons déjà parlé, et pour exécuter divers ouvrages qui périrent dans le malheureux incendie de l’église. À San-Gimignano-di-Valdelsa il commença, dans l’église paroissiale, plusieurs sujets tirés de l’Ancien-Testament (4), qu’il était près de terminer lorsqu’il tomba de son échafaud, et se fracassa les membres si effroyablement qu’il mourut au bout de deux jours. Les habitants de San-Gimignano lui donnèrent une sépulture honorable dans leur église, et couvrirent son tombeau de vers à sa louange, en latin et en langue vulgaire (5). La plume rendit ainsi un juste hommage au pinceau de ce malheureux artiste.

Giovanni d’Asciano conduisit à bonne fin le dernier ouvrage de son maître Berna. Ce Giovanni fit à Sienne, dans l’hôpital de la Scala, et à Florence, dans l’ancien palais des Médicis, quelques peintures qui lui valurent une grande réputation.

Les productions du Berna datent de l’an 1381. Il était bon dessinateur, et le premier qui eût commencé à bien imiter les animaux, comme le prouve un dessin de sa main que nous conservons dans notre recueil, et qui représente des bêtes féroces de divers pays. On compte au nombre des élèves du Berna, Luca di Tomé, siennois, qui laissa dans sa patrie et dans toute la Toscane un grand nombre de peintures, parmi lesquelles on remarque le tableau et les fresques dont il orna la chapelle tudesque des Dragomanni, à San-Domenico d’Arezzo (6).

On voit encore à San-Gimignano les peintures du malheureux Berna, de Sienne. Le Vasari nous semble avoir très bien saisi le cachet particulier du talent de ce maître si fécond et si expressif. Le Berna peut être considéré comme le plus savant dessinateur de sa ville pendant le quatorzième siècle, et on peut en toute sécurité Régaler à ses contemporains les plus habiles des différentes écoles de l’Italie. Mais tout dessinateur que fut le Berna, et si peu coloriste qu’il se soit montré dans ses fresques de San-Gimignano, on aurait tort de croire qu’il ait été toujours privé de ce sentiment de finesse exquise et de riante gaîté qui caractérise la couleur siennoise. On rencontre de lui, en Italie, plusieurs panneaux pleins d’effet et de transparence. Il y a aussi de lui à Venise un très riche tableau d’autel.

Devant plus tard consacrer une attention d’autant plus particulière à l’école siennoise qu’elle nous semble, pour une cause ou pour une autre, n’avoir pas été jusqu’à présent mise assez en saillie, nous croyons bon d’inscrire ici le souvenir d’un de ses maîtres les plus importants, malheureusement oublié par le Yasari. Nous voulons parler de cet Andrea di Vanni, l’auteur du saint Sébastien qui se voit dans le couvent de San-Martino, et de la Vierge du monastère de San-Francesco. Il florissait en même temps, ou peu d’années avant le Berna. Célèbre dans sa patrie, et l’un des principaux chefs de la corporation des peintres de Sienne, qui était un véritable corps civil, comme dit Lanzi, il prit part au maniement des affaires publiques, fut envoyé comme ambassadeur auprès du pape, et honoré de la correspondance de la fameuse sainte Catherine de Sienne. Il vint à Naples vers 1373, et dut influer sur cette école retardataire.

NOTES.

(1) La plupart des peintures du Berna que Vasari a mentionnées jusqu’ici ont disparu.

(2) Il faut lire Ciuccio et non Guccio, comme dit Vasari.

(3) Toutes les peintures de l’église paroissiale de San-Earioiommeo et de Santo-Spirito d’Arezzo ont péri.

(4) On trouve la description de ces tableaux, page 117 du tome II des Lettere sanesi.

(5) Dans la première édition du Vasari, on lit l’épitaphe suivante :


Bernardo senensi pictori in primis illustri, qui dum naturam diligentius imitatur, quam vitæ suæ consulit, de tabulato concidens diem suum : obiit, Geminianenses homines de se optimè meriti vicem dolentes pos.


Le même accident arriva à Antonio Domenico Gubbiani, peintre florentin.

(6) On donne encore pour élève au Berna, l’orfévre siennois Giovanni di Bartolo, qui fit pour le pape Urbain Y les bustes en argent de saint Pierre et de saint Paul qui ornèrent la basilique de San-Giovanni-Laterano.