Voltaire (Ferdinand Brunetière)/01

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Voltaire (Ferdinand Brunetière)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 5-33).
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VOLTAIRE

PREMIÈRE PARTIE[1]


INTRODUCTION

Il y a peut-être de plus grands noms dans l’histoire de la littérature française, trois ou quatre, pas davantage ; il y en a certainement de plus honorables et de plus justement honorés ; il n’y en a pas de plus français, qui nous soit une image ou un miroir plus fidèle de nous-mêmes, il n’y en a pas de plus européen, et je dirais volontiers, il n’y en a pas de plus universel que le nom de Voltaire. Poète, c’est une question de savoir si l’auteur de la Henriade et des Discours sur l’Homme, de tant d’Epitres et de tant d’épigrammes, a seulement mérité ce titre, ou plutôt ce n’en est plus une après et depuis Lamartine et Hugo ; auteur dramatique, nous pensons tomber des nues quand nous apprenons que, pendant près d’un siècle, avec sa Zaïre et son Tancrède, il passa pour le rival, pour l’émule, pour le vainqueur de Corneille et de Racine ; historien, c’est de confiance qu’on le loue, sans presque l’avoir jamais lu, ni le Siècle de Louis XIV, ni l’Essai sur les Mœurs, à peine quelques pages de son Charles XII ; philosophe, n’enseigne-t-on pas enfin qu’incapable d’enfoncer jusqu’aux secrètes raisons des choses, la vraie philosophie n’aurait daté, dans le siècle où nous sommes, que de sa rupture même avec les principes, avec les méthodes, avec l’esprit sceptique et superficiel du voltairianisme ? Et cependant il est Voltaire ; il l’est et le sera pendant des années ou des siècles encore ; ce que nous lui refusons en détail, nous sommes unanimes à le lui rendre en gros ; et nous avons beau dire, adversaires ou ennemis, nous serions fâchés, pour l’honneur de la race, qu’un tel homme n’eût pas existé.

Les raisons n’en sont pas difficiles à dire, ni surtout lointaines à trouver. Sa vie, d’abord, fut son chef-d’œuvre, chef-d’œuvre d’art, d’esprit et de conduite, plus plaisante, plus amusante, plus divertissante elle toute seule que pas une de ses comédies ou même que pas un de ses contes, que Candide ou que l’Ingénu. On ne peut se détacher de la volumineuse Correspondance où il continue de vivre tout entier, si semblable à lui-même, si naturel, irritable et prudent à la fois, si prompt à faire une sottise, mais si agile à la réparer, tantôt plus insolent qu’un page, vrai valet de Molière ou de Regnard, échappé du vieux répertoire, tantôt inimitable dans l’art d’envelopper, de déguiser, de nuancer l’adulation et la courtisanerie, mais au travers de tout cela, suivant toujours sa fortune et finissant toujours par arriver à tout ce qu’il a poursuivi. En second lieu, et « s’il est bien plus beau, selon le mot de Pascal, de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose, » qui jamais, plus et mieux que Voltaire, a mérité cette louange de l’universalité ? « Je doute s’il y a un Voltaire dans le monde, lui écrivait un jour le prince royal de Prusse, qui fut depuis le grand Frédéric, et j’ai fait un système pour nier son existence. Non, assurément, ce n’est pas un seul homme qui fait le travail prodigieux que l’on attribue à M. de Voltaire. Il y a à Cirey une académie composée de l’élite de l’univers : il y a des philosophes qui traduisent Newton, il y a des poètes héroïques, il y a des Corneille, il y a des Catulle, il y a des Thucydide, et l’ouvrage de cette Académie se publie sous le nom de Voltaire, comme l’action de toute une armée s’attribue au chef qui la commande. » Lorsque l’on dit de Voltaire qu’il fut médiocre dans tous les genres, je crois que l’on se trompe, et, en tout cas, on exagère ; mais eût-on raison, il resterait encore qu’il a passionnément aimé tout ce qu’il a tenté tour à tour, non seulement aimé, mais compris, et c’est le signe de l’étendue, de la souplesse, de la variété, je voudrais pouvoir dire de la sensibilité de l’intelligence. Tout ce qu’il y a d’intelligible au monde, Voltaire l’a compris, et sa faculté de comprendra ne s’est en quelque sorte arrêtée qu’au seuil de l’inexplicable, — d’ailleurs bien Français en cela, trop Français, si l’on veut, et surtout trop Parisien. Enfin, grâce à cette faculté de tout comprendre, aidée du pouvoir de tout exprimer, et intérieurement animée de l’ambition d’arriver à tout, il s’est trouvé l’interprète naturel, ou encore, ainsi qu’on l’a dit, l’incarnation de tout un siècle ; et ce siècle, assurément, ce n’est pas le plus grand de l’histoire, — car les hommes y furent trop petits, — mais nul autre cependant n’a plus fait pour la cause de la justice et de la vérité. Nous avons donc accoutumé, nous continuons toujours, et avec raison, de glorifier en la personne de Voltaire « l’action de toute une armée, » puisque aussi bien c’est lui, l’auteur d’Œdipe et de la Henriade, le confident de Frédéric II et de Catherine, le défenseur des Calas, le patriarche de Ferney, que cette armée reconnut, applaudit, acclama comme chef, et que ce n’est pas seulement avec lui, mais par lui qu’elle vainquit. Et si la victoire ne fut pas sans mélange, c’est-à-dire, pour la remporter, si Voltaire et les siens recoururent souvent à des moyens que l’on ne saurait trop condamner, si même les mobiles qui les guidèrent ne furent pas tous ni toujours honorables, s’il y en eut de laids, de honteux et de bas, si beaucoup de choses, par conséquent, périrent sous leurs coups, qui méritaient d’être conservées, on a trouvé généralement la victoire assez belle et d’un assez grand prix pour n’en vouloir pas rendre un seul des avantages, — et cela peut suffire à la gloire d’un homme. L’histoire et l’opinion ne se sont jamais armées de toute leur morale que contre ceux qui n’ont pas réussi.

Ajouterons-nous maintenant d’autres causes ? Dirons-nous qu’ayant vécu plus de quatre-vingts ans, Voltaire eut ainsi vingt ou trente ans de plus que la plupart des hommes pour enseigner la foule à prononcer son nom ? Nous pourrions dire également que de son exil de Ferney il était bien trop habile pour ne pas s’en plaindre, mais, en s’en plaignant, pour n’en pas profiter. L’exil, en éloignant les grands hommes, ne les met pas seulement à cent lieues du leurs admirateurs, il les met encore, de leur vivant même, comme à cent ans de leurs contemporains. Mais c’est assez si nous avons montré que le recueil de ses Œuvres complètes pourrait s’abîmer dans l’oubli, sans que le nom de Voltaire fût pour cela moins justement fameux. Et c’est pourquoi, dans les pages qui suivent, tout en essayant de le juger comme poète, comme historien, comme philosophe, on s’attachera surtout à démêler les vrais mobiles de ses actes, à caractériser la nature de son rôle, et à mesurer enfin jusque de notre temps la portée de son influence.


I. LA JEUNESSE DE VOLTAIRE (1694-1734)

On ne sait s’il naquit à Paris, ou à Châtenay, près de Sceaux, à la ville ou à la campagne, le 22 mars ou le 22 novembre 1694 ; mais c’est assez que l’année soit certaine. Sa famille, comme celle de Molière, comme celle de Boileau, comme celle de Regnard, était de bonne et ancienne bourgeoisie parisienne : François Arouet, son père, avait d’abord été notaire au Châtelet et, depuis, payeur des épices de la Chambre des comptes. On peut supposer, si l’on veut, que c’est de lui que son fils hérita l’intelligence et le goût des affaires. À dix ans, l’enfant fut mis au Collège de Clermont : la vie qu’il y mena, les camarades qu’il y fit, les marques mêmes de précocité d’esprit qu’il y donna, tous ces détails sont de mince ou de nulle importance. Car, de très grands sots ont brillé de tout temps, brillent peut-être encore dans les collèges ; et, pour les condisciples d’Arouet, il est probable, selon l’usage, qu’ils se souvinrent de lui quand il fut devenu Voltaire. Je ne reprocherai pas non plus aux jésuites, ses maîtres, au Père Tournemine ou au Père Porée, d’avoir incliné au mensonge et à l’intrigue la naturelle droiture de leur élève.

Du collège, en homme pratique, son père le fit passer dans l’étude d’un procureur ; mais le jeune homme n’y fréquenta guère : en ce temps-là, comme du nôtre, et quoique le métier fût encore moins lucratif, tout bon rhétoricien se destinait « à la littérature, » et c’était l’ambition d’Arouet. Il y était d’ailleurs poussé par son parrain, l’abbé de Châteauneuf, homme du monde, l’un des derniers amans de la vieille Ninon de Lenclos et l’un aussi des familiers de la société du Temple. On sait qu’au Temple, sous la présidence de Vendôme, quelques grands seigneurs, hardis dans leurs propos, plus débraillés dans leurs mœurs, mêlés à tous les poètes libertins du temps, formaient une sorte de Parnasse satyrique. Introduit dans cette compagnie, l’élève des jésuites en prit si promptement le ton, et, en quelques mois y devint tellement gentilhomme que le payeur des épices jugea bon et urgent même de le dépayser. Il le confia pour cela, par un choix qui peut sembler bizarre, au propre frère de l’abbé de Châteauneuf, le marquis de Châteauneuf, qui s’en retournait ambassadeur de France auprès des Etats-Généraux de Hollande.

Mais l’événement tourna contre les prévisions paternelles. A la Haye, dans la maison d’une illustre aventurière, Mme du Noyer, l’auteur des Lettres historiques et galantes, un de ces pamphlets que Saint-Simon lui-même n’a pas dédaigné de consulter pour écrire ses Mémoires, Arouet fit la connaissance d’une fille de la dame, l’aima, voulut l’épouser, l’enlever même, et n’en fut empêché que par l’intervention de l’ambassadeur, qui s’empressa, naturellement, de retourner à son père un fils déjà si compromettant. Quatorze lettres d’Arouet à Olympe du Noyer sont presque les premières qui nous soient parvenues de sa volumineuse Correspondance, et il est assez plaisant que ce soit à cette bonne mère elle-même que nous devions de les avoir conservées. Arouet, désespéré, dut rentrer chez son procureur.

Cependant, en 1712, l’Académie française ayant choisi Le Vœu de Louis XIII pour sujet du concours de poésie, il avait envoyé une Ode que l’on peut lire encore aujourd’hui dans ses Œuvres, et c’était en 1714 que l’on devait décerner le prix. Sur le rapport de La Mothe-Houdard, on couronna la pièce d’un abbé Paillard-Dujarry. Arouet, blessé au vif, et, dans l’état de ses relations avec son père, atteint peut-être aussi dans d’autres intérêts que ceux de son amour-propre, répondit au jugement de l’Académie par une satire assez grossière, le Bourbier, moins riche d’esprit que d’invectives, mais qui ne laissa pas, telle quelle, d’attirer sur lui l’attention du café Procope et du café Gradot. On n’ignore pas que c’était là, sur le quai de l’Ecole et rue de l’Ancienne-Comédie, que les distributeurs de la réputation littéraire tenaient alors leurs principales assises. Mis en goût par ce premier succès, l’auteur du Bourbier redoubla donc, et s’essayant à la gravelure après l’injure, il écrivit, dans un genre plus fâcheux encore, contre le marquis de Courcillon, la satire de l’Anti-Giton. Est-il aussi l’auteur d’une petite pièce qui courut, en 1716, Sur le duc d’Orléans et Mme de Berri, sa fille ? Les vers en sont du moins assez méchans et assez mauvais à la fois, — car il a souvent l’épigramme plus insolente que spirituelle, — pour être effectivement de lui. Toujours est-il qu’on les lui attribua, mais, comme il s’en défendait, le Régent, pour cette fois, se contenta de l’éloigner de Paris. Son exil dura jusqu’au commencement de l’année 1717. Comme d’ailleurs il avait déjà la rancune tenace, il ne fut pas plutôt de retour à Paris qu’il recommença de faire des vers contre le Régent. Pour essayer de le corriger, on vous le mit à la Bastille [mai 1717-avril 1718]. C’est ici que commence l’histoire de sa vie publique ; et nous n’avons encore parlé que de ses fredaines d’écolier.

Le contretemps était fâcheux. Sa tragédie d’Œdipe, reçue par les comédiens, qu’il avait lue lui-même dans quelques salons, et dont on disait merveilles, allait précisément entrer en répétitions. Il fallut attendre ; multiplier sans doute les démarches auprès du Régent, après l’avoir gratuitement offensé ; tâcher, à force de flatteries, d’adoucir son ressentiment ; et quand, après onze mois Arouet fut relâché, le séjour de Paris lui étant interdit de nouveau, ce fut avec les comédiens que les difficultés recommencèrent. Enfin, après bien des embarras, la tragédie vit la rampe, le 18 novembre 1718, aux applaudissemens de la plus illustre assemblée. L’effet fut grand, mais le succès, bien préparé, plus grand encore, et, quoi que nous pensions aujourd’hui d’Œdipe, nous ne saurions nous en étonner si nous songeons quels étaient alors les fournisseurs attitrés du théâtre français : Deschamps, Danchet, Pellegrin, Mme de Gomez. Une pluie de brochures suivit, qui jetèrent à la foule pour la première fois le nom de Voltaire. Arouet, en effet, pour la circonstance, comme autrefois Poquelin, avait cru devoir changer de nom ; et peut-être Dangeau, dans son Journal, nous en donne-t-il la vraie raison. « C’est à cause qu’on était prévenu contre lui, parce qu’il avait offensé beaucoup de gens dans ses vers. » Il n’avait pas encore de nom qu’il avait déjà des ennemis, et, ce qui est plus rare, il les avait mérités, quoiqu’il n’eût presque rien écrit.

Un succès de théâtre, au XVIIIe siècle, sur cette scène où vivait encore le souvenir de Molière et de Racine, grandi, pour ainsi dire, par le récent éloignement, c’était un coup de fortune. La tragédie, surtout, menait à tout. Il n’y avait pas jusqu’au pouvoir qui ne fût moralement tenu d’en témoigner au poète sa reconnaissance. Très répandu déjà dans le beau monde, où l’on goûtait beaucoup la vivacité de sa conversation, et encore plus sa malice, Œdipe acheva donc, non seulement de mettre à la mode le fils du bonhomme Arouet, mais encore d’en faire un petit personnage. Le Régent, toujours indulgent et facile, gratifia le triomphateur d’une pension sur sa cassette, à la charge de tourner des madrigaux pour ses maîtresses. Madame, duchesse d’Orléans, fille de Louis XIV et de Mme de Montespan, agréa la dédicace de la tragédie. Un autre prince du sang, le prince de Conti, voulut lui-même chanter en vers le succès d’une pièce à laquelle d’ailleurs il se vantait volontiers d’avoir contribué. La brillante maréchale de Villars prit le poète sous sa protection, et lui, comme l’exigeaient la politesse et la reconnaissance, il soupira publiquement pour elle. Salons et châteaux enfin, qui se l’étaient partagé jusqu’alors, se le disputèrent ; avec l’air et le ton du monde, il en prit les allures et l’habit, le velours, la soie, les dentelles ; et, pour l’aidera soutenir ce train, en même temps que des financiers travaillaient à sa fortune, le payeur des épices de la Chambre des comptes choisit ce moment de mourir.

« Ce monde-ci, a-t-il dit quelque part, est un composé de fripons, de fanatiques et d’imbéciles, parmi lesquels il y a un petit troupeau séparé, qu’on appelle la bonne compagnie. Ce petit troupeau étant riche, bien élevé, instruit, poli, est comme la fleur du genre humain ; c’est pour lui que les plaisirs honnêtes sont faits, c’est pour lui plaire que les grands hommes ont travaillé, c’est lui qui donne la réputation. » Et il avait passé la soixantaine quand il résumait en ces termes sa conception ou sa philosophie de l’art et de la vie, mais à vingt-cinq ans c’était déjà sa façon de penser et la règle de sa conduite. On ne l’a pas assez dit, et cependant c’est ici toute une part de son génie, comme aussi de son influence. Avec une promptitude et une sûreté de coup d’œil tout à fait singulières, Voltaire n’eut pas plutôt connu la bonne compagnie qu’il en fut, qu’il y respira comme dans son élément naturel, et surtout, qu’il en comprit l’utilité pour sa fortune. Dans une société dont les habitudes et les formes de vivre, sinon précisément les mœurs, étaient encore tout aristocratiques, il vit que son succès dépendait de s’y conformer, et qu’il ne réussirait à se tirer lui-même de la foule qu’avec le suffrage, la faveur et la complicité de ces belles dames et de ces grands seigneurs. L’opposition déclarée n’est en effet devenue que plus tard, beaucoup plus tard, vers 1750 seulement, après Diderot et Jean-Jacques, un moyen de parvenir ; mais, vers 1720, il fallait, comme Voltaire et comme Montesquieu, l’envelopper de telle sorte que les boutades n’inquiétassent pas le « petit troupeau » dont l’approbation pouvait seule en assurer le triomphe. Et de là, chez Voltaire, au lieu du désintéressement des grands écrivains de l’âge précédent, un Corneille et un Molière, un La Fontaine et un Racine, tout entiers à leur art, ces complaisances et ces concessions à l’usage, à la mode, au faux goût de la bonne compagnie. De là ce souci constant de l’opinion, et d’une certaine opinion, l’opinion des siens plutôt que du public, et des gens du monde plutôt que des hommes de lettres. De là encore ces flatteries, ces caresses qu’on le verra toute sa vie prodiguer aux puissances, à celles de la cour et du monde, aux ministres ou aux favorites, et dont l’exagération se mesure à l’influence même que les uns ou les autres exercent ou du moins qu’il leur attribue sur la direction de l’esprit public. On a dit de lui, et avec raison, que pour avoir de la naissance il eût donné tout son génie, et l’on sait peut-être, si mince que fût la sienne, de quel ton il a reproché l’humilité de leur origine à l’un et l’autre Rousseau ; mais, aristocrate par goût, Voltaire le fut encore par calcul et, en un certain sens, par nécessité, dans l’intérêt de sa réputation, et pour le triomphe de ses idées. La grande révolution dont il allait être l’un des principaux ouvriers ne pouvait s’accomplir que du consentement, qu’avec le secours et par les propres mains de ceux qui ne se doutaient guère, ni lui non plus, qu’elle détruirait d’abord tout ce qui faisait pour eux le prix même, le charme ou la volupté de la vie sociale. Et c’est ainsi qu’en faisant dans le monde les affaires de son amour-propre ou de sa vanité littéraire, il se trouva que l’auteur d’Œdipe, presque sans le savoir, et par l’effet d’un merveilleux accord entre son temps et lui, commença de faire aussi celles des idées où son nom demeure justement attaché.

Il ne tarda pas d’ailleurs à s’apercevoir ou à pressentir que de se mêler ainsi à l’opinion, c’était le bon moyen, pour la littérature, d’en devenir insensiblement maîtresse et de finir à son tour par la gouverner. Volontairement bornés à l’exercice de leur art, on pourrait presque dire de leur métier de poète, qu’ils considéraient uniquement comme leur, et non point comme le premier ni le plus utile à l’Etat, nous ne savons et personne peut-être n’a su ce que Racine ou Boileau pensaient du temps, du milieu, ni de la discipline morale et politique sous laquelle ils ont vécu. Comparez, pour entendre ceci, leur Correspondance, témoin et garant fidèle de leurs préoccupations ordinaires, avec celle de Voltaire, image ou reflet affaibli de la vivacité de sa conversation. C’est que dans les salons qu’il fréquente, si l’on cause encore assurément d’amour ou de galanterie, et, au besoin, du roman de la veille ou de la tragédie du jour, comme jadis au samedi de Mlle de Scudéri, on y cause quelquefois aussi de ces « grands sujets » que La Bruyère, il n’y a pas trente ans, se plaignait de se voir interdits. La mort de Louis XIV a délié les langues. A Vaux-Villars, chez le maréchal ; au Bruel, chez La Feuillade ; à Saint-Ange, chez les Caumartin ; à Paris même, chez la marquise de Mimeure ou chez la présidente de Bernières, chez les Ferriol et chez les Maisons, on prend intérêt à la chose publique, et tour à tour on y parle de guerre et de diplomatie, de politique et de finances, d’histoire et de religion. Voltaire écoute attentivement. Toutes ces questions auxquelles l’homme de lettres était demeuré jusqu’alors étranger, sinon peut-être indifférent, il en comprend tout l’intérêt, et pour le faire comprendre à tous ceux qu’elles touchent, disons le vrai mot, pour le vulgariser, il songe qu’il dispose de l’outil universel. La littérature, qui n’était qu’un art, n’a qu’à vouloir, sans cesser d’en être un, pour devenir une arme. En donnant aux opinions qui s’échangent dans la conversation le relief et le caractère durable de la chose imprimée, l’écrivain va les rendre elles-mêmes solidaires de sa propre victoire, puisque aussi bien c’est la leur. Avec cela, si l’on sait seulement les manier avec un peu d’art et de délicatesse, ne point céder au plaisir dangereux de les effaroucher, mais au contraire les apprivoiser, les flatter au besoin, leur retourner la gloire que l’on acquiert en les répandant, on peut les engager, pour ainsi dire, au-delà d’elles-mêmes, et les conduire jusqu’à des conséquences qu’elles n’avaient point prévues. Et l’homme qui le pourrait, si d’ailleurs il n’écrivait ni Polyeucte, ni Tartuffe, ni Bajazet, ni Phèdre, en serait-il moins grand pour cela, ne laisserait-il pas une œuvre assez belle, une trace assez profonde, un nom assez fameux ? et, tout en ayant l’air de suivre docilement son siècle, n’est-il pas vrai qu’il en serait l’instituteur et le guide ?

A une condition cependant : c’est qu’à tout son talent il joignît la liberté d’en disposer lui seul et les moyens de le faire partout respecter ; la situation à défaut de la naissance, et, à défaut de la situation, la fortune. Voltaire le comprit et que, pour jouer son rôle, comme pour être traité dans la bonne compagnie sur le pied d’égalité, n’étant pas noble, il fallait être riche. « J’ai vu tant de gens de lettres pauvres et méprisés, a-t-il écrit dans ses Mémoires, que j’ai conclu dès longtemps que je ne devais pas en augmenter le nombre. » Ce furent encore ses relations mondaines qui lui en procurèrent le moyen, traitans et banquiers de sa connaissance,


Et Paris, et fratres, et qui rapuere sub illis.


Et on peut bien lui reprocher son ingratitude envers ces premiers patrons de sa fortune, on peut lui reprocher quelques-unes des voies qu’il prit pour allonger son patrimoine, comme d’avoir tripoté dans les vivres ou d’avoir spéculé sur les blés, comme d’avoir touché sa part, indirecte et lucrative, des altérations des monnaies ou des exactions de la ferme, on peut lui reprocher son humeur processive et quelques traits d’une économie qui ressembla souvent à de la lésine ; mais on ne peut guère lui reprocher une préoccupation de l’argent, dont l’homme de lettres, après plus de cent ans, éprouve encore les heureux effets. Jusqu’à Voltaire, en effet, l’homme de lettres avait vécu des « bienfaits du roi, » quand ce n’était pas de ceux d’un grand seigneur ou d’un fermier général. Qui de nous ne se sent encore humilié de lire la dédicace de Cinna au financier Montauron, ou plus humilié encore de voir La Fontaine s’en allant d’hôtel en hôtel, chez les Bouillon, chez les d’Herwart, chez Mme de La Sablière, quêter le couvert, le vivre et le reste ? Pour que l’on estimât l’esprit à l’égal de la naissance et de l’argent, comme Corneille ou Racine avaient montré que d’un grand écrivain on pouvait faire un ancêtre, soyons donc obligés à Voltaire d’avoir montré que l’intelligence pouvait servir à gagner autant d’argent qu’une part dans les gabelles. Car, en dissociant deux idées qui n’allaient guère avant lui l’une sans l’autre, celle d’homme de lettres et celle de parasite, il a classé la profession, il en a accru l’indépendance, il lui a conquis ce droit de tout dire que limitaient chez les plus hardis de ses prédécesseurs le besoin ou la reconnaissance. Pour lui, sans le préserver de bien des humiliations, et sans l’empêcher de descendre encore à plus d’une bassesse, du moins cette grosse fortune allait-elle lui permettre de ne borner sa liberté de penser ou d’écrire qu’aux intérêts de son amour-propre et de sa sécurité. Elle empêcha l’envie de suspecter son désintéressement. Et puisque enfin la pauvreté, si les âmes bien nées la respectent, n’est honorée pourtant en aucun lieu du monde, la fortune de Voltaire, en lui donnant un rang ou un état dans le monde, obligea non seulement les grands seigneurs, mais plus d’une fois aussi le pouvoir même, de compter avec le philosophe. « Si Socrate eût été riche, et surtout s’il eût eu un grand état de maison, les magistrats d’Athènes, au lieu de le faire emprisonner, eussent brigué l’honneur de venir dîner chez lui. »

Je ne veux pas dire, on l’entend bien, que Voltaire, en entrant dans le monde, ait mis lui-même dans sa conduite cet esprit de suite que nous ne pouvons, nous, éviter d’y mettre en le résumant. Pour échouer infailliblement, il n’est rien tel que ces desseins longuement prémédités et obstinément suivis, qui manquent toujours par l’endroit qu’on en croyait avoir le plus savamment calculé. La mobilité de Voltaire était d’ailleurs trop grande, son humeur était trop capricieuse ou trop journalière, et, s’il réfléchissait, c’était trop en courant pour ce que de semblables desseins, encore qu’ils ne réussissent pas, n’exigent pas moins d’application, de patience et de constante possession de soi-même. Dans le temps où l’on eût cru qu’il y travaillait tout entier, n’avait-il pas failli tout à coup échanger son rôle futur contre un moindre ? et, si le cardinal Dubois ou Monsieur le Duc l’eussent voulu, s’engager dans les intrigues on ne sait de quelle diplomatie subalterne et douteuse ? Heureusement que son étoile, ou la nôtre, ne le permirent pas, et que ni le duc de Bourbon, ni Dubois ne le prirent au sérieux : ils le laissèrent dans son élément. Et c’est alors que pour s’y adapter, conformant sa politique mondaine aux exigences de son ambition, il manœuvra de telle sorte, avec une telle souplesse, mais surtout avec un sentiment ou un instinct si sûr du meilleur moyen de parvenir, que le plus profond calcul et le plus subtil machiavélisme l’eussent moins bien servi. L’art suprême de Voltaire, ça été de se laisser faire aux circonstances, de ne s’inspirer que de l’occasion, surtout de ne jamais en vouloir triompher, et comme le siècle agissait lui-même dans le sens du génie de Voltaire, c’est cette coïncidence, où d’ailleurs on reconnaît les grands hommes, qui explique à la fois sa fortune et l’air qu’il a de lavoir préparée. Mais il s’est contenté de ne pas la contrarier, et, quand elle s’offrait à lui, de la suivre, au lieu de se piquer, comme les saints, d’être plus fort, et comme les sots, plus habile qu’elle.

Il vivait donc ainsi, fort agréablement, depuis quelques années, en chemin à la fois vers la fortune et vers la gloire, sinon vers les honneurs, qui s’obstinaient à le fuir, pensionné sur la cassette, encore mieux accueilli de la nouvelle reine, Marie Leczinska, femme de Louis XV, qu’il ne l’avait été de la marquise de Prie, la maîtresse de Monsieur le Duc, n’ayant pas pu retrouver au théâtre, il est vrai, le succès de son Œdipe, mais prenant sa revanche avec sa Henriade, quand son imprudence lui joua un mauvais tour.

Dînant un jour chez le duc de Sulli, l’un de ces grands seigneurs qui l’accueillaient si bien, il releva vivement un mot grossier d’un des convives : le chevalier de Rohan. Le chevalier, piqué, l’attendit à la sortie de l’hôtel et l’y fit bâtonner par des laquais apostés, auxquels on raconte que, du fond de son carrosse, ajoutant l’insulte à la brutalité, il recommandait d’épargner la tête « qui était bonne. » Voltaire le provoqua, mais le brave gentilhomme, non content d’une lâcheté, ne s’en refusa pas une seconde, et tout simplement il fit mettre sa victime à la Bastille : l’ordre est du 17 avril 1726. On est quelque peu surpris de l’attitude étrange que garda le duc de Sulli dans toute cette affaire. Mais l’opinion se rangea pour le poète, et le maréchal de Villars ayant dit que « le gouvernement avait eu tort de mettre le battu à la Bastille pour tranquilliser le batteur, » la détention de Voltaire ne pouvait être de longue durée. Pour l’empêcher seulement, en le relâchant, de poursuivre son offenseur, on résolut de l’éloigner quelque temps de Paris et de la France. Le 2 mai 1726, un exempt de police venait donc le prendre à la Bastille et l’accompagnait jusqu’à Calais, où Voltaire, quatre ou cinq jours plus tard, s’embarquait pour l’Angleterre. L’exil allait durer quatre ans.


II

On n’y avait certes point songé, mais on ne pouvait lui rendre un meilleur service, ni peut-être déjà plus urgent. Dans cette vie du monde, en effet, s’il courait un danger, c’était celui de s’y attarder, et d’y devenir, comme tant d’autres, un bel esprit de cour et de salon, un Benserade supérieur ou un Voiture philosophe. L’exil, en l’enlevant aux séductions de la bonne compagnie, lui permettait de se reprendre, et, en l’ôtant de ce tourbillon de plaisirs et de fêtes, le rendait malgré lui à lui-même. En aucun temps d’ailleurs, pour le Français frivole et léger qu’il était encore, pour un observateur aussi vif et aussi malicieux, l’Angleterre, qui faisait alors sa première épreuve de la liberté, ne pouvait être plus curieuse à visiter ni surtout plus instructive à comparer. Ce n’était pas seulement un autre ciel, c’était vraiment un autre monde ; ce n’étaient pas seulement d’autres mœurs, mais une autre civilisation. Les premiers hommes dans les lettres l’étaient aussi dans le gouvernement, les Bolingbroke et les Chesterfield ; tous les matins, dans les journaux, avec une liberté qui d’abord paraissait sans limites, on discutait passionnément les plus grands intérêts nationaux ; on faisait à Newton des obsèques solennelles, tandis que l’orgueil de la naissance n’empêchait pas le frère d’un ministre d’État d’être « marchand dans la Cité » ou « facteur à Alep ; » on honorait dans les fonctions l’utilité dont elles étaient à l’État ; et parmi la violente mêlée des controverses religieuses, il était enfin loisible à tout Anglais d’aller au ciel par le chemin qu’il voulait. Un homme qui sortait de la Bastille pour avoir répondu, dans une maison particulière, à l’impertinence d’un particulier par une autre impertinence, ne pouvait manquer d’être frappé d’un spectacle aussi nouveau pour ses yeux. Il lui semblait respirer un autre air, et c’en était bien un, puisque les préjugés y étaient d’une autre espèce. Si les mœurs anglaises avaient quelque chose de moins délicat ou de moins précieux que les mœurs françaises, elles avaient quelque chose aussi de moins artificiel ou de plus viril ; et parce qu’elles étaient plus âpres, il n’y avait pas jusqu’à leur rudesse qui ne dût être pour Voltaire une excellente école. L’Angleterre de 1725 lui donna ce que nous appellerions aujourd’hui des « leçons de choses ; » il y perfectionna ce sens du réel et cet instinct du possible qui ne se prennent point dans les livres, encore moins dans les salons ; et sa mobilité naturelle d’esprit s’y lesta d’un peu de ce bon sens pratique sans lequel on peut dire qu’il y a sans doute encore des poètes ou des artistes, mais non pas de grands écrivains.

C’est beaucoup, et c’est assez dire. Car, en même temps qu’il observait les mœurs et qu’il en faisait son profit, si Voltaire étudiait certainement la littérature anglaise, on a d’ailleurs exagéré l’influence qu’elle exerça sur lui. Il lut Shakspeare, il le vit jouer, il l’imita plus tard, dans son Brutus, dans sa Zaïre, dans sa Sémiramis, mais il en parla toujours de la manière que l’on sait, et, beaucoup trop Français pour le goûter sans mélange, ses imitations comme ses préférences ne continuèrent pas moins d’incliner du côté de Racine. Il lut aussi Milton, mais il ne le comprit point, et d’ailleurs il ne se cacha pas de préférer au Paradis perdu l’Hudibras de Butler. Et l’on peut bien soutenir aussi qu’il emprunta plus tard aux Addison, aux Pope et aux Swift, aux Thomson même et aux Parnell quelques-uns de leurs sujets ou quelques-unes de leurs idées, à celui-ci quelque chose de son enjouement et de son urbanité, quelque chose à celui-là de la force et de l’âcreté de sa plaisanterie, mais on ne voit pas les exemples qu’il en eût pu recevoir, s’ils n’étaient eux-mêmes, après tout, que des imitateurs, assurément fort originaux, mais cependant des imitateurs de notre XVIIe siècle français. Pour que la littérature anglaise exerçât sur Voltaire l’influence que les Anglais lui attribuent volontiers, il eût fallu d’abord qu’elle fût plus originale elle-même, — j’entends la littérature du siècle de la reine Anne, — et il eût fallu que Voltaire, fût, lui, moins cultivé, d’une culture moins exclusive, et moins conforme à sa nature d’esprit.

L’influence des philosophes et des libres penseurs fut-elle beaucoup plus considérable, ou seulement plus effective ? celle de Bacon, de Locke, de Newton ? ou celle de Bolingbroke, de Collins, de Toland ? On serait tenté de le croire, et au fait, en France même, nous le croyons communément. Car Voltaire n’a-t-il pas été dans sa propre patrie, contre les derniers des cartésiens, l’apôtre du newtonianisme ? et quelques-unes de ses idées les plus hardies, ou les plus dangereuses à exprimer, ne les a-t-il pas mises lui-même sous l’invocation de Bolingbroke ? On connaît d’ailleurs ses relations amicales avec cet « illustre Anglais » auquel il avait dû pendant un temps dédier sa Henriade, et qui se piquait, en ce moment même, par un juste retour, de lui faire en quelque sorte les honneurs de l’Angleterre. Empirisme, sensualisme, déisme, ce sont donc là, pour la plupart de nos historiens, comme qui dirait autant d’importations anglaises, et, selon les opinions, c’est à Voltaire qu’ils reprochent ou c’est lui qu’ils louent de les avoir acclimatés le premier parmi nous. Mais, quand ce ne serait pas là lui faire tort à lui-même d’une part de son originalité, qui n’est pas grande en philosophie, ce serait encore envier à quelques-uns de ses vrais maîtres l’honneur de l’avoir formé. Pour ne pas s’en apercevoir, il a fallu l’habileté de Voltaire à déguiser ses emprunts, et aussi notre indifférence fâcheuse, ou même un peu coupable, à l’égard de toute une génération de notre histoire littéraire. Ce que l’on donne, en effet, aux libres penseurs et aux philosophes anglais, à Bolingbroke ou à Locke, à Bacon même ou à Newton, c’est à quelqu’un des nôtres qu’on l’enlève ; et ce point vaut sans doute la peine d’être mis en lumière.

Tandis qu’effectivement les querelles religieuses, en Angleterre, bien loin d’avoir affaibli la foi, l’avaient au contraire exaltée, les Bossuet même et les Fénelon chez nous avaient eu beau faire, jansénistes et molinistes, gallicans et ultramontains, quiétistes et antiquiétistes, ils n’avaient tous abouti qu’à se déconsidérer eux-mêmes, et avec eux l’objet de leurs querelles. Le bon sens populaire se refusait à comprendre, si l’on était d’accord sur la manière d’adorer Dieu, que l’on s’excommuniât sur la question de l’oraison passive, infuse ou surnaturelle, et il avait tort, assurément ; mais il ne s’habituait pas moins à considérer ces sortes de querelles comme aussi vaines que subtiles, et il se détachait insensiblement de l’estime, du respect et de l’amour d’une religion qui semblait vouloir s’y réduire tout entière. Ou, en d’autres termes, on commençait à séparer le fond d’avec la forme, la morale d’avec le dogme, la foi d’avec les observances, et cette séparation, où ne pouvaient manquer de s’évanouir les différences qui faisaient jusqu’alors les hérésies, c’était déjà le déisme. C’est ce que Nicole savait bien quand il écrivait la phrase si souvent citée : « Il faut que vous sachiez que la grande hérésie du monde n’est plus le calvinisme ou le luthérianisme, que c’est l’athéisme, et qu’il y a toute sorte d’athées. » C’était peut-être contre ces athées dont le même : Nicole évaluait le nombre dans Paris à une cinquantaine que Pascal eût écrit cette Apologie de la religion chrétienne dont les Pensées sont les fragmens. Et c’était à eux que songeait Leibnitz quand en 1696 il formait ce souhait : « Plût à Dieu que tout le monde fût au moins déiste, c’est-à-dire bien persuadé que tout est gouverné par une souveraine sagesse ! » Faut-il en nommer quelques-uns ? Ils s’appelaient ou s’étaient appelés, au XVIIe siècle, Mesnault, Lainez, Saint-Pavin, Méré, Miton et Desbarreaux, Molière peut-être, La Fontaine, Boileau même, tous ou presque tous bourgeois, et la plupart de cette bourgeoisie parisienne éclairée qui gardait en elle-même le dépôt du voltairianisme, pour le remettre à Voltaire quand celui-ci aurait paru. Pour incliner au déisme, Voltaire n’avait donc qu’à suivre naturellement sa pente ; pour s’y encourager, il n’avait qu’à contempler dans son « janséniste de frère » un de ces fanatiques dont il n’avait pas besoin que Bolingbroke lui enseignât l’horreur ; et pour raisonner enfin son scepticisme ou son impiété, il n’avait qu’à ouvrir le livre où les libres penseurs anglais avaient eux-mêmes puisé leurs argumens : le Dictionnaire historique et critique de Bayle, ou les quatre volumes de ses Œuvres complètes.

En Angleterre en effet, comme en France et comme en Allemagne, de 1700 ou même de 1685 à 1725 ou 1730, Bayle a été le maître des esprits, de tous ceux au moins qui ne se rattachent pas à Leibnitz ou à Bossuet. Son influence, dont à peine fait-on aujourd’hui mention dans l’histoire, a été presque sans rivale sur les hommes du XVIIIe siècle. Et cela suffirait pour répondre du profit que Voltaire en a tiré, si lui-même, en plus d’un endroit, n’en avait fait le plus bel éloge, ou si, en le copiant plus d’une fois, il ne l’avait loué d’une manière plus efficace encore. C’est du Projet de Dictionnaire de Bayle que Voltaire a tiré les plus jolies pages de Jeannot et Colin ; de ce même Dictionnaire, à l’article ACYNDINUS, qu’il a tiré le conte de Cosi-Sancta ; c’est à l’idée de ce même Dictionnaire qu’il a emprunté l’idée de son Dictionnaire philosophique, ou de la Raison par alphabet, comme il l’avait intitulé d’abord, et c’est encore au Dictionnaire qu’il a emprunté jusqu’au tour de son ironie coutumière : « On souhaitait qu’Augustin, la meilleure plume de l’Église, réfutât les Pélasgiens ; il n’y manqua point ; mais Alypius réfuta encore plus fortement cette hérésie, par les arrêts sévères qu’il obtint d’Honorius. » Qui ne croirait, s’il n’était prévenu, que ces trois lignes fussent de Voltaire ? Et je ne dis rien de tant d’autres articles dont la comparaison dans les deux Dictionnaires est aussi curieuse qu’instructive. Quand tout le monde sait ce qu’il y a de rapports entre la fiction de Micromégas et celle de Gulliver, ou même entre un seul chapitre de Zadig et une assez belle pièce de Parnell, comment ignore-t-on ce qu’il y a d’analogies entre Voltaire et Bayle ?

Car elles ne s’arrêtent point là, mais elles vont bien plus loin, et jusqu’à deux ou trois idées maîtresses, auxquelles si le nom de Voltaire demeure justement attaché, cependant c’est à Bayle qu’on en doit la première expression. Telle est d’abord l’idée de tolérance qu’avant même le célèbre Essai de Locke, Bayle, dans ses Pensées sur la comète, dans sa France toute catholique sous le règne de Louis le Grand, et surtout dans son Commentaire philosophique sur le COMPELLE INTRARE, avait si éloquemment défendue contre ce qu’il appelait les sophismes des « convertisseurs à contrainte. » Parmi beaucoup de plaisanteries, qui sont du genre de celles que Voltaire, lui aussi, se permettra dans ces matières, il soutenait dans ce dernier ouvrage et il démontrait que si la diversité des religions a jamais causé quelque mal en politique, c’était précisément, ou uniquement, à cause de l’intolérance. Et cette idée à son tour lui servait de préparation ou de transition à une autre, qui est que la religion « chasse tellement les idées naturelles de l’équité, qu’on devient incapable de discerner les bonnes actions d’avec les mauvaises, » ou encore, comme il s’exprime ailleurs, « qu’elle ne sert qu’à ruiner le peu de bon sens que nous avions reçu de la nature. » Si ce n’est pas là tout le voltairianisme, c’en est le commencement et le résumé ; et Voltaire en a pu dire autant, mais il n’en a dit ni pensé davantage. Ou plutôt, il s’est arrêté là, sans jamais vouloir dépasser le déisme, tandis que Bayle, plus hardi, poussait encore plus avant. Dans ses Pensées sur la comète, avec une tranquille audace, il prétendait établir en effet que, par une conséquence logique des prémisses qu’on vient de voir, l’athéisme lui-même est moins dangereux aux sociétés que la superstition, et par superstition il ne se cachait point d’entendre toute espèce de religion, dont la chrétienne en particulier. « Les idées d’honnêteté qu’il y a parmi les chrétiens ne leur viennent pas de la religion qu’ils professent, » et « la nature les donnerait à une société d’athées, si seulement l’Evangile ne la contrecarrait pas. » Ni Collins, ni Toland ne devaient, ni d’ailleurs ne pouvaient aller plus loin ; le suprême effort que ce dernier ait pu faire, dans ses Lettres à Serena ou dans son Adeisidemon, ç’a été de soutenir le même paradoxe ; et il y avait plus de trente ans alors que les Pensées sur la comète non seulement avaient paru, mais avaient fait autant de bruit dans le monde qu’en la même année 1681 le Discours sur l’histoire universelle.

On pourrait poursuivre, et montrer, si l’on le voulait, qu’après la méthode et les idées, c’est aussi sa science, ou une part au moins de sa science historique dont Voltaire est redevable à Bayle. Quand ce n’est pas au Dictionnaire qu’il puise, c’est aux Pensées sur la comète, c’est à la Critique générale de l’histoire du calvinisme, et il a raison, puisqu’une critique est faite pour qu’on en tienne compte, et l’auteur d’un Dictionnaire ne l’a généralement compilé que pour que l’on y puise. On pourrait également montrer qu’en la plupart des points où ses idées concordent avec celles des libres penseurs anglais, c’est qu’ils se sont, eux aussi, comme lui-même, inspirés de Bayle. Mais il suffit que l’on ait vu que dans leurs conversations, puisqu’il les connut, ou dans leurs livres, il ne lut ni n’entendit rien qu’il n’eût rencontré en quelque endroit des œuvres de Bayle. Et j’ajoute encore que s’il ne suivit pas Bayle jusqu’au bout de ses déductions sceptiques, s’il chercha quelque part, et s’il trouva dans la « science » le point fixe de certitude qu’il lui fallait pour y appuyer son effort ; ce ne fut point en Angleterre, et dans le Novum Organum ou dans le Traité du calcul des fluxions, à l’école enfin de Bacon ou de Newton. Il n’avait pas besoin d’aller si loin ; et nous, quand nous le croyons, nous oublions trop Fontenelle.

Sans parler en effet de la Pluralité des Mondes, le plus joli livre de science qu’un savant homme ait jamais écrit pour l’instruction des marquises, ni de cette Histoire des Oracles où le scepticisme le plus moqueur s’enveloppe de formes si précieuses, ni de ces Dialogues des Morts où tant de vérités fines et fortes sont insinuées plutôt qu’exprimées, Voltaire avait lu cette Préface de l’Histoire de l’Académie des sciences, où sans le moindre faste, à moins que ce n’en soit un aussi que l’excès de la simplicité, la méthode expérimentale est si clairement définie, et avec la méthode, l’étendue de ses ambitions et de ses espérances. Il avait lu aussi les Éloges de Fontenelle. Et quelles que fussent en ce temps-là ses connaissances scientifiques, — : et elles devaient être fort minces, — il est douteux, s’il n’avait pas eu pour s’y aider l’Éloge de Newton, qu’il eût pu écrire dans ses Lettres philosophiques les cinq ou six que l’on y lit encore sur Descartes et Newton, ou sur l’histoire de l’attraction. Au resté, la réputation de Fontenelle, son âge, sa situation dans le monde et dans les académies, son influence en faisaient de toutes manières un de ces personnages dont les jeunes gens ont toujours avidement recherché les conseils, la protection, les encouragemens, les éloges. Et puisque Voltaire enfin était en relations avec lui depuis 1721, puisqu’ils faisaient partie du même monde, et presque des mêmes coteries, c’est à Fontenelle, sans chercher plus loin, qu’il dut ce goût ou cette curiosité de la science, tout nouveaux alors chez un homme de lettres. Bayle et Fontenelle, voilà les vrais maîtres de Voltaire, ceux dont il avait subi l’influence avant de connaître Bolingbroke et Newton, Locke et Bacon, et dont il n’a lui-même affecté de faire moins de cas que de ses maîtres anglais que pour se donner plus sûrement la gloire d’avoir été l’introducteur en France de la vraie philosophie.

Il est vrai seulement qu’à ces idées mêmes, les libres penseurs ou les philosophes anglais, en leur donnant une forme nouvelle, plus systématique, avaient donné une valeur et surtout une autorité nouvelle. On pouvait dire de nos libertins, et les prédicateurs ne s’en étaient pas fait faute, qu’ils n’en avaient dans la religion qu’aux exigences de sa morale et du frein de leurs passions. D’autre part, chez Fontenelle, pour trouver non seulement l’esprit fort, mais le vraiment grand esprit qu’il était, il fallait percer plus loin que l’apparence, et ne pas s’arrêter à l’affectation de préciosité sous laquelle sa prudence avait toujours masqué sa hardiesse. Et quant à Bayle enfin, en qui revivait, avec l’érudition désordonnée du XVIe siècle, quelque chose aussi de son pédantisme, il faut avouer que l’universalité de son doute, jointe au plaisir qu’il éprouvait de contredire ses propres opinions, dès qu’il les rencontrait sous la plume d’autrui, donnait souvent à son scepticisme[2]

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Aux recherches stériles ils [Locke et Bacon] avaient prétendu substituer des recherches utiles, aux spéculations oiseuses des expériences précises, aux méditations des philosophes sur l’origine du monde ou l’essence de l’Être, des leçons sur et pour le meilleur emploi de l’humaine activité ou, en d’autres termes encore, des mêmes opinions qui passaient en France, non seulement pour fausses, mais pour dangereuses à l’ordre social, et qui comme telles déconsidéraient les beaux esprits qui les affichaient, ces graves personnages et ces hommes politiques avaient su tirer des conséquences dont la prospérité de l’Angleterre attestait l’heureuse application. Incapables de vivre tranquilles, et beaucoup moins encore, à la manière française, de gambader parmi les ruines, ils avaient rétabli, non loin de celui même qu’ils avaient renversé, un nouvel édifice, plus solide, croyaient-ils, plus simple en tout cas, d’un usage plus commode et plus confortable que l’ancien.

C’est ce que Voltaire admira d’eux, et on en trouve la preuve dans ses Lettres anglaises, mais surtout dans ses Remarques sur les Pensées de M. Pascal, rédigées à Londres, en 1728, et qui faisaient partie des premières éditions des Lettres anglaises. En s’attaquant à l’auteur des Pensées, il savait bien où il visait, et ses Remarques, à les bien entendre, ne sont pas aussi puériles qu’on l’a quelquefois voulu dire. Très peu porté qu’il est à la métaphysique, les Anglais l’encouragent à croire qu’il n’y a pas de mystère dans le monde, et s’il n’y en a pas, que toute la cause de notre misère est justement d’y en vouloir mettre. Il n’y a rien au-delà des faits, et la nature n’est que l’ensemble des lois qui la constituent : mais s’il y avait quelque chose de plus, nous sommes assurés de ne le pouvoir pas connaître ; et il faut donc raisonner, mais surtout nous conduire comme si les apparences des choses en épuisaient la réalité. « Quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer dans ce désespoir dont parle M. Pascal ; je vois une ville qui ne ressemble en rien à une île déserte, mais peuplée, opulente, policée, et où les hommes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. Quel est l’homme sage qui sera plein de désespoir parce qu’il ne sait pas la nature de sa pensée, parce qu’il ne connaît pas quelques attributs de la matière, parce que Dieu ne lui a pas révélé ses secrets ? Il faudrait autant se désespérer de n’avoir pas quatre pieds et deux ailes. » Voilà le point de départ du voltairianisme. C’est pour soustraire la vie sociale à toutes les obligations qui ne dérivent pas de son intérêt ou qui ne s’y ramènent point que Voltaire s’en prend dans ses Remarques à l’homme qui peut-être amis, lui, le plus hardiment, l’objet et le but de la vie hors d’elle-même. Il en a bien moins dans Pascal à l’apologiste passionné de la religion qu’à l’ennemi de l’institution sociale, au « misanthrope sublime, » — car le mot est de lui, — dont la propagande eût fait de nous une société d’anachorètes. Et en un certain sens enfin, si cette philosophie sociale n’est pas le tout et la fin, c’est le plus pur au moins de la philosophie de Locke et de Bacon.

Cependant, quelque profitable et agréable que fût pour lui le séjour de l’Angleterre, si bien accueilli qu’il y fût partout, des gens de lettres, des grands seigneurs, et jusqu’à la cour même, l’exil, après deux ans passés, commençait de sembler long à ce Français et à ce Parisien. Une ou deux fois, sous prétexte d’affaires, il avait bien obtenu l’autorisation de repasser en France, pour quelques jours seulement ; mais, si nous l’en croyons, il n’en aurait pas profité. D’ailleurs, pour obtenir son ordre de rappel, oh ne sait pas les ressorts qu’il fit jouer, n’y ayant pas de lettre de lui, dans sa Correspondance, depuis le mois d’août 1728 jusqu’au mois de mars 1729, ce qui en est, je crois, pour plus de soixante ans, la plus considérable lacune. Contentons-nous donc de dire qu’en lui permettant enfin de rentrer en France, le ministère, — c’était Fleury qui gouvernait alors, — crut devoir mettre des conditions à son retour, et lui interdire pour quelques semaines encore le séjour habituel de Paris. Parti de Londres le 10 ou le 11 mars 1729, il s’établissait donc d’abord à Saint-Germain, et ne rentrait à Paris que sur la fin d’avril. « Enfin je suis votre voisin, — écrivait-il à Thiériot, son ami et son factotum, dans un billet sans date ; — si vous pouvez sortir ce matin, je vous prie de venir dans la rue Traversiez, vis-à-vis un vitrier : c’est vers les dernières maisons à gauche, du côté de la fontaine, l’une des plus vilaines portes. La maison est à un conseiller clerc nommé M. de Magenville, homme qui ne se soucie pas des dehors, apparemment. Si vous voulez, nous causerons. Je vous embrasse. J’ai quelque chose à vous dire. »


II

Son premier soin, aussitôt son retour, fut d’arranger sa fortune, et, pour cela, de rentrer d’abord dans les trois ou quatre pensions qu’il touchait de la cour et de la maison d’Orléans. Même, il émit à ce propos la prétention qu’on lui en payât les arrérages pour ses trois ans d’exil ; et, au XVIIIe siècle, le gouvernement, en même temps qu’autoritaire, était si « paternel » que peut-être fut-il fait droit à cette hardie réclamation. C’est sans doute avec cette somme, jointe à celle qu’avait produite, en Angleterre, l’année précédente, une édition par souscription de la Henriade, que, recommençant à spéculer, Voltaire prit sa part de plusieurs entreprises, notamment d’une loterie qu’on venait de créer pour le remboursement des rentes sur l’Hôtel de Ville, et de je ne sais quelle affaire par actions, très avantageuse, à ce qu’il paraît, qu’on montait alors en Lorraine. Pour souscrire à cette dernière, sur laquelle nous n’avons de renseignemens que les siens, mais dont nous savons qu’il ne put profiter qu’en se faisant passer pour un autre, car le duc en avait voulu réserver le bénéfice à ses seuls sujets, Voltaire fit tout exprès le voyage de Paris à Nancy, puis, de là, se rendit à Plombières, où il prit les eaux. Car, étant né, comme il aimait à le dire lui-même, chétif et souffreteux, « de parens malsains, et morts jeunes, » on sait les soins constans, réguliers et méticuleux qu’il prenait de sa santé.

Il se remit alors au travail. Il rapportait de Londres, un Brutus, qu’il croyait dans le goût de Shakspeare, quelques-unes de ses Lettres anglaises et une première rédaction de son Histoire de Charles XII. La tragédie, reçue, puis retirée, refaite ou remaniée, sans en devenir beaucoup meilleure, né fut mise à la scène que vers la fin de l’année 1730 ; elle parut imprimée l’année suivante, avec un curieux Discours sur la Tragédie, dédié à mylord Bolingbroke. Pour l’Histoire de Charles XII, régulièrement munie de l’approbation nécessaire, la première partie en était achevée d’imprimer, quand, sous le prétexte assez inattendu qu’elle contenait des vérités offensantes au roi de Pologne, — Auguste III, électeur de Saxe, et non pas Stanislas Leczinski ; on pourrait s’y tromper, — l’ordre fut donné d’en saisir les exemplaires. Mais cet accident ne devait pas beaucoup retarder la composition du livre ; il paraissait, au mois de novembre 1731, à Rouen, au lieu de Paris, sous la rubrique de Bâle ; et bien que l’on en eût défendu l’impression, il ne laissait pas tout de même de circuler assez librement. C’était là, sous l’Ancien Régime, une de ces inconséquences familières au pouvoir, et dont Voltaire, qui en savait bien les raisons, allait donner l’exemple d’abuser. Pour ne pas nuire à la prospérité du commerce de la librairie, on laissait faire et on laissait passer, si seulement l’imprimeur consentait à se déguiser et l’auteur à ne se point vanter trop ouvertement du succès de son livre. Dix ans auparavant, c’était du moins ainsi que les Lettres persanes avaient paru, sans nom d’auteur, sous la rubrique de Cologne, et qu’elles venaient tout récemment encore de mener leur auteur à l’Académie française, avant que ni lui ni le libraire eussent eu l’audace de les avouer. Les Lettres anglaises, moins hardies cependant, à beaucoup d’égards, que les Lettres persanes, et d’une moindre portée, ne devaient pas avoir, elles, la même fortune, ni valoir à leur auteur la même distinction.

C’est qu’aussi bien, il y avait en Voltaire une spontanéité de premier mouvement, dont son ambition de réussir ne devait jamais se rendre tout à fait maîtresse ; à force de souplesse, il manquait de tenue ; et, probablement parce qu’il excellait à s’en tirer, non content de tant d’autres obstacles, il n’excellait guère moins à s’en susciter tous les jours de nouveaux à lui-même. Son naturel était le plus fort. Avec une habileté singulière, et souvent peu honnête, avec un art savant de donner le change aux plus habiles sur ses vraies intentions, il disposait industrieusement toute sorte de combinaisons où il n’avait oublié que de compter avec sa mobilité, son instabilité, la soudaineté de ses impressions. L’homme vrai reparaissait, rompait tout à coup les mesures du politique, et vainement avait-il ou avait-on tout préparé pour lui, on eût dit qu’il prenait autant de plaisir, en vérité, à en contrarier les effets que s’il se fût agi d’un autre, et notamment de son pire ennemi. C’était une tache à recommencer, et ce fut trois ou quatre fois en un demi-siècle une réputation ou une vie même à refaire. Faute d’avoir bien vu ce trait de son caractère, on s’est mépris souvent à quelques-uns de ses actes, qui n’en sont point pour cela plus louables, mais seulement plus naturels ; et, inversement, il se pourrait aussi qu’on ne lui eût pas su toujours assez de gré de cette intervention de sa naïveté dans ses roueries, de sa franchise dans ses mensonges, et de sa générosité dans ses calculs.

Un jour donc, c’étaient les scènes scandaleuses qui avaient suivi la mort d’Adrienne Lecouvreur, — refus de sépulture, retour du cercueil au domicile de la comédienne, enlèvement du cadavre, la nuit, sous la protection d’une escouade du guet, — que Voltaire, qui l’avait aimée, ne pouvait se tenir de flétrir.


Que direz-vous, race future,
Lorsque vous apprendrez la flétrissante injure
Qu’aux beaux-arts désolés font des hommes cruels.
Ils privent de la sépulture
Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels !


Notez là-dessus qu’ayant eu jadis une querelle avec le comédien Poisson, il avait refusé la réparation que l’autre en demandait, « un homme de sa considération ne se battant pas, disait-il, avec un comédien. » Il est vrai aussi qu’après avoir écrit ces vers, il se gardait de les faire imprimer.

Une autre fois, c’était le Temple du Goût, dont la publication ameutait contre lui la cabale des beaux esprits, qui le voyaient avec dépit se détacher, se distinguer d’eux. Et en effet, on n’était plus habitué, depuis tantôt un demi-siècle, à cette critique indépendante et vive dont le Temple du Goût dans ses modestes proportions est demeuré de nos jours un agréable modèle. Étant devenue ou redevenue personnelle, comme au temps des premières Satires de Boileau, et généralement assez peu littéraire, la critique ne portait plus ; et les auteurs en étaient bien aises ; parce qu’ils insinuaient qu’en les attaquant, c’était eux, leur personne et leurs succès, non pas leurs vers ni leur prose à qui l’on en avait. Mais dans le Temple du Goût il fallait bien reconnaître la liberté d’un vrai juge, à qui les beautés des ouvrages ne fermaient pas les yeux sur leurs défauts, ni la réputation des hommes à la mode sur la médiocrité de leur talent. Or il n’est rien que pardonne moins le peuple des auteurs, qui n’écrit point, lui, pour être jugé, mais uniquement pour vivre. Et ainsi ce petit ouvrage tout seul faisait à Voltaire beaucoup plus d’ennemis parmi les gens de lettres qu’il ne s’y en trouvait d’attaqués.

Ou bien encore, c’était une Épître à Uranie, jadis composée pour Mme de Rupelmonde, avec laquelle il voyageait alors, en 1722, qu’il cédait à la tentation de laisser imprimer, ou courir. On y lisait ces vers :


Entends du haut des cieux, entends, Dieu que j’implore,
Une voix plaintive et sincère.
Mon incrédulité ne doit pas te déplaire :
Mon cœur est ouvert à tes yeux.
L’insensé te blasphème, et moi je te révère,
Je ne suis pas chrétien, mais c’est pour t’aimer mieux.


Et ils suffiraient à prouver que, pour devenir déiste, Voltaire n’avait pas attendu les leçons de l’Angleterre, mais ils faisaient un tel tapage ou plutôt un tel scandale qu’il fallait que Voltaire les désavouât publiquement. Il les mettait au compte de l’abbé de Chaulieu, — qui était mort.

Quand au surplus ce n’était point par d’insignes palinodies, il avait un autre moyen de réparer ses imprudences : comme il savait fort bien que la gloire des lettres était devenue en France, depuis Louis XIV, une part du décor de l’édifice monarchique, il se souvenait qu’il était le successeur désigné de Racine, et il revenait au théâtre. « Un auteur dramatique est sous la sauvegarde des sociétés pour lesquelles le spectacle est un amusement ou une ressource : » ainsi s’exprime Condorcet dans sa Vie de Voltaire, et au XVIIIe siècle il avait tout à fait raison. Renouveler les sympathies de ce public parisien, l’un des plus passionnés de spectacle qui fut jamais, reconquérir par lui la bienveillance de ses protecteurs, incapables de résister au courant de l’opinion, et par eux tenir en échec les timides colères du pouvoir, en ce temps-là représenté par le très vieux et très irrésolu cardinal Fleury : telle était la tactique accoutumée de Voltaire, et dont il usait d’autant plus volontiers qu’il y satisfaisait eu même temps ses goûts. Toutes les fois qu’il avait commis une imprudence ou qu’il voyait venir le moment d’en commettre une autre, il brochait donc une tragédie : elle lui servait de protection, quand elle réussissait, et, quand elle ne réussissait pas, c’était du moins un alibi.

Son Brutus, en 1730, n’avait pas été le succès dont il se flattait ; son Ériphyle en 1732 avait mieux réussi ; mais, après quelques représentations, il l’avait retirée lui-même, quand enfin, dans la même année, sa Zaïre venait passer ses espérances et confondre ses envieux. Zaïre, sujet neuf, sujet vierge, comme on disait alors, et comme on reprochait à l’auteur de Mariamne et d’Œdipe de n’en avoir jamais traité ; Zaïre, turquerie spirituelle et sentimentale, mélange ingénieux de turbans et de plumets, imitation habile de Bajazet et d’Othello, admirablement jouée par Mlle Gaussin dans tout l’éclat alors de sa beauté délicate et touchante ; Zaïre, le plus grand succès de larmes du XVIIIe siècle et, de tous les succès dramatiques de Voltaire, celui dont il devait conserver toute sa vie, comme du moins disputé, du plus vif et du dernier triomphe de sa jeunesse, le lumineux souvenir ! « Jamais pièce, écrivait-il à son ami Cideville, ne fut si bien jouée que Zaïre à la quatrième représentation. Je vous souhaitais bien là ; vous auriez bien vu que le public ne hait pas votre ami. Je parus dans une loge, et tout le parterre me battit des mains. Je rougissais, je me cachais, mais je serais un fripon si je ne vous avouais pas que j’étais sensiblement touché. Il est doux de ne pas être honni dans son pays. » Ce qui lui était plus doux encore, c’était d’être joué à la cour, et, pour s’y voir jouer, de passer lui-même à Fontainebleau quelques semaines dont il profitait en habile homme.

Au reste, tant de douceurs ne l’empêchaient point de dédier Zaïre à M. Falkener « marchand anglais, » comme il avait fait de son Brutus à Bolingbroke. Applaudi « dans son pays, » il ne lui déplaisait pas d’apprendre à ses concitoyens qu’il avait ailleurs que parmi eux des amitiés solides ou illustres, et au besoin de les piquer, en se donnant l’air de dédaigner leurs applaudissemens. C’était un trait encore de sa politique, et dont on verra bientôt d’heureuses suites.

En était-ce un autre aussi, tandis qu’on l’attendait sur la scène, que de se dérober pour soudainement reparaître, à cent lieues, de là, en quelque sorte, sous la figure et dans le rôle d’un nouveau personnage ? Au moins n’ignorait-il pas, et il l’eût appris de Pascal, s’il ne l’avait pas su, « que s’il est beau de savoir tout d’une chose, il est plus beau de savoir quelque chose de tout, » et il se montrait inimitable dans l’art d’occuper l’attention, en la diversifiant. Dans le temps même que Zaïre triomphait, il entreprenait de défendre et de justifier son Histoire de Charles XII contre les remarques et les critiques ; on apprenait dans Paris que, sous la direction du savant Maupertuis, il achevait ou recommençait son éducation scientifique ; et se croyant, pour le moment, à l’abri des tracasseries, ou ayant fait ce qu’il fallait pour l’être, il mettait la dernière main à ses Lettres anglaises et s’occupait à les faire imprimer.

Non seulement en effet du côté du public, mais du côté des autres puissances, de < » nos seigneurs les théologiens, » de la censure et du ministère, il pensait bien avoir pris ses précautions et ses garanties. Lui-même il avait voulu lire au cardinal Fleury « deux lettres sur les quakers, » et le Mentor de la France avait paru les approuver ; docilement, sur l’invitation de l’abbé de Rothelin d’Orléans, dont il avait loué dans le Temple du Goût, si délicatement, la sagesse et l’esprit, il avait « changé tout ce qu’il avait d’abord écrit à l’occasion de Locke ; » pour peu qu’il consentît à « l’obscurcir » encore, et il y consentait, non sans quelque chagrin, mais il y consentait, on lui faisait espérer, à défaut d’une approbation, ce que l’on appelait une « permission tacite ; » enfin et déjà, les Lettres réussissaient à Londres, où elles se vendaient avant même que d’être achevées d’imprimer en français, quand il était averti que le garde des sceaux venait d’écrire au premier président de Rouen au sujet de l’ouvrage, et qu’on avait même dépêché sur les lieux un agent du nom de Vanneroux, « la terreur des jansénistes, » pour essayer d’en découvrir et d’en effrayer l’imprimeur. On peut conjecturer que l’affaire du Temple du Goût, dont il venait de paraître en Hollande une édition nouvelle, plus complète et plus libre, n’était pas étrangère à ce redoublement de sévérité. Quoi qu’il en soit, Voltaire, à cet avertissement, répondait par un ordre au libraire, — c’était Jore, de Rouen, le même qui deux ans auparavant avait imprimé le Charles XII, — de ne pas laisser sortir de chez lui un seul exemplaire. Fidèle en même temps à sa tactique, il s’empressait d’achever une Adélaïde du Guesclin, sa première tragédie nationale, que l’on jouait en effet le 18 janvier 1734, d’ailleurs sans le moindre succès. Mais sans doute il était écrit quelque part que les Lettres philosophiques feraient éclater sur sa tête l’orage qui le menaçait depuis déjà deux ou trois ans. Malgré l’injonction de l’auteur, le libraire Jore, besogneux et cupide, pressé d’argent, irrité du succès de la traduction anglaise qui menaçait de lui enlever le plus clair de ses bénéfices, mettait en vente, et au mois d’avril, Voltaire, étant à Monjeu pour les fêtes du mariage de Mlle de Guise avec le duc de Richelieu, en apprenait la nouvelle, avec celle de l’embastillement du libraire, et de la saisie du livre jusque chez son ami Formont, à Rouen, où la plus grande partie de l’édition avait été déposée. Quelques jours plus tard, l’ordre était signé de l’arrêter lui-même pour l’interner au château d’Auxonne ; le Parlement évoquait la cause ; on condamnait solennellement l’ouvrage « comme scandaleux, contraire à la religion, aux bonnes mœurs et aux puissances, » et le 10 juin 1734, au bas du grand escalier du Palais, les Lettres anglaises étaient lacérées et brûlées par la main du bourreau. « Vous êtes sans doute content, et toute la France aussi, hors quelques mauvais sectaires, de l’arrêt du Parlement qui a condamné au feu le livre de Voltaire, » ainsi s’exprime, à ce propos, l’avocat Marais dans une lettre au président Bouhier, magistrat lettré, comme l’on sait, érudit, et gaillard.

On a dit, en se trompant de date, que Voltaire, effrayé, s’était hâté de désavouer ses Lettres, et on a eu tort. Sous le coup d’un ordre d’arrestation dont il n’évita les effets qu’en s’enfuyant au plus vite, Voltaire n’exprima qu’un regret, deux regrets pour mieux dire : l’un, que le Parlement de Paris se fut déshonoré, c’est son mot, en rendant cet arrêt, et l’autre, de n’avoir pas fait, puisque aussi bien et de toute manière elles devaient être condamnées, ses Lettres anglaises plus fortes. « Vraiment, écrivait-il à son ami d’Argental, puisqu’on crie tant sur ces fichues Lettres, je suis fâché de n’en avoir pas dit davantage. Va, va, Pascal, laisse-moi faire ; tu as un chapitre sur les Prophéties où il n’y a pas l’ombre du bon sens ; attends, attends. »

Il tint parole. Sans cesser d’aimer pour cela passionnément le théâtre et les vers, de ce moment pourtant la polémique allait devenir l’âme de tout ce qu’écrivait l’auteur des Lettres philosophiques : Pascal d’abord, puis bientôt Bossuet, les deux grands chrétiens dont il allait se vouer à combattre et à ruiner l’influence. Car, si le premier représentait à ses yeux ce que nous avons dit : une conception de la vie qui, en mettant l’objet de la vie hors d’elle-même, semblait enlever aux mondains et à l’humanité même leurs raisons de vivre, le second, plus facile à comprendre et à suivre, parce que son génie moins farouche avait réconcilié la méditation de la vie future avec les obligations de la vie présente, était des plus dangereux. Mais s’il voyait ce qu’il fallait détruire, ne voyant pas encore comment il le remplacerait, Voltaire avait besoin d’un supplément d’expérience et de réflexion. Une seule fois encore, à Girey, pour complaire à Mme du Châtelet, il essayera d’arranger sa vie selon un rêve de tranquillité dont son tempérament ne s’accommodera pas longtemps. Puis, reprenant son rôle d’incomparable agitateur d’idées, il rentrera dans l’action, plus ardent que jamais, et plus âpre à la lutte. Avant de l’y suivre, c’est donc ici le moment de nous arrêter, où finit sa jeunesse ; et, en anticipant un peu sur l’ordre naturel des temps, c’est le moment d’étudier l’artiste dans son œuvre, avant le combattant dans le fort de l’action.


FERDINAND BRUNETIERE.

    l’empêchèrent d’y revenir ; finalement, il y renonça, et la composition fut détruite. Ses amis, ayant trouvé dans ses papiers ce livre inachevé, ont estimé qu’il convenait de le publier.
    Sans parler de deux lots de feuillets dépareillés, qui ne représentent que des ébauches, nous avons disposé d’un manuscrit autographe. D’autre part, M. Jusserand avait conservé un exemplaire des placards imprimés en 1888, et il a bien voulu nous les confier. Notre manuscrit est celui qui a servi aux imprimeurs de ces placards, en sorte que le texte est exactement le même ici et là. Mais cela n’est vrai que des chapitres I et III. Pour le chapitre II (Les poésies et le théâtre de Voltaire), le manuscrit et les placards offrent deux versions très différentes entre elles, et il est difficile de déterminer laquelle est la plus récente. Quand nous publierons ce Voltaire en volume, nous les imprimerons toutes deux. Ici, puisqu’il nous fallait choisir, nous avons cru bien faire de sacrifier la version manuscrite, qui est de date incertaine. En reproduisant les placards d’un bout à l’autre de la présente publication, nous communiquons au lecteur une version homogène, sûrement datée, le texte arrêté par l’auteur au jour où il envoya à l’imprimerie ses trois chapitres, tous trois ensemble. L’Introduction est assurément aussi de la même date, bien que nous ne la possédions qu’en manuscrit ; c’est simplement pour la commodité de la mise en pages qu’elle ne fut pas imprimée en 1888.
    Ces trois chapitres conduisent l’histoire de la vie et des œuvres de Voltaire jusqu’en 1754, date de son retour de Berlin. Dans le format et le caractère de la collection des Grands écrivains français, ils eussent occupé cent pages, soit exactement la moitié du livre projeté. M. Jusserand se rappelle avoir vu entre les mains de Brunetière un plan détaillé des derniers chapitres : nous avons vainement recherché ce plan dans ses papiers. — JOSEPH BEDIER.

  1. En 1886, la librairie Hachette imprimait les premiers, volumes de la collection dite des Grands écrivains français. M. Jusserand, qui la dirigeait, confia à Ferdinand Brunetière le soin d’y traiter de Voltaire, Brunetière se mit à ce livre en août 1886. En 1888, il venait d’en envoyer à l’impression les trois premiers chapitres, quand la maison Hachette lui demanda d’écrire d’urgence une préface à une édition illustrée des Œuvres de Boileau, qu’elle préparait pour l’Exposition de 1889. Brunetière interrompit son Voltaire, par la suite, d’autres travaux
  2. Il y a ici une lacune dans le manuscrit comme dans les placards. Un feuillet au moins (une dizaine de lignes d’impression) manque et manquait déjà lorsque Brunetière a envoyé son manuscrit à l’impression. Le feuillet 60 se termine par ces mots : donnait souvent à son scepti… ; le feuillet 61 (la pagination est pourtant de la main de Brunetière) commence par ces mots : fondemens de la puérilité des superstitions populaires, de la vanité de la métaphysique, et, si je puis ainsi dire, de la positivité du fait, c’était bien, eux, un nouveau dogme et sinon précisément une religion nouvelle, à tout le moins une nouvelle conception de la vie que Locke ou Bacon s’étaient proposé d’établir. Aux recherches stériles ils avaient… Etc. — [J. B.].