Visites (Maurice Beaubourg - La Revue blanche)

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Visites


Dans la matinée, la nièce de M. Bidoure, Clotilde, institutrice laïque, était venue avec son caoutchouc annuel.

Ainsi qu’à chaque premier de l’an, elle riait et suffoquait sans pouvoir parler, et ainsi qu’à chaque premier de l’an, il lui était arrivé quelque chose d’extraordinaire. Tous les Bidoure l’entouraient, se demandant avec anxiété la cause de cette nouvelle crise, et vantaient les beautés du caoutchouc qu’elle avait déposé sur le coin de la crédence, afin de la faire causer.

— Mais enfin, Clotilde… ? insinuaient-ils…

— Bonne année,… ma tante,… bonne année… Pourtant, je t’en supplie… Tout à l’heure.

— Mais enfin, Clotilde… ?

— Bonne année,… mon oncle… Tout à l’heure… Tout à l’heure…

Puis :

— Je ne pourrai jamais… Je ne pourrai jamais vous raconter !… continuait-elle, faisant des mines… C’est incroyable !… Il n’y a qu’à moi que cela arrive, véritablement !

Bref, comme Clara, Sophie et Juliette la pressaient,… tout d’une traite :

— C’est Widmer, le concierge, qui m’a entraînée sous la voûte de la porte cochère, sans que je sache pourquoi ! « Non, Widmer !… Non, Monsieur !… lui disais-je… Je n’entrerai jamais dans votre loge !… À quoi pensez-vous donc, Widmer, de donner ainsi le bras à la nièce du propriétaire !… Me prendriez-vous pour une de ces femmes auxquelles… »

Elle n’avait pas eu le loisir de finir sa phrase, que le concierge la menait déjà sous les yeux complaisants de Mme Widmer, qui des coins de sa robe esquissait d’interminables révérences, et de deux inconnus qui souriaient en la saluant. Là, il la forçait d’accepter un petit verre de raspail et une cerise à l’eau-de-vie, ainsi qu’il avait coutume d’en offrir à ses nombreux locataires à cette époque de l’année.

Chose incroyable !… Elle acceptait, tant ces procédés la désarmaient,… la décontenançaient,… et osait trinquer avec ces gens de si piètre extraction,… à plusieurs reprises !… puis, formulait un adieu, s’éclipsant.

Pourtant Widmer, décidément un peu éméché (elle eût dû s’en apercevoir plus tôt), la suivait encore :

— Laissez-moi, Widmer !… Vous m’entendez, Monsieur, ne me touchez plus !…

De plus en plus excité, et tandis que sa femme décrivait dans le lointain ses sempiternelles révérences, il la poursuivait jusqu’au fond d’un corridor ; et comme elle défaillait de nouveau de stupéfaction devant tant d’audace, de sa bouche encore collante de raspail, là, près du cou, il l’embrassait.

— En tout bien tout honneur, Mademoiselle Clotilde ! ajoutait-il… Simplement afin de vous faire plaisir ; et parce qu’en ce beau jour d’aujourd’hui, un baiser d’homme porte bonheur aux demoiselles à marier !

Suffoquée du toupet, elle avait pourtant trouvé la force de se regimber et de lui répondre d’un ton sec :

— Merci de votre obligeance, Monsieur le concierge… Mais vous feriez mieux de frotter votre escalier !

Il la quittait tout penaud.

Maintenant, en y réfléchissant, et après avoir été sur le point de s’en formaliser, elle se tordait… Vraiment ce demeurait incroyable !… invraisemblable !… Il n’y avait qu’elle à qui cela arrivât !… Déjà le facteur des imprimés avait manqué de l’embrasser la veille !… L’homme du gaz l’avant-veille !… Et puis c’était l’inspecteur de l’enseignement primaire qui se permettait des privautés !

— Singulières mœurs ! fit Mme Bidoure pinçant ses lèvres gercées.

Et tandis que son époux opinait gravement de la tête, elle conduisit Clotilde dans le salon afin de lui montrer d’autres caoutchoucs, dracenas et cactus, que quelques inférieurs, protégés de la famille, étaient venus lui offrir les jours précédents.

— Restes-en là de tes histoires, ma fille !… lui dit-elle tout à coup, tout bas, entre deux pots… Ça pourrait donner des idées à mes enfants !

— Mais ma tante, je ne vois pas ce qu’il y a de mal là-dedans !

— Tu m’entends !… reprit Mme Bidoure d’un ton plus accentué… Restes-en là !

— Tu entends ta tante !… grommela à son tour la voix de M. Bidoure. juste au-dessus de l’endroit d’où, feignant de regarder aussi les plantes vertes, il les observait.


Néanmoins on la garda à déjeuner.

C’était de tradition.

D’ailleurs, aussitôt terminé, on l’expédia, car, malgré qu’elle fut de la famille du côté de Monsieur, elle était réellement par trop Bignard et pas assez Bidoure, pour aller rendre visite à toutes les vieilles dames seules, aux anciens colonels, ingénieurs en retraite et magistrats, qui constituaient la lignée des Duseigneur-Bertinet, du côté de Madame.

On commanda à Anna, la femme de chambre, d’aller quérir un quatre places à l’heure au plus tôt. Widmer, de plus en plus excité et gémissant à fendre l’âme les Dragons de Villars à travers la cour de l’immeuble, étant désormais incapable de s’y rendre.

Dès qu’Anna en eut apporté le numéro l’on descendit ; et déjà l’on pouvait contempler les deux petits chevaux gris couverts sur le dos comme de braise noire, qui allaient emporter les Bidoure vers le chocolatier où ils se fournissaient d’habitude, lorsqu’on vit un second quatre places aux petits chevaux jaune-clair couverts aussi sur le dos comme de braise noire, s’arrêter devant la porte-cochère, et tous les Norbert-Lemur, y compris leurs trois fils, en descendre subitement.

— Enchanté, fit Norbert-Lemur d’un ton badin, nous allions justement chez vous. Permettez-moi de vous présenter mes souhaits de nouvel an, au milieu de la rue.

— Nous vous présentons les nôtres, et les meilleurs, mon cher Norbert, fit Mme Pulchérie.

— Tiens, mon petit Pulcho, voilà les marrons de l’amitié !… interrompit Mme Lemur.

— Que c’est gentil à vous vraiment !… Vous nous gâtez !…

— Bonne année, bonne santé et le reste… conclut M. Bidoure d’un air entendu.

Cependant les jeunes Lemur profitaient de cet assaut de courtoisie de leurs parents pour en tenter d’autres, plus effectifs, sur les joues roses et tendues de ces jeunes demoiselles Bidoure.

M. Bidoure, qui s’en aperçut à un regard dont un coiffeur vis-à-vis, suivait ce petit manège de derrière sa vitrine, se contenta de prononcer :

— Mesdemoiselles, allez vite porter ce sac de marrons chez Widmer, et dites que nous le reprendrons en rentrant.

Alors la famille Lemur réintégra son quatre places à l’heure aux deux petits quadrupèdes jaune-clair couverts sur le dos comme de braise noire, tandis que la famille Bidoure, dès que ces demoiselles furent revenues, s’immisçait dans la sienne aux petits quadrupèdes gris couverts sur le dos d’une identique braise noire, tout semblablement.


Chez le chocolatier du boulevard où l’on se fournissait d’habitude, les jeunes filles du comptoir étaient affolées et ne savaient à qui répondre. C’est à peine si, au milieu de leur coup de feu, elles eurent le loisir de s’informer de la santé de cette excellente Madame et de cet excellent Monsieur Bidoure, de si bons clients !

Elles mirent même trois quarts d’heure à leur préparer les trois emplettes qu’ils firent : la première de chocolat, boîte chinoise d’un goût à la fois riche et distingué, pour la tante Capitan, que porta Clara ; la seconde, de marrons glacés, superbe cigogne en peluche pour la tante Duseigneur, que porta Sophie ; la troisième, de papillotes mélangées de crottes contenant de la crème rose ou blanche, petite souris dans les prix doux, pour la tante Cottineau, sa vieille demoiselle de compagnie Terpsichore, et son vieux chien havanais Pépito, que porta Juliette.

C’étaient les trois tantes fondamentales, celles auxquelles, pour des motifs de reconnaissance divers, on avait l’habitude d’offrir de ces beaux présents au jour de l’an.

Les autres tantes n’étaient auprès de celles-là que des tantes éloignées ou accessoires, semblables aux cousines ou aux alliées de degré vague et incertain, desquelles l’on se contente d’ordinaire d’accepter les carrés de caramel que du bout de leurs engageants doigts elles vous offrent.

Quand Clara, Sophie et Juliette se furent réinstallées dans le quatre places, avec sur leurs genoux leurs emplettes soigneusement posées, l’on se dirigea donc, à travers le boulevard et les petites baraques du jour de l’an, vers la première de ces tantes, la Capitan.

Une fois là, l’on abandonna la cigogne en peluche et la souris dans les prix doux aux soins de l’automédon, emportant l’unique boîte chinoise d’un goût à la fois si riche et si distingué vers celle à laquelle on se disposait à l’offrir.

Mais juste, la voiture aux petits quadrupèdes jaune-clair, couverts sur le dos comme de braise noire stationnait déjà devant la porte de cette tante.

— Voilà que nous allons rencontrer les Lemur, de même que l’année dernière, dans toutes les visites que nous ferons !… s’écria Clara.

— Ce sera bien amusant, dit Juliette… n’est-ce pas, sœur ?

— Oui !… fit Sophie radieuse.

En effet, comme on parvenait au deuxième étage, on les vit, les Lemur, une seconde fois en chair et en os en face de soi.

— Enchanté !… fit Norbert, du même ton badin et avec son éternel sourire,… et permettez-moi de vous représenter mes souhaits !

— Nous vous représentons les nôtres, mon cher Norbert !… fit Mme Pulchérie.

— Mon petit Pulcho,… dit Mme Lemur, je n’ai plus les marrons, mais je t’offre tout de même l’amitié !

— Bonne année, bonne santé et le reste !… conclut M. Bidoure en train de repasser son haute-forme avec sa manche, afin de lui ajouter le luisant.


La tante Capitan était une mafflue avec bonnet de dentelles, robe à crinoline et à tralalas,… même à traderideras.

— Bonne année, ma tante !… s’écria Mme Bidoure la baisant, aussitôt entrée, au front.

— Bonne année, ma tante !… continua M. Bidoure, la baisant également, au même front, après lui en avoir demandé la permission.

— Bonne année !… clamèrent ces trois demoiselles la baisant aussi, qui au menton, qui à la joue, qui sur l’œil, tandis que la dernière, Clara, porteuse de la boîte chinoise, riche et distinguée, la lui remettait en mains propres.

— Ah ! que c’est gracieux vraiment, mes petits enfants, de penser ainsi à sa vieille tante, si oubliée et qui a tant de douleurs à l’heure actuelle, dit la Capitan d’une voix de nez… Asseyez-vous, je vous prie… Car, je vous le répète, je suis toute seule, toute délaissée, et j’ai bien de la peine, mes pauvres amis !… Que c’est gracieux à vous de penser ainsi à votre vieille tante !…

Alors, elle démaillota avec des mains charmées la boîte chinoise de ses enveloppes et de ses faveurs, et soulevant le léger couvercle, le papier ajouré, mousseline, qui dissimulait les divers produits chocolatés, à l’anis, au nougat, à l’ananas, même les doubles pyramides couvertes de sucre cristallisé, si tentantes pour les veuves :

— Prenez-en, mes petites filles… fit-elle… car pour moi, j’ai de fort mauvaises dents, et je ne saurais y toucher !…

— Oh ! ma tante !… si nous avions pu prévoir, nous aurions apporté autre chose pour tes dents… fit Mme Pulchérie… Ça nous aurait été bien facile !…

— Je n’aurais même pas pu goûter à cette autre chose, ma pauvre fille, répondit-elle, car j’ai aussi un trop mauvais estomac !

— Nous aurions fait nos emplettes à un autre magasin, que chez ce chocolatier…

— J’ai tout mauvais, mes enfants… Je n’aurais pas pu me servir de vos emplettes !

Alors avec dignité et tristesse, ainsi qu’annuellement, elle commença son antienne :

Elle se portait bien mieux du temps de l’oncle Capitan, quoique ce ne fût pas toujours un homme agréable !… Oh, non !… Pourtant, elle avait éprouvé une grande douleur lorsqu’elle l’avait perdu !… On ne laisse pas s’en aller ainsi un époux, en compagnie duquel, malgré son affreux caractère, on a passé vingt-cinq années de son existence, sans être cruellement touchée !… Elle avait été touchée jusqu’aux moelles !… Trois semaines d’agonie, l’infortuné !… Et quelle agonie ! Il réclamait un revolver !… Ce sont de ces scènes atroces qui vous blanchissent les cheveux prématurément !… Elle ne souhaitait pas à son pire ennemi d’assister à ces scènes-là !… Elle en avait pour son compte éprouvé une telle révolution que, depuis ce temps, elle s’en ressentait toujours !

La dyspepsie ne la quittait plus !… Elle avait des pituites chaque matin, des hoquets chaque soir !… Elle rendait de l’eau par la bouche pendant des heures d’affiliée !… Les reins n’étaient pas meilleurs, tant elle avait dû se tenir debout pour soigner le cher moribond !… Le ventre devenait mou, atone, de plus en plus sujet aux coliques hépatiques et congestions hémorroïdales !… Et elle demeurait toute triste, seule, avec tous ses chagrins, sa dyspepsie et ses douleurs… négligée !… abandonnée !…

— Prenez donc du baume Opodeldock ! C’est excellent, ma tante !… insinua afin de trouver un remède à cette grande tristesse Mme Pulchérie… Je m’en suis trouvée très bien l’année dernière !…

— Ou de la tisane des Shakers !… insinua Clara… Il y a une de mes petites amies qui avait les pâles couleurs, qui en a été toute changée.

— Ou de l’émulsion Scott… appuya Sophie… C’est très à la mode… On la voit, avec les portraits de ceux à qui elle a réussi, à la quatrième page des journaux !

— Nulle tisane des Shakers et nulle émulsion Scott ne saurait soulager mes peines !… gémit la tante désabusée…

Et M. et Mme Bidoure, voyant qu’il n’y avait décidément pas moyen de l’arracher à cette douleur croissante, surtout de lui faire changer de conversation, résolurent alors de la quitter.

— Nous ne voulons pas vous retenir plus longtemps,… fit Madame… car nous craindrions de vous fatiguer !

Dans l’état de santé où vous êtes,… fit Monsieur… ce nous est un devoir… un devoir sacré… de ne pas abuser !

— Voilà ce que je craignais… se lamenta-t-elle… À peine arrivés, vous êtes déjà pressés de partir… Ah ! l’on ne s’amuse guère avec une vieille abandonnée comme moi !…

— Si !… Si !… ma tante !… beaucoup…

— Beaucoup, ma tante !

— C’est un grand bonheur pour nous de te voir, je t’assure…

— Un grand bonheur ?…

— Nous reviendrons !

— L’année prochaine !… fit-elle.

— Plus tôt !

— Allez ! Allez ! Je ne veux pas insister !… Je vois d’ailleurs que vous êtes pressés !… Et puis, je sais bien qu’avec mes infirmités et mes douleurs, je ne suis pas un objet de ragoût,… pour les jeunes !… Que je ne vous gêne pas !… Allez-vous-en !


Tous les Bidoure descendirent donc l’escalier, puis remontèrent dans leur quatre places, repassant par les petites baraques des boulevards, et se dirigeant au fin fond de la rive gauche, vers la maison de retraite où se trouvait leur deuxième tante, la très vieille Cottineau, et sa plus vieille encore demoiselle de compagnie, Terpsichore.

Juste comme ils débarquaient devant les murs blancs de cette silencieuse maison de retraite, Juliette marchant devant et portant la souris modique, ils y aperçurent le quatre places des Lemur arrêté déjà.

— Enchanté, fit Norbert, surgissant tout à coup et de son ton badin précédent… Permettez-moi de vous présenter pour la troisième fois mes souhaits !…

— Nous vous présentons pour la troisième fois les nôtres, mon cher Norbert,… fit Mme Pulchérie.

— Mon petit Pulcho, dit Mme Lemur, ce qu’il fait chaud chez la tante Cottineau !… C’est à éclater !…

— Nous n’y resterons pas longtemps, voilà tout…

— Bonne année !… Bonne santé, et le reste !… conclut M. Bidoure, se lançant bravement au rez-de-chaussée de la maison de retraite, vers le grand et haut corridor, clair ainsi qu’un couloir d’hôpital, où se trouvaient les deux chambres de la tante Cottineau…


Celle-ci était une petite vieille pétillante, pétulante, presque cramoisie sous les deux anglaises blanches tombant le long de ses joues de pommes ridées. Elle portait un bonnet vert, une robe de soie violette aux fins plissés, et une longue chaîne de montre d’or à breloques, lui ballottant à même le ventre.

Près d’elle, Terpsichore, maigre fuseau octogénaire tout en noir, avec un bonnet noir sur sa tête de vieux macaque désabusé, se chauffait auprès d’un poêle.

— Ah !… fit la tante, se levant sitôt qu’elle aperçut les Bidoure !… Je croyais déjà que vous m’oubliiez !…

— Bonne année !… Bonne santé !… murmura gracieusement Mme Bidoure, la baisant sur son beau bonnet.

— Bonne santé !… ma tante ! insista M. Bidoure, à qui elle tendit la main.

— Bonne santé !… répétèrent à la queue-leu-leu les trois demoiselles, parmi lesquelles Juliette, porteuse de la souris modique contenant les papillotes et les crottes à crème rose ou blanche, insistait pour la lui faire prendre.

— Merci, ma fille… fit tante Cottineau… Tu es bien aimable !… Justement Terpsichore est une vieille goulue qui aime les croquettes. Elle les partagera avec Pepito, et elle nous laissera tranquilles pendant ce temps-là !…

La vieille demoiselle de compagnie qui se chauffait toujours près du poêle semblait ne rien entendre. Sur ses genoux, Pepito, l’affreux havanais à longs poils soyeux, dont les yeux étaient rouges et chassieux de même que s’il avait beaucoup pleuré, grognait sourdement.

— Terpsichore… lui cria la tante Cottineau dans les oreilles… Voilà du chocolat… Terpsichore… Lève-toi… Il y a du monde… Tu en partageras la moitié avec Pepito !

— Très honorée, Mesdames Messieurs… fit celle-ci d’un air ailleurs, tandis que ses mains travailleuses réussissaient déjà à entrouvrir la souris. Puis elle ajouta dolemment… Asseyez-vous donc, Mesdames !…

— On dit « bonne année ! » aujourd’hui !… interrompit la tante Cottineau d’un ton brusque.

— Bonne année !… Bonne année !… Bonne année !… Bonne année !… répéta ainsi qu’un automate la vieille demoiselle.

— Il ne faut pas faire attention, reprit la tante s’adressant aux Bidoure… Elle est complètement gâteuse !… Laissons-la tranquille dans son coin avec son chocolat comme un vieux singe qu’elle est.

Puis :

— Assise !… fit-elle… Assise !… afin de l’empêcher de répéter « bonne année » à perpétuité.

Alors on changea de conversation.

— Tes filles ont engraissé, Pulchérie, débuta-t-elle… Tiens… Comment donc s’appelle déjà celle-là qui a une taille de carabinier et des cheveux jaunes ?

— Clara, ma tante Cottineau… Rappelle-toi… Tu la faisais danser autrefois sur tes genoux…

— Elle ferait un fameux militaire… Un vrai homme… Il ne lui manque que des moustaches… Ça viendra ! — Et celle-là… continua-t-elle, désignant Sophie… On l’appelle Gertrude, n’est-ce pas ?

— Non. Sophie, ma tante… C’est Sophie…

— Gertrude lui irait mieux… J’aimerais mieux Gertrude… Si tu m’avais demandé d’être marraine au baptême, ma fille, j’aurais choisi Gertrude… Sophie, c’est comme Joséphine… Il n’y a que les cuisinières qui s’appellent Sophie !…

— Que veux-tu !

— Et celle-là qui m’a offert les chocolats que Terpsichore et Pepito sont en train de croquer avec leurs gencives, car ils n’ont plus de dents ni l’un ni l’autre… c’est Juliette, hein ?

— Oui… Juliette !

— Eh bien ! mes enfants, vous ferez bien de la soigner… Croyez-m’en… Je possède le coup d’œil… Elle a tout ce qu’il faut pour devenir poitrinaire… Je ne lui donne pas deux ans à vivre avec cette figure là.

— Pourtant elle se porte bien, ma tante… je t’assure…

— Mes amis… J’ai dit. Faites ce que vous voudrez. Je n’insiste pas !

On changea une seconde fois de conversation. Soudain :

— Et votre petit garçon qui a si mal tourné ?… Vous savez bien… vous savez bien, Bidoure… Ce n’est pas la peine de me regarder avec de tels yeux et de prendre l’air étonné !

— Nous n’avons jamais eu de petit garçon qui ait même bien tourné, ma tante, prononça Mme Bidoure,… à notre grand regret !

— Et le nom des Bidoure, appuya Monsieur gravement, menace de s’éteindre grâce à ce manque de postérité mâle !

— Mais, rappelez-vous… Robert,… le petit Robert,… qui avait une figure de fille,… et qui a volé !

— Nous n’avons jamais eu de fils de ce nom ni d’un autre, ma tante ! Qui ait volé !… Vous feriez mieux de ne pas réveiller d’anciennes douleurs à ce sujet, croyez-nous !…

— Pourtant… Je n’ai pas la berlue… le petit Robert…

— Vous confondez avec le malheureux Robert Bertinet, sans doute, le fils de l’intendant militaire !…

— Ah oui !… C’est vrai !… Il ne faut pas m’en vouloir !… J’en ai tant vu, n’est-ce pas !… À soixante-dix-neuf ans !… Je suis la cadette de sept ans de Terpsichore, qui est complètement gâteuse, et ressemble à un vieux tableau démodé !… Peut-être suis-je un peu gâteuse moi-même !… Pourtant j’ai une bonne tête, allez !… Et ça aurait pu vous arriver de vous tromper aussi bien qu’à moi !

La conversation changea donc pour la troisième fois de direction.

Mais avant que les Bidoure ne la quittassent, la tante Cottineau avait trouvé le moyen d’émettre de fâcheuses insinuations sur la fortune de M. Bidoure, de laisser planer de singuliers doutes sur la réussite d’une affaire industrielle dont il se trouvait actionnaire, et de demander du ton le plus dégagé du monde, des nouvelles d’un fort joli garçon, M. Edmond Siffleaux, qui était si bien et pour lequel Madame Bidoure avait eu certainement un faible dans sa jeunesse, avant de se marier avec Monsieur !


Chez la tante Duseigneur, où les Bidoure se rendirent ensuite, en retraversant les petites baraques du jour de l’an, ils trouvèrent plusieurs visites lorsqu’ils entrèrent. Les Lemur venaient, paraît-il, d’en partir, il y avait à peine un instant, et ils seraient arrivés seulement quelques minutes plus tôt, qu’ils auraient trouvé pour la quatrième fois leur quatre places stationnant devant la porte.

Avec sa volubilité charmante, continue, ne permettant pas de placer un mot, ses bonheurs d’expression, ses bandeaux d’un noir si étonnant à soixante-cinq ans… on les eût cru teints !… la tante Duseigneur était en train de parler de feu son mari le flûtiste, et d’exhiber son étonnante collection de tabatières, pommes de cannes et coques de montres, qui, « chacun le sait, est unique dans la capitale ! »

Elle eut un flot de paroles délicieuses pour remercier les Bidoure de leur cigogne en peluche, qui justement eût tant fait de plaisir à M. Duseigneur, artiste à tous les points de vue, s’il avait été vivant !

Le souvenir du cher mort, qui lui amena quelques larmes passagères au coin des yeux, la fit subitement se souvenir d’autres chers morts, depuis longtemps partis.

— Ah ! mon enfant !… disait-elle par exemple à Mme Pulchérie… Prends donc ce verre de Porto… Car j’ai tant aimé ton pauvre père !… En souvenir de lui !

D’autres morts également lui remontaient à la mémoire.

Cette pauvre Élodie qui avait gémi à courir le cachet et donner des leçons de piano durant toute sa vie !

Cette malheureuse Antoinette, qui s’était étiolée dans des travaux de couture mal rétribués !

Cette infortunée Mme Desturbeaux-Rouchin, qui pendant vingt ans, avec une tumeur atroce à l’intérieur de l’abdomen, avait dû se soumettre aux labeurs les plus dégradants, même les plus abjects, afin de nourrir ses enfants.

Elle en trouvait de nouveaux encore, tous plus malheureux et infortunés, une vraie collection de chers morts, presque aussi nombreuse que celle des tabatières de feu son époux, sur lesquels elle ne tarissait plus !

Elle parla aussi des jouets de l’année. De la nouvelle question mexicaine, deux anneaux qu’elle n’avait pu encore arriver à séparer. Du joli ouistiti qui monte tout seul à un palmier, sans qu’on se doute du ressort qui le pousse, afin d’en manger les dattes. De la petite poupée nageuse surtout, plus belle que toutes les poupées nageuses inventées périodiquement, et qui montrait toutes les apparences de la chair elle-même dans l’eau où elle évoluait.

Puis, sans transition, elle revenait à la note sentimentale.

— Prenez donc de ces gaufrettes… Vous me ferez plaisir… J’ai tant aimé ceux que vous avez perdus !

Elle se réextasiait sur la superbe cigogne en peluche.

— Ah ! la superbe cigogne en peluche !… Si ce pauvre M. Duseigneur était ici !

À peine les Bidoure purent-ils placer au départ leurs « bonne année », leurs « bonne santé » et leurs baisers ; et, comme ils avaient perdu un grand temps à écouter cette tante prolixe, et que déjà le jour tombait sur les joies parisiennes du premier de l’an, ils furent bien forcés de remettre au lendemain leurs visites à plusieurs de leurs alliés, l’intendant Bertinet qui demeure au Val-de-Grâce, le juge Brustalot qui loge au Gros-Caillou, et toute la smala des Duseigneur-Coquet qui habite le Panthéon. Les vieux et chers amis Rifide, du haut de la butte Montmartre, rue Lepic, composés de quatre générations, toutes vivantes, et qui devaient attendre les visiteurs au grand complet de ces quatre générations, durent être eux-mêmes négligés.


On se borna ce soir-là à rendre visite à la cousine de la Bouillardère, rue de Châteaudun, qui est un peu marquise, et dans les salons de laquelle on a toujours chance de rencontrer des gens distingués.

— Bonjour ma cousine… Bonjour ma cousine… dirent les Bidoure en entrant chez elle… Tous nos vœux, n’est-ce pas, tous nos vœux !

Il y avait une réception tout à fait bien. Et, en dépit de la multitude de ses visiteurs, Mme de la Bouillardère se montra spécialement charmante à leur égard, et découvrit même le moyen, après l’offre des chocolats ou marrons glacés obligés et les banalités courantes, d’expliquer à Mme Bidoure comme quoi elles se trouvaient toutes les deux cousines,… à peine au cinquième ou au sixième degré !…

Le bisaïeul du grand-père maternel de Mme de la Bouillardère était un Duseigneur qui vivait sous le règne de Louis XV. Il avait eu une fille, Hermance Duseigneur, qui avait épousé un pâtre, un Gerbaulet qui gardait les vaches dans les champs. C’était là l’origine de la branche franc-comtoise de leur race. De cette mésalliance naquit le fameux Coco Gerbaulet, membre du tribunal révolutionnaire de Vesoul, et qui, comme les Carrier et les Joseph Lebon, se signala par ses excès. Le fils adultérin de celui-ci, Just Gerbaulet, que Coco reconnut à son lit de mort, fut, lui, un magistrat intègre, et replaça les siens au rang dont ils étaient déchus. Il fut le père de cette chaste Dorothée qui devint, par ses vertus, première marquise de la Bouillardère, la seconde étant Albertine, et elle-même Constance, fille d’Albertine, ayant fait passer le titre dans la famille de son mari.

Donc Mme Bidoure pouvait s’en rendre compte. Par leur bisaïeul et la fille même de ce bisaïeul, qui avait mal tourné,… elle le disait bien… elles étaient cousines issues de germain,… à peine au cinquième ou au sixième degré !…

Quand les Bidoure remontèrent dans leur quatre places à la suite de cette laborieuse démonstration qui les faisait parents authentiques d’une marquise, ils éprouvèrent, quoique un peu fatigués de tous leurs trimballements à travers la capitale, un grand contentement.

Et monsieur s’écria même :

— Voilà les bienfaits de l’esprit de famille, Mesdames !… résumant d’un mot simple et profond, tout ce que celles-ci ressentaient déjà en leur fin fond.


Soudain, au moment où ils arrivaient à leur domicile, et se penchaient à la portière pour en saisir la poignée, la tourner, et descendre, ils aperçurent devant eux Clotilde Bidoure, l’institutrice laïque, encombrée de paquets, et comme s’évanouissant entre les bras… ce n’était même plus Widmer désormais… d’un sergent de ville !

— Que cela veut-il dire ? s’écria Monsieur furieux.

— Tenterait-elle de se faire encore embrasser par cet agent de police ? appuya Madame.

— C’est honteux ! vraiment !

— Honteux !

— Elle déshonore notre maison ! Notre nom !

— Clotilde ! Clotilde ! appela le premier sitôt descendu.

— Que fais-tu auprès de ce gardien de la paix ? s’exclama la seconde.

— Il m’a dit « qu’il me la souhaitait bonne et heureuse », ma tante, répondit celle-ci au milieu de ses habituels rires, suffocations et pâmoisons. Alors que veux-tu ?… Tu sais bien que j’ai très peu de résistance… Ça a été plus fort que moi… J’ai dû m’arrêter un instant à l’écouter !

— Malheureuse ! déclara sous la porte cochère Mme Bidoure indignée.. Tu n’es qu’une Bignard !… Et tu resteras toujours une Bignard !


Maurice Beaubourg