Vingt ans après/Chapitre 42

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J.-B. Fellens et L.-P. Dufour (p. 261-266).

CHAPITRE XLII.

COMMENT LES MALHEUREUX PRENNENT PARFOIS LE HASARD POUR DE LA PROVIDENCE.


lettrine Eh bien, madame ? dit de Winter quand la reine eut éloigné ses serviteurs. — Eh bien, ce que j’avais prévu arrive, milord. — Il refuse ? — Ne vous l’avais-je pas dit d’avance ? — Le cardinal refuse de recevoir le roi ? la France refuse l’hospitalité à un prince malheureux ? mais c’est la première fois, madame ! — Je n’ai pas dit la France, milord, j’ai dit le cardinal, et le cardinal n’est pas même français. — Mais la reine, l’avez-vous vue ? — Inutile, dit madame Henriette en secouant la tête tristement : ce n’est pas la reine qui dira jamais oui quand le cardinal a dit non. Ignorez-vous que cet Italien mène tout, au-dedans comme au-dehors ? Il y a plus, et j’en reviens à ce que je vous ai dit, je ne serais pas étonnée que nous eussions été prévenus par Cromwell : il était embarrassé en me parlant, et cependant ferme dans sa volonté de refuser. Puis, avez-vous remarqué cette agitation au Palais-Royal, ces allées, ces venues de gens affairés ? Auraient-ils reçu quelques nouvelles, milord ? — Ce n’est point d’Angleterre, madame ; j’ai fait si grande diligence que je suis sûr de n’avoir point été prévenu : je suis parti il y a trois jours, j’ai passé par miracle au milieu de l’armée puritaine ; j’ai pris la poste avec mon laquais Tomy, et les chevaux que nous montons nous les avons achetés à Paris. D’ailleurs, avant de rien risquer, le roi, j’en suis sûr, attendra la réponse de Votre Majesté. — Vous lui rapporterez, milord, reprit la reine au désespoir, que je ne puis rien, que j’ai souffert autant que lui, plus que lui, obligée que je suis de manger le pain de l’exil, et de demander l’hospitalité à de faux amis qui rient de mes larmes, et que, quant à sa personne royale, il faut qu’il se sacrifie généreusement et meure en roi. J’irai mourir à ses côtés. — Madame ! madame ! s’écria de Winter, Votre Majesté s’abandonne au découragement, et peut-être nous reste-t-il encore quelque espoir. — Plus d’amis, milord ! plus d’amis dans le monde entier que vous ! Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Mme  Henriette en levant les bras au ciel, avez-vous donc repris tous les cœurs généreux qui existaient sur la terre !

— J’espère que non, madame, répondit de Winter rêveur ; je vous ai parlé de quatre hommes.

— Que voulez-vous faire avec quatre hommes ?

— Quatre hommes dévoués, quatre hommes résolus à mourir peuvent beaucoup, croyez-moi, madame, et ceux dont je vous parle ont beaucoup fait dans un temps.

— Et ces quatre hommes, où sont-ils ?

— Ah ! voilà ce que j’ignore. Depuis près de vingt ans je les ai perdus de vue, et cependant dans toutes les occasions où j’ai vu le roi en péril, j’ai songé à eux.

— Et ces hommes étaient vos amis ?

— L’un d’eux a tenu ma vie entre ses mains et me l’a rendue ; je ne sais pas s’il est resté mon ami, mais depuis ce temps au moins, moi, je suis demeuré le sien.

— Et ces hommes sont en France, milord ?

— Je le crois.

— Dites leurs noms ; peut-être les ai-je entendu nommer et pourrais-je vous aider dans votre recherche.

— L’un d’eux se nommait le chevalier d’Artagnan.

— Oh ! milord ! si je ne me trompe, ce chevalier d’Artagnan est lieutenant aux gardes, j’ai entendu prononcer son nom ; mais, faites-y attention, cet homme, j’en ai peur, est tout au cardinal.

— En ce cas, ce serait un dernier malheur, dit de Winter, et je commencerais à croire que nous sommes véritablement maudits.

— Mais les autres, dit la reine, qui s’accrochait à ce dernier espoir comme un naufragé aux débris de son vaisseau, les autres, milord !

— Le second… j’ai entendu son nom par hasard, car avant de se battre contre nous ces quatre gentilshommes nous avaient dit leurs noms, le second s’appelait le comte de la Fère. Quant aux deux autres, l’habitude que j’avais de les appeler de noms empruntés m’a fait oublier leurs noms véritables.

— Oh ! mon Dieu, il serait pourtant bien urgent de les retrouver, dit la reine, puisque vous pensez que ces dignes gentilshommes pourraient être si utiles au roi.

— Oh ! oui, dit de Winter, car ce sont les mêmes… écoutez bien ceci, madame, et rappelez tous vos souvenirs : n’avez-vous pas entendu raconter que la reine Anne d’Autriche avait été autrefois sauvée du plus grand danger que jamais reine ait couru ?

— Oui, lors de ses amours avec M. de Buckingham, et je ne sais à propos de quels ferrets de diamants.

— Eh bien ! c’est cela, madame ; ces hommes, ce sont ceux qui la sauvèrent, et je souris de pitié en songeant que si les noms de ces gentilshommes ne vous sont pas connus, c’est que la reine les a oubliés, tandis qu’elle aurait dû les faire les premiers seigneurs du royaume.

— Eh bien ! milord, il faut les chercher ; mais que pourront faire quatre hommes, ou plutôt trois hommes, car, je vous le dis, il ne faut pas compter sur M. d’Artagnan.

— Ce serait une vaillante épée de moins, madame, mais il en resterait toujours trois autres, sans compter la mienne ; or, quatre hommes dévoués autour du roi pour le garder de ses ennemis, l’entourer dans la bataille, l’aider dans le conseil, l’escorter dans sa fuite, ce serait assez, non pas pour faire le roi vainqueur, mais pour le sauver s’il était vaincu, pour l’aider à traverser la mer, et quoi qu’en dise Mazarin, une fois sur les côtes de France, votre royal époux y trouverait autant de retraites et d’asiles que l’oiseau de mer en trouve dans les tempêtes.

— Cherchez, milord, cherchez ces gentilshommes, et si vous les retrouvez, s’ils consentent à passer avec vous en Angleterre, je leur donnerai à chacun un duché le jour où nous remonterons sur le trône et en outre autant d’or qu’il en faudrait pour payer le palais de White-Hall. Cherchez donc, milord, cherchez, je vous en conjure.

— Je chercherais bien, Madame, dit de Winter, et je les trouverais sans doute, mais le temps me manque. Votre Majesté oublie-t-elle que le roi attend sa réponse et l’attend avec angoisse ?

— Alors nous sommes donc perdus ! s’écria la reine avec l’expression d’un cœur brisé.

En ce moment la porte s’ouvrit, la jeune Henriette parut, et la reine avec cette sublime force qui est l’héroïsme des mères renfonça ses larmes au fond de son cœur en faisant signe à de Winter de changer de conversation.

Mais cette réaction, si puissante qu’elle fût, n’échappa point aux yeux de la jeune princesse ; elle s’arrêta sur le seuil, poussa un soupir, et, s’adressant à la reine :

— Pourquoi donc pleurez-vous toujours sans moi, ma mère ? lui dit-elle.

La reine sourit, et au lieu de lui répondre :

— Tenez, de Winter, lui dit-elle, j’ai au moins gagné une chose à n’être plus qu’à moitié reine, c’est que mes enfants m’appellent ma mère au lieu de m’appeler madame.

Puis se tournant vers sa fille :

— Que voulez-vous, Henriette ? continua-t-elle.

— Ma mère, dit la jeune princesse, un cavalier vient d’entrer au Louvre et demande à présenter ses respects à Votre Majesté ; il arrive de l’armée, et a, dit-il, une lettre à vous remettre de la part du maréchal de Grammont, je crois.

— Ah ! dit la reine à de Winter, c’est un de mes fidèles ; mais ne remarquez-vous pas, mon cher lord, que nous sommes si pauvrement servis, que c’est ma fille qui fait les fonctions d’introductrice ?

— Madame, ayez pitié de moi, dit de Winter, vous me brisez l’âme.

— Et quel est ce cavalier, Henriette ? demanda la reine.

— Je l’ai vu par la fenêtre, Madame ; c’est un jeune homme qui paraît à peine seize ans et qu’on nomme le vicomte de Bragelonne.

La reine fit en souriant un signe de la tête, la jeune princesse rouvrit la porte et Raoul apparut sur le seuil… Il fit trois pas vers la reine et s’agenouilla.

— Madame, dit-il, j’apporte à votre Majesté une lettre de mon ami M. le comte de Guiche, qui m’a dit avoir l’honneur d’être de vos serviteurs ; cette lettre contient une nouvelle importante et l’expression de ses respects.

Au nom du comte de Guiche, une rougeur se répandit sur les joues de la jeune princesse ; la reine la regarda avec une certaine sévérité.

— Mais vous m’aviez dit que la lettre était du maréchal de Grammont, Henriette ! dit la reine.

— Je le croyais, madame, balbutia la jeune fille.

— C’est ma faute, madame, dit Raoul, je me suis annoncé effectivement comme venant de la part du maréchal de Grammont ; mais blessé au bras droit, il n’a pu écrire, et c’est le comte de Guiche qui lui a servi de secrétaire.

— On s’est donc battu ? dit la reine faisant signe à Raoul de se relever.

— Oui, madame, dit le jeune homme remettant la lettre à de Winter, qui s’était avancé pour la recevoir et qui la transmit à la reine.

À cette nouvelle d’une bataille livrée, la jeune princesse ouvrit la bouche pour faire une question qui l’intéressait sans doute, mais sa bouche se referma sans avoir prononcé une parole, tandis que les roses de ses joues disparaissaient graduellement.

La reine vit tous ces mouvements, et sans doute son cœur maternel les traduisit, car s’adressant de nouveau à Raoul :

— Et il n’est rien arrivé de mal au jeune comte de Guiche ? demanda-t-elle, car non seulement il est de nos serviteurs, comme il vous l’a dit, monsieur, mais encore de nos amis.

— Non, madame, répondit Raoul, mais, au contraire, il a gagné dans cette journée une grande gloire, et il a eu l’honneur d’être embrassé par M. le Prince sur le champ de bataille.

La jeune princesse frappa ses mains l’une contre l’autre, mais toute honteuse de s’être laissé entraîner à une pareille démonstration de joie, elle se tourna à demi et se pencha vers un vase plein de roses comme pour en respirer l’odeur.

— Voyons ce que nous dit le comte, dit la reine.

— J’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté qu’il écrivait au nom de son père.

— Oui, monsieur.

La reine décacheta la lettre et lut :

« Madame et reine,

« Ne pouvant avoir l’honneur de vous écrire moi-même, pour cause d’une blessure que j’ai reçue dans la main droite, je vous fais écrire par mon fils, M. le comte de Guiche, que vous savez être votre serviteur à l’égal de son père, pour vous dire que nous venons de gagner la bataille de Lens, et que cette victoire ne peut manquer de donner grand pouvoir au cardinal Mazarin et à la reine sur les affaires de l’Europe. Que Votre Majesté, si elle veut bien en croire mon conseil, profite donc de ce moment pour insister en faveur de son auguste époux auprès du gouvernement du roi. M. le vicomte de Bragelonne, qui aura l’honneur de vous remettre cette lettre, est l’ami de mon fils, auquel il a, selon toute probabilité, sauvé la vie ; c’est un gentilhomme auquel Votre Majesté peut entièrement se confier, dans le cas où elle aurait quelque ordre verbal ou écrit à me faire parvenir.

« J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.,

« Maréchal de grammont. »

Au moment où il avait été question du service qu’il avait rendu au comte, Raoul n’avait pu s’empêcher de tourner la tête vers la jeune princesse, et alors il avait vu passer dans ses yeux une expression de reconnaissance infinie pour Raoul. Il n’y avait plus de doute, la fille du roi Charles Ier aimait son ami.

— La bataille de Lens gagnée ! dit la reine. Ils sont heureux, ici ; ils gagnent des batailles ! Oui, le maréchal de Grammont a raison, cela va changer la face de leurs affaires ; mais j’ai bien peur qu’elle ne fasse rien aux nôtres, si toutefois elle ne leur nuit pas. Cette nouvelle est récente, monsieur, continua la reine ; je vous sais gré d’avoir mis cette diligence à me l’apporter ; sans vous, sans cette lettre, je ne l’eusse apprise que demain, après-demain peut-être, la dernière de tout Paris.

— Madame, dit Raoul, le Louvre est le second palais où cette nouvelle soit arrivée. Personne encore ne la connaît, et j’avais juré à M. le comte de Guiche de remettre cette lettre à Votre Majesté avant même d’avoir embrassé mon tuteur.

— Votre tuteur est-il un Bragelonne comme vous ? demanda lord de Winter. J’ai connu autrefois un Bragelonne, vit-il toujours ?

— Non, monsieur, il est mort ; et c’est de lui que mon tuteur, dont il était parent à un degré assez proche, je crois, a hérité cette terre dont il porte le nom.

— Et votre tuteur, monsieur, demanda la reine, qui ne pouvait s’empêcher de prendre intérêt à ce beau jeune homme, comment se nomme-t-il ?

— M. le comte de la Fère, madame, répondit le jeune homme en s’inclinant.

De Winter fit un mouvement de surprise ; la reine le regarda en éclatant de joie :

— Le comte de la Fère ! s’écria-t-elle, n’est-ce point ce nom que vous m’avez dit ?

Quant à de Winter, il ne pouvait en croire ce qu’il avait entendu.

— M. le comte de la Fère ! s’écria-t-il à son tour ; oh ! monsieur, répondez-moi, je vous en supplie : le comte de la Fère n’est-il point un seigneur que j’ai connu beau et brave, qui fut mousquetaire de Louis XIII, et qui peut avoir maintenant quarante-sept à quarante-huit ans ?

— Oui, monsieur, c’est cela en tous points.

— Et qui servait sous un nom d’emprunt ?

— Sous le nom d’Athos. Dernièrement encore j’ai entendu son ami, M. d’Artagnan, lui donner ce nom.

— C’est cela, madame, c’est cela. Dieu soit loué ! Et il est à Paris ? continua le comte en s’adressant à Raoul.

Puis revenant à la reine :

— Espérez encore, espérez, lui dit-il, la Providence se déclare pour nous, puisqu’elle fait que je retrouve ce brave gentilhomme d’une façon si miraculeuse… Et où loge-t-il, monsieur, je vous prie ?

— M. le comte de la Fère, rue Guénégaud, hôtel du Grand-Roi-Charlemagne.

— Merci, monsieur. Prévenez ce digne ami afin qu’il reste chez lui ; je vais aller l’embrasser tout à l’heure.

— Monsieur, j’obéis avec grand plaisir, si Sa Majesté veut me donner mon congé.

— Allez, monsieur le vicomte de Bragelonne, dit la reine, allez, et soyez assuré de toute notre affection.

Raoul s’inclina respectueusement devant les deux princesses, salua de Winter et partit. De Winter et la reine continuèrent à s’entretenir quelque temps à voix basse pour que la jeune princesse ne les entendît pas ; mais cette précaution était inutile, celle-ci s’entretenait avec ses pensées. Puis comme de Winter allait prendre congé :

— Écoutez, milord, dit la reine, j’avais conservé cette croix de diamants, qui vient de ma mère, et cette plaque de saint-Michel, qui vient de mon époux ; elles valent à peu près cinquante mille livres. J’avais juré de mourir de faim près de ces gages précieux plutôt que de m’en défaire ; mais aujourd’hui que ces deux bijoux peuvent être utiles à lui ou à ses défenseurs, il faut sacrifier tout à cette espérance. Prenez-les ; et s’il est besoin d’argent pour votre expédition, vendez sans crainte, milord, vendez. Mais si vous trouvez moyen de les conserver, songez, milord, que je vous tiens comme m’ayant rendu le plus grand service qu’un gentilhomme puisse rendre à une reine, et qu’au jour de ma prospérité celui qui me rapportera cette plaque et cette croix sera béni par moi et mes enfants.

— Madame, dit le Winter, Votre Majesté sera servie par un homme dévoué, je cours déposer en lieu sûr ces deux objets, que je n’accepterais pas s’il nous restait les ressources de notre ancienne fortune, mais nos biens sont confisqués, notre argent comptant est tari et nous sommes arrivés aussi à faire ressource de tout ce que nous possédons. Dans une heure je me rends chez le comte de la Fère, et demain Votre Majesté aura une réponse définitive.

La reine tendit sa main à lord de Winter qui la baisa respectueusement, et se tournant vers sa fille :

— Milord, dit-elle, vous étiez chargé de remettre à cette enfant quelque chose de la part de son père.

De Winter demeura étonné ; il ne savait pas ce que la reine voulait dire. La jeune Henriette s’avança alors souriant et rougissant, et tendit son front au gentilhomme.

— Dites à mon père que roi ou fugitif, vainqueur ou vaincu, puissant ou pauvre, dit la jeune princesse, il a en moi la fille la plus soumise et la plus affectionnée. — Je le sais, madame, répondit de Winter, en touchant de ses lèvres le front d’Henriette.

Puis il partit traversant, sans être reconduit, ces grands appartements déserts et obscurs et essuyant les larmes que, tout blasé qu’il était par cinquante années de vie de cour, il ne pouvait s’empêcher de verser à la vue de cette royale infortune, si digne et si profonde à la fois.