Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/18

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TOMMASO, DIT GIOTTINO,
peintre florentin.

Les artistes, poussés par l’émulation et soutenus par le travail, trouvent chaque jour de nouveaux moyens de satisfaire tous les goûts. Ainsi, dans la peinture, par exemple, les uns, par une méthode obscure et excentrique, font ressortir l’éclat de leur génie ; d’autres, par une manière douce et délicate, gagnent l’approbation de la multitude ; d’autres encore, par l’harmonie qui préside à leurs ouvrages, méritent tous nos éloges, comme Tommaso, dit Giottino, fils de Stefano.

Tommaso naquit l’an 1324. Il étudia les éléments de la peinture auprès de son père ; mais bientôt il résolut de l’abandonner pour suivre complètement la manière de Giotto. Il parvint à imiter, et même à surpasser ce maître avec tant de bonheur, que ses concitoyens lui donnèrent le surnom de Giottino. Quelques personnes, trompées par ce surnom et par sa manière, le prétendent fils de Giotto ; mais il est certain, ou pour mieux dire probable, car on ne peut répondre de semblables choses, qu’il eut pour père Stefano, peintre florentin. Les tableaux qu’on a retrouvés de lui, bien qu’en petit nombre, montrent avec quel amour il cultivait son art. Les vêtements, les cheveux, les barbes et les moindres détails de ses compositions se distinguent par un soin, une morbidesse et une harmonie que l’on ne rencontre ni chez Giotto ni chez Stefano. Dans sa jeunesse, Giottino peignit à Santo-Stefano de Florence, à côté de la porte latérale, une chapelle qui, malgré les ravages du temps et de l’humidité, prouve son habileté (1) ; et près de la Macina un saint Cosme et un saint Damien, aujourd’hui à moitié effacés. Il décora ensuite de fresques une chapelle de l’ancienne église de Santo-Spirito, détruite plus tard par un incendie, et figura, au-dessus de la porte principale, la Descente du Saint-Esprit. On voit encore sur la place de la même église, à l’encoignure du couvent, un tabernacle où il plaça la Vierge au milieu de plusieurs saints (2). Dans ce dernier ouvrage, Giottino se rapproche beaucoup de la manière moderne par la grâce et la variété de ses têtes et de ses draperies. À Santa-Croce, dans la chapelle de San-Silvestro, il représenta l’Histoire de Constantin, et Messer Bettino de’Bardi appelé au jugement dernier par les trompettes de deux anges qui accompagnent le Christ assis sur un nuage. À San-Pancrazio, il fit un Portement de croix et quelques saints, complètement dans la manière de Giotto. On voit dans cette église, sur un pilier près de la grande chapelle, la copie d’une Piété de la main de Giottino, que possédait le couvent de San-Gallo qui fut détruit pendant le siège de Florence. À Santa-Maria-Novella, dans la chapelle de San-Lorenzo (3) des Giuochi, notre artiste laissa un saint Cosme et un saint Damien ; et à Ognissanti, un saint Christophe et un saint Georges, qui ont été gâtés par des peintres ignorants. Au-dessus de la porte de la sacristie de cette dernière église, il peignit à fresque, avec infiniment de soin, la Vierge et l’Enfant Jésus. Dans tous ces travaux, qui furent très renommés, Giottino imita si parfaitement le dessin et les inventions de son maître, que l’on disait que l’esprit de Giotto était passé en lui, et le faisait agir.

Le duc d’Athènes ayant été chassé par les Florentins, le 2 juillet 1343, Giottino fut forcé par les douze réformateurs de l’État, et surtout par son protecteur Messer Agnolo Acciaiuoli, de consacrer le souvenir de cet événement en peignant dans la tour du Podestat le duc et ses complices, Messer Ceritieri Visdomini, Messer Maladiasse le conservateur, et Messer Ranieri de San-Gimignano, le front couvert d’une mitre ignominieuse. Un de ces hommes, traître à la patrie, offrait le palais de’ Priori au duc, dont la tête était environnée d’animaux rapaces et cruels, emblèmes de son caractère. En outre, chacun avait auprès de soi les armes de sa maison, et des inscriptions qu’il serait difficile de lire aujourd’hui (4). Giottino exécuta avec beaucoup de soin cette peinture, qui eut un grand succès. Il fit ensuite, sur le pont des Ermites de Valdarno, un Tabernacle, et à la Campora, couvent des moines noirs, hors de la porte San-Piero-Gattolini, un saint Cosme et un saint Damien, qui furent détruits lorsque l’on badigeonna l’église. Quelques personnes assurent que Tommaso s’occupa de sculpture, et fit une figure de marbre de quatre brasses pour le campanile de Santa-Maria-del-Fiore. À Rome, il orna une salle de la maison des Orsini de portraits d’hommes célèbres, et peignit un saint Louis sur un pilier d’Araceli, près du maître-autel. À Assise, il représenta, au-dessus de la chaire de l’église souterraine de San-Francesco, le Couronnement de la Vierge, et quelques traits tirés de la vie de saint Nicolas. Dans le monastère de Santa-Chiara, il peignit à fresque sainte Claire, soutenue par deux anges, et ressuscitant un enfant à l’étonnement de plusieurs femmes, dont les têtes et les ajustements sont d’une beauté et d’une grâce remarquables. Au-dessus de la porte de la ville d’Assise, qui conduit à la cathédrale, il laissa une Vierge, un Enfant Jésus, un saint François et un autre saint qui approchent de la perfection. Tommaso, dit-on, était mélancolique, et recherchait la solitude ; mais aussi il était studieux et aimait son art avec passion, comme le prouve un chef-d’œuvre de sa main que l’on conserve dans l’église de San-Romeo. Ce tableau est peint en détrempe, et représente le Christ mort, entouré des Maries, de Nicodème, et d’autres personnages qui pleurent amèrement. Il est étonnant que Tommaso ait pu rendre avec le pinceau, d’une manière si frappante, tous les effets de la douleur et de la désolation, sans altérer en rien la beauté de ses figures ; mais il est vrai qu’il travaillait avec conscience, plutôt pour la gloire et la renommée, que pour l’amour de l’argent qui, de nos jours, est le seul mobile de tant d’artistes.

Son désintéressement fut cause qu’il mena une vie dure, pénible et presque misérable. Il mourut phthisique, à l’âge de trente-deux ans (5). Ses parents lui donnèrent une sépulture à la porte del Martello, près du tombeau de Bontura.

Giottino eut pour élèves Giovanni Tossicani d’Arezzo, Michelino, Giovanni dal Ponte et Lippo. Le plus habile de tous ces artistes fut sans contredit Giovanni Tossicani. Il imita le style de son maître, et laissa en Toscane beaucoup de travaux, parmi lesquels on distingue la chapelle de Santa-Maria-Maddalena des Tuccerelli (6), dans l’église paroissiale d’Arezzo, un saint Jacques peint sur un pilastre de l’église du château d’Empoli, et plusieurs tableaux qui étaient dans la cathédrale de Pise, mais qui ont été remplacés depuis par des ouvrages modernes. Enfin il peignit, pour la comtesse Giovanna, femme de Tarlato da Pietramala, dans une chapelle de l’évêché d’Arezzo, une Annonciation, un saint Philippe et un saint Jacques. Ces peintures, quoique entièrement gâtées par l’humidité, furent d’un grand secours, et apprirent beaucoup à Giorgio Vasari lorsqu’il refit le saint Jacques et le saint Philippe, peu de temps après que Maestro Agnolo d’Arezzo eut restauré l’Annonciation. On conserve encore dans cette chapelle, construite et décorée aux dépents de la comtesse Giovanna, l’inscription suivante, gravée sur une tablette de marbre :

Anno Domini 1335 de mense Augusti hanc capellam constitui fecit nobilis Domina Comitissa Joanna de Sancta Flora uxor nobilis militis Domini Tarlati de Petramala ad honorent Beatæ Mariæ Virginis.

Nous ne parlerons pas des autres élèves de Giottino, qui restent bien au-dessous de leur maître et de Giovanni Tossicani, leur condisciple.

Giottino était bon dessinateur, comme le prouvent plusieurs beaux dessins de sa main que nous conservons dans notre recueil (7).



Tous les élèves du Giotto, dont le Vasari a jugé à propos de nous conserver la biographie, ont été des hommes de progrès, et ont poussé leur art plus loin que le maître n’avait pu le faire. Cependant, par un mouvement de reconnaissance qui honore l’école florentine, le souvenir de Giotto domina longtemps toutes les gloires qui pouvaient surgir dans son sein. Il fallut des supériorités bien grandes, des progrès bien frappants pour qu’on s’habituât, à la longue, à ne plus le regarder comme le plus avancé des maîtres, et à comprendre qu’enfin on l’avait surpassé. Si l’exemple du Giotto n’eût pas été aussi entraînant, si l’étude de la nature n’eût pas eu dans ses prémices des attraits aussi irrésistibles, ce sentiment pieux d’admiration pour un homme eût tout immobilisé. Les esprits les plus ambitieux, les talents les plus progressifs s’inclinaient naïvement devant le nom chéri du révélateur de la peinture ; et Tommaso fils de Stefano portait avec orgueil ce diminutif de Giottino, qui a paru un témoignage d’infériorité à tant d’écrivains superficiels.

Cependant le Giottino fut dans son temps un des plus grands maîtres de Florence ; et, si l’on voulait aujourd’hui résumer l’histoire de l’art florentin par quelques noms seulement, il faudrait de toute nécessité penser au sien. L’art florentin a cela de particulier qu’à toutes ses époques on croit pouvoir invoquer, pour rendre raison de sa physionomie et de sa valeur, un caractère inflexible, un génie altier, un talent austère, comme l’Orcagna, comme le Ghiberti, comme Michel-Ange ; et cependant l’on s’aperçoit bientôt que ces types puissants, pour représenter le génie de l’école, sont encore incomplets et insuffisants. À côté de ses fortes et victorieuses natures, Florence nous montre, pour compléter sa gloire et mieux expliquer son triomphe, ses natures modestes et souffrantes, ses Giottino, ses Masaccio, ses Andrea del Sarto ; génies mélancoliques, existences brisées que la postérité surtout connaît et console, et dont cependant tout contemporain, si grand et si indépendant qu’il ait été, a subi les vives influences. C’est ce que nous étudierons plus à fond, à la vie de Masaccio, le Giottino de son temps.

NOTES.

(1) On ne voit plus rien de Giottino dans l’église de Santo-Stefano.

(2) Toutes les peintures que vient de mentionner Vasari sont détruites.

(3) Voyez le P. Rieha, tom. I, pag. 136.

(4) Ce tableau fut exécuté l’an 1344, comme le rapporte Gio. Villani, lib. XII, cap. 33. Les noms de tous les personnages, peints par Giottino, et les vers qui les accompagnent, sont relatés soigneusement par le Baldinucci.

(5) Si Giottino mourut à l’âge de trente-deux ans, il ne put être maître de Lippo, comme nous le montrerons dans une note sur cet artiste.

(6) Lisez Tucciarelli, et non Tuccerelli.

(7) Vasari, dans sa première édition, dit qu’après la mort de Giottino on composa les vers suivants :


Heu mortem, infandam mortem, quæ cuspide acuta
   Corda hominum laceras, dum venis ante diem !