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Voltaire (Faguet)/L’œuvre/VI

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CHAPITRE VI

LE CRITIQUE.

Voltaire était né avec l’idolâtrie du siècle de Louis XIV, comme nous avons eu déjà l’occasion de le remarquer. Nous l’avons vu recueillir avec ardeur les renseignements sur le « grand siècle » que lui donnaient M. de Caumartin, M. l’abbé de Châteauneuf, M. l’abbé de Chaulieu, M. le marquis de La Fare. Nous l’avons vu, tant dans la Henriade que dans le Siècle de Louis XIV, tracer de l’époque de Louis le Grand le tableau le plus complaisant et le plus magnifique.

Il faut savoir que ceci ne laisse pas d’être une « particularité » étant donné la date de naissance de Voltaire. Quand il entrait dans sa vingtième année, il était à peu près seul de son avis en cette matière. Les historiens nous font connaître la réaction violente contre le gouvernement et la personne de Louis XIV qui précéda sa mort et surtout qui la suivit. Cette réaction s’étendit de sa personne et de sa politique à l’esprit même qui avait régné de son temps. La littérature du temps de Louis le Grand était fort peu en faveur vers 1715. Le goût des écrivains de cette époque pour l’antiquité était tourné en ridicule, et aussi leur goût pour la poésie. Montesquieu, Lamotte, bien d’autres, disaient assez de mal des poètes et « n’y croyaient plus. » Montesquieu, à la vérité, aimait l’antiquité, mais c’était l’antiquité des philosophes, des moralistes et des historiens ; ce n’était point du tout celle qu’imitaient si religieusement, avec tant d’originalité du reste, les Boileau, les Racine, les Molière et les La Fontaine,

Autour de lui, par Lamotte, par Fontenelle, par leurs disciples et admirateurs, c’était toute l’antiquité qui était méprisée, et un peu le xviie siècle, tout au moins, l’École de 1660, que Lamotte avait ses raisons pour envier et Fontenelle ses raisons pour haïr.

En somme, le siècle nouveau se dirigeait vers l’histoire, la sociologie, la littérature politique, la philosophie, et délaissait ce qui en lettres est art pur.

C’est contre ces tendances que Voltaire a réagi du premier coup avec beaucoup d’énergie et de hardiesse. Et, qu’on le remarque bien, s’il est devenu lui-même historien, philosophe et sociologue un peu tard dans sa carrière, c’est précisément à cause de cela. À quoi il a tenu d’abord, c’est à ce que le xviie siècle continuât, en sa personne, si possible était, en d’autres à la rigueur, mais à ce qu’il continuât.

Remettre en honneur ou empêcher de tomber davantage en discrédit la poésie dramatique, la poésie lyrique, la poésie satirique, la poésie épistolaire, la poésie épique, ç’a été sa première préoccupation et sa première ardeur : on sait qu’il les a eues toutes. De là tout son rôle de critique, qui a consisté à restaurer le culte de la poésie.

C’est ce qui lui a inspiré, dès 1733, le Temple du Goût, commencé du reste quelques années auparavant. C’est un petit poème mêlé de prose, ou un petit roman mêlé de vers, comme on voudra, où Voltaire, se supposant mené au séjour des auteurs morts depuis un demi-siècle[1], aux Templa serena de Lucrèce, leur fait ses dévotions, et en profite pour nous faire leurs portraits. Ce temple est gardé par la « Critique, à l’œil sévère et juste, » qui en écarte bs mauvais écrivains et surtout ceux qui jalousent les grands.

Un raisonneur avec un fausset aigre
Criait : « Messieurs, je suis ce juge intègre,
Qui toujours parle, argue et contredit ;
Je viens siffler tout ce qu’on applaudit. »
Lors la Critique apparut et lui dit :
« Ami Bardou, vous êtes un grand maître,
Mais n’entrerez en cet aimable Heu ;
Vous y venez pour fronder notre dieu :
Contentez-vous de ne le pas connaître. »

Là venait Lamotte, poète ennemi de la poésie, dont nous parlions plus haut, homme d’esprit du reste, qu’il n’y a lieu, en pareil endroit, ni de repousser ni d’admettre :

Parmi les flots de la foule insensée
De ce parvis obstinément chassée,
Tout doucement venait Lamotte-Houdard,
Lequel disait d’un ton de papelard :
« Ouvrez, Messieurs, c’est mon Œdipe en prose.
Mes vers sont durs, d’accord, mais forts de chose.
De grâce ouvrez ! Je veux à Despréaux
Contre les vers dire avec goût deux mots. »

« La Critique le reconnut à la douceur de son maintien et à la dureté de ses derniers vers, et elle le laissa quelque temps entre Perrault et Chapelain, qui assiégeaient la porte depuis cinquante ans, en criant contre Virgile. »

Là était, en bonne place, Fontenelle, insuffisamment respectueux des anciens, mais spirituel, savant et parlant une jolie langue :

C’était le discret Fontenelle,
Qui par les Beaux-Arts entouré,
Répandait sur eux, à son gré,
Une clarté douce et nouvelle.
D’une planète, à tire d’aile,
En ce moment il revenait
Dans ces lieux où le Goût tenait
Le siège heureux de son empire :
Avec Quinault il badinait ;
Avec Mairan il raisonnait ;
D’une main légère il prenait
Le compas, la plume et la lyre.

« La Critique lui dit : Je ne vous reprocherai pas certains ouvrages de votre jeunesse, comme font les cyniques jaloux ; mais je suis la Critique, vous êtes chez le dieu du Goût, et voici ce que je vous dis de la part de ce dieu, du public et de la mienne ; car nous sommes, à la longue, toujours tous trois d’accord :

Votre Muse sage et riante
Devrait aimer un peu moins l’art :
Ne la gâtez point par le fard ;
Sa couleur est assez brillante.

Là on voyait encore le bon Rollin, aimable auteur de quelques bons écrits d’histoire et d’éducation, professeur et recteur de l’Université de Paris :

Non loin de là, Rollin dictait
Quelques leçons à la jeunesse,
Et, quoique en robe, on l’écoutait.
Chose assez rare à son espèce.

« Je fus fort étonné [continue l’auteur en poursuivant sa relation] de ne pas trouver dans le sanctuaire bien des gens qui passaient, il y a soixante ou quatre-vingts ans, pour être les plus chers favoris du dieu du Goût. Les Pavillon, les Benserade, les Pellisson, les Segrais, les Saint-Evremond, les Balzac, les Voiture ne me parurent pas occuper les premiers rangs.

« Ils les avaient autrefois, me dit un de mes guides ; ils brillaient avant que les beaux jours des belles-lettres fussent arrivés ; mais peu à peu ils ont cédé aux véritablement grands hommes : ils ne font plus ici qu’une assez médiocre iîgure. En effet, la plupart n’avaient guère que l’esprit de leur temps, et non cet esprit qui passe à la dernière postérité… Segrais voulut un jour entrer dans le sanctuaire en recitant ce vers de Despréaux :

« Que Segrais dans l’Eglogue en charme les forêts. »

« Mais la Critique ajant lu, par malheur pour lui, quelques pages de son Enéide en vers français, le renvoya assez durement et laissa venir à sa place Madame de La Fayette, qui avait donné, sous le nom de Segrais, Zaide et la Princesse de Clêves. »

Le voyageur poursuit ses recherches. Il ne serait pas fâché de s’entretenir un moment avec le comte de Bussy-Rabutin, si célèbre pour son esprit, sa causticité et les intempérances de sa mauvaise langue. Madame de Sévigné, cousine de Bussy, le renseigne sur l’absence de son parent :

« Madame de Sévigné, qui est aimée de tous ceux qui habitent le temple, me dit que son cher cousin, homme de beaucoup d’esprit, un peu trop vain n’avait jamais pu réussir à donner au dieu du Goût l’excès de bonne opinion que le comte de Bussy avait de messire de Rabutin.

Bussy, qui s’estime et qui s’aime
Jusqu’au point d’en être ennuyeux,
Est censuré dans ces beaux lieux
Pour avoir, d’un ton glorieux.
Parlé trop souvent de lui-même.
Mais son fils, son aimable fils,
Dans le temple est toujours admis,
Lui qui, sans flatter, sans médire,
Toujours d’un aimable entretien,
Sans le croire, parle aussi bien
Que son père croyait écrire.

On se doute bien que les grands amis de la première jeunesse de Voltaire, Chaulieu, La Fare, Hamilton, Saint-Hilaire, occupent une place brillante dans cette académie élyséenne :

Je vis arriver en ce lieu
Le brillant abbé de Chaulieu
Qui chantait en sortant de table.
Il osait caresser le dieu
D’un air familier, mais aimable.
Sa vive imagination
Prodiguait dans sa douce ivresse
Des beautés sans correction
Qui choquaient un peu la justesse,
Mais respiraient la passion.
La Fare, avec plus de mollesse,
En baissant sa lyre d’un ton,
Chantait auprès de sa maîtresse
Quelques vers sans précision,
Que le plaisir et la paresse
Dictaient sans l’aide d’Apollon.
Auprès d’eux le vif Hamilton
Toujours armé d’un trait qui blesse,
Médisait de l’humaine espèce
Et même d’un peu mieux, dit-on.
L’aisé, le tendre Saint-Aulaire,
Plus vieux encor qu’Anacréon,
Avait une voix plus légère ;
On voyait les fleurs de Cythère
Et celles du sacré vallon
Orner sa tête octogénaire.

« Parmi ces gens d’esprit, nous trouvâmes quelques jésuites. Un janséniste dira que les Jésuites se fourrent partout ; mais le dieu du Goût reçoit aussi leurs ennemis, et il est assez plaisant de voir dans ce temple Bourdaloue[2] qui s’entretient avec Pascal[3] sur le grand art de joindre l’éloquence au raisonnement. Le Père Bonhours est derrière eux, marquant sur des tablettes toutes les fautes de langage et toutes les négligences qui leur échappent.

Le Cardinal de Polignac[4] ne put s’empêcher de dire au Père Bouhours :

Quittez d’un censeur pointilleux
La pédantesque diligence ;
Aimons jusqu’aux défauts heureux
De leur mâle et libre éloquence :
J’aime mieux errer avec eux
Que d’aller, censeur scrupuleux,
Peser des mots dans la balance.

« Cela fut dit avec beaucoup plus de politesse que je ne le rapporte ; mais, nous autres poètes, nous sommes souvent très impolis pour la commodité de la rime. »

Il y a dans ce temple une bibliothèque, ce qui est un moyen de nous donner sous une forme nouvelle, qui fait qu’on évite la monotonie, des appréciations sur les auteurs connus. De cette bibliothèque est exclu :

L’amas curieux et bizarre
De vieux manuscrits vermoulus,
Et la suite inutile et rare
D’écrivains qu’on n’a jamais lus.
Le dieu daigna de sa main même
En leur rang placer ces auteurs
Qu’on lit, qu’on estime, qu’on aime
Et dont la sagesse suprême
N’a ni trop, ni trop peu de fleurs.

« Presque tous les livres y sont corrigés et retranchés [abrégés] de la main des Muses. On y voit, entre autres, l’ouvrage de Rabelais réduit tout au plus à un demi-quart ; Marot n’a plus que huit ou dix feuillets. Voiture et Sarrazin ont à eux deux soixante pages. »

Quelques auteurs même s’occupent de leur propre main à « retrancher » spontanément leurs écrits pour qu’ils soient plus dignes de la postérité.

« L’aimable auteur du Télémaque ôtait des répétitions et des détails inutiles dans son roman moral, et rayait le titre de poème épique que quelques zélés indiscrets lui donnent ; car il avoue sincèrement qu’il n’y a point de poème en prose. »

Ce grand, ce sublime Corneille
Qui plut bien moins à notre oreille
Qu’à notre esprit qu’il étonna ;
Ce Corneille qui crayonna
L’âme d’Auguste et de Cinna,
De Pompée et de Cornélie,
Jetait au feu sa Pulchérie,
Agésilas et Suréna,
Et sacrifiait sans faiblesse
Tous ces enfants infortunés,
Fruits languissants de sa vieillesse,
Trop indignes de leurs aînés.

Quant à Racine, Voltaire, qui l’adora plus tard, est presque dur pour lui dans le Temple du Goût et ne s’y enquiert presque que de ses défauts, ou plutôt de son unique défaut, qui est que ses « amoureux, » je parle des hommes, sont les plus pâles de tous ses personnages. La remarque est juste, mais aurait dû être compensée par d’autres à l’honneur de Racine, ce qui n’aurait pas été malaisé :

Plus pur, plus élégant, plus tendre,
Et parlant au cœur de plus près,
Nous attachant sans nous surprendre,
Et ne se démentant jamais.
Racine observe les portraits
De Bajazet, de Xipharès,
De Britannicus, d’Hippolyte.

À peine il distingue leurs traits :
Ils ont tous le même mérite,
Et l’Amour qui marche à leur suite
Les croit des courtisans français,

Au contraire, pour La Fontaine, que Voltaire censura souvent très fort et d’une façon presque ridicule, il est, dans le Temple du Goût, très favorable, en somme, très juste, avec la mesure de sévérité, ou plutôt de réserves, qui convient :

Toi, favori de la nature,
Toi, La Fontaine, auteur charmant,
Qui bravant et rime et mesure[5],
Si négligé dans ta parure,
N’en avais que plus d’agrément ;
Sur les écrits inimitables
Dis-nous quel est ton sentiment ;
Éclaire notre jugement
Sur tes Contes et sur tes Fables.

« La Fontaine, qui avait conservé la naïveté de son caractère, et qui, dans le Temple du Goût, joignait un sentiment éclairé à cet heureux et singulier instinct qui l’inspirait pendant sa vie, retranchait quelques-unes de ses fables. Il accourcissait presque tous ses contes, et déchirait les trois quarts d’un gros recueil d’œuvres posthumes imprimées par ces éditeurs qui vivent des sottises des morts. »

Molière enfin, que Voltaire a réservé pour finir par lui, et cet hommage doit être remarqué, Molière apparaît.

« Je vis l’inimitable Molière, et j’osai lui dire :

Le sage, le discret Térence
Est le premier des traducteurs ;

Jamais dans sa froide élégance
Des Romains il n’a peint les mœurs :
Tu fus le peintre de la France :
Nos bourgeois à sots préjugés,
Nos petits marquis rengorgés,
Nos robins toujours arrangés,
Chez toi venaient se reconnaître ;
Et tu les aurais corrigés.
Si l’esprit humain pouvait l’être.

« Ah ! disait il, pourquoi ai-je été forcé d’écrire quelquefois pour le peuple ! Que n’ai-je toujours été le maître de mon temps ! J’aurais trouvé des dénouements plus heureux, et j’aurais fait moins descendre mon génie au bas comique. »

Les voyageurs au pays du Goût prennent enfin congé de leurs hôtes. Le dieu les accompagne jusqu’aux frontières où commence le pays des sottises, — c’est le nôtre, — et leur adresse ces dernières paroles, ou plutôt à peu près ces paroles ; car, remarque spirituellement Voltaire : « il ne m’est pas donné de dire ses propres mots. »

Adieu, mes plus chers favoris :
Comblés des faveurs du Parnasse,
Ne souffrez plus que dans Paris
Mon rival usurpe ma place.

Je sais qu’à vos yeux éclairés
Le faux Goût tremble de paraître ;
Si jamais vous le rencontrez,
Il est aisé de le connaître.

Toujours accablé d’ornements.
Composant sa voix, son visage,
Affecté dans ses agréments
Et précieux dans son langage.

Il prend mon nom, mon étendard ;
Mais on voit assez l’imposture ;
Car il n’est que le fils de l’art ;
Moi, je le suis de la nature.

Voltaire a exposé ses idées littéraires dans beaucoup d’autres ouvrages, notamment dans le Dictionnaire philosophique, le Siècle de Louis XIV, l’Essai sur le poème épique, le Commentaire sur Corneille, la Correspondance, même, assez souvent, enfin dans les Contes et Romans. Partout il se montre conforme à ce que nous voyons qu’il est dans le Temple du Goût.

Il est classique avec beaucoup de justesse d’esprit et un peu de timidité. C’est un continuateur de Boileau, plus sévère et même plus étroit que Boileau lui-même. Il aime l’antiquité ; mais les génies un peu abrupts ou un peu frustes de l’antiquité dépassent ou inquiètent son goût. Il met Virgile bien au-dessus d’Homère, ne comprend pas ou n’essaie même pas de comprendre Pindare, préfère la tragédie française à la tragédie grecque, méprise Aristophane autant que Fénelon l’a méprisé. En résumé, l’antiquité se réduit pour lui à peu près à Sophocle, Térence, Virgile et Horace.

À l’égard du xviie siècle français lui-même, il est dévot, mais très exclusif. Tout ce qui dépasse une certaine ligne de bon sens spirituel et de justesse élégante lui paraît presque un reste de barbarie. Il adore Racine, goûte infiniment Boileau, La Rochefoucauld, Madame de Sévigné, Madame de La Fayette, Fénelon, Massillon. — Sur Corneille il fait beaucoup de réserves ; — il n’aime pas du tout Pascal ; — il trouve dans Bossuet, « génie vaste, impétueux et facile…, quelques familiarités qui déparent un peu la subtilité de ses oraisons funèbres ; » — il aime La Fontaine, mais le trouve souvent bien trivial, et les trivialités qu’il en cite sont souvent des traits pittoresques que nous estimons merveilleux[6] ; — il met très haut Molière, mais, nous l’avons vu, avec les restrictions littéralement les mêmes que celles de Boileau au IIIe livre de l’Art Poétique. — Il n’est pas jusqu’à ce bon Rollin qui n’ait donné un peu dans le familier. En un passage sur les jeux scolaires, il ose nommer la « balle », le « ballon », et le « sabot » ; et cela est bien pénible. — Il n’est pas jusqu’à Racine qui : n’ait mêlé des « traits comiques » au second acte d’Andromaque et c’est un oubli fâcheux des convenances.

Voltaire aurait été décidément trop étroit en matière de goût s’il n’eût connu les étrangers. Cela l’a sauvé. Il s’est engoué de Shakespeare et en a donné le goût à la France, et lui a dû ce qu’il a mis de meilleur dans ses tragédies. Plus tard il s’est fâché quand les Français ont pris l’air de vouloir trop aimer Shakespeare ; mais c’est de la première campagne de Voltaire sur cette affaire qu’il faut se souvenir, et oublier la seconde, qui n’est que la boutade d’un tragique un peu déclinant, qui a peur qu’on ne se détache de lui.

Il a aimé très fort les Italiens, le Tasse et l’Arioste surtout, comme avait fait La Fontaine, et il a contribué à maintenir le goût que les Français avaient pour eux et qu’ils ont eu depuis le tort de perdre. Sachons du reste que le goût de Voltaire, étroit à nos yeux, était beaucoup plus compréhensif que celui de ses contemporains. Cela tient à sa curiosité, toujours en éveil. Une partie du rôle littéraire de Voltaire est d’avoir résisté à la réaction contre le xviie siècle et d’avoir soutenu que le xviie siècle était grand ; une autre partie de son rôle est d’avoir fureté partout.

Cela fait que, si difficile lui-même, il redresse souvent les jugements encore plus dégoûtés des hommes de son temps. S’il trouve des enfantillages dans Homère, tel des amateurs du xviiie siècle y trouvait des grossièretés que lui ne tient pas pour telles : « Peut-on supporter, disait-on autour de lui, Patrocle mettant trois gigots de mouton dans une marmite ? — Eh ! mon Dieu ! répond Voltaire, c’est que vous n’avez rien vu. Charles XII a fait six mois sa cuisine à Démir Tocca sans perdre rien de son héroïsme. — Pourquoi tant louer la force physique de ses héros ? Ce n’est pas du ton de la cour. — Non ; mais avant l’invention de la poudre, la force du corps décidait de tout dans les batailles. Cette force est l’origine de tout pouvoir chez les hommes ; par cette supériorité seule les nations du Nord ont conquis notre hémisphère depuis la Chine jusqu’à l’Atlas. » — Et voilà à quoi sert de savoir quelque chose.

Et enfin il a fait une chose qui devrait lui faire pardonner plus d’erreurs de goût qu’il n’en a commises. Il a « inventé » Athalie. Jusqu’à lui on l’estimait très peu. Il a crié sur tous les tons que c’était le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Plus tard il a vingt fois démenti cet enthousiasme, en faisant remarquer combien Athalie était d’un mauvais exemple. C’est qu’il était monarchiste et anti-clérical. Mais ces vingt passages, on ne veut pas les lire, et on a raison.

Tout compte fait, ce fut un héritier de Boileau, un peu plus difficile et beaucoup plus spirituel que celui dont il détenait l’héritage. Il le savait, et à soixante-quinze ans (1769), écrivant son « testament » littéraire, il le dédiait à son illustre maître.

Boileau, correct auteur de quelques bons écrits,
Zoïle de Quinault et flatteur de Louis,
Mais oracle du goût dans cet art difficile
Où s’égayait Horace, ou travaillait Virgile ;
Dans la cour du Palais je naquis ton voisin ;
De ton siècle brillant mes yeux virent la fin ;
Siècle de grands talents, bien plus que de lumière,
Dont Corneille en bronchant sut ouvrir la carrière.
Je vis le jardinier de ton jardin d’Auteuil,
Qui chez toi, pour rimer, planta le chèvrefeuil.
Chez ton neveu Dongois je passai mon enfance ;
Bon bourgeois qui se crut un homme d’importance.
Je veux t’écrire un mot sur tes sots ennemis,
À l’hôtel Rambouillet contre toi réunis.
Qui voulaient pour loyer de tes rimes sincères,
Couronné de lauriers, t’envoyer aux galères.
Ces petits beaux-esprits craignaient la vérité,
Et du sel de tes vers la piquante âcreté.
Louis avait du goût. Louis aimait la gloire :
Il voulut que ta Muse assurât sa mémoire ;
Et, satirique heureux, par ton prince avoué,

Tu pus censurer tout, pourvu qu’il fût loué.
 

Voltaire en fera-t-il autant ? Il l’a fait ; mais ses ardeurs, comme celles de Boileau autrefois, commencent à se lasser. Il pourrait dire comme Boileau : « Ainsi que mes beaux jours mes chagrins sont passés, » ou, comme Boileau encore : « Je laisse aux froids rimeurs une libre carrière, Et regarde le champ assis sur la barrière. »

Ce temps est, réponds-tu, très bon pour la satire.
Mais quoi ! Puis-je, en mes vers aiguisant un bon mot,
Affliger sans raison l’amour-propre d’un sot ?
Des Cotins de mon temps poursuivre la racaille ?
Et railler un Coger dont tout Paris se raille ?

Non, ma Muse m’appelle à de plus hauts emplois ;
À chanter la vertu j’ai consacré ma voix.
Vainqueur des préjugés que l’imbécile encense,
J’ose aux persécuteurs prêcher la tolérance.
Je dis au riche avare : « Assiste l’indigent ; »

Au ministre des lois : « Protège l’innocent ! »
 
Pour Sirven opprimé je demande justice ;

Je l’obtiendrai sans doute ; et cette même main,
Qui ranima la veuve et vengea l’orphelin,
Soutiendra jusqu’au bout la famille éplorée
Qu’un vil juge a proscrite et non déshonorée.
Ainsi je fais trembler, dans mes derniers moments,
Et les pédants jaloux et les petits tyrans.
J’ose agir sans rien craindre, ainsi que j’ose écrire.

Je fais le bien que j’aime, et voilà ma satire.
 

Vienne la mort à présent : elle sera bien accueillie. Elle sera un passage à aller rejoindre d’excellentes gens qui furent des gens d’esprit, et avec lesquels on doit avoir plaisir à converser :

Nous nous verrons, Boileau ; tu me présenteras
Chapelain, Scudéry, Perrin, Pradoa, Coras.
Je pourrais l’amener, enchaînés sur mes traces,
Mes Zoïles honteux, successeurs des Garasses.
Minos entre eux et moi va bientôt prononcer :
Des serpents d’Alecton nous les verrons fesser ;
Mais je veux avec toi baiser dans l’Élysée
La main qui nous peignit l’épouse de Thésée.
J’embrasserai Quinault, en dusses-tu crever ;
Et si ton goût sévère a pu désapprouver
Du brillant Torquato le séduisant ouvrage.
Entre Homère et Virgile il aura mon hommage.
Tandis que j’ai vécu. Ton m’a vu hautement
Aux badauds effarés dire mon sentiment.
Je veux le dire encor dans ces royaumes sombres ;
S’ils ont des préjugés, fen guérirai les ombres !

À tout prendre, Boileau, qui a eu tous les bonheurs, a eu comme critique littéraire un très brillant, très judicieux, très fin, très ardent, et très éloquent successeur.



  1. Il y a mêlé quelques vivants.
  2. Grand prédicateur jésuite.
  3. On sait assez que Pascal était janséniste ardent (Provinciales)
  4. Auteur de l’Anti-Lucrèce.
  5. Rime, d’accord. La Fontaine l’a négligée autant que Voltaire. Pour mesure, c’est autre chose. Le maître du rythme, et l’infaillible en cette affaire, c’est au contraire La Fontaine. Mais ce n’était pas à la musique des vers que Voltaire était expert.
  6. Le gibier de Lion ce ne sont pas moineaux,
    Mais beaux et bous sangliers, daims et cerfs bons et beaux……
    Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
    Le béron au long bec, emmanché d’un long cou…, etc.