Voyage à l’île de la Réunion (île Bourbon)/02

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II

SAINT-PAUL.

La barque et les rameurs de Désiré. — Les premiers temps de la colonie. — La Possession. — Marché en plein vent. — Les oiseaux indigènes. — Ma case. — Pléiades de poëtes. — Celimène. — Le docteur hindou Canacapoulé. — Le père Ponphily. — Le Bernica. — Mafatte. — Aurère.

Au commencement du mois d’avril, je dis adieu à Saint-Denis pour me rendre à Saint-Paul, l’ancienne capitale de l’île. Le batelier mulâtre Désiré m’offrit sa barque et ses six rameurs, et je préférai la voie de mer, au moins jusqu’à la Possession, à la voie de terre, beaucoup plus pittoresque, il est vrai, mais beaucoup trop longue et trop coûteuse.

Le matin, dès l’aube, pendant que la brise était encore favorable, je sautai dans la barque. Désiré se mit au gouvernail, les rameurs s’assirent sur leurs bancs, et nous gagnâmes le large. La voile nous aida pendant les deux tiers de la route, après quoi il fallut ramer. Les noirs et les Indiens du bord rivalisaient d’ardeur, et, se levant debout, appuyaient de toutes leurs forces sur la rame en se laissant retomber. Nous nagions à toute vitesse, quand apparut derrière nous un autre bateau. Alors vous eussiez vu les hommes de l’un et l’autre bord se défier réciproquement, jeter au vent leurs habits et ramer tout nus avec un simple langouti autour des reins. La sueur dégouttait de leurs membres, et j’avoue que les noirs, mes voisins, ne répandaient pas une bien agréable odeur. Des cris sans nom sortaient de toutes les bouches, et plusieurs des rameurs, pour s’exciter, frappaient violemment du pied, en se levant sur leurs rames, les flancs du navire qui oscillait sous le coup. Enfin, nous arrivâmes les premiers à la Possession, mais seulement d’une demi-longueur, pour parler le langage des courses ; car pendant que Désiré et ses hommes, comme jadis les Grecs sur le rivage de Troie, tiraient la barque sur la plage, la vague qui montait apporta le bateau de nos concurrents et le déposa, en se retirant, sur les galets. Les uns et les autres nous pûmes dire que nous touchâmes le but en même temps, et l’amour-propre fut de part et d’autre satisfait. Tout alla pour le mieux sur le meilleur des rivages possibles, comme aurait pu s’écrier le docteur Pangloss, s’il eût été de la traversée. Le maire de la Possession, qui nous suivait sur la barque rivale, fut aussi, sans doute, de cet avis, car il ne nous accusa point d’avoir, manquant aux règles de la préséance, mis le pied avant lui sur son domaine administratif.

Du cap Bernard à la Possession, une montagne de roches basaltiques se dresse à pic sur la mer : elle affecte sur les parties mises à nu les formes les plus bizarres, et çà et là des filets d’eau viennent tomber en cascades écumantes, produisant un effet des plus gracieux. Au pied de la ravine de la Grande-Chaloupe est le lazaret pour les immigrants de l’Inde. La Ravine à malheur tire son nom d’un meurtre qui y fut commis, et non loin est la Roche à Martin, au milieu de l’eau. Martin, nègre pêcheur, y avait établi ses pénates et y jetait sa ligne du matin au soir. Un jour que la mer montait furieuse, il ne put s’enfuir assez vite, et le flot l’emporta lui et ses poissons. Telle est la légende que vous racontent les bateliers de Désiré, quand le temps est beau et que nul concurrent ne les serre de près.

Nègre Yambane. — Dessin de Mettais d’après un dessin de Roussin.

Le village de la Possession, où j’étais débarqué, est de création assez récente, mais c’est en même temps un des points de la colonie les plus anciennement habités. On sait que l’île de la Réunion, découverte au commencement du seizième siècle par les Portugais, fut visitée en 1513 par le navigateur Mascarenhas, dont elle prit plus tard le nom. Elle avait, paraît-il, porté d’abord celui de Sainte-Apollonie. Les Portugais n’occupèrent jamais cette île, et se bornèrent à y déposer quelques chèvres qui multiplièrent, et que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les cabris sauvages de l’intérieur.

Les Français qui s’étaient établis sur la côte orientale de Madagascar, au commencement du dix septième siècle, occupèrent l’ile Mascareigne, dont les Portugais ne voulurent point. En 1649, M. de Flacourt, ayant remplacé M. de Promis, directeur de la Compagnie française de l’Orient, qui précéda la Compagnie des Indes, renouvela solennellement la prise de possession de la nouvelle colonie. La cérémonie eut lieu à l’endroit appelé depuis la Possession, et le nom de Mascareigne fut changé en celui de Bourbon. M. de Flacourt, en habile courtisan, avoue dans ses mémoires qu’il ne sut « trouver de nom qui pût mieux cadrer à la bonté et fertilité de cette île, et qui lui appartînt mieux que celui-là. »

Le village de la Possession est très-animé. C’est le point central de tous les transports par mer vers Saint-Denis. C’est là que se rencontrent, le soir, tous les voyageurs venant de Saint-Paul ; c’est de là aussi que tous les produits de jardinage et de basse-cour, apportés par les noirs et les Indiens, sont expédiés vers la capitale de l’île.

Comme je sortais du village, je traversai un marché en plein vent sur le bord de la route. Quelques pauvres négresses y étalaient sur un mouchoir des tas d’oranges et de bananes, des pistaches de terre ou arachides grillées, des mangues au goût de térébenthine, des noix de cocos dont on boit sur place l’eau fraîche et sucrée, des dattes à la peau verte et écailleuse et dont l’intérieur est rempli d’une crème odorante. Çà et là on voyait aussi des monceaux de ces jolis petits citrons verts et juteux, particuliers aux Seychelles et à Bourbon, et qu’on nomme des citrons-galets. Tout cela était exposé sans façon, et sans que les marchandes daignassent faire la moindre avance aux passants. Les unes se laissaient aller à la douce nonchalance créole, c’est-à-dire ne pensaient à rien ; les autres renouaient négligemment leur madras autour de leur tête et s’inquiétaient peu de leur éventaire ; celle-ci, horresco referens ! fumait la pipe, celle-là dormait, cette autre enfin dégustait une tasse de ce café aromatique et quintessencié qu’on ne boit qu’à Bourbon. Une d’elles, qui reconnut mon compagnon de route, dont elle avait jadis été l’esclave, se dérangea cependant, vint au-devant de nous, et, s’exprimant dans ce patois créole si naïf et si doux, la seule langue que parle à la Réunion le bas peuple : « Bonzou, not’mait’, vous l’allez bien ? z’affairs ici l’aller mal ; mi ç-t va, si l’alller pas mieux. »

En quittant la Possession, une belle route, d’abord ombragée de tamariniers, de bois noirs et de flamboyants, ces beaux arbres aux fleurs étincelantes indigènes de Madagascar, me conduisit jusqu’à la limite de mon voyage. Je traversai la Plaine des Galets, puis la rivière de ce nom. Bientôt, au sortir d’une allée de filaos, l’étang de Saint-Paul, la ville cachée dans ses jardins, enfin cette magnifique et paisible baie qui étend sa gracieuse courbure jusqu’à la pointe Lahoussaye, m’apparurent tout à la fois. Quelques champs de cannes, et à côté quelques sucriers se montrent dans la plaine. Développés sur une courbe à peu près parallèle à celle de la baie, les remparts du Bernica élèvent leurs masses de basalte à des hauteurs de plus de mille pieds. Sur le flanc de ces montagnes croissent diverses essences tropicales, entre autres le bois de fer, le bois d’ébène et le bois de natte, rival de l’acajou. Sous leurs frais ombrages vivent les oiseaux indigènes : l’oiseau blanc, l’oiseau vert, le tectec, la grive, le merle et la caille de Bourbon, enfin l’oiseau gracieux de la vierge, si peu timide qu’il se laisserait prendre à la main. Le martin au bec jaune, ou merle des Philippines, importé dans la colonie, se rapproche davantage des habitations, et on le voit souvent, au milieu des champs de cannes ou sur les chemins, faisant aux sauterelles une guerre acharnée. Les martins détestent la solitude et vont fraternellement par compagnies.

Vue prise des hauteurs de Saint-Paul. — Dessin de E. de Bérard d’après une lithographie de M. Roussin.

Saint-Paul, où je venais d’arriver, a été, avec la Possession, le premier lieu habité de la colonie, ainsi que de vieilles cartes en font foi.

Cette ville est restée aussi la capitale de Bourbon jusqu’en 1738, époque où la Bourdonnais transporta le siége de l’administration à Saint-Denis, qu’il trouvait plus rapproché de l’île de France.

Je passai à Saint-Paul tout le mois d’avril, et j’eus le temps d’étudier à loisir ce pittoresque quartier. (À Bourbon comme à Maurice, l’expression de quartier remplace celle de commune ou de canton. L’île Bourbon est divisée en onze quartiers.) Partout je reçus le plus amical accueil : ma qualité d’Européen était, du reste, un titre de recommandation.

Une case, au milieu d’un jardin, que je louai aux abords de la ville, devint mon habitation favorite. Elle me rappelait, sauf les dimensions et le nombre des appartements, pour lesquels elle était mieux partagée, la cabane californienne que j’avais occupée deux ans auparavant[1]. L’aspect des lieux aussi était différent ; et au lieu de tristes maquis, j’avais autour de moi de verdoyants bosquets, où le latanier et le palmier, le grenadier et la vigne mariaient gracieusement leurs feuillages. Quant à la vie, elle était à peu près la même : vie d’isolement et de calme. Là, comme en Californie, je retrouvai le fauteuil de rotin où l’on s’étend nonchalamment. Je prenais une posture de nabab, j’étais roi sous ma varangue, humant l’odorant café du cru, que Julien, mon mulâtre fidèle, m’apportait tout fumant. Le manille suivait le café, et devant les nuages vaporeux qui s’envolaient autour de moi, je me laissais aller à de doux rêves, je donnais libre carrière à la folle du logis. Le soir, le ciel était beau, les étoiles scintillaient au firmament ; il n’y avait aucun bruit dans l’air. Mais parfois la voix d’un noir qui passait sur la route, sa lanterne à la main, rompait le silence, et j’entendais aussi mon voisin, Moutousamy l’Indou, adresser à Bramah, on chantant, ses plus ferventes prières. Parfois aussi le bruit monotone du tam-tam, ce tambour de l’Inde, arrivait jusqu’à moi d’une cabane voisine, donnant toujours les mêmes notes, et rappelant aux Malabars, accroupis autour du joueur, les chants de leur lointaine patrie. Poétiques souvenirs qui, revenant aujourd’hui à ma mémoire, me donnent le regret de jours passés trop vite, et expliquent tout le charme et toute la douce volupté de l’existence créole.

Malabaresse et Cafrine. — Dessin de Mettais d’après une photographie de M. Bévan.

Dans l’intérieur de ma case quelques insectes de mauvais augure, des scorpions et des cent-pieds, m’inquiétèrent les premiers jours ; mais je finis par m’y habituer.

Saint-Paul, où j’avais ainsi planté, pour plusieurs semaines, ma tente de voyageur, est la patrie de Parny, appelé par ses admirateurs le Tibulle français. C’est aussi à Saint-Paul qu’est né Dayot, un autre poëte ignoré en France, mais très-estimé à la Réunion. Accablé de maladies et d’infirmités dès sa naissance, il ne connut de ce monde que la douleur. Elle lui arracha un jour ces deux vers dans la pièce le Mutilé :

Et vous qui demandez si l’âme est immortelle,
Et ma part de bonheur, dites, où donc est-elle ?

Bertin l’élégiaque, le contemporain et l’ami de Parny, et qu’on a comparé à Properce, est aussi né à l’île Bourbon ; enfin, deux poëtes contemporains, aujourd’hui à Paris, M. la Caussade et M. Leconte-Delisle, tiennent un rang distingué dans la pléiade créole. Île heureuse que celle qui ne produit pas seulement le café, la vanille et le sucre, mais qui se livre encore au culte des muses, île que les Grecs, s’ils l’avaient connue, auraient chantée à l’égal de leurs fortunés rivages, et dont ils eussent fait sortir tout un peuple de dieux pour célébrer sa fécondité !

Pourquoi, dans cette nomenclature de poëtes, oublierais-je Célimène, la Muse des Trois Bassins, comme on l’a nommée à Saint-Paul ? Célimène improvise et chante à la fois ses vers en s’accompagnant sur la guitare. Elle est, dit-elle, quelque peu descendante de Parny, mais c’est la satire et non l’élégie qu’elle cultive.

Elle déchire à belles dents celui qui s’attaque à elle, et sa répartie est prompte en prose comme en vers. Elle a épousé un blanc de vieille roche, le gendarme Gaudieux, venu, avec son régiment, de France dans les colonies ; et comme quelqu’un lui reprochait un jour d’être de sang mêlé : « Je suis mulâtresse, c’est vrai, répondit elle ; mais mon mari est de race blanche, et il est de règle que le cheval ennoblit la jument. » Célimène a chez elle un album où tous les visiteurs, et parmi eux les personnages les plus connus de la colonie, ont inscrit leur nom. Quelques-uns ont ajouté à leur signature une citation en prose ou en vers ; mais les poésies de la muse créole, où les rimes se croisent comme elles peuvent, et où les licences de tons genres étonnent à chaque ligne le lecteur, tiennent encore la principale place dans ce curieux recueil.

Célimène, mulâtresse et poëte. — Dessin de Mettais d’après une photographie.

Une grande partie des vers de Célimène sont en langue créole et ne peuvent avoir de charmes que pour des oreilles coloniales ; d’autres poésies, en français, sont d’un genre si léger, qu’elles ne sauraient trouver place ici. Que le lecteur, connue spécimen, veuille donc bien se contenter de ces cinq vers qu’elle m’adressa un jour, en réponse au cadeau que je lui avais fait d’un curieux échantillon de lave volcanique :

Je te remercie, mon cher voisin,
De la roche que tu m’as envoyée ;
Je vais bien la conserver.
On ne jette pas tous les matins
D’aussi jolies pierres dans mon jardin.

Voilà le genre : ni césure, ni élision, ni alternance régulière de rimes, et rimes seulement pour l’oreille ; en un mot, aucune règle, mais assez d’esprit ; et c’est ce qui a fait de Célimène l’un des poëtes populaires les plus originaux de la colonie bourbonnaise.

Célimène n’est pas le seul type curieux qu’il m’a été donné de connaître à Saint-Paul. Je dois aussi une mention au docteur indien Canacapoulé, que la nature libérale a doté de six doigts à chaque main. Il traite tous ses malades par le mercure, et croit avoir trouvé un moyen de solidifier à la température ordinaire ce liquide si mobile, qui ne se congèle qu’à trente-neuf degrés au-dessous de la glace. Mais Canacapoulé a une foi de brahmane ; au besoin, il use de subterfuge et prétend avoir solidité le vif-argent quand il en a fait une pâte avec les simples au milieu desquelles il le broie. « Bon blanc, vous, me disait-il, quand j’essayais de le suivre dans ses digressions chimiques ou médicales, vous, bon blanc. » C’est à peu près tout ce qu’il savait de français, et comme je n’en savais pas autant de langue tamule ou d’hindoustani, nos conversations s’arrêtaient là, ou se complétaient par des signes énergiques, afin d’être bien compris.

Pourquoi ne pas donner aussi une place, dans cette galerie de portraits, au créole Ponphily, ancien douanier à Saint-Paul, aujourd’hui directeur de la poste. En souvenir des nombreux navires qu’il a dans le temps visités et inspectés, il a disposé dans son bureau une série de ficelles courant sur des poulies, véritables câbles en miniature. C’est par ce moyen qu’il ouvre et ferme les portes et fenêtres du temple postal, et qu’il fait descendre ou enlève les placards indiquant au public que le courrier est arrivé, ou que le bureau sera ouvert à deux heures. Le père Ponphily, le parfait postier, comme on l’appelle, professe une haute estime pour tous les Européens. Il a fait fi des préjugés créoles, en épousant une mulâtresse, et cite avec orgueil ses aïeux, les Malouins, qui ont colonisé le globe. Les habitants de Saint-Paul prétendent qu’il est un peu fastidieux ; en retour, il est pour tout le monde d’une complaisance à l’épreuve, porte dans son service la rigidité et l’amour de la discipline d’un ex-douanier, et proclame partout son respect profond pour son grand chef, le gouverneur de la colonie. Au besoin il rendrait au baron Darricau les mêmes honneurs que les Indiens de l’Amérique du Nord rendaient jadis à Bas de Cuir.

Les lieux méritent, à Saint-Paul, d’être étudiés comme les hommes. C’est près de la ville qu’est le Bernica, aux eaux limpides, aux bassins profonds, encaissés entre deux remparts à pic. Le dernier bassin, qui est aussi le plus grand, ressemble à un ancien cratère.

En remontant la rivière des Galets, on arrive à des sites non moins grandioses et non moins imposants que celui de Bernica. C’est en cet endroit, au delà du Brûlé de Saint-Paul, que se trouvent les eaux sulfureuses de Mafatte. Elles ont été découvertes, il y a quelques années, par un habitant de ce quartier, M. Troussaille fils, hardi chasseur et l’un des plus infatigables passeurs de remparts de la colonie. Le chemin pour arriver à la source sulfureuse où l’on a établi des bains, est encore bien accidenté, et il y a plus d’une échelle à franchir.

Non loin des gorges de Mafatte est Aurère, localité aussi sauvage et d’un accès aussi difficile. MM. Lemarchand, qui ont entrepris la culture de ces points élevés, y ont très-bien réussi. Ils ont acclimaté à Aurère plusieurs arbres fruitiers d’Europe, l’olivier, l’abricotier, le prunier, l’amandier, et autres de la même famille. Le pin et le chêne y sont aussi d’une belle venue. Du plateau d’Aurère, le coup d œil dont on jouit est à la fois l’un des plus sévères et des plus majestueux de l’île. D’un côté, le Cimandef, de l’autre le grand Bénard, élèvent à des hauteurs de 2 300 et 2 900 mètres leurs cimes déchiquetées, et entre les deux chaînes, à l’horizon apparaît le point culminant de l’île ; le Piton des Neiges, dont l’élévation dépasse 3 000 mètres. Il est là comme un géant qui s’appuierait de chaque main sur la tête d’un de ses enfants.

  1. Voir le Tour du monde, 3e année, 1er  semestre, page 30.