Voyage archéologique en Perse/01

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VOYAGE ARCHÉOLOGIQUE
À NINIVE.


I. — L’ARCHITECTURE ASSYRIENNE


L’Égypte a été partout explorée. Dans les loisirs que leur laissait la victoire, les soldats de la république française ont escorté nos savans aux Pyramides et au milieu des ruines de Memphis ; Thèbes leur a ouvert ses portes, et Desaix, en passant à Philé, a gravé son nom sur la croupe d’un grand sphinx. Après eux, suivant le chemin qu’ils avaient tracé si glorieusement, Champollion est allé déchiffrer les hiéroglyphes de Louqsor et de Medinet-Abou. Depuis long-temps donc, l’Égypte était connue, la plupart de ses monumens, traduits par le burin, nous avaient transmis les arts et la religion des Pharaons. Palmyre, cette ville pour ainsi dire fabuleuse, dont l’Arabe jaloux ne laisse point approcher le voyageur, a vu Volney s’asseoir à l’ombre de ses mille colonnes. Doutant de tout, interrogeant le passé, le philosophe a reposé sa tête sur le parvis du temple du Soleil. C’est là qu’il médita les Ruines. Nous connaissions Persépolis ; l’incendie auquel Alexandre, ivre de vin de Perse, applaudit sur les marches brisées du trône de Darius, n’a pas tout consumé ; et de nobles débris ont échappé à la torche sacrilége de la courtisane qui, pour rivaliser avec son royal amant, voulut, elle aussi, venger la Grèce en brûlant le palais de Xercès.

Seules, Babylone et Ninive, ces deux villes réprouvées de Dieu, n’avaient rien laissé entrevoir de leurs somptueux édifices ensevelis sous de vastes monticules ; et si le chamelier arabe ne leur avait, par tradition, conservé leurs noms antiques, Babel, Neïnivèh, qui pourrait dire aujourd’hui où elles furent ? Les restes de ces cités maudites avaient toujours échappé aux investigations les plus minutieuses, et, à part quelques débris d’inscriptions inintelligibles, rien n’était venu en révéler la trace. Quelques tertres espacés étaient les seuls indices auxquels on pût reconnaître l’emplacement des deux villes. Une poussière brûlante, des fragmens de briques calcinées couvraient au loin le sol, comme si Dieu avait voulu que leurs cendres jetées au vent et leurs ossemens épars prouvassent que ces deux reines de l’Asie étaient restées sans sépulture. Dieu l’avait annoncé aux hommes par la bouche de ses prophètes. À Babylone, Jérémie avait dit : « Babylone, la noblesse des royaumes, l’excellence et l’orgueil des Chaldéens, sera comme quand Dieu renversa Sodome et Gomorrhe. » Nahum s’écriait : « Le Seigneur prononcera ses arrêts contre vous, prince de Ninive ; le bruit de votre nom ne se répandra plus à l’avenir ; j’exterminerai les statues et les idoles de la maison de votre dieu ; je la rendrai votre sépulcre, et vous tomberez dans la poussière. » Jonas, en parcourant la ville d’Assur, ne cessait de répéter : « Dans quarante jours, Ninive sera détruite. » Et depuis 2031 ans pour Babylone, 2471 pour Ninive, la mort, la solitude, ont succédé aux clameurs des peuples, à l’animation de ces capitales si florissantes. Rien de la ville de Sémiramis, rien de celle de Ninus.

Cependant le voyageur inquiet et avide cherchait encore ; un coin d’une tablette cunéiforme, un morceau de brique émaillée, l’encourageaient. S’il parvenait à trouver un onyx sacré, un cylindre ou l’un de ces cônes d’agate, amulettes symboliques des prêtres chaldéens, heureux il quittait le sol où le Mède Cyaxare fit crouler dans la poussière le trône de Sennachérib et celui où Balthazar avait fait dresser son pompeux festin. En voyant ces solitudes que la colère de Dieu, plus encore que la gloire des rois, avait rendues célèbres, il se disait : La prédiction est accomplie. L’historien refeuilletait les livres, et ne pouvait déduire aucun fait certain des vieilles traditions ; il s’efforçait d’accorder entre eux tant de récits contradictoires, et cherchait en vain à découvrir la vérité sous le voile épais qui la cachait. L’antiquaire se résignait moins facilement à la perte des grands monumens inconnus de Babylone et de Ninive : qu’étaient devenus les ouvrages de Nemrod et de Ninus ? Les admirables travaux de Sémiramis et de Nitocris étaient-ils perdus sans espoir ? Les pagodes, les idoles de l’Inde s’étaient conservées ; la sculpture des Perses, celle des Égyptiens nous étaient connues ; mais entre la Perse et l’Égypte il y avait de vastes contrées jadis peuplées, jadis florissantes, où de puissans empires avaient eu une longue durée. Il y avait eu là de grands centres d’une civilisation primitive, où d’ambitieux monarques avaient étalé leurs trophées sur les murs de palais somptueux ; et un bruit vague, arrivé jusqu’à notre âge, disait qu’ils y avaient fait sculpter leurs triomphes. L’art avait donc été en honneur chez ces nations ; il y avait eu une sculpture assyrienne ou babylonienne, et cette sculpture avait disparu ! Quel vide à combler dans l’histoire de l’art ! aussi l’archéologue en gémissait, il continuait ses investigations, interrogeant encore sous sa tente le Bédouin de l’Euphrate, pour apprendre quelque chose de Babylone, et demandant au Kurde du Tigre ce qu’il savait de Ninive. Il lui semblait que Dieu avait assez appesanti son bras vengeur sur ces villes. Les peuples qu’il avait maudits étaient morts ; les nations proscrites avaient disparu ; sa force avait assez fait justice de leurs crimes ; le jour n’était-il pas venu de laisser voir aux générations nouvelles les traces imposantes d’un châtiment sévère et mérité ?

C’était aux bords du Tigre, c’était dans le voisinage de Mossoul que devait être révélé ce grand et impénétrable mystère de l’art assyrien. En face de cette ville, assise sur la rive droite du fleuve, s’élèvent sur deux monticules assez étendus, auxquels se relient les extrémités d’une vaste enceinte, évidemment les restes d’un rempart très épais et encore très élevé. De ces deux éminences, l’une est factice, c’est-à-dire qu’elle porte partout la trace de constructions que prouve d’auteurs sa forme assez régulière. L’autre, qui est naturelle et rocailleuse, laisse également apercevoir çà et là des vestiges de maçonneries antiques, au-dessous des maisons d’un village arabe qui porte encore le nom de Neïnivèh, ou Nebi-Ounous (tombeau de Jonas), à cause d’une pierre ornée de caractères que les musulmans conservent religieusement dans une petite mosquée attenante au village. Le fanatisme des habitans ne permet pas de voir cette relique, qu’ils disent être la pierre sépulcrale du prophète ; et l’on ne peut vérifier si du moins elle porte des caractères assyriens. Il faut s’en rapporter au dire des gens du pays, et croire. C’est donc en ce lieu que mourut le prophète ; c’est là qu’assis à l’ombre du lierre que Dieu fit croître au-dessus de sa tête, Jonas menaça les Ninivites de la vengeance céleste ; c’est là aussi qu’était cette célèbre Ninive, si corrompue et si orgueilleuse, si implacable dans ses haines, si barbare dans ses vengeances ; enfin, c’est bien le sol où le fils de Bélus fonda la ville à laquelle il donna son nom, et qu’il voulut faire la plus grande et la plus belle de toutes les villes. Ces lieux virent Ninus, abdiquant pour cinq jours, céder son sceptre à un caprice de femme, et l’ambitieuse Sémiramis égorger, pour régner seule, l’homme qui l’avait, par amour, élevée au trône d’un grand empire.

En face de ces vestiges que le temps a nivelés, comme il nivelle tout, et de ce monticule qui s’élève seul au-dessus de la plaine, on peut croire qu’on a devant soi les cendres du splendide bûcher de Sardanapale ; car sait-on à laquelle des deux destructions de Ninive rapporter ces ruines ? Cette terre, aujourd’hui si aride et si dépeuplée, une population innombrable et active l’a embellie de ses ouvrages, l’a ébranlée de ses danses joyeuses, sillonnée de ses chars de triomphe, et les Juifs captifs l’ont fécondée de leurs sueurs, arrosée de leurs larmes, sans que Tobie, devenu ministre du grand roi, ait rien pu pour adoucir leur sort. C’est cette contrée jonchée aujourd’hui de débris à perte de vue que Jonas mit trois jours à parcourir, avertissant le peuple de ses péchés, l’exhortant au repentir, et le menaçant de la colère de Dieu. Toute l’histoire de Ninive se déroule à l’aspect de ces lieux désolés : la pompe de ses rois, ses victoires, ses malheurs et sa ruine, dont l’aspect n’a pas changé, comme si Dieu avait voulu en faire un grand exemple pour les générations futures.

L’antiquaire peut donc prendre le tombeau de Jonas ou le village de Neïnivèh pour point de départ de ses investigations, et l’intérieur du périmètre décrit par les longues murailles de terre qui se rattachent aux deux monticules pour le théâtre de ses recherches. Le sol, peu accidenté et de même nature, n’offre aucun point indicateur qui trahisse quelque place intéressante, et on a beau le parcourir en tous sens, on n’y rencontre rien qui attire l’attention ; mais le grand monticule factice, dont les flancs entr’ouverts et crevassés laissent voir çà et là des rangées de briques larges, épaisses, et cimentées avec du bitume, offre plus de chances de découvertes. Des voyageurs, des antiquaires, ont, à différentes époques, fait des recherches dans cette plaine. Tout leur attestait le plan d’un grand édifice, d’une citadelle, d’un temple ou d’un palais ; cependant rien d’entier, rien de complet ne leur permit de déterminer avec assurance ni l’époque, ni l’espèce, ni la construction de ce monument. Personne n’avait pu constater le caractère de l’art assyrien, ni l’étendue de Ninive, et tout espoir semblait être perdu, quand le gouvernement français eut la pensée d’envoyer à Mossoul un consul, M. Botta. C’est à lui que le sort avait réservé l’honneur d’une découverte que l’insuccès de ses devanciers ne pouvait faire espérer. Comme ceux-ci, il dirigea tout d’abord ses recherches sur le grand monticule de Neïnivèh. Il n’y trouva, avec beaucoup de peine, qu’un entassement de briques enduites de bitume, et quelques fragmens d’une pierre grise, gypseuse, et portant des traces de sculptures presque effacées, mais qui trahissaient un ciseau habile et un caractère antique original. Rien malheureusement n’était complet, et il était impossible de reconnaître un plan ou une construction quelconque dans le chaos résultant du bouleversement des édifices qui jadis avaient couronné cette éminence. Là, comme en beaucoup d’endroits, il semblait que l’on eût, après coup, enlevé les pierres, arraché les briques, très probablement pour faire servir les unes et les autres à la construction d’une ville ou de maisons modernes. Tous les voyageurs qui ont exploré le territoire de Babylone (et j’ai pu moi-même constater le fait) ont indiqué la petite ville arabe de Hellah, bâtie sur l’Euphrate, au centre des immenses ruines de la ville de Bélus, comme ayant été entièrement élevée au moyen de matériaux provenant des édifices antiques. Ainsi, les murs ou le pavé des cours dans les maisons d’Hellah laissent voir à leur surface nombre d’inscriptions cunéiformes qui font reconnaître des briques arrachées aux ruines de Babylone. De même, en remarquant que toutes les maisons de Mossoul sont construites en briques revêtues de plaques d’une pierre gypseuse exactement semblable à celle qui se retrouve dans les profondeurs des fouilles faites à Neïnivèh, on s’explique la disparition des blocs de pierre dont M. Botta n’a retrouvé que de minces débris, et on demeure convaincu que les somptueux palais de Sardanapale ou de Sennachérib ont fourni des matériaux aux constructions arabes de Mossoul et des villages environnans. Il était naturel que ces populations profitassent de la proximité des grandes carrières factices que recélaient les monticules de la plaine en face de Mossoul et les immenses murailles qui bordent le Tigre. C’est pour les habitans aujourd’hui une mine inépuisable, et l’on y voit journellement des ouvriers occupés à en extraire avec précaution de grandes briques très bien faites et parfaitement conservées, qui leur évitent la peine d’en fabriquer de nouvelles. Ils pensent d’ailleurs que celles qu’ils trouvent ; toutes faites, éprouvées par tant de siècles, leur présentent des garanties certaines de solidité. C’est à ces emprunts successifs faits aux ruines antiques qu’il faut en grande partie attribuer le nivellement qui s’est opéré d’âge en âge, et qui tend à aplanir tout-à-fait le sol de Ninive, comme celui de Babylone. Par suite de ces raisons, les recherches de M. Botta à Neïnivèh étaient, depuis un mois, infructueuses et désespérantes, quand, mieux renseigné, et sur l’indication précise d’un autre point de la plaine que lui donna un paysan, il transporta les pioches de ses ouvriers au village de Khorsabad, distant de Mossoul de quatre heures. Ce n’était pas sans inquiétude et sans douter beaucoup de la véracité de son guide que notre consul s’achemina vers ce nouveau but offert à ses investigations, et quoique, pour y arriver, il eût à cheminer sur un sol partout accidenté par des monticules factices, hérissé de débris de briques ou de morceaux de pierres conservant des traces de taille, il n’osait croire au succès de son exploration. Se défiant des connaissances de son conducteur en fait d’art assyrien, il doutait de la valeur de ses renseignemens, et craignait, non sans raison, de n’avoir à déblayer que les restes de quelque masure moderne ou de quelque vieille église avec des ornemens sculptés dans le goût arménien. Combien de fois, en effet, n’est-il pas arrivé à un antiquaire, au milieu de ces populations ignorantes, d’arriver à des déceptions cruelles après avoir, avec une trop confiante espérance, suivi un cicérone arabe ou kurde ? Et pourtant ne faut-il pas que le voyageur étranger ait recours aux gens du pays, s’il veut visiter un lieu qu’il ne trouverait pas seul, ou qu’il mettrait bien du temps à découvrir en marchant au hasard ? Mais comment ne pas douter de l’authenticité des récits des Orientaux ? Pour un musulman, la création date de l’hégire ; pour un chevrier curde ou un chamelier arabe, les années sont des siècles. Bien des fois, en Perse ou en Mésopotamie, on m’a mené au pied d’un vieux mur de mosquée avec autant d’empressement que s’il se fût agi d’une porte de Thèbes, ou bien c’était une pierre ornée de caractères couffiques qu’on me montrait avec autant de complaisance et de satisfaction que si elle eût recouvert les restes de Noé.

Livré à des doutes que paraissait trop bien justifier l’ignorance de ses guides, M. Botta arriva à Khorsabad. C’est un village peuplé de Kurdes demi-sang croisé d’arabe ; il est bâti sur une éminence isolée, au milieu de la plaine qu’elle domine de douze à treize mètres environ. À défaut de tessons de briques et de quelques pierres de taille restés à moitié de la hauteur du talus, l’isolement de ce monticule prouverait suffisamment qu’il est factice. La forme de cette éminence est irrégulière ; cependant on reconnaît quelques angles que le temps, les pluies et le passage des hommes et des troupeaux, n’ont pu entièrement effacer. Sur le plateau légèrement ondulé qui forme le sommet étaient bâties une cinquantaine de maisons d’assez pauvre apparence. Le guide était fier de la confiance qu’il croyait inspirer, et que M. Botta sentait réellement s’affermir en face de cette vaste éminence ; il était fier surtout de pouvoir montrer des objets auxquels les Européens attachent tant de prix, lui qui avait dormi et fumé sa pipe si nonchalamment sur ces trésors. Aussi offrit-il de commencer aussitôt les recherches dans sa propre maison, et, s’il en était besoin, de la mettre à bas ; bien entendu que notre homme espérait un dédommagement, un cadeau ou bakchich.

Après quelques investigations faites au dehors, on se convainquit qu’il fallait en venir à attaquer la pauvre chaumière, puisqu’elle paraissait avoir usurpé la place d’un palais. En soulevant la natte poudreuse qui servait de lit à l’Arabe, on reconnut en effet quelques pierres blanchâtres, arrondies par le frottement, et qui, par l’ensemble de leurs formes, paraissaient avoir été travaillées. Encouragé par ce premier aperçu, M. Botta n’eut pas de peine à conclure l’arrangement avec le paysan, et, pour quelques piastres, il acquit le droit de renverser sa cahutte de fond en comble. Le peu de solidité des matériaux facilita l’opération, et, en quelques instans, il ne resta plus de la chétive cabane qu’un peu de poussière et des roseaux brisés. On conçoit que si les habitations du peuple de Ninive ont été élevées de la même manière, il n’a pas fallu au temps ni aux hommes de grands efforts pour les raser, et cela explique pourquoi, à part quelques monticules qui s’élèvent encore çà et là dans la vaste plaine qui borde le Tigre, en face de Mossoul, on ne rencontre que fort peu de vestiges importans.

Le moment était donc venu de tenter la fortune, d’interroger les entrailles de la terre ; l’heure était solennelle, et la pioche, mise en contact avec cette terre antique, allait se courber comme la branche de coudrier au-dessus de la terre humide qui cache une source. Le terrain fut donc frappé, percé, et sa croûte, durcie par le poids de vingt-cinq siècles qui l’avaient foulée, ne put bientôt plus défendre les parties inférieures, qui, plus molles, furent vite enlevées et creusées profondément. D’abord jaillirent quelques éclats de pierre, ensuite vinrent des morceaux plus gros, puis le fer ne put entamer des blocs plus forts. Quelquefois on les arrachait avec beaucoup de peine, ou bien il fallait les tourner, les isoler, creuser autour, et alors les espérances grandissaient en proportion de la résistance qu’ils opposaient. Un fragment ébranlé se détacha : c’était une tête, une superbe tête, au profil droit et pur, d’un caractère antique, avec une coiffure inconnue et une barbe longue et frisée. Elle indiquait un genre de sculpture d’un style nouveau, se rapprochant cependant de celui de Persépolis. Elle avait un relief assez saillant, et devait appartenir à un corps de près de trois mètres. Ceci était plus qu’un indice, c’était une véritable découverte ; la pierre était grande, elle devait supporter plusieurs figures ; on voyait le haut d’autres blocs ; il était présumable qu’il y en avait beaucoup, à en juger surtout par l’étendue du monticule et la forme qu’il présentait au-dessus du point attaqué.

Cependant on n’était qu’au commencement des fouilles ; à peine savait-on sur quoi on travaillait ; que pouvait-on préjuger de toute cette terre si muette, si sourde jusqu’alors aux invocations des antiquaires ? L’espérance était-elle raisonnable ? Déjà elle semblait logique, et l’avenir prouva qu’elle était juste. Le point de départ paraissait favorable, puisque du premier coup de pioche on avait mis à nu un amas de pierres, renversées il est vrai, mais sculptées. On continua l’opération, et on suivit la petite tranchée qu’on venait d’ouvrir. De ce moment, M. Botta marcha de découverte en découverte, de surprise en surprise. Toutes les pierres étaient sculptées, elles annonçaient une suite de bas-reliefs, et l’on ne tarda pas à reconnaître que l’on avait entamé une muraille dont la base, encore en place, complétait les figures dont on avait arraché si péniblement les premiers fragmens. Un peu plus loin, on trouva que la muraille tournait à angle droit, puis elle tourna encore. On crut à une porte ; on s’en assura en perçant sur le côté, et l’on découvrit l’autre paroi : c’était en effet une porte. Alors il devait y avoir le prolongement du premier mur ; on le chercha et on le trouva. Après l’avoir suivi sur une longueur égale à celle que l’on avait déjà, on retrouva encore un angle droit symétrique du premier, et le mur se continuait dans une nouvelle direction parallèle à celle du premier mur découvert. On était donc dans une salle. Mais cette porte que l’on avait ouverte, où conduisait-elle ? Elle menait à une autre muraille couverte également de sculptures. Décidément, on tenait une bonne veine, et l’on commençait à comprendre l’espèce et l’arrangement des monumens que l’on cherchait.

Les premiers pas faits dans les tranchées que l’on avait ouvertes avaient été incertains. On avait beaucoup tâtonné, car on ne savait par quel bout attaquer ; et puis, si l’on n’était pas dans une bonne voie, tout manquait, on ne trouvait plus ; il fallait changer de direction, quelquefois revenir sur ses pas. Ce que je raconte là a été le travail de plus d’un mois ; la terre était dure, les ouvriers novices, la main qui les guidait fort indécise. Mais maintenant on savait, on comprenait, et puis l’on tenait un mur ; on n’avait qu’à le suivre toujours, jusqu’à ce qu’il manquât. Il n’a pas manqué, il s’est toujours offert, et chaque coup de pioche, chaque panier de terre enlevé, en laissaient voir la suite.

M. Botta travaillait ainsi depuis près de six mois, et il avait déjà mis au soleil 140 mètres de bas-reliefs, un peu endommagés, il est vrai, mais néanmoins dans un état de conservation surprenante pour le temps auquel ils remontaient et pour la durée de l’ensevelissement. Toute cette sculpture était homogène, quant au caractère et à l’exécution ; elle était accompagnée d’inscriptions cunéiformes en nombre considérable. Cette première période de la découverte, beaucoup plus heureuse que le consul ne l’avait espéré, avait donné des résultats d’un grand intérêt sous le rapport de l’art. Toutefois l’importance archéologique de ces ruines ne pouvait être bien établie que quand on serait parvenu à avoir un grand ensemble, plus de variété dans les sujets, par suite plus de renseignemens, et surtout quand on aurait pu lire les caractères qui les accompagnaient. Cette découverte soulevait un problème triple dont la solution paraissait très difficile : à quel édifice, à quelle ville, à quel âge de l’histoire se rattachaient ces monumens, et à quel prince devait-on les attribuer ? Persans ou médiques, ils étaient importans comme complément d’une civilisation que l’on connaissait déjà ; mais ils n’apprenaient rien de nouveau. Assyriens, remontant au temps de Ninive, c’était tout un monde d’idées nouvelles, de données historiques, au point de vue chronologique comme au point de vue de l’art ; et ils venaient justement combler une lacune qui faisait le désespoir de tous les antiquaires. Il fallait donc chercher à découvrir par quelque indice, à quelques signes certains, et par une suite de remarques faites sur les monumens mêmes, quel était le nom présumable de ces édifices dont on venait de trouver une petite partie. Et pour atteindre plus sûrement ce but, il était indispensable de pousser les fouilles plus avant. M. Botta ne pouvait à lui seul continuer une si grande opération, car il ne pouvait prévoir où il serait conduit, et s’il n’aurait pas à déblayer sur toute l’étendue du monticule. C’était un travail long, pénible, pour lequel il fallait s’imposer de grandes dépenses ; et puis il ne s’agissait plus seulement de faire jaillir de terre une série de bas-reliefs, il fallait, pour que la science en profitât, les retracer avec leur caractère, dans leur style, les rendre une fois pour toutes impérissables, puisqu’on avait été assez heureux pour les retrouver après vingt-cinq siècles. M. le consul de France, dont la haute intelligence et la capacité s’étaient appliquées jusque-là à des matières fort différentes, n’avait pas toutes les connaissances qu’exigeait ce grand travail, et ses occupations consulaires l’en auraient d’ailleurs empêché. Il prit donc avec désintéressement, et dans une pensée toute patriotique, le meilleur parti que pût lui suggérer le désir de faire profiter son pays d’une découverte aussi importante : il dessina ce qu’il avait mis au jour avec le discernement, le tact, et je dirai même le sentiment nécessaire pour faire comprendre parfaitement le caractère et le style de ces sculptures ; il copia également quelques lignes de ces hiéroglyphes énigmatiques, et envoya le tout à Paris, à l’Académie des Inscriptions, en la priant de prêter quelque attention à sa découverte, et, si elle la trouvait digne d’intérêt, si elle la jugeait de quelque importance, de vouloir bien la recommander aux ministres compétens qui pourraient la faire fructifier et fournir les moyens de pousser les recherches jusqu’à la limite de leur utilité.

Le corps savant auquel M. Botta avait fait part de ses premiers travaux, si zélé pour tout ce qui peut agrandir le cercle de nos connaissances, prit le plus vif intérêt à la découverte du consul de France : il la recommanda à MM. les ministres de l’intérieur et de l’instruction publique en termes si pressans, et leur fit entrevoir sous un point de vue si favorable la nouvelle carrière que M. Botta ouvrait à la science des antiquaires, qu’ils résolurent de concourir généreusement à cette œuvre, et d’envoyer quelqu’un de l’art pour faire les travaux graphiques. Les voyages que j’avais précédemment faits en Orient, notamment en Perse, où j’avais été chargé d’étudier la sculpture des deux époques achéménide et sassanide firent jeter les yeux sur moi, et je fus désigné pour aller à Mossoul remplir la mission de confiance dont il s’agissait. La première chose à faire pour mener à fin une entreprise de cette importance était d’obtenir de la Porte les firmans sans lesquels on ne pouvait s’assurer la libre exploitation de cette mine archéologique. J’avais aussi à me prémunir d’avance contre les obstacles que pourrait susciter la jalousie des fonctionnaires turcs. Ceux-ci chercheraient en effet par tous les moyens à tirer profit de la découverte de ces monumens qu’ils n’auraient pas hésité à détruire s’ils n’avaient écouté que le fanatisme religieux et leur brutalité naturelle. Il fallait donc obtenir du gouvernement ottoman la faculté d’arracher à un sol foulé par des pieds fanatiques, et qui avaient déjà, depuis Mahomet, écrasé tant de précieuses reliques de l’antiquité, les belles sculptures qui allaient enfin faire toucher du doigt cet art assyrien regardé long-temps comme fabuleux, malgré les récits d’Hérodote. Il fallait qu’à côté des précieux débris de Thèbes, de Karnak et de Denderah, on vît se placer à Paris les étonnans bas-reliefs de Ninive.

Ce ne fut pas sans quelques difficultés que ces firmans furent délivrés par Porte sur les vives instances de notre ambassadeur, M. le baron de Bourqueney. Superstitieux et jaloux de ce que recèle la terre, les Turcs veulent toujours voir des trésors cachés sous les monceaux de ruines qui couvrent leur pays. Trop ignorans pour comprendre l’intérêt que la science apporte à tout ce qui rappelle des peuples éteints et un art primitif, ils ne peuvent imaginer qu’il y ait pour les recherches des antiquaires un autre mobile qu’un vil amour de l’or ; car s’il est un pays où l’or résume tout, c’est bien la Turquie. Néanmoins, grace aux soins et à l’appui de notre ambassadeur, la Porte accorda tous les firmans nécessaires, et les travaux purent être repris et continués sans que le pacha ou les habitans y aient jamais opposé la moindre résistance.

Nous avons dit que le lieu où M. Botta a fait son intéressante découverte et commencé les fouilles est un village appelé Khorsabad, à quatre heures[1] environ de Mossoul, situé sur la rive gauche du Tigre, mais à une assez grande distance du fleuve, et placé sur un monticule factice qui s’élève de 15 à 18 mètres au-dessus de la plaine immense bornée au nord et à l’est par les montagnes du Kurdistan, au midi et à l’occident par les sables brûlans du désert. Ce village se composait de cinquante à soixante maisons qu’occupaient environ cent cinquante habitans, dont l’expropriation était devenue indispensable. Cette expropriation pouvait s’obtenir d’autant plus facilement, que, depuis long-temps, les villageois désiraient descendre dans la plaine, et aller s’établir auprès d’une petite rivière pour éviter à leurs femmes le transport de l’eau, que la distance et la pente du monticule leur rendaient fatigant. En Orient, tous les travaux du ménage, sans exception, sont abandonnés à la femme, et quelque pénible qu’un de ces soins puisse être, un musulman ne le lui évite jamais ; il dérogerait à son rang comme chef de la famille, et croirait manquer à sa barbe.

Il ne fut donc pas difficile de faire consentir les habitans à quitter leurs maisons, pas plus qu’il ne le fut de s’entendre sur l’indemnité à leur payer pour leur déplacement, ou sur celle qui était légitimement due aux propriétaires du terrain. Dans l’empire ottoman, le sol appartient à l’état, c’est-à-dire au sultan. Il est concédé aux villages et sous-loué aux paysans, qui en prennent à ferme une étendue proportionnée à leurs moyens, et ils en paient le prix en redevances qu’ils acquittent soit en numéraire, soit en nature. La terre est également donnée à des mosquées ou dervicheries à titre de fief ; elle constitue le revenu de ces établissemens religieux et sert à les entretenir comme à payer les imans, ou autres desservans. C’était précisément le cas pour Khorsabad, et il fallut traiter avec les chefs de la mosquée principale d’Arbil, l’ancienne Arbelles, qui est à deux journées de Mossoul. Il est assez piquant de voir les palais assyriens devenus le domaine d’une mosquée musulmane, et les ombres pétrifiées de Sardanapale ou de Nabuchodonosor payer une redevance au culte de Mahomet. Les imans, ravis de gagner à ce marché quelques centaines de piastres, en permettant de sonder un terrain qui leur resterait après, consentirent facilement à le laisser creuser en tout sens. Le cadi prit acte de la convention entre les parties, apposa son sceau, reçut quelques piastres, et, désormais maîtres du sol, nous pouvions, le consul et moi, poursuivre la recherche de l’antiquité assyrienne jusqu’à ses profondeurs les plus cachées. Aussitôt que tous ces préliminaires, qui assuraient notre liberté d’action, furent terminés, j’allai m’installer sur les lieux mêmes, et dans une maison bâtie en terre par les soins de M. Botta. Cette misérable maison, vraie cahutte, avait été le sujet d’une discussion très grave entre le consul et le pacha. En dépit de toutes les représentations qu’on put lui faire, le pacha persistait à prendre une chétive construction dans laquelle il n’était pas entré une pierre, pour la kalèh ou forteresse destinée sans doute à contenir les trésors trouvés et à les mettre à l’abri d’un coup de main, que lui auraient conseillé très probablement sa rapacité et sa sordide avarice. Nous eussions eu peut-être le plaisir de le voir reculer avec colère devant les immenses blocs de pierre que, nous Européens, nous avions la folie d’exhumer à grands frais, et que sa brutale ignorance lui aurait fait mépriser, ou transformer en plâtre, ainsi qu’il l’avait déjà fait de plusieurs débris trouvés au village de Neïnivèh ; mais la mort l’enleva au milieu de ses richesses arrachées aux malheureux habitans que la vénalité de la Porte avait confiés à son gouvernement. Les pachaliks de Mossoul et de Bagdad se trouvent encore placés en dehors du hatti-cherif ou décret impérial qui a, depuis quelques années, régularisé l’administration des pachas. Autrefois ces fonctionnaires ne rendaient aucun compte à la Porte de leur gestion ; ils étaient simplement tenus de payer un nombre de bourses calculé d’après la quantité des revenus du pays qu’ils administraient. D’après les termes du hatti-cherif de Gulhané, les pachas investis du pouvoir dans les différentes provinces de l’empire, doivent administrer au nom du sultan, rendre compte de tous leurs actes au divan, et percevoir les revenus pour le trésor impérial, à la charge pour le gouvernement de pourvoir à toutes les dépenses administratives. Toutefois, par une restriction dont on a cru trouver le motif dans le caractère turbulent et l’esprit d’indépendance des provinces du Kurdistan et de l’Arabistan, sans que, depuis longues années, elle se trouve d’ailleurs justifiée, l’empereur a excepté les deux pachaliks de Bagdad et de Mossoul, qui restent toujours soumis à l’ancien régime. Aussi les pachas y commettent-ils toutes les exactions que leur inspire leur rapacité. Il n’y a pas jusqu’aux bijoux ou aux habits des femmes qu’ils n’enlèvent pour grossir leur kaznèh.

Méhémet-Pacha étant donc mort, le consul était rentré en possession paisible de sa chaumière, sans que peut-être les idées de son successeur fussent différentes au sujet des trésors de Sardanapale. Mon premier soin, en arrivant, fut d’étudier la configuration du monticule, de le mesurer pour avoir une idée de l’étendue qu’avaient dû occuper les édifices qu’il recélait, et de m’assurer de leur périmètre présumable. Je trouvai que cette éminence, qui portait des traces évidentes de constructions partant de sa base, offrait encore une forme assez régulière à angles droits. La longueur était de 300 mètres sur une largeur moyenne de 150, ce qui donnait une superficie de 45,000 mètres carrés. Restait à savoir si, sous cette immense étendue de terrain, on trouverait partout des ruines, et partout des restes intéressans. Au premier aperçu, je ne le pensai pas. En effet, la surface de ce monticule était très irrégulière ; il y avait, et notamment du côté où M. Botta avait attaqué, des parties coniques très élevées qui indiquaient des monumens encore sur pied, tandis que, dans d’autres, le sol, très bas et déprimé, se rapprochant du niveau de la plaine, nous laissait peu d’espoir de trouver des murs debout, ou même renversés, à la place qu’ils avaient occupée.

J’ai dit précédemment comment M. Botta était arrivé à découvrir un des angles de cet édifice. Ses premières fouilles avaient été faites précisément à l’une des extrémités du monticule qui offrait le plus de chances favorables, c’est-à-dire dans la portion la plus élevée. De tout ce que M. Botta avait écrit à l’Institut sur les sculptures déjà retrouvées, il résultait qu’il avait mis, en partie, au soleil quatre salles et une portion notable d’une façade extérieure. Ce fut donc à l’endroit même où il avait déposé la pioche que je la repris, et là que je choisis mon point de départ, ne pensant pas pouvoir mieux faire que de suivre la trace découverte par notre consul et continuer les tranchées dans le sens où il les avait entamées. Les fonds que le gouvernement avait mis à notre disposition, et dont une partie déjà avait été prélevée pour les indemnités à payer, nous commandaient d’agir avec économie, et de ne pas pousser les travaux avec une vigueur qui nous aurait exposés à dépasser bientôt le crédit alloué pour les premiers mois de travail. Nous reprîmes donc les opérations avec peu d’ouvriers, et activâmes modérément leur besogne ; mais je ne tardai pas à m’apercevoir que le filon que j’avais reçu des mains du consul était d’une richesse telle, que sous la croûte très élevée du terrain il y avait certitude de trouver un grand nombre d’autres salles et une immense quantité de sculptures. Force fut alors d’accélérer les déblaiemens en employant plus de bras, ce qui nous détermina à porter jusqu’à deux cents le nombre de nos travailleurs.

Le bénéfice de cette importante et longue exploitation et de cette augmentation d’ouvriers ne fut pas pour nous seuls. Une circonstance fort heureuse pour nos travaux se présentait fortuitement. On se rappelle que, quelques mois avant cette époque, vers la fin de 1842, les courriers de l’Orient avaient apporté la triste nouvelle que des tribus chrétiennes, établies dans les contrées les plus élevées des montagnes qui séparent le Kurdistan central des plaines de la Mésopotamie, avaient soudainement été attaquées par plusieurs peuplades Kurdes réunies sous le commandement de Beder-Khan-Bek, seigneur suzerain de Djezireh. Cette guerre avait pour prétexte apparent des querelles de voisinage, mais en réalité elle s’expliquait par la différence des cultes et l’exaltation des haines religieuses. Ces montagnards chrétiens, qui portent dans le pays le nom de Tiaris, sont de race chaldéenne et nestoriens de religion. Ils soutinrent bravement le choc des Kurdes, et l’horreur que leur inspiraient les musulmans tourna au profit de la défense du sol. Ils obtinrent d’abord quelques avantages, et repoussèrent leurs farouches ennemis ; malheureusement le courage qu’ils déployèrent et qui aurait dû les sauver fut la cause de leur ruine. Les Kurdes, indignés que des chrétiens eussent l’audace de leur résister, appelèrent à eux tous leurs coreligionnaires, et les pauvres Tiaris, accablés par le nombre, vaincus par la férocité de leurs adversaires, furent enveloppés de toutes parts, refoulés vers le sommet de leurs montagnes, et massacrés sans pitié ni merci. Leurs misérables hameaux incendiés ne pouvaient plus servir d’asile aux fugitifs que le carnage avait épargnés, et on les vit errer, pendant plusieurs jours, sur les pentes des montagnes du Kurdistan. Un grand nombre de ces malheureux allèrent à Mossoul implorer la compassion de leurs frères en Jésus-Christ, pour l’amour de qui ils avaient tant souffert ; ils vinrent frapper à la porte des consuls européens, représentans de la France et de l’Angleterre. Le premier, M. Botta, qui avait intéressé le gouvernement français à la triste situation dans laquelle se trouvaient ces pauvres chrétiens, avait obtenu de M. le ministre des affaires étrangères une aumône digne du pays qui, dans tous les temps, a tendu la main aux grandes infortunes. M. Guizot, en accordant à ces malheureux un secours efficace, se montra fidèle à un usage traditionnel pour notre politique en Orient.

Lorsque j’arrivai à Mossoul, j’y trouvai donc les débris des familles nestoriennes pleurant leurs misères et la perte de leurs plus braves enfans. Les aumônes suffisaient à peine à leur existence, et tous, pâtres et laboureurs, ne trouvaient pas à employer leurs bras dans une ville peuplée de marchands et de soldats. Résignés, sans être ébranlés dans leur foi, malgré les douleurs dont Dieu avait permis qu’ils fussent accablés, ils attendaient qu’il plût à la Sublime Porte de décider de leur sort. Leur rendre justice et châtier leurs ennemis eût été contraire aux principes du Koran, et d’ailleurs leurs féroces adversaires s’étaient toujours rendus assez redoutables aux pachas pour que le gouvernement turc n’osât pas leur demander compte d’une agression injuste, ni même de massacres qui révoltaient l’humanité. Réduits à gémir, les Tiaris attendaient, sans prévoir quelle fin auraient leurs maux, quand le besoin où nous étions de bras laborieux nous fit songer à eux. Robustes, aussi sobres que dociles, ces montagnards nous promettaient une pépinière d’ouvriers infatigables. Nous en prîmes un grand nombre, et soulageâmes d’autant leurs familles qui eurent ainsi de plus grosses parts dans les charités que leur faisaient les consuls et les Mossoulis. — Ces hommes, descendans des anciens Chaldéens, dont ils parlent la langue, qui avaient bâti Ninive et l’avaient vue s’abîmer dans sa cendre, allaient donc, après 2500 ans, en exhumer les vestiges calcinés, et rendre à la science et à l’infatigable curiosité de notre époque les produits d’un art ignoré, que la barbarie des peuples du nord, alliée à la jalousie haineuse de ceux du midi de la Mésopotamie, avait voulu faire disparaître et avait enfouis jusqu’à ce jour.

Nonobstant ce renfort qui portait le nombre des travailleurs à 200, la profondeur des tranchées, la dureté du sol, nécessitèrent un travail opiniâtre de six mois ; mais si l’on songe que les fouilles furent recommencées avec la chaleur, que, durant trois mois, le thermomètre marqua 46 degrés à l’ombre, et que pendant tout ce temps le vent meurtrier du désert, le sam, venait nous asphyxier, on s’étonnera sans doute de la persévérance et de l’énergique volonté qui maintinrent les ouvriers sur leurs fouilles, malgré la maladie d’un grand nombre et la mort de quelques-uns. Après six mois de ce labeur opiniâtre et consciencieux, on avait mis au soleil les restes d’un vaste palais comprenant quinze salles attenant les unes aux autres, et formant un plan d’ensemble dont la surface est représentée par 22,000 mètres carrés. Cependant ce n’est là qu’une portion d’un vaste palais antique, car les débris éloignés que j’ai retrouvés sont autant de traces au moyen desquelles on peut se faire une idée de la grandeur totale du monument ; mais il serait impossible, d’après ce qui reste, de refaire le plan complet de cet édifice, et même difficile de tracer le périmètre dans lequel il était compris ; car, dans l’hypothèse très admissible où le monticule actuel aurait été la base d’un palais couvrant sa surface totale, il en manquerait plus de la moitié. On ne peut déterminer avec certitude que la longueur de cet édifice ; j’ai retrouvé, en effet, une porte isolée et ruinée à la place qu’elle occupait, à 150 mètres de l’endroit où les dernières constructions découvertes se sont arrêtées. L’édifice entier aurait donc eu 300 mètres de long sur 150 de large. Qu’est devenu tout ce qui manque ? C’est ce qu’il est impossible de dire ; mais d’après toutes les observations que j’ai faites, je crois avoir acquis la preuve qu’un grand nombre de pierres ont été enlevées, que d’autres, sur lesquelles les sculptures ont été effacées, avaient été préparées pour être transportées ailleurs, et que les matériaux d’une grande partie de ces monumens ont servi à la construction d’édifices postérieurs dans une autre localité. Quant à la portion qui a fourni un ensemble de façades et de salles, celles-ci ne sont pas également bien conservées, et elles présentent des interruptions très regrettables. En continuant les fouilles à partir du point où M. Botta les avait laissées, et en poursuivant les tranchées dans la direction du centre de l’éminence, j’ai trouvé neuf salles intactes avec leurs quatre murs debout ; il s’en est offert six, dont une partie était tombée, et enfin, en me rapprochant de plus en plus du centre, je n’ai retrouvé que des façades interrompues, éloignées l’une de l’autre, entre lesquelles il y a certainement eu d’autres salles ; mais tous les matériaux en ayant été enlevés, elles ont disparu totalement, et de manière à ce qu’il soit tout-à-fait impossible d’en reconstruire le plan autrement que par analogie avec celles qui existent encore, en se réglant sur leurs dimensions pour rétablir celles qui manquent.

Bien qu’on puisse relever quelques irrégularités dans les salles et les façades retrouvées en place, on est amené, en les examinant avec attention, à reconnaître que le principe adopté dans la construction était la symétrie, obtenue par des murs se coupant à angles droits et de longueurs égales ; par des portes placées de même ou des sculptures répétées dans un ordre inverse et symétrique. La plupart des salles, parmi lesquelles il s’en trouve cinq de 30 à 35 mètres de longueur, communiquent entre elles par plusieurs portes ; mais il y a des salles auxquelles on n’arrive qu’après en avoir traversé plusieurs, et elles n’ont pas d’autre issue ; elles sont de petites dimensions, et je présume qu’elles étaient réservées pour l’habitation secrète, sans cependant que rien de particulier indique d’une manière certaine quelle a pu en être la destination, si ce n’est la place retirée qu’elles occupent.

Qu’était cet édifice ? Telle est la première question que l’on se fait. À en juger par le nombre de ses salles, il est très probable que c’était un palais, l’habitation d’un des souverains de Ninive. On ne doit pas penser que ce puisse avoir été un temple ou une nécropole ; car pour rendre cette dernière opinion admissible, en constatant l’analogie de ce monument avec les spéos de l’Égypte ou de l’Inde, il faudrait que dans les immenses salles qui se succèdent on vît une suite de bas-reliefs représentant des rois différens avec des costumes ou des attributs marquant les époques diverses de leurs règnes. Or, toutes les sculptures paraissent se rapporter au même souverain, autant qu’on peut en juger par l’identité des physionomies ou des costumes. Quant à l’idée d’un temple, le fait seul du nombre des salles et leur disposition la rendent improbable ; mais cette idée disparaît tout-à-fait quand on remarque que sur un des côtés de la plate-forme où s’élevaient ces édifices on retrouve la trace d’un petit monument isolé de la grande masse des autres, bâti différemment, avec des pierres particulières d’une espèce de basalte noir, très dur, et sur lequel sont exclusivement représentés des personnages mystiques et symboliques, tels que des dieux ou leurs acolytes. Je crois avoir dans cet endroit reconnu l’emplacement d’un autel, et l’on en voit deux au bas du monticule qui, par la direction qu’ils ont prise en roulant du haut de la terrasse, paraissent avoir été enlevés de cette place même.

Cet édifice ainsi distribué reposait sur une plate-forme qui, selon toutes les observations faites, paraît avoir été construite en briques crues, soutenue par un mur épais en pierres parfaitement taillées et assemblées, toutes de même grandeur. C’est sur cette terrasse, qui domine la plaine de 12 à 13 mètres, que s’élevaient les murs du palais. Le système de construction adopté pour cet édifice est fort simple. Semblable à celui de Babylone, dont l’histoire nous a conservé la description, il consiste en gros murs dont l’épaisseur varie entre 3 et 6 mètres, faits de briques crues, c’est-à-dire simplement séchées et durcies par le soleil, posées à plat les unes sur les autres, et liées par un peu de boue. Ce ciment, qui parait si peu solide, est suffisant, et cela s’explique par la faculté qu’a la brique crue de faire corps avec la boue. Quoique le bitume ait été employé fréquemment, ainsi que le prouvent les nombreuses couches que l’on en retrouve, on doit croire que ceux qui ont présidé à l’édification de ce palais n’en ont pas trouvé l’emploi nécessaire dans ces massifs, ou que, malgré ce qu’a dit Diodore de sa source intarissable, celle d’où il provenait n’aurait pu suffire à la consommation si l’on s’en était servi pour cimenter chacune de ces briques crues. Les gros murs étant ainsi construits et présentant une épaisseur de plusieurs mètres, on les a revêtus de plaques d’un marbre gypseux, dur et grisâtre, qui se trouve dans le pays, et dont des bancs énormes gisent dans la campagne à la surface du sol. Ces plaques ont 4 mètres de hauteur, et généralement 2m50 de largeur sur 0m20 d’épaisseur. Elles sont enfouies à 1 mètre de profondeur dans le sol, où elles sont scellées fortement avec de l’asphalte. Une des particularités remarquables de la construction, c’est que toutes les encoignures des salles, sans exception, sont faites d’un seul bloc de pierre taillé en équerre, et assurent à la fois la solidité et la parfaite régularité des angles, qui donnent ainsi pour les murs une direction invariablement parallèle. Le revêtement est, à l’intérieur des salles, d’une hauteur constante de 3 mètres. À une ligne continue horizontale et indiquant la scission entre la construction en briques et la terre rapportée, que trace d’ailleurs très distinctement une petite couche de matière blanchâtre, j’ai pu reconnaître, au-dessus de ces plaques, que le massif de briques crues les dépasse et s’élève d’un mètre au-dessus, en retraite. La hauteur totale des murs est donc de 4 mètres, et je pense que sur le haut des plaques de gypse, qui forment une saillie de 0m20, donnée par leur épaisseur, s’appuyait une frise composée de briques cuites couvertes d’émaux, sur le fond desquels se distinguent encore différens ornemens, et entre autres une rosace ou fleur de lotus épanouie. Ce qui me paraît confirmer ma supposition, c’est la quantité de fragmens de briques émaillées trouvés dans la terre, et qui ne peuvent s’adapter à aucune autre place que celle indiquée par la saillie du revêtement, qui laisse au-dessus de lui, à nu, la brique crue du massif.

On n’a encore là que de gros murs formant la base des salles, et dont le peu d’élévation ne permet pas de croire que ces salles, d’ailleurs très spacieuses, ayant jusqu’à 35 mètres de longueur, aient pu se terminer à une hauteur de 14 mètres. Une telle disproportion n’est pas admissible. Les salles n’ont donc pu s’arrêter au-dessus de la frise ; et si l’on tient compte de la ligne invariablement horizontale qui indique le point où se terminaient les gros murs, on ne peut pas penser qu’ils se soient élevés plus haut, ce qui implique qu’il n’y a pas eu d’étage supérieur. Il me semble également qu’on ne peut pas croire que l’architecte ait donné la hauteur mesquine et disproportionnée de quatre mètres à un palais où il a déployé avec prodigalité le luxe des sculptures et des ornemens de toutes sortes. D’un autre côté, en faisant attention à l’énorme épaisseur des massifs, en remarquant que l’on n’y voit pas la moindre trace de fenêtres, et que, dans le cas où l’on en aurait percé à l’intérieur pour éclairer les premières salles s’ouvrant sur les façades, on n’aurait pu le faire pour les autres enclavées entre celles-ci, on est forcé d’admettre que les jours avaient été ménagés dans la couverture. C’est ici que se produit le problème le plus difficile à résoudre pour compléter la construction de l’édifice découvert à Khorsabad. Il se présente à l’esprit trois manières de concevoir la couverture des salles ; ou elle était en plafond, ou elle était en chevron, ou c’était une voûte en prenant cette désignation dans son acception la plus générale. Quelle qu’ait été l’espèce de cette couverture, je dirai d’abord qu’elle ne pouvait être en pierre, puisque nulle part je n’en ai trouvé la moindre trace, et je discuterai chacune des trois manières énoncées :

1° Si la toiture était en plafond, de deux choses l’une : ou ce plafond était formé de traverses d’un seul morceau de bois s’appuyant sur les deux murs parallèles, ou il était composé de plusieurs pièces de bois posées sur des supports, qui auraient été ou des colonnes en pierre ou des piliers de bois. Il me semble difficile d’admettre la première hypothèse ; car, les salles ayant jusqu’à 9 mètres de large, il aurait fallu employer des solives d’au moins 10 mètres de longueur, et il est douteux qu’elles eussent présenté une solidité suffisante pour supporter le poids des matériaux placés sur elles et formant terrasse. J’ajouterai que la nature des arbres de la contrée ne permet pas de croire qu’on eût pu en trouver d’assez grands ni d’assez forts pour fournir des solives de 10 mètres. On aurait pu, il est vrai, apporter du sud de la Mésopotamie des troncs de palmiers ; mais cet arbre est frêle : debout, il résiste assez bien (et aujourd’hui on ne l’emploie qu’ainsi), tandis que placé horizontalement il perd toute sa force et se rompt facilement. En admettant la seconde hypothèse, il se présente encore deux manières de concevoir l’établissement d’une charpente composée de poutrelles placées bout à bout, et reposant sur des supports : ou ceux-ci étaient des colonnes en pierre, ou ils étaient en bois. J’ai fait faire, pour m’en assurer, le déblai de la plus spacieuse des salles, et j’ai acquis la certitude que ni les uns ni les autres n’avaient jamais existé. Si un plafond en charpente eût été établi sur des colonnes, puisque j’ai retrouvé presque toutes les pierres du revêtement soit en place, soit tombées au milieu des décombres, il n’y avait pas de raison pour que je ne retrouvasse pas également quelques débris des colonnes en pierre qui auraient supporté la toiture. Quant aux piliers de bois et aux poutrelles assemblées qu’ils auraient soutenues, je n’aurais pas manqué, dans ce cas comme dans celui où les solives eussent été d’un seul morceau, de retrouver ou le bois lui-même, ou une grande quantité de charbon provenant de la combustion ; car ayant, dans le voisinage des portes, découvert, à demi consumés, quelques-uns des montans auxquels étaient adaptés les battans, j’aurais dû, à plus forte raison, retrouver des débris ou une quantité énorme de charbon représentant les nombreuses poutres qui auraient formé le plafond fait de bois d’une seule pièce, ou composé de plusieurs solives appuyées sur des piliers.

2° La supposition d’un toit en chevron tombe d’elle-même après ce qui précède.

3° Reste celle d’une voûte, et c’est à la fois la plus difficile à constater, et, je le sais, la plus dangereuse à soutenir, quoique ce soit, à mon sens, la plus vraisemblable. Aussi, n’avançant rien d’une manière positive, je me bornerai à développer, comme je crois pouvoir le faire, mes raisons, en les soumettant à de plus éclairés que moi.

D’abord, si l’on renonce aux deux premiers modes de couverture, il faut bien, de toute nécessité, en venir à la voûte, quelle qu’en soit d’ailleurs la construction ; car l’incrédulité qui s’attacherait à la nier ne pourrait alléguer l’hypothèse de salles à ciel ouvert, ou seulement couvertes de tentures, ainsi qu’on l’a fait pour Persépolis. Sous le climat du sud de la Perse, où la pluie tombe rarement, on conçoit, à la rigueur, que l’on ait pu se passer d’une toiture solide, quoique ce fait soit loin d’être démontré, mais on ne pourrait l’admettre pour Ninive, attendu que cette ville était à quelques heures seulement des montagnes de l’Arménie, où la pluie et la neige tombent en abondance et rendent l’hiver excessivement humide.

Tout en cherchant donc à prouver l’existence de la voûte dans l’antique Chaldée, je n’ignore pas que j’ai contre moi, sinon des convictions opposées, du moins des doutes qui empêchent de la croire aussi ancienne ; mais je pense, et en cela je suis heureux d’avoir un puissant auxiliaire dans le célèbre M. Quatremère de Quincy[2] ; je pense, dis-je, que les monumens de l’Égypte étant les plus anciens sur lesquels on ait fait des études approfondies, et ces monumens ne présentant pas de voûtes proprement dites conservées jusqu’à nos jours, il ne s’ensuit pas que les Égyptiens aient ignoré l’art de voûter ; à fortiori, on ne peut affirmer que les Chaldéens, dont on n’avait encore jamais entrevu de constructions, n’aient pas connu cette manière de les couvrir. Et si l’on accorde que les Grecs en ont fait usage dans des monumens qui remontent à la plus haute antiquité, tels que le trésor de Ninias à Orchomènes, que décrit Pausanias, ou le tombeau d’Atrée à Mycènes, je ne vois pas pourquoi on se refuserait à croire ce système de combles usité en Assyrie, surtout si je puis donner quelques raisons à l’appui. Il est vrai qu’on ne peut étayer cette opinion d’aucun renseignement historique, quoique Hérodote et Diodore parlent tous deux des jardins suspendus de Sémiramis, auxquels on ne donna cette qualification que parce qu’ils étaient portés par des piliers énormes joints du haut par des arcades en voûtes ; mais si l’on tient compte, et avec quelque raison, de la privation de bois ou de pierres, et de la nécessité d’y suppléer par l’art, ce qui a toujours et dans tous les temps rendu l’homme inventif, on ne sera peut-être pas éloigné de penser qu’au cœur de la Mésopotamie, sur les bords de l’Euphrate, dans une contrée totalement privée de pierres ou de bois propres à la charpenterie, les Babyloniens ont pu imaginer un moyen industrieux d’adapter à la couverture de leurs monumens leur mode de construction en briques ; et si les Babyloniens ont fait usage des voûtes, il est indubitable que les Ninivites s’en sont également servis. Au reste, il me semble que la plus sérieuse objection que l’on pourrait faire pour nier la voûte en Assyrie, objection tirée de l’ignorance où était le peuple de ce pays touchant la coupe des pierres, qui exige en effet des connaissances avancées en architecture ; il me semble, dis-je, que cette objection tombe d’elle-même, puisque j’ai déjà dit que je n’avais retrouvé aucun fragment de pierre ayant pu appartenir à la couverture quelle qu’elle fût. Je pense, au contraire, que, si les Ninivites ont construit des voûtes, ils les ont construites en briques, et si ce système impose des conditions de solidité difficiles à remplir avec des matériaux de cette nature, néanmoins il comporte moins de science que des voussures en claveaux.

D’un autre côté, si l’on s’appuie sur les descriptions de certains monumens de l’Inde, on y entrevoit l’existence de voûtes, et même de coupoles dont l’âge paraît dépasser celui du palais conservé sous le village de Khorsabad ; je citerai notamment les grottes de Kennery, dans l’île de Salsette, où l’on voit une voûte faite de main d’homme, à une époque tellement reculée, que le nom du peuple qui la construisit reste un mystère. À Thèbes, dans le temple d’Ammon-Ra, que l’on fait remonter à l’an 1736 avant Jésus-Christ, on voit encore une voûte cintrée reposant sur des piédroits, comme auraient été celles de Ninive, et des voyageurs éclairés, parmi lesquels se trouve M. Champollion, dont le témoignage ne peut être récusé, supposent que le palais de Rhamsès était voûté. Un des préjugés qui portent à douter de l’antiquité de la voûte, c’est celui qui veut que l’art monumental découle exclusivement de l’Égypte, et qui en place la source au fond des souterrains habités par des peuples troglodytes. Je conviens, en effet, qu’au premier aspect les monumens de l’Asie occidentale, tant en Perse qu’en Assyrie, offrent quelque analogie avec ceux de l’Égypte, et cela tient sans doute aux rapports qui ne peuvent manquer d’exister entre des peuples de même origine dont la religion, émanant d’un principe commun, avait nécessairement pour représentation des symboles peu dissemblables. Ainsi, le bon et le mauvais génie se partageant l’empire du monde, cette idée, si naturelle dans des temps d’ignorance, a été commune à toutes les nations de l’antiquité, soit que les deux principes s’appelassent Osiris et Typhon chez les Égyptiens, soit qu’ils fussent invoqués sous les noms d’Ormuz et d’Arihmane par les Perses. Ces deux principes opposés étaient offerts à l’adoration des peuples sous des formes matérielles qui différaient entre elles par des nuances assez légères pour qu’au premier aperçu on leur crût la même origine. Ainsi, nous voyons, dans l’Inde, le taureau et l’éléphant, ou le lion, présentés comme emblèmes de la production, de la force, ou de la cruauté et du mal. En Égypte, nous retrouvons des sphynx gigantesques ou des divinités à têtes d’animaux, qui servent à désigner des vertus analogues. Si nous passons en Assyrie ou en Perse, nous y découvrons un mélange des idées empruntées aux deux pays voisins, celles qui sont matérialisées dans les grands symboles des taureaux à tête humaine, ou du lion et de la licorne immolés par une divinité protectrice du genre humain. Il en est de même si l’on envisage ces trois contrées sous le point de vue architectonique, et si l’on compare entre eux leurs monumens. En, effet, dans l’Inde, nous savons que les peuples les plus anciens habitaient dans d’immenses cavernes, et que, s’ingéniant pour en embellir quelques-unes au moyen du ciseau, ils en ont transformé un assez grand nombre en palais souterrains ou en temples, dont tous les murs étaient couverts de sculptures emblématiques. La partie supérieure de ces hypogées était soutenue par des colonnes et des piliers surmontés de corps de taureaux ou de lions, tandis qu’à l’entrée on voyait, sculptés en haut-relief, des éléphans ou des bœufs. En Égypte, après être sortis de leurs grottes toutes chargées de rois et de dieux de granit, les habitans ont construit les immenses palais de Thèbes, les temples de Denderah, ou les propylées de Karnak. Dans ces palais ou dans ces temples, les plafonds, composés de larges et longues pierres, étaient soutenus par un grand nombre de colonnes, dont les chapiteaux affectaient la forme renversée des branches du dattier, ainsi que les corniches qui couronnaient les murs. Si l’on compare les monumens égyptiens aux palais de Persépolis ou aux tombes de la nécropole des rois Achéménides, on reconnaîtra que celles-ci sont une imitation des souterrains de l’Égypte ou de ceux de l’Inde, on remarquera un rapport frappant entre les murs et les colonnes des salles de Tchehel-minar et les pylônes égyptiens à palmes recourbées, ou les piliers indiens terminés par les créations bizarres d’une imagination capricieuse. On ne peut donc pas dire que les anciens monumens de la Perse soient plutôt une imitation de ceux de l’Égypte que de ceux de l’Inde. Je pense que leur caractère participe de celui que le goût particulier des Égyptiens ou des Indiens a introduit dans leurs constructions. Les Perses, imitateurs des deux grands peuples civilisés avec lesquels leurs guerres les avaient mis en communication, ont su, avec la finesse de tact qui les distingue, mettre à profit les exemples qu’ils avaient puisés en Grèce pour donner plus de légèreté ou de grace aux parties de l’art qu’ils ont empruntées à l’Égypte, et pour achever avec plus, de délicatesse celles qu’ils ont imitées de l’Inde. Il en résulte que l’art persan du iiie siècle avant Jésus-Christ, qui semble original parce qu’il n’est la copie exacte de celui d’aucun de ces trois pays, tient cependant essentiellement de chacun d’eux.

Cette longue digression m’a semblé nécessaire pour établir que, venu trois ou quatre siècles avant l’art de Xercès et de Darius, l’art assyrien a dû, à plus forte raison, faire des emprunts aux plus anciens monumens de l’Inde et de l’Égypte, qui avaient marché, bien avant Ninive elle-même, dans la voie de cette antique civilisation dont il est impossible de fixer l’âge dans la chronologie des peuples. On ne peut donc pas affirmer, je crois, d’une manière absolue, que les monumens de l’Asie occidentale ressemblent plus à ceux de l’Égypte qu’à ceux de l’Inde. L’édifice découvert près de Mossoul m’a paru une imitation correcte, vraie, finement exécutée des spéos d’Ipsamboul ou d’Éléphanta, et si j’en croyais les taureaux symboliques qui gardent les grandes portes de Khorsabad, et rappellent les éléphans de Carli ou le bœuf Nandi, je pencherais à croire que l’art assyrien a plus d’affinité avec les monumens de l’Inde qu’avec ceux de l’Égypte. Mais, pour en revenir à la voûte, la grande question est de savoir si, en admettant que les Assyriens ne l’aient pas d’eux-mêmes imaginée, ils ont pu l’emprunter à l’un de ces deux pays. Or, nous trouvons dans l’Inde des topes ou des temples dédiés à Bouddha qui sont voûtés et terminés par des coupoles, et, après la description que M. Champollion a faite d’une voûte construite en briques crues à Thèbes, on est obligé d’admettre que les voûtes, quelle qu’en fût la forme, étaient aussi employées dans les constructions des Égyptiens. Il me semble que devant ces faits prouvés, authentiques, il est impossible de se refuser à croire que la voûte soit plus ancienne que les monumens trouvés à Khorsabad, et que, par conséquent, les Assyriens aient pu l’employer par imitation. Tout ceci, j’en conviens, peut servir à établir seulement des inductions plus ou moins probables ; mais ce qui me paraît donner plus de force à mon opinion, c’est que, comme je l’ai dit, je n’ai retrouvé aucun des matériaux qui auraient pu appartenir à un plafond, soit en pierre, soit en bois, supporté par des colonnes, ou à un toit en chevron ; tandis que, dans la masse énorme des décombres tirés de la plus grande salle, que j’ai déblayée exprès, j’ai retrouvé une quantité considérable de fragmens de briques qui n’ont pu appartenir qu’à une voûte. Une autre particularité a fortifié mon sentiment à cet égard : c’est la présence de briques taillées et échancrées à angles droits, alternativement saillans et rentrans, les unes en ayant quatre, les autres trois ou deux, de dimensions proportionnées au nombre des échancrures. Très probablement ces échancrures étaient destinées à être superposées, et à figurer ainsi ces pendentifs qui se sont perfectionnés plus tard dans l’architecture arabe, et sont devenus ces encorbellemens si gracieux que l’on remarque dans les mosquées d’Ispahan ou du Caire. Il y avait donc à Ninive une idée de superposition au moyen de briques qui avançaient les unes sur les autres, ainsi qu’au temple d’Ammon-Ra à Thèbes. De là il n’y a qu’un pas à la voûte simple, qui est le perfectionnement de cet empiétement par la coupure des angles ou par la pose des briques sur champ, dirigées vers un centre.

Une autre remarque m’a fait croire à la couverture en voûtes des palais de Ninive : c’est l’ensevelissement de ces palais et la quantité de détritus qui ont encombré l’intérieur des salles, encombrement qui s’expliquerait en grande partie par l’affaissement de ces voûtes, dont la construction aurait dû nécessiter l’emploi d’une énorme quantité de briques. Je finirai en disant que je ne vois pas pourquoi on n’admettrait pas qu’un peuple qui a su employer la brique avec tant d’art, la couvrir d’émaux et de dessins de toute sorte, se servir du bitume, fondre les métaux, travailler le fer, tailler la pierre et la sculpter avec une habileté qui étonne, pourquoi on n’admettrait pas qu’un tel peuple fût assez ingénieux pour construire des voûtes en briques, et pourquoi on voudrait en laisser l’honneur aux Perses, par exemple, chez qui l’art était en décadence, et qui, dès l’époque à laquelle on fait remonter les constructions de leurs voûtes, ne nous ont laissé que des monumens grossiers ? Laisserait-on plutôt cet honneur aux Étrusques, qui ont imité les Grecs de l’Asie, et n’ont eu de civilisation que par les copies qu’ils se sont appropriées ? Il me semble qu’il y a dans une telle opinion à la fois injustice et incrédulité systématique ; car, de ce qu’il a manqué jusqu’à ce jour des preuves authentiques, il ne s’ensuit pas que le fait n’a pu être.

On doit concevoir d’ailleurs que, quelle que soit la solidité du ciment employé à la liaison des briques qui ont formé la voûte, je n’aie pu retrouver de segment conservé ; ces briques se sont nécessairement séparées en tombant. Cependant il m’est arrivé fréquemment de remarquer l’assemblage de plusieurs briques qui avaient glissé les unes contre les autres, sans s’être tout-à-fait disjointes, comme auraient pu faire des portions d’arc en tombant ; et si celles dont je parle, ayant 0,45 mètres de largeur, n’ont pas fait partie des voûtes, je ne comprends pas à quelle portion de l’édifice elles ont appartenu, car elles n’ont pu former la frise qui reposait sur des plaques de pierre de 0,20 seulement d’épaisseur ; et d’ailleurs j’en ai retrouvé d’autres plus étroites qui, par leurs dimensions, devaient s’adapter parfaitement sur le haut du revêtement.

Telles sont les observations qui me font regarder comme certaine l’existence des voûtes à Ninive, et croire que ce genre de construction avait été appliqué notamment aux palais découverts par M. Botta. Les archéologues d’une opinion contraire à celle qui admet que les voûtes aient été connues des peuples contemporains des Ninivites, pourront ne pas se trouver convaincus encore par mes recherches, et par les inductions auxquelles elles m’ont conduit, quant à Ninive ; mais ils ne pourront me dire que les voûtes étaient inusitées dans les autres contrées, si je leur fais observer que sur tous les bas-reliefs de Khorsabad représentant des assauts de villes, il n’y a pas une forteresse qui n’ait des portes voûtées, et même en plein cintre. Or, si les portes étaient ainsi construites, il n’y a aucune raison pour rejeter la possibilité de couvertures entières dans le même système. Donc, les voûtes étaient connues des peuples qui remontent au viie siècle avant Jésus-Christ au moins. Le dessin très clair et très précis des voûtes sur les bas-reliefs me paraît être une raison concluante et une grande présomption en faveur de l’opinion que j’ai exprimée relativement à la couverture des édifices de Khorsabad. Néanmoins, comme je ne veux rien avancer d’une manière positive, ni donner pour preuves ce qui n’est, à vrai dire, qu’inductions déduites de remarques plus ou moins subtiles et délicates, je livre mes observations à la science plus éclairée et au raisonnement peut-être plus juste de ceux qui voudront bien prêter à cette dissertation une attention sérieuse.

Eug. Flandin.

  1. L’heure est calculée sur le pas d’un mulet chargé.
  2. Dictionnaire historique d’Architecture.