Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/12

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buonamico buffalmacco,
peintre florentin.

Buonamico Buffalmacco, célèbre par ses facéties recueillies dans le Decamerone de Messer Giovanni Boccaccio (1), était élève d’Andrea Tafi (2) et intime ami de Bruno et de Calandrino, peintres de joyeuse mémoire. Ses productions, répandues dans toute la Toscane, témoignent qu’il avait un talent remarquable dans son art.

Franco Sacchetti raconte, dans l’une de ses trois cents nouvelles, que Buonamico Buffalmacco, ne pouvant souffrir que son maître Andrea l’appelât à la veillée durant les longues nuits d’hiver, imagina l’expédient suivant pour n’être plus forcé de changer la douce chaleur de son lit contre le froid glacial de l’atelier. À l’aide d’aiguilles courtes et fines, il attacha trente petites bougies sur le dos de trente gros escarbots qu’il avait trouvés dans une cave. Dès que l’heure de la veillée fut arrivée, il alluma ses candélabres vivants et les poussa un à un à travers une fente de la porte dans la chambre d’Andrea. Celui-ci allait justement appeler Buffalmacco, mais

Buanamico Buffalmacco
en voyant ces petites lumières qui circulaient lentement, il trembla de tous ses membres, recommanda son âme à Dieu, récita ses oraisons et ses psaumes, et finit par se cacher sous ses couvertures, attendant en grelottant de peur la venue du jour, sans songer à troubler le sommeil de son malicieux apprenti ; le matin, il lui demanda s’il n’avait point été tourmenté par plus de mille démons. Buonamico lui répondit qu’il avait dormi tranquillement, et qu’il était étonné de n’avoir pas été appelé à la veillée. « Ah ! s’écria Tafi, je n’ai pas eu le temps de songer à peindre, et je suis décidé à chercher une autre maison. » La nuit suivante, Buonamico ne mit en campagne que trois escarbots, mais ils suffirent pour renouveler les terreurs de l’infortuné Tafi, qui dès la pointe du jour sortit de sa maison en jurant de n’y plus jamais rentrer. On eut toutes les peines du monde à le faire changer d’avis. Buonamico, après lui avoir amené le curé de la paroisse qui le consola de son mieux, finit par lui dire : « J’ai toujours entendu assurer que les démons sont les plus grands ennemis de Dieu ; par conséquent, ils doivent porter une égale haine à nous autres peintres ; car, non contents de les représenter aussi hideux que possible, nous leur arrachons encore les âmes de maints pécheurs que nous convertissons par nos tableaux religieux. Et comme la nuit, vous savez, appartient aux démons, si vous n’abandonnez pas complètement l’habitude de veiller, je crains bien qu’ils ne vous jouent des tours plus terribles que ceux dont vous avez déjà été victime. » Par ces paroles et d’autres semblables propos que le curé ne pouvait qu’approuver, Buffalmacco arrangea les choses de telle sorte que Tafi cessa d’être aussi matinal. Une seule fois, quelques mois après, il tenta de recommencer ses veillées, mais une nouvelle visite des escarbots le rappela à l’ordre. Cette aventure fut cause que de longtemps aucun peintre, à Florence, n’osa travailler pendant la nuit.

Dès que Buffalmacco se sentit assez fort pour voler de ses propres ailes, il abandonna son maître Andrea afin de pratiquer librement son art. Les travaux ne lui manquèrent pas, et il prit une maison où il établit sa demeure et son atelier. Malheureusement son lit n’était séparé que par une mince cloison d’un rouet que la femme d’un ouvrier en laine, maître niais que l’on appelait Tête-d’oie, tournait bruyamment presque toute la nuit. Buonamico ne savait à quel saint se vouer, pour être délivré de cette musique infernale qui ne lui permettait pas de fermer l’œil un instant. Enfin il eut recours à une nouvelle malice que lui suggéra la découverte d’un trou placé dans la muraille, précisément au-dessus des fourneaux de son incommode voisine. Il s’arma d’un long tube, et saisissant le moment où la femme de Tête-d’oie était éloignée de ses casseroles, il fourra dans la marmite une quantité de sel vraiment peu chrétienne. Lorsque Tête-d’oie rentra pour dîner, il ne put avaler ni une cuillerée de soupe ni une bouchée de viande, tant son palais était cruellement blessé par cet assaisonnement inaccoutumé.

Une ou deux fois, il prit son mal en patience et se contenta de grogner un peu ; mais, quand il vit que ses paroles ne produisaient aucun effet, il lança de rudes bourrades à sa pauvre femme qui se désespérait en pensant qu’elle avait eu la précaution de ne pas saler ses ragoûts. Un jour elle voulut se justifier, mais Tête-d’oie entra dans une telle colère, et la frappa de telle sorte que tout le voisinage accourut aux cris de l’innocente victime. Buffalmacco ne fut pas des derniers à arriver ; et, après avoir écouté les griefs du mari et les excuses de la femme, il dit à Tète-d’oie : « Allons donc, camarade, il faut être raisonnable ; tu te plains de ce que ta soupe est trop salée soir et matin, eh bien ! moi, je suis étonné que cette brave femme soit capable de toucher à une assiette sans la casser. Je ne sais comment elle peut faire un pas dans la journée ; elle passe la nuit à son rouet, et ne dort pas une heure, je crois. Laisse-la ronfler tranquillement toute la nuit, et tu verras qu’elle aura sa tête toute la journée et ne commettra plus de semblables fautes. » Buffalmacco se tourna ensuite vers les voisins qui se joignirent à lui et dirent à Tête-d’oie qu’il devait suivre le conseil qu’on lui donnait. Maître Tête-d’oie les crut, et son dîner fut raisonnablement salé toutes les fois que sa femme ne se levait pas trop matin ; car alors Buffalmacco recourait à son remède avec tant de constance, que Tête-d’oie finit par enjoindre à sa femme de ne sortir du lit qu’au grand jour.

Un des premiers travaux de Buffalmacco, à Florence, fut la décoration de l’église du monastère des religieuses de Faenza. Il y représenta plusieurs sujets tirés de la vie du Christ, parmi lesquels on remarque le Massacre des Innocents, composition pleine d’une énergique vérité. Les mères et les nourrices, les traits bouleversés par la rage, la douleur et le désespoir, luttent avec les dents et les ongles contre les bourreaux de leurs malheureux enfants. Le dessin de ce tableau se trouve dans notre recueil, et c’est le seul souvenir qui subsiste aujourd’hui de toutes les peintures qui ornaient ce monastère qui a été détruit pour céder la place à la citadelle del Prato (3).

Buffalmacco, homme aussi bizarre dans son costume que dans sa manière de vivre, était allé travailler dans ce couvent sans chaperon et sans manteau. Les religieuses, qui le regardaient quelquefois à la dérobée, se plaignirent à l’économe de ce qu’il restait ainsi en chemisette ; puis, craignant que ce ne fût qu’un broyeur de couleurs, elles firent dire par l’abbesse à Buffalmacco qu’elles voudraient voir à l’œuvre le maître lui-même. Notre Buonamico répondit courtoisement qu’il s’apercevait bien du peu de confiance qu’il inspirait, mais que son devoir était de leur obéir. Lorsqu’il se vit seul, il affubla d’un chaperon et d’un manteau, dont les plis tombaient jusqu’à terre, deux escabeaux et un broc dans le goulot duquel il ajusta adroitement un pinceau. Les religieuses ayant entrevu ce maître postiche majestueusement drapé, pensèrent qu’il consacrait tous ses soins et toute son attention à quelques importants morceaux qu’il n’osait confier à son ouvrier ; elles se retirèrent donc discrètement et fort satisfaites. Quinze jours se passèrent sans nouvelle inspection de leur part, et sans que Buonamico remît le pied dans le couvent. Enfin, un soir, croyant que le maître était parti, nos religieuses coururent admirer les chefs-d’œuvre qu’il avait dû laisser. Quelle ne fut pas leur confusion en découvrant l’artiste qui depuis quinze jours tenait solennellement son pinceau élevé dans les airs ! Elles comprirent la leçon, et chargèrent leur économe de rappeler Buonamico qui leur apprit qu’un homme est tout différent d’un broc et de deux escabeaux, et qu’il ne faut pas juger une œuvre par les vêtements de l’ouvrier. Peu de jours après, il avait terminé un tableau qui fut trouvé parfait par les religieuses, à l’exception des chairs qui leur paraissaient, disaient-elles, un peu trop pâles. Buonamico n’eut garde de les contredire. Il savait que l’abbesse possédait un vin précieux, le meilleur de Florence, qui ne servait que pour le sacrifice de la messe. « Je corrigerais facilement ce défaut, dit-il, si je pouvais me procurer d’excellent vin pour délayer mes couleurs ; mes figures deviendraient roses et chaudement colorées ; mais le bon vin est rare et il m’en faut beaucoup. » Les bonnes sœurs ajoutèrent foi à ses paroles et lui prodiguèrent leur généreux nectar. Buonamico le savoura joyeusement, et trouva sur sa palette assez de ressources pour donner plus d’éclat et de fraîcheur à ses figures. Lorsqu’il eut achevé ces travaux, il peignit, dans une chapelle du cloître de l’abbaye de Settimo, plusieurs sujets tirés de la vie de saint Jacques. Sur le plafond, il représenta les quatre patriarches et les quatre évangélistes. Les compositions dont il couvrit les parois de la chapelle sont au nombre de cinq, et méritent d’attirer l’attention par la beauté des mouvements et des attitudes des personnages, et par la richesse et la variété des inventions.

Pour donner plus de ressort à ses carnations, Buffaîmacco avait coutume de se servir de laque violette, qui avec le temps produit un sel qui ronge et mange le blanc et les autres couleurs. On ne doit donc pas s’étonner si ces peintures de l’abbaye de Settimo sont aujourd’hui grandement endommagées, tandis que beaucoup d’autres plus anciennes se sont parfaitement conservées. J’avais d’abord attribué ces dégâts à l’humidité ; mais j’ai reconnu plus tard, après avoir examiné tous les ouvrages de Buffalmacco, que le mal provenait de cette laque qui ne laisse pas subsister la moindre trace de dessin.

Buonamico fit ensuite pour les Chartreux de Florence deux tableaux en détrempe, dont l’un est dans le chœur et l’autre dans les vieilles chapelles. À l’abbaye de Florence, il peignit à fresque la chapelle des Giochi et Bastari, qui fut depuis concédée à la famille des Boscoli. On y voit le Christ lavant les pieds de ses disciples, les Juifs conduisant le Sauveur devant Hérode, Pilate dans la prison, Judas pendu à un arbre. Il règne dans ces diverses compositions une vivacité, une expression et une facilité telles, qu’il est évident que notre facétieux Buonamico ne se montrait inférieur à aucun des peintres de son temps, lorsqu’il voulait se donner de la peine et travailler avec soin, ce qui, à la vérité, lui arrivait rarement. Il exécuta ses fresques d’Ognissanti avec tant de franchise et de solidité sur un enduit frais, qu’elles ont résisté depuis plus de deux siècles aux pluies et à toutes les intempéries des saisons. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à regarder sa Nativité de Jésus-Christ et son Adoration des Mages qui se trouvent au-dessus de la sépulture des Aliotti. À Bologne, Buonamico commença, dans la chapelle des Bolognini à San-Petronio, plusieurs fresques qu’il laissa inachevées pour je ne sais quelle raison. Il fut appelé à Assise l’an 1302, et représenta, dans une chapelle de l’église de San-Francesco, toute la vie de sainte Catherine ; ces fresques se sont bien conservées et renferment des morceaux dignes d’éloges.

Dans ce temps, l’évêque Guido, ayant entendu vanter Buffalmacco comme homme d’un commerce agréable et comme peintre de talent, voulut qu’il vint à Arezzo pour décorer la chapelle de l’évêché où l’on voit aujourd’hui le Baptême du Christ. Buonamico se rendit aux désirs de l’évêque : son travail était déjà fort avancé, lorsqu’il lui arriva une aventure étrange que Franco Sacchetti a racontée dans ses trois cents nouvelles. Guido possédait un gros singe, la plus maligne bête du monde. Cet animal avait observé avec une attention extrême tous les mouvements de Buffalmacco, lorsque celui-ci mêlait ses couleurs, maniait ses outils ou battait ses œufs pour peindre en détrempe. Buffalmacco ayant quitté son ouvrage un samedi soir, le lendemain matin notre singe, malgré un pesant rouleau de bois auquel on l’avait attaché pour l’empêcher de sauter de tous les côtés, parvint à grimper sur l’échafaud du peintre. Aussitôt il s’empara des fioles, des pinceaux, des couleurs, brisa tous les œufs et se mit en besogne ; il ne s’arrêta qu’après avoir tout repeint de sa patte. Alors il rassembla soigneusement sur un coin de la palette les couleurs qu’il avait épargnées, et descendit de l’échafaud fort satisfait de lui-même. Le lundi matin, Buonamico demeura stupéfait en voyant ses outils sens dessus dessous et la singulière manière dont son œuvre était corrigée. Après avoir tristement ruminé pendant quelque temps, il fut convaincu que l’auteur de ce méchef ne pouvait être qu’un habitant d’Arezzo, poussé par l’envie ou la méchanceté. De suite il courut communiquer ses soupçons à l’évêque qui s’efforça de le consoler, le supplia de recommencer son travail, et, pour prévenir tout semblable malheur, lui donna six soldats armés de fauconneaux, qui devaient, en son absence, rester en embuscade et tailler en pièces sans miséricorde le coupable s’il se présentait. Buonamico refit donc ses figures ; mais un jour les soldats qui étaient aux aguets entendent sur le pavé de l’église une espèce de roulement sourd et mystérieux ; ils cherchent et découvrent notre singe qui escalade lestement l’échafaud, prépare en un clin d’œil ses couleurs, et barbouille avec une ardeur sans égale les saints de Buffalmacco. On appelle aussitôt celui-ci et on lui montre le malfaiteur. À cette vue, il ne put s’empêcher de rire et de pleurer en même temps. Bref, il renvoya ses soldats et alla trouver l’évêque : « Monsignore, lui dit-il, vous aimez ma manière de peindre, mais votre magot en préfère une autre ; » puis il raconta la chose et ajouta : « Vous n’aviez besoin de chercher un peintre, puisque vous possédez dans votre maison un maestro qui peut-être, il est vrai, ignorait lui-même son talent ; mais maintenant qu’il a fait ses preuves, je lui cède la place, et pour prix de mes peines je ne demande que la permission de retourner à Florence. » L’évêque, en dépit de la contrariété que lui causait cet événement, riait à gorge déployée, surtout en pensant que le plus habile berneur du monde venait d’être pelotté par une bête. Enfin, lorsqu’il se fut assez diverti, il décida Buonamico à se remettre pour la troisième fois à l’œuvre. Le singe, en punition de son crime, fut enfermé dans une grande cage de bois, que l’on plaça près de Buonamico jusqu’à l’achèvement du tableau. On ne peut s’imaginer les sauts, les contorsions, les grimaces de ce mauvais animal qui était désespéré de voir travailler sans qu’il lui fût permis d’en faire autant.

L’évêque ordonna ensuite à Buffalmacco de peindre, sur la façade de son palais, l’aigle d’Arezzo terrassant le lion de Florence. Aussitôt, notre artiste construisit en planches solides, devant le mur qu’il devait décorer, un petit atelier dans lequel il ne laissa entrer personne, sous prétexte qu’il ne pouvait décemment se montrer occupé d’un semblable travail. On le laissa donc seul ; mais, loin d’obéir à l’évêque, il représenta le lion florentin étouffant l’aigle arétin. Dès que cette peinture fut terminée, il ferma soigneusement son atelier, demanda à l’évêque la permission d’aller chercher à Florence des couleurs qui lui manquaient, et retourna dans sa patrie. Après l’avoir attendu longtemps en vain, Guido fit découvrir le tableau. Furieux d’avoir été joué, il mit à prix la tête de Buonamico, qui se moqua de ses menaces. Plus tard, le prélat fut assez sage pour lui pardonner et reconnaître qu’il avait agi en bon citoyen. Il le récompensa même libéralement, lui confia la décoration de la niche de la grande chapelle de San-Giustino (4), et lui procura dans l’ancienne cathédrale d’autres travaux dont il ne reste plus aucune trace aujourd’hui.

On raconte que, pendant son séjour à Florence, Buonamico se joignit à quelques amis, chez Maso del Saggio, pour organiser la fête nautique que les habitants de Borgo-San-Friano donnèrent le Ier mai, le jour où le pont de bois de la Carraia s’écroula sous le poids des milliers de personnes qui étaient accourues pour jouir du spectacle. Buffalmacco échappa par hasard à la mort affreuse qui frappa tant de victimes. Deux minutes avant la ruine du pont, il s’était éloigné pour aller chercher quelque chose qui manquait à la fête (5).

Peu de temps après cet événement, Buonamico fut appelé à Pise. Il y peignit dans l’église de l’abbaye de San-Paolo, qui appartenait alors aux moines de Vallombrosa, de nombreux sujets tirés de l’Ancien-Testament, à partir de la création de l’homme jusqu’à l’édification de la tour de Babel. La plus grande partie de cet ouvrage est gâtée aujourd’hui, mais laisse néanmoins apercevoir beaucoup de vivacité dans les figures, une exécution qui ne manque pas de largeur, et un coloris assez harmonieux. Il faut reconnaître que Buonamico savait bien exprimer tous les divers sentiments de l’âme, quoique assurément son dessin soit loin d’être correct. Il orna la même église de plusieurs sujets tirés de la vie de sainte Anastasie. Les costumes sont d’une beauté remarquable ; les mêmes éloges sont dus aux figures placées sur une barque et parmi lesquelles on remarque le portrait du pape Alexandre IV qui, dit-on, avait été transmis à Buonamico par son maître Andrea Tafi, qui déjà l’avait exécuté en mosaïque à Saint-Pierre. La dernière de ces compositions représente le martyre de sainte Anastasie et de ses compagnes ; on lit sur les visages des spectateurs la compassion, la douleur et l’effroi que leur cause la vue des flammes qui vont dévorer ces saintes femmes. Buonamico s’associa, dans ce travail, Bruno di Giovanni dont le nom est consigné dans l’ancien livre de la compagnie des peintres et dans les joyeux contes de Messer Boccaccio. Ce Bruno peignit, pour la même église, sainte Ursule tendant la main à une femme qui implore son secours, et qu’à sa couronne et à son manteau couvert d’aigles on reconnaît pour la ville de Pise. Mais, trouvant qu’il ne pouvait donner à ses personnages l’expression convenable, il consulta Buffalmacco qui lui conseilla d’y suppléer en faisant sortir de leur bouche des paroles qui expliqueraient ce que les visages et les mouvements ne pourraient indiquer, méthode employée par Cimabue. Bruno prit au sérieux cette plaisanterie, écrivit les demandes et les réponses, et cette idée bizarre eut un si grand succès, quelle fut imitée assez long-temps et même par des peintres de talent.

Les ouvrages de Buffalmacco satisfirent tellement les Pisans, que les administrateurs du Campo-Santo lui confièrent l’exécution de quatre fresques. Il les entoura d’un ornement au milieu duquel il plaça son portrait, que nous avons fidèlement copié. On distingue parmi ces compositions la Construction de l’arche de Noé et la Création de l’univers, où le père éternel est représenté haut de cinq coudées et soulevant la grande machine des cieux et des éléments. Au bas de ce tableau, dont les deux angles sont occupés par un saint Augustin et un saint Thomas d’Aquin, Buonamico écrivit en lettres majuscules un sonnet explicatif de son sujet, que nous allons rapporter pour donner une idée du savoir des gens de cette époque :

Voi che avvisate questa dipintura
Di Dio pictoso sommo creatore,
Lo quai fe’tutte cose con amore,
Pesate, numerate, ed in misura.

In nove gradi angelica natura
In ello empirio ciel pien di splendore,
Colui che non si muove, ed è motore,
Ciascuna cosa fece buona e pura.

Levate gli occhi del vostro intelletto,
Considerate quanto è ordinato
Lo mondo universale ; et con affetto

Lodate lui che l’ha si ben creato :
Pensate e di passare a tal diletto
Tra gli angeli, dove è ciascun beato.

Per questo mondo si vede la gloria,
Lo basso, e il mezzo, e l’alto in questa storia.

À l’extrémité du Campo-Santo, à l’endroit où se trouve aujourd’hui le tombeau du Corte, Buonamico peignit encore la Passion, la Résurrection et l’Ascension du Rédempteur. Après avoir follement dépensé l’argent qu’il avait gagné, il revint dans sa patrie aussi pauvre qu’il en était parti. Il y fit des tableaux et des fresques qu’il est inutile de décrire. Son ami Bruno qui l’avait aidé consciencieusement à manger son dernier écu, ne tarda pas à le suivre à Florence. Il obtint quelques travaux à Santa-Maria-Novella, et fit dessiner par Buonamico son Martyre de saint Maurice qu’il peignit ensuite lui-même entre deux colonnes, vis-à-vis la chaire. Il introduisit dans cette composition le portrait du donateur Guido Campese, connétable des Florentins, qu’il représenta couvert de ses armes et agenouillé devant la Vierge et l’enfant Jésus, auxquels saint Dominique et sainte Agnès semblent le recommander. Derrière lui se tiennent des guerriers armés à l’antique. Si cet ouvrage ne brille pas par le dessin et l’exécution, il est du moins remarquable par la variété des costûmes et des armures dont j’ai tiré parti dans quelques tableaux, à la satisfaction de Son Excellence illustrissime le duc Cosme, qui me les avait commandés. Il ne faut donc pas mépriser les œuvres de ces maîtres, qui, bien qu’imparfaites, peuvent être d’une grande utilité aux hommes mêmes qui créent aujourd’hui des merveilles. À peu près vers cette époque, un paysan demanda un saint Christophe haut de deux brasses à Buffalmacco qui s’engagea, par contrat, à le faire moyennant douze florins ; mais, lorsqu’il eut visité la chapelle qui devait renfermer le saint Christophe, il trouva qu’elle n’avait que neuf brasses de longueur et même de hauteur. Ne pouvant donc planter son saint debout, il prit le parti de le représenter couché avec les jambes pliées. Le paysan refusa de payer, cria qu’il était volé et soumit l’affaire aux magistrats qui donnèrent raison à Buonamico.

À San-Giovanni notre artiste peignit une Passion du Christ qui méritait des éloges. On admirait surtout Judas pendu à un arbre, un vieillard qui se mouchait avec beaucoup de naturel et les trois Maries qui pleuraient amèrement au pied de la croix (6). Dans la même église, Buonamico avait laissé un saint Yvon de Bretagne entouré de veuves et d’orphelins et couronné par deux anges ; mais l’édifice et les peintures périrent dans la guerre de 1529. Messer Aldobrandino, évêque de Cortona, garda long-temps Buffalmacco à son service. Il lui fit peindre, entre autres choses, la chapelle et le tableau du maître-autel de son évêché ; mais nous n’en parlerons pas davantage, ces ouvrages ayant été détruits lorsque l’on restaura l’église et le palais épiscopal. On conserva seulement quelques-unes de ses peintures à San-Francesco et à Santa-Margherita.

De Cortona, Buonamico se rendit pour la seconde fois à Assise, pour orner de fresques, dans l’église souterraine de San-Francesco, la chapelle du cardinal Egidio Alvaro, qui le récompensa libéralement. Enfin, après avoir travaillé dans toute la Marche, il s’arrêta à Pérouse où il peignit à fresque, à San-Domenico, dans la chapelle des Buontempi, l’Histoire de la vie de sainte Catherine, vierge et martyre. Ensuite il représenta, dans l’église de San Domenico-Vecchio, Catherine, fille du roi Costa, convertissant certains philosophes à la religion du Christ. Buonamico se surpassa dans cette composition, que l’on peut regarder comme son chef-d’œuvre. Aussi les habitants de Pérouse exigèrent-ils qu’il peignît sur la place saint Herculan, évêque et protecteur de la ville. Dès que le prix eut été arrêté, ils lui construisirent un petit atelier formé de planches et de nattes de jonc, pour le dérober à la vue du public. Mais à peine dix jours étaient-ils écoulés, que tous les passants ne cessèrent de l’importuner en lui demandant à grands cris s’il n’allait pas bientôt terminer sa besogne. Buonamico résolut de leur jouer un tour pour les punir de l’ennui qu’ils lui causaient : son travail achevé, il le montra au peuple qui en fut très-satisfait et voulut de suite jeter à terre les échafaudages ; mais Buonamico s’y opposa en disant qu’il avait encore besoin de deux ou trois jours pour opérer quelques retouches à sec. Dès qu’il se vit seul, il remplaça le diadème d’or de l’évêque par une guirlande de goujons qu’il avait modelée en plâtre, et le jour même il paya son hôte et partit pour Florence. Deux jours après, les Pérugins, ne voyant plus leur peintre, demandèrent à son hôte ce qu’il était devenu. À la nouvelle de son départ, ils coururent découvrir saint Herculan, qu’ils trouvèrent majestueusement décoré de goujons. Furieux de cette insulte, ils se plaignent aux magistrats et envoient en toute hâte des cavaliers à la poursuite de Buonamico, qui déjà se reposait tranquillement à Florence, fort peu inquiet des malédictions dont le chargeaient les Pérugins, qui n’eurent d’autre parti à prendre que de faire enlever, par un peintre de leur ville, la couronne de goujons, et rétablir le diadème du saint.

De retour à Florence, Buonamico fit de nombreux ouvrages, mais je me contenterai de parler d’une Vierge, tenant dans ses bras l’enfant Jésus, qu’il peignit à fresque, à Calcinaia, pour un paysan qui ne le payait qu’en paroles. Buonamico, peu accoutumé à se contenter d’une semblable monnaie, se rendit un matin à Calcinaia, et convertit l’enfant Jésus en un petit ourson. Peu de temps après, le paysan vit ce fatal changement. Désespéré, il supplia Buonamico de faire disparaître le hideux ourson, jurant qu’il était prêt à payer son double travail. Notre artiste y consentit, et après avoir préalablement empoché l’argent, il n’eut qu’à passer une éponge sur l’ourson qu’il avait peint avec des couleurs à l’eau ; mais je serais trop longtemps si je voulais décrire tous les tableaux de Buonamico Buffalmacco, et raconter toutes les charges dont il égaya la maison de Maso del Saggio, rendez-vous de tous les bons vivants de Florence.

Devenu vieux et infirme, et plus chargé de dettes que d’argent, Buonamico fut placé, par la 6 de la Misericordia, dans l’hôpital de Santa-Maria-Nuova. Il y mourut en 1340, à l’âge de soixante-huit ans. On l’enterra dans le cimetière des pauvres. Ses ouvrages, estimés pendant sa vie, ont toujours été comptés depuis au nombre des choses remarquables de son temps.



Nous n’ajouterons rien à ce que notre auteur nous raconte de Buonamico Buffalmacco. Si l’on veut compulser à son endroit les vieux chroniqueurs de Florence, on pourra rassembler sur lui un assez bon nombre d’anecdotes plus ou moins grivoises, et de reparties plus ou moins scandaleuses. Le Vasari en a assez dit pour marquer son humeur et faire comprendre une des causes de sa grande popularité dans les premiers temps de l’école toscane. Cependant on s’abuserait beaucoup, si sur la foi de quelques écrivains modernes, jaloux d’ajouter quelque chose du leur aux vieilles traditions, on admettait que le Buonamico dut seulement sa célébrité à ses saillies et à ses aventures joyeuses. Ses œuvres conservées prouvent incontestablement sa supériorité, et l’on comprend fort bien ce que rapporte à son égard le Sacchetti dans sa trente-sixième nouvelle. Plusieurs peintres sont rassemblés et confèrent sur l’art. Maître Andrea Orcagna, l’un d’eux, demande quel a été, dans l’école, le plus grand peintre sans compter le Giotto. Les uns soutiennent que c’est Cimabue, les autres que c’est Stefano, ou bien encore Bernardo Orcagna, et plusieurs préfèrent à tous le Buffalmacco. Au milieu de la discussion ouverte, intervient Taddeo Gaddi, vénérable débris d’une autre génération, qui leur dit avec l’esprit de conciliation et de regret naturel aux vieillards : « Jeunes gens, tous ces hommes ont été de bons et habiles artistes, mais l’art depuis eux a dégénéré et tous les jours dégénère. »

Buffalmacco, sous tous les rapports, a été un des maîtres les plus importans de son époque. L’influence de son talent, de ses principes et de son style est évidente ; on l’a retrouvée à Florence, longtemps encore après lui, et c’est à propos de cela que nous consignerons ici quelques considérations que nous croyons assez utiles.

On a déjà pu voir combien les recherches incertaines de Cimabue et ses vagues efforts pour opérer la rénovation de l’art avaient été consciencieusement repris par Giotto, et surtout intrépidement poussés par lui. La réussite fut immense. Jamais homme, mieux que Giotto, n’avait répondu à son rôle et rempli sa mission. Le caractère inflexible et hautain de Cimabue avait sinon ouvert la voie, au moins marqué le point de départ.

Il faut des génies fermes et constants pour indiquer les premiers mouvements ; il faut des talents souples et actifs pour les accroître en les manifestant. Giotto, comme tous les grands vulgarisateurs, eut une adresse infinie, une inépuisable fécondité, une incroyable audace, un irrésistible entraînement. À lui seul, il semble avoir consommé une révolution dans son art. En effet, si l’on pouvait attacher aux efforts de Giotto le sens rigoureux qu’on leur a prêté, et voir dans ces efforts une véritable rébellion contre les préceptes imposés par la religion et les formes consacrées par la tradition, on serait forcé de reconnaître qu’il eût été impossible à la théocratie la plus forte d’en venir à bout.

Que sera-ce donc, si l’on ne doit pas séparer le Giotto du cortège de ses contemporains et de tant de grands hommes sur la valeur et la mission desquels il est de toute impossibilité qu’on se méprenne ? Donc, s’il était vrai que jamais il eût existé une tradition symbolique, et mystique dans le sens pur de ces mots, il était impossible qu’elle se maintînt longtemps et exclusivement. Giotto avait regardé la nature avec intelligence, il avait caressé son imitation avec amour : le moment de ces démarches était venu, puisqu’elles se trouvèrent dans un si exact rapport avec les appétits artistiques de son temps. Or, il faut penser à l’énorme activité de cet homme dont l’apostolat traversa en tous sens l’Italie et s’étendit jusqu’en France,

Le nombre des élèves du Giotto, si l’on cherchait à le rétablir, passerait peut-être toute croyance ; et il suffit, a-t-on dit, pour s’en faire une idée, de lire dans les archives du dôme de Florence cette quantité de noms obscurs mêlés à ceux de Taddeo Gaddi et de l’Orcagna. Mais ce n’est pas tout ; cette masse d’élèves était tellement acquise aux principes du Giotto, qu’à l’exception d’un certain nombre d’hommes indépendants ou capables de marcher, parce qu’ils étaient forts par eux-mêmes, la plupart se bornèrent plutôt à le singer qu’à le continuer en progressant. L’engouement de la foule pour les triomphes du Giotto fut monté à ce point que beaucoup de talents s’immobilisèrent et crurent probablement qu’il n’était pas donné à l’humanité d’aller plus loin. Il est au moins permis de le penser, quand on a sous les yeux les éloges sans restrictions et sans retenue du Dante, de Pétrarque, de Boccace et de Jean Villani, l’historien de Florence. Ce fait mal observé, et exagéré suivant l’ordinaire, a donné à croire à plusieurs auteurs qu’après la mort du Giotto il y eut un temps d’arrêt dans les progrès de la peinture, et une sorte de décadence passagère. Le vieux Gaddi était peut-être sous ces impressions, faites surtout pour tromper un contemporain intéressé dans la question, lorsqu’il répondit à la demande de l’Orcagna. Mais le vieux Gaddi avait tort, lui-même n’avait pas reculé, et l’homme auquel il parlait était déjà loin du Giotto. Cependant il faut reconnaître qu’il est toujours doux pour le vulgaire de trouver une ornière à suivre, et que, dans ces temps, le sentiment de l’individualité qui ne faisait que naître s’ignorait encore chez la plupart des travailleurs. Ce fut un pas énorme pour eux d’avoir abandonné la routine byzantine pour entrer dans une voie nouvelle, et s’habituer à calquer le Giotto comme ils calquaient ou le Giunta ou Margaritone, ou maître Apollonio.

Or, c’est là où nous voulions précisément en venir ; dans de telles circonstances, dans un tel engouement, il devait bien se trouver quelques hommes aussi peu enclins à se complaire dans le présent que mal disposés à se confier à l’avenir. Toutes les nouvelles acquisitions, toutes les nouvelles espérances, tout le grand changement, toute l’œuvre enfin du Giotto fut mise par eux en suspicion. Ces esprits méfiants, portés à tout croire impossible ou dangereux, sont souvent d’ordre différent, et qu’il faut avoir garde de confondre. Dans ce flot d’aveugles, d’infirmes et de brutes, qui rendent parfois si dures aux vrais talents les époques de transition, il ne faut pas étourdiment s’aviser de ranger des hommes d’une toute autre étoffe, d’une toute autre signification. Il y a des génies fermes et sévères qui sont nés pour maintenir ce qu’ont maintenu les ancêtres, et pour s’enterrer noblement dans le passé quand l’avenir déborde. Dieu nous garde d’être jamais à la suite de ces hommes-là ; mais Dieu nous garde aussi de les juger témérairement ! Ces hommes peuvent avoir plus que nous l’intelligence du mérite inhérent aux choses qu’on abandonne, si nous avons plus qu’eux la conscience de la valeur des choses après lesquelles nous courons. Du reste, bien que nous ne puissions jamais sympathiser avec eux, nous devons admettre que parmi ceux qui s’efforcent à prolonger les choses qui sont arrivées à leur déclin, et parmi ceux même qui s’épuisent à vouloir retourner vers les choses révolues et à recréer les choses définitivement mortes, il y a d’admirables talents et d’admirables caractères. Partout on trouve le troupeau et son élite ; et il convient de dire que, dans les grands conflits de goût et les grandes révolutions d’école, chaque camp a ses maîtres tranquilles et forts, et ses écoliers criards et inintelligents. L’histoire s’occupe peu des derniers.

Il ne faudrait donc pas croire que ce soient des hommes peu intéressants à connaître que les derniers champions de l’école byzantine, dont l’histoire a gardé les noms et dont le Vasari nous raconte la vie et les travaux. Ce vieux Margaritone, cet artiste estimé, encouragé, applaudi par toute l’Italie pendant la plus longue et la plus productive carrière, n’était point un homme ordinaire. Ce peintre, qui envoyait son grand Crucifix de Santa-Croce, son rude travail byzantin, au fier Gibelin Farinata degli Uberti, aimait l’art à la façon dont celui-ci aimait Florence. Il voulait son salut et combattait sa liberté. Michel-Ange, homme universel comme Margaritone, et célèbre comme Margaritone l’avait été, n’a-t-il pas, lui aussi, cru devoir maudire la nouvelle et pleurer l’art ancien ? Et puis, beaucoup de ces Byzantins entêtés marchèrent cependant, mais à leur manière. Giotto leur avait forcé la main, mais ils la forcèrent en plus d’un point aux élèves du Giotto. Ugoiino de Sienne, par entêtement, Cavallini de Rome, par dévotion, Buffalmacco, malgré sa conduite irrévérente, et l’Orcagna même, malgré son ambitieuse assiduité, retinrent volontairement beaucoup de la tradition byzantine, et trouvèrent cependant le secret d’être encore grands, non seulement parmi les continuateurs étourdis du Giotto, mais encore parmi ses élèves les mieux inspirés. C’est là un point sur lequel nous reviendrons bientôt.

Ici, il nous semble qu’il ne serait pas déplacé de se demander enfin d’une manière un peu positive ce que fut l’art byzantin dans son allure, dans ses mobiles, dans ses résultats, ce qui n’est pas certes une question simple, quoi qu’il en puisse paraître. En effet, il serait fort difficile d’accorder entre eux les différents auteurs qui en ont parlé et qui ont cherché à le définir. Quant à nous, leurs nombreuses contradictions, leurs interminables variations, nous disposeraient assez à trancher la difficulté comme plusieurs l’ont fait, et à comprendre sous la dénomination d’art byzantin tout l’art du moyen-âge ; car cette dénomination, qui ne manque pas d’une certaine justesse, qui n’a rien de personnel chez nous, et de bien imprévu pour personne, permet de couper court à la discussion et embrasse fort bien, dans le champ vague qu’elle ouvre, cette infinité de nuances et de diversités auxquelles on a donné tant de noms souvent inintelligibles et souvent arbitraires. Il faut bien par un moyen quelconque les ramener à l’unité. Mais alors nous devons dire avec un peu de précision ce que nous semble avoir été le moyen-âge à propos d’art. Le moyen-âge fut donc à notre sens une époque où l’artiste n’eut guère, au fond, d’autre mobile que la nécessité, d’autre inspiration que l’instinct, d’autre règle que le hasard. Tous les monuments que cette époque nous a laissés ont un caractère d’incohérence et de monotonie qui nous paraît jusqu’ici avoir été mal expliqué. D’abord, ce double et indivisible cachet que nous leur attribuons, et qui en réalité a frappé tout le monde, n’a été franchement exprimé par personne. Chacun a été empêché par son système ou religieux, ou philosophique, ou littéraire ; chacun a été amené à exagérer les naïfs témoignages de ses inspirations personnelles ; chacun s’est cru obligé de les scinder afin d’en masquer une partie. Les admirateurs exclusifs de l’antiquité grecque ou romaine ont surtout fait saillir le côté incohérent de l’art du moyen-âge ; ils auraient craint, en appuyant autant sur sa monotonie, d’être entraînés à avouer l’existence et la consécration chez lui de certaines règles. Le côté incohérent faisait seul leur affaire. En poussant à la roue, ils devaient arriver facilement à faire passer cette incohérence pour de la pure barbarie dérivant d’une complète ignorance. Les promoteurs actuels de la rétrogradation prétendue catholique ont passé, au contraire, sous silence le malencontreux côté de l’incohérence qui les gênait et pouvait faire croire à la liberté ou à l’indiscipline des travailleurs, pour ne laisser apercevoir que celui de la monotonie qui les arrangeait mieux. Avec un peu d’aide et de façon, la monotonie se vit changer par eux en constance, en unité, en harmonie, dérivant d’une haute moralité et de la prudence sacerdotale.

Le malheur est que de part et d’autre il n’est rien de tout cela. Les systèmes exclusifs, comme nous nous sommes déjà efforcés de le signaler, sont trop inhabiles à formuler, pour nos arts au moins, une poétique suffisante, et capable de rendre un compte exact de toutes les variétés de formes et de goût qu’ils ont pu et peuvent revêtir, aussi bien dans le passé que dans l’avenir. Le moyen-âge, en fait d’art, ne fut ni ignorant ni barbare ; il ne fut non plus ni soumis ni réglementé. Son incohérence résulte plutôt de son indifférence totale en fait de principes et de règles ; de même que sa monotonie provient surtout d’un abandon nonchalant qui le tournait à la routine. Et, en effet, pourquoi donc le moyen-âge aurait-il été ignorant, comme tant de déclamateurs se sont plu à le dire ? L’impatronisation du christianisme et des races barbares avait-elle ruiné et fait disparaître les éléments acquis de la science et de l’art antique ? Pas le moins du monde. Elle avait pu sans doute y aggraver un certain désordre ; mais ce désordre préexistait à un degré frappant, comme nous l’avons déjà prouvé.

Et quelle était la cause de ce désordre avant les désastres et la dissolution de l’empire, si ce n’est l’indifférence dont nous parlons ? À la fin du règne des Trajan et des Antonins, alors que Pausanias achevait à peine son livre, au temps des Septime et des Alexandre-Sévère, des Caracalia, des Gallien, des Aurélien et des Probus, au milieu des plus vastes travaux, quand les artistes grecs et romains méconnaissaient déjà les principes anciens et négligeaient les règles les plus consacrées, les ignoraient-ils ? Assurément non. Quand, par exemple, la sculpture dégradée tombait dans l’oubli le plus effronté des types élaborés par une si longue et si glorieuse succession de grands maîtres, quand elle se traînait dans la plus grossière inobservance du mouvement, de l’ensemble, des longueurs, des attaches, des plans et des lignes, que s’était-il passé de nouveau pour expliquer cette abjection, ou plutôt ce cynisme ? La secte nouvelle, les hordes barbares, n’avaient point frappé encore de leur marteau la statuaire antique. Elle était toujours radieuse sur son piédestal. Les canons qu’avait rédigés Polyclète de Sicyone, ceux qu’Agoracrite, l’élève chéri de Phidias, avait recueillis sous la dictée de son maître, et ceux de tant d’autres conservés par la tradition, circulaient encore dans les ateliers alors qu’on s’en moquait déjà. La satiété, le dégoût, la désaffection, et puis l’indifférence, pervertissaient les principes, inutilisaient la science, méprisaient les règles. Mais ces principes, cette science, ces règles, couraient les rues. Tous les monuments de l’art encore intègres les montraient à qui voulait les voir ; et, si après mille ans, en mesurant et en étudiant leurs ruines, les artistes de la renaissance ont pu reconquérir autant qu’ils l’ont voulu la science et le goût antiques, il faut bien reconnaître que les derniers temps de l’empire avaient tout laissé aller à la débandade, plutôt par paresse et par ennui que par ignorance. Le moyen-âge renchérit sur ces dispositions, mais voilà tout. Et qu’on ne croie pas que nous n’ayons le droit de parler ainsi que des premiers temps du moyen-âge, que de l’époque constantine, alors que les déclamations des rhéteurs et les démonstrations des professeurs du paganisme s’entendaient encore dans l’empire ; alors que les livres des Philostrate et des Longin, qui traitaient du beau et du sublime, étaient encore frais et populaires. Nous pouvons avec confiance continuer la même appréciation du moyen-âge pendant sa durée entière, et particulièrement à l’égard de nos arts. Si Rome fut souvent envahie, si ses monuments furent saccagés, si ses écoles se fermèrent, si ses ouvriers se dispersèrent, si Athènes, Antioche, Naples, Ravenne et les autres grands centres savants et artistiques de l’ancien empire eurent le même sort, Constantinople au moins y échappa ; Constantinople dont les musées et les bibliothèques, les palais et les églises, regorgeaient de tous les modèles et de tous les éléments que la puissante volonté de Constantin, de Théodose, de Justinien y avaient concentrés à différentes reprises ; de tous les objets précieux que la misère et la terreur des provinces avaient dû y faire refluer. L’école constantinopolitaine n’était donc point une école ignorante ; son érudition au contraire était immense. Elle avait en main l’héritage accumulé du savoir et du génie de chaque pays et de chaque siècle. Ses patriarches et ses empereurs même ont souvent été des puits de science : comme Photius, qui analysait de mémoire toute une bibliothèque ; comme Constantin-Porphyrogénète, qui se prit un jour à passer en revue toutes les spécialités de la science humaine, depuis les secrets les plus importants de l’administration de l’empire jusqu’aux recettes les plus infimes des derniers métiers. Or, n’est-il pas avéré, par les travaux encore subsistants et par les témoignages écrits, que les artistes constantinopolitains ou leurs adeptes ont sillonné en tous sens l’Europe pendant le moyen-âge ? Le fait donc de l’ignorance, en matière de science et d’art, n’était point celui qu’on devait faire sonnerie plus haut, ni celui par lequel on devait chercher à caractériser le moyen-âge. Un inexprimable ennui de la science antique, une insurmontable apathie pour ses exigences, une perpétuelle indifférence pour ses formules, voilà certes ce qui rend mieux compte des longs tâtonnements, des bizarres essais, et des vicieux amalgames à travers lesquels ont opéré les artistes du moyen-âge. Sans cette disposition singulière et jusqu’ici peu observée, sans cette disposition à laquelle sans doute le christianisme devait pousser dans l’intérêt de la civilisation, il y aurait eu immanquablement, dans un moment quelconque, ici ou là, dans un coin ou dans un autre, une tentative précoce de restauration et de replâtrage de la civilisation antique. Quelque artiste, au moins, fatigué de voir autour de lui méconnaître, confondre, abattre tant d’œuvres antiques, pour en compiler, pour en amalgamer avec négligence les matériaux et les fragments, se serait assurément pris d’un beau zèle, et, s’informant des lois de leur harmonie, aurait cherché à la reproduire dans une humble imitation. Mais non ; l’indifférence et le dégoût étaient là qui veillaient avec une rigueur qui tient vraiment du mystère. Pas une tentative ne fut faite dans ce sens pendant plus de mille ans, pas un symptôme de regret, pas un mouvement d’élan. L’art antique s’était lui-même démoralisé ; sa forme avait été maudite ; et, pour le relever utilement de l’anathème, les temps n’étaient pas mûrs encore. Il suffisait probablement au moyen-âge de conserver les éléments et les œuvres sans s’y laisser passionner ni éprendre. Il fallait alors au moyen-âge recueillir d’une main et disperser de l’autre, conserver et détruire à la fois pour que tout ne se perdît pas, et que rien n’allât trop vite. Et ce n’est pas une petite remarque à faire, que les hommes et les races peu propres à la double fonction dont nous parlons aient tous été tordus et dissipés dans leurs entreprises.

Constantinople eut le dépôt de la science, mais il lui fut défendu d’en rien faire, d’en rien tirer pour son bien et pour sa gloire. L’institut du grand Cassiodore, entièrement tourné vers la docte antiquité, n’eut pas de longues suites, et fut balancé quelque temps après par les saintes fureurs de Grégoire-le-Grand. La race gothique avec ses princes au génie vif et brillant, si disposée à se civiliser et à rappeler bientôt les temps de l’empire, fut anéantie partout en Italie, en France, en Espagne, tandis que les races féroces et réfractaires, comme les Huns, les Vandales et les Lombards même, ne purent également prendre racine nulle part. Il fallait à la fois que la dissolution de l’antiquité se consommât, et que cependant ses richesses ne se perdissent pas. C’est dans ce sens, on peut le dire, qu’ont travaillé les hommes forts du moyen-âge. C’est dans ce sens que la Providence les a servis, afin que l’humanité fût assez long-temps protégée par l’idée chrétienne, assez long-temps maniée et assouplie par elle, pour que l’époque de la renaissance vînt remettre en honneur les précieuses acquisitions du monde ancien, sans toutefois s’encombrer de ses inutilités et de ses produits mauvais. Autrement, les grands hommes qui devaient consommer l’initiation des temps modernes, en appelant à eux le génie de l’antiquité, auraient couru le danger d’évoquer avec lui ses monstrueuses débauches, et de noyer encore les peuples sous le flot infect de ses brutalités.

À présent que nous croyons avoir indiqué quelle est la vraie cause de l’incohérence des produits du moyen-âge, et en remettant à plus tard d’indiquer de même quels ont été les motifs de leur monotonie, il convient de se demander ce que fut la renaissance, et à quelle époque on doit la faire remonter.

La renaissance, ce magnifique mouvement qui couronna si bien le moyen-âge, qui répara et agrandit l’humanité, et qui honore encore le christianisme par lequel il fut fomenté ; la renaissance, dont le beau nom, trouvé par la sagesse des peuples, commence aujourd’hui à être calomnié par un purisme dévot ; la renaissance dans les arts est le retour de l’ordre : non pas de cet ordre théocratique ou académique dans lequel toute individualité se comprime, se tait et s’ignore ; non pas de cet ordre factice et menteur que des volontés hostiles et des intérêts contraires au libre épanouissement de l’homme s’arrogent le droit de créer ; mais bien de cet ordre vrai qui naît du cours des choses et auquel se vouent seulement les hommes désintéressés et convaincus ; mais bien de cet ordre qui lie et harmonise toutes les tendances, tous les instincts, toutes les facultés et les pousse à leur développement suprême en leur ouvrant toutes les voies.

Maintenant, où finit le moyen-âge et où commence la renaissance ? C’est là une question épineuse qu’il y aurait un grand profit à scruter, dont l’étude apporterait une vive lumière et sur laquelle jusqu’ici on a glissé et on s’est prononcé avec une légèreté et une suffisance également déplorables. On dirait à voir le peu de souci qu’on s’en est donné, qu’il est de petite conséquence de confondre les limites de ces deux grandes évolutions de l’intelligence humaine. Mais par quelle distraction fait-on donc en même temps un si grand bruit des marques frappantes qui distinguent ces deux époques, et raisonne-t-on à perte de vue sur les inspirations et les principes contraires qui les séparent profondément ? Est-ce que ces marques, ces inspirations, ces principes, ne peuvent être aperçus que dans ces milieux ? Est-ce que le moyen-âge a fini, est-ce que la renaissance a commencé dans une naïve communauté de sympathies, d’opinions et d’efforts, à ce point qu’on ne puisse démêler ce qui leur peut appartenir en propre, ce qui doit se reporter et s’attribuer exclusivement au moyen-âge prêt à s’évanouir, ou à la renaissance prête à rayonner ? Si cela est, il faut le dire, au moins ; car, en fait de théorie et d’histoire, ces sortes d’aveux préviennent beaucoup d’écarts et d’erreurs. Et le terrain de nos écoles, le champ de nos croyances, ne seraient pas médiocrement balayés et rendus praticables, si tous les gens qui se mêlent d’écrire et de parler, et qui n’ont pas réfléchi à la transition délicate dont nous nous occupons ici, consentaient à ne pas se répandre néanmoins en distinctions et en délimitations tranchantes. Beaucoup de gens croiraient alors qu’entre le double terme où l’art du moyen-âge bien connu, bien apprécié, était en pleine vigueur, et où l’art de la renaissance, également compréhensible et lisiblement écrit, régnait sans partage, il y avait un art intermédiaire et neutre participant de l’un comme de l’autre ; empruntant son éclat et ses mérites aux principes et aux allures conservées de l’un, ainsi qu’à ses regrets ; aux recherches et aux essais de l’autre, ainsi qu’à ses espérances. Mais un parti si sage, qui semble si voisin du vrai, et qui m’empêche pas qu’on en approche davantage, qui au contraire invite à fouiller mieux les choses et à les regarder de plus près, ne convient pas aux aigles de la critique exclusive. À ces fortes intelligences qui, en quelques pages, en quelques lignes peut-être, résumeraient l’histoire du monde, il faut de grandes masses qui puissent supporter le poids de leurs grandes pensées. Il faut à ces puissances qui se sont donné la mission de débrouiller le chaos de l’histoire, les hautes prérogatives qu’une pareille responsabilité réclame ; il faut qu’il leur soit permis de couper et de tailler dans le vif, et d’imposer à leur gré le caractère et le nom aux choses. Le malheur est qu’en réalité les époques ne se soudent pas l’une à l’autre de manière que leurs joints soient faciles à rencontrer, que les faits de l’histoire et les œuvres de l’art ne se produisent pas de manière qu’une méthode aussi hardie et aussi expéditive nous les puisse livrer et expliquer isolément. En effet, quand on a coupé la vie de l’art par morceaux, et qu’à chacun on a attaché une étiquette, si adroitement que soit faite la section, si heureusement que soit nommée la partie, on est encore loin de pouvoir rien professer avec sécurité et justesse. Nous croyons qu’on ferait mieux de dire bonnement comment se passent les choses dans les arts, d’autant que, comme elles se passent, il y aurait encore un bien grand attrait et un bien réel profit à les regarder ; car ce ne serait pas sans doute un fastidieux spectacle, ni une recherche stérile, que de voir l’immense enchevêtrement et de suivre les profondes infiltrations de deux arts, de deux principes en présence, aux prises dans les mêmes écoles, dans les mêmes œuvres, chez les mêmes hommes. Alors chacun comprendrait combien les formules jalouses, locales, étroites, rigoureuses, incapables d’expliquer l’art du passé, ont dû être incapables aussi de le féconder autrefois, comme elles sont incapables encore de le raviver aujourd’hui. Chacun comprendrait que l’art n’a d’absolu et d’immuable que son essence ; et que sa forme, depuis que l’homme a été affranchi des jougs anciens, a dû être sans cesse relative et variable. L’étude scrupuleuse, la constatation exacte des secours que se sont portés l’un à l’autre, des obstacles que se sont suscités tour à tour le moyen-âge et la renaissance, fixeraient sur ce que l’on doit penser des motifs, des intentions, des règles absolues, que la critique moderne leur suppose, en apportant si peu d’attention dans les examens, et tant de prétentions dans les jugements. On comprendrait peut-être que, loin d’avoir jamais été exclusives et appuyées sur des abstractions pures, les florissantes écoles sont nées des circonstances et des sympathies autant que des principes, et que les grandes œuvres sont filles des vieilles coutumes et des ardentes nouveautés. Et puis, si cela est, quelle plus belle, quelle plus abondante étude que de chercher, au sein de chaque grand monument de l’art, dans quelle mesure assistent, se confondent ou luttent les souvenirs du passé et les pressentiments de l’avenir ! Que de choses viendraient ainsi s’expliquer d’elles-mêmes, et qu’on ne soupçonne pas ! Que de choses que l’on connaît fort bien, mais auxquelles on ne prend pas garde, appelleraient l’attention ! Serait-ce, en effet, un soin inutile et sans fruit pour l’histoire et la théorie de l’art, que de voir éclore et de suivre dans leurs développements les écoles fondées alors, dans des pays différents, mais dans les mêmes années ; sous des circonstances opposées, mais sous des inspirations pareilles ?

Quand le génie du moyen-âge, longtemps retenu et impatient de monter enfin à son apogée, annonce, par sa propre plénitude, que les jours de son déclin vont bientôt venir, on verrait poindre déjà le génie de la renaissance. Dans leur naïve union, sous leur mutuelle influence, ont surgi des œuvres sans doute virginales, mais au sein desquelles est allumé déjà le feu des désirs, et déposé le germe des combats qui sont réservés aux temps qui suivront. L’héroïque courage, la sainte confiance de Grégoire VII constataient à peine la consommation de l’œuvre catholique et le triomphe de l’idée qui, depuis Constantin, agitait le monde pour le transformer, que la première aurore de la renaissance était déjà levée. Le vieux Buschetto construisait sa basilique peu de temps après, l’an 1000, alors qu’Azon et les autres Normands édifiaient leurs cathédrales. En Italie comme dans le Nord, en Espagne comme dans la Germanie, un mouvement sympathique avait circulé et partout s’était fait sentir. Les grands mobiles de l’art, longtemps comprimés, longtemps amortis, reprenaient une vie nouvelle et préparaient leur futur essor, par un aveu naïf de la personnalité humaine et une confiante renonciation à la routine. Dans le Nord comme dans le Midi, on commençait à ne plus vouloir se traîner dans les errements de l’art byzantin, ni s’enfermer davantage dans des œuvres qui ne restaient peut-être avant tout anonymes, que parce que l’inspiration et l’originalité leur manquaient encore. Dans le Nord comme dans le Midi, l’art cherchait sa voie : il échappait aux nécessités brutales, il s’affranchissait des richesses grossières, il se confiait davantage au calcul pour trouver l’harmonie, il s’abandonnait davantage à la personnalité pour conquérir enfin une physionomie. C’est alors que le grand coup des croisades vint tout précipiter et tout faire aboutir. On retiendra tout ce qu’on voudra, on retiendra tout ce qu’on pourra du passé, l’avenir a envahi le monde. Le moyen-âge aura beau s’indigner et se roidir après contre la renaissance qui le déborde, la renaissance sera partout : et dans les œuvres que le moyen-âge aura pu croire les plus intimes, la renaissance se fera reconnaître aux yeux attentifs. Combien donc alors est confondu l’esprit de schisme et d’exclusion qui appauvrit le domaine de l’art, et qui le ruinerait complètement s’il ne se faisait pas obstacle à lui-même, à cause des idées contradictoires qu’il épouse et qu’il maintient à la fois avec une égale fureur ! Car viendra-t-on maintenant expliquer dans des formules aigres et cassantes, par le spiritualisme chrétien d’un côté, et le matérialisme païen de l’autre, par la foi et par le doute, par le dévouement et l’égoïsme, par la moralité et par l’immoralité, des œuvres qui ont coulé de la même source ?

Les écoles du Midi et celles du Nord n’ont-elles pas été en même temps abritées sous la même protection et sous la même sympathie ? Bien qu’elles aient revêtu des formes différentes, bien que les circonstances, bien que les matériaux prééxistants et l’esprit particulier des peuples aient diversifié leurs œuvres, ne les ont-elles pas néanmoins consacrées aux mêmes instincts et aux mêmes croyances ? Il ne faut donc pas dans l’héritage de l’art, au gré des systèmes et des calculs étrangers et ignorants, prendre ceci d’un côté, et jeter cela de l’autre. Les véritables amis de l’art y perdraient trop. Il vaut mieux, au contraire, chercher les signes de fraternité. Cette étude est plus savante, plus productive, elle entre davantage dans le cœur des choses, et n’en comprend pas moins bien pour cela leur surface. Ce n’est point une pauvre veine à ouvrir dans les mines de l’art, que la recherche de ce qu’ont de commun et de solidaire les efforts des écoles gothiques de la France et de l’Allemagne, avec les principes, les recherches et les affections des écoles renaissantes de l’Italie. Dans les monuments de toutes sortes qu’elles nous ont laissés, il y a d’autres rapprochements à faire que ceux de leur date et qui témoignent mieux encore du lien qui les unit et qu’on aurait tort de vouloir rompre aujourd’hui au détriment des écoles italiennes, comme on a eu tort de les rompre dans les derniers siècles au détriment des écoles gothiques. Qu’on cherche donc les souvenirs de l’école byzantine, la transmission des matériaux du monde antique, les importations capricieuses des Orientaux et des Arabes, la foi et l’accoutumance anciennes, le doute et l’activité modernes, dans ces œuvres que la mort d’une civilisation et la naissance d’une autre ont si magnifiquement inspirées ; qu’on les y cherche, ils y sont. Ils y sont aussi bien dans les œuvres vénitiennes, pisanes, florentines, du douzième siècle, dans les basiliques, dans les baptistères, les campaniles élevés par les Marco Giuliano, par les Buono, par les Bonanno, les Guglieîmo, que dans les tours, les clochers, les églises entrepris à Saint-Denis et à Chartres, par notre Suger, notre Hilduard. Ils y sont aussi bien, au treizième siècle, dans les œuvres toscanes de Marchione d’Arezzo, de Fuccio de Florence, que dans les œuvres françaises de Robert de Luzarche et de Hugues LF bergier, aussi bien dans le Campo-Santo de Niccola de Pise, que dans la sainte chapelle de Pierre de Montereau ; aussi bien dans les entreprises si exactement contemporaines d’Erwin de Steinbach et du Lapo.

NOTES.

(1) Voyez le Dècameron, journée viii, n. 3, 6 et 9, journée ix, n. 5 ; et les nouvelles 191 et 192 de Franco Sacchetti.

(2) Monier, dans son Histoire des Arts, pag. 166, dit que Buffalmacco était élève de Taddeo Gaddi ; mais rien ne justifie cette assertion.

(3) C’est-à-dire le château de San-Giovanni-Battista.

(4) Ces peintures de San-Giustino ont été plâtrées.

(5) Giovanni Villani, lib. vm, cap. 70, raconte minutieusement cette fête.

(6) Voyez le Borghini, Orig. di Firenze, pag. 131 ; et le Manni, Terme di Firenze, pag. 27.