Vies des peintres/tome 10/L’Auteur aux artistes

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Traduction par Léopold Leclanché.
Vies des peintres, sculpteurs et architectesJust TessierTome 9 et 10 (p. 215-218).
L’AUTEUR AUX ARTISTES.

Honorables et nobles artistes, c’est principalement en considération de vous que j’ai mis une seconde fois la main à ce long travail. Avec l’aide de la Providence, je l’ai complètement terminé, comme je m’y étais engagé. J’en rends d’abord grâces à Dieu, puis à mes patrons qui m’ont fourni les moyens d’accomplir cette tâche à mon aise. Maintenant je laisserai se reposer ma plume fatiguée, dès que j’aurai ajouté quelques mots. — Si parfois j’ai été un peu prolixe dans le cours de ce livre, c’est que j’ai voulu, avant tout, et autant que possible, être clair et expliquer les choses qui auraient pu être mal comprises ou mal exprimées. Si parfois je suis tombé dans des répétitions, c’est que la nature même des sujets embrassés par la matière l’exigeait, et que mon ouvrage a été refait et réimprimé en subissant maintes interruptions de plusieurs mois, occasionnées par des voyages ou des travaux de peinture et d’architecture, sans compter, je l’avoue franchement, qu’il est presque impossible d’éviter toute espèce d’erreurs. Aux personnes qui me reprocheront d’avoir trop loué les maîtres anciens et modernes, et de les avoir comparés entre eux, je répondrai que j’ai distribué des louanges, non d’une manière absolue, mais en ayant égard aux lieux et aux temps, et à d’autres semblables circonstances. Ainsi Giotto, par exemple, mérite les plus grands éloges, en raison de l’époque où il vécut ; peut-être n’en serait-il pas de même s’il eût été le contemporain du Buonarroti. Il faut considérer, en outre, que les hommes de notre siècle ne seraient point arrivés au point où ils sont, si leurs prédécesseurs n’eussent point été ce qu’ils furent. En somme, on doit être persuadé que dans mes éloges et mes critiques je me suis uniquement appliqué à obéir à la vérité, ou du moins à ce que j’ai cru vrai. On ne peut avoir constamment en main la balance de l’orfévre : ceux qui savent par expérience combien il est difficile d’écrire, surtout lorsqu’il faut prononcer des jugements et faire des comparaisons qui, de leur nature, sont toujours odieuses, m’excuseront donc facilement, je l’espère. Que de fatigues, que de soucis, que d’argent ce livre ne m’a-t-il pas coûté depuis maintes années ! Les difficultés qu’il m’a présentées ont été si grandes et si nombreuses, que plusieurs fois je l’aurais abandonné de désespoir, si de bons et véritables amis ne m’eussent rendu le courage, et déterminé à continuer en me fournissant des documents sur différentes choses fort obscures. Avec leur secours j’ai pu découvrir la vérité et publier ces pages destinées à raviver, au profit de nos successeurs, le souvenir presque entièrement éteint d’une foule de rares et beaux génies. Comme je l’ai noté ailleurs, les manuscrits de Lorenzo Ghiberti, de Domenico Ghirlandaio et de Raphaël, ne m’ont pas peu aidé dans ma tâche ; mais je ne leur ai jamais prêté foi sans avoir examiné de mes propres yeux les ouvrages dont ils parlaient. Je m’estimerai heureux si je suis arrivé au but que je me suis proposé, c’est-à-dire à être utile et agréable à la fois ; dans le cas contraire, j’aurai encore un sujet de satisfaction ou au moins de consolation, en pensant que j’ai entrepris un travail honorable qui doit me mériter quelque indulgence. Pour en terminer, je dirai que j’ai écrit en peintre, et en observant l’ordre et la méthode qui m’ont semblé les meilleurs. Quant à la langue, florentine ou toscane, dans laquelle je m’exprime, je m’en suis servi aussi naturellement et aussi simplement que j’ai pu, laissant les périodes arrondies et ornées, les termes choisis, les autres ornements du langage, et en un mot le soin d’écrire savamment aux personnes qui n’ont pas, comme moi, plus souvent le pinceau que la plume à la main. Si j’ai semé dans ce livre quelques mots techniques exclusivement affectés à nos arts, j’ai dû les employer pour être compris de vous, artistes ; car, je le répète, c’est pour vous principalement que je me suis mis à l’œuvre. Enfin, mon travail a été consciencieux, acceptez-le donc tel qu’il est ; ne me demandez rien au delà de ce que je sais et de ce que je puis, et tenez compte de mon vif et inaltérable désir d’être utile et agréable à autrui.