Voyage au Japon (Bellessort)/08

La bibliothèque libre.
Voyage au Japon (Bellessort)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 8 (p. 157-200).
◄  VII
VOYAGE AU JAPON

VIII.[1]
LA SOCIÉTÉ NOUVELLE

Débarqué au Japon en pleine crise ministérielle et à la veille d’une période électorale, je m’efforçai, aussitôt que mes premières impressions furent un peu débrouillées, d’approcher et de reconnaître ce monstre nouveau-né : le parlementarisme japonais. Puis, comme il ne suffisait pas d’en décrire la fantasque image, et qu’il fallait encore essayer d’en expliquer l’origine, je consultai ce passé que chaque jour dépayse davantage au milieu du présent. Vieilles lois, vieilles coutumes, vieilles traditions d’honneur, gouvernement à la fois féodal et centralisé : il m’a bien paru que si, en fait, la révolution politique du Japon était moins extraordinaire que nous ne l’imaginions, ses conséquences religieuses, intellectuelles et morales excédaient encore l’étendue de nos conjectures. Ainsi j’étudiai, pour mieux les confronter avec nos idées envahissantes, les anciennes conceptions japonaises de la divinité, de l’art, de la famille et de l’amour. Il nous reste maintenant à montrer comment, au sein même de ces conflits, la société s’est provisoirement organisée, et surtout comment vivent, depuis l’Empereur jusqu’aux miséreux, des gens que se disputent tant d’opinions contradictoires.

M. Harmand, ministre de France au Japon, un des diplomates les plus écoutés et un des hommes qui ont le mieux pénétré l’âme de l’Extrême-Orient, disait un jour que c’était le grand malheur des Japonais d’avoir attendu pour se convertir à la civilisation occidentale que « la démocratie y coulât à pleins bords. » Seul, ajoutait-il, notre XVIIe siècle aurait pu les européaniser sans péril et sans déchirement. Par leur politesse, leur décorum, leur subordination, leur aristocratie et même leur vie familiale, ils étaient moins éloignés des contemporains de Louis XIV que des concitoyens de Lincoln. Quand, vers 1850, un naufragé américain, Mac Donald, répondant à un Japonais qui l’interrogeait sur la hiérarchie des pouvoirs aux États-Unis, lui nomma d’abord le peuple souverain, le Japonais ne le comprit pas plus que, deux siècles auparavant, ne l’eût fait un marquis de Versailles. Aujourd’hui cette réponse serait entendue des hurumaya aussi bien que des fils de daïmiô. Seulement, pour plaire aux uns, elle ne déplaît que plus aux autres. Et le spectacle de la société japonaise nous offre les contrastes d’une noblesse dont l’amour propre accepte des théories que repousse son instinct de conservation, d’une bourgeoisie qui s’en défie par routine et s’en accommode par intérêt, et d’une classe inférieure que son habitude d’obéir arme peu à peu pour l’extrême indocilité.


I

Au sommet de la société nouvelle, l’Empereur et la cour impériale forment une grande tache d’ombre. Leur vie en est le pôle mystérieux et inabordable. Que fait entre les murs de son palais ce souverain asiatique qui en sort de temps en temps sous un uniforme de général et pour une parade officielle ? Quels sont ses conseillers ? Quelle initiative prend-il au maniement des affaires ? Il reçoit le corps diplomatique suivant tous les rites du protocole. Par une innovation singulière, il célébra ses noces d’argent avec l’Impératrice, et dans les cérémonies du Palais, à la représentation des Nô et des danses anciennes, on le vit près de son auguste épouse, le buste immobile, les mains l’une sur l’autre, demeurer des heures entières sans prononcer un mot. Une Altesse européenne, après une assez longue visite, gardait de lui l’impression d’un souverain « pareil à ceux d’Europe, mais un peu fatigué. » On connaît le nom de ses concubines qui figure encore dans les vieux annuaires. On sait que l’étiquette personnifiée par des camerera mayor réglementait leurs privilèges et leurs alternances. Faut-il croire ceux qui en font un travailleur opiniâtre, installé à son bureau dès huit heures du matin jusqu’à trois heures de l’après-midi, ou ceux qui nous le peignent sous les traits d’un brave homme assez borné, très docile, mais uniquement passionné pour les sports et les chiens ? Vit-il entouré de savans ou de lutteurs ? Préfère-t-il le bordeaux au saké ? « Si vous aviez fréquenté ses chambellans, nous confiait un Japonais de la cour, vous seriez surpris que l’Empereur se montrât toujours aussi correct et aussi libéral, car les gens dont il est assiégé retardent affreusement sur leur siècle. » Et le maréchal Yamagata, le vainqueur de la Chine, un de ceux qui passent pour avoir l’oreille de Sa Majesté, nous disait : « L’Empereur surveille les moindres intérêts de son empire, mais il n’aime point le régime parlementaire. » On s’en doutait ; seulement ce régime qu’il n’aime pas, il le subit sans aigreur apparente. Les journaux ont raison de vanter son tact, sa discrétion, sa modestie, son patriotisme. Je ne pense pas qu’un homme médiocre saurait s’effacer avec tant de prudence ni jouer un rôle insolite avec tant de dignité.

À ses côtés, l’impératrice, moins énigmatique mais aussi secrète, inspire à son peuple une affectueuse vénération. On ne discute point ses vertus, ni son intelligence. Les Japonais tombent d’accord que, chez elle, l’esprit égale la bonté. Mariée dès seize ans à son époux qui n’en avait alors que treize, — car la famille des Ichijô, d’où sortaient les impératrices, voulait ainsi s’assurer la haute main sur l’Empereur, — elle a conservé, dit-on, un peu de cet ascendant que son âge et son charme lui avaient tout d’abord donné. Son intervention n’outrepasse jamais le cercle intime où doit se confiner la femme japonaise. Mais toujours attentive, et mieux secondée par ses dames d’honneur que l’Empereur par ses courtisans, elle a surmonté sa timidité de petite reine sacro-sainte, pour paraître aux yeux de l’Europe en libre souveraine de l’Extrême-Orient. Elle a réformé son costume et ses manières à un âge où le corps lui-même fléchit malaisément aux nouvelles contraintes ; et son cœur a trouvé des délicatesses que le protocole ne lui avait point apprises. Lorsque le czaréwitch faillit être assassiné sur la route de Nara, ce fut elle qui de sa propre initiative écrivit une lettre personnelle à l’Impératrice de Russie. D’ailleurs la civilisation moderne dont elle porte les insignes ne l’a point enivrée. On sent que cette frêle Japonaise chérit d’un religieux amour les usages de son pays. Chaque fois que les voiles qui nous la cachent se soulèvent un instant, on la surprend dans son intérieur japonais penchée sur les travaux familiers qui furent la noblesse et la parure des femmes de son empire. Elle a remis en honneur la culture domestique des vers à soie, et il semble bien que, dans ses rares visites au collège des Filles Nobles, elle s’attache de préférence à tout ce qui peut entretenir chez ses pupilles les goûts modestes d’où leurs aïeules ont tiré d’infaillibles réconforts.

Quant au Prince impérial, qui n’est que son fils adoptif et dont la mère habite un autre palais, il craint moins la lumière et a déjà fait quelques pas hors de la pénombre sacrée. Lorsque, à l’époque de sa majorité, il reçut les hommages des représentans étrangers, notre ministre, M. Harmand, fut étonné de l’entendre lui souhaiter la bienvenue en français et put s’entretenir avec lui sans le secours d’un truchement. Son état-major d’officiers et de gouverneurs s’applique discrétement à former un monarque, sinon plus constitutionnel, du moins plus instruit. On satisfait, dans la mesure où les traditions n’en seraient point choquées, sa curiosité qui est vive. On se croit même parfois obligé de la modérer. Les Japonais ont peur d’un maître trop clairvoyant ou trop désireux de se produire. La première phrase d’un des derniers manifestes du parti populaire : Nous acceptons la cour… sonne à leurs oreilles comme un coup de tocsin. Les radicaux « acceptent la cour, » tant que sa circonspection et sa neutralité la leur rendent acceptable. Habitué à la réserve, le Prince n’en a pas moins une grâce juvénile qui parle à l’imagination de la foule.

Après lui l’ombre s’épaissit : les Princes de la maison impériale, héritiers éventuels, les Arisugawa et les Kannin, malgré leur séjour en Europe et leur passage à Saint-Cyr, leurs grades militaires et leur courage guerrier, isolés dans leur palais, presque inconnus, ne communiquent au loyalisme japonais aucune chaleur, et n’accéderaient au trône qu’entre cieux haies de froids respects et de vagues défiances.

Autour d’eux les anciens daimios, déjà clairsemés, indifférens ou réfractaires à la Révolution, ruminent leur dernière heure dans un silence où de vieux serviteurs font les gestes d’autrefois. Ils s’ensevelissent, oubliés et anéantis, sous les éboulemens du passé et sous les étranges végétations de la vie moderne. Quand l’un d’eux s’éteint, on le déterre pour l’enterrer au cimetière d’Uyeno. Ses funérailles le ressuscitent et les badauds s’arrêtent un moment le long des boulevards où sa bière de bois nu, haute comme une chaise à porteurs, promène sur le front de la foule un carré de soleil. Ce revenant, endormi la tête entre les genoux dans la même position que jadis au sein maternel, pousse devant lui un détachement de soldats et des hommes en blanc chargés de lotus d’or. Précédé d’un convoi de fleurs et de mets funéraires, suivi d’une procession de fracs et de redingotes qui ont décoré leur boutonnière d’un petit nœud de papier blanc, il traverse le parc des cerisiers où les temples bouddhiques étincellent dans la profondeur des arbres ; et, quand, à l’entrée de la nécropole, sous une tribune en sapin, on l’a déposé derrière une table hérissée de luminaires et de brûle-parfums, quand les prêtres, coiffés d’une mitre dont les deux ailes retombent sur leurs épaules, ont tour à tour ralenti et précipité leur âpre psalmodie, et qu’accroupis par terre, dix bonzes, la tête rase, ont fait avec leurs flageolets et leurs flûtes de Pan et leurs gongs et leurs tambourins un aigre concert coupé de rafales sonores, — les trois représentans chamarrés de l’Empereur, de l’Impératrice et du Prince impérial s’avancent lentement sur un chemin de simples nattes et, l’un après l’autre, honorent d’un peu d’encens ce fossile exhumé d’un monde à jamais disparu. Un jour que j’assistais à des obsèques princières, je priai un Japonais du cortège de me renseigner sur l’illustre défunt « Je crois, me répondit-il sérieusement, qu’il était dans sa jeunesse un fameux joueur de pelote. »

Mais, parmi les fils de ces daimios hébétés et moisis, les plus intelligens se sont ralliés au régime moderne. Ils ont compris que, pour une noblesse découronnée, le seul moyen de ne pas déchoir était de reconquérir par son mérite le rang que lui décernait jadis son droit de naissance. L’armée, dont les Princes partagent le commandement avec d’anciens chefs de samuraï, en leur épargnant les promiscuités de la politique, leur permettait d’échanger leurs prérogatives féodales contre une dignité plus personnelle et de se créer ainsi de nouveaux titres à la considération du pays. Ils se sont mêlés aux Européens, en Europe même ; ils nous ont étudiés ; ils ont assorti et pesé leurs expériences, et revenus plus japonais à la terre japonaise, ils y construisent des demeures seigneuriales qui sont l’image de leurs âmes.

Entrons chez l’un d’eux, et non des moindres, car il a épousé la fille d’un des plus antiques et des plus puissans daïmios : sa maison, qui domine tout un quartier de Tôkyô, était à peine achevée, lorsqu’il voulut bien nous y recevoir. C’est un palais de bois sans étage, posé sur le sol, et ceint d’une clôture de bois comme le temple shintoïste. Introduits dans l’aile gauche, après avoir traversé deux boudoirs décorés et meublés à l’européenne, nous trouvons, au milieu d’un salon spacieux et encore vide, le jeune prince en conférence avec son tapissier, un Japonais ancien élève de notre École des Beaux-Arts. Il choisit des tentures et il hésite entre les soies de Kyôto, qui déroulent à ses pieds leur sombre magnificence et la grâce fleurie des soies lyonnaises, chères à la Pompadour. Cette pièce, qui fait l’angle de la maison, donne sur une vaste salle à manger dont le bois naturel des caissons et des murs éblouit par la richesse de sa nudité. Ni moulure ni coup de pinceau, nul travail humain ne vaut cette surface douce et luisante où transparaissent et s’entre-croisent les veines mystérieuses de la vie. La place est prête : on n’attend que le mobilier. Mais, qu’il vienne de Paris ou de New-York, la simplicité du vieux Japon n’a pas à redouter de comparaison avec la main-d’œuvre exotique. Il ne lui en coûtera rien de se montrer hospitalière. Notre ébénisterie n’éclipsera pas plus sa splendeur primitive que les idées étrangères n’ont obscurci la tradition nationale chez cet homme souple et ferme, aux yeux oblongs, au menton fuyant, et dont le sourire héréditaire nous caresse sous des moustaches modernes un peu rêches.

D’ailleurs, — salle à manger, salon et boudoirs, — s’imaginer qu’il vit en cette partie de la maison, ce serait penser qu’on respire le grand air derrière de fausses fenêtres. La porte d’un nouveau corps de logis, au lieu de s’ouvrir, glisse en ses rainures, et nous voici à cinq mille lieues de la civilisation européenne. Les plafonds s’abaissent, les couloirs aux frises ajourées et aux cloisons mobiles se rétrécissent et s’allongent, le parquet calfeutré de tatami s’amollit sous les pieds. Pour mieux nous marquer que nous avons passé le seuil d’un autre monde, le prince nous fait pénétrer dans un petit oratoire où, entre deux tabernacles, les tablettes de ses ancêtres se dressent et s’alignent sur un autel de bois blanc. En face, sa chambre, qui est en même temps son cabinet de travail, si merveilleusement simple que, toute fraîche encore, elle semble dater de dix siècles. La lumière de la véranda y scintille dans la grenure des vitres de papier on n’y aperçoit qu’un bureau de laque aussi court sur ses pieds que les bassets sur leurs pattes, et, au milieu, sous une trappe polie, le trou rectangulaire, foyer de la cabane antique.

Ne croyez pas à une de ces affectations d’archaïsme qui tentent parfois nos millionnaires et n’ont pas plus de sens que s’ils revêtaient leur coffre-fort de boiseries gothiques. Notre hôte ne reconstitue point le passé : il le continue. Il met sans doute quelque coquetterie à le continuer aussi précieusement, mais sa vie et la vie de sa famille sont là, dans ces chambres claires et retirées, sur ces nattes et ce balcon qui relie son appartement à celui de sa femme et à celui de sa mère. C’est de là que, dédaigneux des financiers et des politiciens, escomptant peut-être au silence de son cœur d’heureuses vicissitudes, trop intelligent d’ailleurs pour ne point se piquer d’un peu de scepticisme, cet officier, héritier d’un grand nom, dont la sobre élégance se ploie à nos usages aussi bien qu’à la discipline de ses aïeux, voit monter autour de lui la marée des parvenus et sombrer peu à peu les dernières têtes de l’aristocratie.

Cependant quelques-uns de ses pairs, plus âgés, plus ambitieux ou plus épris des nouveautés, ne balancèrent pas à entrer dans les emplois et à disputer aux hommes récens le gouvernail de la politique. Sans parler des petits daïmios que le coup d’État surprit en pleine jeunesse et que le gouvernement a transformés en préfets, les descendans des cadets impériaux, dont la Restauration s’empressa de faire ses ducs, ses marquis et ses comtes, les Kugé, se sont assis plus d’une fois au Conseil des ministres. Ils occupent alors, dans le centre de Tôkyô, des résidences officielles, des édifices à deux et trois étages entourés de jardins anglais.

Je me rappelle ma première et bizarre impression, lorsque j’y fus convoqué par le marquis Saionji, ce Kugé qui regrette parfois notre Quartier Latin et dont les journaux conservateurs attaquent les tendances cosmopolites. Deux bambins galonnés, qui à eux deux pouvaient bien avoir vingt ans, me reçurent au bas du perron et galopèrent devant moi à travers le vestibule et le long de l’escalier désert. On eût dit qu’ils couraient réveiller un vieux gardien de la maison pour le prévenir qu’un locataire demandait à la visiter. Le marquis m’attendait dans un grand salon, assis près de la cheminée où flambait un feu d’hiver. Derrière lui, sur une console, des arbres nains et centenaires contournaient leurs rameaux minuscules, et, tout en causant, il respirait les fleurs d’une branche de prunier. Ses cheveux grisonnans nuancent de mélancolie la noblesse fatiguée de sa figure malaise. Ses lèvres charnues, qui se ferment à peine, ont un sourire tour à tour enfantin, fier et voluptueux. Dans cette demeure immense, presque abandonnée, où l’on sent que les âmes n’accompagnent point les corps, ce ministre de l’Instruction publique, à qui ses concitoyens reprochent de nous aimer trop, me paraissait au contraire un pur, un délicieux Japonais ; et, tandis qu’au hasard de la conversation, il m’entretenait de ses réformes et de ses voyages, mêlant à ses projets d’enseignement secondaire des souvenirs d’Henri Rochefort ou de Judith Gautier, je me rendais compte que ce gentilhomme impérial, fin buveur de saké et délicat amateur de beaux visages, était revenu du banquet européen un peu grisé peut-être, mais toujours escorté de ses idées japonaises, comme l’Athénien de ses joueuses de flûte. Et, lorsque je l’eus quitté et que ses deux galopins m’eurent reconduit avec des révérences et des plongeons qui leur donnaient l’air, tout en courant, de ramasser des noix, je restituai dans mon souvenir cette image de grand seigneur adolescent et vieilli à son cadre naturel : un vieux palais de Kyôto.

La nouvelle civilisation, son décor et son costume, répand sur le personnage des patriciens japonais je ne sais quelle ombre nostalgique. Alors même que leurs manières n’y trahissent aucune gêne et que tour urbanité s’y meut avec aisance, ils ne laissent point d’y ressembler à des hôtes de passage ou à des exilés. Tout ce luxe européen n’est pour eux que la face somptueuse de leur abdication. Les titres honorifiques dont on les a remeublés ne parviennent pas à leur masquer le vide désespérant de leur avenir. S’ils peuvent encore ambitionner de survivre à leur caste, ils ne sauraient se dissimuler que la tâche leur en devient chaque jour plus ingrate. C’est en vain qu’ils se poussent au premier rang des réformateurs : les réformes qu’ils préconisent, par amour de leur pays ou pour s’insinuer dans la grâce de leurs inférieurs, dégagent contre eux un esprit de défiance et d’hostilité. Nous avons révélé au peuple japonais qu’il était opprimé depuis des siècles, et, au lieu de considérer que cette oppression lui fut en somme douce et tutélaire, il en veut à ses maîtres d’autrefois moins encore de l’avoir tyrannisé que d’avoir été ses maîtres. On les supporte, quand ils s’effacent : dès qu’ils agissent, on les soupçonne. Notez qu’ils n’ont jamais agi que dans un sens révolutionnaire et que, parmi les artisans de sa liberté, le Japon a compté des aristocrates comme Iwakura. N’importe ! leurs distinctions passées les désignent à la malveillance et en font des suspects.

Je serais tenté de croire que les idées démocratiques ne conviennent qu’aux âmes d’élite, tant ces belles idées se dégradent à pénétrer dans la foule et s’y incorporent souvent aux plus bas instincts. Il a suffi que le mot d’égalité fût prononcé au Japon pour que la gouaillerie niveleuse du populaire s’émancipât jusqu’à la grossièreté. Les descendans des familles princières que leur éducation européenne et que l’amour de la gloire entraînait vers le peuple ont dû reculer devant les durs avertissemens dont les apprentis démagogues ont rabattu leur flamme indiscrète.

En voulez-vous un exemple ? Il y a une dizaine d’années, un jeune marquis japonais, après un assez long séjour en Occident, entreprit de fonder, sous le nom de la Liberté Orientale, un journal qui défendrait nos immortels principes. La connaissance de notre histoire lui avait produit le même effet qu’aux gens du XVIe siècle la lecture de Plutarque, et sa jeunesse impatiente jetait de vives étincelles. Il cherchait un rédacteur en chef, quand on lui conseilla de prendre un certain Nakayé, écrivain d’avant-garde, homme de talent, disait-on, réputé pour son audace et son ironie. Ce Nakayé, traducteur de Jean-Jacques, fonctionnaire assez grassement rétribué, contrefaisait le cynique, et, philosophe anonyme et débraillé, fréquentait de préférence les petites tavernes des kurumaya où ses libéralités lui avaient acquis de la considération. Il répondit à l’invitation du marquis par un refus de se déranger et avec cette insolence qu’un digne sans-culotte oppose à la politesse d’un ci-devant. Le marquis, que sa chimère aveuglait, naïf et inexpérimenté comme tous les Japonais de haute naissance, reconnut à ce procédé que son homme avait de l’érudition ; il fit atteler et s’en fut en carrosse à la recherche de Diogène.

Il ne le découvrit pas du premier coup, et la nuit surprit l’équipage embourbé dans le sombre quartier de Shiba. Enfin, sur l’indication d’un sergent de ville, le fondateur de la Liberté Orientale mit pied à terre et se dirigea vers une cabane tapie au recoin le plus obscur d’une espèce de cul-de-sac. On l’y attendait sans doute, car Nakayé le reçut accoudé sur un petit tonneau de saké et flanqué de plusieurs tonneaux vides. Il ne daigna pas même lui rendre son salut, tout à la jouissance d’humilier en son visiteur l’antique noblesse du Yamato. Cependant, lorsque le marquis lui eut exposé ses plans :

— J’accepte, dit-il, mais je suis court d’argent : payez-moi d’abord.

On le paya ; le journal fut lancé et Nakayé n’y parut point. Il avait émigré au Yoshiwara, et c’était là que des courriers hors d’haleine venaient cueillir, à mesure qu’ils tombaient de son pinceau, des commentaires sur les Droits de l’homme.

Un beau jour, il suspendit sa collaboration et déclara qu’il ne la continuerait que si son noble directeur consentait à frayer avec le peuple.

— Jusqu’ici, lui dit-il, vous avez marché sur les nuages et vous ignorez ce qui se passe dessous. Comment ! votre journal demande la liberté pour tous, et je ne vous ai jamais rencontré dans un club démocratique ! Je veux vous y introduire.

On convient d’un soir et Nakayé emmène son marquis à l’autre bout de la ville, dans un izakaya. Ainsi s’appellent les petits bouges, rendez-vous des kurumaya et des hommes de peine. Entre deux courses, le traîneur de cabriolet s’y arrête, pose à terre les brancards de sa voiture, s’enveloppe les épaules de sa couverture rouge et va droit au tonneau lamper une ou deux mesures de saké. Ce spectacle nouveau pour lui, les rires, les rudes brocards, l’âcre odeur de l’alcool, intimidaient l’aventureux et crédule gentilhomme ; mais, sous son masque impassible de citoyen bohème, Nakayé exultait

— Voilà le peuple, disait-il, le peuple que vous aimez ! Ne le régalerez-vous pas ?

Et, pendant que les habitués de la taverne ribotaient aux frais de leurs mystérieux amis, il prétexta une emplette, l’affaire de cinq minutes, et joua des talons. Quand le tonneau de saké fut épuisé, le patron de l’izakaya, n’ayant plus rien à vendre, voulut fermer boutique et pria l’inconnu de régler son compte. Ainsi que la plupart des gens de sa caste qui ne sortaient jamais sans un nombreux domestique, le marquis n’avait pas emporté un sen dans ses manches. Il assure que son compagnon ne peut tarder on attend. La, nuit s’avance, le buvetier s’échauffe, les kurumaya repus, bien certains qu’on ne leur reprendra pas ce qu’ils ont avalé, se tournent contre leur amphitryon et voient leur cercle se grossir de nouveaux arrivans qui demandent à boire et s’estiment volés. Il fallut qu’à l’ébahissement de ces faces menaçantes ou goguenardes, le marquis berné déclinât son nom et confessât ses titres.

Farces pitoyables, mais célèbres ! Leur triste auteur en est devenu populaire. Chaque fois que je les ai entendu conter, je ne me suis point trompé à l’accent du conteur, et la jubilation des affranchis qui éclaboussent leurs maîtres déchus suait par toutes les rides de son visage craquelé. Lorsque les Japonais seront atteints de « statuomanie, » je ne doute point qu’un jour ils ne coulent en bronze leur premier député socialiste Nakayé.

Réduite à quelques individus qui, passementés d’or, fantômes du crépuscule impérial, en brûlant de l’encens aux pieds du souverain, croient encore respirer un petit fumet de gloire, ou qui, silencieusement, comme le duc Konoyé, directeur de l’École des Nobles, s’efforcent de sauvegarder un peu de l’ancien patrimoine, l’aristocratie du Japon n’est plus d’encolure à se mesurer aux destinées du pays. Et, sans même parler des affaires véreuses où déjà quelques grands noms se sont déconsidérés, trente ans d’idées occidentales l’ont décapitée par persuasion.


II

Le singulier milieu que le salon d’un ministère japonais, quand le ministre y convie un soir, avec ses hôtes européens, le ban et l’arrière-ban de l’a société indigène ! Les lendemains de notre Révolution n’offrirent pas aux spectateurs attentifs de plus violens contrastes.

Le marquis Itô, président du Conseil, avait marié son fils à la fille d’un commerçant, et, pour clore la série des fêtes, il donnait un bal dans sa résidence officielle de Nagata-chô. Vestibule tapissé de rameaux verts, orné de sapins et de blanches cigognes ; salles immenses pavoisées des soleils rouges du drapeau japonais ; orchestre invisible sous les fleurs. Nous entrons au moment où le prince et la princesse Arisugawa, héritiers du trône si le Prince impérial venait à disparaître, dansent le quadrille d’honneur et pompeusement inclinent leur demi-divinité devant les descendans de leurs anciens et très humbles serviteurs. La princesse, qui fut jadis renommée pour son éclatante beauté et dont la figure longue et mince et presque sémitique conserve encore sous la griffe de l’âge une impérieuse douceur, se souvient-elle de ses noces, où son père, le daïmiô Maeda, convaincu que l’Empereur n’aurait point d’enfant mâle et que sa fille serait impératrice, engloutit la moitié de sa royale fortune ?

Sauf la princesse, la marquise Itô et quelques femmes de grands dignitaires, les dames japonaises n’ont point quitté leur costume national. Et la jeune épousée, debout, devant la sombre rangée de ses belles-sœurs, les mains nues, les doigts cerclés d’or et de pierres précieuses, mais la taille emprisonnée d’un obi resplendissant, promène autour d’elle ses yeux candides et le point rose de son sourire, comme ces adorables petites fées qui sortent de l’écorce d’un bambou. Le temps n’est plus où les grand’mères japonaises elles-mêmes décolletaient leur chaste maigreur et se meurtrissaient héroïquement les côtes sous les baleines du corset, tandis que les hommes d’État, devenus les matassins de la civilisation, battaient la mesure aux balancés et aux glissés des dames de la cour. Le vent a soufflé sur les girouettes du Nippon. Aujourd’hui, figurines dépareillées et mélancoliques, éblouies par les épaules des Anglaises qui près d’elles semblent des Rubens, les Japonaises aux larges manches se faufilent discrètement derrière les habits noirs et font tapisserie le long des tentures où elles rentreraient volontiers, si le nœud de leur obi ne les y maintenait en relief.

La race blanche est restée maîtresse du parquet ciré, et les deux ou trois Européennes, qui épousèrent des Japonais, en dirigent les évolutions avec une incontestable royauté. L’excellente, opulente et maternelle Mme Sannomiya, femme du grand maître des cérémonies, dont l’expérience et le tact ont rendu tant de services à la Cour et qui fut comme la nourrice des nouvelles élégances, s’avance et passe de groupe en groupe et rassure les timidités avec une courtoisie toute japonaise, mais amplifiée par ses formes puissantes de belle Australienne.

La société indigène n’en demeure pas moins pareille à un public de hasard rassemblé devant des tréteaux. Les femmes en haori, leurs maris en frac sont plus séparés dans ces salons factices que dans la vie réelle. Étrangers d’un sexe à l’autre, ils n’ont pas même l’air de se connaître entre eux. Vous diriez qu’ils sont venus, par politesse ou par vanité, voir danser et souper les Européens ; et ce spectacle vaut apparemment qu’on affronte quelques fâcheux voisinages. Sous la trompeuse égalité que notre présence leur impose, on sent percer encore des mépris et des répugnances de caste ou de clan. Ils ne forment pas un monde ils sont formés d’une débâcle de plusieurs mondes. Le négociant riche y croise un cousin de l’Empereur ; l’ancienne danseuse, aujourd’hui baronne, y coudoie la princesse ; le kugé y cède le pas au petit samuraï qu’un coup de fortune a jeté dans les honneurs.

À l’instant tragique de la Restauration, alors que le gouvernement n’avait guère que vingt-quatre heures pour improviser sa défense, tel samuraï fut nommé officier de marine, parce qu’il savait nager ; tel autre, lieutenant-colonel, parce qu’il montait à cheval. Il y en eut de noyés et de désarçonnés ; mais, dans ce pays où la Révolution a devancé les révolutionnaires, les hommes continuent de se recruter au petit bonheur. Comme un temps de galop fit un général, dix minutes de Bourse font un ministre. Les salons sont pleins de ces générations spontanées et plus éphémères encore. Tous les diplomates qui ont séjourné au Japon sont déconcertés par la soudaine éclipse des gens de conséquence qu’ils avaient accoutumé de fréquenter et qu’un changement de ministère ou qu’un simple caprice de la politique retire brusquement de la circulation. Ils n’avaient de raison d’être que la dignité dont on les affublait et sont si bien identifiés à leur rôle que le même geste qui l’interrompt les escamote. On ignore dans quelle taupinière ils sont allés se terrer et retremper leurs lèvres humides de champagne au cruchon des tièdes eaux-de-vie de riz.

« Si nous buvions une coupe de saké ? » disait le marquis Itô à de vieux compagnons, quand les dernières mesures du cotillon s’éteignirent et qu’Européens et Japonais eurent regagné leurs attelages et leurs kuruma. « Si nous buvions une coupe de saké ? » Et ils achevèrent la nuit, en bons samuraï, agenouillés autour de la liqueur que la déesse maternelle du Soleil fait mûrir dans les rizières.

Le marquis est un de ceux qui, depuis trente ans, tiennent et remplissent la scène. Il adore ces débauches intimes et ses amis ne se lassent point d’écouter les récits odysséens de ce petit homme aux grandes enjambées qui, né dans un rang très obscur, gravit d’une haleine l’escarpement du pouvoir. Tour à tour président du Conseil Privé, président du Sénat, plénipotentiaire, premier ministre, chef de parti, il a sauté de cime en cime, créant partout et le poste et l’exemple. Il a été durant un quart de siècle l’âme même du Japon, enthousiaste et versatile, artificieuse et sincère, hardie et flottante, aussi prompte à s’abattre qu’à se relever. Longue barbiche et moustaches tombantes, l’œil vif sous de lourdes paupières, il traversa l’impopularité avec son fin sourire et ses bottes de sept lieues. Plus habile à se servir des circonstances qu’à les prévoir ou les provoquer, et, quand il a désarmé ses ennemis, plus pressé d’exploiter sa victoire que de satisfaire ses rancunes, généreux jusqu’à la dissipation, menant de la même main souple et rapide ses affaires de cœur et les affaires d’État, sans fortes idées, mais sans préjugés mesquins le hasard avait merveilleusement adapté son intelligence au gouvernement d’un pays dont les traditions mourantes ont besoin qu’on les caresse et dont les nouveaux appétits exigent qu’on les flatté.

Tout autre est le comte Okuma, le leader des Progressistes, un parvenu, lui aussi.

Je n’hésiterais pas à voir dans ce vieux samuraï qui n’a jamais mis le pied hors du Japon, et qui, s’il a su parler en ses jours verdoyans quelques mots hollandais, les a depuis longtemps désappris, le type le plus franchement moderne du politicien japonais. Quel vigoureux exemplaire de sa race ! Il tient encore de près à cette société féodale où, comme un monstre pris en un filet d’acier, les douleurs et les emportemens de la nature n’arrivaient pas à rompre les mailles enveloppantes de la cérémonie. C’est lui qui, dans le vestibule de son ministère, la jambe fracassée par une bombe de dynamite, étendu tout sanglant, répondait sans ombre d’ironie aux condoléances et au salut d’adieu d’un diplomate européen : « Excusez-moi, monsieur, si je commets l’impolitesse de ne pas vous reconduire. » Mais, à côté de ces rudes vertus, quelle intuition des nécessités nouvelles ! Le premier, peut-être, il distingua nettement, sous les eaux troubles du parlementarisme, la reconstitution d’une féodalité au profit des ambitieux. Un des premiers, il comprit que la ruine du Shôgun avait enterré les temps héroïques et que leurs funérailles assuraient désormais la puissance à qui posséderait l’or. Un Japonais me disait : « Vous me, demandez ce que je pense du comte Okuma ? Je pense qu’il est très fort au Rice Exchange, à la Bourse du Riz. » Et, de fait, ce confucéen, sorti d’une classe où l’on ignorait le calcul et la valeur de l’argent, a porté dans la finance l’audace et la maîtrise d’un homme qui se livre à son génie. Seulement, cette fortune qu’il thésaurise n’est pour lui qu’un levier dont il ébranle l’opinion publique. Elle subventionne des journaux et lui permet d’entretenir une des plus grandes institutions libres du Japon.

Tout au bout de la ville, au delà des faubourgs, dans un large horizon que les toits n’obscurcissent plus, presque en rase campagne, à Waseda, il a solidement établi son fief : une maison seigneuriale dont l’aile gauche est japonaise, l’aile droite européenne, des jardins, de vastes serres et son collège où plus de mille vassaux apprennent l’histoire, la littérature, le droit et la politique. Une école littéraire s’y est déjà formée ; le Parlement et la Bourse bruissent du bourdonnement de ses anciens élèves. Et l’allègre vieillard, qu’on appelle le Sage de Waseda, entre deux irruptions au pouvoir, sous couleur d’y cultiver sa terre, continue d’y grossir sa fortune et d’y fortifier son ascendant.

L’antichambre même de sa demeure sent la conquête. Un dieu de bronze, un de ces gardiens grimaçans des porches bouddhiques, y est campé comme la dépouille opime d’un vieux temple. Le salon n’a pas cette belle ordonnance que les princes revenus d’Europe savent donner aux leurs. Les meubles surchargés de bibelots précieux ressemblent à un étalage de collectionneur et d’expert. Le comte s’avance, appuyé sur un jonc à pomme d’argent, d’un pas rapide, malgré sa jambe de bois. Sa tête, comme dilatée par la maigreur de son cou et que ses derniers cheveux plus abondans renflent vers les tempes, se porte en avant avec la vivacité d’un perpétuel affût. Il n’est pas assis que toute sa vie intérieure éclate. Les paroles se précipitent de sa gorge en torrent de voyelles rauques. Une étrange beauté d’animation baigne les durs méplats de son visage aux joues creuses et aux pommettes saillantes. Le vieux Japon comprimé se redresse en sa personne, se détend, s’élargit, se carre, respire fortement des odeurs de liberté. Mais, alors même qu’il paraît céder à l’ivresse des hautes spéculations, le subtil Asiatique se trahit dans la malice de sa bouche rieuse. Toujours avide de s’instruire et de s’accroître, regardez-le quand un Européen lui parle. S’il ne comprend pas la langue étrangère, ses yeux en épient les sons. Et, dès que l’interprète a commencé de les traduire, ce grand oiseau de proie, resserrant ses pupilles, y guette le passage d’une bonne idée neuve pour fondre sur elle, l’emporter dans son aire et la distribuer entre ses nourrissons.

Des parvenus de la première, heure, je n’en vois guère qui ne pâlisse à côté de ces deux personnages. Et cependant que de figures originales, depuis le maréchal Yamagata, long, sec, étriqué dans sa redingote noire, et dont la tête de mort trouée d’éclairs sert de fanal au parti conservateur, jusqu’à cet éloquent bavard d’Itagaki, indécis et violent, enragé de Jean-Jacques, fanatique de Gambetta, comte socialiste, mais pauvre, qui, sous le poignard d’un sôshi, s’écriait : « Itagaki peut mourir, la Liberté est immortelle ! » et qui, nommé ministre, faillit manquer l’audience impériale, faute d’une paire de gants et d’un gibus !

Et, après les marquis et les comtes, les barons. Voici le baron Itô, le petit Itô, ainsi qu’on l’appelle, remuant, intrigant, turbulent, impertinent, toujours fourré parmi des boursiers marrons et, quand il fut ministre, accusé d’introduire le filoutage au ministère, mais d’une intelligence alerte et d’une fécondité merveilleuse en expédiens. Et voici l’honnête et lourd baron Suyematsu, grosse voix, gros rire, ancien étudiant de Cambridge, empli du parlementarisme anglais, ministre des Postes et Télégraphes, orateur, économiste, jurisconsulte, esthéticien, romancier, poète, d’une capacité à tout entreprendre, incomplet en tout. Les Japonais disent de lui : « C’est une statue de Bouddha qui n’a point d’yeux. » J’eus l’honneur de l’entendre nous conter ses impressions de guerre, lorsqu’il assistait dans Kagoshima aux suprêmes convulsions du Japon féodal : il évoqua le souvenir d’une nuit très claire où les musiques des deux armées jouaient au pied des montagnes. « J’en ai fait une poésie, » ajouta-t-il avec autant de satisfaction que de mélancolie. Et mon voisin japonais me murmura confidentiellement : « Le baron Suyematsu aime les héros. »

Il les aime et tous ses collègues les aiment aussi. La plupart d’entre eux ont même débuté par l’héroïsme : seulement ils n’ont pas suivi leur pointe. Un jour que je voyageais au Nord du Japon, je vis entrer dans notre compartiment un petit Japonais, l’œil émerillonné, et dont les favoris grisonnans se confondaient avec la couleur de son veston. À la manière dont il entretenait mes compagnons de ses heureux trafics et dont il prononçait les mots : placemens et bénéfices, j’aurais juré que nous avions en face de nous le courtier d’une maison de banque. C’était l’amiral Enomoto, le fameux Enomoto qui, du temps de la Restauration, commandait la flotte du Shôgun et, quand son maître capitula, eut l’incroyable insolence de se sauver avec tous ses vaisseaux et de s’enfermer au port de Hakodaté, où six mois de combats épiques tinrent en échec les forces de l’Empereur. Aujourd’hui, accompagné d’un ingénieur et d’un journaliste, il parcourt l’ancien théâtre de sa rébellion pour y fonder on ne sait quelle société financière.


Épopée, épopée, oh ! quel dernier chapitre !


Pompée mettant en actions les champs de Pharsale voilà, si je ne m’abuse, qui dénote chez les Japonais un sens pratique des réalités modernes.

Mais sous cette prompte intelligence des maîtres européens, sous ce besoin de jouir qui leur fait embrasser toutes les théories et brasser toutes les sortes d’affaires, leur esprit encore imbu d’une certaine brutalité ne répugne pas toujours aux solutions barbares. Je me suis laissé dire que les policiers japonais, anciens samuraï, n’hésitaient pas, en cas de nécessité, à recourir contre les prévenus aux antiques procédés de la bastonnade et de la pendaison par les pouces. Il en est de même des hommes au pouvoir. Hier, en plein Conseil municipal, à Tôkyô, un conseiller tombait frappé d’un coup de poignard. Naguère, il s’en fallut de l’épaisseur d’un scrupule que le premier ministre ne fût assassiné dans un restaurant par des conjurés dont les principaux étaient deux généraux et le président de la Cour de cassation. On étouffa l’affaire : le président, qui avait hésité, s’ouvrit le ventre, et les généraux reçurent de l’avancement. Ce fut sur l’instigation silencieuse du ministère qu’un officier japonais, Miura, escorté d’une bande de samuraï, traqua de chambre en chambre, à travers son palais en fête, comme une bête fauve, la pauvre et charmante reine de Corée, coupable de ne point aimer la politique japonaise. Ils la massacrèrent et la brûlèrent à l’aube, et, dans tout l’empire du Japon, pas une voix ne s’éleva pour protester contre cet acte de sauvagerie. Mais les juges de Hiroshima, devant qui Miura comparut, l’acquittèrent avec des considérans en vérité plus monstrueux- que son crime. Cependant, on rendra cette justice aux Japonais qu’ils s’attendaient à voir Miura acquitté, mais victime de son devoir, se couper noblement les entrailles, selon l’esprit des ancêtres, et que déçus, choqués même, ils estimèrent que ce triste individu leur avait manqué de politesse.

« Les nations européennes, s’écriait un jour le comte Okuma, n’ont pas les mains assez pures pour prendre ici le droit de s’indigner ! » Soit : étonnons-nous plutôt que ces réveils et ces revanches du sabre soient aussi rares dans une société où trop souvent le meurtre se guindait en héroïsme. Et songeons que, si les parvenus japonais ont hérité de leurs aïeux ces farouches inclinations, ils en gardent encore quelques aimables traits.

Ils sont généreux, -et je n’entends pas seulement qu’ils ont l’art de ces libéralités sourdes dont on a si bien dit que l’écho n’en était que plus résonnant. J’en ai peu connu qui n’eussent assumé d’assez lourdes charges et dont la vie privée ne se compliquât d’obligations volontaires. La bienfaisance des Japonais ne s’étend guère au delà de leur famille et de leurs amis, mais, dans ces cercles restreints, elle opère infatigablement. L’un élève comme les siens les trois ou quatre enfans d’un vieux camarade ; l’autre héberge et soutient les descendans d’une maison dont les chefs furent gracieux à ses pères. Presque tous, les riches comme ceux qui n’ont pour vivre que leurs appointemens, logent chez eux des étudians pauvres, les nourrissent, les habillent, les défraient de leurs écoles, ne leur demandent en retour que de légers services. Ils ne s’en font point de mérite, tant l’opinion considère que les favorisés de ce monde doivent mettre un peu de leur fortune ou de leurs distinctions au service de la jeunesse. À mesure que leur prospérité s’accroît, leur demeure s’emplit. En arrivant au Japon, je rendis visite à un professeur de Faculté qui entretenait alors trois étudians : quelques mois après, le ministre l’attacha à son cabinet et, quand je retournai le voir, il en avait cinq. L’ancien plénipotentiaire japonais aux États-Unis en pensionnait soixante. C’est une manière bien charmante de comprendre l’impôt sur le revenu. Et c’est aussi une tradition féodale : les, écoliers sauvés de la misère forment souvent autour de leur patron une clientèle dévouée. jusqu’à la mort.

Cette générosité ne va pas sans une grande simplicité. Nos institutions démocratiques creuseront entre les Japonais plus de fossés que leurs mœurs aristocratiques n’élevaient de barrières. Voulez-vous que les hommes éprouvent les bénéfices d’une communauté familiale ? Commencez par les pénétrer du sentiment de leur inégalité. Que chacun sache ce qu’il est relativement aux autres, comment les convenances lui ordonnent de s’exprimer et dans quelle mesure. Une fois ces repères marqués, la familiarité peut s’établir : -on n’a pas à craindre que le supérieur s’y discrédite ni qu’elle dégénère chez l’inférieur en privautés malséantes.

Le cérémonial hiérarchique du Japon avait ses détentes ; d’ailleurs, les formules dont il se compose gênaient moins les esprits qu’elles ne leur assuraient l’aisance et la liberté. Sur le terrain nivelé des sociétés modernes, où les hommes n’ont plus pour se protéger que leur chance, leur valeur ; leur audace individuelle, chacun d’eux, toujours tremblant qu’on oublie ses titres ou qu’on s’aperçoive de son néant, s’y retranche, s’y raidit, en défend les abords, est toujours travaillé du cruel souci de se faire respecter. Au Japon, comme sous notre ancien régime, personne n’appréhendait qu’on empiétât sur sa dignité. Les fortifications naturelles de la caste et du rang, que nul ne songeait à renverser, affranchissaient les plus orgueilleux du qui-vive perpétuel où se gourme la vanité bourgeoise. Les Japonais de la Restauration n’ont pas encore perdu cette aménité familière qui autorise le franc parler des serviteurs et permet aux subalternes de se sentir toujours à l’aise en présence de leurs maîtres, Elle rayonne, là même où il semblerait que la discipline, renforçant l’étiquette, dût la contrarier, parmi les officiers de toute arme et de tout grade. Dans leurs réunions et leurs réjouissances, des généraux, des chefs d’état-major, traiteront en camarades de petits sous-lieutenans qui n’y verront certainement ni compromission ni faveur. Ils s’amusent de compagnie, partagent les aubaines de l’amour et du hasard, sûrs qu’au premier signe, chacun reprenant sa place, l’un retrouvera son prestige et l’autre sa réserve. Ajouterai-je que cette cordialité fraternelle des hommes d’hier tend à disparaître chez les hommes de demain ? Les électeurs japonais connaissent déjà les saluts protecteurs qui vous tiennent à distance et ces grossiers hommages du candidat populaire qui flatte les humbles de la même façon dont il leur dirait : « Je ne suis pas fier, moi : je m’encanaille. »

Enfin, à quelque clan qu’ils appartinssent, quel que fût leur programme politique, libéraux ou progressistes, conservateurs ou radicaux, les Okuma, les Itô, les Yamagata, les Itagaki, s’ils n’ont pu commander aux événemens, ont su du moins tirer de l’amour-propre national un admirable effort. Je ne sais rien de plus saisissant et, en somme, de plus beau que la patience avec laquelle, durant vingt ans, les ministères japonais ont négocié la révision des traités et ont arraché à l’Europe le privilège de juger ses résidens. L’insupportable humiliation des justices consulaires les a décidés à des sacrifices que la prudence et les préjugés asiatiques rendent singulièrement méritoires. Ils ont ouvert leur pays, aboli les passeports, reconnu presque aux « gentils » le droit de propriété sur la terre japonaise, promulgué des codes dont certains articles irritaient ou blessaient leur conception de la vie. Tribunaux de canton et de première instance, cours d’appel et de cassation, bâtis à l’européenne, se sont élevés comme ces palais fabuleux qui surgissent dans l’espace d’une nuit. Restait à les pourvoir de magistrats. On dépêcha vers les Universités de France et d’Allemagne des jeunes gens dont l’intelligence et l’activité étonnèrent nos professeurs. Je m’en voudrais de ne point citer M. Umé, dont la Faculté de Lyon a gardé le souvenir, et qui occupa la présidence du Conseil de législation. Chaque fois que je crains de céder à l’agacement que nous donne la maladresse des innovations japonaises, j’évoque la modeste et loyale figure de ce travailleur passionné pour le bien de son pays et dont la petite lampe, le soir, éveille dans les ténèbres de l’Extrême-Orient une clarté nouvelle : l’amour de la vérité. Elle n’est pas la seule, mais ces lumières naissantes et disséminées seraient-elles comme les premiers feux d’une fête qui commence ?

Je suis entré un jour au Palais de Justice ; on y jugeait le journal le Yorozu, qui avait dénoncé les concussions d’un ministre. Je croyais à un procès retentissant : le public peu nombreux suivait d’un œil morne les mornes débats. Les avocats, sous leur petite toque noire qui ressemble à l’ancienne coiffure des seigneurs japonais et dont la forme rappelle notre bonnet phrygien, bâillaient en feuilletant leur dossier et les magistrats considéraient attentivement les moulures du plafond. Mes compagnons, bien qu’engagés dans la lutte des partis, ne témoignaient aucun désir de connaître le verdict. Ils se montraient assez convaincus de la culpabilité du ministre, mais peu leur importait que le tribunal opinât pour ou contre. Leur indifférence venait d’un profond scepticisme à l’égard de leur magistrature. Sans traditions, puisque, née d’hier, mêlée de jeunes théoriciens et de vieux ignorans, dépaysée sur ses sièges européens, elle n’a point acquis d’autorité morale. Et, jusqu’ici, ses arrêts, souvent bizarres, n’émeuvent que les journalistes courts d’entrefilets. Le peuple s’en défie au point de tout endurer plutôt que d’en appeler à son grimoire. Pour moi, si j’étais un jour justiciable de ces magistrats, je ne me fonderais guère sur leur esprit de justice, mais, traduit à leur barre, j’espérerais tout de leur amour-propre, même l’équité.

Le silence apathique où fonctionne le nouvel appareil judiciaire enveloppe l’Université, ses Facultés de Droit, des Sciences, des Lettres, de Médecine et son École d’ingénieurs. La première fois que l’on me conduisit dans ces jardins spacieux, dont les pelouses, les pièces d’eau et les bouquets d’arbres séparent de vastes bâtimens revêtus en briques rouges, j’eus l’impression d’avoir franchi le seuil d’une colonie étrangère. La neige qui les recouvrait sous un pâle soleil ajoutait encore à leur solitude. Je les revis au printemps : même tranquillité, et, dans l’éveil de la nature, même absence de vie. À la porte d’un des chalets occupés par des professeurs européens, une Allemande penche son front sur un métier de brodeuse. Les étudians s’en vont d’un pas pressé, isolément, sans que rien les retienne autour de leurs foyers d’études.

Travaillent-ils ? On met à leur disposition des bibliothèques, des laboratoires, des salles de lecture, des musées, et les médecins, les jurisconsultes, les ingénieurs qui en sortent font à peu près face aux nécessités présentes. Mais les journaux japonais constatent eux-mêmes que toutes les sciences qui ne mènent pas rapidement à des fonctions bien rétribuées, comme la philosophie et la littérature, — les seules jadis où se manifestait le feu sacré du Japonais, — végètent et languissent. Ces jeunes gens ne conçoivent plus ou ne comprennent pas encore la beauté désintéressée du savoir. Ils obtiennent leurs diplômes avec d’autant moins de difficulté que le nombre des places se multiplie ; et, une fois nantis, ils anticipent sur le repos éternel. L’Université prépare des générations de demi-savans dont l’insolence et le pédantisme menacent l’avenir. Et elle lâche aussi à travers le pays une volée de bohèmes et de déclassés.

Au quartier de Hongo, le Quartier Latin du Japon, pour trois ou quatre élèves qui suivent leurs cours avec une tranquille et docile assiduité, vous en trouverez vingt dont le temps se consume en frivolités et en musardise. Ils n’ont point ces fantaisies ni cette fureur de paradoxes d’une jeunesse intelligente qui jette sa gourme. C’est en vain que, dans l’aile gauche de l’École des Beaux-Arts, — gloire et scandale ! — le fougueux Kuroda sonne la charge contre ses collègues de l’aile droite et lance ses rapins à la conquête du Nu : s’ils affectent parfois des allures tapageuses et si d’aucuns même laissent croître leurs cheveux, leur imitation des artistes européens ne dépasse guère ces médiocres singeries. Sauf quelques exercices de sabre, ils ne s’adonnent à aucun sport. Ces fils de paysans ou de petits provinciaux, dont l’entretien, hélas ! représente aux yeux de leur père un placement avantageux, savourent en paix les délices de l’oisiveté.

Ils se lèvent vers neuf heures : de neuf à dix, les balcons intérieurs des hôtels retentissent du lavage de ces messieurs, qui se débarbouillent, se rincent la bouche, se nettoient les dents, se gargarisent, toussent, crachent, reniflent, s’ébrouent, font plus de bruit qu’une bande de phoques au milieu d’un bassin. Puis ils rentrent dans leur chambre, s’étendent sur les tatami, lisent les journaux et, jusqu’au déjeuner, donnent audience à leurs fournisseurs. Tous les matins le loueur de romans se présente et discute avec eux l’emploi de leurs loisirs. Le déjeuner pris, on se rend visite, on joue de la flûte, on se chatouille à la façon des lutteurs ou, comme les Italiens dans leurs parties de morra, on se livre des duels imaginaires au moyen de signes conventionnels. Du haut en bas de l’hôtel, ce ne sont que claquemens de mains et servantes qui montent et descendent chargées de théières et de gâteaux secs. Après le dîner, servi à six heures, nos étudians se promènent et quelquefois leur promenade les conduit jusqu’au lendemain matin. Ceux qui réintègrent leur domicile reprennent leur flûte, s’installent devant des jeux d’échecs, déclament des romans, se poursuivent à travers les chambres ou dissertent sur l’élégance des calembours à la mode. Quand ils ont ainsi passé huit ans de leur vie, également impropres à tous les métiers, dégoûtés de la maison paternelle, ils vont grossir le nombre des cabotins ou celui des sôshi, à moins que leur fortune personnelle ne les range parmi les candidats à la députation.

D’ailleurs, ces jeunes gens, polis envers leurs propriétaires et discrets envers leurs petites bonnes, ne sont point la terreur des bourgeois ni des boutiquiers. Ils ne décrochent pas les enseignes ; ils ne réveillent pas les quartiers paisibles du tumulte de leurs équipées ; ils n’ont rien des clercs de la Basoche ni des héros de Mürger, rien que la fainéantise. Seulement, comme leurs camarades des collèges, s’ils rencontrent dans une rue déserte un Européen, et qu’ils puissent non pas le plaisanter, mais l’insulter et le bafouer, l’Européen demeure surpris que des natures de Japonais révèlent inopinément un tel fond de grossièreté.

On a souvent prétendu que ce déplorable esprit venait des professeurs et que l’enseignement universitaire du Japon, par une singulière ingratitude, excitait à la haine de l’étranger. J’en crois la raison plus profonde et plus grave. J’ai eu l’occasion d’observer des étudians : ils ne nous détestent pas, mais beaucoup ressemblent à ce personnage japonais d’un drame moderne qui s’écriait : « Nous ne sommes plus à l’époque de la barbarie ! » - et de quel accent il le disait ! et de quels applaudissemens le public le saluait ! — et qui, après cette noble déclaration, trépignait d’une colère que l’ancienne étiquette eût réprouvée et crachait à la figure de son interlocuteur. Ces paroles magiques « Nous ne sommes plus des barbares ! » que tant de fois j’ai lues et entendues, si douces à la gorge des Japonais qu’ils s’en engouent, ne sont qu’une façon déguisée, mais victorieuse, de nous affirmer leur éclatante supériorité. Nous avons piétiné, nous, durant des siècles, avant de sortir de la barbarie, tandis qu’eux, une simple pirouette les a mis au centre des lumières. Ils renieraient par orgueil leurs plus beaux titres de fierté et sont en train d’abjurer leur courtoisie par amour de la civilisation. Ne vous imaginez pas que l’étudiant qui prend à votre égard des manières de rustre agressif nourrisse contre vous une haine de Chinois. Il tient seulement à vous faire savoir qu’il n’est plus un barbare. L’idée que vous pourriez le considérer comme votre inférieur, cette idée d’un amour-propre maladif qu’il doit à son éducation mi-européenne, mi-japonaise, lui cause de perpétuels élancemens. D’autre part, le sentiment de son élévation subite l’a délivré des formes respectueuses où l’astreignait la vieille police morale de l’Empire. Un de mes amis, qui parlait à merveille le japonais, impatienté des sales bravades de trois étudians, fit volte-face et, marchant droit au plus âgé : « Monsieur, lui dit-il avec une exquise politesse, vous n’êtes plus un barbare : nous le savons ; mais je vous préviens que vous devenez un goujat. » La leçon fut comprise, et la figure du jeune homme interloqué se couvrit de la même teinte que les érables à l’automne.

Cet oubli ou ce dédain d’un passé dont, si j’étais Japonais, je serais plus fier que de mon chapeau haut de forme nous contriste encore davantage, lorsque des Facultés supérieures nous descendons aux collèges et aux écoles. Il importe peu que les Japonais n’aient pas établi de distinction sérieuse entre ’l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire : ce n’est point sur la technique de la pédagogie, si souvent illusoire, qu’il les faut chicaner. Mais reportez-vous un instant aux innombrables écoles qui fleurissaient dans leurs âges de barbarie : elles étaient admirables. Des bonzes, des prêtres shintoïstes, des samuraï retraités ou sans maître, des dames de la Cour trop vieilles pour se marier, ceux qui le voulaient enfin, ouvraient des terakoya, où les parens envoyaient leurs enfans, filles et garçons, de huit heures du matin à deux heures de l’après-midi. On y enseignait tout ce qu’une honnête personne devait savoir. Les punitions y étaient plus morales que matérielles, encore que ces barbares ne craignissent point de flageller quelquefois l’écolier récalcitrant avec un rouleau de carton qui faisait au bas de son dos un bruit horrifique. Ils poussaient aussi la cruauté jusqu’à le planter immobile sur sa petite table, une tasse remplie d’eau dans une main et, dans l’autre, un bâton d’encens allumé. Ces terribles châtimens suffisaient à maintenir l’ordre et l’obéissance. On eût rougi d’assimiler l’éducation à une marchandise et les parens payaient le maître, selon leur fortune, en argent ou en nature. Ils le payaient surtout en affectueuse considération. Point de fête familiale où la place d’honneur ne. lui fût réservée. Il portait les deux sabres. On tenait moins peut-être à ce qu’il fût un savant qu’un homme de bien. Ces gens arriérés ne connaissaient point de plus pures lumières pour éclairer la route de leurs enfans que la dignité des manières et la vénérable ’pauvreté. Et les enfans vouaient un culte à ces maîtres d’école qui sentaient leur gentilhomme et qui font si grande figure sur les planches héroïques de l’ancien théâtre. Je n’ai jamais rencontré de gratitude d’élève plus pieuse et plus persistante que dans le cœur des vieux Japonais.

Aujourd’hui, les professeurs, fonctionnaires de l’État, brevetés et diplômés, touchent des appointemens dont la cherté croissante de la vie accuse la dérisoire insuffisance. Leur pauvreté n’a plus le cachet du désintéressement ; c’est un déchet de noblesse. La liberté dont ils jouissaient, lorsqu’ils ne dépendaient que des familles de leurs élèves, s’est évanouie du jour où le gouvernement a mesuré leur mérite et contrôlé leurs actes.

Pour peu qu’ils s’écartent des prescriptions officielles, on les casse aux gages avec d’autant moins d’hésitation que ce sont d’humbles salariés. Un professeur de l’Université écrit un article de revue où il discute l’origine céleste des premiers empereurs, on le révoque. Un autre oublie de s’incliner à la lecture de l’Ordonnance Impériale, seuls commandemens de Dieu des écoles japonaises, et qui enjoint aux enfans le travail et la politesse, son directeur le met sur le pavé. « Mais, s’écrient les journaux, quelle sanction réserve-t-on aux étudians et aux élèves qui, tout en saluant les Ordres de Sa Majesté, y désobéissent trois cent soixante-cinq jours par an ? » On se garderait bien d’y toucher. Selon le mot énergique d’un maître japonais, le vrai ministre de l’Instruction publique, c’est l’élève.

Dans mon passage à travers les collèges, rien ne m’a plus frappé que l’air minable des professeurs, plus minable sous la corde râpée de leurs vêtemens européens, qu’ils portent comme un uniforme de gardes-chiourme. Tristes gardes qui ont déjà beaucoup de peine à se garder eux-mêmes ! De 1889 à 1897, en l’espace de huit ans et dans les écoles de quarante préfectures, on a compté environ cent cinquante révoltes d’élèves. Quant aux institutions privées, j’ai eu entre les mains le rapport d’un inspecteur délégué par le ministère il.se plaignait qu’elles devinssent des auberges où tous les moyens semblent bons pour amorcer la clientèle. On y annonce des cours de pédagogues distingués qui, moyennant un petit cadeau, acceptent de prêter leur nom sans jamais y hasarder leur personne. On y entasse jusqu’à cent écoliers sous la férule d’un même régent mal payé et moins préoccupé de les instruire que de résoudre le dur problème de vivre. Les élèves n’y rentrent pas à jour fixe : c’est un va-et-vient de jeunes touristes devant qui le patron s’empresse. Du maître jadis honorable et honoré, le nouveau régime a fait un marchand de soupe et un cuistre.

Le gouvernement a bâti ses collèges sur d’immenses terrains et dans l’odeur de la verdure. Devant la berge ombragée d’un large canal, l’École Normale de Tôkyô s’étend comme une demeure princière entourée de ses nombreuses dépendances. Jamais la lumière ne ; s’est répandue si largement à travers les salles de classe ; mais on en a banni la poésie. Jamais les petits Japonais n’ont disposé d’un matériel si confortable ; mais ils ne se sentent plus en communion avec l’âme de leurs ancêtres. Parmi leurs professeurs, les uns, encore férus de la scolastique chinoise, leur apprennent à penser et à parler comme au temps de l’Empereur Ojin, tandis que les autres, aveuglés par leur demi-science étrangère, croient s’égaler aux Occidentaux en leur débitant des leçons qui ne seraient pas même comprises des étudians de la Faculté. Il y avait cependant une belle œuvre à tenter : les Japonais auraient pu emprunter aux trésors de l’Europe tout ce qui, d’un intérêt général et humain, eût rendu sensible aux yeux par l’image, au cœur par l’émotion, cette vérité que les êtres pétris de chair, quelles que soient leur.couleur et leur race, s’ils se rencontrent, hélas ! dans les ténèbres du crime, se rejoignent aussi dans le sacrifice et les vertus sublimes, ces refuges de lumière. Le seul enseignement des histoires lointaines qui convienne à la- jeunesse doit être un élargissement d’admiration et de sympathie. Mais, sans méthode, sans discernement critique, persuadés que, pour former ’des enfans à l’européenne, il suffisait de transplanter chez eux les programmes européens, toujours plus épris des formules que de la substance des choses, ils s’en tiennent à de longues et sèches nomenclatures et leur instruction n’est qu’un alliage informe de vieux clichés et de théories prématurées, d’exotisme et d’archaïsme, et souvent aussi de questions saugrenues. Par exemple, le professeur interroge

— Qui fut le plus grand de Hideyoshi ou de Napoléon ?

Premier élève. — Napoléon est plus grand que Hideyoshi, parce qu’il a conquis l’Europe.

Second élève. — Il est vrai que Napoléon a conquis l’Europe, et qu’Hideyoshi n’a conquis que le Japon. Mais, comme le Japon est le premier pays du monde, la conquête en est plus glorieuse que celle de l’Europe.

Le professeur, très grave. — Nous ne saurions établir manifestement la supériorité de l’un sur l’autre : il aurait fallu les voir aux prises !

Est-ce à dire que tout l’effort des éducateurs n’ait rien produit ? Non certes. Les élèves n’emportent pas seulement du collège, avec la connaissance d’une foule de noms propres, des notions vagues où se fonde leur suffisance : il leur a permis de se découvrir des aptitudes assez précises pour les mathématiques et les sciences appliquées. Ces manieurs d’abaque se révèlent algébristes. Mais ils ne voient guère dans l’esprit de géométrie qu’un petit dieu subtil, moderne et pratique, qui ouvre les portes des maisons de banque.

Pourtant, ce n’était point par ces qualités que l’enfant japonais semblait jadis annoncer une civilisation plus belle que la nôtre. Je sais que l’intelligence asiatique, si précoce, noue souvent des fruits dont le germe ne se développe pas. Mais l’ancien Japon, pareil à ces artistes qui donnent toute leur mesure dans leur premier jet, avait mis le meilleur de son âme en ces jeunes êtres où les idées d’honneur et de désintéressement, vierges des souillures de la vie, étincelaient comme une épée charmante sur des fleurs de prunier. Si j’avais à peindre l’héroïsme japonais, je représenterais un adolescent d’une beauté presque féminine, immobile, les yeux baissés et qui sourit. Vous pouvez encore le croiser au coin d’une rue, dans une boutique de marchand, peut-être même à la sortie d’une classe : seulement on ne vous dira son nom que bien longtemps après qu’il aura passé.


Du temps que j’étais à Tôkyô, un ancien samuraï très pauvre trouva pour son fils, âgé de treize ou quatorze ans, une place d’apprenti chez un marchand du boulevard Ginza :

— Va, lui dit-il, mais souviens-toi que, si tu faisais jamais quelque chose contre l’honneur, je te fermerais mon cœur et ma maison pendant sept existences.

L’enfant le remercia, le salua jusqu’à terre, et, traversant une dernière fois le petit jardin paternel où la mousse jaunissait sur la lanterne de pierre, il s’en alla chez son nouveau maître.

Un mois s’écoula ; on était content de lui, quand, un jour, le pâtissier voisin se présenta chez le marchand :

— Vous m’avez envoyé hier, dit-il, un employé qui n’est pas honnête : pendant que j’enveloppais les gâteaux qu’il venait acheter de votre part, il m’en a volé un.

Aussitôt le maître appelle son employé. L’enfant nie ; le pâtissier insiste ; l’enfant continue de nier

— Avoue donc, interrompt le maître, et je te pardonne. Si tu persistes à mentir, je le chasse.

On le chasse et le voilà dans les rues avec les trente sous qu’il avait gagnés. Il regarde ses trente sous, songe aux paroles de son père, et, comme c’était l’heure matinale où la foule japonaise se porte au théâtre ; il entra dans une salle de spectacle, et, pour la moitié de sa fortune, grimpa dans les hautes galeries, parmi les spectateurs qui se tiennent debout. Jusqu’à six heures du soir, il vit défiler sous ses yeux les tragiques enchantemens de la légende et de l’histoire. Il poussa des Hya ! Hya ! et battit des mains au courage de Chôbei, patron des marchands, qui, sachant l’embuscade et les poignards aiguisés, va donner à la mort une si fière accolade. Mais, quand ce héros répond à sa femme éplorée : « Taisez-vous : il arrive un moment où les fleurs de cerisier tombent et où les hommes doivent mourir, » le petit voleur du boulevard Ginza garda un religieux silence. Pendant les entr’actes, il achetait et grignotait des gâteaux.

Lorsque l’enfant sortit du théâtre, un des derniers, il tira de sa ceinture une feuille de papier, y écrivit quelques mots à la clarté d’une lanterne et s’achemina vers la gare de Shimbashi. Il ne s’y arrêta point et continua sa marche le long du faubourg de Shinagawa, très loin, jusqu’aux misérables huttes qui bordent la voie ferrée. De l’autre côté, il aperçut dans l’ombre la mer et les grèves où jadis ses petites sœurs venaient au mois d’avril ramasser des coquillages. Il poursuivit encore, longea une jonchaie de lotus et sauta sur la voie. Le train de Yokohama déchira la nuit d’un sifflement cruel, et l’enfant n’eut que le temps d’ôter son haori, de le plier et de s’étendre au travers des rails.

Le lendemain, le pâtissier accourait chez le marchand

— Je m’excuse, lui dit-il, d’avoir hier accusé votre employé j’ai découvert le vrai coupable.

— J’en suis bien aise, répondit le marchand.

Mais ni l’un ni l’autre ne savait encore qu’on avait trouvé, à dix minutes de la gare, près d’un pauvre petit cadavre informe et sanglant, dans la manche d’un haori soigneusement plié, cette simple ligne : Honoré père, votre fils n’a pas fait ce que l’on dit.

La grande machine impériale, toute luisante de ses rouages européens, ne peut ni suspendre ni ralentir son orgueilleux vacarme pour donner au dernier soupir d’un enfant héroïque le loisir d’être entendu. Mais ils sont encore nombreux, ceux qui recueillent et conservent précieusement au fond de leur mémoire ces échos du passé, ces voix d’outre-tombe. Ce ne sont ni les moins intelligens ni les moins instruits des Japonais : ils nous lisent et nous connaissent. Seulement ils vivent retirés, ne se commettent point avec les hommes du jour, que leur honnêteté rigide soupçonne ou méprise. On ne les coudoie jamais dans une antichambre de ministre ni dans un bureau de journal, et leur intimité nous reste aussi impénétrable que le sanctuaire des temples shintoïstes. L’homme qui me raconta cette histoire appartenait à cette réserve ombrageuse de Japonais plus consciens de leur valeur depuis qu’ils ont jugé nos défaillances ; J’ignorai toujours son adresse. Sur la prière d’un ami commun, il consentit à venir me voir et se prêta de la meilleure grâce du monde à satisfaire ma curiosité. Dans ses vêtemens de soie noire, ses gestes bruissaient comme une traîne de femme. J’admirais son élégance et sa haute courtoisie, cet ancien vernis sous lequel les âmes japonaises rendirent des sons si graves et si purs. Il avait une ironie tout à fait supérieure ; mais, quand, il me parla du suicide de cet enfant, sa voix trembla légèrement, pendant que ses yeux et son sourire s’attachaient à ma figure. Et je ne saurais exprimer l’accent de fierté simple et mélancolique dont il ajouta :

— Ce petit, monsieur, était bien des nôtres


III

Je mets au premier rang des bonnes fortunes que m’a ménagées le hasard des voyages mes entretiens avec les conservateurs japonais qui ne simulaient pas, pour se grandir ou pour me plaire, un assez plat respect des nouveautés européennes et qui daignaient parfois, d’une main discrète et d’un sourire inconsolable, remuer sous mes yeux les souvenirs de leur grandeur. Mais, dès que je m’égarais dans la foule, j’avais le spectacle tour à tour attristant et comique d’un peuple qui, jeté hors de sa route naturelle, se dissémine à travers la plaine et les coteaux, court, revient sur ses pas, se groupe, se débande ou enfile solennellement des chemins sans issue. Bourgeois, marchands, artisans, ouvriers, même les paysans, ils mériteraient que l’on créât pour eux le mot de néomanes, tant ils semblent possédés d’une fringale de réformes.

Entrons dans les officines où ils achètent quotidiennement un si bel appétit. Les bureaux d’un journal japonais ne seraient pas plus délabrés, quand des siècles de travail y auraient accumulé leur poussière. Les reporters écrivent sur des espèces d’établis crasseux, pendant que les typographes déguenillés chantent en composant leurs innombrables caractères. Seul le cabinet du directeur est quelquefois balayé, comme en témoignent les balayures entassées à sa porte. Le personnel des journalistes, sans cesse renouvelé, élabore chaque nuit le même oracle qui, chaque matin, corne aux oreilles japonaises : Réformons-nous ! Ils veulent tout réformer, ce qui n’est plus, ce qui demeure, ce qui vient de naître, ce qui n’est pas encore. « Nos députés sont déjà corrompus et nos prêtres le sont toujours. Il faut épurer la magistrature, abolir les nouveaux titres de noblesse, refondre l’Université, amender nos éducateurs, moraliser nos marchands, corriger nos mœurs, régénérer le Japon ! » Il faudrait aussi l’enrichir, car, si les professeurs vivotent, les officiers s’endettent, les députés besoigneux sont tombés en un tel décri que les propriétaires refusent de louer leur maison à ces écornifleurs nationaux, et les écrivains vendent leur prose au rabais. Leur talent de satire et de caricature, confiné jusqu’ici dans les arts du dessin, s’épanche librement sur la presse des éditeurs. Avec une imprudence où les encourage la lecture des journaux européens, ils n’attendent pas les résultats d’une expérience pour la remettre en question. Ce sont gens qui détellent au milieu du gué.

Le pédantisme glace souvent leur verve naturelle. Fanfarons de science, ils mêlent à leurs rodomontades d’inconcevables naïvetés. Vous lirez dans une revue philosophique des phrases comme celle-ci : « Nous finissons l’Occident et commençons l’Orient : il convient que le Japon donne au monde un grand génie synthétique. » Un des journaux les plus sérieux demande qu’on réédifie l’Université sur un plan nouveau. Et d’abord il propose de fonder une Faculté supérieure aux Facultés supérieures, puis il somme le gouvernement de la placer sous la direction d’un homme de génie. « Quel esprit nous avons ! s’écrie une gazette. Nous sommes vraiment les Français de l’Extrême-Orient. » « Nous en sommes les Allemands, réplique une autre considérez plutôt nos canons et nos mitrailleuses. » - « En vérité, répond une troisième, il saute aux yeux que nous en sommes les Anglais. »

La scène moderne dramatise leurs étonnantes conceptions. J’allai voir, dans les combles de son théâtre, où il se grimait en Européen, Kawakami, ce diable de Kawakami qui, depuis, a conquis l’Europe et l’Amérique. Après les salamalecs qu’il me fit agenouillé au milieu de ses fioles, ses premières paroles furent

— Vous avez à vos pieds, monsieur, un humble comédien qui tient à honneur de réformer le théâtre japonais. Sa troupe d’étudians jouait alors cinq actes intitulés Une merveilleuse entreprise. Merveilleuse en effet, car elle ne tendait à rien moins qu’à installer au sommet du mont Fuji un bec électrique si puissant que la nuit n’existerait plus dans tout l’empire du Nippon. Cette idée, dont le public ne sentait peut-être pas toute la valeur symbolique, éclairait d’une impayable drôlerie le plus obscur des mélodrames. Les acteurs avaient répudié la mélopée traditionnelle et cette voix de tête que les conventions leur imposent et que parfois les Japonais en goguette imitent si plaisamment le long des rues. Ils ne dansaient plus leurs pugilats, mais ils déclamaient des articles de journaux et s’assassinaient de vertueuses tirades. Le bouddhisme y était houspillé en la personne d’un moinillon qui avait tant bu de saké que, suivant l’expression japonaise, le saké l’avait bu. « Ivrogne et paillard comme tous tes pareils, s’écriait un des électriciens de la pièce, rebut d’un siècle de lumière, ne te reste-t-il aucune vergogne que tu te vautres dans ton ordure, quand les sauvages de Formose ignorent jusqu’au nom de Bouddha ? » Et le moinillon, comme traversé d’un courant électrique, sursautait et gémissait : « 0 mon bienfaiteur, vous m’ouvrez les yeux : je serai le lotus de la boue, et je cours évangéliser nos frères de Formose !

Un soir, je fus reçu dans un des plus grands séminaires bouddhiques de Tôkyô. Il me paraissait bien que toutes les rumeurs de la vie dussent expirer autour de ce vaste enclos enseveli de ténèbres et de silence. Çà et là, d’un petit corps de logis d’où filtrait une lueur, la voix cassée d’un bénédictin du nirvâna chevrotait des litanies hindoues. Des mains, d’une cire transparente sous le falot que soutenaient leurs doigts émaciés, me guidèrent par des ponts et des corridors jusqu’à une pièce centrale dont la lumière parfumée s’épanouissait au cœur de la nuit. Il s’élevait des braseros une senteur de cassolette. Dans le doux éclat des bougies et des lampes, les tatami baignés d’or et semés de coussins écarlates nous donnaient l’illusion de fouler, entre des îlots de fleurs, une moisson d’épis mûrs. Les supérieurs arrivèrent dans un froufrou de soie gris perle et les prêtres portaient des étoles plus éblouissantes et plus variées que les obi des danseuses. Alors les cloisons s’ouvrirent, et, de cette salle illuminée, nos regards plongèrent sur des profondeurs de crépuscule où les séminaristes immobiles, à genoux dans leur robe évasée, faisaient autant de stèles triangulaires et sombres. Quelle entente du décor ! Et comme avec peu de chose les Japonais jettent l’âme en de grandes rêveries ! J’entends encore un de ces bonzes, tête blanche aux yeux lointains sous leur cavité pâle, me dire : « Le bouddhisme est éternel et Rome n’est qu’un jour. » Et ces odeurs de sanctuaire, ces admirables jeux de splendeur et d’ombre, cette petite chambre que sa lumière exhaussait dans la nuit, la foule pétrifiée, tout prêtait à ces mots une mystérieuse grandeur. Et je pensais : « Voilà donc, au milieu de ’l’agitation japonaise, des hommes qui, retirés des vains phénomènes, méditent sur l’éternel ! »

Ils me détrompèrent. Leurs quarante-deux journaux, dont dix-sept pour la capitale, ne sont pas les moins ardens à prêcher et à prophétiser la palingénésie. Les bonzes militans se réforment à la fois dans tous les sens. Ils se dénoncent, se frappent d’indignité : telle association, fondée afin de purifier le sacerdoce, réclamait, en une seule province, la dégradation de deux cent vingt prêtres, l’un pour immoralité, l’autre pour condamnations judiciaires, celui-ci pour vendre de la soie, celui-là pour croire aux dieux étrangers. En même temps que le gouvernement exige d’eux un certificat d’études, il leur accorde le droit de se marier, et, sous l’ingénieux prétexte que le Bouddha ne défendait le mariage qu’à ceux dont la femme pouvait troubler la raison, comme il n’interdisait les vins trop forts qu’aux estomacs trop faibles, le grand prêtre de la secte, Hongwanji, un des pontifes de Kyôto et un des plus beaux estomacs du Japon, entretient quinze concubines et vient d’épouser la fille d’un ancien seigneur. Dans un petit théâtre de danseuses, où une débutante faisait son entrée, les gens de Kyôtô furent si enthousiasmés de sa grâce et de son joli visage qu’en bonnes ouailles, ils s’écrièrent tous : « A Hongwanji ! à Hongwanji ! » « Le spectacle que nous offrons au monde, soupirait un organe bouddhique, désole nos réformateurs et l’on dit même que les meilleurs d’entre eux se disposent à changer de sphère.

Où iront-ils ? C’est leur secret. D’ailleurs, les trois quarts des Japonais aspirent à changer de sphère. La démangeaison d’innover leur communique une inquiétude aussi contagieuse et une aussi merveilleuse envie de se trémousser que jadis la morsure de la tarentule aux habitans de la Pouille. Imaginez des.captifs qui ont subi durant des siècles le régime cellulaire et dont les portes intérieures tombent, ils se répandent à travers leur prison, explorent, furettent, s’arrêtent, repartent, se couchent, se relèvent, voudraient vivre et dormir dans toutes les cellules à la fois. Les étudians ne demeurent pas quinze jours à la même pension ; les parens promènent leurs enfans de collège en collège ; les petits bourgeois déménagent. J’en ai connu qui, en moins d’une année, délogèrent plus de six fois. Comme de domicile, on change de profession. L’ouvrier n’a pas encore appris son métier qu’il s’en dégoûte et en cherche un autre. Maigres comme des chiens fous, le kimono relevé sur leurs tibias, la tête ceinte d’un mouchoir rouge, et toute leur terre au fond des manches, les paysans commencent d’émigrer dans les villes. Vous allez chez votre médecin, et l’on vous informe qu’il est devenu banquier. Vous entrez chez un marchand, et c’est un avocat qui vous sert. On vous présente un industriel, qui, la veille, venait vous interviewer en qualité de reporter. Personne n’a plus l’amour de son métier ni ne comprend la dignité professionnelle. Les Japonais ont rompu leurs gourmettes et leurs âmes désheurées courent la prétentaine.

Mais cette inquiétude où le regret de l’idéal perdu s’allie au besoin d’un nouvel idéal qui leur échappe encore, cette fièvre de réformes dont se félicite et s’enfle leur ostentation, bouillonnent sur un lit de paresse creusé par vingt siècles d’insouciance. Tous les réformateurs du Japon voudraient résoudre un beau problème qui ne fût pas difficile. Si l’ouvrier japonais est payé trois fois moins que le nôtre, le nôtre produit trois fois plus Les marchands, tranquillement agenouillés devant leur brasero, regardent leurs cliens du même œil indifférent que des tireurs d’horoscopes. Ont-ils une commande à livrer ? Ils trouvent des remises de jour en jour et poussent l’inexactitude jusqu’au mépris enfantin de leurs intérêts. Jadis on chômait les dieux, qui sont innombrables ; on chômait l’éclosion des fleurs ; on chômait son bon plaisir. Un artiste mettait dix ans à parachever un coffret de laque. Le Japon qui reposait au sein de l’éternité bouddhique savait bien que le temps n’existait pas. Les théâtres toujours pleins ferment à l’heure où les yosé s’allument. Pénétrez un matin sur le quai de la gare : il est encombré de gens qui se font de grandes révérences et regardent l’un des leurs monter en wagon. Un ministre, peut-être un ambassadeur ? Vous êtes loin de compte : ce voyageur, suivi d’un si nombreux cortège, est nommé employé des postes à Kyôto, ou ses affaires l’appellent à Osaka. Depuis deux semaines que son voyage est annoncé, ses amis, réunis tous les soirs dans les divers restaurans de la ville, boivent le même saké et en content aux mêmes geisha. C’est ce que nous appelons vider le vin de l’étrier : les Japonais le tirent et le dégustent pendant quinze jours. Encore si leur humeur casanière répugnait aux déplacemens et si douze heures en chemin de fer les effarouchaient ; mais, du Nord au Sud, je n’ai vu que trains bondés. Leurs banquets de partance, d’où on les ramène parfois deux par deux liés comme des saucisses dans un large kuruma, servent de prétexte et d’aiguillon à leur incomparable fainéantise. Il leur faut, pour ces bombances, les lumières du restaurant, sa discrète solitude, son bruit de shamisen, ses jolies danseuses. On ne se reçoit guère au Japon dans l’intimité de la famille, et cependant on se visite du matin au soir entre hommes et l’on organise des sôdan.

Le sôdan, syllabes magiques, régal des esprits, enchantement des heures, clef de voûte de la vie japonaise ! Vous vous rappelez les jeunes Grecs qui se levaient avant l’aube pour aller entendre les sophistes : les Japonais les devanceraient encore sur la route du sôdan. Ils ont des journées quasi divines, des journées pleines de sôdan. Ils s’empressent, trottent de l’un à l’autre, comme les bonzes qui ont plusieurs enterremens à faire. Un Japonais veut-il bâtir une maison, élever une haie, marier sa fille, choisir un médecin, acheter un objet d’art, changer ses tatami, monter un commerce, planter un arbre, entreprendre un voyage, vendre son champ ou réformer son pays : il convie ses amis à venir en délibérer autour d’une théière et d’un brasero. Les invités arrivent, s’agenouillent en rond, bourrent leur pipe, s’humectent les lèvres d’un peu de thé chaud et feignent de prêter une oreille attentive à leur hôte, qui leur propose, expose et décompose son litige intérieur et ses feintes perplexités. Puis chacun d’eux à son tour prend la parole. Et c’est ici que le génie du farniente japonais paraît dans tout son beau. Quand on sollicite votre opinion, entendez qu’on a soif d’éloquence. Parlez ! A qui verbalisera le plus longtemps ! Ne vous croyez pas tenu d’être logique ni même sensé. Soyez disert : amusez, surprenez votre auditoire. 0 douce langue japonaise, mère des longs discours ! Les fantaisies que ces petits hommes se boutent dans la tête finiraient par leur échauffer la cervelle, si elles n’avaient pour s’évaporer les heures calmes du sôdan. Ils écoutent sans impatience, toujours assurés de l’heure, et qu’ils pourront « laisser courir leur bouche » aussi longtemps que le plus loquace d’entre eux. D’ailleurs, ils ne jouissent pas moins de la faconde des autres qu’ils ne se grisent de la leur. Ils causent, ils pérorent, ils argumentent, ils pointillent, ils enfilent avec lenteur des propos extravagans, ils déraisonnent avec gravité.

Et ce sont des imaginaires. Vous n’avez pas décidé quels arbres vous planteriez dans votre jardin, qu’ils en ont déjà cueilli les fruits ou respiré les fleurs. Vous hésitez entre deux partis qui se présentent pour votre fille ; mais, au deuxième orateur, elle est mariée depuis six mois, mère au troisième, et le quatrième essaie de découvrir la vocation de vos petits-enfans. On a sôdané tout le jour que les dieux donnent, et, quand le petit bourgeois a regagné son logis, quand sa femme, après lui avoir servi son dîner, s’est retirée pour manger loin des yeux du maître et qu’il reste seul au bord de sa véranda, devant la lanterne de pierre et les ombres difformes de son jardinet, — à cette heure où des millions d’âmes japonaises épient et savourent le grand silence qui suit le plongeon d’une grenouille dans une flaque dormante, — regardez-le, agenouillé, le corps renversé en arrière, la tête penchée et sur ses genoux tenant ses yeux abaissés : il rêve, il cajole sa rêverie, il divague, il se compose à lui-même un sôdan solitaire, car, le proverbe l’a dit, « ne fût-ce qu’avec son genou, il faudrait encore faire le sôdan. »

Sous la lumière crue de la réalité, cet homme ne s’étonnera de rien. Les esprits très profonds ou très superficiels sont les seuls que rien, n’étonne. Il n’a que des semblans de profondeur et une curiosité à fleur d’âme. Son goût immodéré des palabres, l’appareil de solennité dont il rehausse les entretiens les plus oiseux, le rendent accessible à toutes les ombres d’idées. Dangereuses ou frivoles, il ne distingue pas. Elles sont les bienvenues puisqu’elles lui apportent une occasion de lâcher la bride à ses verbeuses fantaisies. Il les réfléchit complaisamment et n’y réfléchit pas. Point de paradoxe ni d’opinion fantasque que le peuple japonais ne puisse accepter et débattre. Ses réformateurs ne parlèrent-ils pas un moment d’adopter l’anglais comme langue nationale ? La belle matière à sôdan ! Le spectacle des prodiges industriels, la vapeur et l’électricité, ne l’a pas plus déconcerté que les utopies occidentales dont les journaux commencent à lui chatouiller l’âme. Le Japon est peut-être le seul pays du monde où les locomotives n’aient jamais eu à redouter l’achoppement des superstitions campagnardes. La foule envahit le premier train qui passait, comme si ses Empereurs, depuis Jimmu Tennô, n’eussent fait toute leur vie que lancer des trains.

Je ne connais point de séjour qui assure à l’excentrique une plus grande liberté que Tôkyô. Trois jeunes Européens sortent vers six heures du matin d’un bal travesti qui se donnait à une légation, l’un déguisé en marié de village, l’autre en marquis, le troisième en grenadier. L’air était pur, la matinée printanière ils enfourchent leur bicyclette et traversent la ville, déjà grouillante, pour gagner la campagne. Les Japonais qui s’écartèrent devant eux ne témoignèrent aucune surprise d’un si baroque accoutrement.

D’ailleurs, leurs propres bizarreries ne sauraient les émouvoir. Le patron d’une maison de débauche, revenu d’un pèlerinage au dieu du lac d’On Také, des chapelets autour du cou et le cachet du temple imprimé sur tous ses habits, est pris, d’une telle fureur dévotieuse qu’elle atteint ses pensionnaires et se communique à ses geisha. Les unes n’allument plus que des bâtons d’encens en l’honneur de ce bon petit dieu ; les autres ne chantent plus que des cantiques. Du matin au soir, ce ne sont que visages prosternés et rouleaux de prières qu’on déroule aux sons d’une musique pieuse devant les quatre points cardinaux. Les cliens qui s’aventurent sous ce toit sanctifié s’en retournent en hochant la tête, plus estomaqués dans leurs habitudes que dans leur entendement.

Un fils d’Anglais, né au Japon, et si Japonais qu’il y était devenu un fameux diseur de yosé, songeait que la nécessité du passeport l’entravait sans cesse et gênait ses tournées en province. Comment y échapper ? Il ne voit d’autre moyen que de se faire naturaliser, c’est-à-dire adopter par un Japonais ; et ses yeux tombent sur le kurumaya qui, à ce moment même, le voiturait, lui et ses pensées. C’était un vieux kurumaya hors d’âge, flageolant, poussif et morfondu. « Stop ! » cria l’Anglais. Il s’arrêta sans déposer ses brancards et tourna vers le bourgeois sa face ridée : « Veux-tu être mon père ? — Hé ! votre père ? — Oui, mon père adoptif : je te paierai dix yen par mois. — Hé ! dix yen ? — Oui, dix yen, si tu m’adoptes. — Hé ! yô gozaimazu (oui, ça me va). » Le kurumaya n’en demanda pas plus long, et, partis pour la gare, ils firent un crochet et allèrent rédiger cette extraordinaire déclaration de paternité.

Mais ces gens, qui ne sourcillent pas aux propositions et aux spectacles les plus imprévus, et à qui renchérissement subit et fantastique de leurs denrées journalières n’a pas encore arraché un cri de révolte, lorsqu’ils se rassemblent, ont parfois des soulèvemens aveugles et silencieux, d’une violence inouïe, comme des lames sourdes. Les prêtres du temple de Sui Tengu vendent, certains jours, des amulettes qu’on vient acheter de toutes les provinces. La distribution commence d’ordinaire à trois heures du matin ; l’année que je me trouvais à Tôkyô, elle fut reculée jusque vers quatre heures. Il pleuvait à torrens. On n’eût marché que sur des parapluies d’un bout à l’autre de la rue et des rues avoisinantes. La foule s’impatientait et se gonflait en silence : une marée montante sous un déluge. À peine l’écluse ouverte, elle s’y engouffra avec tant d’impétuosité que non seulement les arbres, mais le logis des gardiens, le théâtre des danses sacrées, les maisons des prêtres et deux lanternes de pierre furent saccagés, renversés, emportés, anéantis. Et tout le quartier crut à un tremblement de terre. Les gendarmes accourent ; les prêtres terrorisés se barricadent dans le sanctuaire ; la foule les assiège, imperturbable au milieu de ses ravages. À six heures et demie, toujours sous la pluie battante, on la juge calmée et les portes du temple s’entre-bâillent. Mais l’assaut reprit si furieux, et cette fois accompagné de si épouvantables vociférations, que la gendarmerie dut charger ces frénétiques qui, d’impuissance et de rage, jetaient sur le toit du dieu leurs parapluies, leurs chapeaux, leurs chaussures, leurs sacs de voyage, leurs besaces et même leurs habits.

Rien de plus comique assurément : il ne s’agit que d’amulettes. Ce sont là pourtant des signes manifestes de la force d’émeute qui s’accumule dans les profondeurs populaires et ne s’en échappe encore que sous la pression accidentelle d’un accès de fanatisme. Inquiet et mené par des esprits d’autant plus entichés des nouveautés qu’ils n’en saisissent point les conséquences, paresseux et obsédé de bavards qui perdent leurs journées en contentions futiles ou impertinentes,.inconsciemment préparé à toutes les audaces, puisque rien ne l’étonne et qu’ainsi rien ne le retiendra, le peuple japonais m’apparaît comme une proie séduisante pour les futurs entrepreneurs en révolutions.

Ils trouveront d’ailleurs un auxiliaire puissant dans la misère, l’atroce misère que traîne derrière soi notre civilisation industrielle. La science, que les Japonais se flattent d’avoir conquise, a installé chez eux ses instrumens de torture. Du temps où l’on ne sacrifiait point à cette nouvelle idole, l’artisan, toujours assuré de vivre, sentait éclore en lui un humble et doux artiste. L’industrie moderne en fait, sous peine de mort, une machine sans initiative et sans idéal rivée à une autre machine sans intelligence et sans pitié. Dès 1892, un jurisconsulte français, professeur de droit au Japon, M. Boissonade, affirmait que la question sociale était née. Elle a grandi depuis. Les patrons japonais et leurs intermédiaires se sont montrés plus durs à l’égard des ouvriers que jamais les seigneurs féodaux et les samuraï envers le pauvre monde. L’homme peut encore regimber quand on lui impose des journées de douze, quinze et dix-sept heures ; mais la femme que nul ne protège, mais la jeune fille que la police ramène à l’usine, mais l’enfant ? Si le peuple japonais aime les enfans, il n’a pas le respect de l’enfance. La vieille société en ornait impudemment ses nuits de plaisir ; la nouvelle en peuple criminellement les nuits blêmes de ses manufactures. « Que faire ? vous disent les patrons. Nos ouvriers, irréguliers et fainéans, ne nous témoignent plus aucune déférence. Ils voudraient être nos égaux, entendez : nos maîtres. Nous serons forcés, pour sauver nos capitaux, d’embaucher des mercenaires chinois. » Les ouvriers se mettent en grève. Ils ont de bonnes raisons, mais n’en eussent-ils point qu’ils s’y mettraient encore, afin de rivaliser avec les Européens. Ils manquent encore de chefs, et, dans les petits corps de métier, terrassiers et menuisiers, l’ouvrier-maître, qui commande pour son propre compte vingt ou trente manœuvres, qui leur fournit les instrumens et les blouses, l’emporte en cruauté sur l’industriel et le riche patron. On n’attend plus que le politicien. Il viendra, exaspérera leur détresse et même s’en fera des rentes.

Comme l’étudiant qui n’étudie point s’embrigade parmi les sôshi, le travailleur qui ne travaille pas s’enrôle parmi les kurumaya. La seule ville de Tôkyô compte plus de quarante mille traîneurs de cabriolets. Les plus fortunés se groupent aux alentours des belles résidences et des restaurans, dans des entrepôts où ils chantent, boivent, ripaillent et battent les cartes, dès que la police a le dos tourné. Les autres circulent à toute heure en quête de la « bonne semence » ou « de la pierre précieuse. » C’est le client qu’ils appellent ainsi. On les voit rôder dans l’ombre comme des échassiers mélancoliques qui traîneraient leurs ailes cassées. Pendant les nuits d’hiver, ils bivouaquent, relèvent la capote de leur kuruma, et, pour ne point geler, s’endorment la lanterne entre les cuisses. Quand ils sont vieux et qu’à chaque tour de roue, ils redressent désespérément leur échine, ils vont s’abattre au milieu des chiffonniers et des raccommodeurs de gela. Mais, à la vue des tramways, leurs yeux se chargent de haine, et les bataillons épars de ces meurt-de-faim besogneront gaillardement, si jamais le soir vient des sanglans grabuges.


On ne soupçonne guère, sous les dehors insoucians de la vie japonaise, la sombre crue de misère qui monte silencieusement à mesure que les idées européennes d’égalité et de lutte pour la vie percent les nuages bouddhiques de l’ancien firmament. Cette misère n’a pas la face hideuse et purulente de la nôtre. Je me suis souvent attardé dans les plus misérables quartiers de Tôkyô. Le dénuement des maisons y choque d’autant moins que les demeures des riches nous ont habitués à la nudité de leurs chambres. Tant il y a que les toits crevés et les murailles aux planches disjointes laissent suinter l’eau du ciel sur des loques de tatami dont le chaume commence à pourrir. Là, devant un petit autel des ancêtres fait d’une vieille boîte de mandarines et attaché au mur par deux cordes de paille, couchent pêle-mêle, enveloppés dans des torchons et des couvertures de parapluie, hommes et femmes, vieillards et enfans. Heureux encore ceux qui logent leurs promiscuités sur six pieds de nattes bien à eux ! Les autres vont pour un ou deux sous dans des bouges disputer leur sommeil à des puces plus grosses que des grains de riz. Le couloir de ces hôtels borgnes est comme le vestiaire de la pouillerie japonaise. Besace du colporteur, tabernacle en forme de temple que les mendians promènent sur leur dos, ombrelles à long manche des équilibristes, masques de lions sous lesquels les petits acrobates quêtent de porte en porte, sac du prêteur à la journée où s’engouffrent les derniers haillons des misérables, et le shamisen de la chanteuse des rues, la pioche du terrassier, la lanterne du kurumaya, tous ces outils qui crient la faim s’appuient l’un à l’autre et s’amoncellent au milieu des sandales usées, toutes marquées d’un chiffon de papier, afin que leurs possesseurs puissent les reconnaître. La salle commune, éclairée par un lumignon qui vacille le long d’une colonne noircie, est aussi bossuée de corps étendus qu’un cimetière de tombes. Mais ils envieraient encore son atmosphère de sueurs et de fumée, les claquedens enguenillés, portefaix et débardeurs, qui battent jour et nuit la boue des marchés et la berge des canaux.

Les compartimens rigoureux où l’ancienne société avait rangé, hiérarchisé tous les genres d’individus ont éclaté dans le cataclysme de la Restauration. La ruine de la bourgeoisie d’épée, l’émigration des campagnards, l’appât du gain, l’inexpérience du métier qu’on adopte, les faillites plus nombreuses et les perpétuels incendies multiplienrt et confondent les épaves. La pauvreté d’autrefois est devenue du paupérisme. Les gueux, absorbés tandis dans les catégories sociales, forment aujourd’hui une classe indépendante et bientôt redoutable. On ne dit plus d’un samuraï ruiné : « Poisson pourri, mais tout de même un poisson de qualité ! » Quand les usuriers, dont les maisons florissantes arrondissent leur ventre de briques et de torchis au milieu des huttes bancales, quand « ces bêtes à face humaine, vampires des pauvres, » dans les griffes de qui des processions matinales d’êtres faméliques viennent déposer leurs hardes, leurs ustensiles, leurs petits arbres et même leurs chiens et même leurs chats, l’ont dépouillé de son modeste héritage et qu’il leur a cédé, ressource suprême, la pierre tombale de ses ancêtres, le samuraï n’est plus qu’un poisson comme les autres, encaqué dans une bourbe anonyme.

Mais cette misère japonaise garde encore un sens artistique qui en atténue l’horreur. Parcourez les marchés nocturnes de Tôkyô, longs tapis de lumière que la ville déroule chaque soir au pied de ses énormes massifs d’ombre. Le pauvre fonctionnaire qui doit rendre visite à son chef y découvre, pour une vingtaine de sous, des chaussures européennes dont les semelles de carton resteront bien collées le temps de présenter ses hommages. La ménagère y déniche un vieux récipient de riz ; le va-nu-pieds y achète, moyennant quelques centimes, un tentacule de pieuvre dont la chair rissolée craque sous sa dent. Et toutes ces choses qui ne se vendent qu’avec la complicité des lanternes et de l’ombre, comme elles sont élégamment disposées ! Quels jolis étalages de bric-à-brac et de denrées douteuses ! Les queues des maquereaux famés ont l’air d’objets d’art et l’on y trouve aussi de vrais bronzes, d’exquis bibelots cassés ou dépareillés, mais que les mains des misérables caressent délicatement.

Et ces déshérités n’ont pas perdu les manières douces et polies. Quand elle pénètre dans la sombre couchée où s’entassent les loqueteux, la mendiante, son enfant à la main, ne manquera pas de lui dire : « Il y a bien des oncles ici, mon mignon. » Et les vieilles têtes grises se soulèveront pour lui marmotter les paroles de bienvenue. Eux aussi, ils aiment les beaux discours et les contes : les quartiers les plus abjects possèdent leurs diseurs de yosé ; les ventres affamés y ont encore des oreilles et se régalent des histoires fantastiques et grivoises qu’un pitre bavard leur débite en plein vent.

Malheureusement, l’ivrognerie s’aggrave ; au pillage des anciens vagabonds a succédé le vol organisé, et la passion du jeu fait des ravages. En vain la loi l’interdit et la police le pourchasse : le jeu triomphe. Et, comme, de tous les édifices privés ou publics, le Parlement est le seul inviolable, c’est au Parlement que les filous et les brelandiers se donnent rendez-vous. En effet les trois cents députés et les trois cents sénateurs entrent à la Diète traînés par un millier de kurumaya qui les attendent dans les jardins et dans les salles basses. Les joueurs guettent leur passage et se précipitent derrière leur kuruma, qu’ils poussent avec une farouche énergie. Le député, toujours gobeur, se croit emporté vers le temple de gloire sur les ailes de la popularité. Pendant qu’il légifère, l’équipage piaffant d’aise joue à pile ou face ses harnais, son fourrage, sa litière, voire son écurie.

Les seuls malheureux qui travaillent constamment et qui, en travaillant, restent fidèles à leur tradition sont les anciens parias que les Japonais nomment encore Éta, c’est-à-dire Impurs. Si vous traversez le quartier d’Asakusa, dirigez-vous du côté où vous sentirez des odeurs de tannerie. Vous y contemplerez dans de petites échoppes le plus bel étalage de tambours que le Japon puisse vous offrir. Au milieu de la rue, des enfans s’amusent qui ressemblent à tous les enfans japonais ; sur le seuil des maisons, paraissent des femmes qui ressemblent à toutes les femmes japonaises, sauf qu’elles ont encore les dents laquées. Et les hommes, qui font sécher devant leurs boutiques des milliers de sandales, ne se distinguent point du reste des Japonais. Ce sont pourtant des parias. Anciens captifs coréens, descendans de naufragés, ou de lépreux ? On ne connaît point leur origine. Mais le bouddhisme réprouvait ces mangeurs de viande, et le peuple exécrait ces équarrisseurs de bêtes.

Ils corroyaient, fabriquaient les brides et les tambours, les pinceaux et les brosses et les mèches de lampe. Ils ne se mariaient qu’entre eux, vivaient au ban de la société, et l’on eût dit que la nature s’unissait aux hommes pour les frapper d’anathème, car on ne voyait jamais d’arbre ni de verdure autour de leur maison. Quand l’un d’eux entrait dans un restaurant de joie, le patron faisait, après son départ, remplacer les tatami souillés. En 185t, un ta fut tué dans une rixe : le tribunal décida que, l’Éta ne valant que le septième d’un homme, le meurtrier, avant d’être puni, pouvait encore se faire la main sur six autres Éta[2] (1). Mais ils amassaient de l’argent ; ils obéissaient à un chef, sorte de daïmio inférieur, qui traitait avec le gouvernement et près duquel ils étaient représentés par des intendans élus au suffrage universel. Les scrutins étaient souvent falsifiés et les intendans se laissaient parfois corrompre, ce qui nous permet de dire que notre régime représentatif était connu et pratiqué au Japon depuis des siècles, chez les parias.

La Restauration leur a octroyé l’égalité civile et politique. Mais ils restent indifférens à ce don de joyeux avènement qui les a dépouillés de leurs anciennes prérogatives et n’a pas lavé leur obscure infamie. Le préjugé persisté et à telles enseignes que, tout récemment, un prêtre shintoïste, averti que son gendre était un ancien Éta, requit le tribunal de casser le mariage de sa fille, si abominablement profanée. Le tribunal décida cette fois qu’un Éta valait un homme et le débouta de sa plainte. Et alors on entendit, au sortir de l’audience, le bonnet sur l’oreille, effaré, confondu, ce prêtre, ce fonctionnaire du culte officiel, cet adorateur de la divinité impériale, la face tournée vers le ciel et les bras tendus, s’écrier : « Il n’y a plus de Dieu ! »


Peut-être beaucoup de Japonais pensent-ils tout bas ce que ce kannushi criait à tue-tête. Mais ils se rassurent, quand ils voient glisser sur les eaux les flancs de leurs cuirassés et quand ils entendent monter dans le soleil couchant les sonneries de leurs cuivres militaires. Car ce sont bien les anciens dieux du Japon qui équipèrent leur flotte de cinquante vaisseaux et leur armée de trois cent mille hommes. Que vaut cette flotte ? Que valent ces soldats ? Et surtout que valent leurs chefs ? Seraient-ils en état de lutter contre des forces européennes ? Les mieux informés et les plus compétens n’en savent absolument rien. J’en connais qui pensent que ces régimens jaunes ne pourraient encore soutenir le vieux prestige des barbares à peau blanche, Il n’en reste pas moins vrai qu’à cette heure, de toutes les institutions que le Japon nous a empruntées, la marine et l’armée nationales sont les seules qui aient vraiment leur raison d’être, les seules où les vertus de la race ne s’altèrent ni ne se fourvoient. Et, de toutes les écoles, l’École militaire est la seule aussi où les élèves, même ceux que j’ai entendus expliquer le Charles XII de Voltaire, semblent continuer une tradition et préparer sérieusement l’avenir. Non seulement les officiers que j’ai fréquentés m’ont paru constituer dans cette société fiévreuse le corps le plus sain, mais ils sont les plus ouverts, les plus instruits, les plus aimables des jeunes hommes et l’on rencontre chez eux une générosité d’âme que l’on ne trouve guère chez les nouveaux politiciens. J’entrai un jour au mess de la Garde impériale : le premier objet qui frappa mes yeux fut, suspendue à la muraille, la lithographie de nos Dernières Cartouches, seule gravure étrangère parmi des tableaux de victoires japonaises.

La caserne était à deux pas. Au moment où j’y pénétrais en compagnie du major Taguchi, le général passait la revue des chambrées. Il allait d’un soldat à l’autre, inspectait son fourniment et parfois s’arrêtait pour l’interroger. Et un dialogue serré, rapide, s’établissait entre ces deux hommes, demandes et réponses d’un catéchisme cornélien.

— Quel est ton chef ?

— L’Empereur.

— Qu’est-ce que l’esprit militaire ?

— L’obéissance et le sacrifice.

— Qu’entends-tu par « grande vaillance ? »

— Ne jamais regarder le nombre et marcher.

— Et par « petite vaillance ? »

— S’emporter pour un rien et s’abaisser à des brutalités viles.

— D’où vient la tache de sang qui rougit ton drapeau ?

— De celui qui le portait dans la mêlée.

— A quoi te fait-elle songer ?

— A son bonheur.

— L’homme mort, que reste-t-il ?

— La gloire.

En sortant, mon compagnon me dit :

— Nous n’avons pas voulu que notre pays fût simplement pour l’Europe un musée de curiosités.

Et je pensais : « Petit soldat, on t’habille à l’européenne, et même les peintres japonais de la nouvelle école, qui représentent tes exploits en Chine ou à Formose, ne te trouvent pas encore assez beau, puisqu’ils plantent sur les épaules une tête de troupier occidental. Mais, sous ton nouvel uniforme, tu parles comme tes ancêtres qui tombèrent à Sekigahara. Tant que tu penseras ces choses, le Japon sentira tressaillir en lui la divinité de ses morts. Et tu me donnes, — ce que j’ai vainement cherché à travers ta politique, ton bouddhisme, ta vie familiale, ta richesse ou ton dénuement, — un point fixe d’où je puis contempler sans trop d’appréhension ni de mélancolie un peuple qui n’a pas voulu être un musée de curiosités, mais qui devient, hélas ! un laboratoire d’inoculations.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1901.
  2. J’emprunte ces détails à une remarquable étude sur les Éta, de M. l’abbé Évrard, missionnaire apostolique à Tokyô.