Voyage à la Nouvelle-Zélande/09

La bibliothèque libre.


IX


Retour à Auckland. — Flore et faune de la Nouvelle-Zélande.

En quittant le vieux Potatau, je redescendis le Waikato, à travers des contrées déjà connues.

Le 22 mai, nous essuyâmes un ouragan d’une telle violence qu’il soulevait les vagues du fleuve au point que nous ne pûmes songer à continuer ce jour-là notre route dans un canot pesamment chargé. La tempête se termina dans la nuit par une averse terrible.

Le 23 au matin, le temps s’était si bien éclairci que nous pûmes continuer notre voyage, et, à une heure de l’après-midi, nous débarquâmes dans la crique Teira, un peu au-dessous du confluent du Mangatawhiri. Nous eûmes là à monter, puis à redescendre une colline glissante jusqu’à la maison d’un colon européen. Après une courte pause, nous nous mîmes en route pour Drury. Le ruisseau fortement grossi du Waipapa, près de Mangatawhiri, sur lequel nous dûmes jeter un pont pour le franchir, nous retint si longtemps qu’il faisait déjà sombre quand nous parvînmes à la Great South Road. Nous pensions avoir touché le but ; mais combien nous nous abusions ! Je n’ai jamais vu une soi-disant route dans un tel état, c’était bien plutôt une rivière ou un marais dans lequel nous enfoncions jusqu’aux genoux. Joignez à cela un temps affreux, une pluie violente et des éclairs fulgurants, nos seuls guides dans la nuit sombre. Néanmoins, nous voulûmes encore atteindre le Drury Hotel. Dans quel état nous y parvînmes enfin à dix heures du soir, c’est ce que je n’entreprendrai pas de décrire.

Cependant tout est bien qui finit bien. Nous trouvâmes dans l’excellent hôtel tout ce qu’il fallait pour nous remettre de nos fatigues, et le 24 mai, nous étions heureusement de retour à Auckland, ou je mis en ordre mes notes et les collections que j’avais recueillies dans mon excursion, que pourraient m’envier bien des confrères en histoire naturelle.

La flore de la Nouvelle-Zélande l’emporte de beaucoup en intérêt sur les richesses minéralogiques et sur la faune de ce pays. Les célèbres voyages de Cook nous avaient révélé ces trésors botaniques. En 1824 et 1827, Duperrey, sur la frégate la Coquille, et Dumont-d’Urville, sur la frégate l’Astrolabe, ajoutèrent aux connaissances déjà acquises par les observations du professeur Richard, qui décrivit environ deux cents nouvelles espèces végétales de ce pays.

Lors de l’expédition antarctique (1839-43) du capitaine James Ross, le docteur Hooker vint à la Nouvelle-Zélande. Naturaliste distingué il a attaché son nom à un ouvrage célèbre, dans lequel il a coordonné et mis en œuvre tous les matériaux connus jusqu’à l’année 1863.

Le nombre total des espèces que Hooker a réunies dans sa Flore se monte à près de dix-neuf cents, mais il s’en faut que l’on connaisse toutes les productions végétales de la Nouvelle-Zélande. Des contrées entières restent encore à explorer. C’est seulement dans l’île du Nord que les recherches botaniques ont pénétré jusque dans l’intérieur ; mais dans l’île du Sud, les Alpes Zélandaises, qui s’étendent dans toute la longueur, n’ont jamais été visitées dans l’intérêt de la science.

Parmi les plantes utiles, le lin zélandais, phormium tenax, occupe un des premiers rangs. Cette plante est tout à fait spéciale à la Nouvelle-Zélande et aux petites îles voisines, de Chatham et de Norfolk, et elle ne se trouve nulle part ailleurs. Les filaments, extraits des feuilles par les indigènes, et dont la valeur fut bientôt appréciée par les Européens, devinrent le premier article d’échange avec les Maoris.

Ce qu’est le bambou pour les habitants de l’Asie orientale et méridionale, le phormium l’est pour les naturels de la Nouvelle-Zélande. On l’utilise pour des besoins innombrables. Près de chaque hutte, de chaque village et de chaque route, s’élèvent ses buissons sauvages ou cultivés, et propres à tous les usages. La feuille, en forme d’épée, aussi bien que la plante entière, est nommée par les naturels harakéké, et la fleur, analogue à celle de l’agave, se nomme korari. Toutes les parties de la plante, les fleurs, les tiges et les feuilles, fournissent aux indigènes une matière précieuse par son utilité. Les fleurs, d’un rouge brun, contiennent une grande quantité de suc doux comme le miel que les enfants sucent avec avidité et que les naturels recueillent dans des calebasses. Entre les feuilles se trouve une substance gommeuse employée par les Maoris comme cire à cacheter et comme amidon, et les fleurs desséchées, qui s’embrasent comme des allumettes, sont très-utiles aux indigènes, surtout pendant leurs voyages. La feuille cependant est la partie de la plante qui rend le plus de services. Cueillie fraîche sur le buisson, elle sert de papier aux modernes lettrés de la Nouvelle-Zélande. Au moyen d’un coquillage, ils y écrivent leurs pensées. Découpée en bandes plus ou moins étroites, selon l’usage que l’on en veut faire, elle remplace, par la force extraordinaire de ses filaments, les liens, cordes, ficelles, câbles, etc. Cette plante est indispensable aux indigènes pour la construction de leurs huttes et de leurs canots. Avec les bandes de feuilles vertes, les femmes tressent de jolies corbeilles qui servent de plats et d’assiettes ; les hommes en font de la toile, des filets et des voiles. Dans l’état naturel, la feuille sert à tous ces usages, mais les indigènes savaient aussi préparer les filaments teillés, les teindre, et en faire des couvertures, des manteaux et des paillassons. Le vêtement habituel, weruweru, était fait avec la feuille à moitié préparée ; le vêtement de cérémonie, kaitaku, avec de fines bandes entrelacées, de diverses couleurs. Pour teindre en noir, ils employaient l’écorce de l’arbre hinan (elæocarpus) ; pour teindre en rouge, celle du tawaiwai (phyllocladus).

De quelque contrée qu’il arrive et sur quelque point de la côte de la Nouvelle-Zélande qu’il pose pour la première fois le pied, le voyageur est frappé avant tout de deux particularités dans le caractère de la végétation : l’abondance des fougères et des arbrisseaux et l’absence de prairies et de fleurs, absence qui s’explique par la disette de gazon et le petit nombre de plantes annuelles.

Les champs qui, vus de loin, à côté des immenses forêts, ne paraissent que pâturages et gazons, se composent, en y regardant de plus près, de buissons à hauteur d’homme avec de petites fleurs blanches microscopiques, et surtout de fougères (pteris esculenta), le rarahouè des indigènes, dont la racine formait autrefois leur principal aliment. On ne se fait jour qu’avec peine à travers ces fourrés épais, où rarement on rencontre de sentier tracé, et sur les chemins même, les tiges ligneuses de cette fougère embarrassent d’une manière très-désagréable les pieds du voyageur.

Si, de la lisière de la forêt, on pénètre dans l’intérieur, ce sont toujours des fougères qui frappent d’abord les yeux, de magnifiques fougères arborescentes aux superbes couronnes, aux tiges revêtues d’écailles ; ce sont des variétés infinies d’hyménophylles et de polypodies qui couvrent les troncs des arbres ; en un mot, des fougères de toutes les espèces et en quantités innombrables.

Intérieur de forêt à la Nouvelle-Zélande. — Dessin de Thérond d’après un dessin de M. F. Hochstetter.

Si les forêts ne renferment presque pas de fleurs aux couleurs variées, peu d’herbe, rien que des arbrisseaux et des arbres, qui décrira pourtant le ravissement que le véritable amant de la nature éprouve devant la beauté sévère de leurs profondes solitudes ? Là des générations entières de nobles végétaux dépérissent de vieillesse pendant que de nouveaux et vigoureux arbres grandissent près des troncs couverts de mousse des patriarches de la forêt renversés par les années. Il y règne un profond silence qui remplit l’âme d’une douce mélancolie, et l’ensemble de la scène offre un aspect de grandeur tranquille plus imposant que celui que produisent les plus beaux monuments de l’architecture classique. On n’y entend que la chute des arbres et les cris aigus du perroquet, car les oiseaux qui chantent au bord des forêts se taisent sous leur dôme obscur. Tout est muet autour des arbres tombés tandis que la brise et les vents font frémir les feuilles des arbres encore debout. À Noël le pohutukaua, ou metrosideros, se couvre de fleurs écarlates ; c’est alors le plus éclatant des arbres de la forêt néo-zélandaise ; le rimu (dacrydrum cupressimum), a un inexprimable caractère de grandeur et de mélancolique beauté. Quelques espèces de pins rappellent au colon ceux de la vieille patrie anglaise, et, chose qui n’est pas habituelle aux conifères d’Europe, croissent mêlés à des arbres de genre différent. Le célèbre et splendide kauri (damnara australis), les domine tous de sa cime pyramidale.

Des voyageurs ont beaucoup parlé de la solitude des forêts, mais les arbres ne sont-ils pas une véritable société, dont on regrette l’absence quand on voyage dans les immenses plaines nues ? Ce n’est qu’en traversant les prairies que le voyageur est tout à fait seul ; là il sent qu’il se trouve au milieu d’un monde dont il ne fait pas partie et qu’il est vraiment isolé dans un désert sans limites.

Les espèces vivantes de ces forêts sont en petit nombre : les plus remarquables appartiennent à la classe des oiseaux, et parmi ceux-ci, des espèces tout à fait inconnues ailleurs.

Quand, en 1812, la première dépouille d’un kiwi zélandais fut apportée en Angleterre, on ne savait comment classer cet étrange animal. Représentez-vous un oiseau à peine plus grand qu’une poule, sans ailes et sans queue, avec quatre orteils au pied, un long bec de bécasse, et le corps couvert de longues plumes blanches fines comme des cheveux. Des exemplaires du nouvel oiseau arrivèrent successivement en Europe et furent payés de deux à trois cents francs : on supposait que l’espèce en était presque détruite. Récemment néanmoins, on a prouvé que c’est seulement dans le voisinage de la demeure des hommes qu’elle a entièrement disparu, mais qu’elle se trouve encore aujourd’hui en grand nombre dans les forêts des contrées montagneuses inaccessibles, quoiqu’elle s’éteigne rapidement devant les envahissements de l’homme. Les différentes variétés de cet oiseau, le kiwi des Maoris, apterix australis, ou apterix mantelli, des classifications, ont complétement disparu des lieux occupés par l’homme. Dieffenbach raconte que pendant un séjour de dix-huit mois dans la Nouvelle-Zélande, il ne put se procurer qu’un seul de ces oiseaux, malgré les récompenses qu’il promettait partout aux indigènes. À ma connaissance, jusqu’à présent, on n’a réussi à introduire vivant en Europe qu’un seul apteryx ; c’est une femelle qui, depuis 1852, se trouve dans les jardins zoologiques de Londres. On la nourrit de mouton et de vers.

Kiwis et Dinormis ingens ou moa. — D’après un dessin de M. F. Hochstetter.

Ce que l’on sait du genre de vie de l’apteryx mantelli s’applique aussi à tous les autres kiwis. Ce sont des oiseaux nocturnes qui, le jour, se cachent dans des trous, de préférence au milieu des racines des grands arbres des forêts, et ne sortent que la nuit pour chercher leur nourriture, composée d’insectes, de larves, de vers et de différentes semences. Ils vivent par couples, la femelle ne pond qu’un œuf, gui, d’après le dire des indigènes, est alternativement couvé par le père et la mère. Le mâle est plus grand et a le bec plus long. Ces oiseaux peuvent courir avec une extrême rapidité ; une femelle que j’avais eue quelques jours dans ma chambre, sautait facilement sur des objets élevés de deux à trois pieds.

Les chats et les chiens sont, après l’homme, les ennemis les plus dangereux de ces oiseaux. Les indigènes savent, en imitant son cri pendant la nuit, l’attirer vers eux, puis, lui montrant tout à coup de la lumière, ils l’éblouissent à tel point qu’ils peuvent ou le prendre avec la main, ou le frapper à l’aide d’un bâton. Les chiens sont employés à la chasse du kiwi, et l’on comprend ainsi comment cet oiseau ne se trouve plus depuis longtemps dans les contrées habitées.

Le kiwi n’est cependant que le dernier et faible représentant des apteryx qui peuplaient autrefois la Nouvelle-Zélande. Les indigènes désignent par l’appellation de moa une espèce d’oiseau que nous ne connaissons que par des débris de squelettes, une espèce de véritables oiseaux géants. Les missionnaires avaient recueilli depuis longtemps de la bouche des indigènes des récits et des traditions sur ces gigantesques moas contre lesquels les ancêtres des Maoris modernes ont dû combattre à leur arrivée dans l’île. Les naturels montrent encore, sur les rives du Rotorua, l’endroit où leurs pères ont tué le dernier moa, et pour confirmer la vérité de leurs récits, ils présentent, comme les restes de ces oiseaux monstrueux, de grands squelettes qu’ils ont trouvés dispersés dans les alluvions du fleuve, sur les côtes de la mer, dans les marais.

« Ces ossements appartiennent à quatre espèces rapprochées, mais différentes de taille. La plus grande a reçu des naturalistes le nom de dinormis, la seconde celui de palapterix, la troisième celui d’aptornis et la plus petite l’appellation de nothornis. Quatre mètres étaient la hauteur moyenne des plus grands moas ou dinormis. Comme tous les oiseaux du genre autruche ils étaient incapables de voler, et, à l’opposé de toute la gent emplumée, avaient les fémurs et les tibias remplis de moelle au lieu d’air. Un de leurs œufs, trouvé dernièrement dans un tombeau de chef, mesurait neuf pouces de diamètre, vingt-sept de circonférence et douze en longueur[1]. »

Parmi les squelettes que j’ai rapportés à Vienne et qu’a recomposés le docteur Jäger se trouve celui d’un palapteryx ingens d’Owen. Il appartient à un jeune individu ; la hauteur entière du squelette jusqu’au sommet de la tête est de six pieds et demi de Vienne ; c’est la hauteur moyenne de l’autruche ; mais un individu adulte aurait certainement été d’un quart plus grand.

Il n’est pas étonnant que cette espèce soit détruite. Les faits historiques prouvent surabondamment que l’homme a fait entièrement disparaître de la surface de la terre des familles d’animaux, et que ce sont précisément les plus grands qui succombent les premiers. Si l’on excepte les animaux domestiques, qui, par leur dépendance absolue envers l’homme, sauvent leur existence, on peut même dire que tous les grands animaux sont anéantis ou détruits.

Reportons-nous par la pensée au temps ou la Nouvelle-Zélande n’avait encore été foulée par aucun pied humain. Les oiseaux géants étaient alors les seuls grands habitants de cette île ; car on ne connaît d’autre mammifère indigène qu’une petite souris. Les innombrables moas de la Nouvelle-Zélande offrirent aux premiers immigrants la nourriture nécessaire pour se développer et former une nation qui comptait des centaines de milliers d’hommes, ressource indispensable dans une contrée qui ne fournissait d’autre aliment végétal que des racines de fougères.

Les traditions des indigènes viennent aussi confirmer cette hypothèse. Ngahue, d’après la légende, le découvreur de la Nouvelle-Zélande, décrit le pays comme habité par des oiseaux monstrueux. On conserve des poésies dans lesquelles le père apprend à son fils comment il doit combattre le moa, et le mettre à mort. On y décrit les repas qui avaient lieu après une chasse fructueuse. On a trouvé des collines tout entières pleines des squelettes de ces animaux, qui provenaient des débris de leurs festins. On mangeait la chair et les œufs, les plumes servaient à orner les armes, les crânes tenaient lieu de boîtes dans lesquelles on conservait les poudres colorantes ; avec les os, on fabriquait des hameçons, et les œufs gigantesques étaient placés dans les tombeaux comme viatique pour le long voyage que les morts commençaient dans les enfers.

Ces grands oiseaux ont été ainsi dans les temps primitifs le principal gibier des indigènes, et tout porte à croire qu’ils furent complétement anéantis dans l’espace de quelques siècles. Ils ont succombé devant la même loi fatale qui fait disparaître sous nos yeux d’autres animaux de la Nouvelle-Zélande, le kiwi, le kakapo, et la souris kioré. Les cavernes dans lesquelles on trouve leurs squelettes étaient peut-être les lieux de refuge des premiers individus qui abordèrent dans ces îles.

  1. Tompson, Story of New Zealand, t. I.