Voyage à travers l’Impossible/Acte III

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La Vue — Jean-Jacques Pauvert (p. 38-59).

ACTE 3


14e Tableau
Le Gun-Club


Une salle du Gun-Club aux États-Unis. Décoration spéciale de panoplies. Colonnes formées par des canons supportés sur des mortiers. Chapelets de bombes, colliers de projectiles, guirlandes d’obus suspendus aux murs. À droite Bureau du Président du Club. Devant, les bancs occupés par les Membres de l’Association. Il fait jour.


Scène I

Barbicane, Maston, Membres du Club.
Le Président Barbicane est assis à son Bureau sur lequel il y a une rangée de revolvers qui lui servent de sonnette pour rétablir l’ordre, et dont il tire de temps en temps des coups en l’air. Au lever du rideau, le tumulte de l’Assemblée est à son comble.

1er Groupe : Oui ! oui ! oui !

2e Groupe : Non ! non ! non !

Barbicane : Mes chers collègues…

1er Groupe : Au diable la proposition.

2e Groupe : Et ceux qui l’ont faite !

Barbicane : Un peu de silence, s’il vous plaît !

1er Groupe : Oui ! oui ! oui !

2e Groupe : Non ! non ! non !

(Barbicane tire un coup de revolver)

Un Huissier : Silence, messieurs !…

Maston : Laissez parler le Président Barbicane !… Quel président ! Messieurs, quel président !

Barbicane : Messieurs, la question est bien simple, et elle serait déjà résolue, si vous aviez été moins bruyants…

1er Membre : Mais, nous sommes tous artilleurs ici dans le Gun-Club !

Maston : Et quels artilleurs, messieurs ! Artilleurs et Américains !…

1er Membre : Et à ce double titre nous avons bien le droit d’être bruyants !

1er Groupe : Oui ! oui ! oui !

2e Groupe : Non ! non ! non !

Barbicane : Messieurs, je ne pense pas être allé trop loin !…

1er Membre : Un artilleur ne saurait jamais aller trop loin !…

Maston : Pas plus que son boulet !…

Barbicane : Messieurs !…

1er Groupe : Oui ! oui ! oui !

2e Groupe : Non ! non ! non !

(Barbicane fait détonner son revolver)

L’Huissier : Silence, messieurs !

(Le silence se rétablit)

Barbicane : Messieurs, vous vous rappelez dans quelles conditions s’est faite notre primitive expérience. Un gigantesque canon, une Colombiad, a été dressé sur le sol de la Floride. Un projectile y a été introduit. Trois voyageurs y ont pris place, mon ami, le Capitaine Nicholl…

Maston : Quel Capitaine !… Messieurs !… Quel Capitaine !…

Barbicane : Notre ami Ardan,… l’interprète Français !

Maston : Quel Français, messieurs, quel Français !

Barbicane : Et moi, votre Président !…

Maston : Quel Président !…

Barbicane : Mais par suite d’une erreur de pointage, le but n’a pas été atteint, et notre projectile, après avoir seulement fait le tour de la Lune, est revenu tomber dans l’Océan pacifique… Or la Colombiad est toujours là… Il suffit de la recharger !… Convient-il de recommencer l’expérience et d’envoyer un second projectile vers la Lune… de manière à l’atteindre cette fois ?

1er Groupe : Oui ! oui ! oui !

2e Groupe : Non ! non ! non !

Barbicane : Je crois comprendre que vous dites oui ?

2e Groupe : Non ! non ! non !

Barbicane : À moins que ce ne soit non !

1er Groupe : Oui ! oui ! oui !

1er et 2e Groupe ensemble : Non ! non ! non ! Oui ! oui ! oui !

(Tumulte général. Barbicane tire un coup de revolver)

L’Huissier : Silence, messieurs !

Maston : Il faut pour l’honneur du Club que l’expérience soit renouvelée.

Tous : Aux voix, aux voix.

Maston (à son voisin) : Je vous défends de voter contre la proposition !

1er Membre : Je vous défends de voter pour…

Maston (s’emportant) : Vous me rendrez raison !…

1er Membre : Comment voulez-vous que je vous rende ce que vous n’avez jamais eu ?

Maston : Monsieur !…

1er Membre : Monsieur !…

Barbicane : Messieurs ! de la tenue !… Nous ne sommes pas ici au Parlement… que Diable !…

1er Membre : Vos armes ?…

Maston : Les vôtres !

1er Membre : La carabine a répétition.

Maston : Le canon-revolver !…

1er Membre : Dans une heure.

Maston : Tout de suite !…

Barbicane : Messieurs…

1er Membre : À quinze pas.

Maston : À dix pas.

1er Membre : À cinq pas.

Maston : À pas de pas du tout.

1er Membre : Sortons.

Maston : Non… battons-nous ici !…

1er Groupe : Oui ! oui ! oui !

2e Groupe : Non ! non ! non !

(Maston et le membre du Club se précipitent l’un sur l’autre en criant)

Barbicane : Séparez-les !…

1er Groupe : En avant pour Maston !

2e Groupe : En avant contre Maston !

(Les membres du Club se sont élancés pour soutenir leurs partisans. Le président Barbicane fait en vain détonner plusieurs fois son revolver. Le tumulte est à son comble).

L’Huissier : Silence, messieurs !


Scène II

Les mêmes, un Huissier.
Un Huissier du Gun-Club entre au milieu du désordre, et remet une lettre au Président.

Barbicane : Si je vous ai fait cette proposition, c’est que je viens de recevoir la lettre que voici, du célèbre Docteur Ox.

Tous : Le célèbre Docteur Ox !

Maston : Quel docteur, messieurs, quel docteur !

Un Membre : Et que dit cette lettre ?

Tous : Écoutons ! Écoutons !

Barbicane (lisant) : « Illustre président. Le Docteur Ox et son jeune compagnon, Georges Hatteras, viennent d’arriver en cette ville, et ils demandent à faire aux Membres du Gun-Club une proposition qui est de nature à les intéresser vivement. »

Maston : Une proposition ?

Barbicane : Je pense que nous devons l’entendre. Le Docteur Ox est-il là ?

L’Huissier : Il est prêt à se présenter devant les membres du Gun-Club.

Barbicane (puis Tous) : Qu’il entre !…


Scène III

Les mêmes, Ox, Georges.

Barbicane : Soyez le bienvenu, illustre Docteur Ox.

Maston (puis Tous) : Honneur au Docteur Ox !

Ox : Permettez-moi d’abord, messieurs, de vous présenter mon jeune compagnon, Georges Hatteras, fils du glorieux Capitaine de ce nom.

Maston : Honneur au fils du Capitaine Hatteras.

Tous : Honneur ! Honneur !…

Georges : Avant de m’honorer de vos acclamations, messieurs, sachez ce que j’ai fait et ce que je veux accomplir encore.

Tous : Parlez !

Ox : Ce qu’il a fait vous l’apprendrez bientôt, et pour ce qu’il veut tenter de faire, pour conquérir l’immense domaine de l’espace, il vient vous demander de lui faciliter sa tâche.

Georges : Oui, j’aspire à quitter cette terre que j’ai fouillée jusque dans ses plus profondes retraites. Et c’est en dehors de notre globe que je veux mettre le pied dans l’infini !

Barbicane : Vous pouvez compter sur notre concours.

Ox : Voici la proposition que nous venons vous communiquer.

Maston (criant) : Silence donc, messieurs, silence.

Barbicane : Mais, personne ne parle que vous, M. Maston.

Maston : Ah ! Eh bien, alors, c’est à moi que je m’adresse !

Ox : Messieurs, après cette première expérience qui a porté aux nues la gloire de l’Amérique vous n’avez point songé à détruire la gigantesque Colombiad dont le boulet s’est élevé à plus de cent mille lieues dans les airs, et nous vous demandons de reprendre l’expérience en rectifiant, cette fois, le pointage, de manière à ne pas manquer le but (chuchotements.)

Georges : Eh ! bien, acceptez-vous messieurs ?… Voulez-vous, en ma personne, conquérir ce satellite de la Terre dont les plus audacieux d’entre nous n’ont encore fait que le tour. Voulez-vous me permettre enfin de compléter ainsi la troisième étape de mon voyage à travers l’impossible ?

Tous : Oui !… oui !…

Ox : En accueillant notre proposition, messieurs, vous aurez démontré une fois de plus que rien n’est impossible en ce monde !

Maston : Le mot impossible n’est pas américain.

Georges : Ni anglais !…


Scène IV

Les mêmes, Volsius.
(Volsius entre dans la salle du Club sous les traits d’Ardan)

Volsius : Ni français, messieurs.

Maston : Ardan !… notre ami Ardan !

Tous : Hurrah ! pour Ardan !…

Barbicane : Mon brave compagnon !

(Il a quitté son Bureau de Président et vient serrer la main d’Ardan que tous les membres du Club entourent).

Volsius : Oui… moi… mes amis !… Michel Ardan… Le « Labrador » vient de me débarquer à l’instant ! J’ai appris que le Gun-Club était en séance et ma première visite a été pour vous !

Maston : Quel homme ! bien que ce soit un Français !

Barbicane : Les Français sont un grand peuple, messieurs, auxquels il ne manque qu’une chose pour être le premier peuple du monde…

Maston : Oui, une seule !

Volsius : Laquelle ?

Maston : C’est d’être Américains.

Volsius : Merci !

Barbicane : Mon cher compagnon, vous arrivez à propos… Notre première tentative a trouvé des imitateurs.

Volsius : Des imitateurs !… Comment, il existerait sous la calotte des Cieux des fous plus fous que nous n’avons été fous ?…

Maston : Des fous ?

Ox : Je ne reconnais pas là le langage de l’audacieux Ardan !

Volsius : Vous dites, monsieur ?

Barbicane : Le Docteur Ox et son jeune compagnon Georges Hatteras.

Georges : Qui a résolu, monsieur, de prendre possession d’un monde qui vous a échappé !

Volsius : Comment donc, jeune homme ! Mais ne vous gênez pas ? La Lune appartient au premier occupant ! Et puis après ? Qu’est-ce que vous en ferez de la Lune ?

Georges : Nous en ferons…

Maston : Cadeau aux Etats-Unis !… Ce sera un État de plus pour l’Union !

Tous : Oui ! oui !

Volsius : La Lune ?.. mais c’est un astre usé, fini, démodé, et même quelque peu ridicule !… Elle a fait son temps cette vieille Astarté, la sœur momifiée du radieux Apollon !… On rira de votre voyage et vous entendrez, au retour vos semblables qui vous crieront : « T’as donc vu la Lune, mon gars ? »

Ox : Est-ce bien le célèbre Ardan qui parle ainsi ?

Volsius : Et d’ailleurs un jour, tout le monde ira dans la Lune, et même plus loin encore… Des trains aériens sillonneront les airs… Au lieu de wagons courant sur des rails, on attachera des projectiles les uns aux autres, et on les lancera dans l’espace !… Trains pour toutes les planètes !… Express pour Mercure, Jupiter, Uranus et Neptune. Mais la Lune ! Peuh ! la Lune !… Elle ne sera bientôt que la banlieue de la Terre, et on ira y passer son dimanche, comme les parisiens vont à Chatou ou bien au Vésinet !

Maston : Bien dit, ami Ardan !

Volsius : Croyez-moi donc, Georges Hatteras, abandonnez ce projet et retournez tranquillement chez vous.

Georges : Que je renonce à quitter cette Terre.

Volsius : Oh ! vous la quitterez toujours assez tôt mon cher !…

Ox : Ah ! Vous pensez monsieur Ardan que la Lune est indigne d’être explorée par nous.

Volsius : C’est mon opinion, Docteur Ox.

Ox : Eh ! bien ! Vous m’avez converti.

Georges : Se peut-il ?

Ox : Oui !… Oui !… il nous faut renoncer à cette humble planète, à ce froid satellite de la Terre, c’est vers un but plus noble et plus lointain que nous devons nous élancer.

Volsius et Tous : Que dit-il ?

Georges : Vers le Soleil alors !

Ox : Plus loin encore !

Georges : Jupiter, Uranus ?

Ox : Plus loin toujours ! Plus loin, hors de notre monde solaire !…

Georges (s’exaltant) : Ah ! Je comprends, Docteur… Oui !… oui !… Aller se perdre dans l’infini… courir à travers les étoiles… à travers ces groupes qu’éclairent trois ou quatre soleils gravitant sous leur réciproque influence !… Ah !… l’admirable spectacle !… Des astres resplendissant de mille tons divers !… Des jours faits de toutes les couleurs, de toutes les nuances de l’arc-en-ciel et se levant radieux sur l’horizon !…

(Rumeur d’admiration)

Ox : C’est là que nous irons, messieurs, et votre Colombiad qui a servi à envoyer un boulet à la Lune saura bien envoyer ce boulet à des milliards de lieues !

Barbicane : Oui !… si vous avez le secret d’une poudre capable de lui donner une suffisante vitesse.

Ox : J’ai trouvé une force expansive sans limites et, sous sa toute puissante impulsion, notre projectile aura bientôt dépassé le monde solaire !

Maston : Bravo, Docteur Ox !… Quel docteur ! Messieurs, quel docteur !…

Barbicane : Et sur quel point de l’espace dirigerez-vous la Colombiad ?

Ox : Sur un nouvel astre que les astronomes de l’observatoire de Cambridge viennent de découvrir… sur la planète Altor !…

Tous : Altor !…

Georges : Oui !… Altor !… Altor !…

Barbicane : Honneur aux audacieux qui tenteront cette conquête.

Tous : Hurrah !… Hurrah !…

Ox (ironiquement) : Eh ! bien ! Que dites-vous de ceci, monsieur Ardan ?…

Volsius : Moi ! Rien, monsieur le Docteur Ox.

Ox : Pas un mot de blâme ou de critique pour cette audacieuse tentative d’Hatteras ?

Volsius : Comment le blâmerais-je, moi qui ai l’intention de partir avec lui ?

Tous : Ah !…

Ox : Quoi ? Vous prétendez !…

Volsius : Devenir votre compagnon si vous le permettez, Hatteras.

Georges : Oui, certes ! vous partirez avec nous, vous partagerez notre gloire…

Ox (à part) : Nous verrons bien.

Volsius : Nous nous retrouverons en Floride, messieurs, au pied même de la Colombiad !

Barbicane : Nous y serons tous !

Tous : Hurrah !… Hurrah !… Hurrah !…


15e Tableau
Le Coup de canon


La scène représente une plaine en Floride, dans le Sud des États-Unis. Un gigantesque canon dont on ne voit que la partie inférieure est dressé sur son affût un peu obliquement. Au fond, toute une ville en amphithéâtre, avec ses clochers, ses maisons et ses arbres. Il fait grand jour.


Scène I

Tartelet, Valdemar, Maston.

Maston : C’est ici, messieurs, que j’ai mission de vous conduire.

Tartelet : Pardon ! À qui avons-nous l’honneur de parler ?

Maston : Maston !… Américain pur sang !

Valdemar : Ah ! Ah ! vous entendez Tartelet, monsieur est un pur sang.

Maston : Américain… Ancienne roche.

Valdemar : Monsieur est une ancienne roche.

Maston : Américain ! vieille souche, enfin !

Valdemar : Monsieur est une vieille souche.

Tartelet : Ça se voit.

Maston : Membre du Club des Artilleurs, j’ai inventé un canon merveilleux.

Tartelet : Vraiment ?

Maston : Un canon qui porte à 1250 pieds… au-delà du but que l’on veut atteindre…

Valdemar (lui demandant la main) : Quelle précision !

Tartelet : C’est admirable !

Maston : J’en ai imaginé un autre dont le boulet peut renverser d’un seul coup, 800 hommes et 200 chevaux.

Tartelet : Quatre hommes par cheval !

Valdemar : Comme les fils Aymon !

Tartelet : C’est réellement infaillible, monsieur ?

Maston : J’ai voulu en faire l’essai : les chevaux n’ont pas fait d’observations, mais les hommes s’y sont bêtement refusés !…

Tartelet : Eh ! bien ! Je comprends cela.

Valdemar : Ah ! si vous aviez employé l’autre canon, celui qui porte à 1250 pieds, au-delà du but qu’on veut atteindre… les chevaux n’auraient toujours jamais rien dit mais les hommes auraient peut-être consenti plus facilement.

Tartelet : Mais, pourquoi nous avez-vous amenés ici, monsieur ?

Maston : Votre compagnon, M. Georges Hatteras, vous prie de l’y attendre, si toutefois vous êtes décidés à le suivre dans son nouveau voyage !

Tartelet : Nous sommes très décidés, Monsieur.

Valdemar : Certainement, mais où allons-nous ?

Maston : Chez les Altoriens.

Valdemar : Altoriens, connais pas…

Tartelet : Sur quel point de la terre habitent-ils ?

Maston : Mais sur aucun point.

Valdemar : Comment, sur aucun point ?

Maston : Certainement ! Altor est une planète récemment découverte, et c’est là que vous allez.

Valdemar : Permettez, permettez !… C’est là que nous allons… et… par quel moyen… s’il vous plaît ?…

Tartelet : Oui… par quel moyen… de locomotion ?…

Maston (se retournant et montrant l’immense canon) : Le moyen… le voilà…

Valdemar (effrayé) : Ça… allons donc… Mais… c’est…

Tartelet : C’est un canon !…

Valdemar : Un immense canon !…

Maston : C’est une Colombiad.

Valdemar et Tartelet : Une Colombiad ?…

Maston : Pourvue d’un wagon-projectile, lequel lancé par plusieurs milliers de kilos de picrate vous conduira tout droit à la planète Altor.

Valdemar : Et vous croyez que je vais monter là-dedans, moi et mon diamant de dix-sept millions !… Ah ! mais non !… Ah ! mais non !…

Maston : Comme il vous plaira.

Valdemar : Est-ce que vous allez vous encanonner vous Tartelet ?

Tartelet (tranquillement) : Moi ?… ça dépend.

Valdemar : Cela dépend de quoi ?

Tartelet (à Maston) : Mlle Éva doit-elle partir aussi ?

Maston : Sans aucun doute. Rien, a-t-elle dit, ne la séparera de son fiancé.

Tartelet : Eh bien, moi, rien ne me séparera d’elle.

Valdemar : Mais, c’est de la folie, Tartelet ?

Tartelet : Vous avez peut-être raison Valdemar, mais quand je suis arrivé chez la grand-mère de cette jeune fille, j’étais bien pauvre et bien abandonné, j’avais faim et ces deux excellentes femmes m’ont recueilli, non comme un mendiant, mais comme un ami. C’est pour cela que j’ai suivi Mlle Éva lorsqu’elle est partie. Et aujourd’hui qu’un nouveau danger, plus grand que tous les autres, peut-être, se dresse devant elle, je l’abandonnerais, je m’en retournerais tranquillement auprès de sa grand-mère à qui je dirais : j’ai quitté votre fille, Madame, l’énergie que l’amour a donnée à cette enfant, la reconnaissance n’a pas pu l’inspirer à un homme !… Allons donc !… Je n’aurai jamais le courage d’être aussi lâche que ça !…

Valdemar (ému) : Eh ! bien ! ni moi non plus… Et je ne me séparerai pas de vous, Tartelet ! C’est bien, c’est très bien ce que vous venez de dire là Tartelet. Et il ne faudra pas attendre que vous veniez vous installer dans ma maison !… Ce sera un palais… Mon amitié, ma table, ma bourse et un tout petit morceau de mon diamant, tout cela est a vous, Tartelet !

(Il l’embrasse sur la joue.)

Maston : Alors, vous serez du voyage, tous les deux ?

Valdemar (avec énergie) : Oui, tous les deux… et je voudrais être déjà parti. Je voudrais même être déjà revenu.

Tartelet : À quelle heure le départ ?

Maston : À midi quarante deux… à mon chronomètre.

Valdemar : Ah ! ah ! à propos, je vais voir avant de partir si ma réponse est arrivée. On a peut-être oublié de me l’apporter ici !…

Tartelet : Quelle réponse ?

Valdemar : J’ai expédié une nouvelle dépêche à la cruelle Babichok, pour lui dire tout ce que j’ai fait, et lui apprendre tout ce que je vais faire encore pour qu’elle sache bien… Ah !… quel héros elle aura dédaigné, quel héros !… pardon messieurs. (Il sort.)


Scène II

Tartelet, Maston, Georges, Ox.
(Ils arrivent par la droite.)

Georges : Ici… C’est ici !…

Ox : Ici, est l’endroit du globe terrestre, que ton pied va fouler pour la dernière fois !…

Maston : Et voilà le canon gigantesque qui vous donnera la première impulsion vers l’infini.

Ox : Vers un monde plus ancien que le nôtre ; et dont les habitants ont peut-être inventé tout ce que nous inventerons un jour !

Georges : En sorte, qu’après être remontés vers le passé vers l’Atlantide, nous allons nous jeter à travers l’avenir !

Tartelet : Mais comment pénétrerons-nous dans l’intérieur de ce canon ?

Maston : Vous allez le savoir ! (Il fait jouer un ressort et la culasse du canon s’ouvrant en coupe latérale laisse apercevoir le projectile qui s’ouvre également et dont l’intérieur est aménagé comme me cabine.) Vous le voyez, votre wagon-projectile est aménagé comme une véritable cabine de première classe.

Georges : En effet, mais, n’est-ce pas bientôt l’heure du départ ? Hâtez-vous, (bas à Ox) : je ne veux pas qu’Éva affronte de nouveaux dangers.

Ox (bas) : Rassurez-vous, elle ne partira pas !


Scène III

Les mêmes, Volsius, Barbicane, tous les membres du Gun-Club, foule de spectateurs, puis un employé du Télégraphe.

Barbicane : Ah ! nous venons vous adresser un dernier adieu, Messieurs. Tous les préparatifs sont-ils terminés, Maston ?

Maston : Tous !

(Entre un employé du Télégraphe.)

Tartelet : Ah ! l’Employé du Télégraphe ! (à l’Employé) : C’est sans doute, M. Valdemar que vous cherchez ?

L’Employé : Oui, Monsieur.

Tartelet : Vous avez une dépêche pour lui ?… Donnez-la moi, je la lui remettrai ! (Il la prend et la met dans sa poche.)

Maston : Midi trente-neuf minutes.

Georges : Partons !

Ox : Oui ! Partons ! partons !

Barbicane : Adieu donc, mes amis… Adieu ! Nous vous accompagnerons de nos hurrahs !

Tous : Hurrah ! Hurrah ! (Acclamations de toutes parts.)

Georges : Pour l’infini ! pour l’infini !


Scène IV

Les mêmes, Valdemar.
(Il arrive en courant.)

Valdemar : Ouf ! J’arrive à temps, je crois.

Tartelet : Hâtez-vous donc Valdemar, nous allions partir sans vous.

Valdemar : Sans moi !…

Tartelet : Messieurs les voyageurs pour Altor, en canon !

Valdemar : En canon !…

Tartelet : Ah ! mon Dieu !… Et Mlle Éva ?…

Valdemar : Et M. Ardan ?…


Scène V

Les mêmes, Volsius, Éva.

Volsius : Nous voici Messieurs. Mademoiselle m’a prié de l’accompagner.

Georges : Éva !…

Ox : Silence !… ils ne partiront pas !

Maston : À midi quarante-deux, je donnerai le signal !

(Georges et Éva sont montés dans le projectile, ils sont suivis de Tartelet et Valdemar.)

Volsius : Venez Éva !

Éva : Oui ! oui ! venez !

(Tous deux se dirigent vers le canon, mais au moment d’y monter l’obturateur se referme du dedans.)

Éva : Grand Dieu !…

Volsius : Ah ! Docteur, tu veux partir sans nous ? (à Eva) : Soyez tranquille mon enfant, nous serons avant eux dans la planète Altor.

La voix de Maston (montant du dessous) : Midi quarante-deux… feu !…

(La détonation se fait entendre, dans un fort mouvement de recul, la Colombiad s’est abaissée de manière à découvrir tout le paysage du fond. Les spectateurs sont groupés autour du canon en agitant leurs mouchoirs, et en faisant retentir l’air de leurs cris)

Tous : Hurrah !… Hurrah !…


16e Tableau
La Planète « Altor »


Un site sur la planète Altor. Au lointain la silhouette d’une ville, qui paraît bâtie en or et en argent. À droite, au premier plan, la façade d’une habitation dont les murs sont incrustés de pierres précieuses.


Scène I

1er Altorien, 2e Altorien
et deux ou trois habitants de la planète.

1er Altorien : Je vous répète que cet énorme bolide vient de tomber il n’y a qu’un instant.

2e Altorien : Moi… j’ai pu Je suivre des yeux pendant sa chute, et en traversant les couches d’air, il a produit un sifflement effroyable.

1er Altorien : Il faudra le transporter au muséum qui n’en a jamais eu de pareil.

Tous : Oui !… Oui !…

1er Altorien : Voyez… voyez !… une ouverture vient de se faire dans l’aérolithe.

2e Altorien : Il en sort deux hommes…

1er Altorien : Trois… Quatre hommes…


Scène II

Les mêmes, Valdemar, Tartelet, puis Georges
et le docteur Ox.

Valdemar (marchant en levant beaucoup les pieds) : Quelle drôle de marche j’ai ici ?…

Tartelet (même démarche) : Et moi aussi… Quelle drôle de marche ?…

Valdemar : Mes pieds ne tiennent pas à la terre.

Tartelet : Ni les miens !

Valdemar (aux habitants) : Messieurs ! j’ai bien l’honneur. La planète Altor s’il vous plaît ?

1er Altorien : C’est ici !

Valdemar : Ah ! Je ne suis pas fâché d’être arrivé (appelant) Eh !… la-bas… mes braves compagnons !

Tartelet : Ils vont venir, ils examinent ce singulier pays.

Valdemar : Ah ! nous sommes sur la planète Altor ?

1er Altorien : Oui !… Et vous venez ?…

Tartelet : De la terre !

Tous les Altoriens : De la terre ?

Valdemar : Mais quelle est cette ville que nous apercevons là-bas ? (Il remonte le fond de la scène)

1er Altorien : C’est notre Capitale.

Tartelet : On dirait qu’elle est bâtie tout en or !

Valdemar : Diable !… Ça vaudrait le voyage !

Tartelet : Et vous voulez bien nous y conduire ?

1er Altorien : Comment donc ?… Nous vous demanderons même la permission de vous présenter à l’Académie des sciences.

Tartelet : À l’Académie des sciences ?

1er Altorien : Puis on vous mettra au Muséum d’histoire naturelle.

Valdemar : Empaillés ?

2e Altorien : Oh !… non… embaumés !…

Tartelet : Embaumés… je proteste !…

1er Altorien : Oh ! plus tard… quand vous serez défunts seulement.

Valdemar : Vous êtes bien bon, Monsieur…

Tartelet : Conduisez-nous donc… Nous sommes prêts à vous suivre !

Valdemar : Sapristi… mais la ville est loin !… est-ce qu’on ne pourrait pas se reposer un peu avant de se mettre en route !

1er Altorien : Voici l’habitation d’un savant, arrivé tout nouvellement avec sa fille, des régions les plus éloignées d’Altor (Il montre l’habitation à droite). Il ne vous refusera pas l’entrée de sa chaumière !

Tartelet : Une chaumière !… cela… avec des murs incrustés de pierres fines ?…

Valdemar : Et un chaume en or !… Mais, nous ne sommes que des mendiants ici. Mon diamant n’a donc plus aucune valeur ! Le voilà !

(Il le sort de sa poche)

1er Altorien : Des diamants vous pourrez en ramasser partout de plus gros et de plus beaux que celui-ci !

Valdemar : Ah ! bah !…

1er Altorien (le regardant) : Nous n’en voulons même pas pour paver nos routes.

Valdemar : Ça ne vaut pas un simple pavé, je suis ruiné alors ! et je ne le garderai pas plus longtemps… Ah ! mais non !… (il le jette) Ah ! mais non !…

Tartelet : Eh bien ! moi, j’ai envie de le conserver comme souvenir du centre de notre globe. (Il le ramasse.)


Scène III

Les mêmes, Volsius.
(Volsius apparaît sur le seuil de la porte sous le costume d’un Altorien.)

Volsius : Des étrangers ?

Tartelet : Des habitants de la terre, Monsieur.

Volsius : La terre !… une planète de vingt-cinquième grandeur qui n’est éclairée que par un soleil !…

Valdemar : Il trouve que ce n’est pas assez !

Tartelet : Pardon, Monsieur, vous en avez donc plusieurs ici ?

Volsius : Ici, il y en a deux, et six lunes se lèvent successivement sur les horizons d’Altor.

Tartelet : Deux soleils ?

Valdemar : Six lunes !… En sorte que si l’une des six lunes se dissilune, non se dissimule…

Tartelet : Il vous en reste cinq. Vous semblez parfaitement connaître la planète que nous venons de quitter !

Volsius : Oui, nous la connaissons !… Depuis deux cent mille ans que nos générations se succèdent, le progrès, ici, est arrivé, en toutes choses, au plus haut degré et nos télescopes dont le grossissement est pour ainsi dire sans limites nous permettent de voir votre terre comme si elle était à moins d’une lieue !

Tartelet : C’est admirable !

Volsius : Mais il y a certains points sur lesquels nos savant voudraient être fixés : Qu’est-ce que c’est qu’une sorte de ville où l’on aperçoit une butte qui la domine, un fleuve sinueux qui la traverse, des monuments, des places, et partout du monde, beaucoup de monde, s’agitant dans le brouillard pendant l’hiver, et dans la poussière pendant l’été ?

Tartelet (à part) : Une ville qu’on n’arrose pas. Ce doit être Paris.

Volsius : Nous y avons distinctement aperçu une grande place avec un pont au bout et en face de ce pont, une sorte de Palais dans lequel se rassemble une foule de gens affairés qui doivent beaucoup parler et ne jamais s’entendre.

Valdemar : Je connais ce pays-là, j’y suis allé. Le pont se nomme le pont de la Concorde et le palais qui est au bout, le palais de la Discor… non, la chambre des Députés.

Tartelet : Oui, c’est le Palais du Corps législatif (à part) Qu’allais-je y faire ?

Volsius : Que fait-on dans ce Palais ?

Valdemar : Ce qu’on fait ?… on défait des Ministères.

Volsius : Il semble aussi que, de temps en temps, on se bouscule dans cette ville ; on se bat puis on s’embrasse, puis on se bat de nouveau puis on s’embrasse encore…

Tartelet : Plus de doutes, c’est la Capitale de notre belle France. Paris !

Valdemar : Paris… manger du bœuf… etc…

Volsius : Votre pays alors, n’est pas facile à gouverner !

Tartelet : Et le vôtre, Monsieur ?

Volsius : Le nôtre, c’est différent… il se gouverne tout seul !

Tartelet : Tout seul ?

Volsius : Oui, nous avons, depuis quelques milliers d’années, essayé de toutes les formes de gouvernement : gouvernement absolu, renversé par la royauté constitutionnelle… Gouvernement constitutionnel : renversé par la République…

Tartelet : Et la République elle-même ?

Volsius : Renversée par les républicains !

Tartelet : Et enfin, vous en êtes arrivés ?

Volsius : À ne plus avoir de gouvernement du tout.

Valdemar : Et ça marche ?

Volsius : Ça marche parfaitement !… Ça marche trop bien même ! Car à force de progrès, tout le monde est devenu savant. Les cordonniers font des vers et les boulangers de l’astronomie, nous manquons d’ouvriers et nous serons forcés d’en venir à décréter l’ignorance obligatoire.

Tartelet : L’ignorance obligatoire ?

Volsius : En plus, nous avons un excès de population qui devient très embarrassant car elle s’accroît tous les jours et l’on ne meurt chez nous qu’après deux ou trois cents ans d’existence.

Valdemar : On vit, ici, pendant trois cents ans ?

Volsius : Oui, Monsieur.

Valdemar : Vous n’avez donc pas de médecins ?

Volsius : Nous les avons imprudemment supprimés ! Depuis on a voulu en créer de nouveaux, mais ceux-là n’avaient pas eu le temps de bien apprendre la médecine, ce qui fait qu’ils guérissaient leurs malades.

Valdemar : Pardon… un petit renseignement s’il vous plaît. D’où vient qu’ici, je me sens léger comme un duvet ?… Je marche comme un papillon.

Tartelet : Et moi aussi, je lève sans le vouloir les pieds si haut, qu’il me semble que j’ai l’allure d’un coq.

Valdemar : Ou d’un dindon ! (Ils marchent en élevant beaucoup les jambes.)

Volsius : C’est tout simple, messieurs, vous faites, sur cette planète, pour agir et marcher, un effort égal à celui que vous faisiez sur la vôtre ?

Tartelet et Valdemar : Mais oui !

Volsius : Et comme la masse d’Altor est vingt fois plus petite que la terre, l’attraction vers le centre y est beaucoup plus faible, et votre force musculaire y paraît centuplée !

Tartelet : Ah !… Bon !… Bien !…

Valdemar : Très bien !… Je n’ai pas compris du tout.

Tartelet : En sorte que si je donnais ici des leçons de danse ?…

Volsius : Vous verriez vos élèves s’élever à une hauteur anormale.

Tartelet : Et si j’essayais un entrechat ?

Volsius (riant) : Vous pourriez vous envoler ?…

Valdemar : Pas de bêtises !… N’entrechatez pas Tartelet.

Volsius : Mais on m’avait annoncé quatre étrangers et…

Tartelet : Nos compagnons de voyage sont ici près… occupés à regarder de grands travaux que l’on exécute.

Volsius : C’est un gigantesque ouvrage entrepris par nos ingénieurs.

Georges : Oui, oui, gigantesque en effet ! Des portes colossales et d’immenses écluses semblent destinées à livrer passage aux flots d’un océan qui va s’élancer tout entier hors du lit creusé par la nature.

Volsius : Vous ne vous êtes pas trompés, c’est bien de cela qu’il s’agit, messieurs.

Georges : Mais la raison ? Le but ?

Ox : Ce monde que nous venons d’aborder compte par millions ses années d’existence. Il a épuisé le sol pour nourrir ses populations devenues innombrables. Il a épuisé ses carrières afin de les loger ; il a creusé des mines sans fond afin de satisfaire aux besoins d’une civilisation et d’une industrie à outrance, en sorte que, de toutes parts, d’immenses trouées sillonnent cette planète, jusqu’en ses dernières profondeurs.

Valdemar : Mais on n’est pas en sûreté ici !…

Volsius : Non ! Car le feu central qui n’est plus contenu dans des parois assez solides, menace de se faire jour au dehors.

Ox : Et des milliers de cratères peuvent s’ouvrir d’un instant à l’autre…

Tartelet : Eh bien ! nous sommes arrivés dans un joli moment !

Valdemar (à Volsius) : Pardon, Monsieur, pour aller à Copenhague s’il vous plaît ?

Volsius : Rassurez-vous, nos savants ont trouvé, disent-ils, le moyen de parer, à la fois, au danger de mourir, ou par la faim ou par le feu !

Georges : Et ce moyen ?

Ox (ironiquement) : D’abord mettre en culture ces vastes plaines que recouvre la mer qu’ils veulent déverser par les immenses cavités dont je viens de parler, jusqu’au centre de cette planète !

Volsius : Où elle éteindra le feu qui menace de faire irruption !

Georges : Ils oseront accomplir cet incomparable travail ?

Ox : Cette formidable folie !…

Georges : C’est une merveilleuse conception à l’exécution de laquelle je voudrais prendre part.

Volsius : Rien de plus facile, car c’est aujourd’hui même qu’aura lieu l’ouverture de ces gigantesques écluses que vous avez vues tout-à-l’heure. Venez, Messieurs, avant de vous conduire à notre Capitale, nous vous ferons, ma fille et moi, les honneurs de notre maison

(Georges et Ox se dirigent vers la maison à droite, Volsius les suit).

Tartelet (tirant son mouchoir et laissant tomber un papier) : Allons !… tiens !… Qu’est-ce que c’est que ça ?… Ah !… la dépêche que l’on m’a remise sur terre pour Valdemar et que j’ai oublié de lui donner… Eh ! Valdemar !… Valdemar !

(Georges, Ox et Volsius sont entrés dans la maison. Au moment ou Valdemar va les suivre Tartelet le ramène par le bras.)


Scène IV

Tartelet, Valdemar.

Valdemar : Monsieur Tartelet !

Tartelet : Mon ami, au moment ou nous allions prendre place dans la Colornbiad, il est arrivé une dépêche pour vous.

Valdemar : Et cette dépêche ?

Tartelet : Vous n’étiez pas encore là… on me l’a remise… et… ma foi… je vous avoue que je l’ai oubliée dans ma poche !

Valdemar : Ah ! Grand Dieu !… une réponse !… une réponse de Mademoiselle Babichok !… Mais donnez donnez donc… donnez donc !…

Tartelet (donnant la dépêche) : La voici !

Valdemar (lisant) : « Terrible événement… au banquet de la noce cousin Finderup a avalé une arête qui l’a étranglé » (tristement) : Mort… il est mort, ce pauvre Finderup est m… (souriant) Pendant le banquet de noce !… eh !… eh !… eh !… entre midi et une heure alors… et Babichok est veuve (très joyeux) : Ah !… Ah !… Ah !… veuve… elle est veuve, mon ami… le jour même de son mariage… Eh !… Eh !… Eh !… et entre midi et une heure… Ah !… ah !… ah !

Tartelet : Achevez donc la dépêche…

Valdemar : Oui… oui… j’achève (très tristement) : Cousin Finderup a avalé arête… cousin Finderup étranglé ! (gaiement) « Reviens vite… (avec sentiment) : qu’importe que tu sois resté un peu gros si le diamant l’est beaucoup. » (Parlé) : Ah ! c’est gentil, ça, c’est délicat, c’est tendre…

Tartelet : Près tendre… oui…

Valdemar : Babichok !… Chère Babichok, elle m’espère, elle m’attend… vite… vite… Je cours la rejoindre… des chevaux… une voiture, un chemin de fer…

Tartelet : Vous voulez traverser en voiture, en chemin de fer, l’espace… l’infini…

Valdemar : C’est vrai… je n’y pensais plus… Comment, c’est ici que vous me remettez cette dépêche !

Tartelet : Hélas ! oui !…

Valdemar : Quand là-bas, au moment où elle est arrivée, je n’étais qu’à quinze cents lieues de Babichok !…

Tartelet : Que voulez-vous ?… c’est un petit oubli !…

Valdemar : Il appelle cela un petit oubli ! Quand Babichok m’attend, quand elle est libre, veuve, étranglée… c’est-à-dire lui… Finderup !… Mais savez-vous bien, Monsieur, que j’ai le droit de vous rendre responsable de tout ce qui peut arriver ?

Tartelet : Responsable !… Moi… Allons donc !…

Valdemar (avec colère) : Si elle en épouse un autre… vous chargerez-vous de l’étrangler, celui-là, Monsieur ?

Tartelet : M. Valdemar, je vous conseille de me parler sur un ton plus convenable, ou sinon !…

Valdemar : Ou sinon !… quoi… quoi… quoi ?

Tartelet : M. Valdemar, prenez garde !

Valdemar : Prenez garde vous-même, et n’oubliez pas que sur cette planète, ma force est décuplée !…

Tartelet : La mienne aussi, je suppose !… Et la preuve…V’lan !… Tant pis ça y est !

(Il lui envoie un vigoureux coup dans le derrière. Valdemar s’élève à 2 mètres du sol.)

Valdemar : Hein… Qu’est-ce que cela veut dire ? (il retombe).

Tartelet (riant) : Ah !… ah !… ah !… Le manque d’attraction. Les pieds en dehors, Monsieur, les pieds en dehors !

Valdemar : Ah ! Scélérat ! (Il lui envoie à son tour un coup de pied pareil.)

Tartelet (s’enlevant de même) : Ah !… (il retombe).

Valdemar : Le manque d’attraction, Monsieur, le manque d’attraction ! Ah ! chut ! du monde !


Scène V

Les mêmes, Éva, puis Ox.
(Éva sous le costume d’une jeune Altorienne sort de l’habitation.)

Éva : La maison de mon père vous est ouverte, messieurs.

Tartelet : La maison de votre… Ah ! oui pardon !… mademoiselle !

Éva : Vos amis vous attendent.

Valdemar : Nous allons les retrouver.

Tartelet (menaçant) : Quand vous voudrez, Monsieur ! (Ils se rencontrent à la porte.)

Valdemar (d’un air aimable) : Après vous !

Tartelet (même jeu) : Passez donc !

Valdemar (idem) : Je n’en ferai rien.

Tartelet : Par obéissance, alors.

(Ils entrent en même temps.)

Éva (rêveuse) : Bientôt, m’a dit mon mystérieux protecteur, la raison de Georges renaîtra ; mais pour la dernière fois, peut-être !… Et c’est ici sans doute que notre cruel ennemi lui fera subir une épreuve. Celle qui doit le perdre sans retour ! Oh ! je ne veux pas plus longtemps rester une étrangère à ses yeux ; c’est pour partager ses dangers que je l’ai suivi… Je me ferai reconnaître par lui, mais par lui seul… Vainement, les regards de ce docteur Ox sont demeurés attachés sur moi… non, non ! il ne m’a pas reconnue lui !

Ox : La voilà !… c’est bien elle !…

Éva : Allons !… Lui !


Scène VI

Éva, Ox.

Ox : Un seul instant, je vous prie.

Éva : Mon père m’attend, permettez !…

Ox : L’homme qui est là n’est pas votre père et je vous ai reconnue !

Éva : Moi, je ne vous connais pas !

Ox : J’ignore quel pouvoir, quel miracle vous a conduite ici, mais vous êtes Éva… et vous savez que moi…

Éva : Je ne vous connais pas, vous dis-je !

Ox : Eh bien… soit, je me trompais, et en vérité je ne le regrette pas. Il m’eût été pénible que la jeune fille dont je vous parle fût témoin de ce qui va se passer ici.

Éva : Ce qui va se passer !

Ox : Il m’eût été pénible, dis-je, qu’elle assistât non plus à la démence, mais à la mort de son fiancé.

Éva (s’oubliant) : Il va mourir !… Georges !…

Ox (avec force) : Vous voyez bien, que je ne me trompais pas.

Éva : Eh bien ! oui, je me suis trahie… oui, je suis Éva… Mais qu’attendez-vous de cet aveu que vous m’avez arraché, que me voulez-vous enfin ?

Ox : Je veux une dernière fois tenter de vous fléchir et d’attendrir votre cœur…

Éva : Et votre cœur à vous s’est-il donc attendri ? Avez-vous donc cessé de me persécuter ?

Ox : Ce n’est pas toi !… c’est lui !… lui, mon rival détesté…

Éva : Mais, lui, c’est toute ma vie.

Ox : Ne me dis pas cela !

Éva : Lui, c’est toute mon âme.

Ox : Tais-toi.

Éva : Lui, c’est tout mon bonheur, tout mon amour…

Ox (avec force) : Assez ! assez, te dis-je !

Éva : Et c’est en l’égorgeant que vous voulez arriver jusqu’à moi !… Ah ! vous m’assassinez, et vous voulez que je vous aime !… Eh ! bien, sachez-le donc, tout ce que vous ressentez d’aversion pour Georges que j’adore, moi, je le ressens pour vous… vous le haïssez… je vous hais.

Ox (hors de lui) : Éva… Mais qu’éprouvé-je donc ? Sa voix frémissante de colère et de haine a retenti jusqu’au fond de mon âme ! Ah ! c’est que je me résignerais peut-être à la douleur de ne pas être aimé de toi ; mais à en être haï, jamais ! Oh ! malheureux que je suis, j’aurai surpris les plus redoutables secrets de la nature, j’aurai acquis une science surhumaine, pour que tout cela vienne misérablement s’anéantir aux pieds d’une enfant !… Ah ! il l’avait bien dit ce Capitaine Nemo, c’est dans votre cœur même qu’elle trouvera des armes contre vous !… Eh ! bien oui ! mon orgueil est vaincu, oui, mon cœur est brisé !… Je te supplie, je t’implore, je suis à tes genoux… ne me hais pas Éva ! ne me hais pas !

(Il s’y traîne en effet et veut lui saisir la main.)

Éva (se dégageant) : Laissez-moi !… Laissez-moi !…

Ox : Je te demande grâce, Éva !… Écoute !… veux-tu que je devienne ton humble serviteur, ton esclave !…

Éva : Non !

Ox : Eh ! bien ! tiens ! mille fois plus encore ; le sien, son esclave, à lui… à ce Georges !… Ah ! ce serait un bien grand sacrifice, et bien déchirant je te le jure, n’importe, dis un mot, un mot de compassion, de pitié et je l’accomplirai, mais ne me hais pas, ne me hais pas !… Éva… ne me hais pas !…


Scène VII

Les mêmes, Volsius.

Volsius : Ma fille !

(Éva entre lentement dans la maison.)

Ox (faisant un mouvement pour suivre, Volsius se place sur son passage et tous deux se regardent en face) : Éva !…

Volsius : La femme t’écrasera la tête sous son talon !

Ox (suivant Éva des yeux) : Cette terrible malédiction, vient-elle donc à travers des siècles s’appesantir sur moi ?… Non, je triompherai de cet amour, je l’arracherai de mon cœur !… Ah !… je ne peux pas !… Je ne pourrai jamais !…

La femme t’écrasera sous son talon !…

Changement

17e Tableau
La Fin d’Un monde


Immense place bordée de palais d’une architecture spéciale. Les murs sont bâtis en pierres précieuses, en marbres de la plus grande beauté. L’or et l’argent apparaissent partout. Lumière éclatante qui a toute l’intensité de la lumière électrique.


Scène I

Georges, Éva, Ox, Tartelet, Valdemar,
Altoriens, Altoriennes.

La fête est dans toute sa splendeur. Des coupes pleines circulent entre les groupes.


Ballet


Ballet d’Altoriennes, qui au moment où il est dans tout son éclat est interrompu brusquement par un grand bruit de cloches et de tam-tam, et Georges suivi des autres personnages s’élance au milieu des danseuses.


Georges : L’heure a sonné et l’œuvre gigantesque s’accomplit en ce moment, par ces portes colossales que mes mains ont ouvertes, j’ai vu la mer s’élancer en mugissant dans le gouffre. Je l’ai vue se précipiter en d’immenses cataractes, et au bruit retentissant de sa chute, ont répondu les roulements prolongés des foudres souterraines. Il semblait que toute cette masse de feu se révoltât contre l’invasion ennemie, et de la lutte de ces deux éléments en fureur surgissaient à grands flots des vapeurs empourprées. Chantez, buvez, dansez, car vous avez accompli une œuvre sans pareille, c’est un glorieux triomphe de l’homme sur la nature, c’est un magnifique spectacle, que l’on payerait de sa vie.


Scène II

Les mêmes, Volsius.

Volsius : Et c’est de votre vie à tous que vous le payerez bientôt.

Tous : Ah !…

Éva : Que dit-il ?

Ox (d’une voix forte et ironique) : Il dit, pauvres fous que vous êtes, qu’un terrible cataclysme va se produire, que vous avez provoqué vous-mêmes !… Les eaux que vous avez précipitées dans la fournaise centrale, ne l’éteindront pas !… Transformées en d’épaisses vapeurs, elles vont tout renverser, tout détruire, et les débris de cette planète iront se disperser dans l’espace !…

Georges (délirant) : Eh ! bien !… ils nous emporteront avec eux dans d’autres mondes stellaires…

Volsius : Je vous le dis, Altor n’a plus que quelques instants d’existence.

Georges (saisissant une coupe) : Buvons, amis, buvons ! et si la mort doit nous frapper, mourons dans un dernier chant de triomphe !…

Éva : Mourons dans une dernière prière.

Une moitié des habitants : Oui ! Oui ! Buvons ! Buvons !

L’autre moitié (se courbant) : Prions.

(Les danses commencent d’un côté pendant que l’on prie de l’autre.)


18e Tableau
L’Explosion


Soudain une effroyable explosion se produit. Tout s’effondre à la fois au milieu des vapeurs et des flammes. Tout s’engloutit. Il ne reste plus que quelques ruines informes. Le ciel est couvert de nuages que sillonnent les éclairs au milieu des éclats de la foudre.

Tous les personnages sont renversés et semblent morts. Ox et Volsius seuls sont demeurés debout et se regardent d’un air de défi.

Un rideau de vapeur monte lentement vers les frises et cache peu à peu les ruines et les personnages.


19e Tableau
Le Château d’Andernak


Le salon du Château d’Andernak tel qu’il était au premier tableau.


Scène Unique

Georges, Éva, Ox, Volsius, Tartelet, Mme de Traventhal.
Georges est étendu sur un Canapé. Éva est agenouillée près de lui. Mme de Traventhal est près d’Éva. Tartelet se tient un peu à l’écart, Volsius et le Docteur Ox sont au chevet du malade.

Mme de Traventhal : Malheureux enfant !… Est-ce ainsi que je devais le revoir ?

Éva : Vivra-t-il, mon Dieu… et s’il vit, sa raison restera-t-elle à jamais perdue ?

Tartelet (à part) : Hélas ! j’en ai bien peur.

Volsius : Ne désespérez pas, mon enfant, à nous deux, le docteur Ox et moi, nous accomplirons peut-être un double miracle.

Ox : À nous deux… que voulez-vous dire ?

Volsius : Vous êtes une puissante incarnation de cette science, pour qui le corps est tout, et qui ne croit en rien dans l’avenir. Je suis, moi, l’humble serviteur de la foi, et je compte pour rien notre enveloppe terrestre. Rendez la vie à ce corps, dites-lui : relève-toi et marche, je m’efforcerai moi de réveiller sa raison et de rendre le calme et la force à son âme immortelle !

Ox : Le sauver !… moi !…

Éva : Votre esclave et le sien, pour n’être plus haï, m’avez-vous dit : j’abjure toute haine, sauvez-le !

(Il verse quelques gouttes d’une liqueur contenue dans un flacon sur les lèvres de Georges.)

Ox : Et maintenant, attendez.

Tartelet : Attendons. (Voyant entrer Valdemar.) Valdemar, chut !… (il lui fait signe de ne pas faire de bruit.)

Valdemar (bas, attirant Tartelet à part) : Oui c’est moi, Tartelet, et je suis bien heureux et bien désespéré à la fois !

Tartelet : Qu’y a-t-il donc ?

Valdemar : J’ai revu Babichok,… elle m’attendait ; mais elle attendait aussi mon diamant, et vous savez hélas ! (pleurant) là-bas… dans la planète… où il était sans valeur… je l’ai bêtement jeté…

Tartelet : Oui !… et je l’ai ramassé… Moi !

Valdemar (tristement) : Ah ! vous l’avez ramassé, Tartelet ?

Tartelet : Et je vais vous le restituer, Valdemar !…

Valdemar : Vous me le rendez… Tartelet, mon ami !… Nous l’offrirons à Babichok… tous les deux, et nous l’épouserons tous les… non !…

Ox : Regardez : ses yeux vont se rouvrir, sa bouche va parler, il se soulève.

Georges : Ah !

Ox : Il parle.

Georges (dans un délire complet) : Où sommes-nous ?… Ah ! le centre de la terre !… Éva qui va mourir !… Elle est sauvée !… maintenant… la mer… l’Atlantide… et ma royauté… mon triomphe !…

Éva : Hélas !… c’est toujours la démence !

Volsius : À mon tour maintenant !

(Il s’approche de l’orgue et se met à jouer.)

Georges : Altor !… la planète Altor !… Tout un monde qui s’anéantit !… les uns chantent et boivent !… les autres prient !…

(Pendant ces dernières paroles, le décor a changé et représente une sorte de cathédrale aérienne.)

Il prient !… et voici le sanctuaire céleste, c’est la voix des anges que j’entends !… Ah ! quel calme bienfaisant se répand dans tout mon être, mon front est rafraîchi et le voile qui obscurcissait ma pensée se dissipe… oui ! oui !… je me souviens !… je vois !… Je vous reconnais… je vous reconnais tous !… (saisissant la main à Éva). Éva ! ah ! Chère Éva ! Je t’aime,… plus de rêves insensés !… à toi… à toi seule pour toujours !…

Valdemar : À toi Babichok ! ton Valdemar !…

Tartelet (lui donnant le diamant) : Ton Valdemar et son diamant. (Valdemar se jette dans ses bras.)


FIN

20e Tableau
Apothéose


Volsius joue alors une sorte d’Hosannah. La Cathédrale se transforme de nouveau. Au fond, toute une « Gloire » resplendissante apparaît entourée d’anges. Ox lui-même, vaincu par la sublimité de cette vision s’incline à son tour.


FIN DE LA 3e ET DERNIÈRE PARTIE