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Vingt ans après/Chapitre 35

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J.-B. Fellens et L.-P. Dufour (p. 224-227).

CHAPITRE XXXV.

L’ABSOLUTION.


lettrine Voici ce qui s’était passé.

Nous avons vu que ce n’était point par un effet de sa propre volonté, mais au contraire assez à contre-cœur que le moine escortait le blessé qui lui avait été recommandé d’une si étrange manière. Peut-être eût-il cherché à fuir, s’il en avait vu la possibilité ; mais les menaces des deux gentilshommes, leur suite qui était restée après eux et qui sans doute avait reçu leurs instructions, et pour tout dire enfin, la réflexion même, avaient engagé le moine à jouer jusqu’au bout, sans laisser paraître trop de mauvais vouloir, son rôle de confesseur, et une fois entré dans la chambre, il s’était approché du chevet du blessé.

Le moribond examina de ce regard rapide particulier à ceux qui vont mourir et qui, par conséquent, n’ont pas de temps à perdre, la figure de celui qui devait être son consolateur ; il fit un mouvement de surprise et dit : — Vous êtes bien jeune, mon père.

— Les gens qui portent ma robe n’ont point d’âge, répondit sèchement le moine. — Hélas ! parlez-moi plus doucement, mon père, dit le blessé, j’ai besoin d’un ami à mes derniers moments. — Vous souffrez beaucoup ? demanda le moine. — Oui, mais de l’âme bien plus que du corps. — Nous sauverons votre âme, dit le jeune homme ; mais êtes-vous réellement le bourreau de Béthune, comme le disaient ces gens ? — C’est-à-dire, reprit vivement le blessé, qui craignait sans doute que ce nom de bourreau n’éloignât de lui les derniers secours qu’il réclamait, c’est-à-dire que je l’ai été, mais je ne le suis plus ; il y a quinze ans que j’ai cédé ma charge. Je figure encore aux exécutions, mais je ne frappe plus moi-même, oh non ! — Vous avez donc horreur de votre état ?…

Le bourreau poussa un profond soupir.

— Tant que je n’ai frappé qu’au nom de la loi et de la justice, dit-il, mon état m’a laissé dormir tranquille, abrité que j’étais sous la justice et sous la loi ; mais depuis cette nuit terrible où j’ai servi d’instrument à une vengeance particulière et où j’ai levé avec haine le glaive sur une créature de Dieu ; depuis ce jour…

Le bourreau s’arrêta en secouant la tête d’un air désespéré.

— Parlez, dit le moine, qui s’était assis au pied du lit du blessé et qui commençait à prendre intérêt à un récit qui s’annonçait d’une façon si étrange.

— Ah ! s’écria le moribond avec tout l’élan d’une douleur longtemps comprimée et qui finit enfin par se faire jour, ah ! j’ai pourtant essayé d’étouffer ce remords par vingt ans de bonnes œuvres ; j’ai dépouillé la férocité naturelle à ceux qui versent le sang ; à toutes les occasions j’ai exposé ma vie pour sauver la vie de ceux qui étaient en péril, et j’ai conservé à la terre des existences humaines, en échange de celle que je lui avais enlevée. Ce n’est pas tout : le bien acquis dans l’exercice de ma profession, je l’ai distribué aux pauvres, je suis devenu assidu aux églises, les gens qui me fuyaient se sont habitués à me voir. Tous m’ont pardonné, quelques-uns même m’ont aimé, mais je crois que Dieu ne m’a point pardonné, lui, car le souvenir de cette exécution me poursuit sans cesse, et il me semble chaque nuit voir se dresser devant moi le spectre de cette femme.

— Une femme ! C’est donc une femme que vous avez assassinée ? s’écria le moine.

— Et vous aussi ! s’écria le bourreau, vous vous servez donc de ce mot qui retentit à mon oreille : assassinée ! Je l’ai donc assassinée et non pas exécutée ! je suis donc un assassin et non pas un justicier !

Et il ferma les yeux en poussant un gémissement. Le moine craignit sans doute qu’il ne mourût sans en dire davantage, car il reprit vivement :

— Continuez, je ne sais rien, et quand vous aurez achevé votre récit, Dieu et moi jugerons.

— Oh ! mon père, reprit le bourreau sans rouvrir les yeux, comme s’il craignait, en les rouvrant, de revoir quelque objet effrayant, c’est surtout lorsqu’il fait nuit et que je traverse quelque rivière, que cette terreur que je n’ai pu vaincre redouble ; il me semble alors que ma main s’alourdit, comme si mon coutelas y pesait encore ; que l’eau devient couleur de sang, et que toutes les voix de la nature, le bruissement des arbres, le murmure du vent, le clapotement du flot, se réunissent pour former une voix pleurante, désespérée, terrible, qui me crie : Laissez passer la justice de Dieu !

— Délire ! murmura le moine en secouant la tête à son tour.

Le bourreau rouvrit les yeux, fit un mouvement pour se retourner du côté du jeune homme et lui saisit le bras.

— Délire, répéta-t-il, délire, dites-vous ! Oh ! non pas, car c’était le soir, car j’ai jeté son corps dans la rivière, car les paroles que mes remords répètent, c’est moi qui dans mon orgueil les ai prononcées : après avoir été l’instrument de la justice humaine, je croyais être devenu celui de la justice de Dieu !

— Mais, voyons, comment cela s’est-il fait ? parlez, dit le moine.

— C’était un soir, un homme me vint chercher, me montra un ordre, je le suivis. Quatre autres seigneurs m’attendaient. Ils m’emmenèrent masqué. Je me réservais toujours de résister si l’office qu’on réclamait de moi me paraissait injuste. Nous fîmes cinq ou six lieues, sombres, silencieux et presque sans échanger une parole ; enfin, à travers les fenêtres d’une petite chaumière, ils me montrèrent une femme accoudée sur une table et me dirent : Voilà celle qu’il faut exécuter.

— Horreur ! dit le moine. Et vous avez obéi ?

— Mon père, cette femme était un monstre, elle avait empoisonné, disait-on, son second mari, tenté d’assassiner son beau-frère, qui se trouvait parmi ces hommes ; elle venait d’empoisonner une jeune femme qui était sa rivale, et avant de quitter l’Angleterre, elle avait, disait-on, fait poignarder le favori du roi.

— Buckingham ? s’écria le moine.

— Oui, Buckingham, c’est cela.

— Elle était donc Anglaise, cette femme ?

— Non, elle était Française, mais elle s’était mariée en Angleterre.

Le moine pâlit, s’essuya le front et alla fermer la porte au verrou. Le moribond crut qu’il l’abandonnait et retomba en gémissant sur son lit.

— Non, non, me voilà, reprit le moine en revenant vivement près de lui ; continuez : quels étaient ces hommes ?

— L’un était étranger, Anglais, je crois. Les quatre autres étaient Français et portaient le costume de mousquetaires.

— Leurs noms ? demanda le moine.

— Je ne les connais pas. Seulement, les quatre autres seigneurs appelaient l’Anglais milord.

— Et cette femme était-elle belle ?

— Jeune et belle, oh ! oui, belle surtout. Je la vois encore, lorsqu’à genoux à mes pieds, elle priait, la tête renversée en arrière. Je n’ai jamais compris depuis comment j’avais abattu cette tête si belle et si pâle.

Le moine semblait agité d’une émotion étrange. Tous ses membres tremblaient ; on voyait qu’il voulait faire une question, mais il n’osait pas. Enfin, après un violent effort sur lui-même :

— Le nom de cette femme ? dit-il.

— Je l’ignore. Comme je vous le dis, elle s’était mariée deux fois, à ce qu’il paraît : une fois en France, et l’autre en Angleterre.

— Et elle était jeune, dites-vous ?

— Vingt-cinq ans.

— Belle ?

— À ravir.

— Blonde ?

— Oui.

— De grands cheveux, n’est-ce pas… qui tombaient sur ses épaules ?

— Oui.

— Des yeux d’une expression admirable ?

— Quand elle voulait. Oh ! oui, c’est bien cela.

— Une voix d’une douceur étrange ?

— Comment le savez-vous ?

Le bourreau s’accouda sur son lit et fixa son regard épouvanté sur le moine, qui devint livide.

— Et vous l’avez tuée ! dit le moine ; vous avez servi d’instrument à ces lâches, qui n’osaient la tuer eux-mêmes ! vous n’avez pas eu pitié de cette jeunesse, de cette beauté, de cette faiblesse ! vous avez tué cette femme !

— Hélas ! reprit le bourreau, je vous l’ai dit, mon père, cette femme, sous cette enveloppe céleste, cachait un esprit infernal, et quand je la vis, quand je me rappelai tout le mal qu’elle m’avait fait à moi-même…

— À vous ? et qu’avait-elle pu vous faire à vous ? Voyons.

— Elle avait séduit et perdu mon frère, qui était prêtre ; elle s’était sauvée avec lui de son couvent.

— Avec ton frère ?

— Oui. Mon frère avait été son premier amant ; elle avait été la cause de la mort de mon frère. Oh ! mon père ! mon père ! ne me regardez donc pas ainsi. Oh ! je suis donc bien coupable ! Oh ! vous ne me pardonnerez donc pas !

Le moine composa son visage.

— Si fait, si fait, dit-il, je vous pardonnerai si vous me dites tout.

— Oh ! s’écria le bourreau, tout, tout, tout !

— Alors, répondez. Si elle a séduit votre frère… Vous dites qu’elle l’a séduit, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Si elle a causé sa mort… vous avez dit qu’elle avait causé sa mort ?

— Oui, répéta le bourreau.

— Alors,


Mordaunt et le Bourreau



vous devez savoir son nom de jeune fille. — Ô mon Dieu ! dit le bourreau, mon Dieu ! il me semble que je vais mourir. L’absolution, mon père ! l’absolution ! — Dis son nom ! s’écria le moine, et je te la donnerai. — Elle s’appelait… mon Dieu, ayez pitié de moi ! murmura le bourreau et il se laissa aller sur son lit, pâle, frissonnant et pareil à un homme qui va mourir. — Son nom ! répéta le moine se courbant sur lui comme pour lui arracher ce nom s’il ne voulait pas le lui dire ; son nom !… parle, ou pas d’absolution !

Le mourant parut rassembler toutes ses forces. Les yeux du moine étincelaient.

— Anne de Bueil, murmura le blessé. — Anne de Bueil, s’écria le moine en se redressant et en levant les deux mains au ciel, Anne de Bueil ! tu as bien dit Anne de Bueil, n’est-ce pas ? — Oui, oui, c’était son nom, et maintenant absolvez-moi, car je me meurs. — Moi, t’absoudre ! s’écria le prêtre avec un rire qui fit dresser les cheveux sur la tête du mourant, moi, t’absoudre ! je ne suis pas prêtre… — Vous n’êtes pas prêtre ! s’écria le bourreau, mais qu’êtes-vous donc alors ? — Je vais te le dire à mon tour, misérable ! — Ah ! Seigneur ! mon Dieu ! — Je suis John Francis de Winter ! — Je ne vous connais pas ! s’écria le bourreau. — Attends, attends, tu vas me connaître ; je suis John Francis de Winter, répéta-t-il, et cette femme… — Eh bien ! cette femme ? — C’était ma mère !

Le bourreau poussa le premier cri, ce cri si terrible qu’on avait entendu d’abord.

— Oh ! pardonnez-moi, pardonnez-moi, murmura-t-il, sinon au nom de Dieu, du moins en votre nom, sinon comme prêtre, du moins comme fils. — Te pardonner, s’écria le faux moine, te pardonner ! Dieu le fera peut-être, mais moi, jamais ! — Par pitié, dit le bourreau en tendant ses bras vers lui. — Pas de pitié pour qui n’a pas eu de pitié ; meurs impénitent, meurs désespéré, meurs et sois damné !

Et tirant de sa robe un poignard et le lui enfonçant dans la poitrine : — Tiens, dit-il, voilà mon absolution !

Ce fut alors que l’on entendit ce second cri plus faible que le premier, et qui avait été suivi d’un long gémissement.

Le bourreau, qui s’était soulevé, retomba renversé sur son lit. Quant au moine, sans retirer le poignard de la plaie, il courut à la fenêtre, l’ouvrit, sauta sur les fleurs d’un petit jardin, se glissa dans l’écurie, prit sa mule, sortit par une porte de derrière, courut jusqu’au prochain bouquet de bois, y jeta sa robe de moine, tira de sa valise un habit complet de cavalier, s’en revêtit, gagna à pied la première poste, prit un cheval et continua à franc étrier son chemin vers Paris.