Voyage au Japon (Bellessort)/03

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Voyage au Japon (Bellessort)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 337-378).
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VOYAGE AU JAPON

III.[1]
PERES ET ENFANS

Le 10 avril 1898 Tokyo célébra l’anniversaire de son avènement au rang de capitale. Il y avait juste trente ans que l’Empereur, persuadé par ses ministres, avait quitté, au milieu des larmes de ses sujets, son antique résidence de Kyoto, et, après une installation provisoire à Osaka dont le séjour ne satisfit point ses conseillers, s’était fixé définitivement dans la cité des shoguns vaincus. L’ancien Yedo, l’orgueilleuse ville d’où ces Maires du Palais avaient durant deux siècles et demi dicté respectueusement leurs ordres inflexibles au monarque déchu mais toujours vénéré, prit alors le nom de Tokyo et devint le Saint-Pétersbourg du Japon, tandis que Kyoto, désaffecté et décoloré, si charmant encore sous sa couronne de forêts, de jardins, de collines et de temples bouddhistes, retombait au silence des villes léthargiques, et, des merveilles du temps passé, ne gardait que la politesse, les belles manières, l’amour d’aimer, la joie des danses, ses dieux ombragés, ses palais vides et ce parfum d’âmes mortes qu’exhalent les vieux sanctuaires.

On avait décidé de fêter la trentième année de l’ère nouvelle. Un comité s’était organisé avec l’assentiment de la Cour ; l’empereur et l’impératrice devaient paraître aux réjouissances, et depuis quinze jours tous les quartiers de la ville bourdonnaient comme des ruches en travail. Les Japonais, grands amateurs de cocagnes et de frairies, excellent dans l’ordonnance des divertissemens qui furent si longtemps pour eux les seules occasions d’exercer leur initiative. Cette fois, la solennité ne flattait pas seulement leur goût du plaisir ; elle surexcitait la fierté nationale. Les journaux et les revues préparaient des numéros exceptionnels où économistes, politiques, écrivains, professeurs, exposeraient le bilan des trente dernières années. Le peuple japonais, arrêté un instant au milieu de sa course, allait tourner la tête et mesurer le chemin parcouru. Et, comme pour lui rendre plus sensibles ses incroyables progrès ou son effrayante dérive, on avait imaginé de représenter par la ville, dans un défilé de chars et de cavalcades, un de ces cortèges de daïmio qui naguère déroulaient sur les routes leur pompe extravagante.

Cette résurrection du passé agitait la foule japonaise. Les geishas s’étaient fait couper les cheveux afin de revenir à la coiffure des belles d’autrefois, et leurs amans leur avaient payé des vêtemens de pourpre aux formes anciennes qu’elles étrennaient déjà sous les auvens de leurs rues étroites. Durant la semaine qui précéda la fête et que trempèrent des pluies battantes, le vieux Japon erra solitaire ou par groupes à travers les marécages de la ville. Et, comme les Japonais ne sauraient même plus évoquer leur histoire d’hier sans y mêler quelques souvenirs d’Europe, à côté de guerriers fantastiques aux éventails de fer, cheminait un petit bonhomme culotté de blanc et sanglé d’une tunique rouge, qui nous avait emprunté ce costume d’écuyer forain pour mieux représenter la corporation des tailleurs.

Le jour, le grand jour, se leva pluvieux ; mais, vers huit heures, le soleil perça dans un ciel d’orage. Au pied de l’invisible palais impérial, un pavillon de bois, couvert de chaume, tapissé de branches vertes, se dressait avec son antique et rustique élégance entre deux ailes de tribunes. Un écran doré et des fauteuils en velours nacarat y attendaient l’empereur et l’impératrice. En face, sous des tentes, la jeunesse des Écoles formait une masse compacte, et le peuple de Tokyo remplissait l’énorme emplacement de l’ancienne cour shogunale.

A dix heures, des salves éclatèrent, et, précédés d’un trot de cavaliers qui brandissaient le drapeau japonais, les carrosses de l’empereur, de l’impératrice et des chambellans descendirent du parc mystérieux et s’arrêtèrent au pavillon. Les souverains en montèrent silencieusement les degrés : lui, toujours en général ; elle, vêtue d’une robe vieux rose aux reflets d’or et coiffée d’un chapeau à plumes. L’impératrice Printemps a vieilli, mais, si le temps a fané son visage et appuyé sur l’indécision charmante de ses traits, elle a gardé sa mignonne gentillesse, et ses yeux retroussés vers les tempes ont une douceur vaguement étonnée qui contraste avec la gravité un peu raide de son maintien. Debout devant leurs fauteuils, l’empereur et l’impératrice, dont les plumes atteignaient à peine l’épaule de son mari, écoutèrent les panégyriques que leur lurent le gouverneur de Tokyo et le président du Comité. Ils y répondirent par trois faibles inclinations de la tête et du buste, puis ils regagnèrent leurs carrosses. L’impératrice, que sa robe gênait un peu, redescendit plus lentement que l’empereur, et chaque pas qu’elle faisait communiquait une légère vibration à toute sa petite personne.

L’auguste équipage repartit aux applaudissemens de la jeunesse écolière. Heureux écoliers dont les pères ne connurent jamais la joie de manifester bruyamment leur amour du souverain ! Ils se prosternaient sur le passage d’un simple daïmio ou se détournaient comme indignes de le regarder en face. Ce fut après la guerre de Chine que, pour la première fois, le monarque entendit autour de lui ses sujets battre des mains. Mais qui applaudit juge, et, s’il ne siffle un jour, saura du moins faire parler son silence. Les adolescens, qui, encouragés par leurs maîtres, prodiguaient ces marques de faveur au petit-fils du Soleil, ne se rendaient pas compte, sans doute, qu’en cet anniversaire ils consacraient ainsi la plus invraisemblable victoire qu’une nation asiatique ait remportée sur l’absolutisme de son maître. « N’applaudissez pas, jeunes gens ! pourrait s’écrier l’empereur, car, au bruit de vos applaudissemens, c’est ma divinité qui s’écroule. »

Les souverains disparus et rentrés dans leur impénétrable isolement, la fête commença, et nous vîmes s’avancer le fameux cortège du daïmio qui avait éveillé tant d’impatience. Je ne pense pas que jamais un peuple ait donné à son cérémonial une figure plus bizarre. Des hérauts ouvraient la marche à grandes enjambées lentes, pliantes et cadencées. Les archers, leurs arcs à l’épaule, les fusiliers, leurs fusils roulés dans des fourreaux d’étoffe rouge, menaient avec lenteur un (étrange ballet. Ils relevaient le pied jusqu’au milieu du dos, étendaient le bras du côté opposé et brandissaient leurs armes en ces gestes de nageurs. Les hallebardiers fringuaient aussi, mais ils jetaient et rattrapaient dans l’air leurs longues hallebardes, hérissées de houppes et de crinières. Fourriers, cuisiniers, secrétaires, portefaix, toute la procession des domestiques oscillait en mesure. L’officier, chargé de l’ombrelle du prince, en usait comme de sa haute canne un tambour-major, et celui qui tenait son chapeau de soleil battait d’espace en espace un solennel entrechat. Les porteurs de grosses boîtes dansaient sous leurs fardeaux qu’ils portaient en balance ; et les énormes coffres tendus de noir et imprimés d’armoiries blanches, suspendus dans leur longueur à une tige flexible de bambou, obéissaient au rythme et roulaient comme des chaloupes. Au milieu de ces matassins compassés, plus graves encore et marchant d’un pas de funérailles, les samuraïs engoncés dans une espèce de surplis aux manches raides et coupées à l’épaule, les cheveux ramenés en boudin sur le haut de leur tête rasée, les deux sabres à la ceinture, escortaient la litière fermée du daïmio, litière vide, car les organisateurs de la fête n’avaient osé l’ouvrir à un vulgaire figurant. Telle, et suivie d’un cheval splendidement harnaché qu’un valet conduisait par la bride, elle impressionnait davantage. L’imagination y logeait un prince rigide et taciturne, aux yeux glacés, prisonnier du respect qu’il inspire, vénérable par tout ce que son attitude hiératique reflète de traditions et de contraintes.

Assurément cette troupe pouvait sembler comique, et, malgré qu’on en eût, ses imperturbables baladins évoquaient je ne sais quel intermède de Pourceaugnac ambulant. Cependant, je n’oubliais point que trente ans ne s’étaient pas écoulés depuis que les derniers cortèges seigneuriaux avaient dansé en entrant dans les villes. Ce qui n’était plus aujourd’hui qu’une mascarade représentait hier encore l’incontestable autorité. Tous les fronts se courbaient, et le Japon mettait sa gloire à déployer devant les princes ces fantasques hommages.

Dans la tribune privilégiée d’où nous regardions passer l’histoire, le vieux daïmio Nabeshima, en frac, hochait la tête et murmurait : « Oui, c’est ainsi que j’ai voyagé naguère. » Le neveu du dernier shogun, le marquis Tokugawa, un petit homme affable et rond, moins shogun que notaire, nous disait : « Voilà bien l’équipage où je vis mon père, quand j’avais dix ou douze ans. » Et, parmi les illustres Japonais qui nous entouraient, un officier de marine très timide, et dont la grosse figure bonasse rougissait au moindre mot, contemplait le spectacle avec une évidente curiosité. C’était le frère de l’impératrice, un Ichijo. Il n’avait ni suite ni courtisans ; personne ne remarquait sa présence. Et d’autres princes ou héritiers de princes mêlés au monde diplomatique n’y figuraient pas plus que d’obscurs invités. La lumière qui, pendant des siècles, les avait baignés d’une vie quasi surnaturelle, s’était retirée de leurs fantômes. Précipités des hauteurs féodales au rang de fonctionnaires dans un État moderne, leur titre de bureaucrate ou d’employé du gouvernement faisait aujourd’hui toute leur vaillance. La rosette du Soleil Levant qui décorait leur boutonnière attestait leurs offices de bons serviteurs ; et ces hommes, déjà rompus à nos usages et rentrés dans la foule humaine, assistaient en souriant à la revue carnavalesque de leurs anciens honneurs.

Le défilé s’était arrêté. Après le vieux Japon féodal, le vieux Japon féminin, le Japon des danses fleuries et des poses harmonieuses sembla sortir de terre. Ce fut une apparition vraiment merveilleuse, une féerie en plein soleil, au milieu de la sombre multitude. Les meilleures danseuses de Tokyo, vêtues de toutes les nuances et des plus vives et des plus tendres, la longue robe barrée d’un obi qui les ceignait de pourpre, de neige ou d’or, firent papillonner leurs éventails, onduler l’arc-en-ciel de leurs larges manches, tourner des armatures dorées de parasols, dont les rayons noués de fleurs et de rubans couraient comme des roues dans des jonchées printanières. Ce mélange de couleurs et d’élégance, cette eurythmie des gestes, cette musique un peu grêle, qui tremblait dans l’espace comme un fil sonore, la modestie virginale des attitudes sous ces voiles éblouissans et même leur grâce puérile révélaient chez le peuple, dont les rêves de beauté se précisaient ainsi, un sens de la délicatesse où la fantaisie la plus rare s’allie à la simplicité. Et, depuis des centaines d’années, les mêmes danses avaient caressé les yeux japonais ; leur image déposée au fond de toutes les âmes ignorantes ou raffinées, naïves ou farouches, humaines ou sanguinaires, y ressemblait à ces visions de flore et de corail épanouies sous le pâle sommeil ou le rouge clapotement des eaux. Elles n’étaient point le divertissement passager d’une société qui s’amuse. J’y devinais la poésie d’une race, l’expression vivante d’un art populaire et pourtant subtil. Des milliers de spectateurs dont les regards s’attachaient à leur lente évolution, pas un peut-être qui n’en sentît profondément le rythme et les finesses. Paysans, ouvriers, marchands, fonctionnaires, étudians, soldats, et les nobles et les princes, l’immense foule, en communion d’esprit, se délectait dans l’immuable caprice du génie des ancêtres.

Cette foule était bien attirante. J’y suivis le défilé des corporations, des chars mythologiques, des cavalcades guerrières. Partout, le cortège du daïmio suscitait le rire ou l’étonnement. On admirait les grands chars et leurs tableaux légendaires. Le peuple y retrouvait ses héros et les fables dont son théâtre et son romancero l’ont bercé. Il en comprenait les monstrueuses ou splendides extravagances. Mais, ce qu’il ne comprenait plus, c’était l’appareil tout récent encore dont un seigneur s’entourait pour cheminer sur les routes, c’était l’ordre de se prosterner que clamaient devant lui ses estafiers et ses goujats, le terrible respect qu’imposaient ses samuraïs, la vénération héréditaire qui le plaçait au-dessus des autres hommes. Parmi les gens âgés, l’un disait en relevant la tête, avec le même orgueil que s’il eût témoigné d’un miracle : « J’ai vu ça, moi ! » L’autre hésitait un instant comme à la soudaine réapparition d’une image depuis longtemps effacée ; d’autres, repliés sur leurs souvenirs, ne laissaient rien transpirer des pensées confuses qui se partageaient leur âme. Les jeunes, plus expansifs, écarquillaient les yeux, riaient, gouaillaient : « Etait-on bête en ce temps-là ! » Sur le passage du héraut qui, selon l’ancienne formule, ordonnait le salut jusqu’à terre, j’entendais : « Tais-toi donc, vieux fou ! On ne se prosterne plus aujourd’hui ! » L’emphase du cortège princier semblait moins ridicule que l’idée d’obéir à un prince. Et, au travers de ces formes archaïques dont la bouffonnerie ne le choquait pas autant que nous, le peuple raillait son loyalisme d’autrefois et le vieux principe d’autorité.

Ce spectacle, quelle preuve plus éclatante de la rupture avec le passé ! Et je me tournais vers ce passé si peu connu, si difficile à connaître, dont l’ombre s’allongeait sur tout ce qui frappait mes yeux et en noyait les rapports. J’ai toujours souffert, dans les pays lointains et un peu déconcertans, d’ignorer ces arrière-plans d’histoire où se dérobe le secret de leurs destinées présentes. Au Japon, je rêvais d’aller m’asseoir sur les bancs de l’école, pour apprendre avec les petits Japonais cette histoire que leurs maîtres eux-mêmes savent encore imparfaitement et surtout pour installer en moi son image réelle ou illusoire, mais telle qu’elle agit en eux. Car enfin j’ai lu leurs chroniques ; j’ai interrogé des érudits ; j’ai parcouru les vieilles provinces, et j’ai compris que ni l’Européen, ni le Japonais, ne pouvaient aujourd’hui la tirer au clair. L’un ne saurait collationner les archives ; l’autre manque de sens critique et n’a pas notre amour de la vérité. Nous en sommes réduits à des chronologies, des anecdotes, des intuitions, des hypothèses. Avez-vous vu par une matinée brumeuse un pays de montagnes ? De l’histoire du Japon, je ne distingue que les cimes, et encore ne suis-je pas bien sûr du rayon qui les éclaire. Et pourtant j’ai besoin de m’y reporter sans cesse afin de m’orienter dans le présent.

J’aperçois alors un peuple d’énergie assez vive mais, un peu courte, qui n’évolue que sous des impulsions étrangères, dont l’originalité ne se révèle que dans l’imitation et dont l’âme me paraît plus compliquée que complexe. C’est un singulier mélange d’idées incultes et de sentimens outrés. Tout m’y semble confus et pourtant très simple. Je redoute cette simplicité et me défie de cette confusion. Jusqu’au XVIIe siècle, je tâtonne à travers les légendes, dirigé seulement à la lueur fixe des traditions et des coutumes. Dès que l’Européen a mis le pied au Japon, je marche plus confiant derrière son falot, et j’arrive au grand jour de la Restauration. Là, j’hésite encore devant des nouveautés qui ne me semblent souvent que de logiques métamorphoses. Mais je veux m’assurer moi-même contre ma timidité ; et, comme après tout je ne suis ni historien ni philosophe, je puis parler de l’histoire du Japon et en philosopher sans crainte. Elle appartient aux voyageurs.


I

L’origine des Japonais est mystérieuse et mystérieuse leur langue. La difficulté qu’ils éprouvaient à nommer leurs ancêtres les a longtemps persuadés qu’ils descendaient des dieux. Ils ne sont pas encore bien convaincus du contraire, et les précis d’histoire qu’on met aux mains des écoliers portent toujours que la Déesse du Soleil fut la première impératrice japonaise. Leur langue leur parut forcément la plus belle du monde puisqu’ils n’en connaissaient pas d’autre. Ils crurent même qu’elle était la seule articulée et l’appelèrent Kotodama, la parole merveilleuse. La science moderne n’a point décidé s’ils étaient venus de la Mongolie par la Corée ou de la Malaisie par Formose. Une ingénieuse hypothèse attribue à ces adorateurs des Kami la douteuse paternité de Cham, fils de Noé. On relève dans leurs plus anciennes coutumes des calques surprenans de la loi mosaïque. Les Basques ont compté avec stupeur soixante mots japonais qu’ils entendent parfaitement pour les avoir parlés depuis leur berceau des Monts Ourals, ce qui, au regard des philologues, signifie moins que rien. On découvre à Tokyo des souterrains remplis d’armes, d’ustensiles, de vases malais. Les symboles du shintoïsme se retrouvent en Corée. Les curieux se demandent quels pèlerins déposèrent ces coquilles sur les collines du grand Nippon. Le problème importe peu. Il nous suffit de savoir que des espèces de Huns et des espèces de Malais envahirent l’archipel japonais quelques siècles avant notre ère et que, peu à peu, ils en dépossédèrent des espèces d’esquimaux poilus, les Aïnos, qui, selon toute probabilité, en avaient eux-mêmes exterminé les aborigènes, habitans des cavernes.

Le monde fabuleux où le Japon volcanique mêle les souvenirs de la conquête à ceux des éruptions, grandit les uns de l’horreur des autres et prête à ses héros le panache de ses cratères, n’est que l’ombre démesurée d’une féodalité primitive qui s’organise lentement et que, lentement aussi, des chefs plus adroits et plus forts déciment jusqu’à la reconnaissance du pouvoir impérial. Quand, du IVe au VIe siècle de notre ère, la civilisation chinoise déborde sur l’archipel, elle y trouve une société régulière, un souverain dont la divinité est solidement établie, des dieux qui tiennent à la terre, qui sont la terre elle-même dans tout ce qu’elle enfante de gracieux et de terrible. L’influence d’un ciel tempéré et d’horizons harmonieux commence à donner aux âpres vertus guerrières le premier duvet de la courtoisie. Je ne sais quelle simplesse native, dont l’orgueil et l’amour des armes n’ont point dépouillé ces insulaires, n’attend qu’une brise plus tiède pour mûrir en sociabilité.

Mais, livrés à eux-mêmes, à la seule fortune de leur âme, ils trahissent une indigence de pensée, une pénurie d’inventions d’où l’on ne saurait tirer des pressentimens de grandeur. L’état misérable des Aïnos ne leur a rien offert qui pût les enrichir. Les Japonais ont tué plus pauvres qu’eux. Au IVe siècle, ils ignorent l’écriture. Mais ils ont probablement dès cette époque fixé à tout jamais leur prosodie, qui, sans accent, ni quantité, ni rime, alterne les vers de cinq pieds avec les vers de sept. Embryonnaire et définitive, cette poésie est le seul art original qu’ils puissent revendiquer.

Leur amour-propre national fut souvent gêné de ces débuts dont la modestie contrastait si fort avec l’étalage de leur divine ascendance. Ils tentèrent de les tourner à leur honneur, et un des plus ardens défenseurs du Shintoïsme, Hirata, écrivait au commencement de ce siècle que la civilisation tardive des Japonais prouvait leur supériorité, d’autant que les grands esprits se développent tard. C’est ce que disait aussi M. Diafoirus. Le philosophe eût été mieux inspiré si, remontant aux jours lointains où la Chine religieuse, littéraire, artistique, industrielle envahissait le Japon, il se fût émerveillé des ressorts imprévus qu’elle y mit en jeu. Ce qui semble admirable, ce n’est point qu’un pays inculte ait subi l’ascendant d’un Empire dont les arts et la philosophie n’ont pas encore à travers les âges épuisé leur éclat, mais que, l’ayant subi et jusqu’à la superstition, son génie si lent à paraître ait pu s’en dégager et marquer d’une empreinte ineffaçable cette civilisation étrangère qui aurait dû l’étouffer.

Du plus loin que nous les apercevions, aussi impuissans à concevoir qu’ingénieux à broder sur les canevas d’autrui, très inférieurs aux grandes nations asiatiques qui ont déjà réalisé leur rêve essentiel en des formes durables, les Japonais dénotent une vertu sociable qu’on n’attendrait point de leur farouche humeur et un esprit dont la souplesse surprend au sortir de leurs longues ténèbres. Il y faut voir sans doute un effet de cette nature aimable qui les isole et les nourrit. Ses souffrances volcaniques, dont les crises vont diminuant, la laissent baignée d’une heureuse mélancolie. Elle incline à la douceur ceux qui la contemplent. Si ses montagnes et ses flots favorisent l’établissement des petites patries, l’élégance toujours égale de ses multiples aspects développe en tous ses hôtes le sens de l’harmonie et leur ouvre l’âme au même genre de beauté. Je dirais volontiers que l’histoire des Japonais n’est que le reflet vivant et superficiel de son travail souterrain. Ils ont eu à son image leurs déchaînemens, leurs convulsions, des raz de marée qui jetèrent brusquement parmi leurs vieilles routines des idées étrangères comme ces vaisseaux qu’une immense lame apporte et abandonne au milieu des villes, mais ces effrayantes secousses y produisirent moins de grandeur que de grâce ou d’étrangeté.

La civilisation chinoise distribua le Japon en classes et en catégories. Elle y installa sa bureaucratie, y créa des ministères, y déroula ses longues échelles de titres et d’honneurs. Son esprit foncièrement démocratique ne mordit point sur l’aristocratie féodale des Japonais. Si elle sépara le pouvoir civil du militaire, ce fut ce dernier qui en tira bénéfice. L’influence du plus pacifique de tous les Empires, de celui-là même où les soldats étaient ravalés au dernier rang, détermina et consacra chez ses voisins la suprématie de la caste guerrière, et, tandis qu’en Chine les marchands tenaient le haut bout, le Japon, colonie et province de la pensée chinoise, se plut à les avilir. Enfin le bouddhisme, implanté dans l’archipel, allait bientôt y compromettre son caractère d’idéalisme transcendantal, jusque-là qu’il y arma ses moines et embastilla ses monastères.

Cependant, au centre même de cette société dont la vigueur nationale adaptait et transformait ainsi les doctrines exotiques, la cour des empereurs devait offrir à la politesse chinoise une hospitalité plus passive. Héritiers fatigués d’ancêtres qui avaient à peu près consommé l’œuvre si étonnante d’une première centralisation qu’elle leur assurait un immortel prestige, les mikados, encouragés par la division des pouvoirs, remirent leur épée, — cette épée dont le fourreau était attaché par de simples lianes, — aux généraux nommés contre les barbares, les shoguns, et ne gardèrent, pour eux qu’une autorité spirituelle plus légère à porter. En théorie, ils demeuraient les maîtres absolus de la terre et des hommes, mais l’amour des arts, le luxe et la religion bouddhiste achevèrent de les énerver. On vit ces descendans du Soleil, ces dieux, brûler de l’encens devant les autels de l’athée Çakya-Mouni ; on les vit, vaguement enivrés du mystère hindou, quitter le palais pour le cloître et oublier dans les fleurs du lotus la gloire de leurs aïeux et leur propre divinité.

Ce fut l’époque où le Japon tout frais éclos à la lumière chinoise, encore empreint de sa rusticité première, fixa dans le souvenir des hommes l’image peut-être la plus exquise de son génie. La femme que les anciennes traditions revêtent parfois de l’armure conquérante et qu’aucune loi salique n’écartait de l’empire, trouve au pied du trône une demi-royauté plus conforme à son humour. Elle partage avec le prêtre bouddhiste l’honneur d’avoir donné aux Japonais une littérature. Pendant que le savant et l’homme de cour habillent leurs pensées de la forme chinoise et subissent la tyrannie de ce latin asiatique, c’est elle la dépositaire de l’idiome national et qui l’affine, le nuance, l’enrichit, le transmet comme la vie même de la race. Si le code chinois agit sur les vieilles coutumes juridiques et y imprime des instincts de cruauté qu’elles n’avaient point mis au jour, du moins le bouddhisme souffle à tous les cœurs son haleine d’universelle pitié. Pour n’en citer qu’un exemple, vers la fin du Xe siècle, les aveugles sont l’objet d’une pieuse sollicitude. On les instruit, on les installe sur les collines de Kyoto, en un riche monastère qui domine le lac Biwa. On déroule devant ces yeux fermés un des paysages les plus beaux et les plus lumineux, afin que la lumière et la beauté des choses s’insinuent jusqu’à leur âme, comme des parfums dans la nuit. On leur donne enfin le gouvernement de quelques provinces et l’histoire ne dit pas que ces provinces en furent moins bien gouvernées.

Il faut lire dans les vieux romans et les anciennes histoires la description de la Cour, le récit de ses fêtes, ses aventures amoureuses, ses innocentes intrigues. Société délicate qui se détache chaque jour davantage de la sombre masse du peuple ; Arcadie où les gestes sont doux, les divertissemens ingénus, les fantaisies surprenantes, les vêtemens magnifiques. La liberté des mœurs y emprunte de la nature, dont elle est l’expression naïve, son inconscience et sa grâce. Le départ est fait, une fois pour toutes, dans l’esprit japonais entre les besoins de la vie naturelle et ceux de la vie sociale. L’homme ne raffinera guère sur les premiers. Son gîte restera la hutte primitive, mais agrandie, élargie, d’un bois que l’expérience lui apprend à choisir ; sa couche, le lit d’un soldat sous la tente ; sa cuisine, poisson souvent cru, légumes salés, riz cuit à l’eau, n’a rien de savoureux ni de délectable, rien qui révèle des palais exercés. Le plaisir amoureux ne s’enveloppera ni d’ombre ni de pudeur, et, s’il est vrai que les premiers dieux créateurs du Japon y furent initiés par un couple d’oiseaux, ses ébats en ont gardé une immodestie que n’effarouchent ni lèvent ni la lumière. La nudité, que l’art n’idéalise pas, n’est point indécente ; et, comme les commodités du travail et de la vie en permettent l’étalage, elle peut s’offrir aux yeux sans malice et sans honte. Mais, à cette conception d’un naturalisme presque enfantin, l’homme superpose un idéal où se déploie jusqu’à la manie son goût du rare et de l’artificiel. Pointilleux sur les cérémonies, épris d’images fantastiques et de rites bizarres, il complique son étiquette et se façonne une politesse dont les formes se développent indépendamment des idées qu’elles recouvrent. On dirait en vérité que le bouddhisme, — ce puissant effort d’un peuple pour s’évader de la nature, — n’aboutit chez lui qu’à réglementer ses poses, et transformer son code mondain en une pompeuse et savante liturgie.

L’influence en fut plus profonde, et, dans cette jolie cour des Mikados, patriarches alanguis, environnés de femmes et de prêtres, et qui festinent au milieu des fleurs, parmi ces princes d’un sang divin, les Kugés, et ces princesses que de grands chars traînés par des bœufs promenaient sous les cerisiers du printemps et sous les érables rougis de l’automne, c’est lui qui éveille l’ombre des morts, entretient des commerces magiques, accroupit les superstitions aux carrefours triviaires et surtout amène les âmes au renoncement comme à une source de félicités nouvelles.

Renoncement souvent extérieur ! Celui qui détient le pouvoir n’en a que les ennuis, c’est-à-dire la pénible illusion. Mais s’il en délègue l’éclatant fantôme, il en possédera dans l’ombre la réalité. Le grand Çakya n’a-t-il pas prêché aux hommes qu’ils devaient sortir des apparences pour les dominer ? De même, c’est en se retirant de la fausse lumière du monde que l’empereur, dépouillé de ses insignes impériaux et revêtu de la robe des bonzes, gouvernera vraiment l’Empire. Que voilà le Bouddha un adroit politique ! Cette doctrine de l’Inkyo (littéralement : le fait de se retirer), qui flattait d’autant plus l’ambition du pouvoir qu’elle le débarrassait de toute responsabilité, ne manqua pas de séduire les Japonais. Les empereurs abdiquèrent, les uns par lassitude ou par convenance, les autres pour étendre à la faveur de ces pieuses ténèbres une autorité dont le grand jour accusait et restreignait les limites.

L’abdication devint une loi. Du trône, elle descendit aux ministres, aux shoguns, aux fonctionnaires, aux simples particuliers. Le petit marchand du Japon se retire avant l’âge et cède à son fils la direction de sa boutique. Les conséquences en furent très graves. Elle immobilisait des milliers d’hommes encore actifs et raccourcissait la vie sociale. Retranchés des affaires, où ils n’apportaient plus que les conseils d’une expérience incomplète, ces retraités, qui d’ailleurs n’avaient à craindre ni l’ingratitude ni l’irrespect, cessaient d’agir, arrêtaient leur pensée, se paraient d’une rouille également vénérable et funeste. La civilisation japonaise y prit ce caractère d’immaturité qui donne si souvent à ses fils un air d’enfans vieillis. Une colonne tronquée pourrait lui servir d’emblème. D’autre part, l’inkyo habitua les hommes à distinguer entre le pouvoir qu’on adore et le pouvoir qui se fait obéir, et, comme les deux se trouvent rarement réunis en une seule personne et que, si le premier s’affiche, le second s’efface, tous en contractèrent la défiance que répandent des maîtres invisibles. L’esprit de soupçon gagna de proche en proche ; les visages dissimulèrent leur inquiétude sous les plis du sourire ; les âmes élargirent leur solitude afin qu’on ne perçût pas leur tremblement. Durant des siècles, le Japon fut gouverné par des anonymes et des irresponsables. Ses potentats, empereurs ou shoguns, sauf les deux ou trois premiers fondateurs de chaque dynastie, passent sur les fresques de l’histoire comme une procession de figures hiératiques dont on ne distingue que les auréoles. Des ombres qui portent un reflet. Nul d’entre eux n’arrive à l’individualité, n’a l’audace de ne ressembler qu’à lui. L’inkyo a confisqué leur puissance réelle au profit d’un père moine parmi les moines, d’une mère nonne parmi les nonnes et les bonzes, d’une famille ou d’un clan. Leur spontanéité est morte. On les a ligotés de bandelettes, embaumés de vénération. Alors même qu’ils n’abdiquent pas, leur personnage n’en reste pas moins un simulacre. On verra des enfans de deux ans, nommés empereurs ou shoguns, abdiquer à cinq ans ; et ces dieux au berceau, ces généraux à la mamelle ne marqueront guère moins que -ceux de leurs prédécesseurs ou de leurs héritiers dont trente années de paix respectèrent le songe impérial.

Ainsi, dès le Xe siècle, l’équivoque bouddhiste a désorganisé le pouvoir ; elle en a déplacé le centre ; et, quand la jalousie et l’avarice jetteront les chefs militaires à l’assaut du shogunat, l’empereur ne sera plus qu’une vaine idole dont le sourire appartient au plus fort. Mais, si exténué fût-il, son autorité nominale ne s’éteignit pas dans la tourmente. Le Japon se transmit, de tempête en tempête, la lignée de ses empereurs et sa croyance en leur divinité. Que cette descendance fût parfois supposée, souvent irrégulière, il importe d’autant moins que dans les mœurs japonaises l’adoption, — même posthume, — corrige et supplée normalement la nature. L’extraordinaire est que ce peuple ait toujours voulu à sa tête, enfant, homme ou femme, un pauvre être qui se dit petit-fils du Soleil, et que, parmi tant de vassaux passionnés pour le meurtre et la gloire, nul n’ait usurpé le titre de mikado. Si j’excepte l’Eglise catholique, je ne crois pas qu’aucun pays nous propose l’exemple d’une telle institution deux fois millénaire. Empereurs sans empire, empereurs assiégés, empereurs abîmés, traqués, appauvris, affamés, mannequins somptueux ou sordides, l’institution toujours debout, c’est dans leur dénuement et leur détresse que j’en admire la continuité. Plus je les vois bafoués ou avilis, plus je m’étonne qu’elle ait duré. Le miracle en vient de l’invincible foi des Japonais en leur céleste origine. Ni les ambitions effrénées de leurs condottieri, ni les triomphes de la violence, ni l’athéisme et les charmes débilitans de la religion étrangère ne l’ont atteinte. Les mikados demeurent, parce qu’ils sont les émanations du peuple. Leur divinité monte de la foule. Aux jours les plus troublés, le nom divin de cet empereur dont la personne humaine est si tragiquement ballottée, disputée, engloutie, surnage et flotte encore. La pâle étincelle traverse des nuits bien sombres. Souvent aussi, elle semble comme absorbée par le foyer de la cour shogunale, où les arts, ravivés de l’accalmie, jettent une illustre flambée. Mais viennent de nouveaux orages, le Japon reverra ce feu de Saint-Elme dans les craquemens de sa mâture. S’il ne parle plus au cœur de ses pilotes, il avertit les humbles qu’au milieu de tant de désastres quelque chose survit qui ne périra pas. Dans le heurt des instincts déchaînés, il symbolise la prédominance intangible de l’esprit sur la matière. Et les Japonais ne devront pas oublier qu’aux heures sinistres de leur histoire, ce fut tout leur idéal.

On raconte qu’en l’année 1153, alors que la déchéance de la dynastie princière des Fujiwara précipitait l’une contre l’autre les deux familles des Taïra et des Minamoto, un monstre s’abattit sur le toit du palais impérial. Il avait une tête de singe, un corps de tigre, une queue de serpent. Nous connaissons l’animal. La féodalité primitive s’est reformée et, pendant quatre siècles, sa turbulence, sa férocité, sa perfidie déchireront le pays japonais. Tour à tour les shoguns, qui en sortent, essaieront de la réduire et de reconstituer à leur profit la centralisation de l’empire. Mais ces mâles n’engendrent que des efféminés. Vice-empereurs, leur régens leur deviennent des shoguns. Cependant, à deux reprises, l’unité faillit se réaliser. Les Hojo repoussèrent, au XIIIe siècle, une invasion des Mongols, qui fut malheureusement la seule. Au XVe, sous le gouvernement des Ashigawa, le génie japonais se perfectionna dans la patience et accomplit sur la laque et la soie d’aimables prodiges. Puis le shogunat lui-même s’écroula et, chaque province de l’empire s’érigeant en royaume, les grands monastères en forteresses, ce fut l’anarchie.

L’Europe du moyen âge nous offre des spectacles analogues. Mais, si l’on songe que, durant quatre cents ans, le Japon a forgé son âme sur l’enclume des guerres civiles sans en faire jaillir une idée neuve, un de ces éclairs dont les consciences s’illuminent, une de ces vérités ou de ces nobles erreurs qui renouvellent le fonds primitif de l’humanité, son histoire, son héroïque histoire, nous semblera moins riche que la nôtre, moins féconde, trop pareille en sa stérilité à celle des peuplades barbares. Les jolies fantaisies de l’art japonais ne rachètent pas l’horreur du siècle. Chez ce peuple qui allie une humanité souvent exquise à tant de cruauté, en cette même époque, les femmes, les frêles petites femmes aux lèvres peintes et aux doigts menus, dans les châteaux assiégés, recevaient de leurs soldats des têtes coupées qu’elles étiquetaient soigneusement afin que chacun d’eux pût mieux reconnaître, à l’heure du salaire, ses sanglans trophées. Et elles poussaient la complaisance jusqu’à en noircir les dents, car les princes de la famille impériale et les nobles de la cour avaient seuls le droit de se les laquer et, comme les récompenses étaient proportionnées à la qualité des victimes, les soldats usaient volontiers de cette supercherie : « Les têtes ne nous faisaient pas peur, écrivait une de ces femmes : nous avions pris l’habitude de dormir dans la mauvaise odeur du sang. »

De grands peuples ont aussi respiré ces abominables exhalaisons ; mais, d’ordinaire, il entrait dans leur enthousiasme du carnage un peu d’ivresse métaphysique. Nos croisades, nos guerres religieuses, nos combats de races, nos jacqueries, quelles étapes ! Leurs champs de bataille me rappellent ce mot fameux, que l’homme éprouve parfois le besoin de monter sur des monceaux de cadavres pour voir de plus loin. Ici, le tas de morts est vraiment prodigieux, mais le vainqueur qui l’escalade n’en découvre que le même horizon toujours fermé. Le Japon ne connut que des guerres vicieuses, et son entendement, demeuré pauvre, ne travailla jamais pour le patrimoine universel.

Mais l’amour des combats trempa son âme de souplesse et de fermeté. Fils et filles de samuraïs étaient élevés à la dure, les uns maniant le sabre, les autres la lance. Dans le programme de leur éducation, la pensée de la mort jouait un tel rôle qu’on leur enseignait le cérémonial du suicide. A l’âge où les séductions de la vie sollicitent le cœur et les sens, les jeunes gens apprenaient dans quelle altitude et suivant quels rites une personne bien née devait s’ouvrir le ventre. D’aucuns même y témoignèrent d’une épouvantable précocité. Je ne crois pas qu’il eût plus de sept ans, ce petit Japonais dont on raconte l’histoire suivante : Des meurtriers dépêchés contre son père et abusés par une ressemblance rapportèrent à leur maître une tête dont personne ne pouvait dire si elle était celle du coupable. Le seigneur envoya chercher l’enfant et la lui découvrit. Celui-ci, comprenant l’erreur et la nécessité d’y fortifier les assassins, dégaina le poignard que dès leur jeune âge portaient les fils de samuraïs, et, pour donner à son silencieux mensonge l’irréfutable autorité du désespoir, tomba, les entrailles coupées, devant la face sanglante.

Nul peuple ne s’enfonça plus avant dans le culte de la mort. Si le bouddhisme, qui réprouve le suicide et n’y voit qu’un subterfuge assez puéril de l’homme envers la destinée, tendait cependant à leur rendre plus légères les attaches du monde extérieur, ce fut surtout aux doctrines de Confucius que les Japonais durent ce lugubre penchant. La mort n’était point à leurs yeux une libératrice. L’idée qu’elle leur assurât une vie heureuse en échange de leur dernier soupir leur eût répugné à l’égal d’un marchandage. Ils ne tirèrent de la philosophie confucéenne que les rudimens d’un positivisme impératif. Le vieux sage, qui, dégoûté du bouddhisme, avait mis en garde contre les spéculations du rêve, exalta jusqu’à la vertu leur impuissance philosophique. Ils renchérirent par-dessus ce professeur de morale, et, trop fiers pour interroger qui se tait, considérant même comme une inconvenance de scruter les ténèbres de la tombe, ils ne demandaient à la mort qu’une attestation d’honneur satisfait et de devoir accompli. Elle dépouilla pour eux son appareil de douleur et d’anxiété. Ils la vidèrent de toute idée troublante et n’y mirent pas plus de volupté que dans l’amour. Leur âme n’y fut point emportée par une sorte de vertige. Ils en firent une habitude, une institution, le dénouement normal des difficultés de la vie. Un samuraï avait-il égaré le dépôt de son maître ? Il se tuait. Le maître l’avait-il offensé d’une parole ou d’un geste ? Il se tuait. On mourait pour protester contre une consigne ; on mourait pour n’avoir pu venger une injure. Dans la cérémonie de l’ouverture du ventre, au moment où le samuraï agenouillé se frappait, son ami le plus cher, debout à ses côtés, lui tranchait la tête. Les sabres japonais opéraient avec une rapidité d’éclair. On ne les voyait, dit-on, que se relever. En certaines provinces plus rudes, les hommes d’armes en éprouvaient le fil vierge encore, à la tombée de la nuit, sur des gens du peuple attardés. Se tuer paraissant la suprême élégance de la civilisation, tuer les autres ne semblait point une sauvagerie. Ils envisageaient tout sub specie mortis. Un jeune guerrier arrache un soir une jeune fille à la troupe de ses ravisseurs et la conduit au palais du prince. Le prince la lui offre ; elle était adorable. Mais il répondit avec une grâce mélancolique qu’il ne pouvait engager dans des liens éphémères une âme vouée à la mort. La jeune fille l’entendit et la coupe qu’elle tenait lui échappa des mains. Devant ces hommes qui, sans dégoût de la vie, par point d’honneur, s’acharnent à se détruire, les illusions du cœur humain, les divines illusions, font comme cette jeune fille : elles renversent leur coupe. Le meurtre et le suicide étaient devenus les grands sports de la nation.

On raffina sur les obligations qui enchaînent le guerrier à son seigneur, la femme à son mari, les enfans à leurs parens. En même, temps que la féodalité désorganisait le pays, elle y formait, avec la complicité de la nature, de multiples organismes séparés et vivaces. La piété filiale, la fidélité, l’obéissance, le sacrifice de l’individu aux intérêts du fief, s’élevèrent à un si haut degré que le sublime en perdit de sa valeur. Nos anciennes histoires ne nous présentent pas une telle abondance de dévouement et de stoïcisme. Mais le peu d’effort que coûtent aux héros ces vertus surhumaines m’en gâtent un peu la beauté. J’admets qu’un père immole son enfant pour sauver l’enfant de son prince, mais que cet exemple fasse école, que cette atroce abnégation passe en pratique, que le culte des devoirs terrestres ait exigé autant de sang que les autels des dieux les plus farouches, voilà en vérité où le caractère japonais accuse l’invincible besoin qu’il a de pousser jusqu’à l’absurde les idées simples et d’enter sur l’instinct naturel la fantaisie monstrueuse.

Les Japonais manquent de pensées, non d’esprit. Si la matière leur fait défaut, ils auraient peut-être de quoi l’ordonner. Ils travaillent furieusement sur des notions élémentaires, mais leur déduction a ceci de bizarre qu’elle les vide bien plutôt qu’elle ne les enrichit. Ils les creusent, les ouvragent, les sculptent, les cisellent, les pointillent, leur donnent une étrange figure, jusqu’à les rendre méconnaissables. Cependant elles restent toujours élémentaires. Il en est de leur morale comme de leurs maisons, dont ils ont compliqué de mille petites précautions et de détails infinis la structure toute primitive, comme de leurs appartemens où un art fantastique se mire sur d’humbles nattes et flamboie sur des troncs à peine écorcés. Pénétrez dans leurs âmes : elles sont aussi neuves, aussi rudes que celles des héros d’Homère. Mais, entre deux instincts qui sentent encore la forêt natale, vous y verrez une image précieuse, délicate ou bouffonne, une chimère éclatante, l’œuvre d’une société dont l’esprit, parfois las d’imiter la nature, ne se divertit plus qu’à la défier.

L’amour de la gloire s’y installa en tyran et s’exalta d’une solitude qui le laissait en tête à tête avec la mort. La politesse des cours princières ne put se maintenir au milieu de ces hommes vindicatifs et vaniteux qu’en les astreignant à l’exactitude des formes les plus incommodes. Ses répressions morales se tournèrent en contraintes physiques. Elle emprisonna les guerriers dans des vêtemens où leur corps était comme perdu. Les manches tombantes paralysaient la violence du geste ; les pantalons si larges, et d’une telle longueur que l’homme qui marchait dedans semblait se traîner à genoux, ne permettaient plus ni l’assaut, ni la fuite. L’ampleur de ces voiles désarmait les individus, élevait entre eux des barrières infranchissables de soie légère et bruissante. Et les prêtres bouddhistes mirent à la mode la cérémonie du thé. On apprit à faire une tasse de thé comme on célèbre un mystère, avec des évolutions rythmiques, des gestes d’hiérophante, des incantations silencieuses, une lenteur qui couve des miracles. Les femmes ne furent pas seules à se prêter aux observances de ce rituel. Les hommes d’armes y apprirent la patience et la mesure. La chambre où l’on officiait devant un brasero et où une simple bouilloire s’entourait des mêmes attitudes recueillies qu’un baquet magique ; ce fut, Dieu me pardonne, leur Hôtel de Rambouillet !

D’ailleurs, leurs tueries n’avaient point étouffé en eux le goût du madrigal. L’extrême simplicité de leur prosodie facilitait l’inspiration poétique. On leur avait enseigné de bonne heure à tourner élégamment une épigramme de trente et une syllabes, et, aux momens critiques de leur existence, ils se donnaient la coquetterie chinoise d’un impromptu. Quelques-uns préparaient leur improvisation pour l’instant de la mort. Les cinq vers où ils rendaient l’âme étaient l’obole dont ils payaient leur entrée dans la gloire. Leur pensée s’y détournait avec complaisance sur les jolies parures dont la terre avait flatté leurs yeux. Cette nature qu’ils ne craignaient pas d’ensanglanter, ils conservaient pour elle une piété respectueuse et tendre. La vie des bêtes leur était plus sacrée que celle des hommes. J’ai ouï dire que dans les vieilles coutumes du Japon, avant que la Chine y débarquât, nul ne pouvait être mis à mort tant que les arbres étaient en fleurs. Le printemps avait cessé d’étendre sur la vie humaine l’immunité de son sourire. On ne connaissait plus la trêve de ses parfums, mais on les respirait toujours. On ne se lassait point de détailler ses subtiles merveilles. Les hommes gardaient sous le harnois une délicatesse d’impressions et un sentiment des nuances qu’ignoraient leurs contemporains d’Europe.

Le peuple, artisans, laboureurs, marchands, que la suprématie de la classe guerrière avait pliés à l’obéissance et condamnés à la résignation, n’avait pour se distraire que les récits fabuleux, les danses religieuses, la métamorphose des jardins et des bois. Tout ce qui tombait des nuages de sang où se jouaient les destinées du pays germait en ces cœurs obscurs et s’y épanouissait en légende. Leur infériorité sociale les rapprochait de cette terre dont le bouddhisme animait les pierres et les plantes. Rassurés du côté de la tombe par leurs bonzes, qui leur garantissaient, moyennant salaire, un vague paradis, ils penchaient leur âme attentive sur les menues beautés des choses. La curiosité que la nature avait allumée en eux comme une veilleuse dans un sanctuaire rustique, incapable d’éclairer les grandes ombres du ciel, baignait de sa lueur douce des corolles et des brins d’herbe. Une mystérieuse fraternité s’établissait entre eux et les fleurs qui se fanent vite, et les feuilles que les vents balayent, et les pierres dont l’eau des torrens lubréfie les angles. La nécessité de mesurer ses gestes et de peser ses mots, dans une société où la moindre impertinence, le moindre mouvement d’humeur pouvait entraîner la mort, en fit le peuple le plus patient, le plus officieux, le plus facile à vivre que la tyrannie ait jamais façonné. Et si, d’une part, on considère cette noblesse militaire féroce, mais stoïque, de l’autre, cette foule homogène, disciplinée en même temps qu’affinée par la crainte, on comprend la parole de saint François-Xavier que les Japonais furent « les délices de son âme. »

L’apôtre ne s’abusa pas sur leurs défauts. Il les signale avec un sens de la réalité que son enthousiasme n’émoussait point. Mais, bien qu’il sentît les difficultés de sa mission, leur amour de la gloire, leur honneur chevaleresque, leur facile renoncement aux voluptés du monde, leur courtoisie, leur esprit « curieux des sciences naturelles et divines, » tout lui sembla concourir au triomphe de la foi chrétienne. Il espéra que le baptême donnerait une santé nouvelle à ces vertus qui, faute d’un sel divin, se corrompaient. Son espérance parut fondée, daïmios, samuraïs, des villes entières se convertirent. Les moissons se levaient au geste même du semeur. En 1550, huit ans après qu’une tempête avait jeté sur les côtes du Japon un navire portugais, le Christianisme, c’est-à-dire la civilisation occidentale, y joua une première partie contre la civilisation chinoise et faillit la gagner. D’où vient donc qu’il y passa comme un vent d’orage et n’y laissa qu’un souvenir de vague et détestable imposture ?

Il n’en faut chercher la raison ni dans la haine des bonzes ni dans le scandale des moines espagnols qui, à coups d’anathèmes, disputèrent aux jésuites portugais la conquête apostolique de ces « îles Argentières, » ni dans le cynisme des matelots européens, qui démentait singulièrement le bienfait de la morale chrétienne. L’arrivée de saint François-Xavier coïncide avec l’entrée en scène du premier des trois grands hommes d’Etat qui allaient si rudement pétrir la matière japonaise qu’elle porte encore leur effigie.


II

Les cinquante dernières années du XVIe siècle furent remplies par les convulsions de la féodalité. Ce fut peut-être l’époque la plus glorieuse de l’histoire du Japon. Toutes les digues rompues, le peuple lui-même déborda. L’individu secoua les chaînes qui le rivaient à la communauté ; l’énergie spontanée l’emporta sur les conventions sociales. Pour la première fois, l’esprit s’oriente au milieu des cadavres. Les massacres ont un sens. Une volonté supérieure précipite les événemens et en règle le tumulte. Il y a unité d’action dans cette trilogie qui dura un demi-siècle. Le premier acte fut tenu par Nobunaga, faiseur et défaiseur de shoguns. Il déclare la guerre aux burgraves bouddhistes, saccage leurs monastères, anéantit la féodalité religieuse. Nobunaga était noble ; son héritier et son continuateur fut un ancien valet d’écurie, Hideyoshi.

Physique de gorille, moral de soudard, un orgueil de parvenu qui touche à la démence, une âme d’orgie, mais, dans cette âme, une incroyable puissance de domination et de grands desseins qui font de ce monstre une manière de génie. La plèbe japonaise avait mis des siècles à le concevoir ; il ne fallut pas moins qu’un tel bouleversement pour l’arracher de ses entrailles. Cet homme, qui, prévenu de l’embuscade où Nobunaga devait perdre la vie, s’en était remis aux dieux du salut de son bienfaiteur, centralise tous les pouvoirs entre ses mains de premier ministre, frappe à coups redoublés sur les seigneurs féodaux et, pour divertir leurs instincts belliqueux encore mal comprimés, se met à leur tête et les lance contre la Corée. Expédition fameuse et stérile ! mais Hideyoshi se souciait moins de conquérir que d’épuiser dans une guerre étrangère la sève brûlante des guerres civiles. Il mourut, laissant un fils en bas âge et un élève plus fort que son maître : Yeyasu.

Au plébéien brutal, grossier, jouisseur et qui portait toujours la tête superbement rejetée en arrière, succède un homme de vieille noblesse, froid, taciturne, tenace, peu scrupuleux, mais dont les intérêts se confondent avec ceux du pays et qui aime dans les siens le peuple japonais tout entier. Le Midi soulevé contre le Nord revendiquait l’Empire pour l’enfant d’Hideyoshi, dont la victoire eût certainement ruiné l’œuvre de son père. La journée de Sekigahara, en 1600, où quarante mille têtes roulèrent dans la boue, sauva le Japon. Ses grands coups étaient rués ; l’avenir appartenait au génie de Yeyasu. Le soir du combat, ce premier shogun Tokugawa, qui avait combattu depuis le matin le front nu, remit son casque. « Un bon général, dit-il, ne se couvre qu’après la bataille et quand il l’a gagnée. » C’était mieux qu’un mot et qu’un beau geste. Le lendemain de la victoire le trouva debout, pacifique, mais casqué.

Autour de lui, on ne voulait plus mourir. Un seul danger subsistait encore, dans les clans du Sud, le parti catholique. Encouragés par Nobunaga, qui ne voyait en eux qu’une secte adversaire du bouddhisme, malmenés par Hideyoshi, les missionnaires rencontrèrent dans Yeyasu et son petit-fils Yemitsu des ennemis aussi intelligens qu’implacables. Leur hostilité ne s’exaspéra d’aucun fanatisme. Ils jugèrent la doctrine chrétienne et la condamnèrent en barbares et aussi en hommes d’Etat. Elle seule pouvait ranimer les dissensions, ressusciter les guerres civiles. Elle menaçait non seulement la sécurité morale du Japon, mais encore sa vie nationale. Derrière les franciscains et les dominicains accourus de Manille, les routiers d’Espagne flairaient une proie nouvelle, l’Escurial un nouvel empire. Les Tokugawa refusèrent de livrer à ces inquiétans apôtres la clef des cœurs. Enfin, ce qu’ils sentirent vaguement et redoutèrent d’autant plus, ce fut l’âme de liberté que la religion chrétienne exhale, et, si j’ose dire, le noble individualisme qui s’en dégage par la conscience qu’elle donne à chaque individu de sa propre dignité. Les idées qu’elle propageait ne tendaient à rien moins qu’à une nouvelle révolution, dont le Japon exténué ne pouvait courir le risque. Elle était arrivée cent ans trop tard ou cent ans trop tôt.

En 1638, les derniers chrétiens japonais se révoltèrent et furent massacrés non loin de Nagasaki, dans le château de Shimabara, où ils avaient soutenu un siège héroïque. Il est bien avéré qu’aucun Européen ne trempa dans cette rébellion et qu’elle fut moins provoquée par la persécution religieuse que par les iniquités féodales, qui s’étaient plus lourdement appesanties sur les paysans de la contrée. Mais, précisément, cette insurrection contre l’iniquité attestait l’influence émancipatrice du christianisme. Les pauvres gens, qui du haut de leurs remparts chantaient la gloire de Dieu et prenaient les anges à témoin de leur bon droit, troublèrent les assiégeans et les généraux envoyés par le shogun. Cela ne ressemblait point aux guerres qu’ils avaient faites. C’était la première fois qu’un cri montait vers l’éternelle justice à travers le fracas des armes. Oh ! la belle page de l’histoire japonaise ! Mais je comprends le soulagement des nouveaux maîtres du Japon, à la nouvelle que l’ordre régnait en cette Varsovie.

Les Portugais expulsés, toutes relations rompues avec la timide Angleterre, les protestans hollandais, seuls admis à commercer avec l’Empire, furent rélégués, comme des pestiférés, au port de Nagasaki, près du rivage, sur cet îlot de Deshima, qui ressemble à un éventail dont on aurait coupé le manche. Ils y donnèrent pendant plus de deux siècles le lamentable spectacle de la race blanche humiliée, avilie moins encore par le mépris dont les Japonais se piquaient à son endroit, que par son triste amour de l’or. Le Japon se barricada dans une nuit épaisse. Ses fils, que la paix eût éparpillés sur les flots en voyageurs volontiers aventureux, n’eurent plus le droit de quitter les côtes. Du passage de l’Occident ils ne gardèrent que l’usage du tabac, qui devint universel, et quelques armes à feu, qui se rouillèrent assez vite.


Et maintenant jetez les yeux sur une carte du Japon : considérez ce mince archipel étendu devant le continent asiatique comme un long sarment à la courbe élégante et aux grappes inégales. De toutes les îles qui font de l’ombre sur les mers, je n’en connais point dont la figure se dessine avec une grâce plus souple et plus charmante. Mais cet empire onduleux évoque aussi je ne sais quelle image d’invertébré sans tête endormi à la crête des vagues. La vie répandue dans ses anneaux et ses replis ne semble point participer d’une seule âme. Et, si l’on en comprend mieux ses agitations désordonnées, rien n’est plus propre à nous pénétrer d’admiration pour les Tokugawa qui communiquèrent à ce corps serpentin le même esprit et la même volonté.

C’est d’abord l’île de Kuishiu qui pend au sud, dernière grappe et la plus grosse. Elle se détache avec son groupe d’îlots du reste de l’Empire et plonge vers Formose et les Philippines. Elle a reçu les premiers Européens, et avant eux, peut-être, les envahisseurs malais. Mais les anciennes invasions sont oubliées ; le christianisme n’y a fleuri qu’une heure ; et les hommes qui en habitent la pointe et la dernière échancrure ajoutent à leur vanité d’insulaires cette espèce d’âpreté taciturne des sentinelles plantées à l’extrémité de la terre. Où ils sont, le monde se termine pour eux. Leur fierté n’a point de bornes, leur humanité point d’horizon. Vaincus, ils acceptent une défaite dont leur éloignement les empêche de sentir la brutale humiliation. Mais, pendant des siècles, ils en remâcheront l’amertume. La nature à demi tropicale ne les engourdit pas. Ni les voluptés de la femme ni les charmes du bonze n’ont de prise sur leur âme. Ils n’aiment que les danses guerrières et le maniement du sabre. Ce sont les Satsuma. J’ai séjourné dans leur capitale de Kagoshima, et, même encore aujourd’hui, j’y ai eu l’impression d’une vie rude et bornée, au fond d’une rade montagneuse dont la splendeur du ciel illuminait les eaux violentes. Dès avril, les collines se couvrent d’anémones et d’azalées, mais les cratères y brûlent éternellement.

Remontez vers le nord : montagnes, forêts, volcans, une nature tourmentée dans sa douceur sauvage ; quels nids de vautours, quels repaires pour les insurrections ! A gauche, la presqu’île de Hizen ; devant vous, le détroit de Shimonosaki, gardé par le prince de Choshiu, un vaincu, lui aussi. Ses deux provinces commandent la Mer Intérieure. Ses sujets ne sont pas moins glorieux ni moins particuliers que ceux de Satsuma, mais les effluves du Japon central les ont touchés. Ils ont du goût, une intelligence vive, une parole artificieuse. Les Japonais revenus d’Europe vous disent : Satsuma, c’était Sparte ; Choshiu, Athènes.

A mesure qu’on s’en éloigne, les esprits sont plus dociles, les caractères moins tranchés ; et les flots méditerranéens semblent avoir une face humaine, tant ils ont réfléchi de visages héroïques et de divins fantômes. Cependant l’île de Shikoku, dont le rivage en limite l’azur, renferme encore une population singulière et qui, tournée vers l’inconnu du Pacifique, abritée par ses remparts de schiste, échappe à l’œil du maître. Les hommes de Tosa vivent dans le même décor que les Satsuma. Comme eux, ils contemplent le vide de la mer et se nourrissent de leur solitaire importance. Derrière eux, sur la grande île, — un continent pour ces Japonais deux fois insulaires, — le Yamato et les vieilles provinces où bat le cœur du Japon, ces champs de bataille apaisés, recommencent à faire courir des fils d’or dans la simple trame de leur vie. Kyoto, ville des Empereurs et des bonzes ; Nara, ancienne cour impériale, terre de lumière et d’art, et qui vaut l’italienne harmonie de son doux nom sonore !

Yeyasu est monté plus haut. Il a mis entre lui et l’empereur des montagnes qui ne se laissent franchir qu’au passage d’Hakoné. Il a bâti, à l’embouchure du Sumida Gawa, sa capitale de Yedo. Derrière lui, le Japon va s’amincissant jusqu’à la mer de Yeso ; c’est la plaine, puis des collines, des terres riches, puis des neiges, de longs hivers, une infinie sécurité. Le conquérant adossé à ce royaume, dont il a commis la garde à ses créatures, tient sous ses yeux le reste de l’Empire. Sa griffe s’est d’abord étendue sur des villes qu’il a retirées du partage et dont il fait ses villes shogunales : Nagasaki, dans le Kiushiu, le seul port où débarque l’Européen ; Osaka, où aboutit le commerce de la Mer Intérieure, la cité la plus riche du Japon, son grenier d’abondance. Satsuma, Choshiu, les clans extrêmes et belliqueux, il n’oserait y toucher, mais il s’applique à les circonscrire. Les nouveaux daïmios, dont sa victoire a fondé la noblesse et la fortune, recevront des territoires qui bornent ces fiefs menaçans. Sur le long damier du Japon, Yeyasu pousse silencieusement ses pions contre les dernières dames de ses adversaires, et il aura la prudence doublement méritoire de les cerner et de ne pas les prendre.

Cet homme au génie lucide, un des plus notables organisateurs de peuples, arrive à concilier le séparatisme du régime féodal et la centralisation d’un pouvoir absolu. Tout ce que le premier peut donner à l’âme de vertus étroites, à la vie provinciale de solidarité et de traditions, il en fait l’immobile support de son heureuse tyrannie. Ce pacificateur édifie des siècles de paix sur les assises d’une caste guerrière. Il commence par relever et rehausser le piédestal de l’empereur, dont le palais était devenu, cinquante ans plus tôt, comme une basse-cour, car les dames, afin de nourrir le pauvre dieu, laissaient picorer les poules jusque sur les marches de la salle impériale. Yeyasu le rétablit dans son mystère et ses honneurs. Il l’enveloppe d’un nuage d’encens ; et le dieu restauré se décharge sur son grand prêtre, le shogun, des soucis inférieurs de la chose humaine. Le shogun, soutenu par son conseil, le Bakufu, et qui dispose d’une police inquisitoriale, a réparti le pays en trois cent soixante daïmiates. Chaque daïmio est le maître absolu de sa province ou de son canton, shogun de ses samuraïs, qui sont les daïmios des classes inférieures. Enfermé avec eux dans une enceinte fortifiée, dont les artisans et les marchands occupent les abords, il vit des productions de son fief, et tout lui présente l’image de l’indépendance. Mais son pouvoir ne lui est que délégué. On le surveille, on le déplace, au besoin on le destitue comme un simple préfet. Bientôt il doit séjourner une année sur deux à Yedo ; le reste du temps, y laisser sa famille en otage. Ces déplacemens, l’entretien d’une résidence somptueuse à la capitale du shogun, l’appauvrissent. C’est un grand principe japonais de ruiner l’homme ; BOUS le poids de ses honneurs.

Mais, s’il découronne ainsi la forteresse féodale, Yeyasu en renforce les murailles de plus larges fossés. Loin de tenter une fusion des petites patries dans la grande, il s’ingénie à les tenir fermées l’une à l’autre, et, dans ces mondes murés, il échelonne les groupes sociaux sur les degrés d’une hiérarchie minutieuse. Il a compris que la docilité des Japonais a besoin d’un horizon resserré. Rien ne saurait mieux les garantir des engouemens où les expose leur naturelle inquiétude qu’un attachement irrésistible aux coutumes et à l’opinion locales. Il assujettit ces hommes de paroisse à une tyrannie d’autant plus stricte que ce sont eux qui l’exercent, et sur eux-mêmes. Toute personnalité s’y rapetisse au niveau commun. Les individus craignent de se singulariser ; la pensée n’ose franchir le cercle des conventions séculaires : paresseuse, elle s’atrophie ; curieuse, elle perfectionne des riens ; grave, elle se complaît à des niaiseries solennelles. En revanche, ces milieux bien clos, où les vieux usages et les religions du passé sont les seules règles de la vie, conservent puissamment les institutions ancestrales et n’en laissent point éventer la sève.

La conception politique de Yeyasu, tout imprégnée des qualités du terroir, n’est l’œuvre ni d’un révolutionnaire ni d’un idéologue. Elle ne fait qu’assigner un emploi définitif à tous les instincts, défauts et qualités, que les guerres civiles ont noyés ou repoussés dans leurs alternatives de ténèbres et d’incendie.

L’individu ne compte pas. La famille, constituée comme à Rome et en Grèce, est la seule unité vivante. Le code qui la régit ne distingue pas entre la légalité et la moralité. Sa lecture n’est permise qu’aux principaux conseillers d’Etat. Les gens sont jugés sur des lois qu’ils ignorent et ne doivent point connaître. Qu’importe, puisque l’acte individuel n’est jamais considéré que dans sa moralité, l’acte social dans son utilité ? Les magistrats, miroirs du gouvernement, en réfléchissent les modes. D’ailleurs, les lois écrites sont peu nombreuses, et les juges les interprètent suivant leur conscience, les coutumes, les nécessités présentes. Les causes qui sont portées devant leur tribunal n’étant jamais identiques, l’influence des verdicts précédens les conduirait à de regrettables erreurs. Ils se créent donc à eux-mêmes, pour chaque affaire, une jurisprudence, et le jugement prononcé ne se répercute dans aucune autre cour de justice. L’idée du droit n’a point pénétré dans ces esprits qui passent si aisément de l’extrême violence à l’extrême docilité. Mais l’idée du devoir ennoblie, glorifiée, tour à tour les exalte et les prosterne. L’enfant est aveuglément soumis à ses parens ; la femme à son mari ; le mari, s’il est d’une humble classe, au samuraï, le samuraï à son prince, le prince au shogun. Les seuls commandemens promulgués et affichés sur toute l’étendue de l’Empire ont la brièveté simple et générale du Décalogue. Tout le monde sait que le moindre vol est puni de mort. La terre n’appartient à personne, puisqu’elle appartient théoriquement à l’empereur, cette ombre. Le shogun n’en est que l’intendant ; il en cède l’usage aux daïmios, qui la louent aux samuraïs, qui l’afferment aux paysans. On vit sur de grandes équivoques.

Le bouddhisme désarmé n’était plus à craindre : les Tokugawa lui abandonnèrent le peuple, tandis que le confucianisme demeurait la bible des samuraïs. Je dirais que tous deux forment de sûrs esclaves, l’un par la résignation passive où il achève de dissoudre la personnalité, l’autre par l’irréflexion qu’il impose à la servitude, si ce mot d’esclaves ne semblait vraiment excessif, quand on veut caractériser un peuple dont l’âme garda sous une longue contrainte les hautes vertus de ses temps héroïques.

Asservis, les Japonais le furent autant qu’une nation peut l’être ; et la tyrannie les a, pour longtemps, marqués d’un esprit soupçonneux, d’une hypocrisie souriante. Leur intimité me fait toujours penser à ces anciennes demeures seigneuriales que j’ai visitées à Kyoto. On y entre de plain-pied ; aucun verrou n’en défend les portes ; les châssis glissent silencieusement sur leurs rainures. La bienvenue vous sourit dans la lumière des cloisons peintes, les bois veinés, les blonds tatamis. Quelle franche et simple hospitalité ! Le palais est à vous. Tout à coup, sous vos pas étouffés par les nattes, une espèce de sifflement assez harmonieux court et se prolonge. Vous avez mis le pied où le parquet chante. L’alarme était donnée. Dans la pièce voisine, les visages se composaient, et les mains qui agitaient l’éventail frôlaient doucement leur poignard.

Mais ces effets d’une inquisition dissolvante furent combattus par le perpétuel dévouement aux intérêts de la communauté et par le sentiment de l’honneur. Les Tokugawa disciplinèrent ce stoïcisme dont les tragiques aventures du passé avaient bronzé les cœurs. L’individu, opprimé dans son intelligence, comprimé dans son expansion, n’eut d’autre issue vers la gloire que le renoncement et le sacrifice. Il employa tout son orgueil à porter un carcan qu’il était incapable de secouer. Toujours prêt au suicide, il méprisa une vie que sa pensée ne savait enrichir ou ne l’aima que pour les trouvailles stériles d’une fantaisie exaspérée. Les âmes se cristallisèrent.

Si la paix est le bonheur suprême des peuples, on peut considérer Yeyasu comme un grand bienfaiteur. Et si la morale d’un peuple consiste uniquement dans l’harmonieuse subordination de ses vertus aux fins de sa politique et dans l’asservissement de l’individu à l’Etat, les Japonais religieux, guerriers, obéissans, se maintinrent à une moyenne plus élevée que les nations occidentales.


Mais, pour stationnaire que soit un pays, l’œuvre fatale de la vie continue de s’y élaborer. Pour indestructible que semble un gouvernement, l’opposition et la mort ne s’y fraient pas moins des voies silencieuses. Derrière cette façade d’assurance et de tranquillité, la société des Tokugawa subit le retour des mêmes phénomènes et des mêmes anomalies qui précédèrent et entraînèrent la chute des anciens pouvoirs. Seulement, la prévoyance de Yeyas et la sagesse du Bakufu en ralentissent la marche.

Le shogun, de moins en moins personnel, disparaît derrière ses ministres. Sa cour efféminée, où les grands seigneurs font antichambre et où la concubine s’exerce à la domination, accapare toute la richesse de l’Empire et n’enseigne plus aux jeunes hommes que le dédain du sabre et l’art de se peindre le visage. Yedo devient la ville des courtisanes et des ronins, des glorieuses prodigalités et des vices qui coûtent cher. L’intérieur de la plupart des daïmiates nous présente une image raccourcie de l’histoire nationale. Le daïmio est tombé sous la tutelle de ses principaux samuraïs. Des intrigues se nouent dans son ombre ; des coteries se disputent sa personne ou son héritage. D’un bout à l’autre du Japon, l’inférieur surveille, contrôle, obsède et finalement dirige le supérieur. C’est une des lois les plus constantes de la vie japonaise. Mais le respect de la forme, le souci des apparences, le crainte du Bakufu, l’impuissance des esprits à concevoir un autre régime, brident et dissimulent cette anarchie latente.

L’empereur, pensionné par le shogun, est toujours relégué dans sa résidence de Kyoto. Le gouvernement, qui a oublié les prescriptions de Yeyasu, le néglige ou le traite avec une parcimonie dérisoire. Vers le commencement du siècle, sa divinité n’a plus le sou. Son palais se dégrade ; le toit crevassé laisse filtrer la pluie sur la tête du monarque. Parmi les princes qui l’entourent, les Kugés, quelques-uns sont obligés de gagner secrètement leur vie. Des Japonais m’en ont même cité qui, le soir, incognito, cuisinaient dans les restaurans les plus fréquentés de la ville. Tant que le shogun allait chaque année rendre publiquement hommage au mikado, le peuple ne songeait point à s’étonner de la déchéance impériale. Mais, du jour où l’opulent Yedo rompit avec cette tradition de politesse, peu à peu les yeux que n’obscurcissaient plus les vapeurs de la guerre civile, opposèrent à la magnificence de la cour shogunale le dénuement de l’héritier du Soleil. La paix devait fatalement amener les Japonais à reconnaître que, depuis des siècles, leur tradition politique avait été faussée.

Cette idée subversive, ce fut dans la famille même des Tokugawa, chez le prince de Mito, qu’elle commença d’éclore. Ce prince avait accueilli des philosophes chinois exilés de leur pays, et, sous leur influence, rassembla les matériaux d’une histoire japonaise. Une telle étude ne pouvait que mettre en lumière l’usurpation du pouvoir impérial par des vassaux de l’empereur. Il est probable aussi que les Chinois, plus pénétrans que les Japonais, en leur expliquant la vraie doctrine de Confucius, contribuèrent à réorienter vers le Père de la nation une fidélité que de vieux contresens avaient détournée au profit du shogun. Les principes de Mito cheminèrent lentement à travers le Japon jusqu’aux provinces de Choshiu et de Satsuma, où l’on recueillit avec empressement ces auxiliaires des rancunes invétérées.

D’autre part, le shintoïsme dédaigné par les Tokugawa, éclipsé par les cérémonies bouddhistes, le shintoïsme qui divinise les origines du Japon et la personne de l’empereur, produisit pour la première fois des exégètes et des théoriciens. Ils s’escrimèrent vaillamment contre la civilisation chinoise et contre les moralistes à longue tresse « qui édictaient de si belles maximes et assassinaient leurs maîtres. » Ils vantèrent la simplicité primitive des mikados, montrèrent leur pompeuse décadence et comment le pouvoir, sous l’action des idées étrangères, avait passé de leurs mains dans celles de leurs domestiques. Autant que j’en puis juger, ces philosophes sont de pauvres logiciens, leur métaphysique un prétentieux enfantillage. Mais ils remontaient aux sources mêmes de la vie nationale ; ils réapprenaient à leurs lecteurs et à leurs auditeurs une chronique dont l’étude presque exclusive des annales chinoises avait depuis longtemps effacé le souvenir. Le sens caché de leur parole, la doctrine politique qui s’en dégageait d’elle-même, donnaient à ces vieilleries une jeunesse et une vivacité qui s’insinuaient dans les âmes. Ils essayaient enfin d’éclairer ce chaos endormi d’une petite lueur de sagesse. Ce furent de braves gens et la piété des humbles les entendit.

En 1840, un pauvre samuraï du nom de Takayama traversa la moitié du Japon pour aller contempler le palais de l’empereur. Il passa par Yedo, où la splendeur et les remparts du shogun le frappèrent d’indignation, et quand, arrivé à Kyoto, il vit la demeure de son Dieu caduque, ruineuse, et qui sentait l’abandon, il s’agenouilla, prosterna son front dans la poussière et revint ému d’une pitié si douloureuse qu’il en mourut. L’exemple de cette mélancolie mortelle ébranla bien des cœurs. Les famines, les exactions des daïmios, la fréquence des incendies, les fléaux de la nature, le relâchement de la discipline qui infestait les campagnes d’aventuriers et de pillards, les symptômes d’une vague et mystérieuse agonie, tout prédisposait l’âme populaire à incarner son espérance dans cet empereur, captif inconnu, dont la disgrâce lui semblait plus pitoyable que ses propres misères. Un nouveau sentiment, fait de tendresse et de vénération, l’exquis amour que les opprimés peuvent avoir pour un dieu débile, s’éveilla çà et là, timidement, au cœur de la foule. Les circonstances ne lui donnèrent pas le temps de mûrir, et c’est bien fâcheux.

Parallèle à ce lent travail de la pensée japonaise, qui retrouvait enfin, après huit siècles d’erreur, le mot de sa destinée, l’invisible action des idées européennes gagnait les esprits d’élite. Elles se glissaient par l’étroit soupirail de Deshima. Les Hollandais, gardés à vue et méprisés, n’en inspiraient pas moins une curiosité aiguillonnée de péril. Quiconque les hantait devenait vite suspect. Le gouvernement se servait d’eux comme agens d’informations. C’étaient « ses officiers d’oreilles et d’yeux » entre lui et le reste du monde. Mais, bien qu’on ne permît guère aux particuliers d’avoir recours à leur diabolique, les nouveautés qu’ils déballaient avec leur mercantille infusaient dans les cénacles d’érudits les principes de la science occidentale. Leurs élèves étudiaient l’astronomie, les mathématiques, la médecine, la botanique, l’histoire naturelle. L’intelligence japonaise soupçonna que le grand Nippon n’était qu’un petit canton de l’Univers et que la tyrannie du shogun la frustrait d’un trésor inestimable.

Depuis la fin du XVIIIe siècle, les Russes, les Anglais, les Français, les Américains apparaissent le long des côtes, sondent les flots. Comme les oiseaux qui annoncent aux navigateurs le voisinage de la terre, leurs pavillons avertissent l’archipel aux îles dormantes que le monde s’est rapproché. En 1838, un certain Shojô, à moins que ce ne fût son ami Kazan, — tous deux payèrent de leur vie l’audace de leurs idées, — publia, sous le titre romanesque : Histoire d’un Rêve, une brochure aussi singulière qu’instructive. Les Hollandais avaient prévenu le gouvernement qu’une maison américaine, désireuse d’entrer en affaires avec le Japon, équipait un navire, le Morrison, et se proposait d’y rapatrier sept Japonais qu’une tempête avait jetés sur les côtes chinoises. L’auteur imagine qu’un soir, à l’heure où l’esprit flotte entre le songe et la réalité, il se vit transporté dans un cercle d’hommes graves et de savans, qui s’entretenaient de la nouvelle. Refusera-t-on de recevoir ce vaisseau, comme on l’a fait des autres ? Les vieilles lois persisteront-elles en leur implacable rigueur ? Le dialogue se développe sur un ton de bonne société, sans éclats de voix ni saillie. Pour qui sait la lenteur des conversations japonaises, les hochemens de têtes, les corps immobiles agenouillés autour d’un brasero, cette causerie académique ressuscite dans leur couleur de pénombre les cénacles de l’époque, où, discrètement, avec des précautions infinies, des voix étouffées qui sur les nattes silencieuses font comme un chemin de feutre au pas sonore de la pensée, les encyclopédistes les plus hardis rêvaient une timide émancipation. Nous avons là le résumé de leur ethnographie. Elle est encore naïve, à la façon des vieux atlas où le caprice du dessinateur embellit l’ignorance du géographe. Ils ont cousu des broderies japonaises à des lambeaux de notre histoire. Ils confondent le nom du navire Morrison avec celui du célèbre sinologue, qu’ils se représentent sous la forme d’un daïmio commandant à vingt ou trente mille hommes. Mais ils en viennent enfin, par d’ingénieux détours, à souhaiter sinon l’ouverture, du moins l’entre-bâillement du pays, dans l’intérêt de la science et de l’humanité.

Ainsi, vers le moment où la civilisation occidentale se prépare à forcer les barrières du Japon, le gouvernement du shogun a contre lui une minorité intelligente, qui sent le besoin de se solidariser avec l’espèce humaine, et le sentiment national, que la philosophie confucéenne mieux entendue, la religion shintoïste mieux comprise et une sorte de mysticisme populaire ont ramené au culte de l’empereur. Ce sont en vérité de beaux gages. Le bail des Tokugawa touche à son terme. Le Japon connaîtra-t-il ces combats d’idées qui labourent l’esprit d’un peuple et font pénétrer la lumière du ciel jusqu’aux racines mêmes de ses principes organiques ?

L’arrivée de l’escadre américaine sous les ordres du Commodore Perry, en 1852, va brusquer les événemens et fixer en coup d’Etat cette incomplète ébauche d’une révolution.


III

Le shogun, dont la flotte menaçante et les sommations du commodore ont rabattu la superbe et qui se voit obligé de traiter avec les barbares, fournit à ses vieux ennemis, les clans vaincus par Yeyasu, une occasion de s’insurger, que ne pouvait leur donner la vie monotone et fermée de l’Empire. Les méridionaux, Satsuma, Choshiu, Tosa, — les Sat-cho-to, comme on les nomme, — matérialisent en appétits ambitieux l’idéalisme obscur dont l’âme japonaise semblait travaillée. Et, comme toujours, sur cette terre de l’équivoque, les idées s’évaporent. Le Shogunal, favorable malgré lui aux Européens et dirigé dans ce sens par un de ses plus habiles ministres bientôt assassiné, a pour adversaires des hommes qui, une fois vainqueurs, se montreront les partisans les plus décidés de la civilisation européenne. Le vieil empereur, entêté de superstitions et qui hait l’étranger, remet sa cause à des princes, qui, sous couleur de le lui restituer, préméditent d’exploiter son patrimoine. Et ces princes sont menés par des chefs de samuraïs, qui ont déjà jugé l’incapacité et l’ignorance de leurs maîtres.

De 1852 à 1868, pendant seize ans, on s’équipe en prévision d’une lutte formidable. Les clans du Sud affluent à Kyoto et y investissent la résidence impériale, où les Kugés, ces majordomes du palais enchanté, se réveillent et s’agitent. Des bandes de ronins alléchés tiennent la campagne environnante. La cour de Yedo se dépeuple. La grande vague des Tokugawa se brise en morts subites et en héritiers éphémères. Le shogun rend ses otages. Princesses, femmes et filles de samuraïs regagnent leurs daïmiates, avec une mauvaise humeur de Parisiennes exilées à Quimper-Corentin. Leur habitude du luxe, leur snobisme, leur façon d’imiter en parlant les acteurs à la mode les dépaysent en leur pays natal, et les dames de la province songent que ces poupées shogunales ne vaudront rien pour les grands événemens qui se préparent. Des conciliabules politiques se tiennent dans les restaurans. La science occidentale est mise à contribution. Si le gouvernement de Yedo nous demande des instructeurs militaires, les Satsuma et d’autres daïmios appellent les étrangers pour obtenir d’eux le moyen d’être invincibles et de les congédier. En général, les Européens ne comprennent rien à ce qui se passe.

Des missions japonaises sont envoyées en Europe et ceux qui les composent se rendent compte de l’infériorité du Japon, ’mais, de retour au pays, le respect des illusions communes, leur jeunesse, l’impuissance à convaincre de belliqueux et vaillans matamores, et aussi la perspective d’être bientôt les premiers à pouvoir, en connaissance de cause, bénéficier sur les espérances déçues et les fautes commises, toutes ces raisons leur ferment la bouche et les rangent en souriant sous une politique dont le programme n’est plus que de renverser le shogunat afin de chasser l’étranger.

A la première bataille, le shogunat fut par terre. Le dernier Tokugawa, Keiki, homme intelligent, plus habile à tourner une poésie chinoise qu’à conduire une armée, fatigué de la lutte avant même d’avoir lutté et trop heureux que sa faiblesse pût à la rigueur se décorer du nom de patriotisme, abandonna ses vassaux du Nord, et, sans une pensée pour ses navires et ses régimens épars, il se rendit. La révolution était consommée à l’ébahissement des révolutionnaires. On croyait le shogunat puissant, et voilà que cette énorme machine vermoulue se disloquait d’elle-même et s’effondrait. La terre ne tremblait point au choc de ses débris. Ils n’y soulevèrent qu’un nuage de poussière, dont l’évanouissement découvrit, debout sur les rivages, les Puissances européennes toujours calmes, mais énergiques et réclamant du jeune et nouvel empereur l’exécution des promesses shogunales.

J’ai eu l’honneur de m’entretenir avec plusieurs des chefs impérialistes qui menèrent ce coup d’Etat et qui, de simples samuraïs, passèrent dans la suite grands politiques et grands dignitaires de l’Empire : le marquis Ito, le maréchal Yamagata, le comte Okuma. Tous sont tombés d’accord que la soudaineté de leur victoire les avait confondus. Mais la conclusion qui s’en impose, elle est toute en ces paroles d’un autre Japonais : « Pour notre malheur, me disait-il, la révolution n’a pas assez duré. Les petits poissons montent facilement à la surface ; il faut un long bouleversement pour que ceux qui dorment au fond de la rivière, les gros museaux, puissent émerger. » Le coup de vent n’émut point les profondeurs populaires. Les gens qui s’attendaient à l’ouragan en furent quittes pour un frisson d’orage. La révolution peut-être la plus extraordinaire des temps modernes s’accomplit à la diable, et les hommes qui la firent ou crurent la faire n’eurent point conscience de son étendue.

L’es idées n’y jouent aucun rôle. La seule qu’on y formule, l’expulsion des étrangers, est irréalisable. Les princes de Choshin et de Satsuma, qui prétendirent les effrayer et même les canonner, ont éprouvé la puissance civilisatrice de l’artillerie européenne. Que faire sous l’œil des barbares ? Le samuraï impérialiste à qui l’on a formellement promis leur évacuation de la terre des dieux demande chaque matin si c’est pour aujourd’hui. On l’invite à la patience. Insensiblement, sans que personne ose l’avouer, ces intrus deviennent l’élément indispensable de la restauration impériale. Sans eux, la discorde éclaterait entre les clans du Sud, qui, unis contre le shogun, le seraient moins dans le partage de ses dépouilles. La menace de l’Europe sauvegarde l’empereur. Ce levain précieux a excité dans l’âme japonaise une conception nouvelle de la patrie. Jusqu’ici, la patrie n’était qu’un village, un clan, une province, un îlot. Elle s’élargit soudainement ; elle englobe tout l’archipel et l’enserre d’un réseau magnétique. Les clôtures féodales vont être arrachées, les fossés comblés, les distinctions de classes abolies. De 18G8 à 1875, par la seule vertu de la présence des Européens, un groupe de ministres irresponsables, kugés ou samuraïs, démantèlent le régime féodal.

La besogne leur fut facilitée. Le peuple indifférent ou amusé ne bronchait pas. La plupart des daïmios sacrifièrent leurs prérogatives d’un aussi bon cœur qu’un prisonnier sacrifierait ses chaînes. Non seulement on leur donnait la liberté, mais on la leur payait. Ils auraient la bourse pleine et n’endureraient plus le terrible contrôle de leurs inférieurs. Jamais on ne vit barons plus incommodés de leur baronnie : ce fut à qui en descendrait le premier.

Malheureusement, les quatre cent mille samuraïs qui vivaient des revenus de ces daïmios, les samuraïs « maîtres des quatre classes, » semblaient d’humeur moins traitable. La révolution dont l’attente les a surexcités pendant quinze ans, le triomphe enivrés pendant une heure, se retourne contre eux, ses instrumens d’hier, ses entraves d’aujourd’hui. Depuis dix siècles, leur noblesse gouverne l’archipel ; ils en écrivent de leur sang l’histoire et la légende ; ils en font l’unité morale et la grandeur. Le sabre qui pend à leur côté est « leur âme vivante. » Tout ce que la civilisation japonaise a enfanté de désintéressement et de délicatesse s’incorpore à leur définition. Alors qu’on discute sur les doléances publiques et les réformes du gouvernement, ils se réservent dans son intégrité solennelle le privilège de s’ouvrir le ventre. Au fort d’une révolution, les partis se préoccupent de vivre ; eux, ils exigent qu’on leur garantisse avant tout l’impérieux devoir du suicide. Pauvres gens ! La mollesse des daïmios a relâché leur ancienne ferveur d’obéissance ; mais leur cœur reste lié aux intérêts du clan ; leur pensée ne quitte pas l’emplacement du château féodal et bat de l’aile autour du temple désaffecté. Ces révolutionnaires n’ont qu’un désir : la stabilité. Ils acceptent qu’on remanie l’état social à la condition toutefois qu’on lui imprime du premier coup une face immuable. Le plus grand d’entre eux, Saïgo de Satsuma, élabore un programme politique où il réclame « un système de gouvernement qui n’ait pas besoin d’être changé d’ici mille ans. »

Sauf quelques princes, les hommes au pouvoir sont sortis de leur rang : les Okubo, Kido, Ito, Okuma, ces parvenus, appartiennent aux clans du Sud ; mais leur connaissance de l’Europe, leur patriotisme, leur ambition les ont déracinés. Le silencieux Okubo, petit samuraï de Satsuma, ennemi privé de Saïgo, semble comme le dépositaire enrichi des longues économies d’intelligence que cette province a faites. Ils comprennent que la patrie moderne ne peut s’organiser sans une armée nationale. L’enrôlement des marchands et des campagnards sous le même drapeau que de nobles volontaires tue dans son principe même l’ordre des samuraïs.

Privés de leurs sabres, réduits à une pension qu’on s’empresse de liquider, dupes encore dupées, exploités par des politiciens qui spéculent tour à tour sur leur ignorance et leur fierté, les malheureux tâtèrent vainement de la rébellion. Saïgo, masque fermé, lourde tête au cou de taureau, remplit les montagnes de Kiushiu d’un sanglant anachronisme. Mais ces hommes, séparés par leurs barrières féodales, n’auraient su vaincre des troupes pour qui les frontières intérieures n’existaient plus. Ils durent entrer dans le pacte de la cité nouvelle. L’empereur inaugurait des chemins de fer ; les journaux se multipliaient ; le vulgarisateur des nouveautés occidentales et surtout américaines, Fukusawa, après avoir publié une Géographie historique du Monde, qui enflammait les cerveaux japonais, lançait un manifeste intitulé : Il faut aimer la science. Le pamphlétaire y raillait le stérile honneur des samuraïs et déclarait que la mort d’un héros qui s’ouvre le ventre ne profite pas plus à la république que celle d’un kurumaya,

Hélas ! ce fut la terrible conséquence de cette révolution japonaise, que la plupart de ceux qui l’avaient faite n’y trouvèrent d’emploi que pour leurs qualités inférieures. Elle opéra dans la conscience publique un renversement de toutes les notions. Les vertus rigides des samuraïs les isolèrent au milieu d’une société où la curiosité intellectuelle commençait à l’emporter sur le puritanisme nobiliaire. Ils ne purent y occuper une place qu’en transigeant avec leur vieil idéal, et le commencement de leur nouvelle élévation ressembla fort à une déchéance. Ils ne valurent plus par la stricte obéissance, le courage stoïque, le mépris de l’argent et de la mort ; mais ceux-là surtout réussirent qui naguère s’entendaient à tramer des intrigues de palais ou à traiter pour leurs princes avec les marchands de riz d’Osaka. L’ombre du daïmiate avait couvé des hommes d’affaires, sa prudence sournoise de petits Machiavels. Les meilleurs, ceux que j’appellerais les quakers du confucianisme, demeurèrent à l’écart. D’autres, beaucoup d’autres, victimes de leur éducation qui leur interdisait le calcul, après avoir mangé la faible somme dont le gouvernement remercia leurs dix siècles de gloire, inaptes à tout travail, les bras cassés par la perte du sabre, glissèrent sur la pente du dénuement jusqu’aux pires compromissions. Plus courageux contre la mort qu’en face de la vie, leur exemple montra que l’honneur, souvent bien difficile à distinguer du point d’honneur, est un soutien fragile pour les âmes qui s’y fondent tout entières. L’avenir n’a pas encore dit si l’intérêt du Japon exigeait absolument que ses hommes d’Etat, samuraïs eux-mêmes, fissent sur leurs frères cette mélancolique démonstration.


Le nouveau Japon s’ouvrit donc par une banqueroute sinon de l’honneur, du moins d’un certain honneur qui, si longtemps, avait été la monnaie courante des âmes. Désormais son histoire intérieure ne me semble plus, en dépit de sa complexité, que la conquête par l’idée du droit d’un peuple héréditairement ployé sous une morale d’obligation incomplète et rude. Quel illogisme ! D’ordinaire, ce sont les peuples qui sourdement, patiemment conquièrent leurs droits. Ici, les principes de justice sociale, d’égalité, de liberté, tombés d’un ciel inconnu, ne répondaient pas plus aux besoins profonds des esprits que jadis l’usage importé du tabac n’y satisfaisait une aspiration du cœur. Je ne veux point dire qu’ils soient inutiles à la grandeur d’une nation. Mais, pour en tirer autant de gloire que de profit, encore faut-il les avoir voulus et mérités. Leurs bienfaits n’apparurent point aux Japonais comme la récompense d’un vénérable effort. Les classes longtemps sacrifiées y goûtèrent l’heureux caprice d’une vague providence. Un Japonais disait un jour devant moi : « C’est une bien belle chose que la civilisation : depuis que nous -l’avons, notre climat s’est adouci ; les hivers sont moins neigeux et moins durs. » Sa naïveté n’étendait point jusqu’aux âmes l’initiative de cette clémence dont il sentait confusément le bénéfice. Et, de fait, les âmes n’en furent point responsables.

Cette conception d’une vie plus humaine, cet équilibre des droits et des devoirs où nous arrivons péniblement par des routes escarpées et jalonnées de calvaires, les Japonais pensèrent y atteindre à vol d’oiseau. Ils ne demandèrent à notre science et à notre philosophie que des applications matérielles et des avantages immédiats. Les idées que nous aimons moins encore pour notre contentement que pour leur beauté, ils crurent en faire, sans amour, leurs filles adoptives et leurs servantes. Et surtout, — car ce fut peut-être à l’origine l’unique but de leur politique, — ils s’imaginèrent qu’elles leur livreraient le défaut de notre cuirasse, le secret d’une faiblesse qu’ils ne discernaient pas et dont leur expérience nous tiendrait en respect. Un jour, au Parlement, comme des orateurs citaient, à l’appui de leur opinion, Rome, la Grèce, la Révolution française, l’histoire américaine, un député impatienté s’écria : « Citez donc des exemples japonais ! » Il avait raison ! Mais les orateurs n’avaient pas tort, bien empêchés de fonder leur thèse moderne sur le passé du Japon. Liberté, justice, respect des droits de l’individu, idéal de l’Occident ! « Nous ne te chercherions pas, si nous ne t’avions pas trouvé. » Les Japonais ne l’ont pas trouvé, nous le leur avons apporté ; maintenant, bon gré mal gré, ils le cherchent !

Comment ? A tâtons, sans méthode, avec de bizarres alternatives, de la bonne manière peut-être, si l’on juge que l’idéal d’une nation, avant de se préciser dans la conscience de ses guides, doit germer et mûrir dans l’inconscience de son peuple. Depuis 1875, le Japon fut officiellement conduit par ceux qu’un industriel japonais appelait un jour : des Étudians. Un samuraï de Tosa, Itagaki, — un des rares hommes politiques qui mette une sorte de coquetterie farouche à rester pauvre, — esprit un peu fumeux, que ses amis nous peignent comme également versé dans l’étude de Jean-Jacques et la lecture des philosophes chinois, employa sa fougue de méridional et son usage des soshis au triomphe de l’idée représentative. Il harcela les ministres, sollicita l’empereur, fatigua tous les chemins du Japon, et, à la tête d’un parti qui prit le nom de libéral, persuada les Etudians au pouvoir que l’établissement du parlementarisme constituerait un progrès notable sur la monarchie absolue. L’empereur, malgré ses répugnances, dut promettre une Constitution et donna dix ans à ses ministres pour la rédiger, à son peuple pour la mériter. Durant ces dix années, le parlementarisme futur gagna ses éperons dans les assemblées incohérentes des Conseils généraux. Mais son histoire, ses séances orageuses, sa corruption, sa lutte irraisonnée contre le ministère, quel qu’il soit, sa médiocrité bruyante ne sont guère jusqu’à présent qu’une pantomime singée de l’Europe. Que les députés s’évertuent à obtenir un cabinet responsable pour le jeter plus souvent par terre, c’est une idée naturelle et qui les dispenserait à la rigueur d’en avoir d’autres, s’ils n’y étaient même condamnés par ce seul fait qu’ils représentent un peuple dont les sentimens et les opinions n’ont pas encore besoin d’être représentés. Mais l’heure viendra où l’organe aura créé la fonction ! Il s’opère en cette foule, sous la triple influence des anciennes habitudes, des idées étrangères et des conditions économiques, un travail dont on peut déjà soupçonner l’importance.

La restauration impériale, qui a bien moins restauré qu’innové, n’a pu rompre les lois fatales de l’esprit japonais. L’anéantissement des samuraïs, en tant qu’ordre social, n’empêche pas ceux qui ont pris leur place, c’est-à-dire tout le monde, de continuer leurs vieux erremens. Le samuraï, entretenu par son prince en échange d’un service commode et qui ne lui demandait aucune initiative, débarrassé des préoccupations matérielles, uniquement soucieux de son avancement, était devenu, en ces siècles de paix, le type même du fonctionnaire. Le Prince a fait place à l’Etat : on réclame de l’Etat ce qu’on attendait du Prince. Les Japonais veulent tous être fonctionnaires. Mais, pas plus aujourd’hui que dans le passé, le pouvoir n’est réellement où il semble résider. En vain vous le cherchez, il se dérobe. Vous le croyez tenir qu’il s’est évanoui. L’empereur subit ses ministres et ne gouverne pas. Les ministres, qui n’ont point à répondre de leurs actes devant le parlement, sont cependant à sa merci. Les fonctionnaires qu’ils nomment ne doivent de durer qu’au bon plaisir de leurs subordonnés. Dans les écoles, le directeur est déplacé sur la demande des professeurs, les professeurs sur la menace des élèves. Le même homme qui seul, assis devant son bureau, plein d’assurance, vous témoigne d’un sincère désir de conciliation, vous le retrouverez, le lendemain ou dans une heure, au milieu de ses secrétaires et de ses commis, hésitant, timoré, prompt à l’échappatoire. Des ordres sont donnés. D’où viennent-ils ? On a l’impression qu’ils partent d’une bouche anonyme. L’inférieur a gardé sous le nouveau régime cette force attractive et absorbante dont la vieille civilisation l’avait armé contre les périls de l’absolutisme. Au Japon, le pouvoir monte d’en bas.

Mais, si, jadis, le respect de la forme et de sévères traditions corrigeaient ce qu’un état semblable a d’insolite et de dangereux, il n’en va plus de même aujourd’hui, où la morale utilitaire et l’individualisme s’infiltrent dans l’esprit des masses. Ce qui n’était qu’un instinct de préservation habilement fardé s’affirmera bientôt avec la crudité d’un droit civique. L’autorité dépouillée du prestige nominal dont elle vivait n’est plus qu’un fantôme provisoire. La croyance à la divinité de l’empereur, — croyance imprécise d’un peuple qui n’essaya jamais d’élucider sa foi et dont l’âme religieuse ne trace pas de limites moins flottantes entre l’humanité et la divinité qu’entre la plante et la bête, — sous la lumière de la froide raison européenne, se trouble et pâlit. Ce n’est pas seulement une superstition qui va mourir. C’est le principe même du loyalisme, car, en rédigeant leur constitution, où le souverain se réclamait de sa céleste origine pour appliquer dans son empire la Déclaration des Droits de l’Homme, les politiciens ne s’étaient pas avisés qu’en cet accouplement disparate, si le merveilleux japonais dénaturait la portée des théories occidentales, les théories occidentales ne tarderaient pas à discréditer le merveilleux japonais. Ces législateurs firent une œuvre d’école, une « Henriade » constitutionnelle. Et, comme le peuple ne comprend que les œuvres vivantes, il lâchera bientôt le convenu pour le convenant et sacrifiera du même coup la divinité et la vénération de l’empereur au souci de sa propre humanité. Le Japonais ne respecte vraiment que ce qui s’enveloppe de mystère. Du temps où la loi tombait comme la foudre d’un séjour inexploré, il se limitait prudemment dans le cercle familier de ses devoirs et n’en bougeait point. Il vivait au milieu d’épaisses ténèbres sur une tache de lumière. Aujourd’hui que les lois s’exposent à tous les regards, il découvre avec admiration que chacune d’elles n’occupe qu’un point fixe de l’étendue. On peut circuler, les éviter, les saluer, les apprivoiser, les tourner. Les lois l’affranchissent de la loi.

En est-il plus heureux ? Je ne le pense pas. Cette loi non écrite s’est transformée. Il ne s’agit plus d’obéir à un code dont les règles étaient au fond des consciences, les sanctions aux mains des juges. Aujourd’hui, il faut vivre et travailler pour vivre, non pas travailler à ses heures, comme autrefois, toujours à peu près sûr du lendemain, mais travailler sans relâche et sans grande sécurité. La cherté de la vie a augmenté en des proportions fantastiques. Ce que ne produisaient point les famines d’autrefois, où l’homme, ramassé dans son canton, voyait autour de lui chez tous les hommes les mêmes affres de la mort, — je veux dire le sentiment de ces inégalités sociales dont l’injustice, au moins apparente, agit si fortement sur les cœurs, — l’industrie européenne et la révolution économique l’ont éveillé et déjà l’exaspèrent par l’écart prodigieux qui s’est fait, en un pays où les riches s’appliquaient à ressembler aux pauvres, entre les fortunes des spéculateurs et la misère des salariés. Les vieilles communautés féodales tirent d’elles-mêmes aux syndicats, et le socialisme commence à sourdre.

La guerre contre la Chine en hâta l’éclosion. Je ne vois point dans l’histoire du Japon d’événement plus considérable. Assez insignifiante en soi et, si l’on veut, promenade militaire dont les étapes avait été préparées depuis vingt ans, ses conséquences dépassèrent encore une fois les prévisions des chefs politiques. Ils y virent le salut d’une Constitution que les premiers assauts des parlementaires avaient déjà compromise. Mais, ce qui importe davantage, elle donna à la patrie japonaise le sacre de l’angoisse et de la fierté. On n’a pas assez dit, quand on a qualifié d’admirable le patriotisme qui du nord au sud souleva toutes les âmes. Ce fut un réveil et un éveil.

Réveil des anciennes traditions guerrières. Le Japonais y retrouva son endurance et l’idée divine de la patrie rajeunit et purifia son vieux culte de la mort. Le parti militaire en sortit plus robuste et, comme, si les rivalités de clans y percent encore, il est le seul vraiment organisé, le seul aussi qui symbolise pour la foule l’égalité civique, il devint une grande espérance.

Eveil de la dignité individuelle dans la gloire commune. Les Japonais connurent les délices de la solidarité nationale. Les champs de bataille chinois débarrassèrent un instant la révolution de sa fausse idéologie et la rendirent sensible au cœur. On a raillé la vanité des Japonais victorieux ; on s’est plaint de leur arrogance ; on a constaté que les plus humbles, artisans, boutiquiers, domestiques, kurumayas, avaient conçu d’eux-mêmes une opinion intraitable. Le plébéien enrégimenté participa à l’accroissement du Japon. Ce fut comme si, revenant en arrière, on l’eût élevé au rang de samuraï. Il a senti naître en lui un homme. Sa vie lui est devenue plus précieuse, ses droits plus manifestes.


Ainsi, autant que j’en puis juger, la restauration impériale aboutirait d’une part à l’idée consciente de la patrie moderne : loin de s’en trouver fortifiée, la fidélité à l’empereur peu à peu se dissoudrait dans un patriotisme plus large, mais qui, pour la sécurité du pays, gagnerait à s’y condenser. D’autre part, en découvrant aux théories européennes les tendances anarchiques, que nous avons notées tout au long de l’histoire japonaise, et qui serpentaient sous la solide armature du gouvernement shogunal, elle crée lentement dans la foule un esprit révolutionnaire. Cette foule, dont l’action continue d’être une série de réactions, — où tant de résignés gardent encore pieusement et sans profit l’antique politesse et le don silencieux du sacrifice, — fait avec une docilité souvent étrange l’apprentissage pénible de sa volonté. Elle se débat contre l’atavisme d’une sujétion qui, à force d’inconscience, était devenue presque instinctive. Les gouvernans ont la main plus dure dans leur libéralisme que jadis dans leur tyrannie. Ils lui arrachent par lambeaux des liens qui ne la blessaient pas, tant sa vie les avait incarnés. Sa délivrance la meurtrit, et déjà elle s’en prend de ces meurtrissures à ceux qu’on lui laisse, alors que sa souffrance lui vient de ceux qu’on lui ôte.

Son âme présente à coup sûr des symptômes inquiétans, si inquiétans même que les hommes de gouvernement chercheront bientôt une panacée dans la médecine européenne. Et nous verrons l’apôtre du parlementarisme, celui qu’on nomma « le Dieu vivant de la Liberté, » Itagaki, évoluer vers le socialisme d’État. La centralisation politique se consommant, sous la protection de l’armée, par le monopole absolu des industries et des écoles, du travail et de l’intelligence, ce serait peut-être le bonheur pour ce peuple qui s’effraie lui-même de ses tentatives d’émancipation. Mais j’ai dans l’idée qu’il n’arrivera pas si vite au bonheur…


Le soir même du jour où, tout rempli du spectacle de la fête, j’avais essayé d’ordonner mes impressions du Japon moderne et ce que je connaissais de son histoire, je traversais en compagnie d’un Japonais les vieilles enceintes féodales, et nous devisions de l’avenir du pays. L’orbe rouge du soleil couchant planait sur le parc impérial et faisait dans la pâleur du ciel comme un immense drapeau japonais. Mon compagnon, un personnage assez connu, me montra du doigt le palais invisible où semblait s’attarder l’œil du soleil, et me dit, avec une tristesse que cette étonnante fantasmagorie rendait plus grave encore :

— Le Japon sera tranquille, tant que cette demeure gardera l’hôte mystérieux qui l’occupe présentement. Mais je crains pour mon pays le lendemain de sa mort. Et il ajouta :

— Notre peuple n’est facile à gouverner que si le pouvoir reste anonyme et impersonnel, et je redoute par-dessus tout qu’on lui donne un jour un empereur trop intelligent.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue des 15 décembre 1899 et 15 janvier 1900.